«Non, écoutez, soyons sérieux, politiquement ce pays est un cadavre. Ou plutôt un fantôme. Un fantôme qui espère encore faire peur mais qui fait plutôt rire.»
Ils parlaient de la Russie. Je n'intervenais pas. S'il m'arrivait de me trouver dans ce genre de réunions très parisiennes, ce n'était jamais pour y prendre la parole. Je répondais à l'invitation car je savais que dans ce monde très composite il y avait une chance de tomber sur un invité qui, en apprenant mes origines, pouvait s'exclamer. «Tiens, pas plus tard qu'hier j'ai rencontré, chez Untel, à Lisbonne, votre compatriote, comment elle s'appelait déjà… » C'est ainsi en tout cas que j'imaginais pouvoir capter ton ombre, la retenir, la cerner sur un continent, dans un pays, dans une ville, en questionnant cet invité providentiel… Durant plus de deux ans, j'avais patiemment revu les endroits où ta présence me paraissait probable, des villes que nous avions, même brièvement, habitées autrefois. Désormais, au lieu de cette quête (je m'étais souvent dit que logiquement tu devais précisément éviter ces villes-là), je guettais un écho que le hasard d'un bavardage mondain allait glisser entre deux sentences sur le «cadavre politique» ou autres vérités de salon.
Ce jour-là, la Russie fantôme fit mouche. La conversation s'anima.
«Un trou noir qui engloutit tout ce qu'on yjette, enchaîna quelqu'un.
– Ils sont allergiques à la démocratie», affirma l'autre.
Une femme, en tendant sa cigarette vers un cendrier:
«J'ai lu quelque part qu'ils ont maintenant une espérance de vie plus basse que dans certains pays d'Afrique!
– C'est sans doute, chérie, parce qu'ils fument trop», déclara son mari, et il lui subtilisa, par jeu, son paquet de cigarettes.
Tout le monde rit. On changea de sujet. Sous prétexte de reprendre un verre, je m'éloignai, je regardai leur petit groupe au milieu d'autres cercles qui se faisaient et se défaisaient en suivant le hasard d'un regard, d'une parole, d'un ennui. Il y avait cette femme qui écrasait son mégot, une sorte de minuscule adolescente malgré la soixantaine, son mari, ancien ambassadeur, grand, massif, qui tout en écoutant, c'est-à-dire en feignant d'écouter, levait les sourcils en saluant les gens par-dessus la tête de ses interlocuteurs et retombait dans la conversation pour rebondir à demi-mot. Cette autre, une grande prêtresse de la culture parisienne, une femme au profil masculin, à la voix ferreuse et dont le corps très maigre, l'expression des yeux, les mouvements du menton semblaient militer pour une cause tandis que son cou, sous les cheveux coupés court, démentait ce militantisme par sa fragilité presque enfantine, dernier refuge de sa féminité et dont peut-être elle-même ignorait la beauté. Une autre encore, cette blonde souriante très classique qu'on avait l'impression d'avoir rencontrée mille fois, avant de percer, sous cette carapace dorée et souriante, une inconnue. Enfin, ce jeune homme qui venait de parler du «pays fantôme». Jeune à cinquante ans et qui le serait toujours. Un jean noir, une chemise blanche largement ouverte sur une poitrine claire, une chevelure d'artiste, de fines lunettes rondes. Plus que de cet habillement, l'illusion de jeunesse provenait de son art d'être toujours actuel. Ce qu'il disait en fait importait peu, car durant sa déjà longue vie de diseur de vérités, il avait été maoïste, communiste, anticommuniste, libéral, antibourgeois vivant dans le quartier le plus bourgeois, avait défendu toutes les causes et leur contraire, mais surtout savait ce qu'il fallait dire pour se faire passer pour un contestataire, un révolutionnaire, une tête chercheuse, même en disant des banalités qu'il combattrait le lendemain. À ce moment-là il fallait dénigrer le pays fantôme. Il avait le sens de la formule… En sortant, je fus rattrapé par un journaliste rencontré dans l'une de ces réunions. «Je vais couvrir la visite de votre président avec une journaliste russe. Vous la connaissez peut-être, elle s'appelle… »
En marchant dans les rues nocturnes, je me disais que la probabilité de te retrouver sous une identité russe était presque nulle. Surtout à côté de «notre» président. Pourtant, c'était le seul moyen qui me restait d'écarter, une à une, celles qui n'étaient pas toi.
Le sobriquet de «pays fantôme» me poursuivit quelque temps à la manière d'un obsédant refrain court-circuité par la mémoire. Et aussi ce regret: il aurait fallu intervenir, essayer d'expliquer, leur dire que… Plus tard, dans la nuit, je pensai à cette douleur fantôme qu'éprouve un blessé après l'amputation. Il sent, très charnellement, la vie du bras ou de la jambe qu'il vient de perdre. Je me disais qu'il en était ainsi pour le pays natal, pour la patrie, perdue ou réduite à l'état d'une ombre, et qui s'éveille en nous, à la fois déchirement et amour, dans les pulsations les plus intimes des veines rompues.
«Il aurait fallu leur parler de…» Mais ce qui me venait à l'esprit était silencieux: cette femme, seule, au milieu de l'immensité de la steppe, le regard abandonné dans la dernière clarté du couchant. J'imaginais cette même femme, plus jeune, au début de la guerre, infirmière dans un hôpital, dans une petite ville derrière la Volga. Des salles bondées de blessés, de mourants, de morts. Des chirurgiens qui opèrentjour et nuit et tombent de fatigue. Le sol qui, à cause des bombardements, devient sonore sous les pieds, comme une large dalle posée sur le vide. Des convois arrivent, déchargent leur cargaison de corps gluants de sang, de boue, de poux. Les bras sont engourdis par le poids de tous ces hommes qu'il faut transporter, retourner, soulever. Dans le tumulte des cris, on ne distingue plus la bouche qui appelle. La douleur rend tous les regards semblables. Cela se passe dans un pays dont les deux capitales sont assiégées, l'armée en déroute, les villes dévastées. Un pays fantôme…
Elle ne l'avait jamais appelé ainsi, ne s'était certainement jamais dit: «Je suis étrangère, ce pays n'est pas le mien, je n'ai pas à supporter le destin démesuré de ce peuple.» Dans un bombardement, un éclat lui avait mutilé les doigts de la main droite. Depuis, du matin au soir, et souvent la nuit, elle travaillait à la gare de triage, au milieu des convois qui partaient au front et qui en revenaient.
… Je me souvins qu'en quittant les gens avec qui j'avais passé le début de la soirée je les avais entendus dire que les prix de l'immobilier («en tout cas à Paris intra-muros », précisait la femme-adolescente) allaient repartir à la hausse…
La nuit d'hiver était tiède, la pluie dans la fenêtre ouverte égrenait à l'infini le scintillement de la ville. Myriades de points lumineux, obtus symbole de l'éparpillement humain: pour retrouver une personne disparue, il suffit de visiter toutes ces sources de lumière, l'une après l'autre, sur toute la planète. Souvent, dans mon désespoir, ce tri infini des lueurs me paraissait réalisable.
Je me rappelai très précisément le jour où je t'avais parlé de Sacha, de cette femme qui m'était soudain apparue toute seule dans l'immensité de la steppe.
Dans notre jargon, nous les appelions «voyeurs»…
Ce jour-là, dans la fournaise africaine de la ville, il ne restait plus que des lambeaux des deux armées ennemies, ces soldats épuisés qui n'avaient même plus la force de se haïr. Quelques habitants aussi, terrés, assourdis d'explosions, veillant sur leurs morts. Enfin, les «voyeurs», ces professionnels engagés par les entreprises d'armement, des spécialistes qui, d'une distance raisonnable, suivaient les combats, prenaient des photos, notaient les performances des armes, filmaient la mort. Les acheteurs de canons ne se contentaient plus de notices publicitaires ni de tirs de démonstration sur des polygones d'opérette. Ils exigeaient des conditions de guerre réelles, des preuves obtenues au feu, de vrais corps déchiquetés au lieu des mannequins troués. Les téléobjectifs des «voyeurs» découpaient ce char à la tourelle arrachée et d'où sortaient des carcasses humaines noircies, réussissaient à cadrer ce groupe de soldats fendu par une grenade d'assaut…
C'est à cause d'eux que nous étions restés dans cette ville. Nous avions pu les approcher, nouer connaissance, rendre un service, nous assurer de pouvoir retrouver leurs traces en Europe. Puis, quand la fumée des incendies avait commencé à gêner leurs prises de vue, nous les avions vus partir: un hélicoptère qui avait glissé sur le fond des collines rousses et par sa légèreté avait fait penser à un survol touristique.
D'un refuge à l'autre, nous nous retrouvâmes au dernier étage de la tour d'un hôtel qui dominait le quartier du port. Les cinq ou six premiers étages étaient noirs de suie et n'avaient plus de vitres. Un escalier de fer en colimaçon qui menait au jardin suspendu, au premier, avait été arraché par une explosion et se balançait à présent comme un énorme ressort pointé vers le vide. Le dernier étage était occupé par un restaurant panoramique qui en temps de paix tournait lentement, permettant aux touristes de contempler la mer, le grouillement multicolore du marché, les silhouettes ocreuses des mon tagnes. Maintenant la salle restait immobile et, sans air conditionné, on s'y sentait comme dans une cage de verre. Le double vitrage ne laissait pénétrer aucun souffle, amortissait même le bruit des fusillades. Les tables étaient dressées, les serviettes s'élevaient en petites pyramides amidonnées. Le silence et l'air confiné rappelaient un musée désert, par un après-midi de juillet. Un grand espadon fixé sur le mur, au-dessus du bar, augmentait cette impression d'être derrière une vitrine de musée. De temps en temps, les rafales se faisaient entendre en bas de l'immeuble, puis résonnaient dans les étages, montaient… Une nuit, le courant revint pour quelques secondes, des abat-jour en verre foncé répandirent une lumière douce, couleur de thé, les ventilateurs s'animèrent au-dessus des tables. Et à côté du bar retentirent les soupirs d'un magnétophone: deux ou trois mesures d'un slow qui disparurent presque aussitôt dans l'obscurité revenue.
De jour, par la baie circulaire, nous pouvions observer presque la ville entière. Souvent, deux groupes de soldats, rebelles et gouvernementaux, avançaient l'un vers l'autre, sans se voir, séparés par un pâté de maisons, et soudain tombaient nez à nez, se jetaient sous les porches ou à terre, et s'entre-tuaient. Parfois un seul homme progressait en rasant les murs, l'arme pointée en avant, et de notre refuge vitré nous voyions son ennemi qui marchait à pas de loup, derrière l'angle de la maison. La guerre vue du haut révélait toute sa nature de jeu comique et impitoyable. Nous suivions l'approche des deux soldats qui ne se voyaient pas encore, nous savions ce qui allait se passer, et notre position et cette prescience surhumaine nous peinaient comme une prérogative usurpée… Au loin, à plusieurs kilomètres de la ville en feu, on pouvait discerner les rectangles gris du cantonnement des Américains. Ils attendaient la fin des combats pour intervenir.
Nos pensées, nos paroles étaient d'une clarté dure et définitive durant ces journées de réclusion dans notre refuge perché. Peut-être parce que nous voyions la bataille de très haut, comme sur une maquette, et constations que finalement il suffisait de monter une dizaine d'étages pour que la folie de l'homme apparaisse nue. Ou bien parce que trop claire et sans appel était notre propre situation: en suivant le départ des «voyeurs», nous n'espérions plus, comme autrefois, qu'un lourd hélicoptère de combat se poserait – s'imposerait – à côté des maisons en feu pour emporter les débris des troupes qui s'obstinaient à servir l'empire. Les dernières nouvelles, confuses et invraisemblables, qui nous étaient parvenues de Moscou, parlaient des fusillades dans les rues, du pilonnage des bâtiments civils. Une confusion qui disait très clairement la fin.
Mais surtout cette guerre paraissait transparente. Malgré la fumée des incendies, malgré la densité du sang versé, malgré l'écheveau de commentaires dont on l'enveloppait dans les journaux. Sa logique était toute simple. Le changement de l'équipe dirigeante décidé, par les Américains, à dix mille kilomètres de cette ville. Le baril de pétrole à moitié prix les récompenserait. La nouvelle équipe le vendrait pour payer les armes déjà livrées et qu'il faudrait régulièrement renouveler en suivant les conseils des décideurs. Et pour bien choisir, les conseillers feraient la projection des vidéos tournées par «les voyeurs» et qui montreraient ces armes dans des combats tout à fait réels…
Tu te mis à me parler de cette transparence quelques minutes après la mort d'un soldat. Nous l'avions entendu monter l'escalier en courant, en tirant sur ceux qui le poursuivaient. La porte du restaurant n'était pas barricadée – nous savions que cela aurait mis en colère les assaillants et nous aurait privés d'une maigre chance de survie. Il y avait eu le crépitement de quelques rafales multiplié par l'écho des étages, puis cette explosion. Il était impossible de savoir si la grenade était lancée par le fugitif ou par ses poursuivants. En tout cas, ils n'avaient pas grimpé plus haut et le soldat était mort sur le palier du restaurant. Je ne me rappelle plus pour quel camp il combattait. J'étais simplement frappé par sa jeunesse.
Nous avions recouvert son corps d'une nappe et c'est à ce moment-là que tu parlas des gens qui dans leurs bureaux new-yorkais ou londoniens habillaient ces guerres d'enveloppes de reportages, d'articles, d'émissions, d'enquêtes. On faisait semblant d'oublier le prix du baril, on parlait des haines ancestrales, des catastrophes humanitaires, du processus démocratique entravé.
«Tu vas voir, ils vont encore expliquer ce car-page par la rivalité entre Bantous et Nilotiques, disais-tu avec cette pointe d'aigreur que je ne te connaissais pas.
– Mais je pensais qu'ils étaient tous bantous dans cette région…
– Quelque anthropologue de service va trouver autant d'ethnies qu'il le faut et on leur apprendra qu'elles se sont toujours détestées et qu'elles n'ont qu'à s'entre-tuer… Ou bien on rappellera que le président indésirable avait, il y a vingt ans, rendu visite à Kadhafi ou à Fidel. Et sur tous les écrans de la planète, sur toutes les radios, on le traitera de terroriste sanguinaire. Et la boîte qui organisera tout ce tapage va être payée grâce au baril moins cher. Comment il disait déjà, le vieux Marx? "Promets au capitaliste trois cents pour cent de gain, aucun crime ne l'arrêtera." Toujours actuel…»
Nous nous taisions en regardant la maquette de la ville qui, dans le crépuscule, ressemblait aux feux d'un campement nomade. Les deux armées, retranchées dans leurs positions, attendaient le matin. Au loin, au-dessus du contingent américain, on voyait les faisceaux de lumière que dardaient vers le sol les hélicoptères déjà engloutis par l'obscurité… Je crus deviner tes pensées et pour t'en distraire, je me mis à te raconter ma rencontre, à Milan, avec l'un de ces habilleurs de l'actualité. La langue déliée par la boisson, il prétendait que sa firme était capable de créer un personnage politique, de l'imposer, de le faire acclamer et, seulement quatre-vingt-seize heures après, de le démolir, de présenter son exact négatif sans que l'opinion se rende compte d'être manipulée. «Oui, quatre-vingt-seize heures, quatre jours, se vantait-il, une seule condition: il faut que ça tombe sur un week-end, l'esprit critique baisse et puis toute coupure de rythme permet plus facilement de remodeler la mémoire collective. Quant aux vacances, je ne vous dis pas, on a le temps d'habituer l'opinion à l'idée que Saddam sera le futur président des États-Unis…»
Au lieu de sourire, je vis ton visage se crisper, tu fermas les yeux et secouas légèrement la tête comme pour comprimer une douleur subite. Tu étais déjà très loin de cette ville, de cette guerre si vraie et si truquée. Tu étais dans un passé dont je ne savais pas si la douleur provenait d'un excès de mal ou d'une joie trop grande. Je t'attirai vers moi et c'est à ce moment, comme par une dérision idiote et agressive, que la lumière revint. Je me précipitai vers les interrupteurs – sur les vitres sans rideaux, nos silhouettes auraient été visibles dans toute la ville. Mais le magnétophone, caché au fond du bar, resta branché et dans l'obscurité nous écoutions les flux et reflux d'un saxophone dont la mélodie n'avait, elle, rien d'agressif. C'était un souffle de notes fatiguées et qui glissait parfois, comme sur une lame de rasoir, au bord d'une chute, d'un cri, d'un sanglot, puis revenait vers une respiration rythmique et profonde en brossant, dans le noir, la fin d'une longue course, la fin d'une lutte, la fatigue d'un homme le soir d'une bataille perdue… La mélodie se brisa mais dans le noir, nous continuâmes, un temps, d'entendre sa cadence silencieuse.
La nuit, je te parlai de ma dernière rencontre avec Sacha, de sa solitude au milieu d'une steppe infinie, de cet instant où son récit avait pris fin en me laissant devant une mère et un père penchés sur leur enfant, dans une nuit du Caucase.
Peu avant le lever du soleil, un obus percuta le mur de l'hôtel, dans le bar une rangée de verres glissèrent, un à un, et se brisèrent sur le comptoir. Les rafales pénétraient déjà dans le hall du rez-de-chaussée, montaient vers les étages. Je cassai une vitre dans la cuisine, puis une autre sur le palier, en espérant trouver un escalier d'incendie. Mais il n'y eut que ce vieux nid sec qui se détacha d'une corniche et tomba dans le va-et-vient des soldats qui tiraient. Nous savions d'expérience que les cordes, tuyaux de descente, escaliers qui mènent sur les toits et autres installations de salut n'existaient que dans les films d'aventures. La fumée acide s'enroulait autour de la rampe, remplissait peu à peu la salle du restaurant.
Le temps vibra en suivant le regain des attaques, le fracas des explosions et les brèves accalmies dont le silence assourdissait. Le regard s'arrêtait sur une table, les couverts, le petit bouquet de fleurs en tissu, le soleil et la mer derrière la vitre – le calme du petit déjeuner dans un hôtel, et pour une seconde, on avait peine à imaginer que quelques étages en dessous un soldat aux jambes criblées de balles rampait à travers le couloir pour se cacher dans une chambre. Durant l'une de ces pauses, nous essayâmes de sortir par le jardin suspendu et, déjà près de l'escalier en colimaçon, tombâmes sur un tir. C'étaient les derniers combattants de l'ancien régime. Ils avaient cru à une attaque qui venait des étages supérieurs. Nous rebroussâmes chemin dans l'escalier tout sonore de coups de feu, j'eus un sourcil incisé par un ricochet, tu te retournas en courant, vis mon front en sang, j'eus le temps d'intercepter ton regard, de le calmer d'un clin d'œil. Les balles tirées sur nous réveillèrent une nouvelle fusillade. Les assaillants finirent par encercler le bâtiment.
Durant toute la journée, dans l'agitation des brusques mouvements de survie, nos yeux se heurtaient dans un regard rapide, sans mots, saisissant en un éclair tout ce qu'était notre vie et tout ce qui nous attendait. Ce regard rencontré comprenait jusqu'au bout. Mais parvenue à la pensée, au chuchotement intérieur des mots, cette compréhension devenait invraisemblable: «Cette femme qui m'est si proche va tomber, mourir, dans une heure, dans deux heures…»
On se battait déjà dans l'escalier, derrière la porte du restaurant. Dans les cris se faisait entendre l'acharnement hystérique de ceux qui sont sûrs d'avoir gagné. Les rafales étaient plus courtes, celles qui achèvent. On ne luttait plus, on traquait, on débusquait, on achevait. La fumée sentait maintenant la vapeur d'eau déversée sur les flammes. Derrière la vitre, la nuit tombait en incitant les soldats à en découdre au plus vite, avant l'obscurité.
Pour quelques instants, notre fatigue, notre absence nous rendirent invisibles. Les soldats s'engouffrèrent dans la salle, en mitraillant les recoins où stagnaient l'ombre et la fumée, transformant la cuisine en une longue cascade de débris de verre. Nous restions pourtant devant eux, près de la fenêtre brisée, là où l'on pouvait respirer. Debout, l'un contre l'autre. Tout s'était réduit pour nous à cette étreinte, à quelques mots devinés à travers la fusillade, dans le mouvement des lèvres…
Une seconde après, ils découvrirent notre présence. Le canon d'une mitraillette se mit à me pousser dans le dos, une crosse nous frappa aux épaules, comme pour nous séparer. Puis ils reculèrent, en marquant la distance nécessaire à l'exécution et qui leur évitait de se faire asperger de sang… Après trois jours de siège et des nuits sans sommeil, le monde au-delà de nos corps était flou, invertébré. La pensée s'enlisait en essayant de saisir dans cette mollesse la dureté de la mort et, sans s'effrayer, retombait dans la somnolence. L'unique éclat de lucidité fut le bras de ce soldat que je vis de biais en décollant un instant mon visage du tien: il portait un fin bracelet de cuir au poignet. «Celui-ci ne tirera pas, pensai-je avec une assurance irraisonnée, non, il ne tirera pas sur nous.»
Comme nous, ils remarquèrent ce glissement sous leurs pieds. Depuis un certain temps déjà, le courant était revenu et le restaurant tournait. Sa baie vitrée encadra l'incendie dans le port, et un moment plus tard, le minaret et les toits de la vieille ville. Le magnétophone reprenait la même coulée de notes fatiguées. Son souffle rythmé nous isola davantage. Nous étions seuls et restions, encore pour quelque temps, dans cette vie, mais déjà comme à l'écart de nos deux corps enlacés que les soldats rudoyaient en hurlant. Ils avaient besoin de deux condamnés ordinaires, de deux corps dressés le visage contre le mur. Notre étreinte les gênait. Nous étions pour eux un couple de danseurs sur un minuscule îlot tracé par la lumière couleur de thé, par la table avec un bouquet de fleurs en tissu, par le souffle du saxophoniste… L'ondulation cuivrée de la musique se cabra soudain dans un envol vertigineux, en devenant à la fois rire, cri, sanglot, et celui qui l'aurait suivie dans sa folie n'aurait pu que tomber mort de cet à-pic vibrant. Le bruit d'un chargeur enclenché claqua. Tu levas les yeux vers moi, des yeux très calmes et me dis: «À demain.»
Sa voix perça à travers le braillement des soldats, car elle était méprisante et très sûre d'elle. Plus tard, tu parlerais d'extraterrestre. Ma première impression fut exactement celle-là: un cosmonaute capturé par les habitants d'une planète. C'était un G.I. qui, escorté par les Africains, pénétrait dans la salle du restaurant. Son équipement dépassait même ce qu'on voyait dans les films sur les guerres intergalactiques. Un casque avec un micro incorporé et une visière transparente, un gilet pare-éclats, un ceinturon qui ressemblait à une ceinture de chasteté car il descendait, en avant, pour protéger les parties génitales, d'épaisses jambières capitonnées qui recouvraient les genoux, des gants avec les doigts annelés, mais surtout un nombre infini de petits ballons, capsules, flacons accrochés à son brêlage ou enfoncés dans les innombrables poches de sa veste. Il y avait sans doute tous les antidotes et tous les sérums possibles, toutes les torches, toutes les pompes filtrantes… Il s'élevait à une tête au-dessus des autochtones qui respectueusement l'entouraient et le regardaient parler. Devant notre perplexité, ils se mirent à crier tous ensemble pour nous extorquer la réponse. Cette fois, c'est leur vacarme qui nous empêcha de comprendre. Je m'entendis m'exclamer alors, encore étranger à moi-même:
«Mais faites d'abord taire vos gardes du corps! »
Je te vis sourire, me rendis compte de la comique absurdité de l'expression, ris aussi. Ce bodyguards m'avait échappé.
Plus tard, il nous arrivait souvent d'imaginer cette nouveauté militaire: l'intrépide guerrier américain flanqué d'une dizaine de gardes du corps, nouvelle méthode pour faire la guerre. C'est vrai qu'ils étaient terrorisés à l'idée d'avoir des cercueils à envoyer en Amérique, surtout au moment de leurs élections présidentielles.
Ces longs souterrains de notre passé débouchaient souvent sur la souriante banalité du présent et, ce jour-là, sur cette salle de réception, sur cette femme qui ne parvenait pas à décoller un minuscule gâteau, ce petit-four surmonté d'une gouttelette de crème, dans un plateau que lui tendait le serveur. Tout en torturant le gâteau collé aux autres, elle continuait à me parler et sa voix déjà nivelée par l'insignifiance de l'échange mondain devenait parfaitement machinale: «C'était très émouvant… Et surtout tellement bien documenté… Toutes ces séquences d'archives… «J'émergeai du passé non pas grâce à ces paroles, mais à cause du verre qui, dans sa main gauche, s'inclinait et risquait de déverser son contenu. Je retins sa main. Elle me sourit, en réussissant enfin à détacher le gâteau. «Et puis, il y a un véritable message dans ce qu'il dit… C'est très, très fort!» Sa bouche s'arrondissait sur les mots, sa langue surgissait délicatement, enlevait une miette de gâteau. Je finis par me rendre compte que j'étais là, dans cette salle, à côté de cette femme qui louait un film qu'on venait de projeter en avant-première. Dans le souterrain de mes souvenirs, je voyais encore ce soldat qui venait de tomber et que nous étions en train de recouvrir d'une nappe, je sentais encore l'odeur de cette ville africaine en feu, et plus au fond des galeries, dans les années plus lointaines, se dessinaient d'autres villes, d'autres visages figés par la mort… La femme semblait attendre ma réponse. J'approuvai son avis, répétant, en écho, ses dernières paroles. Il fallait revenir dans le présent.
Pour reprendre pied dans ce présent parisien, il suffisait d'identifier, sous leur nouveau déguisement, les vieilles connaissances. Cette femme blonde qui me parlait du film était toujours la même blonde, je l'avais rencontrée cent fois dans ces assemblées où j'espérais retrouver tes traces. Depuis la dernière rencontre, elle avait juste rajeuni d'une dizaine d'années, changé la couleur de ses yeux et l'ovale de son visage, rallongé son nez, changé de nom et de métier. C'était une autre personne, bien sûr, mais toujours parfaitement moulée dans ce type féminin doré, souriant et d'un vide presque agréable. Un peu plus loin, dans une courtoise bousculade autour des tables, j'aperçus l'ancien ambassadeur, cet homme massif et grisonnant qui, cette fois, était ancien ministre, exhibait moins de cheveux et avait adopté une voix plus nasale mais toujours ironique. En maniant très adroitement une pince, il servait sa femme qui approchait son assiette. Et il plaisantait, et les personnes qui l'entouraient souriaient tout en s'évertuant à glisser leurs fourchettes à travers le chassé-croisé des bras et à obtenir leur tranche de gâteau ou leur portion de salade.
Je retrouvai aussi le jeune homme de cinquante ans, l'intellectuel qui connaissait la vérité. Il était à présent plus âgé qu'il y a deux semaines et avait choisi au lieu des boucles noires de la dernière fois cette coiffure lisse, cendrée, mais ce qu'il disait aurait pu être dit, mot pour mot, par son double qui avait parlé du «pays fantôme». Il avait déjà rempli son assiette et conversait maintenant avec un homme très corpulent, portant une natte et vêtu de noir, l'auteur du film qu'on venait de projeter. Assis dans un petit cercle d'invités, ils formaient, involontairement, un couple de variétés, le maigre et le gros, et leurs propos correspondaient à cette différence physique: le maigre, l'intellectuel, modulait et développait les propos savamment frustes, «venant des tripes», du gros. Et le gros, l'artiste, commençait ses phrases par un «moi, l'histoire officielle, je m'en fous» et il se mettait à expliquer que «les archives, il faut les bouffer crues». C'est la parole d'une femme qui m'attira vers leur cercle. Grande, osseuse, au profil masculin (je me souvins de la journaliste littéraire qui avait joué ce type parisien, la dernière fois), elle était, ce soir-là, fonctionnaire de la Culture. «Vous devriez montrer votre film à Moscou, il faut qu'ils sachent aussi cette réalité…», dit-elle au cinéaste avec l'autorité de celui qui subventionne.
À Moscou… Je m'étais habitué à intercepter ces rappels russes. Mais plus décisive encore que ce réflexe fut l'envie de voir le visage de celui qui avait pu faire ce film. De ma place, je ne voyais que son dos très large et la natte qui descendait sur sa chemise de soie noire Je m'approchai d'eux.
… Le film s'appelait Le prix du retard. En noir et blanc car il s'agissait surtout d'archives de la Seconde Guerre mondiale. Durant les premières minutes, on voyait des soldats soviétiques qui mangeaient, allaient et venaient, riaient, restaient assis en fumant, dansaient au son d'un bandonéon, s'ébrouaient dans une rivière. Puis Staline surgissait, tirant sur sa pipe, l'air à la fois souriant et retors, et la voix off, sur un ton de verdict, annonçait que cet homme était coupable de… (la voix faisait ici une pause)… de lenteur. L'avancée de ses armées était beaucoup moins rapide qu'elle aurait pu et aurait dû être. Résultat: des milliers et des milliers de morts dans les camps, qui auraient pu être libérés plus tôt par cette armée à l'allure de tortue. Les archives enchaînaient sur les amas de corps, les lignes de barbelés, les bâtisses trapues dont les cheminées crachaient leur fumée noire. Et sans transition, on voyait de nouveau des soldats aux larges visages rieurs, un gros plan sur un fumeur qui exhalait de jolis cercles blancs dans l'air, l'autre soldat qui, la chapka rabattue sur les yeux, dormait sous un arbre. Et quelques images plus loin, on revoyait des squelettes vivants dans leurs pyjamas à rayures, des yeux dilatés de souffrance, des corps nus, décharnés et qui ne ressemblaient plus aux humains. La voix off se mettait à additionner les chiffres: le retard accumulé par ces soldats oisifs, le nombre des victimes qui auraient pu être sauvées… Il y avait dans ce film quelques trouvailles techniques. À un moment, l'écran s'était divisé en deux. Dans la moitié droite, la séquence défilait au ralenti, en fixant les soldats qui se déplaçaient d'un pas somnambulique. Et la moitié gauche, à une cadence accélérée, montrait les cadavres à rayures dont on remplissait rapidement un charnier. Dans la séquence finale, ces deux réalités juxtaposées pâlissaient et l'on voyait, par transparence, les blindés et les soldats américains qui s'engouffraient, en libérateurs, dans le portail d'un camp…
Je n'aurais pas dû intervenir. D'autant que je savais à quel point c'était inutile. Ou bien au moins aurais-je dû le faire autrement. Je parlai de ce front étendu à des milliers de kilomètres entre la Baltique et la mer Noire, de ces offensives en marche forcée que Staline lançait pour sauver les troupes américaines battues dans les Ardennes, du nombre bêtement arithmétique des soldats qui devaient mourir par milliers chaque jour, pour déplacer la ligne de ce front de quelques kilomètres vers l'ouest…
Le gros cinéaste profondément enfoncé dans son fauteuil croisa à ce moment-là les jambes et renversa le verre que sa voisine avait posé par terre. Il éclata de rire en s'excusant, la voisine lui tendit une serviette en papier dont il tapota le bas de son pantalon éclaboussé, tout le monde bougea comme libéré par cet intermède. Et c'est déjà sur un ton de querelle mondaine qu'il me lança, bourru et moqueur:
«Non mais, toute cette histoire officielle, Staline, Joukov et autre blabla, je m'en fous. Moi, j'ouvre une archive comme une boîte de conserve, je la bouffe et je la crache telle quelle sur l'écran…»
Il dut se rendre compte qu'après l'avoir «bouffée», il ne pouvait pas la recracher telle quelle, et se hâta de corriger l'image par une intonation plus agressive:
«Vous n'allez quand même pas nous répéter tous ces vieux trucs sur les vingt millions de Russes tués à la guerre!»
L'intellectuel à la coiffure cendrée modula:
«Le grand atout de la propagande nationaliste.»
La conversation devint générale:
«Le pacte germano-soviétique (intervint l'ancien ministre).
– Sans les Américains, Staline aurait envahi toute l'Europe (la femme, jeune encore, qui parlait comme on récite une leçon).
– Vous savez, dans ces vingt millions, il y avait sans doute tous ceux qui mouraient de vieillesse. En quatre ans ça fait du monde! (l'ancien ministre).
– Les massacres de Katyn… (la fonctionnaire de la Culture).
– Le devoir de mémoire… (l'intellectuel).
– La repentance… (l'homme qui, il y a quelques minutes, avait légèrement heurté une femme devant la table des salades et avait fait une grimace navrée: exactement la même qu'en parlant à présent de repentance).
– Écoutez, c'est très simple. Dans les archives que j'ai piochées à Moscou, on le voit noir sur blanc: si les Russes n'avaient pas traîné les pieds en Pologne et en Allemagne, on aurait pu sauver au moins un demi-million d'hommes! Attendez, un peu de comptabilité ne fait pas de mal…»
L'auteur du film sortit de sa poche un agenda dont la couverture s'ouvrait sur une petite calculette. Plusieurs personnes inclinèrent la tête pour mieux suivre ses explications. J'entendis ma propre voix, comme de l'extérieur, résonner au-dessus de ces têtes penchées. J'essayai de dire qu'en libérant un camp, les soldats ne pouvaient pas utiliser l'artillerie, ni les grenades d'assaut, et que souvent il fallait avancer sans tirer car les Allemands se protégeaient derrière les prisonniers, et que sur les deux cents hommes d'une compagnie il n'en restait qu'une dizaine à la fin du combat…
C'est la sonnerie d'un téléphone enfoui dans le sac de quelqu'un qui interrompit ces paroles inutiles. On se mit à tapoter ses poches, à fouiller les sacs. Le cinéaste finit par attraper l'appareil dans la poche de sa veste. En maugréant, il fit basculer son corps hors du fauteuil et s'éloigna de quelques pas. Sans lui, la conversation s'érniè'tta en couples, s'effaça dans le brouhaha de la salle.
Je traversai la foule en cherchant à me défaire de l'écœurement d'en avoir trop dit. Mais les paroles dites revenaient sans cesse avec une intonation de plus en plus irrémédiable. «Sans artillerie… À mains nues… Les boucliers humains…» Dans les regards que je rencontrais il me semblait deviner la compréhension ironique qu'on a pour une maladresse, somme toute anodine. Je me disais qu'il aurait été plus facile de me faire comprendre par cet officier de la Wehrmacht qui aboyait sur la place de la forteresse de Brest-Litovsk que par ces gens qui sirotaient leurs boissons.
En m'arrêtant dans un recoin, devant la fenêtre, près d'un piano poussé contre le mur, j'observai un instant la salle, le petit attroupement autour des tables avec les restes des plats, le cercle que je venais de quitter, d'autres groupes, et le cinéaste que je n'avais pas d'abord aperçu. Assis sur le tabouret du piano, il criait dans son téléphone tout en exécutant des demi-tours brusques qui correspondaient à l'énergie de ses répliques: «Non mais, écoute, je ne suis pas une entreprise philanthropique, moi! Déjà ça nous coûte la peau des fesses… Oui, mais alors qu'ils baissent leurs commissions. Non, arrête de délirer, je ne mets le revolver sur la gorge de personne… Ni sur la tempe non plus, c'est ce que je voulais dire… Il fallait être le dernier des cons pour leur proposer un million cinq. Oui, mais c'était chiffré, mon pote. Attends, je vais te dire ça tout de suite. À condition qu'on garde le taux qu'on a dit, tu vas avoir, en tout et pour tout…»
Il disposa sur le couvercle du piano l'agenda-calculette et se mit à compter et à communiquer le résultat à son interlocuteur. S'il avait levé la tête, il aurait vu dans mes yeux une sorte d'admiration…
C'est à cet instant que le souvenir de ce soldat pie revint. Entouré de ses camarades, il s'arrêtait au bord de ce qui avait dû être une étroite rivière et qui stagnait à présent, obstruée de cendres humaines et de cadavres. Après quelques secondes d'hésitation, il entrait dans ce liquide brunâtre, les autres le suivaient, plongeaient bientôt jusqu'à la poitrine et ressor-taient, couverts d'une écume poisseuse. Et se mettaient à courir vers les rangs de barbelés, vers les miradors…
Je comprenais maintenant que dans cette absurde discussion après le film, j'aurais dû parler juste de ce soldat. Ne dire que ces quelques minutes entre le moment où il plongeait dans la bouillie brune contenant mille morts en suspension et la seconde où, encore conscient, il portait sa main à son visage à moitié arraché par un éclat… Oui, il aurait fallu expliquer que c'est la vue de cette eau qui avait ralenti la course des soldats (Oh, cette lenteur russe!). Rien ne pouvait plus les étonner, ni le sang, ni l'infinie diversité des plaies, ni la résistance des corps qui, démembrés, déchiquetés, aveugles, s'agrippaient à la vie. Mais cette écume beige, ces vies en poussière… Les soldats piétinaient comme à la frontière de ce que la raison ne pouvait concevoir.
Je vis à ce moment, devant la table presque dégarnie, le cinéaste qui tournait et retournait un verre pour voir sans doute si personne n'y avait bu. Une jeune femme (celle qui avait annoncé que Staline aurait pu envahir l'Europe), obligée de crier à cause du bruit, lui parlait en approchant sa bouche de son oreille, en adressant à cette oreille tout un jeu de mimiques comme si cet organe voyait. Derrière l'ondulation des têtes, l'intellectuel à la coiffure cendrée parlait au milieu des silhouettes féminines et ses mains exécutaient des passes d'hypnotiseur. Dans le cercle autour de l'ancien ministre et de sa femme-adolescente on pouffait de rire.
L'idée de parler du soldat me parut soudain invraisemblable. Non, il fallait tout simplement supposer sa présence muette, invisible, quelque part dans cette salle où flottait l'odeur des sauces et du vin répandu sur le tapis. Il fallait suivre son regard – d'abord sur les séquences du film, puis sur ces bouches qui mangeaient, goûtaient le vin, souriaient, parlaient des camps. Le regard du soldat ne jugeait pas, il se posait sur les choses et les êtres avec un détachement amer et comprenait tout. Il comprenait que ceux qui, dans cette salle, parlaient de millions de victimes, de la repentance, du devoir de mémoire mentaient. Non que ces victimes n'aient pas existé. Le soldat en gardait encore les cendres collées à ses mains, aux plis de sa vareuse. Mais au temps de leur martyre et de leur mort, chacune d'elles avait un visage, un passé, un nom que même l'immatriculation tatouée à leur poignet n'avait pas réussi à effacer. À présent, elles étaient commodément groupées dans ces millions anonymes, une armée de morts qu'on exposait sans cesse dans les grands bazars d'idées. Le soldat devinait sans peine que, dans le film, cette bâtisse lugubre qui recrachait de la fumée noire et produisait des cendres humaines était devenue une vraie entreprise familiale pour ce cinéaste et pour son ami. Et en bons vendeurs, ce gros homme à la calculette et son ami maigre à la voix catégorique, eux et leurs doubles omniprésents, innombrables, poussaient des appels assourdissants, invectivaient les indifférents, maudissaient les incrédules. Ils ne laissaient pas un instant de paix à ces millions de morts, en renouvelant leur torture devant les caméras, sur les pages de journaux, sur les écrans. Chaque jour, il leur fallait innover. Tantôt, c'était le visage faussement contrit d'un évêque qui fondait dans la repentance. Tantôt, les policiers, en pénitents inconsolables, demandaient pardon pour les erreurs de leurs collègues d'il y a un demi-siècle. Un jour, cette trouvaille heureuse! Pourquoi ne pas accuser de lenteur les soldats qui libéraient les camps? Les maigres et les gros ne se lassaient pas d'invoquer la mémoire, mais curieusement leur tapage incitait à l'oubli. Car ils parlaient de millions sans visage, pareils à ces zéros fluides que dessinaient leurs calculettes…
Je savais que le soldat n'aurait pas pris la peine de démentir, de polémiquer. Son regard aurait été muet. Il aurait observé la salle et aurait sans doute noté une seule impression qui résumait tout: la laideur. Laideur des mots, laideur des pensées, laideur du mensonge partagé. Extraordinaire laideur de ce jeune visage féminin incliné vers l'oreille du cinéaste, de ce jeune corps, long et souple, incurvé par l'hypocrisie des mots que l'homme écoute avec une indulgence paternelle. Laideur de tous ces visages et de ces corps lissés par l'entretien et qui se frottent dans l'agréable tiédeur du clan. L'infinie laideur de cette France-là.
Non, le soldat n'aurait pas pensé à tout cela Sa présence silencieuse l'aurait placé loin de ces corps bien nourris, et de ces esprits bien-pensants, loin des hypnotiseurs de la mémoire et des trafiquants de millions de morts. Il y avait, dans ce lointain, cette ligne de barbelés sur laquelle il était tombé, transformant son corps en une passerelle pour ceux qui le suivaient. Il y avait, déjà au-delà de sa mort, cet instant où, dans le camp libéré, s'effaçait l'écho du dernier coup de feu, ces minutes floues où les soldats qui avaient survécu vaguaient entre les baraques aux portes béantes, au milieu des corps disposés selon le caprice de la mort, de longues minutes où ils s'accoutumaient à se sentir en vie, à voir la tranquillité du ciel, à entendre. Dans ces premiers instants se trouvait ce blessé portant l'uniforme de disciplinaire, un jeune soldat affalé contre le mur d'une baraque, les mains croisées sur le ventre et remplies de sang. Il criait en demandant de l'eau. Mais les autres, encore plongés dans la surdité des dernières explosions, ne l'entendaient pas. Dans le brûlant mûrissement de la douleur, il lui semblait que personne dans cet univers n'entendait son cri. Il se trompait. Un homme venait vers lui, très lentement car il avait peur de tomber. Cet homme sans chair, sans muscles, couvert de haillons à rayures, avançait comme un enfant qui apprend à marcher et tout son équilibre tenait à cette vieille écuelle remplie d'eau qu'il serrait entre les mains. C'était l'eau qu'il recueillait sous le minuscule goutte-à-goutte d'un tuyau. L'eau qui avait déjà sauvé. Le disciplinaire blessé vit le prisonnier, vit ses yeux noyés dans le crâne émacié, et se tut. Il n'y avait plus dans ce monde que ces deux regards qui lentement allaient l'un vers l'autre.
Je pensais à ce prisonnier avec une joie que je ne parvenais pas à m'expliquer. Je me disais seulement que son regard n'était enregistré par aucune calculette qui additionnait les millions ni inscrit dans aucun martyrologe officiel. Personne ne m'imposait son souvenir mais il vivait dans ma mémoire, un être singulier dans toute la douloureuse beauté de son geste.
En me faufilant entre les groupes d'invités, vers la sortie, je croisai la femme-adolescente. À travers le bruit, je ne saisis que la fin des paroles qu'elle m'adressait:
«… captivant!
– Oui, c'était très intéressant», répétai-je avec son intonation.
Elle me serra la main et en la tirant légèrement m'obligea à me pencher un peu.
«C'était très juste ce que vous avez dit sur le; pacte germano-soviétique, dit-elle en plissant les yeux en signe de complicité.
– C'est que… Ce n'est pas vraiment moi qui…
– Et puis ce… comment vous disiez déjà, ce Katyn. Quelle histoire! Remarquez, les Polonais, je ne leur ai jamais fait confiance.
– Oui, mais là, c'étaient plutôt les Russes qui les ont…
– Vous savez, ma fille a une amie russe, une jeune femme adorable, très cultivée, elle parle trois ou quatre langues et connaît le monde entier. Il faudra qu'un jour vous fassiez sa connaissance. Et en plus, elle est violoniste…»
En apprenant ce détail, je suivis le reste du récit distraitement. La violoniste affirmait: «Grattez bien un Russe, vous trouverez un Tatare.» La formule enchantait la femme-adolescente. En l'écoutant, je cherchais dans le rythme de sa respiration cette pause qui m'eût permis de prendre congé. Mais le souffle que contenait cette poitrine malingre paraissait intarissable. «Grattez un Polonais, je vous assure, vous trouverez un…», elle m'attira vers elle pour terminer son jugement. «Non, mais il y en a quand même qui ne le sont pas!» protestai-je en vain.
À ce moment-là, derrière la femme-adolescente, au milieu des groupes et des couples, je vis un visage d'homme qui, tourné de profil, me parut à la fois connu et méconnaissable. Je le fixai. Ce profil semblait sourire aussi à quelqu'un d'autre que son interlocuteur. J'essayai de me souvenir, mais bien avant de se préciser dans un nom ou un lieu, ce visage disparut derrière le défilé des invités.
Je réussis, entre la fin d'un récit et le début immédiat du suivant, à glisser un bref mot d'adieu et à replonger dans la foule, en arrachant ma main aux doigts de la narratrice. «Le pacte, Katyn, la réputation irrémédiable des Polonais…», je me disais que curieusement ce pot-pourri mondain était une réponse détournée aux mensonges des hypnotiseurs de la mémoire… Je les vis ensemble, le cinéaste et l'intellectuel, un peu à l'écart des autres. Un bout de phrase de leur conversation perça le vacarme: «… demain tu auras déjà le papier de Jean-Luc et puis jeudi…»
Dans la loge du gardien, le téléviseur papillotait sur les dernières minutes d'un match. L'homme, debout sur le pas de la porte, avait une mine fatiguée et encore tiraillée par l'émotion du spectacle. «Quatre à un! Du jamais vu…», s'exclama-t-il en remarquant mon coup d'œil sur l'écran et ne doutant nullement qu'on pût ne pas être surpris par ce score. Je me dis que le match était diffusé pendant la projection du film.
Devant la sortie, un attroupement se forma, celui de la fin, le plus bavard, le plus lent à se disperser. J'attendis que, un par un, les invités se glissent dans le goulet de la porte. Soudain, dans une répétition troublante, j'aperçus le visage d'un homme, ce profil discrètement souriant et dont le sourire, je le constatais maintenant, semblait tenir compte de ma présence. Comme moi, l'homme attendait l'écoulement de la foule. Je fis quelques pas dans sa direction. Il tourna légèrement la tête. C'était Chakh.
«Il doit y avoir quelque part la sortie des artistes…» Chakh prononça ces paroles à mi-voix, comme pour lui-même et, en évitant la cohue qui bloquait toujours la porte, il se mit à gravir un escalier au fond du hall. Je le suivis.
Nous nous retrouvâmes sur le balcon d'un entresol vitré qui contournait la salle déjà à moitié désertée par les invités. Les voix qui montaient ressemblaient à celles des vendeurs en fin de marché, inutilement fortes et aiguës au milieu de peu d'acheteurs. On entendait aussi une série de petites ventouses décollées, des bises d'adieu accompagnées de miaulements de politesse. Les employés rangeaient les tables, poussaient les fauteuils. En marchant, Chakh regarda la salle, puis se retourna et je vis sur son visage une expression fatiguée qui semblait dire: «On n'y peut rien!»
Il connaissait sans doute cette autre sortie qui nous laissa, comme font souvent les salles de cinéma, dans une rue nocturne dont il est difficile de reconnaître tout de suite les façades. «J'ai écouté ton plaidoyer, tout à l'heure», me dit-il quand nous fûmes installés dans une brasserie. «D'ailleurs j'étais certainement seul à t'écou-ter», ajouta-t-il avec un léger sourire. Nous passâmes un moment sans parler. Derrière les baies vitrées de la brasserie défilaient des groupes de jeunes gens qui scandaient en hurlant la victoire de leur équipe et agitaient des drapeaux aux couleurs de foire.
«Oui, je t'ai écouté, mais en fait j'étais venu pour rencontrer l'un des sponsors du film… Je te laisse deviner qui?
– Quelque fonctionnaire de la Culture qui finance ce genre de navets pseudo-documentaires avec l'argent du contribuable français?
– Non, tu n'y es pas.
– Un ex-gauchiste devenu un magnat de la presse et toujours en lutte contre l'impérialisme soviétique?
– Non plus. Je vois que les années d'inaction te font perdre la main. Alors?
– Aucune idée. Un homme que je connais?
– Un homme que tu as rencontré et qui, en ces temps lointains, s'appelait Mr. Scalper. Tu te souviens, on plaisantait beaucoup sur ce nom si bien porté. Enfin, tu le connaissais mieux que moi…
– Oui, je vois maintenant. Ron Scalper, ce marchand d'armes aux goûts presque artistiques. Il partait deux ou trois jours avant le début des massacres. On aurait cru qu'il flairait le sang. Et il avait l'habitude de dire aux voyeurs qui restaient pour filmer les performances de ses canons: "Faites-moi quelques clichés en noir et blanc, avec les Africains, ça sort parfois mieux…" On avait vraiment envie de le scalper… Donc il s'est reconverti au mécénat?
– Il a surtout bien réussi depuis. Il dirige une grosse boîte américaine avec plusieurs fabriques d'armement, un institut de recherches, quelques revues spécialisées. Pour les lance-roquettes, il est parmi les meilleurs du monde…
– Mais ce film? Il a envie de se racheter ou quoi? Je le vois mal en train de verser des larmes, même de crocodile, devant les charniers des camps.
– Non, le film c'est simplement de la publicité améliorée. Ils ont un service qui s'occupe de cette agit-prop. La concurrence est rude dans le commerce des armes, tu le sais bien. Il ne suffit plus de projeter les films tournés par les voyeurs et destinés à quelques officiels. Il faut travailler en profondeur l'opinion des pays. Habituer les gens à l'idée que ce sont toujours les Américains qui les ont sauvés et que les Russes ne savent même plus fabriquer de bonnes casseroles. Toute l'Europe de l'Est va être rééquipée avec les armes américaines. Des contrats de dizaines de milliards. Les Américains n'auront bientôt plus un seul chômeur. Ça vaut bien la peine de financer quelques films et de mener quelques petites guerres, par-ci, par-là, histoire de tester la production
– Et tu crois que tout ce beau monde de tout à l'heure va encore se souvenir de ce film demain?
– Mais ce genre de produits est conçu non pas pour se souvenir, mais pour faire oublier. Oublier la bataille de Moscou, oublier Stalingrad, Koursk… J'ai parlé avec le sponsor: le prochain épisode est déjà en fabrication. Ça va s'appeler Les soldats de la liberté. El-Alamein, combats dans le Pacifique, débarquement en Normandie, libération de l'Europe – et voilà toute la Seconde Guerre mondiale. Surtout pas un mot sur le front de l'Est. Ça n'a pas existé. Et en plus, il parlait avec un sérieux très sincère: "El-Alamein est la première grande victoire, le vrai tournant de la guerre!" De leur guerre…»
Chakh baissa la voix, me sourit et ajouta sur un ton d'excuse: «Là, je suis en train de répéter ton plaidoyer…» Il se tut, puis ne voulant sans doute pas laisser l'impression d'un homme vexé, reprit avec une intonation où ne résonnait plus aucun dépit:
«Tu sais, après tout, ce passé trafiqué est peut-être aussi une façon, pour eux, de ne pas y penser. Moi, je rouspète car j'ai vu, dans la bataille de Koursk, les chenilles des chars couvertes de viande hachée, je me souviens de l'averse qui s'est abattue, dans la soirée, sur ces milliers de chars, et l'eau bouillait et montait en vapeur sur l'acier brûlant… Mais les dinosaures de mon genre vont d'ici peu disparaître, quant aux nouvelles générations, allez leur parler de ce Koursk. Ça serait gâcher leur joie de vivre. Regarde cet imbécile, il va se faire écraser…»
Dans la rue, les supporters avec leurs drapeaux et leurs bouteilles avançaient au milieu des voitures qui les esquivaient en klaxonnant.
«Et pour passer leurs examens, ils répéteront ce qu'on leur aura appris: il était une fois un méchant Hitler qui n'aimait pas les juifs et en tua six millions et en aurait tué plus si les Américains n'étaient pas descendus du ciel avec leurs jeeps et leurs tablettes de chocolat. Et le plus difficile sera pour eux d'apprendre par cœur les noms des camps. Mais on inventera quelque astuce mnémotechnique. À l'école nous apprenions ainsi les cinq grands lacs d'Amérique: Érié, Michigan, Huron, Supérieur, Ontario. Il y a comme une rime là-dedans, à l'oreille, non? Ils en trouveront bien une pour Buchenwald…»
Je sentis dans la légèreté feinte de sa voix le désir de retarder les questions que nous ne pouvions pas éviter. Je fixais son visage, vieilli comme vieillissent les visages des hommes d'action, en transformant les dangers surmontés en reflets de fermeté et en striures de force. Et il me semblait de plus en plus irréel que cet homme puisse, dans quelques minutes, me dire où je pouvais te trouver.
Chakh dut aussi remarquer que nous parlions du film pour taire ce que notre rencontre avait soudain révélé. Il se tut en hochant légèrement la tête, puis lâcha en regardant à travers la vitre:
«Cela étant dit, ce soir, en voyant ce froufrou parisien, je me disais, comme je me dis souvent en venant dans ce pays, que notre copain Jansac, tu te rappelles cet agent avec lequel nous avions négocié à Aden et qui est mort juste après la libération des otages, oui, je me disais qu'au lieu de rapatrier son corps, les légionnaires auraient mieux fait de l'enterrer là-bas, dans une tombe taillée au milieu de ces rochers noirs en face d'Aden, de l'autre côté de Bab al-Mandab. Je n'arrive pas a l'imaginer vivre ou mourir ici, dans ce pays, tel qu'il est devenu…»
Je n'attendis plus et l'interrogeai sur toi Je savais que la première note de sa voix me dirait déjà beaucoup. Il me jeta un bref regard dont la dureté me sonda d'une question muette, comme pour dire: «Tu me le demandes à moi?» Mais ce qu'il dit effaça immédiatement cet air de reproche.
«Je ne sais pas ce qui lui est arrivé. En tout cas, je ne t'aurais jamais revu pour t'annoncer sa mort. Les condoléances de parents et d'amis, ce n'était pas son genre. Quant à toi, réfléchis bien, il est souvent plus reposant de vivre dans un vague espoir. Tant qu'on ne sait pas…
– Je voudrais justement savoir.»
Chakh eut de nouveau ce regard durci, puis me confia comme à contrecœur:
«Sa dernière identité était allemande. Une Allemande qui avait longtemps vécu au Canada et qui revenait en Europe. Donc tu peux abandonner tes recherches russes. Ne perds pas ton temps, il n'y aura parmi ces femmes russes vivant à Paris que des violonistes saint-péters-bourgeoises, des prostituées ukrainiennes et des épouses moscovites, et parfois toutes les trois en une seule personne… Je repasserai en France dans une dizaine de jours, je pense savoir d'ici là au moins dans quel pays il faudra la chercher.»
J'eus le temps, avant une nouvelle rencontre, de comprendre ce qui avait changé en Chakh. Il aurait été plus simple de dire: il a vieilli. Ou d'expliquer l'aigreur qui perçait dans ses paroles par la disparition du pays qu'il avait servi depuis tant d'années. Mais il y avait autre chose. À présent il travaillait sans aucune protection, comme un voltigeur à qui on a retiré le filet, surtout sans le moindre espoir d'être échangé, en cas d'échec, contre un Occidental, ce qu'on faisait autrefois. En le revoyant, je lui en parlai. Je disais qu'à Moscou, on pensait plus à ouvrir des comptes en Suisse qu'à exfiltrer un agent. Il sourit: «Tu sais, un jour ou l'autre nous serons tous exfiltrés par le bon Dieu.»
Ce soir-là, le jour de notre deuxième rencontre, nous parlions justement de ces années où tout avait basculé à Moscou. Les années où le Kremlin se transformait en une grosse tumeur mafieuse dont les métastases minaient le pays tout entier. Les années où, comme dans la panique d'une défaite, on abandonnait les alliés d'hier, on soldait les guerres, on démantelait l'armée. Le temps où l'écroulement de l'empire rompait, maille après maille, les réseaux de renseignement tissés durant les soixante-dix ans de son existence. Le temps où nous ne savions pas si un agent de liaison absent au rendez-vous avait été intercepté par les Américains ou vendu par les nôtres. Le temps où je t'avais vue te perdre, un jour, dans la foule de l'aéroport de Francfort, après quelques mots d'adieu volontairement insignifiants.
Chakh me fit parler de ton départ, des mois qui l'avaient précédé, des collègues que nous avions vus alors. Je lui racontai comment nous étions restés assiégés dans le restaurant tournant au milieu d'une ville en feu et, en remontant dans le passé, les semaines passées à Londres, plus loin encore, la disparition du couple qui devait nous remplacer: Youri et Youlia. Tes remords de ne pas avoir su les protéger…
«Il était comment, ce Youri? m'interrompit soudain Chakh.
– Blond, assez costaud, un beau sourire…
– Ça, je le sais, j'ai vu les photos. Tu l'as entendu parler anglais?
– Euh… non, pourquoi?»
Chakh ne répondit pas, me regarda fixement, puis se frotta le front
«Ce qui est presque sûr c'est qu'elle a vécu un certain temps en Amérique. J'ai les adresses, les contacts. Mais après, il y a eu ce grand chambardement au Centre, et pas mal de casse dans les services, et c'est depuis ce moment-là qu'il est difficile de la repérer… Si tu veux, nous en reparlerons à la fin du mois, j'y verrai sans doute plus clair.»
Chakh était venu à ce rendez-vous avec une valise qui gardait encore des étiquettes d'aéroport. Ce bagage qu'il rangea à côté de notre table me rappela avec force la vie nomade que j'avais menée avec toi et que cet homme menait toujours, dans une ronde incessante de villes, d'hôtels, de matinées d'hiver dans un café vide où siffle le percolateur et où un client, accoudé au comptoir, parle au barman qui opine sans écouter… Et cette valise. Il capta mon regard et m'annonça en souriant:
«Le plus précieux n'est pas dans la valise, mais ici.»
Il donna une petite tape sur une serviette en cuir posée sur la banquette.
«Deux millions de dollars. C'est le prix qu'on me demande pour cette pile de paperasses. La documentation technique complète pour un hélicoptère de combat. Une merveille. Je me demande comment ces ingénieurs qu'on ne paie plus depuis des mois peuvent encore fabriquer des engins de ce niveau. Les Apaches américains sont, à côté, des boîtes de conserve volantes. Mais la Russie reste fidèle à elle-même. Les ingénieurs ne touchent rien et les mafieux qui organisent les fuites s'achètent des villas aux Bahamas… Cette serviette va repartir demain pour Moscou mais, tu vois, le plus fou c'est que je ne sais pas si au Centre on sera vraiment heureux de la récupérer. Il est probable que celui qui va la recevoir attendait plutôt le versement des commissions de la vente…»
En devinant ce qu'était son travail à présent, je repensai au voltigeur privé de filet. Je savais d'expérience que cette absence totale de protection pouvait, dans les cas extrêmes, devenir un grand avantage. Chakh le vivait sans doute ainsi. Ce vide qui seul le séparait de la mort le libérait. Il n'avait plus à tenir compte de la mort ni à maîtriser la peur, ni à prévoir des garde-fous ou des issues de secours. Il rencontrait ceux qui apportaient de Russie ces mallettes bourrées de secrets à vendre, se faisait passer pour un intermédiaire d'un groupe d'armement américain, négociait, demandait du temps pour une expertise. Les vendeurs, il le savait, n'étaient plus les agents d'autrefois avec leurs tactiques rodées et le raffinement des parapluies tueurs. Ceux-là réfléchissaient peu, tuaient vite et beaucoup. C'est son oubli de la mort qui les confondait, ils prenaient cette indifférence pour gage de la respectabilité toute américaine. Et il réussissait car il dépassait tous les degrés imaginables du risque.
Je lui dis, maladroitement et d'un ton absurdement moraliste, que cela ne pouvait pas durer. Le serveur, à ce moment-là, posa nos tasses et, par mégarde, percuta du pied la valise rangée sous la table. Chakh sourit et murmura dans le dos de l'homme qui s'éloignait:
«Il aurait dû faire attention, cette valise est faiblement radioactive. Oui, il m'est arrivé de transporter là-dedans les pièces d'une bombe atomique portative. Je ne plaisante pas. Tu ne peux pas imaginer ce qu'ils parviennent à sortir de Russie. Je me dis parfois qu'ils finiront par démonter le pays lui-même, ou ce qui en reste, et le transporter en Occident. Quant à cette bombe, c'était un vrai jouet. Poids total: vingt-neuf kilos, soixante-dix centimètres de longueur Un rêve pour un petit dictateur qui veut se faire respecter…»
Il but une gorgée, puis reprit d'une voix plus sourde:
«Tu as raison, on ne joue pas longtemps comme je joue maintenant. Ça peut marcher dix fois, pas onze. Mais tu vois, si je croyais encore qu'on puisse gagner, je pense que cela ne marcherait même pas une fois. Peut-être le vrai jeu commence quand on sait qu'on va perdre. Et nous avons déjà perdu. Cet hélicoptère qui est dans ma serviette, il va de toute façon atterrir en Amérique, par une autre filière, avec un petit retard, mais ils l'auront quand même. Comme ils auront tous les chercheurs de talent qui crèvent de faim à Moscou. Comme un jour, ils auront la planète entière à leur botte. Avec l'Europe c'est déjà fait, ce ne sont plus des nations, c'est de la domesticité. Si demain les Américains décident de bombarder quelque peuple fautif, ces larbins répondront présent d'une seule voix. On les autorisera tout de même à préserver leur folklore national, tu sais, comme dans un bordel où chaque fille a son emploi. Les Français, tradition oblige, écriront des essais sur la guerre et prêteront leurs palais pour les négociations. Les Anglais joueront la dignité, la mère maquerelle a toujours une fille qui sait jouer la classe. Et les Allemands feront une pute pleine de zèle comme celle qui essaie de faire oublier ses erreurs du passé. Le reste de l'Europe est quantité négligeable…
– Et la Russie?»
Je le demandai sans arrière-pensée et surtout sans vouloir du tout lui couper la parole. Mais c'est ainsi que Chakh dut le prendre. Il se tut puis reprit avec un air de regret:
«Excuse-moi, je radote. J'ai joué tant de fois le gros Américain acheteur de secrets que j'ai fini par le détester. Un antiaméricanisme primaire et viscéral, comme diraient les intellectuels parisiens. Non, il ne faut pas être un mauvais perdant. Tu sais, j'ai raconté un jour à… à notre amie la mort de Sorge. Elle a pensé sans doute que je lui faisais un cours de propagande patriotique, je m'y suis mal pris peut-être. Mais je voulais tout simplement dire que dans cette dernière minute, sur l'échafaud, lui, le perdant, avec le nœud coulant sur le cou, il avait su vaincre. Oui, en poussant ce cri qui ferait rire aujourd'hui: "Vive l'Internationale communiste! " Mais qui peut savoir ce qui pèsera plus dans la balance du bien et du mal: toutes les victoires du monde ou le poing levé de cet agent trahi par tous…
– Et la Russie?»
Je le répétai d'une voix neutre, volontairement distraite, en lui laissant la possibilité de ne pas répondre. Mais sa réponse m'étonna par son ton de confidence:
«Plusieurs fois déjà, j'ai fait ce même rêve: je traverse la frontière russe, en train, c'est l'hiver, des champs blancs à perte de vue et pas une gare, pas une ville, etje comprends qu'il n'y aura plus que ces neiges infinies jusqu'au bout… Cela va faire vingt-deux ans que je n'y suis pas retourné. La dernière personne que j'ai connue là-bas et qui vit encore, c'est notre amie que tu vas finir par retrouver. Les autres Russes, je les ai tous connus à l'étranger. Quant à ceux qui viennent ici pour me vendre ces hélicoptères sur papier, c'est déjà une race nouvelle. Ceux qui vont régner ici-bas après nous.»
Il regarda sa montre, s'inclina pour tirer la valise et, déjà prêt à partir me dit avec un clin d'œil:
«Et puisque tu brûles d'envie de savoir ce qu'il y a dans cette valise, je vais te raconter la suite des événements. Deux beaux spécimens de cette nouvelle race vont ce soir descendre dans le même hôtel que moi, attendre la nuit et pénétrer dans ma chambre. Ne m'y trouvant pas, ils s'attaqueront à la valise. La vigilante police française sera déjà prévenue. Les spécimens seront expulsés vers Moscou et accueillis à Cheremetievo. On essaiera de colmater la brèche par où s'envolent ces hélicoptères de combat et d'autres jouets conçus par nos ingénieurs affamés.»
Il commanda un taxi et, en l'attendant devant la sortie, nous écoutâmes le débit énergique des actualités qui résonnait au-dessus du bar: mélange de grèves, de guerres, d'élections, de matchs, de morts, de buts marqués. «Rien ne m'étonne plus dans ce monde, dit Chakh en regardant la rue grise de pluie, mais que les avions allemands qui bombardent les Balkans aient la même croix noire sur les ailes que du temps où ils bombardaient Kiev et Leningrad, cela ressemble à une très mauvaise farce.»
«Il sera plus facile de parler d'elle là-bas…»
Je savais déjà ce qu'il allait dire. Je l'avais compris à sa voix au téléphone. Puis à son visage. À ce silence dans la voiture. La douleur de ce que j'allais apprendre me paraissait encore, par moments, remédiable – il eût suffi de faire demi-tour, de foncer vers un aéroport, d'atterrir dans une ville où ta présence, même menacée, même improbable, se laissait deviner à l'une de ces adresses dont je pouvais encore, de mémoire, tout reconstituer: la rue, la maison, la trace de notre passage il y a plusieurs années… Une seconde après, je prenais conscience que Chakh allait me parler d'une mort (ni ton nom, ni ton regard n'étaient encore associés, pour moi, à cette mort) déjà ancienne.
Il en parlait en marchant sur ce chemin de campagne, entre deux rangées d'arbres nus, aux troncs bleuis de lichen, envahis de broussailles de mûres. Celui qui ne le connaissait pas aurait cru qu'il pleurait. Il essuyait de temps en temps sur ses joues des gouttes de la neige fondue qui nous avait surpris en route. Il parlait peu d'ailleurs et d'une voix sans timbre. Quand ses paroles s'interrompaient, je recommençais à percevoir le sifflement du vent, le piétinement de nos pas sur le chemin détrempé. La douleur rendait le monde de plus en plus méconnaissable. Je me voyais marcher à côté d'un vieil homme, dans un endroit perdu au milieu des champs éteints, un homme que je savais traqué, à bout de forces et qui n'était nulle part chez lui, un homme qui, en essuyant les filets d'eau sur son visage, me disait: «Maintenant, je connais presque exactement le jour de son exécution.» Mais cette précision ne rendait que plus invraisemblable la mort qu'il annonçait et la nécessité de lier cette mort à toi, si intensément vivante encore la veille et, à présent, séparée de nous, séparée de ce jour de printemps froid par un an et demi d'inexistence. Ce chemin même qui longeait une vieille clôture de pierre était frappé d'irréalité car il fallait, d'après ce que venait de dire Chakh, t'imaginer passant par cet endroit, il y a plus de vingt ans, au début de ta vie en Occident. L'invraisemblable était aussi l'idée que ce lieu puisse faciliter l'aveu.
Il me dit la date de la mort et soudain ce ne fut plus possible de te tenir à l'écart de cette disparition. Le monde devint vide, sonore, creux. Ton prénom y résonna à plusieurs reprises, comme l'écho d'une incantation inutile. Par un réflexe d'empressement devant la mort, par respect de ses convenances, l'image d'un cercueil entouré de couronnes et de visages éplorés s'imposa, un instant, à mon regard. La voix de Chakh reprit comme pour balayer la vision de cet attirail funèbre. Il parla d'une mort précédée d'interrogatoires, de tortures, de viols. Et d'un enterrement dans un charnier, au milieu de corps anonymes…
Nous débouchâmes, à ce moment-là, sur cette vaste cour devant une ancienne ferme transformée en restaurant. Je suivais Chakh d'un pas d'automate, traversai la cour d'un bout à l'autre, passai très près de l'attroupement qui entourait un couple de mariés. Je voyais les convives avec une acuité qui me faisait mal aux yeux: la main d'une dame, des doigts veineux crispés sur un petit sac verni, les avant-bras nus de la mariée, une peau rosie et couverte de chair de poule, l'œil fermé, comme dans le sommeil, de ce jeune homme qui filmait la cérémonie avec une petite caméra. Tout paraissait si nécessaire et si absurde dans ce rassemblement qui se dirigeait lentement vers la porte ouverte du restaurant. Tout avait un sens, et ces vieux doigts serrant le cuir noir, et ces bras juvéniles qui frissonnaient sous les gouttes glacées. Et rien n'était plus étrange. Une seconde, dans une pensée qui frôla la déraison, je crus possible de me retrouver parmi eux, d'avouer très simplement ma douleur… Un homme se détacha de leur foule, avec l'air de nous inciter à entrer plus vite, constata son erreur et prit un air d'étonnement offusqué. Le chemin contourna le bâtiment de la ferme et rejoignit l'allée au début de laquelle Chakh avait laissé la voiture, A notre passage, un grand oiseau gris remua dans le branchage et s'élança de biais, dans un vol bas et désordonné à travers le vide des champs piquetés de gouttes. Je crus soudain que plonger dans ce néant printanier, disparaître dans son indifférence était un pas salutaire et si facile à exécuter. Un corps recroquevillé derrière la broussaille, la tempe brune de sang, la main rejetée par la secousse de l'arme… Chakh s'arrêta, regarda dans la même direction que moi et sembla deviner ma pensée. Sa voix eut la fermeté qu'on a en s'adressant à un homme qui a trop bu et qu'on veut rabrouer: «On ne serait pas là, si elle avait parlé. Ni toi ni moi.» Encore noyé dans la torpeur du vide, je me sentais plus proche du corps recroquevillé que de cet homme qui me parlait avec dureté, plus proche de ce suicidé imaginé que de moi-même. Il se détourna en reprenant sa marche et dit d'une voix sourde: «J'ai le nom et l'adresse de celui qui l'a donnée.»
La mort d'un proche affecte non pas le futur mais ce passé immédiat qu'on se rend compte d'avoir vécu dans la dérisoire petitesse du quotidien. En m'installant à côté de Chakh, j'aperçus sur le siège arrière la serviette qui, il y a quelques semaines, contenait la documentation technique dont, en souriant, il m'avait annoncé la valeur marchande. Je me souvins du ton de nos rencontres, de leur légèreté voulue, de l'insignifiance des jours qui les avaient précédées et suivies. Mes vaines plaidoiries au cours des bavardages mondains, le gros homme avec sa camelote cinématographique, l'histoire de la valise de Chakh, cette valise-appât qui m'avait amusé par son côté roman d'espionnage… Ces bribes se mesuraient maintenant à ton absence, à l'impossibilité de te retrouver nulle part en ce monde, à l'infini de cette absence.
Chakh avait sans doute senti lui aussi cette unité de mesure infinie qu'est la mort. En me parlant de celui qui t'avait trahie, il releva un détail comique, mais se reprit aussitôt. «Il habite à Destin, en Floride, disait-il. Un nom pareil, j'espère qu'il ne parle pas français, il y a de quoi devenir superstitieux…» Il se tut, en regrettant cette intonation, et termina sèchement: «D'ailleurs son bureau est à Saint Petersburg Tu ne seras pas dépaysé.»
La mort n'atteignait pas le futur, car ce temps imaginé, je m'en rendais compte maintenant, se résumait à un seul instant très simple que je portais en moi depuis des années: dans la foule d'une gare, au milieu d'un défilé de visages, je reconnaissais ton regard. Je n'avais jamais prévu rien d'autre pour notre avenir.
Il y avait aussi désormais la vision de ce corps inerte replié derrière les broussailles nues, à côté d'un chemin de campagne. Je me voyais ainsi et le confort d'un tel dénouement était surtout tentant par sa facilité matérielle. Un soir, l'agréable poids du pistolet s'était longuement moulé dans ma paume. Le lendemain, en consultant ma montre, je pensai que dans ces jours vidés de sens, seule la rencontre avec Chakh allait marquer, à midi, une heure, une date et donner à la suite de cette vie un semblant de nécessité.
Il parla. Sa voix fit surgir cette petite ville de Destin, en Floride, puis un homme, un ex-Russe se faisant appeler Val Vinner, un transfuge ordinaire et dont la seule particularité était de t'avoir trahie. Sa silhouette se composait comme un puzzle auquel plusieurs fragments manquaient encore. Prudent, ambitieux, très fier de sa réussite. Engagé par le renseignement américain, il dirigeait la filière qui s'occupait du transfert des savants de l'Est. Il avait su persuader ses nouveaux employeurs qu'importer un savant dont la tête est bourrée de secrets était plus rentable que d'envoyer des agents glaner ces mêmes secrets sur place… J'écoutais Chakh avec l'étrange impression que la mosaïque ébréchée que formait la vie de Vinner devenait ma propre vie, que cette silhouette encore floue me dotait d'un avenir.
«Il voyage tout le temps, surtout en Europe de l'Est, en rabatteur, expliquait Chakh, mais il y a une chance que pendant les vacances de printemps il passe quelques jours en famille. Il faut que tu partes au plus tard après-demain. Essaie de le voir tout de suite. Il est très méfiant. Tu diras que tu viens de la part d'un de ses meilleurs amis. Je te donnerai son nom. Cet ami est actuellement en Chine, en mission, pratiquement injoignable. Ça te laisse au moins quatre jours. S'il refuse fermement tout contact, parle-lui de sa maîtresse à Varsovie. En Amérique, ça peut être un argument… »
Il s'interrompit et me fixa en plissant légèrement les paupières.
«À moins que tu ne sois pas décidé tout simplement à le liquider?»
Cette question me poursuivit pendant la nuit. Je ne savais ce que je devais faire en rencontrant ce Val Vinner. Lui extorquer des aveux, le faire chanter et l'obliger à se justifier longuement, piteusement, le voir trembler, l'humilier ou, comme disait Chakh, «tout simplement» le tuer? Un pistolet avec un silencieux, une carte de Floride recouvrant la main armée, l'air d'un touriste égaré, Vinner déjà installé dans sa voiture accepte d'aider, ouvre la portière, s'incline vers la carte: «Yes, you're on the right road… », et, en rejetant la tête, il se fige sur son siège, je bloque la fermeture, pousse la portière, il doit avoir des vitres fumées… Il y eut, dans cette nuit blanche, une heure où le ruminement de toutes ces vengeances révéla soudain une raison cachée, celle queje m'efforçais de me dissimuler à moi-même. Chaque nuit possède ce moment de grande lucidité, de sincérité impitoyable dont on est, d'habitude, protégé par le sommeil. Je n'avais aucune protection, cette fois-ci. Les pensées étaient nues, cinglantes. Je ne pouvais rien contre cet aveu qui revenait sans cesse, de plus en plus net: j'allais en Amérique en espérant entendre dire Vinner que ta mort n'était pas cette longue torture dont avait parlé Chakh. Que c'était une mort… ordinaire. Et que de toute façon, je n'aurais pu l'empêcher même si j'avais été à tes côtés. Que tu n'avais pas souffert. Que je n'avais pas à répondre de cette mort devant… Devant qui?
Je me levai pour interrompre le flux de ces aveux. Mais leur netteté atteignait alors la force d'une voix vivante: «Tu veux voir cet agent défroqué en espérant qu'il va t'absoudre. Comme un bon vieux pope…»
Je m'endormis à la fin de la nuit, d'un sommeil qui garda l'extrême acuité de cette confidence forcée. Mais sa lucidité devint lumière et le tranchant de la douleur, la glace. Le froid d'une chute de jour d'hiver, de la neige qui lentement me glaçait le front. Je revoyais la maison de bois dont tu m'avais souvent parlé, avec son perron bas d'où l'on pouvait voir, derrière les branches de sapin, le rivage du lac gelé… Au réveil, j'éprouvai longtemps la fraîcheur de cette journée racontée, blanche et calme. Dans l'avion, en recomposant mentalement tout ce que je savais sur Vinner, en rejouant comme des combinaisons d'échecs toutes ses réactions possibles, je me retrouvais de temps en temps dans un lointain d'oubli, au bord de ce lac entouré du lent sommeil des arbres enneigés. À un moment, dans un bref accès de douleur, je crus percer ce qui, exprimé en mots, pâlit et ne dit qu'une part de la vérité devinée: «Nous aurions pu vivre dans cette journée d'hiver!» Non, ce que je venais de comprendre dépassait de loin cette possibilité imaginée. Les mots brisèrent l'instant entrevu en éclats de regrets, de remords, de haine. Je pensai de nouveau et avec une joie mauvaise à la progression de la peur que je saurais doser lors de mes visites à Vinner. Puis m'accusai de vouloir me blanchir, d'espérer secrètement de lui le récit d'une mort douce, de vouloir même le tuer pour ne pas entendre ce qu'il savait… Enfin, pour mettre fin à ce supplice verbal, je repris, une à une, mes combinaisons d'échecs.
Je me souvenais qu'avant de me quitter, Chakh m'avait dit cette phrase dont seul le début m'avait paru utile: «Si tu ne le tiens pas tout de suite, dans les premières dix minutes, tu as perdu, c'est une anguille d'après ce qu'on m'a dit…» La fin de ses paroles me revenait maintenant et me paraissait bien plus importante: «Mais quoi qu'il arrive, n'oublie pas que pour… pour elle, c'est bien égal. Les jeux sont faits.» En répétant ces mots, je me disais que depuis cette promenade avec Chakh dans un chemin qui contournait une vieille ferme, j'avais l'impression de vivre dans une obscure après-vie.