II

Tout ce que leurs voix, leurs corps et sans doute leurs pensées exprimaient, ce soir-là, me semblait marqué d'une exagération théâtrale. Les jugements trop admiratifs devant telle statue, face à tel tableau. Les sourires grimaçant de trop de bonheur. Et derrière ces mines enthousiasmées, l'inattention trop évidente pour celui qu'on leur présentait. Et l'hypocrisie trop mondaine et presque joyeuse avec laquelle ils se promettaient de déjeuner ensemble, un jour. Et les regards des hommes qui découpaient trop âpre-ment les silhouettes des femmes pour feindre tout de suite l'indifférence et la dignité glacées.

Je me disais d'abord que dans cette galerie d'art une telle exagération des sentiments éprouvés ou simulés tenait à la chaleur plastique, donc sensuelle, des œuvres exposées. Supposition erronée car les tableaux étaient tous d'une géométrie désincarnée et froide, les sculptures, cubes superposés et cylindres tronqués, paraissaient creuses malgré le poids de leur bronze.

J'attribuai alors ces réactions excessives à la schizophrénie de la ville coupée en deux parts, comme deux hémisphères d'un cerveau, chacune avec sa vision du monde très personnelle, ses habitudes, ses manies. Ce Berlin dont les rues s'écrasaient contre le Mur, puis réapparaissaient de l'autre côté, pareilles et méconnaissables. Dans l'hémisphère occidental de ce cerveau dérangé par la guerre, les gens se sentaient investis d'une mission particulière, surtout les invités de la toute première exposition de ce nouveau centre d'art, pensais-je en traversant lentement leur foule. Ces grandes salles illuminées devenaient, à leurs yeux, l'avant-poste de l'Occident face à l'angoissant infini des terres barbares qui commençaient derrière le Mur. Chacun de leurs gestes se projetait sur l'écran des ténèbres qui s'étendaient à l'est. Chaque mot, chaque sourire éveillait un écho dans ce noir imprévisible. Chaque cylindre tronqué défiait, de son piédestal, les tableaux réalistes et les sculptures aux formes humaines qu'on exposait dans l'hémisphère oriental. Les invités se sentaient observés par des yeux attentifs – jaloux, haineux ou émerveillés. C'est pour ces regards de l'autre côté du Mur qu'ils jouaient à exagérer leurs émotions en s'extasiant devant une toile, en saluant une nouvelle connaissance, en affrontant, d'un coup d'œil, un corps ou un visage…

Un serveur vint me proposer du Champagne. Je pris le verre, en pensant avec un sourire que cet Occident presque caricatural était tel car je le voyais pour la première fois. Je le voyais encore par-delà le Mur. Il ne pouvait être que théâtral.

À l'autre bout de la salle, à travers le va-et-vient de la foule, j'apercevais Chakh, costume sombre, nœud papillon, sa tête grise inclinée vers son interlocuteur. Je savais que nous ferions semblant de ne pas nous connaître et que juste avant son départ quelqu'un nous présenterait. Ce quelqu'un serait une femme que je n'avais jamais rencontrée et que pourtant je devrais avoir l'air de connaître de longue date. Au moment de cette présentation factice, Chakh serait à côté du propriétaire d'un magasin de philatélie. Tout naturellement je ferais sa connaissance pour pouvoir rencontrer quelques jours plus tard, dans sa boutique, un de ses fidèles clients, spécialiste en vente d'armes et collectionneur passionné de timbres consacrés au monde floral… C'est peut-être finalement notre jeu tissé dans la comédie mondaine de cette soirée qui me faisait penser au théâtre. Il était amusant de voir le vendeur de timbres qui passait à quelques centimètres de moi sans se douter de mon existence. Je me sentais non pas caché dans les coulisses, mais tout simplement invisible sur scène, au milieu des comédiens qui récitaient, en gesticulant, leurs rôles.

Mon émotion était une sorte d'ivresse très lucide. Je croyais entendre la pulsation intime de la vie occidentale dans laquelle il fallait me fondre. Une telle fusion avait la discrète violence d'une possession physique. Je devais lutter intérieurement pour ne pas me reconnaître heureux. Cette quintessence berlinoise de l'Occident me rendait l'agressive volupté de vivre que j'avais crue en hibernation définitive en moi.


J'avais perçu ce réveil encore à Moscou, durant les mois d'études et d'entraînement qui me préparaient à ce nouveau travail à l'étranger. Cette préparation m'éloignait de plus en plus de celui que j'avais été avant. Et ce n'était pas le fait d'apprendre les techniques du renseignement ou de sauter en parachute la nuit qui avait confirmé cette rupture. Mais le plaisir de devenir un homme sans passé, de me réduire à ce corps entraîné pour l'action future. N'être que ce futur et n'avoir en guise de passé qu'une légende bien rodée et apprise par cœur…


Un couple s'arrêta devant un tableau et je pus entendre les paroles de la femme dont l'épaule frôlait presque la mienne. L'étalement pâle des couleurs sur la toile avait, pour elle, «non, mais cette force, tu vois, chez lui, cette crudité, et puis ce rouge qui transcende complètement le fond…». Je tournai légèrement la tête. Jeune, brune, d'une grande élégance, un visage véritablement transporté par la contemplation. Je l'admirais. Tout l'Occident était là, dans cette hypocrisie extatique devant un veule barbouillage où il fallait voir du génie. Ce mensonge partagé était leur contrat social, leur mot de passe mondain, leur non-conformisme bien-pensant. C'est cet accord tacite qui leur assurait et leur prospérité, et l'éclat de ce palais des arts, et ce corps féminin presque arrogant de sa beauté soigneusement entretenue… Je regardai la femme, puis le tableau, en éprouvant ce mélange de fascination et de dégoût que l'Ouest de tout temps avait inspiré à l'Est. Une envie soudaine me saisit de serrer de plus en plus le verre dans ma main, de l'écraser, de voir le couple se retourner, de voir le reflet du sang dans leurs yeux, d'attendre avec un sourire leur réaction…

C'est à ce moment que je t'aperçus.

Je vis une femme dont le visage m'était connu grâce aux photos qu'on m'avait montrées pendant la mise au point de ma mission. Je connaissais sa vie: cette vie d'emprunt aussi fictive que ma légende qu'elle connaissait à son tour… Elle entra non pas du côté de la rue, mais par la vaste baie qui donnait sur un grandjardin. J'avais sans doute manqué sa première apparition dans la salle. Et maintenant elle revenait après avoir vu les sculptures les plus volumineuses exposées à ciel ouvert…

Ma première impression me laissa perplexe: tu ressemblais à la femme qui venait d'encenser le tableau. Brune comme elle, même coupe du tailleur, même carnation du visage. Je compris aussitôt la cause de mon erreur. Tu te déplaçais avec la même assurance qu'elle, répondais aux saluts des autres avec autant d'aisance et cette fusion parfaite dans la foule des invités te rapprochait physiquement de la femme dithyrambique. À présent que tu venais à ma rencontre je notais les différences: tes cheveux étaient plus foncés, tes yeux légèrement bridés, le front plus haut, la bouche… Non, tu n'avais rien à voir avec elle.

Durant cette traversée de la salle, on te retint deux ou trois fois et j'eus le temps de t'observer avec le regard des autres, ce regard qui exagérait le désir, qui moulait le corps, qui possédait. Je fis semblant de t'apercevoir, je me dirigeai vers toi en louvoyant entre les groupes en conversation. C'est au moment où nos yeux se rencontrèrent que je vis passer sur ton front comme l'ombre vite dissimulée d'une très grande fatigue. Je t'en voulus de rompre ainsi, très brièvement, l'exaltation de la première journée de ma nouvelle vie. Mais déjà tu me parlais comme à une vieille connaissance et me laissais t'embrasser sur la joue. Nous imitâmes la flânerie des autres. Puis quand nous vîmes Chakh en compagnie d'un homme au gros crâne chauve et lisse, nous allâmes vers la baie du jardin pour être interpellés par lui au passage…

Une scène inattendue interrompit brusquement ce jeu si bien réglé. Un attroupement se forma. Un homme qu'on ne voyait pas pardessus les têtes parla, en bonimenteur, dans un allemand haché qui faisait penser à celui des militaires allemands dans les films comiques sur la guerre. Nous nous enfonçâmes légèrement dans la foule et vîmes l'homme qui montrait au public une grande toupie. Les rires répondaient déjà à ses explications.

«Les Soviétiques produisent ça dans leurs usines d'armement. Ce qui leur permet d'abord de dissimuler la production des missiles, et puis de faire plaisir aux enfants. Bien que cet engin pèse plus qu'un obus et fasse le bruit d'un char. Regardez!»

L'homme s'accroupit, pressa plusieurs fois la pointe de la toupie pour actionner le ressort caché dans son corps nickelé. Le jouet se lança dans une rotation valsante, avec un fracas de ferraille, en décrivant des cercles de plus en plus larges, en faisant reculer les spectateurs qui riaient aux éclats. Certains, comme cet invité aux chaussures vernies, essayaient de repousser la bête du bout de leur pied. Le propriétaire de la toupie avait un air de triomphe.

«Je ne me trompe pas, c'est bien lui? te demandai-je en me retirant devant les gens qui battaient en retraite.

– Oui, il a drôlement vieilli, n'est-ce pas?» me dis-tu en examinant l'homme à la toupie.

C'était un dissident connu, expulsé de Moscou, et qui vivait à Munich. Le jouet exécuta quelques tours essoufflés et se figea sous les applaudissements des invités.

Nous rejoignîmes Chakh et le philatéliste. Ce premier contact se déroula comme prévu, au mot près. Seule la vision de la toupie passait de temps en temps au fond de mon regard.

En sortant dans le parc, nous restâmes quelques minutes au milieu des grosses constructions en bronze et en béton qui n'avaient pas trouvé suffisamment de place à l'intérieur de la galerie. Les arbres jaunissaient déjà. «Sous les feuilles mortes, me dis-tu en souriant, tous ces chefs-d'œuvre sont beaucoup plus supportables.» Et tu ajoutas d'une voix qui semblait hésiter sur la nécessité de ces paroles:

«Je suis plus âgée que vous… Mon enfance, c'était les premières années d'après-guerre. Une misère à ronger les pierres. Je me souviens des rares journées où l'on n'avait pas faim. De vraies fêtes. Mais surtout, pas un jouet. Nous ne savions pas ce que ça voulait dire. Et puis, un jour, pour le Nouvel an, on nous a apporté un énorme carton rempli de trésors: des toupies, toutes neuves, qui sentaient encore la peinture. Exactement le même modèle que tout à l'heure. Après, quand on a recommencé à fabriquer des poupées et le reste, nous étions déjà trop grands pour jouer…»

Je faillis te dire que malgré ces quelques années de différence entre nous, j'avais connu, moi aussi, ces grosses toupies, et que leur odeur et même leur tintamarre m'étaient chers. Je ne dis rien car il aurait fallu alors parler de l'enfant perdu dans la nuit du Caucase. Pourtant, pour la première fois de ma vie, ce passé me paraissait avouable.

Nous ne savons jamais où ni à travers quelle épaisseur d'années vécues les objets et les gestes d'autrefois perceront un jour. La toupie de la galerie d'art berlinoise me revint à l'esprit trois ans après, au milieu de cette grande capitale africaine en guerre. Les soldats venus, ce jour-là perquisitionner dans la maison où nous habitions la quittèrent en emportant le peu de biens que nous possédions. Deux ou trois vêtements, un poste de télévision, quelques billets de banque que tu avais mis exprès bien en vue sur le bureau… En sortant, ils furent piégés par le tir d'une mitrailleuse lourde qui, du fond de la rue, hersa soudain les façades. Leur groupe éclata, se laissa aspirer dans l'étroitesse d'un passage. Seul le dernier fut atteint en pleine course. Touché au côté, il se mit à tourner sur lui, les bras écartés et encore chargés d'objets confisqués. Les balles de ce calibre transforment souvent le mouvement du coureur en cette rapide rotation de danse. «Une toupie…», pensai-je, et je vis dans tes yeux le reflet du même souvenir.

Pendant la perquisition, ils m'avaient obligé à me tenir le front contre le mur, comme un enfant puni. Toi, en maîtresse de maison, tu étais de temps en temps sollicitée pour ouvrir un tiroir, offrir un verre d'eau. Tu t'exécutais sans interrompre le va-et-vient d'un éventail improvisé: quelques-uns de ces tracts révolutionnaires qui jonchaient les rues et pénétraient dans les maisons par les fenêtres brisées. C'est entre leurs feuilles que tu avais glissé les photos et les messages chiffrés que nous n'avions eu le temps ni d'envoyer au Centre ni de brûler. C'eût été l'unique découverte vraiment dangereuse. Curieusement, ces tracts dans ta main traçaient une fragile zone de protection autour de nos vies qui manifestement gênaient les soldats. Je sentais cette tension, je la comprenais chez les jeunes hommes armés. Ils luttaient contre la tentation d'une brève rafale qui les auraient libérés de notre regard en rendant au pillage sajoyeuse sauvagerie. Mais il y avait ces slogans de justice révolutionnaire fraîchement imprimés sur les tracts en éventail. Il y avait aussi ce haut-parleur, sur un camion, qui depuis le matin déversait dans les rues les appels au calme et proclamait les bienfaits du nouveau régime… En tournant légèrement la tête, je voyais les mains qui fourraient dans le sac un transistor, une veste et même cette lampe vissée sur le bord de la table et que tu aidas à détacher en réussissant à ne pas trahir le côté comique de ta participation. Tu savais qu'un infime changement d'humeur pouvait provoquer la colère toute mûre et le bref crachat d'une mitraillette. Le soldat qui enleva la lampe s'appropria aussi les billets de banque exposés sur le bureau. Et comme ce geste ressemblait plus que les précédents à un simple vol, il crut bon de le justifier en parlant, sur un ton à la fois menaçant et moraliste, de la corruption, de l'impérialisme et des ennemis de la révolution. Ce ton était celui, didactique et pompeux, du haut-parleur. Les mots d'ordre répétés sans cesse finirent par imprégner jusqu'à nos pensées et c'est dans ce style que, malgré moi, se formula ma parole muette: «Cet argent convoité, c'est la fin de votre révolution. Le serpent de la cupidité s'est glissé dans votre maison neuve…»

Quand ils furent sortis, je me retournai et te vis assise avec ton éventail dont tu remuais machinalement les feuilles. Le désordre de la pièce la rapprochait du chaos extérieur, à croire que c'était le but de leur visite… De la fenêtre, nous les vîmes s'éloigner tranquillement dans la rue et, une seconde après, ce furent cette fuite sous le crépitement des balles et la mort dansante du soldat qui, en pivotant plusieurs fois sur lui-même, éparpilla tout autour les objets confisqués, ces fragments familiers de notre quotidien. Il s'écroula, je te jetai un regard, devinant en toi le même souvenir: «Cette toupie…»

L'éloignement de la soirée du vernissage berlinois paraissait infini. Pourtant, trois ans à peine nous séparaient d'elle. Je discernais les visages qui s'étaient alors reflétés dans la surface nickelée du jouet lancé par un homme au rire forcé de bonimenteur. Cette jeune femme brune en transe devant la pâleur d'une toile. Chakh parlant au philatéliste. Et aussi cet homme qui avait réussi à repousser la toupie du bout de sa chaussure vernie… Il m'était arrivé plus tard de croiser la femme dans un restaurant: parlant avec une amie, elle commentait les plats et sa description était aussi enthousiaste que celle qu'elle réservait autrefois au tableau. Elle était donc moins hypocrite que je ne le pensais, m'étais-je dit, juste un peu excessive dans ses éloges. Le philatéliste, comme avant, passait plus de la moitié de sa vie dans son magasin encombré de liasses d'enveloppes timbrées et d'albums, sans avoir le moindre soupçon d'être entré, pour quelques heures, dans notre existence d'espions et d'en être ressorti, inconscient de ce qui lui arrivait. Quant à l'homme qui, d'un petit coup de pied, avait changé la trajectoire de la toupie, il avait perdu son poste de premier secrétaire d'une ambassade occidentale, deux ans après, à cause d'une liaison amoureuse. C'est Chakh qui nous avait raconté cette mésaventure. «Il n'était pas un novice, il savait que le lit est le meilleur piège pour un diplomate. Mais c'est un peu comme la mort, cela n'arrive qu'aux autres… › Nous pensions que le récit allait s'arrêter là: l'histoire d'un de ces stupides quinquagénaires qui gobent les rencontres amoureuses mises en scène pour eux. Cependant un détail avait poussé Chakh à continuer. Il y avait dans sa voix la curiosité d'un joueur d'échecs pour une belle combinaison: «Le cas de figure était d'une banalité à pleurer, je pense que même dans les écoles de renseignement on ne cite plus des exemples aussi évidents. En revanche, pour la psychologie, là, nos collègues est-allemands méritent un coup de chapeau. Tenez, ce diplomate fait la connaissance d'une jeune beauté aryenne, succombe, mais se souvient des consignes de prudence et hésite. Que faire pour dissiper les doutes? La belle amoureuse invite l'une de ses amies. Encore plus jeune et encore plus irrésistible. Le pauvre diplomate ne résiste pas. La première lui fait une terrible scène de jalousie et part pour toujours. A présent, il est tout à fait rassuré: vous avez déjà vu une espionne jalouse? Certain de son charme, il fonce. Tout le reste est de nouveau plus que classique. Même l'éventuelle réaction de l'épouse qui lui faisait plus peur que la justice de son pays…»

C'est toi qui ce jour-là, après la perquisition, parlais de ces ombres reflétées dans le tournoiement brillant d'une toupie. Tu savais qu'après ces heures où la mort avait tenu à un mot de trop, à un geste qui aurait pu déplaire aux soldats, il fallait bouger, parler et rire de ce diplomate qui était prêt à vendre tous les secrets du monde pourvu que sa femme n'apprenne pas son inconduite. Tu parlais tout en remettant en ordre notre maison, en faisant disparaître le vide qu'avaient laissé les objets emportés.


Je t'écoutais distraitement, conscient que ce n'était pas le contenu de ces histoires qui comptait. Dans l'éclat de la toupie je voyais ce jeune homme en complet noir, un verre de Champagne à la main. Ce moi-même qui me paraissait une caricature réussie avec son avidité de vivre, son attente fébrile de la nouvelle vie, sa hâte à plonger dans la complexité séductrice de l'Occident, le pistolet au creux du bras et un verre refroidissant sa main brûlante.

Notre vie effaça rapidement cette caricature, en devenant une épuisante chasse aux hommes qui fabriquaient la mort. Ceux qui inventaient les armes dans le confort protégé des laboratoires, ceux qui, dans les hautes sphères, décidaient leur production et plus tard leur utilisation, ceux qui les vendaient et les revendaient, ceux qui tuaient. De cette chaîne humaine, il nous fallait saisir ne fût-ce qu'un minuscule chaînon d'information, une adresse, un nom. Et c'est souvent dans les pays en guerre que la chaîne se découvrait plus facilement. Nous nous y installions, sous telle ou telle identité (dans cette ville africaine nous représentions un bureau de prospection géologique), nous recherchions la rencontre avec celui qui alimentait en armes les combats qui allaient éclater. «Les combats qui n'éclateraient peut-être pas, s'il n'y avait pas tous ces moyens de tuer», me disais-je, deux jours avant le début des massacres, en parlant avec ce trafiquant d'armes qui prenait son avion pour Londres. Au début, je pensais qu'il eût été plus simple d'abattre ce Ron Scalper, lui et ses semblables, tant leur insignifiance était évidente comparée au carnage que leur commerce provoquait. Mais cette volonté était restée dans les fantasmes du jeune homme avec son verre de Champagne au milieu d'une galerie berlinoise. En réalité, il fallait entourer ce vendeur de tous les soins possibles car il était ce premier maillon qui pouvait mettre à nu toute la chaîne. À l'aéroport il m'avait laissé son adresse à Londres. Notre prochaine destination…

Nous continuâmes à plaisanter pour oublier ces quelques heures vécues dans l'écœurante promiscuité de la mort. Tu disais que l'homme qui se sent séducteur devient très adroit, comme ce diplomate aux chaussures vernies qui, en glissant son pied à travers les jambes des invités, avait poussé la toupie avec une habileté de footballeur. Je te racontais mon désir de tuer ce vendeur d'armes que j'avais accompagné à l'aéroport deux jours auparavant, mon regret aussi que cette solution radicale ne fût efficace que dans les films d'espionnage. En ramassant les livres que les soldats avaient jetés au sol pendant leur fouille, je m'approchai de la fenêtre, je revis leur camarade malchanceux étendu dans la rue et, dans l'ombre déjà envahissante du soir, ces deux silhouettes furtives qui, surgissant d'une ruelle, abordèrent le cadavre, attrapèrent son butin éparpillé dans la poussière et disparurent dans leur trou. Tu me rejoignis et, en apercevant le détail qui m'avait échappé, murmuras en souriant: «Regarde, notre album…»

C'était un grand album de photos que les détrousseurs du mort avaient négligé, emportant la lampe et les vêtements. Un album dont les clichés, savamment exécutés et disposés dans un ordre voulu, devaient confirmer l'identité sous laquelle nous vivions à ce moment-là: un couple de chercheurs canadiens qui dirigeaient une prospection géologique. Des photos de famille, de notre famille qui n'avait jamais existé, qui n'avait pour réalité que ces visages souriants de nos soi-disant proches et de nous-mêmes dans un décor de vacances ou de réunions familiales. Cette reconstitution avait été fabriquée bien sûr non pas à l'intention des pilleurs hâtifs, mais pour un examen par des professionnels qu'il nous était déjà arrivé de subir durant ces trois années. Glissé dans le coin poussiéreux d'un rayonnage, cet album, avec sa bonhomie de routine conjugale, était plus convaincant que la légende la mieux élaborée. À présent, il gisait près du cadavre du soldat, dans cette ville à moitié brûlée, et le plus étrange était d'imaginer un habitant qui le feuilletterait, un jour, croyant à une vraie histoire familiale, toujours touchante dans l'immuable répétition des sentiments, des étapes de la vie, de la croissance des enfants d'une photo à l'autre…

Plus tard, dans la nuit, je devinerais que ce passé photographié et jamais vécu éveillait en toi un souvenir de nous-mêmes, de notre vraie vie que nous remarquions si peu sous nos identités d'emprunt. Cette vie n'avait laissé aucune photo, aucune lettre, n'avait provoqué aucun aveu. Le faux album rappela soudainement qu'il y avait ces trois années de notre quotidienne complicité, un rapprochement insensible, un attachement auquel nous évitions de donner le nom de l'amour. Il y avait l'existence lointaine de notre pays, de cet empire fatigué dont nous reconnaissions, même à travers la nuit africaine, la masse qui aimantait nos pensées. Il y avait ses odeurs et ses fumées d'hiver au-dessus des villages, les neiges de ses bourgades muettes sous les tempêtes blanches, ses visages marqués par les guerres oubliées et les exils sans retour, son histoire où le tintamarre victorieux des cuivres se brisait souvent sur un sanglot, sur un silence rythmé par le piétinement d'une colonne de soldats après une bataille perdue. Il y avait, enfouies dans cette neige et ces routes boueuses, les années de notre enfance et de notre jeunesse, inséparables de la pulsation de joie et de douleur, de cet alliage vivant qu'on appelle la terre natale.

Ta parole vint comme un écho de cette lointaine présence:

«Il faudra, un jour, pouvoir dire la vérité…»

Je me sentis pris en flagrant délit d'avoir suivi tes pensées. Mais surtout obligé de témoigner de cette vérité surgie derrière les photos falsifiées d'un album de famille. Quelle vérité? Je revis le cadavre du soldat étendu sur le sol, ce jeune homme qui venait de nous confisquer quelques billets de banque au nom de la justice révolutionnaire. Je me souvins que la veille j'avais vu un blindé incendié et ce bras avec un bracelet de cuir au poignet, un bras pointant d'un chaos de métal et de chair mélangés. Le porteur du bracelet était l'ennemi du jeune révolutionnaire. Ils avaient à peu près le même âge, étaient nés peut-être dans deux villages voisins. Ceux qui se disaient révolutionnaires étaient appuyés par les Américains, ceux qui avaient été battus recevaient, jusqu'à la chute de la capitale, nos armes et l'aide de nos instructeurs. Les deux jeunes soldats ne se rendaient certainement pas compte de l'énormité des forces qui s'opposaient derrière leur dos…

Était-ce la vérité dont tu parlais? J'en doutais. Car pour être vrai, il fallait parler aussi de ce trafiquant d'armes qui, au même moment peut-être, était allongé entre les cuisses de sa jeune maîtresse, scrupuleusement attentif au plaisir qu'il avait si durement gagné. Il fallait décoder les deux messages que tu avais glissés dans ton éventail: l'information tardive et à présent inutile sur les combats, déjà terminés. Ces deux colonnes de chiffres qui auraient pu nous coûter la vie. D'ailleurs nous serions morts dans la peau de ces époux canadiens dont l'existence aurait été authentifiée par la souriante banalité d'un album de photos…

Tu te levas. Dans l'obscurité, je perçus comme une attente de réponse. Je me redressai à mon tour, prêt à avouer ma confusion: cette vérité que tu évoquais muait constamment en donnant naissance à des petites vérités troubles, fuyantes, tentaculaires. Le drame des massacres était souillé par mes bavardages avec le vendeur d'armes, à l'aéroport, par la vision de son corps replet collé à la nudité de sa maîtresse. Notre bras de fer avec les Américains s'enlisait dans la démagogie politique si souvent réécrite que nous en venions à soutenir un régime réputé conservateur tandis qu'ils misaient sur la victoire des révolutionnaires. Ces étiquettes ne disaient plus rien, la révolution signifiait l'accès aux puits de pétrole. Quant à notre vérité personnelle, elle se résumait à cette vingtaine de visages, jeunes et vieux, qui nous entouraient sur les pages d'un album de photos, nos chers proches que nous n'avions jamais connus…

J'allais te dire tout cela quand, grâce au reflet de l'incendie qui s'essoufflait dans la rue voisine, je vis ton geste. Debout devant la fenêtre, les bras levés, tu raccommodais la moustiquaire déchirée. On devinait l'aiguille hésitante qui remontait lentement, dans le noir, et refermait les pans du tissu poussiéreux. Je sentis, avec une joie toute neuve, que cet instant n'avait pas besoin de mots. Tu étais là, dans l'identité la plus fidèle à toi-même, dans cette vérité du silence qui suit l'échec de notre prétention à comprendre. Sous l'entassement des masques, des grimaces, des alibis dont se composait ma vie, un seul jour semblait répondre à ta vérité.

En hésitant, comme si je venais juste d'apprendre les mots prononcés, je me mis à te parler de l'enfant qui s'endormait au fond d'une forêt du Caucase.

Un jour, dans une autre ville, dans une autre guerre, je surpris de nouveau en toi ce recueillement silencieux. Les vitres de la terrasse avaient été soufflées par une explosion et la table sur laquelle nous prenions souvent nos repas était saupoudrée d'éclats. Tu les ramassais patiemment, sans rien dire, tantôt accroupie, tantôt t'appuyant d'une main sur le dossier d'une chaise. Tu étais à peine vêtue, tant la chaleur du golfe en ce moment de marée basse était suffocante. Je voyais ton corps et ce mélange de fragilité et de force que tes mouvements laissaient apparaître. Ce jeu charnel et innocent de la nudité qui ne se sait pas contemplée. Un torse aux galbes musclés, le dessin ferme d'une jambe et, soudain, comme trahie, cette fine clavicule, presque douloureuse dans ses lignes enfantines…

Quelque chose se révolta en moi. Ce travail de ramassage des débris paraît toujours, au début, sans fin. Mais surtout, c'était toi, ta vie épargnée face à tant de menaces, depuis tant d'années, qui étais dépensée bêtement dans cette soirée de répit, si rare pour nous. Une semaine avant l'éclatement des combats, nous avions fini de remonter une filière de vente d'armes: neuf intermédiaires à travers l'Europe qui achetaient et revendaient pour s'engraisser au passage et, comme toujours dans ce genre de trafic, pour brouiller les pistes. L'affaire paraissait d'abord lisse, inabordable. Chakh avait réussi à obtenir la copie du premier de ces contrats et nous l'avait transmise à Londres. Une transaction banale, même si en lisant la liste des armes fournies nous pouvions très bien imaginer leur productivité de mort sur le terrain. Sinon, une vente d'armes comme des milliers d'autres. C'est toi qui avais détecté l'anomalie, ce premier maillon qui allait nous permettre de remonter la chaîne: nulle part dans ce contrat, l'assistance technique après la livraison n'était mentionnée. Comme si les acheteurs n'avaient pas l'intention d'utiliser tous ces blindés et roquettes. Tu avais parlé de revente par un pays tiers. Nous avions tiré le maillon, en parvenant à approcher ce premier acheteur étrangement pacifique. Puis, un autre… Neuf avant d'en arriver à ceux qui, dans cette ville ravagée, tuaient et se laissaient tuer avec les armes énumérées dans le contrat. Des millions de dollars de commissions. Et parmi les bénéficiaires, un ministre des Affaires étrangères en activité…

Tu continuais a ramasser les éclats de verre, accroupie près de la fenêtre. Calme, résignée, insoutenable par la tendresse de cette silencieuse présence, par sa folie, par l'injustice du destin qui t'assignait cette maison aux vitres soufflées, cette intimité avec la mort et les fantômes de ces neuf personnages qui s'étaient installés dans ta vie.

Mes paroles restèrent dans leur colère muette. Dans notre vie éclatée où l'imprévu devenait la seule logique, cette table nettoyée sur laquelle tu allais mettre le couvert comme avant le début des combats, ce simple geste avait tout son sens. «J'ai bientôt fini», me dis-tu en te redressant, et tu parlas du couple qui allait nous remplacer. C'était ça, entre autres, notre tâche: préparer le terrain pour les collègues qui reprendraient le réseau après la fin de la guerre… J'aperçus sur ta main gauche une légère entaille marquée de sang. Le bord coupant d'un éclat, sans doute. Absurdement, au milieu de toutes ces morts, cette minuscule blessure me fit très mal.

Cette nuit-là, je te parlai de l'enfant qui apprenait à marcher autour d'un bloc de granit planté au milieu de la maison construite par son père.


Les paroles que j'avais retenues en te voyant sur la terrasse jaillirent une autre fois, un an plus tard, dans la maison appartenant à un couple de médecins envoyés par une organisation humanitaire, telle était notre identité en ce moment-là. La villa voisine restait déserte. Ses propriétaires étaient partis dès les premières échauffourées dans les rues. Et à présent, de leur jardin parvenaient les cris déchirants des paons que les soldats s'amusaient à pourchasser. L'un des oiseaux, le cou cassé, se débattait sur le sol, l'autre gisait embroché par une barre de fer… En jetant de temps en temps des coups d'œil sur le massacre, je tisonnais dans un seau les pages et les photos mangées lentement par de petites flammes fumeuses. Il n'y avait plus rien à voler dans notre maison déjà mise à sac. Mais après une semaine de pillages, cette activité devenait de plus en plus désintéressée, presque artistique, comme ce supplice infligé aux paons. Etje savais d'expérience que c'est la fouille désintéressée qui était souvent la plus dangereuse… Les soldats abattirent le dernier oiseau, le plus agile, en l'arrosant de balles – un tourbillon de plumes et de sang – puis se dirigèrent vers le centre-ville, guidés par les rafales. J'écrasai les cendres, les mélangeai et les jetai au milieu d'une plate-bande desséchée. Et je me mis à t'attendre, c'est-à-dire à me précipiter toutes les heures dans le chaos des rues envahies par les vagues hurlantes des gens qui semblaient se poursuivre les uns les autres et en même temps fuir devant ceux qu'ils poursuivaient. Je tombais sur un barrage, me laissais fouiller, essayais de parlementer. Et me disais que si l'on ne me tuait pas c'était à cause du bruit infernal qui régnait dans la ville, les soldats ne m'entendaient pas, sinon le tout premier mot aurait déclenché leur colère. Je rentrais, je voyais cette maison vide, la fenêtre qui donnait sur le jardin voisin avec, au milieu, un paon cloué au sol par une broche… Tu étais quelque part dans cette ville. Douloureusement je devinais ta présence, peut-être là, dans sa partie riche, avec le faisceau des tours de verre dont deux étaient à présent surmontées de fumée, ou bien dans la partie basse, dans les ruelles près du canal embourbé d'immondices. Je ressortais, me jetais vers chaque attroupement qui se refermait autour d'une personne dont on écoutait les ordres ou préparait l'exécution. Dans une cour, comme si son carré s'était trouvé arraché à cette ville en folie, je tombai sur une femme qui, assise, adossée au mur, paraissait absente, les yeux largement dilatés, la joue déformée par une boule de qât que sa langue déplaçait mollement. Et dans la rue, les hommes traînaient par terre un corps demi-nu que les passants essayaient de piétiner avec un rugissement de joie…

Quand tu rentras, il y avait encore assez de jour pour voir sur ton visage cette résille de coupures. «Le pare-brise…», murmuras-tu, et tu restas quelques secondes en face de moi à me dévisager en silence. Sur ton front, les écor-chures que tu avais essuyées en entrant de nouveau s'imprégnèrent de sang. Je me taisais aussi, abasourdi par la parole qui venait de se former en moi mais ne pouvait pas se dire: «De toute façon tu ne serais pas morte…» Ou plutôt, c'était: «Même si tu étais morte, cela ne changerait rien pour nous…» J'étais surtout frappé par la sérénité, une joie presque, que cette phrase étrange, imprononçable, apparemment cruelle, m'avait donnée. Une fulgurante chute dans la lumière, très loin de cette ville, au-delà de notre vie… Je me mis à te parler sur un ton dur, de plus en plus dur à mesure que tu devenais plus touchante et désarmée dans ces gestes quotidiens du soir: tu te déshabillas, allas dans la salle de bains, demandas mon aide. Je versais un filet d'eau, en puisant de temps en temps dans nos réserves, dans les récipients qui s'alignaient le long du mur, et je parlais toujours, je criais presque, en forçant mon indignation comme pour me convaincre que cette chute lumineuse n'était qu'une illusion due à la tension.

«Tu sais à qui notre vie me fait penser! À ces samouraïs de la dernière guerre qui se terraient dans la jungle et continuaient à se battre quinze ans après la fin des combats! Non, c'est pire encore. Car eux, au moins, déposaient les armes en apprenant la vérité. Tandis que nous… Si, si, nous avons exactement la même utilité que ces fous qui finissaient par tirer sur les fantômes. Oui, nous aussi nous chassons des fantômes! Nous avons mis six mois pour approcher ce crétin d'attaché militaire. Trois mois à Rome, en plein été, pour arranger une entrevue informelle de dix minutes. Je déteste cette ville! Je deviens idiot dans ce bazar à touristes. Et il fallait passer des heures dans ces archives mitées parce que notre bonhomme se passionnait pour l'écriture onciale ouje ne sais quelle autre niaiserie. Il fallait le retrouver ici – le pur hasard, bien sûr, mais c'était un hasard gros comme une cartouche de fusil de chasse dans un chargeur de pistolet. Nos petits stratèges du Centre ont besoin de résultats rapides et spectaculaires, n'est-ce pas, pour gagner des galons. Et nous, après, il nous faut recruter, vite fait, un type que les services tiennent à l'œil depuis des années. Mais le comble, c'est son départ, tu as entendu son rire si gentil: ah, comme ça tombe bien, les combats éclatent au moment où de toute façon j'allais prendre mes vacances! Et il part. Six mois de travail et quelques bonnes occasions de laisser sa peau sous ces tropiques pourris. Et tout ça pour rien. Ah, pardon, j'allais oublier. Nous avons obtenu un renseignement de première importance: les mines sur lesquelles vont sauter les gens d'ici sont de fabrication italienne. Ça te vaudra sans doute une citation… Pourquoi tu ris?»

Je voyais le reflet de ton sourire dans le miroir devant lequel tu essuyais tes cheveux en inclinant la tête d'un côté puis de l'autre. Tu ne répondais pas, me souriais en rassemblant tes cheveux en arrière. Les coins de tes yeux s'étiraient vers les tempes et te donnaient l'air d'une femme d'Asie. Je me tus en comprenant soudain que l'impression d'une chute lumineuse n'était pas imaginaire. Cette intuition de clarté et d'espace qui nous éloignait du monde venait de ton visage, de ton regard, de cette enfilade de jours qui se perdait dans tes yeux mi-clos. «Même si tu étais morte, cela ne changerait rien pour nous…» Tu vins vers moi et restas un long moment le front contre mon épaule… Et la nuit, quand je me levai pour te relayer dans ta veille et te laisser dormir, tu me dis que tu n'avais pas sommeil. Tu te mis à me parler d'une journée d'hiver, d'une maison au bord d'un lac gelé. Il y avait dans cette maison une pendule à poids dont la chaîne avait été nouée, au milieu, par quelque mauvais plaisantin. Ce nœud obligeait ta mère à remonter souvent les poids, à veiller à ce qu'il ne bloquât pas les rouages. Et cette vague inquiétude domestique s'opposait dans ta tête d'enfant au calme qui régnait autour du lac, dans la forêt enneigée.


Je sortis juste avant le lever du jour, lorsque tu t'étais endormie. J'enlevai les corps des paons et les traînai, en contournant la clôture, vers les décombres d'une maison. En revenant sur mes pas, je dus m'incliner souvent pour ramasser les plumes qui, dans la clarté grise du matin, ponctuaient le chemin de leur chatoiement éteint.

Trois jours après, on pouvait déjà traverser la ville, en négociant, ici ou là, le droit de passer devant un péage composé de deux tonneaux rouillés et d'un bout de câble barrant la route. La guerre s'écartait de la capitale, reculait vers l'intérieur du pays. À un carrefour, sur un marché encore furtif, je pus acheter quelques légumes et une galette de blé. En rentrant, je te vis de loin, près de l'entrée qui donnait sur le jardin. C'est elle que nous empruntions désormais pour ne pas trop nous montrer dans la rue. Tu étais assise sur le seuil, les mains abandonnées entre les genoux, les paupières mi-closes. Près de la porte, l'eau dans le seau que tu venais d'apporter semblait violette comme le ciel du couchant. En me voyant au bout du jardin, tu agitas doucement la main et j'eus cette pensée à la fois claire et déroutante: «Voilà la femme que j'aime et qui m'attend à la porte de cette maison que nous quitterons bientôt pour toujours, dans ce pays où nous avons failli mourir, sous ce ciel qui est si beau ce soir.» Je répétai: «Une femme que j'aime» juste pour mesurer combien ce mot était pauvre. J'avais envie de te dire ce que tu étais pour moi. Ce qu'étaient ton silence et cette attente si calme sur le seuil d'une maison que nous ne reverrions jamais.

Tu te levas, entras, en emportant l'eau. Je ressentis très physiquement en toi les jours rêvés d'un passé totalement étranger à cette ville, à cette vie. Et même quand, plus tard dans la nuit, tu semblas te réduire à ce seul corps amoureux, cette étrangeté était encore là. Dans l'étreinte ma main enserra ton avant-bras et mes doigts retrouvèrent ces quatre entailles découpées dans la chair, marques d'une ancienne fusillade. Ces profondes rayures faisaient penser à l'empreinte qu'aurait creusée une large patte griffue en laissant échapper sa proie.


Il nous fallut traverser ce pays en voiture et le quitter par la mer. À une centaine de kilomètres de la capitale, de l'autre côté de la ligne incertaine du front, nous nous écartâmes de la route soulevée par les explosions. Les corps déchiquetés, les amas colorés de couvertures, de vêtements, les carcasses de chariots cernaient l'endroit miné. L'habitant qui nous accompagnait parla des mines «rusées», elles choisissaient qui tuer. «Quatre femmes ont marché dessus et n'ont rien eu. Et puis une femme avec un enfant est passée et les mines se sont réveillées…», disait-il en pointant le doigt vers l'endroit du carnage.

Nous savions que les détonateurs de ces mines, grâce à une astuce pneumatique, fonctionnaient seulement après plusieurs pressions, pour laisser le temps à une colonne de voitures d'entrer tout entière sur le champ miné. Une colonne de voitures ou une foule de femmes et d'enfants qui fuyaient leur village brûlé… Ces fameuses mines italiennes.

C'est peut-être ce jour-là, sur cette route éven-trée par les mines, que pour la première fois je pensai à la fin de la vie que nous menions depuis plusieurs années. En reprenant sa place dans la voiture, notre guide nous confia: «C'est les Russes qui nous ont trompés. D'abord ils nous ont promis le paradis, tous les peuples sont frères et tout ça, et puis nous avons vu qu'ils n'y croyaient pas eux-mêmes. Et maintenant qu'ils sont partis pour toujours, on se tue pour rien.»

Je te jetai un coup d'œil pour voir si, comme moi, tu avais relevé ce «pour toujours». Mais tu semblais ne pas écouter, le regard attaché à l'éclair bleu de la mer qui jaillissait à notre droite à chaque montée de la route. J'eus, à cet instant, l'impression de te trahir. Comme un soldat qui, apprenant la reddition imminente et l'armistice, quitte la position sans prévenir ceux qui se battent encore.

Cette involontaire trahison sembla ne pas avoir de conséquences. Il y eut de nouveau des villes qui se vidaient aux sons des premiers tirs comme sous le tambourinement des premières gouttes sur un toit en tôle ondulée (un jour, les Occidentaux se ruèrent vers les avions justement sous une averse en grosses gouttes chaudes et la peur des balles qui atteignaient déjà les abords de l'aéroport se confondit comiquement avec le désir de se protéger des trombes). Il y eut des bateaux qui manœuvraient pesamment dans des baies trop étroites et se dirigeaient vers le large avec une lenteur telle que nous croyions deviner la colère des passagers: du pont ils repoussaient de leurs regards la côte qui s'embrasait déjà. Nous y restions. Nous savions qu'après la fièvre des combats et des pillages, les vainqueurs auraient besoin de reconnaissance diplomatique, d'argent, d'armes. Dans ces moments, en quelques semaines, on pouvait obtenir un résultat qui, en temps normaux, exigeait des années de travail. La seule difficulté était de survivre.

Rien ne changea. Même cette impression qui nous poursuivait dans nos passages rapides de l'Europe à l'Afrique. Tout ce qui, au Nord, était mots, conciliabules feutrés, lentes approches d'une personne clef devenait, au Sud, cris de douleur, sifflement du feu, corps à corps haineux. Comme si une horrible traduction déréglée s'était installée entre ces deux continents.


Et pourtant, c'est en Afrique qu'un jour il me sembla de nouveau te cacher ce que je discernais de plus en plus clairement: la fin.


Ils arrivèrent deux mois après l'arrêt des affrontements, pour se charger du réseau après notre départ. Leur jeunesse nous frappa, comme un rappel de nous-mêmes, plusieurs années auparavant, du temps de notre première rencontre à Berlin. Ce qui nous toucha aussi, c'est qu'en riant ils nous aient dit leurs vrais prénoms avec cette assonance amusante du féminin et du masculin: Youri et Youlia. Nous n'étions pas habitués à ce genre de confidences, notre vie se bornant à notre identité d'emprunt. Au moment de les quitter, tu avais l'air préoccupé, telle une mère soucieuse de ne rien oublier en laissant les enfants seuls… Ils devaient reprendre contact avec nous à Milan, trois mois plus tard. Ils ne vinrent pas. Nous passâmes quatre jours à les attendre. Le Centre parla d'une mission annulée. Chakh, que je réussis à joindre aux États-Unis, resta perplexe, comme un joueur d'échecs à qui l'on a subtilisé un pion et qui va, d'une minute à l'autre, découvrir la fraude. C'est lui qui nous transmit l'ordre de revenir en Afrique. Nous retrouvâmes notre maison sans aucune trace de départ forcé ou de perquisition. La tranquillité de ces pièces avait la sournoise vigilance d'un piège. Le Centre répondit par le même cafouillage qu'avant. Dans cette opacité se devinait non plus un simple échec, mais un affaissement plus vaste. Une fin. Je décidai de t'en parler, puis me ravisai. Par lâcheté sans doute. Je me sentis de nouveau dans la peau de ce soldat qui, dans la garnison la plus reculée d'un empire, apprend le premier la nouvelle de la défaite et se sauve sans prévenir les derniers combattants. Et puis, nous savions ce que la prison et les tortures pouvaient signifier dans ces pays en guerre. Surtout pour une femme. Youlia et Youri…


La reprise des combats effaça en nous ce remords. La ville fut bombardée, nous quittâmes la maison et passâmes une longue journée sans issue dans l'un des grands hôtels de la capitale, déserté par les Occidentaux, pillé, réaménagé pendant les mois de la trêve et de nouveau à l'abandon. Nous espérions encore pouvoir rester dans la ville… La chambre avait été faite il y a quelques jours et il était étrange de voir le lit aux draps tirés et pliés d'une main professionnelle, le petit carton «ne pas déranger» sur la porte, et de savoir que les murs du couloir, à plusieurs endroits, étaient éclaboussés de sang et que dans le hall, à l'étage en dessous, on avait torturé et violé les prisonniers. À présent, l'hôtel demeurait vide et par la fenêtre, au bout du couloir, on voyait la mer que dominait la masse grise et asymétrique d'un porte-avions américain. Son énormité, taillée eût-on dit dans un biceps bleuâtre, hypertrophié, semblait empêcher tout mouvement de vague sur une mer écrasée, étale.

Une partie des troupes qui défendaient la ville était repoussée vers la côte, les soldats prenaient position au rez-de-chaussée de l'hôtel, les futurs vainqueurs encerclaient le bâtiment, mitraillaient les fenêtres en attendant que la fumée chasse les assiégés sous les balles. Nous eûmes le temps de traverser le parc de l'hôtel, de longer son petit port de plaisance et d'atteindre le bord de l'eau. Nous savions qu'un bateau devait évacuer les derniers de nos instructeurs. Essoufflés, nous nous arrêtâmes au milieu de la petite plage où l'on voyait encore les rangées de chaises longues en plastique blanc. Et c'est à ce moment que le temps se brisa, s'affola – série de précipitations et d'immobilités. Le sable englua nos pas comme dans la course impossible d'un mauvais songe. La voiture militaire qui se détacha du bâtiment de l'hôtel grandissait rapidement, venant vers nous, et déjà les premières balles criblaient les coques des canots retournés sur le sable. Mon cri se coupa et n'eut aucun effet sur toi. Tu restas debout, la main levée dans un signe de salut qui me parut absurde. Le chargeur glissait dans ma main comme un bout de savon humide. En tirant, je crus viser la gueule renfrognée de la voiture – ce rictus de la grille du moteur et les yeux éteints des phares…

Dans l'hébétement de la peur, j'aperçus son ombre avant de pouvoir entendre le bruit. Il cacha pour une seconde le soleil au-dessus de mon refuge derrière les canots. Je levai la tête. Sa silhouette était très facile à reconnaître: un Mi-24, cet hélicoptère de combat que l'empire utilisait sur tous les continents. Je distinguai le mouvement de ses deux canons – et presque immédiatement, à l'endroit de la voiture qui n'était plus qu'à quelques dizaines de mètres, cette boule de feu de l'explosion… L'appareil se posa, en nous couvrant d'un tourbillon de sable, en arrachant les parasols de chaume autour de la piscine de l'hôtel. Sa lourdeur d'acier jurait avec ce petit paradis tropical pour touristes. En montant, je vis sur son fuselage des traces d'impacts, certaines camouflées par une couche de peinture gris-vert, d'autres, récentes, d'un éclat de métal nu. Le souffle de l'envol rejeta les parasols, une bâche bleue près de la piscine et repoussa rapidement, derrière le hublot, la Plage, la mer, le bâtiment de l'hôtel déjà envahi de fumée. J'essayai de ne pas penser à ceux qui s'y battaient encore, encerclés…

Sur le pont du bateau où nous nous posâmes, c'est le drapeau rouge de l'empire qui frappa notre vue. Et aussi la teinte fatiguée qui recouvrait les contours d'acier. En se dirigeant vers le large, le navire fut obligé de traverser cette mer intérieure qu'avait découpée dans l'infini de l'océan la présence du porte-avions américain. Les frégates d'escorte délimitaient cette étendue très vaste mais fermée. Nous avancions lentement, comme à tâtons, dans une lumière pourtant éclatante. Le porte-avions grandissait à notre gauche, nous dominait, nous aplatissait sur la surface de l'eau. Il semblait nous ignorer. Un avion décolla, nous forçant à nous boucher les oreilles, un autre apponta en maîtrisant en quelques secondes sa terrible énergie. Les navires d'escorte indiquaient, par leur seule position, le ténu pointillé de la direction qui nous était autorisée.

«On se croirait sur le Potemkine, en face de l'escadre gouvernementale», dis-tu, les yeux rieurs dans un visage taché de noir.

C'était peut-être la dernière fois de notre vie que je te voyais sourire.


Je revis Chakh, un mois après, dans une grande ville allemande où tout était prêt pour les fêtes de Noël. Il me confia des documents que j'allais transmettre à un agent de liaison, plaisanta sur le changement de climat que je devais constater et sur le sérieux très allemand avec lequel on préparait les fêtes. Je devinais ce qu'un homme de son âge pouvait ressentir au milieu de l'animation festive de cette ville, dans ce pays où, jeune, il avait fait la guerre. Il se tut, plongé dans ce passé, puis revenant vers le souvenir qui primait sur tout, reparla des Rosen-berg. Je remarquais maintenant que les lignes de son visage étaient devenues plus anguleuses et que ses épaules restaient légèrement soulevées comme par une discipline corporelle qu'on s'impose. En l'écoutant, je ne me disais pas: «Il radote…», mais plutôt: «C'est une tout autre génération! Celle qui ne voit pas ou ne veut pas voir que nous avons changé d'époque.» Le plus étonnant était que, malgré moi, je te voyais dans cette même génération, bien que Chakh ait pu être ton père. L'âge n'y était pour rien. C'était la génération qui… Je le compris soudain avec une clarté parfaite: une génération qui ne croyait pas à la fin. À la fin de l'empire, à la fin de son histoire, à l'oubli de cette histoire, des hommes de cette histoire. «Quand ils ont été exécutés, disait Chakh, je me suis fait un serment naïf, j'étais nai'f comme tous ceux qui croient, oui, le serment de lutter jusqu'à ce qu'on leur érige un monument, un vrai, un grand, en plein centre de New York. Mais on ne l'a pas fait, même à Moscou… »

Après son départ, je traînai longtemps à travers les rues sous un semblant de neige en petits granules gris et piquants. Vers le soir, le temps s'adoucit et de vrais flocons voltigèrent dans le halo des réverbères. Les enfants s'agglutinaient aux vitrines où les pères Noël automates ne cessaient de retirer de leurs sacs des cadeaux enrubannés. Dans la cathédrale, en réplique plus digne et donc immobile, les rois mages de la crèche tendaient aussi leurs présents. Et même dans la rue où derrière les larges baies vitrées de quelques rez-de-chaussée, les jeunes femmes presque nues souriaient aux passants, cette ambiance festive était de mise. À côté de la chaise sur laquelle chaque femme s'exhibait, tantôt en ouvrant les cuisses, tantôt agenouillée sur le siège et galbant la croupe, il y avait un petit arbre de Noël éclairé d'une guirlande clignotante de lampions multicolores… Avant de m'installer dans la brasserie où l'agent de liaison allait me retrouver, je plongeai au milieu des kiosques en bois, village décoré et bruyant qui occupait toute la place de la cathédrale. La chaleur des braseros était coupée par des vagues de froid, les voix réchauffées par l'alcool perdaient leur dureté germanique, un verre de vin chaud eut, pour moi, le goût d'une existence toute différente de la mienne et toute proche. Je pensais à cette proximité en mesurant sur une horloge, au-dessus du bar, le retard de plus en plus évident de l'homme qui devait arriver. Un moment vint où ce retard fit qu'au lieu de la personne attendue, d'autres personnages pouvaient m'aborder, présenter leur carte, me demander de les suivre. Ces retards n'étaient d'habitude que le dénouement d'une série d'échecs. Je poussai mentalement cette série jusqu'à son terme logique: les deux disquettes que Chakh m'avait transmises, l'arrestation, les interrogatoires, une longue peine de prison qu'il faudrait purger quelque part dans ce pays. Il me sembla soudain si simple de me lever, de sortir dans cette ville illuminée, de me perdre dans sa foule du soir, dans ses villages en bois décorés de branches de sapin. Mon identité du moment, mes papiers me rendaient banal, invisible. J'aurais pu traverser les frontières de plus en plus perméables de cette nouvelle vieille Europe, m'installer ici ou ailleurs. Le souvenir, déjà très lointain, de ma première journée en Occident revint: Berlin, le vernissage et ce vendeur de timbres qui était entré, pour quelques heures et sans le savoir, dans nos jeux d'espionnage. Entré et ressorti à jamais… Il fallait l'imiter. Comme lui, j'avais un métier vers lequel je pourrais revenir en refermant la parenthèse. D'ailleurs, notre vie n'est faite que de parenthèses. Le tout est de savoir les clore au bon moment…

Je jetai un coup d'œil sur la pendule, commandai un autre verre. Je me rappelai qu'en tournant dans les rues, j'étais tombé sur une scène qui surgissait maintenant avec sa bouffée de bonheur bourgeois: sur le perron d'un hôtel particulier, un docteur en blouse blanche faisait ses adieux à un vieux patient qu'une épouse âgée accompagnait. Il était visible que le médecin jouissait de la fraîcheur de quelques flocons qui se posaient sur sa tête nue, et qu'il lui était agréable de quitter son cabinet et de se montrer courtois, surtout envers ce patient-là, le dernier peut-être avant les fêtes…


C'est toi qui, avant notre nouveau départ, m'apprendrais la mort de l'homme que j'attendais inutilement dans cette ville décorée en conte de fées. Une chambre d'hôtel anonyme, son corps que personne ne réclamerait, ses affaires soigneusement fouillées. On cherchait sans doute ces deux disquettes qu'il n'avait pas eu le temps de récupérer. J'avais donc attendu un mort…

Je ne trouverais jamais le courage de t'avouer qu'en l'attendant je me sentais jaloux d'un respectable médecin allemand qui exposait sa tête au tournoiement de la neige. Et que je te rangeais, à côté de Chakh, dans cette génération aveuglée qui vivait dans un autre temps.

En me racontant la mort de l'agent de liaison, tu parlas aussi de Youlia et Youri, et je compris que tu avais essayé de récolter au moins ces bribes d'information qui accompagnaient d'habitude la disparition des gens comme nous: une chambre d'hôtel où s'affairent les policiers, une voiture carbonisée dans un terrain vague. «J'aurais dû les prévenir, enfin leur expliquer que…» Tu me regardas comme pour chercher de l'aide. «Tu aurais dû, pensai-je, leur expliquer qu'il était trop tard pour avoir des illusions.»


Je finis par oser te le dire. Je te le criais à l’oreille, en essayant de couvrir le bruit qui régnait dans cet avion fou et dans le ciel nocturne autour de lui, dans ce noir que les batteries antiaériennes déchiraient en aveuglants lambeaux de salves. L'avion évacuait les restes d'une guerre que l'empire avait perdue sous ce ciel du Sud. Dans les entrailles de l'appareil s'entassaient les vivants, les blessés, les morts emmaillotés dans de longs fourreaux en plastique noir. L'amas de ces cocons bougeait dans l'obscurité, à côté des caisses de munitions et des armes enchevêtrées qui ressemblaient à une énorme araignée métallique. Les vivants, affalés au milieu de ce désordre, rusaient chacun à sa manière avec la peur. Certains s'efforçaient de parler en hurlant, en tirant la tête de l'autre vers leur bouche, d'autres se bouchaient les oreilles et, le visage torturé par une grimace, se recroquevillaient en eux-mêmes. Quelques-uns dormaient en se confondant avec les morts. Et lorsque, lourdement, une aile se mettait à plonger, les plaies se réveillaient dans cette nouvelle position, les cris des blessés redoublaient et derrière les cocons on entendait le grincement de l'araignée métallique. Je te tenais par les épaules et mes lèvres emmêlées dans tes cheveux te brûlaient la joue, l'oreille avec ces vérités taillées dans le noir irrespirable de ce cimetière volant. Je criais la fin, la défaite, l'inutilité de notre vie dépensée, l'aveuglement stupide de Chakh, le malheur des peuples que nous avions entraînés dans une aventure suicidaire… Tu semblais m'écouter, puis, quand soudain l'avion entama un virage serré et que les hurlements des blessés couvrirent tous les autres bruits, tu te détachas de moi et en tirant une gourde de ton sac à dos glissas entre les corps assis ou étendus, vers l'avant où l'on distinguait les lampes de poche des infirmières.


Nous arrivâmes à Moscou après deux ans et demi d'absence et comme toujours pour y passer peu de temps. Ces années avaient coïncidé avec le début des bouleversements. La richesse toute récente n'avait pas encore perdu son côté opérette, les nouveaux rôles n'étaient pas encore appris par cœur, le nouveau langage restait hésitant. Les acteurs commettaient des impairs. Comme ce mendiant qui cherchait à attraper les effluves chauds envoyés par la porte d'un grand magasin – un vrai ancien combattant sans doute, mais qui avait accroché à sa veste toutes sortes d'insignes de pacotille pour faire nombre. Leurs rondelles dorées éclipsaient l'argent terni de la médaille «Pour bravoure» qu'on gagnait durement à la guerre… Ou ces deux femmes qui attendaient les clients en face d'un hôtel pour étrangers. Monumentales dans leurs fourrures, elles paraissaient immobiles, inabordables comme des statues d'impératrices. Leur mise en scène consistait à faire semblant d'être tout juste sorties de l'hôtel, mais la neige à l'endroit de leur guet était depuis longtemps criblée de piqûres des talons aiguilles. «Un jour, pensai-je, elles aussi auront droit à une vitrine chauffée et même à un petit arbre de Noël avec sa guirlande de lampions…»

C'est à quelques immeubles de cet hôtel, près de l'entrée d'un restaurant, que nous fûmes pris dans le flot aviné d'un banquet qui déferlait sur le trottoir. Une vingtaine d'hommes et de femmes riaient aux éclats en se félicitant de leur idée: entre deux plats, aller se faire photographier sur le fond des tours du Kremlin tout proche. «Allez, grouillez-vous, criait le principal boute-en-train, demain peut-être ils vont remplacer les étoiles rouges par les aigles. Ça sera une photo historique! » Nous nous écartâmes vers la bordure du trottoir pour les laisser passer. Il était cocasse de voir des habits de magazines de mode sur ces corps trop forts ou trop carrés, tout ce luxe stylé associé à leurs larges faces rougies et hilares. Les femmes se frottaient les épaules en exagérant les frissons de froid, les hommes les attrapaient par la taille, les serraient, les palpaient. L'un d'eux souleva sa compagne et la robe retroussée découvrit des cuisses très pleines, d'une impudeur saine et agressive. Le boute-en-train donna un coup de poing dans la porte d'une grosse Mercedes d'où sauta un homme ensommeillé, son chauffeur ou son garde du corps, qui lui tendit un appareil photo. Il y avait dans leur joie de vivre quelque chose à la fois d'indubitablement légitime et d'obscène. Je ne parvenais pas à démêler les deux. J'attendais ta réaction, mais tu marchais sans rien dire, en levant de temps en temps le visage vers l'ondoiement de la neige.

«Les voilà les nouveaux maîtres du pays!» lançai-je enfin en me retournant sur leur foule qui rentrait au restaurant. Tu te taisais. Nous longions une allée en contrebas des murs de l'enceinte, des tours surmontées par les cristaux troubles des étoiles rouges. Devant ton silence, j'eus envie de te provoquer, de t'obliger à répondre, de t'arracher à ton calme. «Les maîtres changent, mais les domestiques restent. Combien d'années avons-nous passées à renifler comme des chiens dans toutes ces petites guerres pourries et tout ça pour la plus grande gloire d'une douzaine de vieux gâteux barricadés derrière ce mur! Et à présent, tu es prête à refaire le même boulot pour tous ces bouffeurs de fric et leurs putes boudinées en haute couture!» Je m'arrêtai tourné vers toi, attendant la réponse. Mais tu continuais à marcher, le regard légèrement baissé vers les traces qui nous avaient précédés et que la neige effaçait patiemment. Bientôt une dizaine de pas nous séparaient, puis une vingtaine, de sorte que tu m'apparus toute seule au milieu de ces arbres aux branches enneigées, très lointaine, et parfaitement libre vis-à-vis de la vie que je venais de railler. Une seconde avant, piqué par ton air absent, j'étais sur le point de tourner le dos et de partir. Maintenant qu'à chaque pas tu devenais de plus en plus étrangère, je te sentis en moi avec une violence qui me fit mal aux yeux. Tu t'en allais et je devinais la tiédeur de ta respiration dans l'air nocturne, la fraîcheur de tes doigts dans tes gants, les battements de ton cœur sous ton manteau. Tu te retournas. Tu étais déjà si loin que je ne discernais plus si tu souriais ou me regardais avec tristesse. J'allai vers toi avec le sentiment de te retrouver après une très longue séparation, au bout d'une marche infinie.


Par une coïncidence absurde, les fêtards du banquet moscovite nous rattrapèrent dans un restaurant parisien. Ce n'étaient pas bien sûr les mêmes, mais leur richesse avait la même origine, leurs visages la même mimique… Nous cherchions un endroit calme et cette salle à moitié vide l'était. Une demi-heure après, ils débarquaient et s'installaient à une longue table qui avait été réservée. Piégés, nous restions à les écouter. Je n'avais plus à te parler ni des «nouveaux maîtres», ni des années dépensées pour rien, ni de la fin. Tu comprenais ce que je pouvais penser en observant ces bouches pleines d'où sortaient des esclaffements gras, ces dos monolithiques, ces doigts bossués de bagues. J'imaginais tes réponses. Plus tard, dans un petit café où nous allâmes pour les fuir, tu parlerais très calmement de cette époque qui nous avait vus naître et qui allait prendre fin.

«Il y a dix ans ou plus peut-être je pensais exactement comme toi: toutes ces guerres pour replâtrer une doctrine fissurée? Tous ces efforts pour faire plaisir aux gérontes du Kremlin? Un jour, n'en pouvant plus, je l'ai dit à Chakh. Comme toi: pour la gloire de quelle cause? Vers quels abîmes ensoleillés? Il m'a écoutée et… il a parlé de Sorge. J'étais folle de rage. Je me disais: ça y est, il va me faire un cours de propagande: "Richard Sorge, le héros de notre temps, le superman de notre renseignement qui a communiqué la date de l'invasion hitlérienne, a été trahi par les bureaucrates de Moscou", etc., etc. Vieille histoire. Mais Chakh m'a raconté juste la dernière minute de Sorge. Je savais seulement, comme tout le monde, que les Japonais l'avaient exécuté en 44, après trois années de détention, c'est tout. Or, dans cette dernière minute, monté sur l'échafaud, Sorge lança d'une voix forte et calme: "Vive l'Armée rouge! Vive l'Internationale communiste! Vive le parti communiste soviétique!" Tout à fait démodé, n'est-ce pas? Grotesque? Je l'ai dit à Chakh, en termes plus nuancés, il est vrai. Et lui m'a encore une fois étonnée. "Tu crois, m'a-t-il dit, que Sorge ne savait pas ce que valaient Staline et sa clique? Si, et comment! Mais c'est en mourant ainsi qu'il a montré ce que ces salauds valaient."»

Je sentais que cet homme sur l'échafaud était ton dernier argument. Je n'essayai pas de relativiser sa parole de condamné. Une minute avant la mort, elle avait droit à l'absolu. Je te regardais parler et notais douloureusement toutes les marques que le sourire ne parvenait plus à effacer: cette coulée argentée qui s'élargissait dans tes cheveux, cette veine qui imprimait dans la tempe un fin tracé bleu… Tu interrompis ce regard, sans doute trop insistant, en tirant de ton sac un journal: «Lis ça…»

C'était une étroite colonne qui annonçait la mort d'un certain Grinberg, opposant soviétique, qui avait passé plusieurs années dans les camps, avait été expulsé en Occident, avait animé une station de radio dissidente. Le journaliste précisait que Grinberg était mort à Munich dans un minuscule appartement, oublié de tous, avec sur sa table de nuit un fatras de feuilles: ses écrits, qui n'intéressaient plus personne, des factures qu'il ne pouvait plus régler, des lettres…

«Tu devines de qui il s'agit?»

Je mis quelques secondes à fouiller dans mes souvenirs, entre la Russie et l'Occident. Grinberg… Non, ce nom ne me disait rien. «L'homme qui a lancé la toupie, dans cette galerie d'art à Berlin, tu te rappelles? Il y a… presque dix ans. Tu vois, lui aussi a perdu sa bataille.»

Nous restâmes un moment sans parler. Puis tu te levas et, en abandonnant le journal sur la table voisine, tu murmuras:

«Je ne vais pas jouer les bohémiennes et prédire ton destin, mais si tu ne veux pas servir les "nouveaux maîtres", il est temps pour toi de partir. Oui, partir, te retirer du jeu, te faire oublier, disparaître. Après tout, ce ne sera qu'un changement d'identité de plus.»

La nuit, tu pleurerais en te retenant, en essayant de ne pas me réveiller. Je ne dormais pas mais restais immobile, sachant que dans tes pensées, et dans ces larmes, je vivais déjà sous cette autre identité, dans cette lointaine vie sans toi.

J'avais usé trop de vies pour considérer celle que je commençais sans toi, en Occident, comme un arrachement au passé. Du reste, cet Occident nous était trop familier pour prétendre au nom grave et dur d'exil. Tu avais raison, ce n'était, du moins les premiers temps, qu'une identité de plus. Et je savais déjà que pour mieux l'adopter, pour s'adapter plus rapidement à un pays il fallait imiter. L'intégration ne signifie, au fond, rien d'autre que l'imitation. Certains la réussissent si bien qu'ils finissent par exprimer le caractère du pays mieux que les autochtones, justement à la manière de ces comédiens imitateurs qui flanquent tel ou tel homme connu d'une copie plus vraie que nature, condensé de tous ses tics gestuels, concentré de ses petites manies verbales… Pourtant, c'est au moment de réussir qu'un étranger découvre le but inavoué de ce jeu d'imitation: se faire pareil pour rester autre, vivre comme on vit ici pour protéger son lointain ailleurs, imiter jusqu'au dédoublement et, en laissant son double parler, gesticuler, rire à sa place, s'enfuir, en pensée, vers ceux qu'on n'aurait jamais dû quitter.

Au début, la certitude de te revoir dans un délai très proche était toute naturelle. J'imitais la vie et la survie matérielle en gagnant le droit à cette attente, à des voyages dans les villes d'Europe où te rencontrer me paraissait probable. Je me disais qu'il ne s'agirait même pas de retrouvailles, mais tout simplement de ta voix tranquille, un soir, au téléphone, ou de ta silhouette surgissant du flux de visages et de manteaux sur un quai… Je ne me souviens pas après combien de mois cette confiance commença à ternir. A ce même instant peut-être, je m'aperçus que je n'avais pas cessé de te parler, de te dire et redire les années passées avec toi, de me justifier, en fait, dans une désespérante tentative de vérité.

Il me vint alors l'idée de préciser les dates, les lieux, de me remémorer les noms, de baliser le passé que nous avions partagé. J'eus la sensation de me retrouver au royaume des morts. Plusieurs pays, à commencer par le nôtre, avaient, entretemps, disparu, changé de nom et de frontières. Parmi les gens que nous avions côtoyés, combattus ou aidés, certains vivaient sous une autre identité, d'autres étaient morts, d'autres encore s'étaient installés dans ce temps actuel où je me sentais souvent un fantôme, le revenant d'une époque de plus en plus archaïque. Mais surtout cet effort de précision m'écartait de ce que nous avions véritablement vécu. J'essayais d'inventorier les forces politiques, les raisons des conflits, les figures des chefs d'Etat… Mes notes ressemblaient à un étrange reportage qui parvenait d'un monde inexistant, d'un néant. Je comprenais qu'au lieu de cet inventaire de faits avec sa prétention d'objectivité historique, il fallait raconter la trame toute simple, souvent invisible, souterraine, de la vie. Je me souvenais de toi, assise sur le seuil d'une maison, les yeux abandonnés dans la lumière du couchant. Je revoyais le bras de ce jeune soldat, ce poignet avec un bracelet de cuir, dans la carcasse d'un blindé éventré. La beauté d'une enfant qui, à quelques mètres des combats et à mille lieux de leur folie, construisait une petite pyramide avec les douilles encore tièdes. En serrant les paupières, je retournais dans la maison au bord d'un lac gelé, dans le sommeil de cette maison dont tu m'avais quelquefois parlé… Il m'arrivait, de plus en plus souvent, de m'avouer que c'est dans ces éclats du passé que se condensait l'essentiel.


Un jour, en répondant au téléphone, je crus entendre ta voix, presque inaudible dans le chuintement d'un appel qui semblait venir du bout du monde. Je criai plusieurs fois ton nom, le mien aussi, les derniers que nous avions portés. Après un grésillement sourd, la communication se fit, impeccable, et j'entendis, trop près même de mon oreille, un rapide débit chantant, dans une langue asiatique (vietnamienne ou chinoise…), une voix féminine, très aiguë et insistante et qui ne laissait pas comprendre s'il s'agissait de petits rires ininterrompus ou de sanglots. Je gardai pendant plusieurs jours, en moi, la tonalité de ce bref chuchotement infiniment lointain, cet impossible sosie de ta voix, vite effacé par les criaillements de la Chinoise.

Ce chuchotement dans lequel j'avais cru reconnaître ta voix me rappela une soirée lointaine, dans cette ville qui brûlait derrière notre fenêtre avec sa moustiquaire déchirée. Je me, souvenais que ce soir-là, la proximité de la mort. notre complicité face à cette mort m'avaient donné le courage de te raconter ce que je n'avais encore jamais avoué à personne: l'enfant et la femme cachés au milieu des montagnes, des paroles chantées dans une langue inconnue…

Je me savais à présent incapable de dire la vérité de notre temps. Je n'étais ni un témoin objectif, ni un historien, ni surtout un sage moraliste. Je pouvais tout simplement reprendre ce récit interrompu alors par la nuit, par les routes qui nous attendaient, par les nouvelles guerres.

Je commençai à parler en cherchant seulement à préserver le ton de notre conversation nocturne d'autrefois, cette amertume sereine des paroles à portée de la mort.

Ces paroles que je t'adressais en silence firent de nouveau apparaître la femme aux cheveux blancs et l'enfant – mais dix ans après la nuit de leur fuite. Un soir de décembre, une bourgade noyée dans la neige à côté d'une gare de triage, l'ombre d'une grande ville à quelques kilomètres, la ville que les habitants appellent encore, par confusion, du nom qu'on vient de lui enlever, celui de Staline. La femme et l'enfant sont assis dans une pièce basse et pauvrement meublée, mais propre et bien chauffée, au dernier étage d'une lourde maison de bois. La femme a peu changé depuis dix ans, l'enfant est devenu cet adolescent de douze ans, au visage maigre, aux cheveux ras, aux mains et aux poignets rougis par le froid.

La femme, tête baissée vers la lampe, lit à haute voix. L'adolescent fixe son visage, mais n'écoute pas. Il a le regard de celui qui connaît une vérité rude et laide, le regard qui comprend que l'autre est en train de camoufler cette vérité sous l'innocente routine d'un passe-temps habituel. Ses yeux se posent sur les doigts de la femme qui tournent la page, et il ne peut retenir une rapide grimace de rejet.

L'adolescent sait que le confort touchant de cette pièce est enfoui dans la grande isba noire grouillant de vies, de cris, de disputes, de douleurs, d'ivresses. On entend les sanglots patients d'une voisine derrière le mur, les cognements du petit marteau du cordonnier dans l'appartement d'en face, l'appel d'une voix qui tente de rattraper le tambourinement des pas amplifiés par la cage d'escalier. Et sous les fenêtres, dans le crépuscule d'hiver, le pesant passage des trains dont on peut entrevoir le chargement – de longues grumes, des blocs de béton, des engins sous bâche…

L'adolescent se dit que cette femme qui lit à haute voix lui est totalement étrangère. C'est une étrangère! Venue d'un pays qui est, pour les habitants de la bourgade, plus lointain que la lune. Une étrangère qui a depuis longtemps perdu son nom d'origine et qui répond au prénom de Sacha. L'unique signe qui la rattache à son improbable patrie est cette langue, sa langue maternelle qu'elle apprend à l'adolescent durant ces samedis soir lorsqu'il obtient l'autorisation de sortir de l'orphelinat et de venir dans cette grande isba noire… Il fixe son regard sur ce visage, sur ces lèvres qui émettent des sons étranges et que pourtant il comprend.

Qui est-elle en fait? Il se rappelle d'anciennes histoires qu'elle lui racontait autrefois et qui se sont effacées sous les nouveautés de son enfance. Elle serait l'amie de ses grands-parents, Nikolaï et Anna. Elle aurait accueilli, un jour, chez elle le père de l'adolescent, Pavel. Elle est cette femme qui traversait un pont suspendu en s'agrippant aux cordes usées, portant un enfant dont elle serrait le vêtement entre ses dents…

Ces ombres qui sont la seule famille de l'adolescent lui paraissent incertaines. Il tend l'oreille à la lecture de la femme: un jeune chevalier aperçoit à travers le dais du feuillage le donjon d'un château… Le regard de l'adolescent s'aiguise, ses lèvres se crispent dans un rictus de défi. Il s'apprête à dire à cette femme la vérité qu'il connaît désormais, la vérité fruste et plate qu'elle essaie de dissimuler sous ces «dais», «donjons» et autres jolies vieilleries.

Cette vérité a éclaté ce matin, à l'orphelinat, quand un petit chef de bande entouré de ses sbires lui a lancé ces mots, moitié mots, moitié crachats: «Mais tout le monde le sait, ton père, les mitrailleurs l'ont abattu comme un chien!»

Toute la vérité du monde se concentrait dans ce crachat. C'était la matière même de la vie. Son agresseur ne pouvait certainement pas deviner comment était mort le père de l'adolescent, mais il savait que dans leur orphelinat il n'y avait que cela: des enfants de parents déchus, souvent des héros déchus, morts en prison, exécutés pour ne pas ternir l'image du pays. Les enfants s'inventaient, pour pères, des explorateurs du pôle Nord happés par les glaces, des pilotes de guerre disparus. Le mot-crachat le prive à jamais de cette fiction acceptée d'un accord tacite.

La femme a interrompu sa lecture. Elle a dû sentir son inattention. Elle se lève, va à l'armoire, retire un cintre. L'adolescent toussote, en se préparant une voix dure qui va interroger, accuser, railler. Surtout railler ces samedis soir, son ancien paradis, avec ces lectures au milieu des claquements des rails, des sanglots avinés, au milieu d'un grand néant enneigé habité à contrecœur qui est leur pays. Il se tourne vers la femme, mais ce qu'elle dit devance d'une seconde l'aigreur des mots dont il sentait déjà la brûlure dans sa gorge.

«Regarde, j'ai cousu ça pour toi, dit-elle en déployant une chemise en gros coton gris-vert. Une vraie vareuse de soldat, n'est-ce pas? Tu pourras la mettre lundi.»

L'adolescent prend ce cadeau et reste muet. D'un geste machinal, il caresse le tissu, remarque les lignes de points très réguliers bien que faits à la main. À la main… Avec une douleur subite, il pense à cette main droite, à la main mutilée par un éclat de bombe, à ces doigts gourds qu'il a fallu forcer pour maîtriser le va-et-vient de l'aiguille. Il comprend que la vérité du monde n'est rien sans cette main barrée d'une longue cicatrice. Que ce monde n'aurait pas de sens si l'on oubliait la vie de cette femme venue d'ailleurs et qui a partagé, sans broncher, le destin de ce grand néant blanc avec ses guerres, sa cruauté, sa beauté, sa douleur.

Il incline de plus en plus la tête pour ne pas montrer ses larmes. La femme s'assoit, prête à reprendre la lecture. C'est juste avant la première phrase qu'il lâche dans un chuchotement entravé: «Pourquoi les mitrailleurs l'ont tué?»

La réponse de la femme ne viendra pas tout de suite et, d'un samedi à l'autre, prendra plusieurs mois. Elle parlera d'une famille dans laquelle, peu à peu, l'adolescent reconnaîtra ceux qui, avant, n'existaient que dans de vagues légendes de son enfance. Le récit prendra fin un soir d'été, après le coucher du soleil, dans l'air encore chaud et fluide au-dessus de la steppe.

C'est cette lumière que j'avais devant mon regard quand je parlais silencieusement en répétant pour toi les paroles de Sacha.

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