Pavel crut que ces minutes allaient déchirer son sommeil pendant de longues nuits: le fracas des chenilles à quelques centimètres de sa tête, l'éboulement de la tranchée où il était tombé en se sauvant devant les chars. S'il n'avait pas trébuché, il aurait continué cette course au milieu du piétinement essoufflé et de la panique d'autres soldats. Mais il avait glissé sur une motte d'argile, avait plongé dans une tranchée inachevée et donc peu profonde, n'avait pas eu le temps de se relever. La masse rugissante l'avait recouvert de son ombre, les nœuds d'acier d'une chenille avaient haché la terre juste au-dessus de son visage. Il s'était senti, un instant, entraîné dans les entrailles de l'engin. L'odeur acide du métal, puis la traînée glauque de l'échappement avaient rempli ses poumons… De l'autre côté de la tranchée, à travers le ronflement des moteurs, perçaient des cris et le craquement des corps sous les chenilles…
La nuit, affalé parmi quelques survivants de sa compagnie dans un taillis de sapins, il guetta le retour de ces secondes passées sous le char. Il s'endormit, mais le sommeil biaisa, poussa une porte dérobée, traduisit tout dans son langage à la fois précis et opaque. Au lieu de chars, une énorme machine-outil toute neuve aux vis et aux leviers nickelés, couverts d'huile de graissage. Ses entrailles vibrent d'un bruit cadencé rejettent à intervalles réguliers des ronds étampés. Et il faut, très adroitement, glisser la main dans le va-et-vient du mécanisme et poser la plaque d'acier sous l'embout de la presse. Et chaque fois, la main avance un peu plus loin, le corps se hisse un peu plus à l'intérieur de la machine, en essayant d'éviter la rotation des grandes roues dentelées, des courroies de transmission. D'ailleurs la cadence de l'énorme machine n'est pas bien réglée. On dirait qu'elle sent l'avancée de la main, l'entortillement du corps dans ses entrailles. Les doigts saisissent un carré de métal, la main se tend, l'épaule pénètre dans la machine, le corps rampe, se faufilant entre des dizaines d'engrenages, de coudes, de cylindres… Il parvient à placer la pièce, retire la main juste avant la frappe et veut reculer. Mais autour de lui, la machine vibre, sans une seconde de temps mort, sans la moindre ouverture par où il pourrait ressortir. Et à travers la bruyante marche de la mécanique, il reconnaît la chambre, la lumière et les objets venus de son enfance…
Les nuits suivantes, le songe ne revint pas. Car il n'y eut pas de nuits. Toujours cette fuite vers l'est, puis un village abandonné qu'ils tentaient de transformer, pendant les brèves heures d'obscurité, en un camp retranché. Et au matin, après une résistance désordonnée, une nouvelle retraite devant la tranquille avancée des chars et de ces soldats allemands qui souriaient en tirant. Ce rictus des gens qui tuaient l'impressionnait plus que les chars.
Dans ces premières semaines de guerre, il lui fallut oublier tout ce qu'il avait appris durant son service militaire. Il se souvenait encore du sergent qui mouillait son index de salive, le pointait dans l'air pour déterminer la direction du vent et leur expliquer de combien ils devaient rectifier leur tir… On aurait crié au fou, si au cours de ces pénibles combats d'arrière-garde, quelqu'un avait craché sur son doigt pour voir d'où venait le vent. Les Allemands mitraillaient en souriant On leur répondait par ces tirs syncopés de fusils à un coup, souvent la seule arme de ce début de guerre. Et on reculait, sans pouvoir emporter les blessés, sans retenir le nom des villages rendus. Il lui semblait qu'avec ses compagnons ils livraient une bataille racontée par son père: ces fusils d'autrefois, ces troupes de cavalerie… En face d'eux, se faisait une tout autre guerre – une rapide coulée de blindés sur la terre retournée par les bombes d'avion. Peut-être les Allemands souriaient-ils en voyant le scintillement des sabres au-dessus des chevaux comme on sourit au passage d'une automobile vieille de plusieurs décennies et qui rappelle, naïvement, une époque révolue?
Il y avait aussi, dans ces jours meurtriers de la débâcle, des petits fragments inutiles qui empêchaient parfois de se concentrer, de penser uniquement à la silhouette vert-de-gris en ligne de mire. Ce chien blessé par un éclat et qui gémissait en tournant sur place et regardait de leur côté avec un regard en larmes. Ils laissèrent plusieurs camarades en fuyant ce hameau incendié, mais c'est le chien, cette boule rousse avec le dos brisé, qui repassait sans cesse devant ses yeux… Et aussi, à un autre endroit, cette herbe emmêlée, douce, pleine d'un bourdonnement paresseux d'insectes, l'herbe d'un été radieux qui continuait comme si de rien n'était tout près des isbas en feu dans lesquelles criaient les gens enfermés. Les soldats de son détachement se cachaient dans un ravin, leurs fusils jetés par terre, sans une cartouche. L'air chaud, infusé de fleurs, s'alourdissait déjà des effluves âcres venant du village… Plus tard, ce visage d'enfant, entrevu au milieu de l'entassement d'un wagon. Les yeux qui heureusement ne comprenaient encore rien, qui reflétaient un monde où la mort était encore absente. Le train s'ébranla. Avec d'autres soldats, Pavel prenait position autour de la gare, en espérant tenir face aux Allemands le temps que le train quitte la ville.
En sortant d'une bourgade en ruine, au début de l'automne, il ramassa cette page de journal déchiré, un numéro de la semaine précédente. En le lisant, on pouvait croire que l'ennemi avait à peine franchi la frontière et qu'il allait être chassé d'un jour à l'autre. Ce soir-là, on se battait à une centaine de kilomètres de Moscou…
Depuis quelque temps déjà il savait pourquoi les Allemands souriaient en tirant. C'était un rictus qui n'avait rien à voir avec la joie. La grimace inconsciente d'un homme qui écrase entre ses mains les secousses d'une longue rafale. Comme la plupart de ses compagnons, Pavel était à présent armé d'une mitraillette allemande récupérée au combat. Ils avaient désormais le même sourire que les Allemands. Et ils ne couraient plus devant les chars, mais plongeaient dans une tranchée, faisaient le mort, se relevaient, jetaient des grenades. Au réveil, en décollant les pans de leurs manteaux de la terre gelée, ils tournaient le visage vers la naissance de la clarté, dans l'espoir du soleil. Moscou, de plus en plus proche, était quelque part dans ce voile de froid, ils la devinaient tel un gonflement de veines nues qui battaient sous le vent de cette plaine glacée.
Il lui arrivait de se dire qu'il avait vu tout ce qu'on pouvait voir de la mort, qu'aucun corps meurtri, déchiré, morcelé ne devait plus le surprendre par la fantaisie des mutilations. Pourtant la mort restait étonnante. Comme ce matin-là, dans la belle lumière d'un soleil se levant du côté de Moscou. Un soldat aux yeux brûlés par une explosion courut vers les chars, aveugle, guidé par le bruit des moteurs et par sa détresse, et roula sous les chenilles en faisant sauter une grenade. Ou encore ce jeune Allemand sans casque, à moitié allongé près d'un canon renversé, les mains en sang serrées sur ses côtes fracassées et qui appelait d'une voix gémissante d'enfant, en pleurant dans une langue que jusqu'alors Pavel n'avait entendue qu'aboyée et qu'il croyait faite pour être aboyée.
Il y avait aussi son propre corps que, durant une seconde infinie, il vit étendu, inerte dans les ornières enneigées. La détonation d'un obus supprima tous les bruits et c'est au milieu de ce silence d'un monde disparu qu'il se vit d'un regard extérieur et très lointain («comme du ciel», penserait-il plus tard): le corps d'un soldat dans sa capote tachée de boue, les bras écartés, le visage rejeté vers le haut, vers ce beau soleil d'hiver qui aurait gardé la même splendide indifférence s'il n'était plus resté personne dans cette matinée de décembre. Il était sûr d'avoir vécu ces quelques instants de contemplation détachée et indolore, sûr d'avoir vu la fragile dentelle du givre qui entourait la tête du soldat immobile. Sa tête… Quand, à l'hôpital, il repris connaissance et put de nouveau entendre, il sut qu'on avait failli le laisser pour mort dans ce champ où il n'y avait plus un vivant. Une infirmière, plutôt par acquit de conscience, s'était approchée de ce cadavre dont la tête était prise dans une flaque glacée, s'était accroupie, avait porté un petit miroir aux lèvres du soldat. La transparence du verre s'était couverte d'une légère buée…
Retournant au front à la fin de l'hiver 1942, il remarqua que durant son absence le monde avait changé. Désormais, le matin, en reprenant leur besogne de guerriers, ils avaient le soleil dans le dos. Et le soir, sur les derniers kilomètres avant la halte, les plus pénibles, quand les bottes alourdies de boue semblaient prendre racine dans la terre, ce soleil brillait devant eux, à l'ouest, dans la direction de l'Allemagne. Comme si dans les champs glacés près de Moscou les points cardinaux s'étaient inversés.
Cette inversion du soleil fut une logique réconfortante. La seule dans le capricieux chaos de la guerre. S'il avait eu le temps d'y réfléchir, il aurait remarqué encore cette autre logique: on comptait dans les rangs de moins en moins d'hommes nés, comme lui, tout au début des années vingt, ceux qui combattaient dès le premier jour de la guerre. C'est bien plus tard que les survivants de sa génération auraient le loisir d'examiner le diagramme des âges, ce triangle aux côtés ébréchés, un sapin, eût-on dit, pointu en haut, évasé vers le bas. A la hauteur de 1920, 1921, 1922, il y aurait une profonde entaille, comme si une mystérieuse épidémie avait exterminé les hommes qui avaient ces années de naissance. Il n'en resterait qu'un ou deux sur cent. Des branches émondées jusqu'au tronc.
Dans la rude poussée humaine vers l'Occident, Pavel avait appris que la survie dépendait le plus souvent non pas de la logique, mais de la connaissance des petites astuces du chaos, de ses imprévisibles lubies qui défiaient le bon sens. Une victoire pouvait être plus meurtrière qu'une défaite. La dernière balle tuait celui qui, à la fin du combat, ébruitait son soulagement et allumait le premier une cigarette. Et on ne pouvait jamais dire si ce qui arrivait était salvateur ou mortel.
C'est en marchant dans cette ville à peine réprise aux Allemands qu'il pensait à la victoire qui fauchait plus d'hommes qu'une bataille perdue. Les rues, vides, gardaient encore des perspectives instables, inquiètes, déformées par le regard qui les avait embrochées sur la visée du tir, par la course essoufflée de l'angle d'une maison à l'autre. Les tués avaient l'air de chercher un objet perdu dans la poussière des cours, au milieu des gravats des immeubles éventrés… Quelques minutes avant, la durée du silence, plus longue qu'une simple pause entre les rafales, annonçait la fin et le soldat qui était accroupi à côté de Pavel derrière un pan de mur se redressa, bâilla avec satisfaction en aspirant l'air humide de cette soirée de mai. Et il se rassit immédiatement, puis s'affala sur le côté, une pincée de tabac encore serrée entre l'index et le pouce et, au coin d'un sourcil, ce creux qui s'imprégnait rapidement de sang. Pavel se jeta par terre, en croyant à un tireur embusqué. Mais en regardant la plaie, reconnut le travail d'un éclat égaré, l'un de ces bouts de métal qui venaient on ne sait d'où, à la fin d'un combat, et n'étaient précédés d'aucun bruit d'explosion. D'ailleurs, dans le ciel obscurci par l'orage, le tonnerre imitait les explosions dans un grondement sourd, à l'autre bout de la ville. Pavel se leva, héla les infirmiers qui, deux corps chargés sur un brancard, traversaient la rue en courant…
Avec d'autres soldats, il marcha le long des maisons trouées d'obus, puis en entendant le bruit du piétinement, tourna dans une ruelle moins touchée et se mit à vérifier les immeubles les uns après les autres. Dans l'avant-dernier, il se retrouva seul. Les couloirs, les portes des classes, et dans les classes les tableaux et les morceaux de craie dans la rainure, en dessous… Certaines vitres étaient brisées et dans la pénombre d'une fin de jour lourde d'orage, il lui semblait reconnaître aussi ce moment très particulier de mai où les dernières leçons de l'année fondaient dans la joie des grosses averses, des grappes humides de lilas derrière la fenêtre ouverte, dans cette obscurité orageuse qui envahissait soudain la salle de classe et créait entre eux et le professeur une discrète et rêveuse complicité. Sur le tableau de l'une des salles, il vit cette inscription tracée avec une application scolaire: «La capitale de notre pays est Berlin.» L'enseignement se faisait d'après les programmes allemands rédigés pour les «territoires de l'Est», Moscou était censée disparaître au fond d'une mer artificielle… Il sortit de la classe en entendant des coups de feu dans le couloir du rez-de-chaussée. Quelques soldats allemands se cachaient encore dans l'immeuble et il n'était pas facile de les dénicher dans ces dizaines de salles où l'œil était tout le temps distrait par les caractères à la craie sur le tableau, par les pages d'un manuel oublié.
Pavel ne s'étonna pas que le souvenir de ces classes désertes fût plus tenace que celui de la bataille elle-même, pour laquelle pourtant il reçut une médaille et dont la date était marquée par des salves victorieuses à Moscou. Il connaissait trop bien les imprévisibles caprices de la guerre et de ce qui en restait dans la mémoire. Et c'était aussi par un caprice de mauvaise humeur que le commandant lui refusa une semaine de permission, le temps de se rendre à Dolchanka, à moins de cent kilomètres de la ville reconquise. C'était la troisième année de guerre, une année faite comme les précédentes de mille mouvements de troupes, de progressions pénibles et de replis chaotiques. Au milieu de ces trajectoires embrouillées, un seul point fixe, inchangé depuis son départ: la maison de sa famille, les feuilles de plantain autour du perron en bois, le crissement familier de la porte. Malgré toutes les villes calcinées, malgré tous les morts, le calme de cette maison paraissait intact, jusqu'au sourire des parents sur cette photo, dans la salle à manger: le père, la tête légèrement tournée vers la mère dont il semblait attendre la parole… Dans cette ville si proche de Dolchanka, une ville à moitié rasée par les obus, un doute le saisit. Il voulait juste s'assurer que la photo souriait toujours sur le mur… Dans le refus du commandant, il vit un mauvais signe qui, quelques jours après, se confirma: un champ de mines sur lequel ils piétinèrent comme une bande d'aveugles, puis cette giclure d'éclats, la douleur, mais avant la douleur, la vue de ce corps sectionné en deux et qui rampait toujours: le soldat avec lequel, une heure avant, il parlait des différentes astuces de la pêche… À l'hôpital, il rumina sa rancœur contre le commandant. Le jour où il put se lever et sortir dans le couloir, il apprit qu'entre-temps, dans une offensive mal engagée, leur division avait été enterrée par l'artillerie allemande. Il n'éprouva ni joie d'y avoir échappé, ni remords. La guerre rendait tout ce qu'on pouvait dire ou penser d'elle à la fois vrai et faux, et dans chaque minute il y avait trop de mal et trop de bien mélangés pour pouvoir juger. On ne pouvait que se taire et regarder. Près d'une fenêtre, un jeune soldat apprenait à allumer une cigarette en la serrant entre les moignons de mains qui lui restaient.
C'est par cette journée de mars 1944 qu'à travers les caprices meurtriers du chaos Pavel crut percer un sens, un grand but dont on ne pouvait plus douter. À quelques mètres de leur cantonnement, au milieu d'une plaine grise, sans repères, sans bords, des soldats creusaient la terre et enfonçaient dans le trou un poteau fraîchement équarri. L'odeur de la terre retournée et celle de l'écorce ajoutaient une note étrange à l'inscription sur un étroit panneau horizontal qu'ils clouèrent en haut du poteau: U.R.S.S. C'était difficile d'imaginer que là, sous leurs grosses bottes embourbées, entre les tiges des herbes sèches passait la frontière, ce pointillé invisible qu'il n'avait vu que sur les cartes, à l'école. Ils avaient mis presque trois ans pour y arriver depuis Moscou… Certains soldats allaient et venaient, amusés de pouvoir, d'un seul pas, se retrouver à l'étranger. Le soir le commissaire politique leur parla de la «patrie nettoyée de la souillure nazie», de la «mission libératrice» qui leur était confiée dans l'Europe asservie. En l'écoutant, Pavel se disait que cette borne frontalière était plus convaincante que tous les discours.
Il ne comprit pas pourquoi le passage de la frontière éveilla en lui la peur de mourir. Peut-être parce que pour la première fois depuis de longs mois la fin de la guerre et donc le retour devenaient pensables. Et comme un joueur qui a beaucoup gagné et craint de tout perdre pendant les dernières minutes du jeu, il se rendit compte de son gain, de cette vie jusqu'ici préservée au milieu de tant de morts et que chaque jour de combats rendait plus précieuse et plus menacée. Dans une pensée inavouable, il reconnaissait que pour ne pas mourir il aurait été prêt à ruser, à ralentir la course pendant l'attaque, à se cacher derrière un dos, à simuler une chute. Mais il connaissait les lois de la mort qui visait souvent ces malins et pardonnait aux têtes brûlées.
L'espoir du retour ne fit qu'aiguiser sa peur. Il se voyait marcher, la poitrine couverte de décorations, dans la rue de Dolchanka et ne trouvait rien qui aurait pu être plus beau que ce seul moment. Durant les heures de répit, il lui arrivait d'astiquer ses médailles et la boucle de sa ceinture, en rejouant cent fois la même scène rêvée: la grand-rue du village natal, les regards émerveillés des habitants, lui se dirigeant avec une lenteur bienheureuse vers la maison dont il devinait déjà l'attente silencieuse et vivante. Pendant ces. préparatifs au retour, entre deux combats, il avait l'impression de transporter vers le futur une part de lui-même qui échappait ainsi à la guerre, qui vivait déjà dans l'après-guerre.
Ce jour-là, l'argile qu'il trouva au bord d'une rivière fondait comme du savon. L'argent terni de ses deux médailles «Pour bravoure» s'éclaircit, la silhouette du fantassin au milieu de l'étoile: rouge brilla telle une écaille de mica. Il rangea les décorations, nettoya ses doigts avec une poignée de sable. L'eau en ce soir d'avril paraissait presque tiède. Et dans le calme du crépuscule, un oiseau caché au milieu des saulaies répétait deux notes d'une joyeuse insistance…
En se redressant il entendit ce bref esclaffement. Les soldats de sa compagnie, pensa-t-il, qui, profitant de la halte, se lavaient ou rinçaient leur linge. L'esclaffement retentit de nouveau, mais trop saccadé pour qu'il pût s'agir d'un rire. Pavel contourna la broussaille des saules, enjamba un gros tronc à moitié immergé et, écartant une cascade de branches, les vit. Une femme renversée sur le sable de la rive, la tête vers l'eau, un homme qui écrasait cette tête de ses deux mains en empêchant les cris, un autre: qui serrait les poignets de la femme, le troisième qui se débattait sur elle.
Il lui était déjà arrivé de surprendre des violeurs. Et de tirer en l'air pour les faire fuir. Et de se faire traiter d'enfoiré car la femme travaillait pour deux boîtes de conserve. Un jour, on avait tiré dans sa direction, en entendant sa voix… Cette fois, il fallait agir vite. Les esclaffements étaient ceux d'une bouche à moitié étouffée. La femme parvint à libérer sa tête, à saisir une gorgée d'air et tout de suite son visage fut muselé sous une large paume. Pavel se fraya un chemin à travers le branchage, fit basculer l'homme qui tordait les mains de la femme, frappa de haut en bas celui qui lui écrasait la bouche. Et eut le temps, en une fraction de seconde, d'apercevoir le visage de la femme et de le reconnaître. C'est-à-dire, justement, de ne pas le reconnaître, mais de se dire qu'il l'avait certainement déjà vu, ou rêvé, ou imaginé… Le premier soldat se jeta sur lui. Il l'esquiva, attrapa par le col de la vareuse celui qui était encore étendu, le fit basculer de côté et, avant de discerner dans le crépuscule ses traits, identifia la voix qui jurait. C'était l'un des officiers de la compagnie.
Après, il comprendrait que c'est le très proche voisinage de la mort qui précipita les choses. Si le viol avait été reconnu, les trois hommes seraient passés en conseil de guerre et auraient été fusillés. S'il n'était pas intervenu, la femme serait morte étouffée. Les soldats étaient ivres, ils ne se seraient aperçus de rien. S'ils n'avaient pas été ivres, ils l'auraient tuée de toute façon pour la faire taire. Chacun, à sa manière, repoussait la mort, comme dans un combat rapproché on repousse la grenade par un jeu fébrile de quelques secondes suspendues à l'explosion.
Il penserait plus tard à ce jeu, à cette comptine mortelle dont le dernier mot était tombé sur lui.: Des semaines plus tard, car sur le moment tout se passa trop vite. On l'arrêta, on arracha ses galons, on retira ses décorations (ces médailles fourbies à l'argile). Un camion le chargea dans un entassement d'hommes dont l'uniforme ne portait aucun insigne distinctif. Il savait qu'il s'agissait d'une compagnie disciplinaire, donc d'une mort à très brève échéance.
Dès la première bataille, la distance qui le séparait de la mort se mesura en nombre de tués. Deux cents soldats de sa compagnie avançaient droit sur les positions allemandes, sans aucun soutien d'artillerie, sans chars, sur une plaine nue, une mitraillette pour cinq hommes. Ils savaient que derrière eux, une section de barrage était prête à abattre celui qui aurait voulu reculer. On ne pouvait qu'avancer vers la mort, ou reculer vers elle. L'unique choix.
Il sauta dans la tranchée derrière un mort, un soldat à la poitrine déchiquetée par une rafale. En tombant, ce corps détourna, pour une seconde, le regard de deux Allemands qui s'écartèrent pour éviter le cadavre. Une seconde qui put contenir cet oblique coup de couteau, une mitraillette arrachée aux mains de l'un des Allemands, un tir qui devança à peine le geste de l'autre soldat. Pavel courait, se jetait par terre, tirait – toujours un peu en avance sur le temps des autres. Tout lui paraissait lent: le couteau qui s'enfonçait lentement sous l'oreille de l'Allemand, la chute du corps qui se débattait et le maculait de sang, le regard de l'autre soldat qui, gêné par l'étroitesse de la tranchée, secouait son arme coincée entre son ventre et la paroi de terre, et qui avait le temps de comprendre qu'il était trop lent… Le combat avait pris fin depuis un moment déjà et c'est avec retard que se déroulait maintenant au fond de son regard le temps qu'il avait réussi à devancer. Il était sorti de la tranchée et la longeait en se dirigeant vers le petit groupe de survivants qui se rassemblait autour du commandant. Ils se regardaient comme s'ils se voyaient pour la première fois.
Avec les restes d'autres compagnies disciplinaires, on en forma une nouvelle: deux cents hommes sans nom, sans grade, les derniers venus – sans armes. On les jetait là où l'on ne pouvait que mourir, comme dans cette longue cuvette minée de crevasses de tourbe que Pavel traversa pendant le troisième combat. Les Allemands tirèrent, cachés dans le taillis. Et trahirent leurs positions. On pouvait lancer une vraie offensive. Les disciplinaires n'étaient qu'un appât…
En réunissant une nouvelle compagnie, le commissaire répéta qu'ils devaient «laver de leur sang leur faute envers la patrie». Il n'avait pas peur de se répéter car le contingent se renouvelait presque à chaque combat. «Un mois ou deux, dans le meilleur des cas», pensa Pavel en évaluant, d'après le nombre des survivants, l'espérance de vie chez les disciplinaires.
Cette espérance trouva une formule arithmétique grâce aux prisonniers du goulag, nombreux dans ces compagnies de kamikazes désignés. L'un d'eux (comme tous les autres, il n'avait pas de nom; un tatouage sur le dos de la main le remplaça: Ancre) était un homme aux yeux inhabitués au soleil, au visage brûlé par le froid du grand Nord. Il montra à Pavel son scrupuleux décompte des jours, de fines entailles sur le manche de son couteau: pour un mois de service dans les compagnies disciplinaires, expliqua-t-il, on réduisait leur peine de cinq ans, deu: mois effaçaient sept ans de camps, trois moi en valaient dix. Il n'y avait pas de meilleur équation pour exprimer l'époque qu'ils vivaient. Ancre fut tué après huit années de guerre (égale: deux mois et quelques jours). Pavel ramassa son couteau au manche strié d'espoir.
Il lui arrivait de se rappeler le visage de la femme violée. Non pour la plaindre ou pour se plaindre et regretter son geste. C'est la ressemblance de ce visage avec les traits vus quelque part qui ne le lâchait pas. Il pensa à sa sœur, à sa mère… Et aussi à Sacha. À d'autres visages de femmes. Elles avaient eu, par instants, dans leurs yeux, le même reflet de douleur et de beauté… Un jour, dans une ville polonaise, en passant devant une église à moitié détruite par les obus, il devina. Le souvenir de l'église de Dolchanka lui revint à l'esprit. Démolie elle aussi, mais avec une opiniâtreté vindicative: la coupole arrachée, la toiture brûlée, un pan de mur soufflé par la dynamite, le travail du camarade Krasny. L'intérieur, à ciel ouvert, était envahi d'orties et de jeunes pousses d'érables. Sur les murs s'étalaient des obscénités griffonnées avec un éclat de brique. Seul, dans l'angle, à une hauteur inaccessible à la main humaine, ce visage s'inclinait vers celui qui entrait par la porte béante. Les yeux d'une femme, grands et douloureux, un regard venant d'une fresque noircie par le feu.
Comme ils étaient presque sûrs de ne pas se revoir le lendemain, les disciplinaires se parlaient autrement que les soldats ordinaires. Des paroles toutes simples, un ton qui ne se souciait pas de se faire comprendre, de convaincre ou d'étonner. Des mots qu'on dit à soi-même ou qu'on adresse à des ombres. Avant un combat, on savait déjà que, dans quelques heures, neuf voix sur dix auraient à jamais cessé de résonner sur cette terre. Cela rendait les voix calmes, détachées, indifférentes à ce que les ombres de demain allaient en penser. Parfois le récit s'interrompait et on le devinait qui se poursuivait, souterrain, dans le silence des souvenirs.
«Pour ne pas l'écraser, cet œuf, racontait Ancre deux jours avant sa mort, je m'attachais le poignet à la cuisse pendant le sommeil. L'œuf était toujours au chaud, sous l'aisselle. Toute notre baraque m'aidait à le couver. Durant les fouilles, on se le transmettait, on le cachait aux gardiens comme si c'était une bombe ou un lin got d'or. Qu'est-ce que tu veux, il n'y a pas beaucoup de distractions dans un camp… C'est un tracteur qui avait fait tomber ce nid. Tous les autres œufs, c'était fichu, mais celui-là ne s'était pas cassé. On était très curieux de voir quel genre d'oiseau allait en sortir…»
Il en était sorti une minuscule parcelle de vie, une petite pulsation tiède couverte de duvet, et cette bouche jaune largement étirée que les prisonniers nourrissaient d'un mâchouillis de pain et de salive. Les gardiens finirent par savoir mais n'intervenaient pas. Ils comprenaient que le camp n'aurait pas bronché si on avait doublé les normes du travail, si on l'avait privé de vivres, si on avait aggravé les peines. Mais il se serait révolté si on avait touché à cette petite bête qui apprenait déjà à voler dans l'air étouffant des baraques.
Ancre fut tué et Pavel ne connut pas la fin du récit. Il imaginait seulement un jeune oiseau qui, sous les regards figés des prisonniers, survolait les lignes de barbelés.
En racontant son histoire, Ancre se nommait parfois «coq couveur». Le sobriquet faisait sourire cet autre prisonnier, arrivé dans la compagnie en même temps que lui et qui, à la différence des autres soldats, s'était appliqué à conserver son vrai nom parmi l'anonymat des disciplinaires. À tous ceux qu'il abordait, même brièvement, il disait son nom, Zourine, heureux sans doute de le reconquérir après avoir longtemps été un simple numéro-matricule. C'est ce désir de personnification qui le poussait à raconter ce qui lui était arrivé.
Blessé dans la bataille de Brest-Litovsk, il avait été capturé par les Allemands, avait passé plus d'un mois derrière les barbelés, avait réussi à s'évader, à rejoindre nos troupes et là, dans un mouvement à rebours, avait été arrêté, jugé comme traître et envoyé dans un camp soviétique…
Pavel avait déjà entendu les récits de ces évadés qui fuyaient, sans le deviner d'une mort à l'autre. Il savait ce que voulaient dire les paroles de Staline qui déclarait: «Aucun de mes soldats ne sera fait prisonnier par l'ennemi. » Cela signifiait qu'il ne fallait jamais se rendre vivant.
Ce n'est pas le destin de Zourine qui le frappa, mais juste un épisode que le soldat racontait maladroitement, en bafouillant, comme s'il se sentait fautif d'avouer sa capture.
… C'était, disait-il, au dernier jour du combat dans la forteresse de Brest-Litovsk. Les Allemands venaient de déloger les derniers défenseurs qui se battaient dans les souterrains. Certains périrent sous l'écroulement des voûtes, d'autres furent brûlés par des lance-flammes, asphyxiés par la fumée. On aligna les survivants sur la place centrale de la forteresse, devant les soldats allemands qui les observaient avec une curiosité goguenarde. Les combattants cillaient sous le soleil trop dru après de longues semaines passées dans l'obscurité des casemates. Leur uniforme s'était transformé en une croûte de boue durcie. Des pansements tachés de terre et de sang, des cheveux rigides plaqués sur les fronts, des lèvres écorchées par la soif. On aurait dit des bêtes qu'on venait de retirer de leur tanière. Ces bêtes avaient perdu le compte des jours et ne savaient plus que la citadelle frontalière qu'elles défendaient avait été depuis longtemps abandonnée par le reste de l'armée qui reculait déjà vers Moscou…
Exactement comme on traîne une bête capturée, deux Allemands traînèrent sur un brancard de fortune encore un combattant et le déposèrent aux pieds des autres. Son visage toucha la pierre, il sembla écouter un bruit lointain. Un éclat d'os, très blanc au milieu du tissu sale de sa vareuse, pointait de son épaule. Il resta immobile, étendu entre les Allemands et la rangée des prisonniers. L'un des officiers lâcha un ordre bref. Un soldat s'en alla en courant et revint avec un seau d'eau qu'il versa sur le gisant. Celui-ci remua la tête: on vit que la moitié de son visage était carbonisée – la même surface noire que les murs de briques vitrifiés par les lance-flammes. Péniblement, il se releva sur un coude. Dans ce visage fait de peau calcinée et de boue, un œil brilla, conscient et plein encore de l'obscurité des souterrains.
L'officier s'inclina pour capter ce regard borgne. Dans le visage brûlé, les lèvres bougèrent. Au lieu de crachat, un caillot de sang brun s'arracha à cette bouche et s'écrasa sur les bottes de l'officier…
«On s'est dit, racontait Zourine, c'est foutu, le fritz va l'achever, un coup de pistolet et ils vont s'acharner sur nous, pour nous faire payer ce crachat…»
L'officier se redressa et un nouvel ordre claqua. La rangée des soldats tressaillit et, avec un rude claquement de talons, se figea au garde-à-vous, les yeux fixés sur le gradé. Il les dévisagea avec dureté et fit résonner à travers la place quelques paroles hachées. Zourine comprenait l'allemand, cette langue de l'ennemi qu'on apprenait à l'école en lisant Heine. «C'est un, véritable soldat, dit l'officier. C'est comme lui que vous devez vous battre!»
Une longue seconde la place demeura, muette. Une ligne de soldats allemands au garde-à-vous et cet homme mourant étendu sur les dalles, le front contre la pierre.
Dans la nouvelle compagnie composée des débris des précédentes Pavel ne parla à personne. Il était déjà habitué à cette inutilité de se lier à quiconque et savait que tout ce qu'on pouvait garder d'une telle amitié d'avant la mort, c'était un couteau au manche encoché de jours de survie ou bien un récit inachevé. Et s'il engagea cette conversation nocturne c'est parce que la faute qu'on attribuait à un nouveau disciplinaire lui paraissait trop invraisemblable. On disait que, durant les attaques, ce soldat aurait refusé de crier le nom de Staline.
Tous les deux en faction, ils parlèrent en chuchotant sans se voir dans l'obscurité. Les positions allemandes étaient très proches, on ne pouvait même pas allumer une cigarette. Les réponses du soldat laissaient Pavel perplexe. «Il se paie ma tête, celui-là…», se disait-il de temps en temps, et il essayait dans la clarté grise de la nuit de juin de distinguer les traits de son étrange interlocuteur. Mais le reflet de la lune renvoyait juste le bref scintillement des lunettes, la tache pâle du front.
«C'est vrai que tu échanges ta vodka contre du pain?» demandait Pavel voyant dans ce refus de boire les cent grammes réglementaires avant l'attaque une bizarre crânerie: ces quelques gorgées brûlantes donnaient le courage de s'arracher à la terre sous le sifflement des balles et des éclats. «Tu n'aimes pas boire ou quoi?
– Si, mais j'ai toujours faim. J'étais un gosse de riches, tu sais. Mes parents m'ont gavé comme une dinde quand j'étais gamin.»
Une telle sincérité déroutait. Pavel se disait que lui-même, interrogé de la sorte, aurait inventé une raison bien plus noble à son refus. Oui, il aurait dit qu'il ne buvait pas car il n'avait peur de rien. Mais surtout il n'aurait jamais avoué ce passé d'enfant gâté.
«Et c'est vrai qu'on t'a envoyé dans une compagnie disciplinaire à cause de Staline? Tu as vraiment refusé de crier?
– Tu vois, on avait un commissaire politique qui n'aimait pas ma tête. Il n'y avait rien à faire, il me cherchait tout le temps. Un jour, il m'a fait sortir des rangs et ordonné de crier: "Pour la patrie! Pour Staline! "J'ai refusé en disant qu'on n'était pas à l'attaque…
– Mais à l'attaque, tu criais?
– Oui… Comme tout le monde. On a moins peur quand on crie, tu sais bien.»
Cette nuit-là, Pavel apprit que le soldat était parti au front à dix-sept ans, volontaire, en mentant, comme tant d'autres, sur son âge. Il était de Leningrad et depuis le blocus n'avait pas reçu une seule lettre, même après que le siège fut rompu… Au moment de la relève, le soldat resta un moment immobile dans l'indécision hébétée de celui qui est soudain rattrapé par la vague de sommeil retenue jusque-là. En s'éloignant, Pavel se retourna et le vit ainsi: une silhouette, toute seule, dans l'étendue des champs nocturnes, sous le ciel qui s'imprégnait déjà de la première clarté.
Il le retrouva le lendemain, pendant une halte. La compagnie, éclaircie de moitié par une attaque sans succès, laissait plus facilement repérer les visages. Le soldat le salua, lui tendit la main. «Il est juif», pensa Pavel, et il ressentit ce mélange de déception et de défiance dont il ne connaissait pas lui-même la source. Il entendait souvent dire, au front, que tous les juifs restaient à l'arrière ou étaient planqués dans l'intendance. Ils en avaient rencontré plusieurs en première ligne, ou à l'hôpital, défigurés par les blessures, ou encore dans cette parenthèse rapide qui séparait les gestes insignifiants d'avant le combat (la langue humectant le papier d'une cigarette, une plaisanterie, une main qui repousse une abeille) et les premiers pas d'après, sur une bande de terre couverte de corps silencieux ou hurlants. Pourtant, il continuait d'entendre le refrain sur les planqués et les petits malins de l'intendance. À présent, il se rendait compte que chez les disciplinaires ces propos s'étaient tus. La mort trop proche enlevait les oripeaux des noms et des origines.
«Je m'appelle Marelst. C'est un prénom…»
Pavel le dévisagea sans pouvoir s'empêcher de sourire: de haute taille, très maigre, des épaules d'une minceur osseuse d'adolescent, et ces lunettes avec l'un des verres fêlé en diagonale. Ce physique correspondait très peu au prénom formé par la contraction de Marx-Engels-Lénine-Staline. Un de ces vestiges révolutionnaires des années vingt… Sur la vareuse, au-dessus du cœur, on voyait encore les accrocs laissés par les décorations confisquées.
«Tu avais une Étoile rouge? demanda Pavel en apercevant une tache plus sombre et anguleuse sur le tissu blanchi par le soleil.
– Oui, et une "Pour bravoure"», répondit Marelst, et il se reprit aussitôt pour gommer le ton de fierté juvénile qui avait percé dans sa voix. «Je les avais… Mais en fin de compte je me dis que maintenant, de toute façon je n'aurais plus rien obtenu à moins de capturer Hitler en personne…»
En marchant dans leur colonne étirée sur un chemin de la plaine, il apercevait à trois rangs de lui Marelst qui portait la plaque d'acier du mortier, la charge la plus encombrante car on ne savait jamais comment l'équilibrer sur son dos. Pavel regardait ce dos légèrement courbé, les écarts de la marche imposés par le va-et-vient de la plaque… Un dos comme un autre, pensait-il distraitement, un soldat traînant ses pieds fatigués dans la poussière d'une route de guerre. Il se rappela sa méfiance, son dépit d'avoir appris qu'il s'agissait d'un juif. À contrecœur, il constata que ce dépit lui paraissait inexplicablement justifié et même inséparable du fait d'être russe. Il aurait voulu en trouver la raison. Mais du temps de son enfance, la possibilité d'être juif restait théorique, car on n'en avait jamais vu à Dolchanka où les gens de l'autre bout du village étaient déjà considérés comme des étrangers. Plus tard, à l'école, ce furent ces quelques dictons de sagesse populaire sur le juif qui «ratisse l'argent des deux mains». Une sagesse curieusement mise à mal par leur professeur d'histoire, ancien soldat, juif et manchot qu'il était difficile d'imaginer dans ce rôle de ratisseur…
Le lendemain (on les avait jetés, comme toujours sans soutien d'artillerie, dans l'écheveau de pierre d'une petite ville polonaise), il observa Marelst de nouveau, en essayant de comprendre. Il y eut beaucoup de blessés à cause des ricochets dans les rues étroites. Pavel emportait un soldat dont la vareuse était gonflée de sang comme une étrange outre. Et en tournant l'angle d'une rue, il aperçut la silhouette de Marelst, lui aussi avec un fardeau humain. Ils marchèrent un moment ensemble, en silence, plongés tous deux dans la torpeur d'une fin de combat, quand on se réinstalle dans son corps resté vivant, dans ses pensées d'il y a quelques heures et qui paraissent vieilles de plusieurs années. De temps en temps, Marelst ployait les genoux et en se redressant avec effort ajustait la position du blessé sur son dos. Les verres de ses lunettes étaient éclaboussés de boue, l'une des branches, cassée, avait été remplacée par un bout de fil de fer. Pavel fixait ces lunettes, ce visage, sans rien dire, frappé par cette disproportion: ce large bleu sur le menton, un bleu banal, pareil à celui que l'on reçoit dans une simple bagarre, un simple bleu laissé par un combat qui venait de tuer tant d'hommes. Il y avait une curieuse dérision dans cette chiquenaude par laquelle la mort semblait repousser celui dont l'heure n'était pas encore venue…
Marelst dut remarquer ce regard ou peut-être devina-t-il que ses origines avaient déplu. Le soir assis près du feu de leur campement, il parla de cette voix égale et sourde dont les disciplinaires, en chuchotant, sondaient le passé de leurs vies qui paraissaient, d'un jour de sursis à l'autre, de plus en plus étrangères, comme vécues par quelqu'un d'autre. Au milieu de son récit, craignant sans doute le ton de la confession, il s'arrêterait pour annoncer avec une ironie catégorique: «En fait, j'ai décidé de ne pas mourir. Donc, tout ce que je raconte n'est pas définitif. La vie continue, comme disait le pendu en voyant l'arrivée des premiers corbeaux. Non, tu verras, on y échappera, on boira nos cent grammes à Berlin. Que dis-je, cent grammes, un tonneau!» En se souvenant plus tard de ce récit à la tombée de la nuit, Pavel ne parviendrait pas à retrouver la place de cet éclat de joie. Dans sa mémoire, les paroles de Marelst gardaient une cadence grave et dense où il était impossible d'insérer ne fût-ce qu'une bribe de plaisanterie.
Il y avait dans ce récit le père de Marelst, un jeune horloger de Vitebsk qui, un jour, sortit de sa boutique et jeta sur le pavé une lourde pendule avec son boîtier en acajou, puis en pleurant se mit à piétiner les éclats de verre. On le crut fou. Il l'était devenu d'une certaine façon en apprenant que la maison de son frère qui vivait en Moldavie avait été mise à sac et que le pillage avait dégénéré en tuerie et qu'on enfonçait des clous dans les crânes des nouveau-nés. Il eut le sentiment d'entendre le craquement avec lequel la pointe de fer perçait ces têtes à peine couvertes de cheveux, de voir les yeux grands ouverts des enfants. Ce bruit, ce regard le poursuivaient sans relâche, ne lui laissant plus entendre la marche des montres, répondre au sourire des proches. La torture était aussi de savoir que les pilleurs étaient pour la plupart des ouvriers avec une faim de trois jours au ventre et jaloux de l'édredon de duvet que possédait le frère. Il se sentit la force désespérée d'empoigner le globe terrestre et d'en secouer tout le mal. Cette force lui fut nécessaire au moment des arrestations, pendant les années de clandestinité, dans l'exil. À la révolution, il devint le maître tout-puissant dans sa ville natale, puis fut appelé à Moscou par Lénine lui-même. Le but lui paraissait plus clair que jamais: il fallait que dans ce pays, dans le monde entier, il ne reste plus une personne que la faim transforme en tueur. Pour cela, il fallait donner à manger aux uns. Et tuer quelques-uns parmi les autres. Durant la guerre civile, il comprit qu'il faudrait en tuer plus que quelques-uns. Quelques milliers, pensa-t-il d'abord. Quelques dizaines de milliers. Quelques millions… À un moment, il se surprit à avoir oublié pourquoi on tuait. C'était le jour où sa secrétaire posa sur son bureau un nouveau paquet de dénonciations: dans l'une d'elles, il trouva la formule qui lui rappela la sinuosité d'un serpent. «Le citoyen N. doit être arrêté car il est suspecté d'être un suspect.» Il lui sembla soudain que par la porte entrebâillée la secrétaire guettait sa réaction. La même année il apprit que l'un de ses anciens compagnons du temps de la clandestinité s'était suicidé. Il essaya de réfléchir calmement. Le choix devenait étroit: il fallait ou bien suivre cet ami ou bien oublier définitivement pourquoi on tuait. Il avait trois enfants. Le dernier, Marelst, était né le jour où l'on avait vu des larmes dans les yeux de Staline qui se tenait près du cercueil de Lénine. «J'ai une famille, essayait de se convaincre le père de Marelst, et puis la révolution ne se fait pas en gants blancs.» Un grand appartement en face du Kremlin, une voiture avec chauffeur, une nouvelle secrétaire plus jeune et plus conciliante que la précédente – lorsqu'elle sortait de son bureau en rajustant sa jupe, il éprouvait un long moment d'agréable torpeur qu'aucune question ne pouvait plus troubler. Quand il apprit la famine organisée en Ukraine et ses millions de morts, il se dit qu'il fallait étendre cette torpeur sur toute la durée des jours, pour ne pas perdre la raison… Marelst avait dix ans en cet été 1934 où ils allèrent en Crimée. L'excitation du long voyage en train avec ses parents, son frère et sa sœur l'empêchait de dormir. Il vit ce qu'il ne devait pas voir. Dans une gare, dans une nuit aveuglée de projecteurs, cette foule de femmes et d'enfants que les soldats poussaient vers les wagons à bestiaux en agitant les crosses de leurs fusils. «C'est qui, ces gens-là?» demanda Marelst de sa couchette. «Des koulaks et des saboteurs», répondit rapidement le père, et il descendit sur le quai pour menacer le chef de gare qui osait retenir leur train dans cette situation idéologiquement douteuse. La mère posa sa main sur les yeux de Marelst. Et lui éprouva une jouissance complexe, pareille à la saveur du gâteau qu'ils avaient mangé à l'anniversaire de sa sœur: cette crème blanche qui collait au palais, des fins copeaux de chocolat, des minuscules paillettes de fruits confits. De même, il goûtait dans sa bouche et par tous les autres sens le calme de leur compartiment qui bougea doucement en glissant le long du quai, le délicieux tangage de sa couchette, l'odeur du thé froid sur la petite tablette sous la fenêtre et surtout, dans un pressentiment du bonheur, les galets de Crimée qu'il faudrait déverser d'une main dans l'autre en recherchant la mystérieuse calcédoine dont son père lui avait parlé. L'existence des koulaks qu'on embarquait dans ces hideux wagons à bestiaux ne faisait qu'aiguiser ce contentement. Il allait s'endormir avec ce goût de pâtisserie sur les lèvres lorsque, soudain, il y eut comme un coup de vent glacé qui circula dans l'obscurité de leur compartiment. L'enfant eut peur. Une peur irréfléchie et cette pensée qui dépassait son raisonnement: un jour, il serait puni pour ce goût sucré de bonheur dans sa bouche, pour la joie de savoir les autres tassés dans les wagons sans fenêtres… Il saurait formuler cette peur plusieurs années après. Sur le moment, il n'y eut que cette brève coulée d'air froid et la vision d'une femme qui tentait de protéger son enfant dans le va-et-vient des crosses de fusils… Il comprit cette peur durant l'hiver 1938. En deux mois ses parents devinrent vieux et ne parlèrent plus qu'en chuchotant, en progressant à tâtons d'un mot à l'autre. Toutes les conversations évitaient soigneusement le secret trahi justement par ce soin de ne pas le dire: l'imminente arrestation du père, la disparition de ce qu'ils appelaient si naturellement leur vie, leur famille. Le père réussit à devancer la sonnerie nocturne à leur porte. Dans le bâtiment du ministère qu'il dirigeait, les escaliers s'élevaient en une large courbe majestueuse et laissaient au moins un mètre d'espace entre leurs rampes. Le père s'y jeta du dernier étage et les employés qui montaient ou descendaient eurent le temps d'apercevoir ce corps dont la chute raya les travées et qui percuta plusieurs fois le fer des rampes. Quelqu'un essaya d'attraper au vol les pans ouverts de la veste, mais ne garda qu'une rapide brûlure sous ses ongles… Grâce à cette mort, le père ne devint pas un «ennemi du peuple» et leur famille, bien que délogée de l'immeuble de prestige, ne fut pas déportée. Ils s'installèrent chez leurs amis, à Leningrad… Le souvenir de la nuit où, enfant, il avait vu les wagons à bestiaux – le souvenir de son bonheur – lui revenait chaque jour avec cette brûlure sous les ongles qu'il imaginait d'après le récit des employés. Il partit au front en espérant expier ce bonheur enfantin. Mais les premiers combats effacèrent et le souvenir de cette honte, et la nécessité de se disculper. Il y avait trop de morts, trop de corps enfoncés dans la boue des champs, trop de remords qui empiétaient les uns sur les autres: ce jour-là, un blessé abandonné qui tendait vers lui sa main en sang, le lendemain, cet officier qui, se dressant à l'attaque une seconde avant lui, fut fauché par une rafale… Il lui restait de sa vie ancienne juste ce cahier rempli de poèmes d'adolescence. Un cahier qui s'éparpilla, feuille après feuille, en papier à cigarettes. Il y vit d'abord une dure leçon de la vie qui réduisait en cendres ces pages avec leurs sonnets laborieux et mélancoliques. Mais très vite, le goût du gros tabac qui chassait l'odeur du sang et de la chair pourrissante donna à ce cahier un sens nouveau -celui du silence des soldats qui, après un combat, roulaient une cigarette avec un bout de poème. Désormais, le calme de ces minutes lui paraissait infiniment plus vrai que tout ce qu'on pouvait dire sur la vie ou la mort dans ces strophes rimées…
En parlant, Marelst relevait de temps en temps la tête et les verres de ses lunettes captaient le reflet du feu, les yeux disparaissaient comme sous une giclure de sang. Pavel se disait qu'en temps de paix ils ne se seraient jamais rencontrés, et même en se rencontrant, ne se seraient jamais compris. «Un Leningradois, aurait pensé Pavel avec suspicion, fils d'un ministre…» Il se rendait compte, à présent, que la guerre avait tout simplifié. Il y avait ce feu qui séchait et écaillait les plaques de boue de leurs bottes, la nuit dans cette plaine perdue quelque part entre la Pologne et l'Allemagne, ce bout de terre nocturne qu'ils venaient d'arracher à l'ennemi. Et cet homme assis près du feu, un homme qui parlait tout bas, comme à travers le sommeil, et qui était tout entier dans ce qu'il disait. Pavel comprit soudain qu'il n'y avait plus rien d'autre: une nuit, un homme, une voix. Tout le reste était inventé en temps de paix… L'homme n'était que cette voix nue sous le ciel.
Le lendemain, en reprenant la route, il pensa qu'après le combat il raconterait à Marelst ce qu'il avait toujours tu: l'histoire de cette femme enterrée, avec son enfant dans le ventre, une femme sans voix mais qu'il comprenait toujours.
Dans ce combat, ils devaient libérer un camp. Transformé en une base fortifiée, il gênait l'offensive de toute une division. On ne savait pas s'il restait encore des prisonniers dans les baraques: on ne voyait qu'une trentaine de détenus attachés aux poteaux, autour du camp, en bouclier. Il fallait attaquer sans tirer un seul obus, sans grenades. «À mains nues?» s'étonna un nouveau venu. Personne ne lui répondit. On jeta à l'assaut trois compagnies disciplinaires, six cents hommes. Après la première attaque, repoussée, Pavel vit que les rouleaux de barbelés avaient à moitié disparu sous les corps immobiles. Plus loin, le long de la clôture, les prisonniers ligotés observaient, muets, ces flux et reflux de soldats qui se laissaient tuer sans pouvoir répondre.
À la cinquième ou à la sixième vague, quand il ne restait plus qu'un quart des trois compagnies, Pavel, déjà sourd, déjà avec le goût du sang brûlé dans la gorge, recula au milieu d'une douzaine de soldats vers un large fossé à l'arrière du camp. Quelqu'un s'inclina pour boire, mais se redressa aussitôt: les mains puisèrent une bouillie visqueuse, jaunâtre. C'était une étroite rivière morte, bouchée de cendres. Ils piétinèrent quelques secondes sans pouvoir se décider à traverser ce liquide stagnant où surnageaient quelques cadavres. Marelst surgit à ce moment-là et Pavel vit sa silhouette qui avança s'enfonçant jusqu'aux genoux, jusqu'au ceinturon, jusqu'à la poitrine. Ses bras soulevèrent la mitraillette au-dessus de la tête. Lorsque, couvert de lourdes floches d'écume, il réapparut sur l'autre rive, les soldats se précipitèrent sur ses pas et le temps s'affola comme pour rattraper le retard. Sur un mirador, le canon d'une mitrailleuse pointa frénétiquement vers eux. L'écume s'anima, bouillonna de balles. Le tireur se débattait dans la cage du mirador en luttant contre l'angle mort. L'assaut de ce côté-là n'était sans doute pas prévu. Les soldats se jetèrent vers les barbelés. Et comme toujours au combat, tout se brisa en fragments de plus en plus rapides et fortuits. Une poutre éclatée du mirador. Le mitrailleur au front ouvert par une rafale. Il tombe et réapparaît – il a un visage intact, c'est un autre Allemand. Les balles fouettent l'écume, strient la berge. Un soldat s'arrête, s'assoit, comme pour se reposer. Pavel le contourne en courant, lui lance un juron, puis comprend… Au loin, une tache d'uniformes gris-vert se déverse entre les baraques – le renfort des Allemands. À gauche, attaché au poteau, un prisonnier semble sourire, sans doute déjà mort. La première ligne de barbelés. Le soldat qui court devant Pavel saute et se redresse soudain, tâte sa gorge. Le bas de son visage est emporté par un éclat de grenade. Son corps chute – une passerelle par-dessus les fils hérissés. On marche sur son dos. On tombe. On allonge la passerelle. Le ciel retourné par une explosion. La terre secoue le corps et le projette dans le bleu. Dans le regard: la rencontre d'une motte de terre et d'un nuage. Le ciel est sous le corps qui se noie dans le bleu. Ce bras arraché, comme oublié par quelqu'un sous un rouleau de barbelés. Les yeux de l'Allemand, sa bouche ouverte et cette souplesse, cette tendresse presque, avec laquelle la baïonnette s'enfonce dans son ventre. Une autre explosion. Le corps embroché protège des éclats. La porte béante d'une baraque. L'empilement des squelettes en habits rayés. Un Allemand embusqué derrière cet amas. Une grenade qui disperse les morts. Un pan du mur s'écroule – la violence du soleil. L'Allemand s'entortille au milieu des corps en rayures. Une baraque brûle. Un être, à moitié nu, rampe en se sauvant des flammes. La surdité est totale. Les explosions sont entendues par l'estomac, les poumons, par le serrement des tempes. Le silence vient aussi de l'intérieur, du ventre. Le regard, encore fébrile, rebondit en ricochet d'un mur à l'autre, d'une ombre vers une porte qui bat soudain sous un coup de vent. Mais le corps n'entend plus rien. La fin. Les oreilles peu à peu recommencent, à leur tour, à entendre. Le silence. Le grésillement d'un criquet dans l'herbe entre deux lignes de barbelés. Et, affalé contre le mur d'une baraque, ce soldat avec une large traînée de sang sur la poitrine. Et son cri («de l'eau!») qui n'est encore, pour les autres, que la preuve de l'ouïe retrouvée et de leur vie intacte.
Les soldats allaient et venaient à travers le camp, comme des coureurs qui, après la distance, déambulent en laissant s'apaiser la fièvre de l'effort. On vérifia toutes les baraques, on libéra les détenus ligotés (la plupart tombèrent près de leur poteau). Le commandant compta. Une quarantaine d'ombres en habits à rayures donnaient des signes de vie, certains en ouvrant les yeux, d'autres en essayant de se relever. Des six cents disciplinaires des trois compagnies, il restait vingt-sept soldats…
Pavel eut peine à dégager le corps de Marelst. Il fallut soulever d'autres corps, retirer les barbelés. Mais surtout, les doigts du soldat semblaient s'agripper à la terre. Dans le sac de son camarade, Pavel trouva deux lettres envoyées de Leningrad avant le blocus. Il les garda.
Malgré les batailles qui allaient reprendre le lendemain et l'infinie diversité des corps mutilés, il ne put oublier le geste de Marelst: cette main qui avait eu le temps de tâter le bas du visage arraché par un éclat. Il avait souvent pensé à sa propre mort, à la dernière seconde avant la mort, à la possibilité ou à l'impossibilité de se savoir mourir. Ce geste devenait une réponse.
L'assaut du camp valut aux survivants l'amnistie et l'envoi dans des unités ordinaires. Ils écoutèrent la nouvelle sans manifester aucune joie, comme si ce changement ne les concernait pas.
La guerre avait rajeuni. Pavel le remarquait en observant les derniers appelés, leur insouciance d'être tué ou leur peur de mourir, leur maladresse dans la souffrance, leur jeune disponibilité à tout ce que la guerre offrait. Il avait oublié que lui aussi, auparavant, conjurait la mort dans des prières d'amateur, astiquait ses médailles, rêvait du retour, attendait les lettres.
En face, ce rajeunissement était aussi visible. Les balles érodaient facilement, dans les rangs allemands, cette moye friable des tout jeunes gens, des adolescents recrutés dans la Hitlerjugend. Cette tranche arrachée, le noyau apparaissait, presque minéral dans sa dureté: des soldats qui avaient survécu à Stalingrad, à Koursk, à Koenigsberg. Des soldats qui savaient que leurs villes natales ou les villes d'où ils recevaient des lettres étaient transformées par l'aviation en ruines carbonisées. La guerre était devenue depuis longtemps leur seule patrie. Et le soldat qui sait qu'il n'est attendu nulle part est à redouter.
Pavel tomba sur l'un de ces soldats déjà dans les faubourgs de Berlin où leur compagnie pataugeait au milieu des petites poches de résistance. Le drapeau rouge flottait sur le Reichstag, la victoire était annoncée, mais là, derrière cette église à la coupole percée d'obus, se cachaient encore des tireurs qui refusaient de se rendre. Surtout celui-ci, au visage noir de fumée, qui criblait la rue en se cachant derrière une colonne toute rongée de balles. Il paraissait invulnérable. Après chaque rafale, lorsque la poussière s'éclaircissait on voyait de nouveau apparaître son profil raide derrière la colonne, et le tir reprenait. Les jeunes soldats, perplexes, haussaient les épaules, visaient avec application ou, au contraire, se mettaient à arroser toute la façade, grimaçant de colère… On finit par l'avoir au lance-grenades. En s'approchant, Pavel, en même temps que les autres, constata l'erreur et siffla d'étonnement. Dans une niche entre deux colonnes se tenait une statue de bronze farcie de leurs balles. La cache de l'Allemand se trouvait à côté, plus bas. Il était étendu, mort, le visage tourné vers eux. La main gauche, couverte de sang, était accrochée à la poignée de la mitrailleuse par un fil de fer qui remplaçait les ligaments déchirés et permettait le tir. Bruni par la suie des incendies et la poussière, son visage ressemblait beaucoup au métal de la statue. Ses traits n'exprimaient rien.
Cette fusillade avait lieu pendant qu'autour du Reichstag on fêtait la victoire. Ils arrivèrent trop tard et Pavel n'eut même pas le temps de marquer son nom sur les murs mutilés. L'ordre de monter dans les camions était déjà donné et lui ne parvenait pas à trouver un morceau de plâtre sur ce sol jonché de douilles et d'éclats. Il regrettait surtout de ne pas avoir tracé le nom de Marelst comme il se l'était promis depuis longtemps.
Il sentait qu'il y avait quelque chose d'inachevé dans ces journées de victoire. Cette inscription manquée… Non, bien plus que cela. La guerre était finie, pensait-il, et cette idée paraissait étrange. D'un jour à l'autre, tout ce flux de visages, morts ou vivants, de corps indemnes ou meurtris, de cris, de pleurs, de soufflements d'agonie, tout se retrouva dans le passé, rejeté vers ce passé par lajoie de ce soleil de mai à Berlin. Sans pouvoir le dire, Pavel attendait un signe, un changement de la couleur du ciel, de l'odeur de l'air. Mais les semaines coulèrent, déjà sûres de leur cadence de routine. Les camions arrivèrent à la gare. Les convois se remplirent de soldats et lentement repartirent vers l'est.
Un jour, à l'aube, déjà en Russie, pendant que le train était arrêté à côté d'un village, Pavel vit une jeune femme qui rinçait du linge, accroupie au bord d'un courant. L'étrangeté de cette matinée calme touchait à la folie. Pavel comprenait, sans pouvoir le dire clairement, qu'à présent, après tout ce qui s'était passé à la guerre, il était impossible de rester là, sur cette berge, tranquillement, et de faire onduler dans l'eau ces bouts de tissus blancs. Il était impossible d'avoir ces jambes, cette croupe. Ce corps fait pour aimer ne devait pas exister. Elle aurait dû se lever, le regarder et crier de joie ou pleurer en se laissant tomber à terre. Il secoua la tête, se ressaisit. Autour de lui, les soldats dormaient. Il sentit son visage trembloter dans une grimace de jalousie. La jeune fille se redressa, empoigna l'anse du seau rempli de linge essoré. Il suivit ses mouvements, la désira et malgré le bonheur violent qui l'emplit eut le sentiment de trahir quelqu'un.
Ils traversèrent Moscou à la tombée de la nuit, en camion, d'une gare à l'autre. Pavel ne connaissait pas la ville et attendait inconsciemment que la fuite des rues derrière la bâche relevée du fourgon lui apprenne le mystère de cette vie sans guerre. A un carrefour, le temps d'un feu rouge, il vit la fenêtre ouverte d'un restaurant, côté cuisine. Le soir de juillet était lourd. Un cuisinier, avec une précaution pénible, déplaçait une volumineuse marmite, le corps rejeté en arrière, une grimace d'effort sur les lèvres. Il était étrange de penser à une vie où cette grande casserole et son contenu avaient de l'importance. Au fond de la cuisine, une porte s'ouvrit et, déjà emporté par le camion, Pavel eut le temps d'apercevoir, en enfilade, la salle du restaurant, la grappe du lustre, une femme inclinée vers son assiette, un homme qui agitait la main en éteignant une allumette… «Ils dînent…», pensa Pavel, et ce mot, cette activité lui parurent d'une étrangeté déroutante. À la gare, en attendant le départ du long convoi composé de wagons de marchandises où l'on allait les faire monter, il surprit les dernières paroles d'un couple qui se faisait ses adieux devant un train de banlieue: «Demain, vers sept heures…» Il grimaça en secouant la tête, comme pour se défaire d'un vertige. Ce rendez-vous de sept heures était placé dans un temps, dans une vie, dans un monde où il ne pourrait jamais pénétrer.
Il vivait encore dans ces jours où, après le combat, les soldats allaient et venaient d'un pas engourdi, au milieu des morts, en s'habituant à être vivants. De ces jours lui venait un couteau avec les encoches laissées par un disciplinaire. Dans ces jours il y avait ce soldat qui, avant de s'écrouler, avait tâté le vide à la place des mâchoires arrachées… La nuit, un cri le réveilla. «Les chars, là, à droite!» hurla son voisin, luttant contre un cauchemar. Dans l'obscurité, il y eut quelques ricanements, quelques soupirs en de nouveau, le silence et le tambourinement des rails.
Il était sûr, à présent, de rencontrer cette vie neuve et oublieuse même à Dolchanka. Au chef-lieu, avant de se mettre en route, il vit une femme qui cueillait des framboises derrière la clôture de sa maison. La maison d'en face avait le toit soufflé par une explosion et paraissait inhabitée. Il observa les mains de la femme, étrangement fines, blanches, aux doigts tachés de jus mauve. Ses avant-bras étaient pleins, insupportables au regard. Il toussota, s'approcha d'un pas entravé et, en s'appuyant sur la clôture avec une nonchalance agressive, demanda la direction de Dolchanka. «Comment dites-vous, Dolchanka? » s'étonna la femme, et elle haussa les épaules. Il y avait dans son ton et la curiosité flattée de parler à un militaire et le désir de se montrer fière. Pavel s'en alla, puis se retourna, en pensant: «Une grosse génisse! La saisir, lui arracher son panier, la violer…» Mais, une part de lui, une part très tendre, s'éboulait déjà en une coulée chaude et lui caressait le cœur, en rassemblant dans un matin de bonheur et cette femme, et ses doigts maculés de rouge, et cette vieille clôture dont le bois commençait à tiédir sous les rayons encore pâles.
En marchant, il pensa à son entrée à Dolchanka, une entrée si souvent imaginée que maintenant l'envie lui venait de se faufiler en passant par les potagers, pour éviter les regards, les saluts. Involontairement, il transportait à Dolchanka tous les gens qu'il avait rencontrés sur la route du retour, à Moscou, au chef-lieu. Imaginé, le village se remplissait de cette vie sans guerre, de sajoie déjà quotidienne et sûre de ses droits. Il y aurait le va-et-vient des jeunes dans la grand-rue, les étirements sonores, à la fois rieurs et plaintifs, d'un bandonéon, l'attroupement, les questions, une multitude d'enfants inconnus Et il faudrait, pour supporter cette gaîté torturante, avaler un bon verre de vodka, puis un autre…
Ne pas revenir du tout? Cette pensée lui parut soudain vraisemblable, et c'est à ce moment-là qu'il remarqua que la route, cette route connue jusqu'au moindre tournant, avait changé. Ce n'était pas la colonne des camions incendiés à la sortie du chef-lieu ni les cratères d'obus qui donnaient cette impression. Tout simplement, ce chemin de terre disparaissait çà et là sous l'avancée de la forêt. Des jeunes merisiers poussaient en son milieu, l'herbe remplissait les ornières. Il lui arrivait de heurter de sa botte le chapeau d'un tue-mouche, de contourner une fourmilière. Pourtant les grands repères étaient là: cette chênaie qui descendait dans un ravin, une large bosse calcaire entourée de sapins… Pavel se pencha, toucha la couche de sable et d'aiguilles de pin. Elle formait déjà une croûte solide, toute tissée de tiges et de racines. En reprenant la route, il accéléra inconsciemment le pas.
Avant d'entrer à Dolchanka, la route faisait une courbe serrée en épousant la boucle de la rivière. Si l'on regardait derrière soi, on pouvait voir l'endroit qu'on venait de dépasser, comme on voit, dans un virage, les derniers wagons du train. Pavel se retourna et dans la lumière rouge du couchant qui rasait le sol, il vit la poussière de ses pas qui ondoyait encore dans l'air immobile et chaud, de l'autre côté du chemin incurvé. Il vit plus que cette trace. Il s'imagina presque, tel qu'il était il y a un instant: un soldat qui venait de nettoyer ses bottes, de rajuster sa vareuse, de laver son visage en puisant de l'eau tiède au milieu des joncs. Et se sentit, pour quelques secondes, très éloigné de ce double heureux et tout ému par le retour. Il dépassa le bosquet à l'entrée du village, tira encore une fois sur le bas de sa vareuse et soudain s'arrêta, puis courut, et de nouveau s'arrêta.
Ce qu'il vit ne l'effraya pas, tant le calme était profond. La verdure des vergers devenus sauvages recouvrait presque entièrement les restes des isbas calcinées. Les arbres avaient poussé en désordre, à travers la rue, en rompant sa ligne droite. Dolchanka n'existait plus. Mais ses ruines n'avaient pas la violence de la destruction récente. Les pluies avaient depuis longtemps délavé la noirceur des murs brûlés, les herbes folles cachaient les pierres des fondements. Seuls les fours dressaient encore leurs cheminées, indiquant l'emplacement des maisons. Pavel s'accroupit, tira la petite porte en fonte du fourneau – le grincement des gonds était l'unique bruit évoquant la présence humaine dans ce silence végétal.
Il parla à haute voix, en marchant lentement le long de la grand-rue. Les mots, même venant au hasard, donnaient à ces minutes un semblant de logique. Il reconnut la forge: brune de rouille, l'enclume pointait ses cornes au milieu des orties. Toujours en parlant, il fit ce calcul très simple: le village avait été brûlé durant l'offensive allemande de l'automne 1941, et donc depuis quatre ans, la neige, les arbres… Il s'arrêta devant une maison dont les murs restaient presque intacts, se souvint de cette bâtisse du soviet. Au-dessus de la porte, des gros clous portaient des bouts de corde blanchis par le soleil. Et au sol, les squelettes couverts de lambeaux d'habits étaient assis ou allongés, transpercés de tiges drues et de feuilles, entourés de larges ombelles crémeuses à l'odeur de vin chaud…
Il passa la nuit dans ce carré de rondins noircis qui traçaient encore, au milieu des broussailles, la place de leur maison disparue. À] présent, il ne souffrait plus. Dès les premiers pas autour de cet ancien incendie (sous les décombres des poutres réduites à des morceaux de charbon, il avait aperçu un lit de fer, tout noir, et l'avait reconnu), dès le premier crissement du verre sous le pas, la douleur avait franchi le seuil du supportable et l'avait insensibilisé. Seuls quelques petits détails absurdes blessaient encore le regard. Le soir, c'étaient ces guirlandes de fleurs blanches accrochées à la cheminée: près du sol, les fleurs étaient déjà fermées et en haut, là où le soleil brillait encore, elles exhibaient leurs cornets évasés. Il s'était approché, avait tiré avec force sur la guirlande… Et à présent, dans la nuit, ce fut cette ombre. Un rapide fouinement derrière les restes de la maison (un chien errant? un loup?) – et la peur, et l'humiliation d'avoir peur. Ici. À ce moment-là. Mais le vrai supplice était le ciel avec ces étoiles légèrement embrumées de chaleur et qui piégeaient le regard par la géométrie de leurs constellations apprises à l'école et, depuis, obtusément inchangées. Il y avait, dans leur lumière mate, une sorte de paisible imposture, une promesse usée par des milliards et des milliards de prières jamais exaucées. Même en fermant les paupières, il n'échappait pas à ces tracés éternels. Il s'assit et s'imagina soudain très vieux, oui, un vieillard qui veille près de sa maison détruite. Et se sentit indiciblement heureux, dans ce vieux corps imaginé, dans ce mourant sans souvenirs, sans désirs. Il avait vingt-cinq ans, en cet été 1945. Le temps qui le séparait du vieillard lui sembla d'une longueur inhumaine. Il tira son sac, sa main tâta la crosse du parabellum emmailloté dans un bout de tissu…
Il quitta le village avant la clarté du jour. En marchant, il se sentait suivi par son propre regard. Un regard de mépris. Il savait que s'il avait manqué de courage, c'était à cause de la femme aux mains tachées de jus de framboise.
Au début, il sut trouver des prétextes à ses errances. Il essaya, en vain, de retrouver sa sœur et passa plusieurs mois à tourner d'une ville à l'autre, dans la région. Puis alla à Leningrad pour rencontrer la famille de Marelst, se persuadait-il, comme s'il y avait encore un espoir de voir quelqu'un de vivant après un silence de plusieurs années. Un fonctionnaire à qui il demandait des renseignements sur Dolchanka, un fonctionnaire très perspicace, flaira en lui cette manie de nomade et le rabroua: «Il est temps de retrousser ses manches, camarade, et de participer à la reconstruction du pays!» En effet, si tout le monde se mettait à rechercher les survivants de tous les villages brûlés… Il ne trouva personne à Leningrad. Pourtant, très consciencieusement, il sonna à tous les étages de ce grand immeuble humide, sinistre, fermé sur une cour encaissée que ne parvenait pas à rendre vivante ce grand arbre aux feuilles incolores. Son zèle donna un résultat auquel il ne s'attendait pas. Une vieille femme surgit d'un appartement caverneux, le regarda presque joyeusement et soudain se mit à parler, de plus en plus haut, en racontant le blocus, les cadavres gelés dans les rues, les appartements habités de morts qu'on ne ramassait même plus… Il recula sur le palier, bafouilla un mot d'adieu, commença à descendre. Toutes ces histoires lui étaient connues. La femme sentit qu'il lui échappait et cria avec une joie démente: «Et dans notre immeuble, les gens ont mangé leurs chiens! Et ceux qui n'ont pas mangé leurs chiens sont morts et les chiens ont déchiré leurs cadavres…» Pavel dévalait l'escalier et la voix, amplifiée par l'écho, le poursuivait jusqu'à la sortie, puis dans les rues, et plus tard dans le train, dans le sommeil.
Dès qu'il restait plusieurs semaines à un endroit, il commençait à oublier. L'oubli, en cet après-guerre, était plus que jamais le secret du bonheur. Ceux qui n'avaient pas voulu oublier buvaient, se donnaient la mort ou tournaient en rond, comme lui, dans un semblant de retour qui n'en finissait pas.
Un jour, ce bonheur le happa. La femme ressemblait à la cueilleuse de framboises et même était encore plus proche de ce que l'homme affamé de chair attend: cette plénitude pesante du corps qui donne aux seins, à la croupe, au ventre une vie indépendante. En revenant après un jour ou deux d'absence (avec une équipe, il installait les fils électriques le long des routes), il se noyait dans ce corps, dans la vapeur doucereuse des pommes de terre cuites, et se réjouissait qu'on pût vivre sans autre chose que la chair lourde de ces seins et l'odeur tassée de cette isba à la bordure d'un chef-lieu.
Deux fois seulement, il douta de ce bonheur. Un soir, il observait sa compagne qui touillait le contenu d'une large poêle d'où montait le graillon bleuâtre des lardons. «Elle le touille comme pour les cochons», pensa-t-il sans méchanceté, tout engourdi par la journée de travail sous la pluie et par le bonheur. «Mais on peut très bien devenir un cochon si ça continue», se dit-il, en sentant une faible pulsation d'éveil, un afflux de souvenirs. Et il se hâta de replonger dans l'agréable torpeur du soir.
La seconde fois (à cause des froids, leur équipe rentra plus tôt que prévu, il enleva ses bottes trop embourbées dans l'entrée et monta sans bruit), ce bonheur faillit faire de lui un tueur. La porte de la chambre était entrouverte et déjà de la cuisine, il vit sa compagne, nue, et, collé à elle, un homme très maigre qui semblait, en soufflant, vouloir la pousser hors du lit. La hache qu'il chercha dans l'entrée ne tomba pas sous son regard. Ces quelques secondes de recherche le calmèrent. «Aller en taule à cause de cette tranche de lard et de ce ver au cul ridé? Pas fou…» Il chaussa ses bottes et se dépêcha de sortir en comprenant que pour tuer il aurait suffi de voir le visage de la femme, d'entendre sa voix. Il passa la nuit chez un ami et ne dormit pas, tantôt presque indifférent, tantôt inventant une vengeance. Dans un moment de lassitude, il crut comprendre quel genre de femme était celle dont il avait partagé la vie pendant une année. Il n'y avait jamais pensé auparavant. La guerre était le temps des femmes sans hommes et des hommes sans femmes, mais aussi celui des femmes qui, plutôt par le hasard d'une ville proche du front que par impudeur, avaient aimé sans compter, habituées à ces hommes qui repartaient à la guerre et que la mort rendait irrémédiablement fidèles à leur maîtresse d'une nuit. La femme que Pavel avait rencontrée était cette maîtresse. «Sale pute!» chuchota-t-il dans l'obscurité de la cuisine où son ami lui avait fait un lit, mais ce juron voulait en réalité faire taire un obscur pardon. Sa concubine lui rappelait, par son infidélité même, le temps de guerre. Elle vivait encore dans ce temps. «Comme moi», pensa-t-il.
Au matin, le désir de vengeance l'emporta. Il revint dans l'isba qu'il trouva déjà vide. La femme était partie travailler, en lui laissant une casserole de pommes de terre. Il retira les cartouches de son parabellum, résolu à les mettre dans le fourneau, et imaginant avec une mauvaise joie le feu d'artifice, le soir. Puis se ravisa, alla dans la chambre, tira son couteau. Il perça l'édredon sans entrain, comme par acquit de conscience, et s'arrêta. Quelques plumes voletèrent autour du lit. La chambre lui paraissait déjà méconnaissable, comme s'il n'y avait jamais vécu. Il caressa les zébrures sur le manche du couteau, puis rassembla quelques objets qui lui appartenaient et s'en alla. Dans l'entrée, il remarqua la hache, rangée dans un coin, derrière la porte.
De nouveau, durant plusieurs mois, il ne vécut nulle part, jouant au retour du soldat, rusant avec la vie neuve des autres pour rester avec ceux qui n'étaient plus. C'est en pensant à eux qu'un jour il se souvint de l'amie de sa mère, de cette étrangère si russe qui venait souvent les voir à Dolchanka, de Sacha. Il la retrouva dans sa petite ville, à côté de Stalingrad, se laissa convaincre, resta chez elle et commença à travailler dans un dépôt de chemins de fer.
Le troisième anniversaire de la victoire approchait, la ville se couvrait de panneaux rouge et or, avec des slogans triomphants, avec les figures radieuses des soldats-héros. Pavel avait l'étrange impression que les gens autour de lui parlaient d'une autre guerre et que de plus en plus ils croyaient à cette guerre qu'on inventait pour eux dans les journaux, sur les panneaux, à la radio. Il parla de la sienne, des disciplinaires, des assauts à main nue. Le chef d'atelier le rabroua, ils s'empoignèrent. Pavel lâcha prise en voyant sur le bras du chef une longue balafre grossièrement suturée comme on le faisait en première ligne. Quand la dispute se calma et qu'ils restèrent seuls, l'homme l'emmena dehors, derrière un amas de vieilles traverses, et l'avertit: «Tout ce que tu dis est vrai, mais si demain on t'embarque pour ta vérité, sache que je n'y suis pour rien. Des mouchards, il y en a dans l'atelier…» Pavel en parla à Sacha. Elle lui donna du pain, tout l'argent qu'elle avait à la maison et lui conseilla de passer la nuit chez une vieille amie qui vivait à Stalingrad. Elle avait raison. On vint le chercher à trois heures du matin.
Il n'avait plus besoin de trouver des prétextes à ses errements. Il fallait tout simplement s'éloigner de plus en plus de Stalingrad, se rendre invisible, se fondre dans cette vie neuve qu'il avait jusque-là fuie. Il quitta la région de la Volga en se dirigeant vers l'ouest puis, d'un hasard à l'autre, se mit à descendre vers le sud, en pensant à la mer, aux ports, au grouillement méridional dans lequel sa mine douteuse de soldat vagabond s'effacerait. Les gares et les trains étaient depuis longtemps devenus son vrai domicile. Les semaines passées dans le dépôt lui avaient donné une assurance de professionnel. Plus d'une fois, il repéra la présence d'une patrouille militaire. Il se changeait, mettait son bleu de travail et se faisait passer pour un cheminot. Puis redevenait soldat: les machinistes refusaient rarement d'aider un «défenseur de la patrie».
Ce jour-là, Pavel portait son uniforme. Le train qu'il avait repéré dès le matin était déjà déchargé et devait partir d'une minute à l'autre. Sa destination lui convenait. Il restait à négocier avec le machiniste ou bien, en cas de refus, à sauter dans un wagon après le départ. C'est en faisant son guet entre deux baraquements d'entrepôt qu'il entendit leurs voix: deux voix d'hommes qui se secondaient avec une hilarité menaçante et celle d'une femme dont il perçut tout de suite le fort accent d'Orient. Curieux, il contourna l'angle et les vit. Les hommes (l'un d'eux s'appuyait sur un balai, l'autre allumait puis éteignait sa lampe, par jeu, car il faisait encore clair) empêchaient la femme de s'en aller, lui bloquant la route, la poussant contre le mur de l'entrepôt. Ils le faisaient sans violence, mais avec cette autorité des mouvements qu'a un chat qui joue avec un oiseau déjà brisé.
«Non, ma belle, tu nous dis d'abord où tu vas et avec quel train, puis tu nous dis ton nom…, répétait le balayeur en avançant une épaule pour retenir la jeune femme.
– … et on voudrait aussi voir un peu tes papiers», enchaînait le cheminot et il dirigeait sa lampe vers le visage de la femme.
Elle fit un pas plus énergique pour se libérer, dans sa voix une corde fatiguée se rompit: «Lâchez-moi!» L'homme à la lampe lui appliqua la main sur la poitrine comme pour repousser une attaque: «Mais sois gentille avec nous, on ne te demande que ça… Sinon la milice va s'intéresser à ta personne. »
La femme, hébétée, les yeux mi-clos comme pour ne pas voir ce qui lui arrivait, ne parvenait plus à rejeter ces quatre mains qui tiraient sur sa robe, lui enserraient la taille, la poussaient vers la porte bâillante de l'entrepôt.
Pavel se porta vers eux d'un bond en essayant de devancer les avertissements de prudence qui résonnèrent dans sa tête. Ce n'est pas le désir de porter secours qui le décida, mais une vision irréfléchie: ce contraste trop rude entre la beauté de la femme, la fragilité ciselée de son visage et la bouillie des mots, des physionomies, des gestes qui l'empoissait.
Son apparition soudaine, son uniforme en imposèrent et même firent peur. En entendant sa voix rauque, le cheminot se retourna, s'écarta de la jeune femme, s'inclina pour reprendre sa lampe posée par terre. Il bégaya:
«Non, tu vois, sergent, c'est que… non, c'est une voleuse… Quand on l'a vue, elle était en train de chaparder dans les entrepôts… »
Il se mit à se justifier en prenant à témoin le balayeur, mais peu à peu, sa peur maîtrisée, il se rendit compte que le sergent avait un air bizarre: les joues couvertes d'une barbe de quatre jours, une vareuse grossièrement raccommodée, çà et là, et sans col, ces bottes aux tiges écrasées et bouffies par l'usure. Il changea de ton, ulcéré par son erreur.
«Mais toi-même, qu'est-ce que tu viens faire ici? Tu ne voulais pas par hasard visiter les entrepôts? Elle était donc avec toi, cette voleuse? Deux copains, deux coquins!»
Pavel, sentant le danger, voulut couper:
«Tu la fermes, d'accord? Lâche la femme et va serrer les freins! Et pas de sifflet…»
Mais l'autre, détectant de mieux en mieux la faiblesse de ce soldat qui lui avait fait tellement peur, s'emporta:
«Quoi? Les freins? Mais qui es-tu, toi? Attends un peu, on va voir quel régiment tu as déserté! Tiens-le, Vassilitch! J'appelle la patrouille! Ils sont là, près de la gare…»
Pavel repoussa le balayeur qui voulut l'attraper, se retourna et vit que le cheminot ne mentait pas: un officier et deux soldats venaient dans leur direction, le long de la voie. Il frappa pour faire cesser le hurlement des deux hommes. Son poing s'écrasa contre une bouche moite, glissante, l'autre main percuta un menton. Mais le cri se poursuivit, seulement sur un ton plus aigu. Et les doigts se tordaient en s'agrippant à sa vareuse. Il frappa encore. La lampe tomba, roula par terre, s'alluma d'elle-même, son faisceau découpa les roues d'un train qui venait de démarrer. Au loin, les deux soldats de la patrouille se mirent à courir, l'officier accéléra le pas…
C'est la jeune femme qui l'arracha à cette bagarre sans issue. Figée près du mur, elle parut soudain se réveiller et jaillit comme une flèche vers le train qui avançait avec une lenteur somnambulique. Pavel attrapa son sac et la suivit, en essuyant sa main tachée de sang contre son pantalon.
Ils grimpèrent sur le palier d'un wagon, sautèrent sur les voies de l'autre côté, roulèrent sous un convoi et, en voyant que les soldats l'avaient contourné tout au bout, replongèrent, coururent le long du train, rampèrent de nouveau entre les roues. Les sifflets de la patrouille les guidaient, tantôt éloignés, tantôt assourdissants, séparés par un seul rang de wagons. Et les yeux avaient le temps d'intercepter le calme de cet ouvrier qui fumait tranquillement, assis sur une pile de traverses, et la plaque d'émail (avec une destination invraisemblable) d'un vieux wagon sur une voie de garage, et même l'intérieur des compartiments (enfants, thé, une femme préparant le lit) dans ce train de voyageurs qui surgit à vive allure et les sauva, en les séparant de leurs poursuivants. Ils s'élancèrent, entraînés par le souffle de son passage, se retrouvèrent entre ce train rapide et un convoi de marchandises qui avançait à peine, comme ne se décidant pas à partir, aperçurent l'ouverture d'une porte coulissante, échangèrent pour la première fois un regard de complicité, grimpèrent. Pavel tira la porte, trouva dans l'obscurité le bras de la jeune femme. Ils restèrent sans bouger, suivant, derrière la mince paroi de bois, le va-et-vient des pas, des appels, des sifflets. Des pas s'approchèrent, longèrent le train qui glissait toujours avec une lenteur torturante, et une voix s'adressant à quelqu'un de l'autre côté des rails cria: «Non, mais ils doivent être là quelque part, je les ai vus! Dis-lui de venir avec son chien!» Leurs yeux s'étaient déjà habitués à l'obscurité. Ils se regardaient fixement, chacun devinant que son danger, si singulier, si lié à son passé, se mêlait désormais au danger que fuyait l'autre. Que leurs vies se mêlaient. Au loin retentirent une voix coléreuse, un ordre, puis quelques aboiements. Et c'est à ce moment que le convoi fut parcouru par une secousse et Pavel sentit dans son corps au même instant que dans le corps de la femme cet involontaire effort de tous les muscles dans l'enfantin désir d'aider le départ. La course s'accéléra très peu, mais après une dizaine de cognements de roues ce bruit changea, devint plus sonore, plus vibrant. Le train entra sur un pont et roula de plus en plus vite.
Très tôt le matin, Pavel se leva, tout engourdi par une nuit de guet, la tête remplie des saccades de visions de la veille. Il fit glisser la lourde porte du wagon et soudain recula d'un pas, effrayé, ébloui. Sur un ciel encore sombre, au-delà des vallonnements couverts de forêt, éclataient les angles neigeux du Caucase, presque menaçants dans leur beauté. Leur masse légèrement bleutée semblait avancer à chaque seconde, surplomber le train. Et à cause de cette hauteur, tout l'espace s'édifiait à la verticale et il était impossible pour quelqu'un qui avait toujours vécu en plaine d'imaginer la vie en contrebas de cette splendeur muette.
La jeune femme vint aussi vers la porte et regarda dehors, en rejetant ses longs cheveux que le vent lui souffla au visage. À travers le martèlement des roues, Pavel cria son admiration. Elle hocha la tête, mais n'exprima ni surprise ni crainte. Elle avait l'air de ne pas s'intéresser aux pics neigeux à l'horizon, mais de scruter les collines boisées et les rares villages, encore assoupis.
Pavel voulut descendre à la première occasion, attiré par une grande ville que le train tra-versa en s'immobilisant pour quelques minutes. Cette contrée verticale lui semblait trop étrangère. La femme le retint.
Ils sautèrent du wagon lorsque le convoi, à la sortie d'un long tunnel, ralentit à un tournant, au milieu des montagnes. La femme marcha vite, en descendant le versant couvert d'arbres et de buissons que Pavel ne connaissait pas. Il la suivait avec difficulté, se laissant agripper par les ronciers qu'elle savait éviter, dérapant sur des petits éboulis cachés sous la brande. La forêt, sans un sentier, paraissait vierge. En débouchant sur la berge d'un cours d'eau, la femme s'arrêta et Pavel, la rattrapant («Elle veut m'égarer ou quoi? » s'était-il dit quelques minutes auparavant), demanda sans pouvoir cacher son inquiétude sous un ton de bravade: «Alors, tant qu'à faire, on va monter au Kazbek, à présent? Tu m'amènes où, comme ça?» La femme sourit, et c'est à ce moment qu'il remarqua à quel point elle était lasse. Sans répondre, elle avança sur les galets, entra dans le courant, y plongea, tout habillée, et ne bougea plus, laissant l'eau laver son corps, son visage, sa robe aux manches effilochées. Pavel voulut l'appeler puis se ravisa, sourit et s'en alla vers les rochers qui, un peu plus bas, descendaient dans la rivière. Tout lui parut soudain simple, comme prévu par un ordre de choses insolite qu'il allait découvrir. Il se déshabilla derrière les rochers et glissa dans le courant. Le soleil était déjà au zénith et cuisait la peau. Les vêtements séchèrent en quelques minutes.
Pendant la halte sur cette berge, il apprit ce qu'il devinait déjà. La jeune femme était une Balkare. L'un de ces peuples caucasiens déportés en 1944. Certains tentaient de rentrer clandestinement, mais se faisaient prendre bien avant d'avoir vu la neige des sommets.
Elle lui montra son village de loin: une rue déserte, des vergers aux branches couchées par terre sous l'inutile abondance de fruits et dans la cour d'une maison, sur une corde, une rangée de linge en lambeaux.
Ils s'installèrent à plusieurs kilomètres de là, par prudence. De temps en temps, Pavel descendait dans ce village vide où il trouvait quelques outils de charpentier, une boîte de clous, un vieux briquet à amadou… Un jour, il vit, imprimés dans l'épaisse poussière de la rue, des traces de roues. Il reconnut un tout-terrain militaire. Les mois passèrent, la voiture ne réapparut pas. Il ne dit rien à la femme. «À ma femme», pensait-il souvent à présent.
Le refuge qu'ils avaient construit dans le repli rocheux d'un vallon était à une journée de marche d'une petite ville avec une gare de chemin de fer. C'est de cette ville que Pavel envoya une lettre à Sacha. Elle était seule à connaître leur vie cachée. Seule à venir les voir une ou deux fois par an.
Elle vint aussi pour la naissance de leur enfant et resta plus longtemps cette fois-là… Un soir, pavel revenait de son rucher installé de l'autre côté du vallon, à l'orée d'une forêt de châtaigniers. Il traversa le courant, en portant sur son épaule une seille remplie de miel frais, s'arrêta pour reprendre souffle en bas d'une petite montée qui menait vers leur maison. Il voyait à travers la porte entrouverte les silhouettes des deux femmes. Sacha restait debout, une bougie à la main, sa femme était assise, le visage penché vers l'enfant. Il entendait non pas les paroles mais juste la tonalité, lente et égale, de leur conversation à mi-voix. Il pensa à Sacha, avec cette reconnaissance douloureuse qu'on éprouve envers celui qui n'attend aucun mot de reconnaissance, qui n'y pense même pas et qui donne beaucoup trop pour qu'on puisse le lui rendre. «Elle serait russe, elle n'aurait jamais osé venir ici…», se dit-il en comprenant que c'était une manière très imparfaite d'exprimer la nature de cette femme. Étrangère, elle prenait plus de liberté avec les pesantes lois et habitudes qui gouvernaient ce pays et qu'elle ne croyait pas absolues. Alors elles cessaient d'être absolues.
De l'endroit où s'était arrêté Pavel, il entendait le ruissellement du courant, ce bruissement souple et sonore qui, la nuit, emplissait leur maison, en se fondant dans les bruits de la forêt, dans le crissement du feu. Sous le rocher, en face de la maison, l'eau était lisse et très noire. Le ciel y jetait le reflet d'une constellation qui ondulait lentement en changeant de contour. Il s'étonnait en pensant que l'homme avait besoin de si peu pour vivre et être heureux. Et que dans le monde qu'ils avaient fui, ce peu se perdait dans les innombrables stupidités, dans les mensonges, dans les guerres, dans le désir d'arracher ce peu aux autres, dans la peur de n'avoir que ce peu…
Il souleva la seille et se mit à monter vers la maison. Sa femme se tenait sur le pas de la porte avec leur fils dans les bras. L'enfant s'était réveillé mais ne pleurait pas. Les étoiles éclairaient faiblement son petit front. Ils restèrent un instant dans cette nuit, sans bouger, sans rien dire.
… Celle qui me contait la vie de Pavel interrompit son récit sur cet instant de nuit. Je pensai que c'était une simple pause entre deux mots, entre deux phrases et que le passé allait de nouveau s'éveiller dans sa voix. Mais peu à peu son silence se confondit avec l'immensité de la steppe qui nous entourait, avec le silence du ciel qui avait cette luminosité dense des premières minutes d'après le couchant. Elle était assise au milieu de cet ondoiement infini des herbes et, la tête légèrement relevée, les yeux mi-clos, regardait au loin. Et c'est en devinant qu'il n'y aurait pas de suite que subitement je compris: la fin du récit m'était déjà connue. Je savais déjà ce qui arriverait au soldat, à sa femme, à leur enfant… L'histoire m'avait été confiée plus d'un an auparavant, par une soirée d'hiver, dans la grande isba noire, le jour où le cri d'un adolescent avait failli me tuer: «Ton père fusillé comme un chien par les mitrailleurs…» Depuis, d'un samedi soir à l'autre, le récit s'était poursuivi en me donnant ce qui me manquait le plus à l'orphelinat – la certitude d'avoir été précédé sur cette terre par des gens qui m'aimaient.
En regardant cette femme aux cheveux blancs assise à quelques mètres de moi, je comprenais de mieux en mieux que la véritable fin de son récit était ce silence, ce flot de lumière qui planait au-dessus de la steppe et nous deux, unis par la vie et par la mort des êtres qui survivaient uniquement en nous. Dans ses paroles et désormais dans ma mémoire. Elle se taisait, mais à présent j'imaginais son ombre au fond de la maison cachée dans un étroit vallon du Caucase. C'est elle, cette femme qui, une bougie à la main, souriait à une jeune mère qui entrait en portant un enfant dans ses bras, à l'homme qui déposait sur un banc une lourde seille recouverte de coton.
Je prononçais mentalement son prénom, Sacha, comme pour faire coïncider la femme qui était assise sur l'herbe de la steppe, à côté de moi, et cette autre qui avait, si discrètement, si intensément, traversé la vie de ma famille. C'est à ce moment qu'elle fit un effort pour se lever, en s'apercevant sans doute que la nuit approchait. Maladroitement, je me hâtai de lui venir en aide, de lui tendre mon bras, devinant pour la première fois la fragilité de son corps, la fragilité de la vieillesse qu'on a peine à concevoir quand on a quatorze ans. Mes doigts dans ce geste hâtif serrèrent sa main mutilée. Je sentis un frémissement instinctif, ce réflexe de pudeur qu'ont certains blessés qui ne veulent pas effrayer ou se faire plaindre. Elle me sourit, me parla d'une voix qui retrouva sa tonalité sereine et précise.
Après quelques minutes de marche, je me rendis compte que j'avais oublié, à l'endroit de notre halte, le livre que nous emportions durant ces longues journées passées dans la steppe, au bord d'une rivière. Je le dis à Sacha, rebroussai chemin en courant et en me retournant je la vis, de loin, toute seule au milieu de l'étendue sans limites emplie de la transparence du soir. Je marchais lentement en reprenant mon souffle et la regardais m'attendre là-bas, dans cette solitude absolue, dans ce détachement qui rendait sa présence semblable à un mirage. Je ne pensais pas à l'histoire de ma famille dont elle venait de me transmettre les derniers souvenirs. Je pensais à elle-même, à cette femme qui, d'une manière très discrète, presque involontairement, aurais-je pu croire, m'avait appris sa langue, et dans cette langue, le pays de sa naissance, le pays qui ne l'avait jamais quittée durant sa longue vie russe.
De loin, je reconnus son sourire, le geste de sa main. Et avec toute l'ardeur de mon âge, je fis le serment muet de lui rendre, un jour, son vrai nom et son pays natal tel qu'elle l'avait rêvé dans l'infini de cette steppe.