Une pièce blanche, trop chauffée, avec de nombreux radiateurs (un peu: salle de cours dans un lycée technique).
La baie vitrée donne sur les banlieues modernes, préfabriquées, d'une zone semi-résidentielle.
Elles ne donnent pas envie de sortir, mais rester dans la pièce est un tel désastre d'ennui.
(Tout est déjà joué depuis longtemps, on ne continue la partie que par habitude.)
La société est cela qui établit des différences
Et des procédures de contrôle
Dans le supermarché je fais acte de présence,
Je joue très bien mon rôle.
J'accuse mes différences,
Je délimite mes exigences
Et j'ouvre la mâchoire,
Mes dents sont un peu noires.
Le prix des choses et des êtres se définit par consensus transparent
Où interviennent les dents,
La peau et les organes,
La beauté qui se fane.
Certains produits glycérinés
Peuvent constituer un facteur de surestimation partielle;
On dit: "Vous êtes belle";
Le terrain est miné.
La valeur des êtres et des choses est usuellement d'une précision extrême
Et quand on dit: "Je t'aime"
On établit une critique,
Une approximation quantique,
On écrit un poème.
Usuellement, en arrivant en gare de Dijon, j'atteignais un état de parfait désespoir. Rien, cependant, ne s'était encore produit; il semblait encore flotter dans l'atmosphère, dans les bâtiments, comme une espèce d'hésitation ontologique. Les mouvements encore mal assurés du monde pouvaient s'arrêter d'un seul coup. Je pouvais, moi aussi, m'arrêter; je pouvais rebrousser chemin, je pouvais repartir. Ou bien je pouvais tomber malade; d'ailleurs, je me sentais malade. Le lundi matin, en traversant les rues en général brumeuses de cette ville à d'autres égards agréable, je pouvais encore croire que la semaine n'aurait pas lieu.
C'est vers huit heures moins dix que je passais devant l'église Saint-Michel. Il me restait quelques rues a parcourir, quelques centaines de mètres pendant lesquelles j'étais à peu près sûr de ne rencontrer personne. J'en profitais, sans cependant flâner. Je marchais lentement, mais sans détours, vers un espace de plus en plus restreint, vers un lieu de mieux en mieux délimité où allait se jouer pour moi, comme chaque semaine, l'enfer répétitif de la survie matérielle.
La machine à écrire pesait plus de vingt kilos,
Avec une grosse touche en forme d'éclair pour indiquer le retour chariot.
C'est je crois Jean-Luc Faure qui m'avait aidé à la transporter;
"Pour écrire tes mémoires", se moquait-il sans méchanceté.
À Dourdan, les gens crèvent comme des rats. C'est du moins ce que prétend Didier, un secrétaire de mon service. Pour rêver un peu, je m'étais acheté les horaires du RER – ligne C. J'imaginais une maison, un bull-terrier et des pétunias. Mais le tableau qu'il me traça de la vie à Dourdan était nettement moins idyllique: on rentre le soir à huit heures, il n'y a pas un magasin ouvert; personne ne vient vous rendre visite, jamais; le week-end, on traîne bêtement entre son congélateur et son garage. C'est donc un véritable réquisitoire anti-Dourdan qu'il conclut par cette formule sans nuance: "À Dourdan, tu crèveras comme un rat."
Pourtant j'ai parlé de Dourdan à Sylvie, quoique à mots couverts et sur un ton ironique. Cette fille, me disais-je dans l'après-midi en faisant les cent pas, une cigarette à la main, entre le distributeur de café et le distributeur de boissons gaseuses, est tout à fait le genre à désirer habiter Dourdan; s'il y a une fille que je connaisse qui puisse avoir envie d'habiter Dourdan, c'est bien elle; elle a tout à fait la tête d'une pro-dourdannaise.
Naturellement ce n'est là que l'esquisse d'un premier mouvement, d'un tropisme lent qui me porte vers Dourdan et qui mettra peut-être des années à aboutir, probablement même qui n'aboutira pas, qui sera contrecarré et anéanti par le flux des choses, par l'écrasement permanent des circonstances. On peut supposer sans grand risque d'erreur que je n'atteindrai jamais Dourdan; sans doute même serais-je brisé avant d'avoir dépassé Brétigny. Il n'empêche, chaque homme a besoin d'un projet, d'un horizon et d'un ancrage. Simplement, simplement pour survivre.
Je suis difficile à situer
Dans ce café (certains soirs, bal);
Ils discutent d'affaires locales,
D'argent à perdre, de gens à tuer.
Je vais prendre un café et la note;
On n'est pas vraiment à Woodstock.
Les clients du bar sont partis,
Ils ont fini leurs Martinis,
Hi hi!
La promenade des Anglais est envahie de Noirs américains
Qui n'ont même pas la carrure des basketteurs;
Ils croisent des Japonais partisans de la "voie du sabre"
Et des joggers semi-californiens;
Tout cela vers quatre heures de l'après-midi,
Dans la lumière qui décline.
Impression de paix dans la cour,
Vidéos trafiquées de la guerre du Liban
Et cinq mâles occidentaux
Discutaient de sciences humaines.
Recréer des cérémonies…
Psychologies effilochées.
Un jour nos visages vont lâcher,
Nous aurons des mornes agonies.
Les traits construits par l'existence
Éloignent du visage de Dieu.
Moments ratés, faussement intenses…
Nous ironisons, devenons vieux.
Rediffusés par satellite,
Les marathons caritatifs
Maintiennent un niveau émotif
Pas trop intense, mais un peu vif;
Plus tard, il y a des films de bite.
Des touristes danoises glissaient leurs yeux de biche
Le long de la rue des Martyrs;
Une concierge promenait ses caniches;
La nuit avait de l'avenir.
Captés par le pinceau des phares,
Quelques pigeons paralysés
Achevaient leur vie, épuisés;
La ville vomissait ses barbares.
On se décide à se distraire,
La nuit est bien chaude et bien moite
Tout à coup l'envie de se taire
Vous casse en deux. La vie étroite
Reprend ses droits. On ne peut plus.
Comment font ces gens pour bouger?
Comment font tous ces inconnus?
Je me sens seul, découragé.
Quatre fillettes montraient leurs seins
Sur la pelouse des Invalides
Et j'avais beaucoup trop de bide
Pour leur tenir un discours sain.
C'étaient sans doute des Norvégiennes,
Elles venaient sauter des Latins
Elles avaient de très jolis seins
Plus loin, il y avait trois chiennes
Au comportement placide
(En déhors des périodes de rut,
Les chiennes n'ont pas vraiment de but;
Mais elles existent, douces et limpides.)
Retrournerai-je en discothèque?
Cela me paraît peu probable;
À quoi bon de nouveaux échecs?
Je préfère pisser sur le sable
Et tendre ma petite quéquette
Dans le vent frais de Tunisie,
Il y a des Hongroises à lunettes
Et je me branle par courtoisie.
Je plaisante au bord du suicide
Comme un fil près d'un trou d'aiguille
Et si j'étais un peu lucide
Je sauterais sur toutes les filles
Et je ferais n'importe quoi
Pour passer au moins une nuit,
Pour arracher un peu de joie
Auprès de ces corps qui s'enfuient.
Mon sexe est toujours là, il gonfle
Je le retrouve entre les draps
Comme un vieil animal, il ronfle
Quand je réutilise mon bras.
Que ma main connaît bien mon sexe!
Ce sont de très anciens rapports
Rien ne la fâche, rien ne la vexe,
Ma main me conduit à la mort.
Je me masturbe au Martini
En attendant demain matin
Je sais très bien que c'est fini,
Mais je ne comprends pas la fin
Et tout seul, dans la nuit, je bande
Autour d'un halo de douceur
J'ai envie de poser ma viande;
Je me réveille, je suis en pleurs.
Créature aux lèvres accueillantes
Assise en face, dans le métro,
Ne sois pas si indifférente:
L'amour, on n'en a jamais trop.
Dans les murs de la ville où le malheur dessine
Ses variations fragiles
Je suis seul à jamais, la ville est une mine
Où je creuse, docile.
Il y a les dimanches,
J'essaie de te baiser
Tu es là, froide et blanche,
Sur le lit défroissé
Et tu prends ta revanche.
Une odeur de salpêtre
Remonte à mes narines
Et nos deux corps s'empêtrent,
Un peu plus tard j'urine
Et je vomis mon être.
Le samedi c'est bien,
On va au Monoprix
Et on compare les prix
Des enfants et des chiens,
Le samedi c'est bien.
Mais il y a les dimanches,
La durée qui se traîne
La peur qui se déclenche,
Un mouvement de haine,
Il a les dimanches;
Lentement, je débranche.
La liberté me semble un mythe,
Ou bien c'est un surnom du vide;
La liberté, franchement, m'irrite,
On atteint vite à l'insipide.
J'ai eu diverses choses à dire
Ce matin, très tôt, vers six heures
J'ai basculé dans le délire,
Puis j'ai passé l'aspirateur.
Le non-être flotte alentour
Et se colle à nos peaux humides;
De temps en temps on fait l'amour,
Nos corps sont las. Le ciel est vide.
Après avoir connu la nature de la vie
L'avoir examinée, soupesée en détail,
On aimerait détruire ce qui peut être détruit
Mais tout semble solide, et l'informe bétail
Des êtres humains poursuit
Son réengendrement, tant pis, vaille que vaille.
Le matin de mes jours m'apparaît vaguement
Lorsque je suis assis, tordu devant ma table,
Tout semble s'effacer et se couvrir de sable,
Le matin de mes jours disparaît lentement.
La vérité s'étend par flaques
Autour d'un étal de boucher
L'amour de Dieu est une arnaque,
Je regarde les chiens couchés
Qui happent des boyaux verdâtres
D'une gueule presque joyeuse,
Nous sommes des chiens idolâtres
Et je te sens très amoureuse.
Corps de femelles, sperme des mâles
Mélangés pour une oraison
Qu'on rend aux puissances infernales,
Je suis las de mes trahisons.
La vérité est dans le sang
Comme le sang est dans nos veines;
Je m'approche, je te rentre dedans,
Tu n'as presque plus la forme humaine.
Avec un bruit un peu moqueur,
La mer s'écrasait sur la plage;
Dans l'attente du deuxième sauveur,
Nous ramassions des coquillages.
L'homme mort, il reste un squelette
Qui évolue vers la blancheur
Sous le poisson, il y a l'arête
Le poisson attend le pêcheur.
Sous l'être humain, il y a la brute
Configurée en profondeur
Mais au fond de sa vie sans but,
L'homme attend le deuxième sauveur.
L'indifférence des falaises
À notre destin de fourmis
Grandit dans la soirée mauvaise;
Nous sommes petits, petits, petits.
Devant ces concrétions solides
Pourtant érodées par la mer
Montre en nous un désir de vide,
L'envie d'un éternel hiver.
Reconstruire une société
Qui mérite le nom d'humaine,
Qui conduise à l'éternité
Comme l'anneau va vers la chaîne.
Nous sommes là, la lune tombe
Sur un désespoir animal
Et tu cries, ma soeur, tu succombes
Sous la sagesse du minéral.
La permanence de la lumière
Me rend soudain mélancolique
Les serpents rampent dans la poussière,
Les chimpanzés sont hystériques.
Les êtres humains se font des signes,
Les ancolies fanent très vite
Je me sens soudain très indigne,
Je ne dispose d'aucun rite
Pour protéger mon existence
De la lutte et de la fournaise,
Cet univers où l'on se baise
N'est pas mon lieu de renaissance.
Pour perdre le sens du charnel
Il suffit de plisser les yeux
Je suis au centre du réel,
Je suis étranger à ces lieux.
Puisqu'il faut que les libellules
Sectionnent sans fin l'atmosphère
Que sur l'étang crèvent les bulles,
Puisque tout finit en matière.
Puisque la peau du végétal,
Comme une moisissure obscène
Doit gangrener le minéral,
Puisqu'il nous faut sortir de scène
Et nous étendre dans la terre
Comme on rejoint un mauvais rêve
Puisque la vieillesse est amère,
Puisque toute journée s'achève
Dans le dégoût, la lassitude,
Dans l'indifférente nature
Nous mettrons nos peaux à l'étude,
Nous chercherons le plaisir pur
Nos nuits seront des interludes
Dans le calme affreux de l'azur.
Playa Blanca. Les hirondelles
Glissent dans l'air. Température.
Fin de soirée, villégiature.
Séjour en couple, individuel
Playa Blanca. Les girandolles
Enroulées sur le palmier mort
S'allument et la soirée décolle,
Les Allemandes traversent le décor.
Playa Blanca comme une enclave
Au milieu du monde qui souffre,
Comme une enclave au bord du gouffre,
Comme un lieu d'amour sans entrave.
Fin de soirée. Les estivantes
Prennent un deuxième apéritif,
Elles échangent des regards pensifs
Remplis de douceur et d'attente.
Playa Blanca, le lendemain,
Quand les estivantes se dévoilent.
Seul au milieu des êtres humains,
Je marche vers le club de voile.
Playa Blanca. Les hirondelles
Glissent au milieu de la nature.
Dernier jour de villégiature,
Transfert à partir de l'hôtel
Lufthansa. Retour au réel.
Nous roulons protégés dans l'égale lumière
Au milieu de collines remodélées par l'homme
Et le train vient d'atteindre sa vitesse de croisière
Nous roulons dans le calme, dans un wagon Alsthom,
Dans la géométrie des parcelles de la Terre,
Nous roulons protégés par les cristaux liquides
Par les cloisons parfaites, par le métal, le verre,
Nous roulons lentement et nous rêvons du vide.
À chacun ses ennuis, à chacun ses affaires;
Une respiration dense et demi-sociale
Traverse le wagon; certains voisins se flairent,
Ils semblent écartelés par leur part animale.
Nous roulons protégés au milieu de la Terre
Et nos corps se resserrent dans les coquilles du vide
Au milieu du voyage nos corps sont solidaires,
Je veux me rapprocher de ta partie humide.
Des immeubles et des gens, un camion solitaire:
Nous entrons dans la ville et l'air devient plus vif;
Nous rejoignons enfin le mystère productif
Dans le calme apaisant d'usines célibataires.