I. LA MAISON MAUVE

Éthel. Elle est devant l’entrée du parc. C’est le soir. La lumière est douce, couleur de perle. Peut-être qu’un orage gronde sur la Seine. Elle tient très fort la main de Monsieur Soliman. Elle a dix ans à peine, elle est encore petite, sa tête arrive à peine à la hanche de son grand-oncle. Devant eux, c’est comme une ville, construite au milieu des arbres du bois de Vincennes, on voit des tours, des minarets, des dômes. Dans les boulevards alentour la foule se presse. Soudain, l’averse qui menaçait crève, et la pluie chaude fait monter une vapeur au-dessus de la ville. Instantanément des centaines de parapluies noirs se sont ouverts. Le vieux monsieur a oublié le sien. Alors que les grosses gouttes commencent à tomber, il hésite. Mais Éthel le tire par la main, et ensemble ils courent à travers le boulevard vers l’auvent de la porte d’entrée, devant les fiacres et les autos. Elle le tire par la main gauche, et de la droite son grand-oncle maintient son chapeau noir en équilibre sur son crâne pointu. Quand il court, ses favoris gris s’écartent en cadence, et ça fait rire Éthel et, de la voir rire, il rit aussi, tant et si bien qu’ils s’arrêtent pour s’abriter sous un marronnier.

C’est un endroit merveilleux. Éthel n’a jamais rien vu, ni rêvé de tel. Passé l’entrée, arrivés par la porte de Picpus, ils ont longé le bâtiment du musée, devant lequel se presse la foule. Monsieur Soliman n’est pas intéressé. « Des musées, tu pourras toujours en voir », dit-il. Monsieur Soliman a une idée en tête. C’est pour ça qu’il a voulu venir avec Éthel. Elle a essayé de savoir, depuis des jours elle lui pose des questions. Elle est bien rusée, c’est ce que son grand-oncle lui dit. Elle sait arracher les vers du nez. « Si c’est une surprise, et que je te le dis ? Où est la surprise ? » Éthel est revenue à la charge. « Tu peux au moins me faire deviner. » Il est assis dans son fauteuil, après dîner, à fumer son cigare. Éthel souffle sur la fumée du cigare. « Ça se mange ? Ça se boit ? C’est une belle robe ? » Mais Monsieur Soliman reste ferme. Il fume son cigare et boit son cognac, comme tous les soirs. « Tu le sauras demain. » Éthel, après cela, ne peut pas dormir. Toute la nuit, elle tourne et vire dans son petit lit en métal qui grince fort. Elle ne s’endort qu’à l’aube, et elle a du mal à se réveiller à dix heures, quand sa mère vient la chercher pour le déjeuner chez les tantes. Monsieur Soliman n’est pas encore là. Pourtant le boulevard du Montparnasse n’est pas loin de la rue du Cotentin. Un quart d’heure de marche, et Monsieur Soliman marche bien. Il marche bien droit, son chapeau noir vissé sur son crâne, avec sa canne à bec d’argent qui ne touche pas le sol. Malgré le brouhaha de la rue, Éthel dit qu’elle l’entend arriver de loin, le bruit rythmé des talons de fer de ses bottes sur le trottoir. Elle dit qu’il fait un bruit de cheval. Elle aime bien comparer Monsieur Soliman à un cheval, et à lui non plus cela ne déplaît pas, et de temps en temps, malgré ses quatre-vingts ans, il la juche sur ses épaules pour aller se promener au jardin public et, comme il est très grand, elle peut toucher les branches basses des arbres.

La pluie a cessé, ils marchent en se tenant la main, jusqu’au bord du lac. Sous le ciel gris, le lac paraît très grand, courbé, pareil à un marécage. Monsieur Soliman parle souvent des lacs et des marigots qu’il a vus autrefois, en Afrique, quand il était médecin militaire, au Congo français. Éthel aime le faire parler. Il n’y a qu’à elle que Monsieur Soliman raconte ses histoires. Tout ce qu’elle connaît du monde, c’est ce qu’il lui a raconté. Sur le lac, Éthel aperçoit des canards, un cygne un peu jaune qui a l’air de s’ennuyer. Ils passent devant une île sur laquelle on a construit un temple grec. La foule se presse pour passer le pont en bois et Monsieur Soliman demande, mais c’est évident que c’est par acquit de conscience : « Tu veux… ? » Il y a trop de monde, et Éthel tire son grand-oncle par la main. « Non, non, allons tout de suite en Inde ! » Ils longent le bord du lac en remontant le courant de la foule. Les gens s’écartent devant ce grand homme vêtu de son pardessus à capote et coiffé de son chapeau archaïque, et cette petite fille blonde endimanchée dans sa robe à smocks, chaussée de bottines. Éthel est fière d’être avec Monsieur Soliman. Elle a l’impression d’être dans la compagnie d’un géant, d’un homme qui peut ouvrir un chemin dans n’importe quel désordre du monde.


La foule va dans l’autre sens, maintenant, vers le bout du lac. Au-dessus des arbres, Éthel voit des tours étranges, couleur de ciment. Sur un écriteau, elle lit le nom, avec difficulté :

« Ang… kor…

— Vat ! termine Monsieur Soliman. Angkor Vat. C’est le nom d’un temple du Cambodge. Il paraît que c’est réussi mais, avant, je veux te montrer quelque chose. » Il a une idée en tête. Et puis, Monsieur Soliman ne veut pas marcher dans le même sens que la foule. Il se méfie des mouvements collectifs. Éthel a souvent entendu dire de son grand-oncle : « C’est un original. » Sa mère le défend, sans doute parce que c’est son oncle : « Il est très gentil. »

Il l’a élevée durement. À la mort de son père, c’est lui qui l’a prise en charge. Mais elle ne le voyait pas souvent, il était toujours au loin, à l’autre bout du monde. Elle l’aime. Elle est peut-être encore plus touchée que ce vieux grand homme ait une passion pour Éthel. C’est comme si elle voyait s’ouvrir enfin son cœur, au terme d’une vie solitaire et endurcie.

Sur le côté, un chemin s’éloigne de la rive. Les promeneurs sont moins nombreux. Un écriteau dit : VIEILLES COLONIES. En dessous les noms sont écrits, Éthel les lit lentement :

RÉUNION

GUADELOUPE

MARTINIQUE

SOMALIE

NOUVELLE-CALÉDONIE

GUYANE

INDE FRANÇAISE

C’est ici que Monsieur Soliman veut aller.

C’est dans une clairière, un peu en retrait du lac. Des huttes à toit de chaume, d’autres construites en dur, avec des piliers qui imitent les troncs de palmier. On dirait un village. Au centre, une sorte de place couverte de gravillons où des chaises ont été disposées. Quelques visiteurs sont assis, des femmes en robes longues qui ont encore leurs parapluies ouverts, mais maintenant c’est le soleil qui est de la partie et les parapluies servent d’ombrelles. Les messieurs ont étalé des mouchoirs sur les chaises pour absorber les gouttes de pluie.

« Comme c’est joli ! » Éthel n’a pu s’empêcher de s’exclamer devant le pavillon de la Martinique. Sur le fronton de la maison (style hutte, là aussi) sont représentées en ronde bosse toutes sortes de fleurs et de fruits exotiques, ananas, papayes, bananes, bouquets d’hibiscus et d’oiseaux du paradis.

« Oui, c’est très joli… tu veux visiter ? »

Mais il a posé la question comme tout à l’heure, de la même voix hésitante, et de plus, il tient Éthel par la main et il reste immobile. Elle comprend, elle dit : « Plus tard, si tu veux ?

— De toute façon, il n’y a rien là-dedans. » Par la porte, Éthel aperçoit une Antillaise coiffée d’un turban rouge, qui regarde au-dehors sans sourire. Elle pense qu’elle aimerait la voir, toucher sa robe, lui parler, elle a une expression si triste sur son visage. Mais elle n’en dit rien à son grand-oncle. Il l’entraîne à l’autre bout de la place, vers le pavillon de l’Inde française.

La maison n’est pas très grande. Elle n’attire pas le monde. La foule passe sans s’arrêter, coule d’un même mouvement, complets noirs, chapeaux noirs et le froufrou léger des robes des femmes, leurs chapeaux à plumes, à fruits, à voilettes. Quelques enfants qui traînent jettent des regards furtifs de côté, vers eux, Éthel et Monsieur Soliman qui remontent, qui traversent. Ils vont vers les monuments, les rochers, les temples, ces grandes tours qui surnagent au-dessus des arbres pareilles à des artichauts.

Elle n’a même pas demandé ce que c’est, là-bas. Il a dû grommeler une explication : « C’est la copie du temple d’Angkor Vat, je t’emmènerai voir le vrai, un jour, si tu veux. » Monsieur Soliman n’aime pas les copies, il ne s’intéresse qu’à la vérité, c’est tout.

Il est arrêté devant la maison. Son visage sanguin exprime un parfait contentement. Sans un mot, il serre la main d’Éthel et ensemble ils gravissent les marches en bois qui mènent au perron. C’est une maison très simple, en bois clair, entourée d’une véranda à colonnes. Les fenêtres sont hautes, grillées de moucharabiehs en bois sombre. Le toit presque plat, garni de tuiles vernies, est surmonté d’une sorte de tourelle à créneaux. Quand ils entrent, il n’y a personne. Au centre de la maison, une cour intérieure, éclairée par la tour, baigne dans une lumière mauve étrange. Sur le côté du patio, un bassin circulaire reflète le ciel. L’eau est si calme qu’Éthel a cru un instant que c’était un miroir. Elle s’est arrêtée, le cœur battant, et Monsieur Soliman lui aussi reste immobile, la tête un peu renversée en arrière pour regarder la coupole au-dessus du patio. Dans des niches de bois disposées en octogone régulier, des barres électriques diffusent une couleur, légère, irréelle comme une fumée, couleur d’hortensia, couleur de crépuscule au-dessus de la mer.

Quelque chose tremble. Quelque chose d’inachevé, un peu magique. Qu’il n’y ait personne, sans doute. Comme si c’était ici le vrai temple, abandonné au milieu de la jungle, et Éthel croirait entendre la rumeur dans les arbres, des cris aigus et rauques, le pas soyeux des fauves dans le sous-bois, elle frissonne et se serre contre son grand-oncle.

Monsieur Soliman ne bouge pas. Il est immobile au centre du patio, sous le dôme de lumière, la lueur électrique teint son visage en mauve et ses favoris sont deux flammes bleues. Maintenant, Éthel l’a compris : c’est l’émotion de son grand-oncle qui la fait frissonner. Pour qu’un homme si grand et si fort soit immobile, c’est qu’il y a un secret dans cette maison, un secret merveilleux et dangereux et fragile, et qu’au moindre mouvement tout s’arrêtera.

Voici qu’il parle comme si tout cela était à lui.

« Là, je mettrai mon secrétaire, là mes deux bibliothèques… Là mon épinette et, au fond, les statues africaines en bois noir, avec l’éclairage elles seront chez elles, je pourrai enfin dérouler mon grand tapis berbère… »

Elle ne comprend pas bien. Elle suit le grand homme tandis qu’il va d’une pièce à l’autre, avec une sorte d’impatience qu’elle ne connaissait pas. Enfin il retourne au patio, et s’assoit sur les marches du perron, pour regarder le bassin miroir du ciel, et c’est comme s’ils contemplaient ensemble un coucher de soleil sur la lagune, loin, quelque part ailleurs, à l’autre bout du monde, en Inde, à l’île Maurice, le pays de son enfance.

C’est comme un rêve. Quand elle y pense, c’est la couleur mauve, et le disque étincelant du bassin qui reflète le ciel, qui l’envahit. Une fumée qui vient d’un temps très lointain, très ancien. Maintenant, tout a disparu. Ce qui reste, ce ne sont pas des souvenirs, comme si elle n’avait pas été enfant. L’Exposition coloniale. Elle a gardé des babioles de ce jour-là, quand elle marchait dans les allées gravillonnées avec Monsieur Soliman.

« Ici, je mettrai mon vieux rocking-chair, ce sera comme sous la varangue, et quand il pleuvra je regarderai les gouttes piquer l’eau du bassin. Il pleut beaucoup à Paris… Et puis j’élèverai des crapauds, juste pour les entendre annoncer la pluie…

— Qu’est-ce qu’ils mangent, les crapauds ?

— Des moucherons, des papillons de nuit, des mites. Il y a beaucoup de mites à Paris…

— Il faudra des plantes aussi, des plantes plates, qui font des fleurs mauves.

— Oui, des lotus. Plutôt des nymphéas, les lotus mourraient en hiver. Mais pas dans le bassin rond. J’aurai un autre bassin pour les crapauds, au fond du jardin. Celui-là, le bassin miroir, je veux qu’il reste aussi lisse qu’une assiette pour que le ciel se regarde. »

L’idée fixe de Monsieur Soliman, seule Éthel pouvait la comprendre. Quand il avait vu les plans de l’Exposition, il avait tout de suite choisi le pavillon de l’Inde, et l’avait acheté. Il avait balayé les projets de son neveu. Pas d’immeuble sur son terrain, pas question de toucher à un seul arbre. Il avait fait planter les paulownias, les coculus, les lauriers d’Inde. Tout était prêt pour accueillir sa folie.

« Moi, je n’ai pas vocation à être tenancier. »

Pour contrer les projets d’Alexandre, il avait fait d’Éthel sa légataire. Évidemment elle n’en a rien su. Ou peut-être qu’il le lui a dit, un jour. C’était peu de temps après sa visite à l’Exposition. Les pièces détachées du pavillon de l’Inde française commencèrent à s’accumuler dans le jardin de la rue de l’Armorique. Pour les protéger de la pluie, Monsieur Soliman les a recouvertes d’une grande bâche laide et noire. Puis il a emmené Éthel jusqu’à la palissade qui masquait le jardin. Il a ouvert le cadenas de la porte, et elle a vu ces piles noires qui luisaient au fond du terrain, elle est restée pétrifiée.

« Tu sais ce que c’est ? a finassé Monsieur Soliman. — C’est la Maison mauve. » Il l’a regardée avec admiration.

« Eh bien, tu as raison. » Il a ajouté : « La Maison mauve, ça sera donc son nom, c’est toi qui l’as trouvé. » Il serrait sa main, et elle croyait voir déjà le patio, les galeries, et la vasque miroir, qui reflétait le ciel gris. « Ça sera à toi. Rien qu’à toi. »

Mais il n’en a plus reparlé. De toute façon, Monsieur Soliman était comme ça. Il disait quelque chose une fois, et il ne le répétait jamais.


Il avait longtemps attendu. Peut-être trop longtemps. Peut-être qu’il préférait rêver à ce qui serait plutôt que l’entreprendre. Les pièces détachées de la Maison mauve restaient sous leur bâche de tarpaulin, au fond du jardin, et les ronces commençaient à les envahir. Mais Monsieur Soliman emmenait toujours Éthel religieusement, au moins une fois par mois, sur le terrain. En hiver, les arbres alentour étaient nus, mais ceux qu’avait fait planter Monsieur Soliman résistaient. Le coculus et les lauriers d’Inde formaient des panaches de feuilles vert sombre, qui évoquaient l’entrée d’une forêt plutôt qu’un jardin de ville. Le terrain voisin appartenait à un certain M. Conard, cela ne s’invente pas. C’était un des plus anciens habitants du quartier, fils de celui qui avait ouvert la rue en 1887. Il se croyait investi d’une autorité, un jour il a pris à partie Monsieur Soliman : « J’ai constaté que, du fait du feuillage de vos arbres exotiques, mes cerisiers sont à l’ombre entre midi et trois heures. »

Le grand-oncle d’Éthel avait eu cette réponse foudroyante : « Eh bien moi, Monsieur, je vous emmerde. » C’était la première fois qu’Éthel entendait cette expression, rapportée par son père qui s’esclaffait. Que l’oncle pût avoir un langage de charretier ou plutôt de soldat (c’était le commentaire d’Alexandre) avait ravi Éthel. En même temps, elle savait qu’elle ne pourrait pas prononcer ces mots, surtout devant celui qui les avait dits. Mais c’était bien ainsi.


Avant même que les travaux de la Maison mauve aient pu commencer, Monsieur Soliman est tombé malade. La dernière fois qu’Éthel est allée avec lui sur le terrain, elle a vu une chose étrange. La végétation folle qui avait envahi le jardin avait été tondue à ras, et la bâche de tarpaulin dégagée des ronces. Sur la porte en bois donnant sur la rue, un panneau affichait le permis de construire. Il précisait, elle ne l’a pas oublié : « Construction d’une maison d’habitation en bois, sans étage. » Monsieur Soliman avait dû se battre contre son ennemi Conard, qui s’opposait à ce projet susceptible, à ce qu’il disait, d’attirer les termites dans Paris. Mais l’appui de l’architecte qui avait conçu le bungalow, un certain Perotin, avait convaincu le service de l’urbanisme, et le permis avait été donné.

Sur le terrain mis à nu, des piquets avaient été plantés et, entre ces piquets, un réseau de ficelles traçait les plans de la maison. Ce qui avait étonné Éthel, c’étaient des traits de couleur mauve marqués sur la terre. De la craie, dont les ficelles étaient enduites, qui en frappant le sol avaient laissé ces traces. Monsieur Soliman avait montré à Éthel comment on imprimait ces marques. Du bout de la canne, en soulevant la corde, puis la relâchant, avec le bruit d’un arc qu’on détend. Cela a fait un dzing ! profond, incrustant encore un peu de poudre mauve dans la terre.

C’était la dernière fois. C’est le souvenir qu’Éthel a gardé, comme si la lumière douce qui éclairait l’intérieur de la Maison mauve avait teinté jusqu’à la poudre de craie marquée sur le sol du jardin.

Cet hiver-là, quand Éthel est entrée dans sa treizième année, Monsieur Soliman est mort. D’abord il a été malade. Il étouffait. Il était couché tout de son long sur son lit, dans la chambre de son appartement du boulevard du Montparnasse. Elle l’a vu très pâle, un visage mangé de barbe, ses yeux sans expression, et elle a eu peur. Il a grimacé, il a dit : « C’est difficile de mourir… c’est long, c’est long. » Comme si elle pouvait comprendre. En revenant, elle a répété à sa mère ce qu’avait dit Monsieur Soliman. Mais sa mère n’a rien expliqué. Elle a seulement soupiré : « Il faut bien prier pour ton grand-oncle. » Éthel n’a pas prié, parce qu’elle ne savait pas quoi demander. Qu’il meure vite, ou qu’il guérisse ? Elle a seulement pensé à la Maison mauve, en souhaitant que Monsieur Soliman ait assez de temps pour la faire sortir de sa bâche de toile goudronnée et bâtir sur les traces.

Mais il avait plu beaucoup en octobre, et elle a pensé que les traces s’étaient effacées. C’est peut-être à cet instant qu’elle a compris que son grand-oncle allait mourir.

Xénia

Éthel ne se souvient plus de la première fois où elles se sont rencontrées. Peut-être à la boulangerie de la rue de Vaugirard, ou bien devant le lycée de filles de la rue Marguerin. Elle revoit la rue très grise, du gris de Paris quand il pleut, un gris qui envahit tout et entre au fond de vous jusqu’à en pleurer. Son père a coutume de se moquer du ciel de Paris, de son soleil pâle. « Un cachet d’aspirine. Un pain à cacheter. » Le soleil de Maurice, ça doit être autre chose.

Dans tout ce gris, elle était une tache blonde, un éclat. Pas très grande pour son âge, une douzaine d’années, peut-être plus déjà. Éthel n’a jamais su l’âge réel de Xénia. Elle est née quand sa mère avait fui la Russie après la révolution. La même année son père est mort en prison, peut-être même qu’il a été fusillé par les révolutionnaires. Sa mère est allée de Saint-Pétersbourg vers la Suède, puis de pays en pays, jusqu’à Paris. Xénia a grandi dans une petite ville d’Allemagne près de Francfort. Ce sont les bribes d’histoire qu’Éthel a apprises, et d’ailleurs, pour ne pas oublier, elle a ouvert un petit carnet sur la première page duquel elle a écrit, un peu solennellement : « Histoire de Xénia jusqu’ici. »


Elle lui a parlé. Ou bien est-ce Xénia qui lui a parlé la première ? Dans toute cette foule, dans tout ce gris, Éthel l’a regardée comme un soleil plus vrai que le pain à cacheter. Elle se souvient du battement de son cœur, à cause de sa beauté. Son visage d’ange, la peau très claire et un peu mate à la fois, imprégnée d’un léger hâle doré à la fin de l’été, et cette chevelure d’or nouée au sommet de la tête, comme les anses d’un panier tressé de blé, mêlée de fils de laine rouge, et la robe qu’elle avait, une longue robe claire à volants, toute simple en dépit d’une broderie de fil rouge sur sa poitrine, la taille si fine qu’on aurait pu l’entourer d’une main (la main large de Monsieur Soliman, sans doute).

Ce sont les yeux de Xénia. Elle n’avait jamais vu des yeux comme les siens. D’un bleu pâle, un peu cendré — couleur d’ardoise délavée, couleur de la mer du Nord, a-t-elle pensé — mais ce n’est pas cette couleur qui l’a étonnée. Monsieur Soliman aussi a des yeux bleus, couleur de myosotis, très lumineux. Ce qu’elle a remarqué presque aussitôt, c’est qu’ils donnaient au visage de Xénia une expression de tristesse douce — ou plutôt le sentiment d’un regard lointain, venu du profond du temps, chargé de souffrance et d’espérance, comme s’ils filtraient à travers une poussière de cendre. Bien sûr, elle n’a pas pensé à tout ça sur l’instant. Cela s’est expliqué au fil des mois et des années, au fur et à mesure qu’Éthel reconstituait l’histoire de Xénia. Mais ce jour-là, dans la rue grise et crachineuse, un temps de rentrée des classes, le regard de la jeune fille l’a pénétrée jusqu’au fond de son âme d’un éclat indistinct et violent, et elle a senti son cœur battre plus fort.

Elle était avec d’autres filles dont elle a oublié jusqu’aux prénoms, qui attendaient sagement d’entrer dans l’école pour le cours de poésie de Mlle Kohler, cette étrange vieille fille sur laquelle les élèves racontaient des histoires folles et comiques d’amours déçues, de fortune jouée aux courses, de traficotages et d’expédients pour survivre. Elle, Éthel, n’écoutait pas. Elle avait fixé la nouvelle venue, impossible d’en détacher son regard, elle avait dit, à voix presque basse, s’adressant à ses camarades : « Vous avez vu cette fille ? »

Xénia l’a tout de suite remarquée. Dans la cour de l’école, elle est venue droit vers Éthel, elle a tendu la main : « Je m’appelle Xénia Antonina Chavirov. » Elle avait cette façon de dire le x de son prénom, en chuintant doucement du fond de la gorge, qu’Éthel trouva aussitôt merveilleuse, comme son nom de famille — les autres filles n’avaient pas manqué de faire leur plaisanterie facile, Chavirov, tu chavires ?… Sur son petit mémo noir, avec un crayon miniature, Xénia a écrit son nom, elle a arraché la page et l’a tendue à Éthel en disant : « Je n’ai pas de carte de visite, excuse-moi. » Le nom, le petit carnet noir, la carte de visite, c’était trop pour Éthel, elle a serré la main de Xénia : « Je veux être ton amie. » Xénia a eu un sourire, mais ses yeux bleus restaient voilés de mystère. « Bien sûr, moi aussi je veux être ton amie. » Sur le petit carnet noir, comme un pacte solennel, Éthel a écrit son nom et son adresse. Sans savoir pourquoi, peut-être pour éblouir Xénia, pour être sûre de valoir son amitié, elle a un peu menti. « Nous habitons là, mais nous allons bientôt changer. Dès que la maison de mon grand-oncle sera finie, nous irons tous vivre avec lui. » Pourtant, déjà à ce moment-là, Éthel savait que la Maison mauve n’était pas pour demain, ni pour après-demain. La santé de Monsieur Soliman déclinait, et son rêve s’éloignait.

Il ne sortait plus guère de son appartement, avait même renoncé aux promenades quotidiennes au Luxembourg. Quand elle passait devant la porte en bois du jardin, rue de l’Armorique, Éthel sentait son cœur se serrer.

Une fois, après l’école, elle a emmené Xénia jusque-là. Xénia allait et revenait toujours seule de l’école, et pour cela Éthel l’admirait encore davantage. Ce jour-là, Éthel a prévenu sa mère. « Inutile de venir me chercher, je viendrai avec mon amie Xénia, qui est russe, tu sais ? » Sa mère l’a regardée avec perplexité. Éthel a conclu à la hâte : « Après, nous viendrons goûter. Je lui ferai le thé. Xénia boit beaucoup de thé. »

Arrivées au terrain de la rue de l’Armorique, sur la pointe des pieds, elles se sont haussées jusqu’aux fentes du bois pour regarder à travers la porte. « C’est grand ! » s’est exclamée Xénia. Elle a ajouté, et jamais Éthel n’y avait songé auparavant : « Ton grand-oncle est un homme très riche. »

Un après-midi d’automne, Éthel a emmené Xénia jusqu’au jardin. Dans la poche de la veste de Monsieur Soliman, elle a pris la clef de la porte en bois, une grosse clef en fer rouillé qui semblait devoir ouvrir une porte secrète dans un château. Elle avait un peu honte de la prendre sans demander à son grand-oncle. Monsieur Soliman somnolait dans sa chambre, son grand corps étendu sous un drap blanc, et ses pieds immenses faisaient un pic au bout du lit. Il ne s’était même pas aperçu de la visite d’Éthel. Depuis un certain temps déjà, tout lui était indifférent.

Devant la porte du jardin, Éthel a montré la clef à Xénia. Son impatience était communicative. Xénia a eu un rire nerveux, elle a pris la main d’Éthel. « Tu es sûre que nous pouvons ? »

Elles jouaient à se faire peur. Le vieux mur de pierres rouge et ocre, cassées à coup de marteau, à peine jointoyées, était envahi de lichen et de vigne vierge et, depuis la maladie de Monsieur Soliman, personne ne semblait se soucier de couper les lianes qui barraient la porte.

Même la serrure grippait. Éthel a dû s’y prendre à plusieurs fois avant de faire céder le pêne. La clef en tournant a produit un grincement rouillé qui a fait crier d’énervement les filles.

« Attends, je crois qu’il y a une femme qui nous regarde ! »

Xénia montrait l’autre côté de la rue, sans bouger le visage, juste avec ses yeux. « Ça ne fait rien, c’est juste une concierge. » Elles se sont engouffrées et Éthel a refermé la porte à clef de l’intérieur, comme si quelqu’un allait pousser derrière elles pour entrer. « Viens, je vais te montrer notre secret ! » Éthel tenait Xénia par la main. La main de Xénia était petite et douce, une main d’enfant, et Éthel était émue de sentir cette main dans la sienne, comme une promesse d’amitié que rien ne pourrait défaire. Plus tard, elle s’est souvenue de ce premier instant, du battement de son cœur. Elle a pensé : « Enfin, j’ai trouvé une amie. »

L’après-midi dans le jardin de la rue de l’Armorique a été long, très long. Passé le premier moment à examiner le tas de planches envahi de ronces, les deux jeunes filles se sont assises au fond du jardin, à l’abri d’une tonnelle où Monsieur Soliman avait installé autrefois un banc pour rêver à son aise. Il faisait humide en cet après-midi d’automne, mais un pâle soleil éclairait le mur de pierres au fond du terrain. Un lézard brun était sorti du mur, pour les observer de ses petits yeux brillants comme des boutons de métal.

Jamais Éthel n’avait parlé comme cela à personne. Il lui semblait que tout d’un coup elle était plus libre. Elle riait, elle racontait des anecdotes, elle se souvenait de détails qui s’étaient accumulés depuis son enfance. Elle parlait de projets, d’idées, d’une tenue de bal, elle sortait de la poche de son cardigan un dessin de mode : « Là, une ceinture à paillettes pour une robe bleue, et une jupe en satin noir, et, par-dessus, une tunique violette, et une blouse en lamé or, une tunique de dentelle, ou bien, regarde, là, une blouse en satin noir avec du tulle. » Xénia regardait le dessin. « Qu’est-ce que tu en penses ? » Avant même que la jeune fille ne puisse répondre, Éthel enchaînait : « Des escarpins en or, non, peut-être un peu voyant, un peu tape-à-l’œil ? » Elle se reculait, comme si elle voyait Xénia porter les modèles. « Tu sais, tu es si belle, j’aimerais que ce soit pour t’habiller, je dessinerais les robes et c’est toi qui les mettrais. »

Elle imaginait Xénia, habillée de bleu électrique, ses longs cheveux d’or cascadant sur ses épaules nues, ses mains si petites, si fines, gantées de noir jusqu’aux coudes, ses pieds chaussés de sandales en cuir, de spartiates, de souliers vernis comme pour les petites filles. Toutes les deux riaient, elles se levaient, elles marchaient sur le tapis de feuilles mortes comme si c’était le grand tapis rouge d’un hôtel de mode. Elles oubliaient tout, les difficultés de la vie pour Xénia, la pauvreté pour elle et sa sœur, leur vie de mendiantes. Pour Éthel, les disputes entre son père et sa mère, les ragots qui couraient sur la liaison de son père avec Maude, et Monsieur Soliman couché sur son lit, habillé comme s’il allait partir en voyage. Éthel avait entendu la bonne Ida raconter à sa mère qu’il avait demandé qu’on l’habille chaque matin et qu’on lace ses souliers, parce qu’il savait qu’il était en train de mourir.


Elles ont pris l’habitude de venir presque chaque jour, après l’école. Afin de rester avec Xénia, Éthel mentait un peu. Elle disait qu’elle allait chez son amie, pour l’aider à faire ses devoirs de français. Jamais Xénia ne l’avait invitée chez elle. À vrai dire, Éthel ne savait même pas où elle habitait. Une ou deux fois, elles avaient marché ensemble jusqu’à la rue de Vaugirard, et Xénia avait montré vaguement la descente : « Voilà, j’habite par là. »

Éthel comprenait qu’elle ne voulait pas qu’on sache l’état de leur détresse, leur logement pitoyable. Un jour qu’elle parlait de l’endroit où elle vivait, elle avait dit en ricanant un peu : « Tu sais, notre appartement c’est comme un hangar, c’est si petit qu’on roule les matelas chaque matin pour pouvoir marcher. »

Éthel avait honte d’être riche, d’habiter un grand appartement au rez-de-chaussée, d’avoir une chambre pour elle, avec une porte-fenêtre qui s’ouvrait sur un jardin fleuri. Elle enviait l’existence de Xénia, sa sœur avec qui elle dormait, leur logement étroit, les bruits de voix, et même l’inquiétude du lendemain. Elle imaginait l’atmosphère d’une vie d’aventures, les difficultés d’argent, la quête des moyens de survivre. Les après-midi au jardin de l’Armorique, c’étaient des moments privilégiés. Elles bavardaient, assises sur le banc vermoulu, sans sentir le froid. Quand il pleuviotait, elles ouvraient leurs ombrelles et se serraient l’une contre l’autre. Parfois, quand elle arrivait directement de chez elle, Xénia apportait du thé dans une bouteille enveloppée dans un chiffon de laine, et deux gobelets d’argent, sans doute un reste de la gloire de la famille Chavirov. Éthel goûtait le thé brûlant, un peu âcre, excitant. Elles avaient des rires, même des fous rires. Pour rendre la pareille, Éthel est venue un jour avec sa théière, dans le coffret chinois pour pique-nique, celle que la tante Willelmine avait rapportée de Maurice, et lui avait donnée. Xénia a admiré le capitonnage rouge, la théière chinoise, et les mignonnes tasses sans anses, mais le thé à la vanille était trop doux pour elle, elle a fait la grimace. « Tu n’aimes pas ? » a dit Éthel, le cœur serré. Xénia a eu un petit rire. « Ce n’est rien, c’est juste du thé. Si ça ne te fait rien, il vaut mieux que j’apporte le mien, comme d’habitude. » Éthel a oublié la déconvenue. Le « comme d’habitude » était du miel dans son cœur, cela voulait dire qu’on continuerait, elle en a ressenti une telle gratitude que des larmes ont débordé de ses yeux, et elle s’est détournée pour que Xénia ne s’en rende pas compte.


Par bribes, Xénia racontait sa vie. Éthel ne l’interrogeait pas. Elle savait que Xénia ne dirait que ce qu’elle avait décidé de révéler, que ce n’étaient pas des confidences, mais une sorte de don qu’elle faisait, pour sceller leur amitié. Une sorte de pacte. Elle parlait de la grande maison des Chavirov, à Saint-Pétersbourg. Des fêtes qu’ils donnaient, où tout le monde alentour pouvait venir, nobles et fermiers, des soldats, des artisans et des artistes. Elle en parlait avec feu, comme si elle y avait été et pourtant c’était avant sa naissance, avant la révolution, quand son père et sa mère étaient jeunes mariés. Alors ils croyaient à l’idéal, ils avaient confiance dans l’ère nouvelle. Ils pensaient qu’ils vivraient toujours. Xénia a apporté une photo, déjà jaunie et tachée, comme si le temps voulait effacer cette époque. Sur la photo, Éthel a vu un jeune homme avec des cheveux longs et une barbe romantique, très brun, vêtu d’un costume élégant. À côté de lui, c’était la mère de Xénia, une jolie femme blonde coiffée d’un lourd chignon, vêtue d’une robe longue blanche à plis et d’un corsage brodé comme les paysannes. « Elle s’appelle Martina, a dit Xénia. Son costume, c’est celui des filles de Vilnius, elle est lituanienne. » Derrière les jeunes mariés, on distinguait un décor de photographe, un temple grec, des jardins suspendus. Cela avait un air d’éternel été.

Xénia se livrait un peu. Elle qui présentait généralement un visage impassible, avec un sourire figé, et cet air de se surveiller et de ne jamais rien laisser échapper, soudain s’effondrait sur l’épaule d’Éthel, et sa voix devenue rauque, étouffée, ne contrôlait plus son accent. « C’est si dur de vivre… » Elle avait une ride qui creusait son front entre les sourcils, ses yeux bleu-gris s’embuaient. Avec une solennité imprévue : « La vie quelquefois est si difficile… » Éthel serrait sa main, l’embrassait. Elle savait qu’elle ne pouvait rien dire. Sa propre vie, le fossé qui se creusait chaque jour entre son père et sa mère, et les querelles à propos de l’argent, une menace diffuse et sensible d’aller vers le désastre, tout cela n’était rien à côté de ce qu’avait vécu Xénia, la mort tragique de son père, la fuite avec sa mère et ses sœurs à travers l’Allemagne, et enfin l’arrivée en France dans cette grande ville sombre et froide où il avait fallu vivre d’expédients. Est-ce qu’Éthel aurait aimé autant Xénia s’il n’y avait pas eu ce mystère en elle, dans son enfance, dans sa vie à chaque instant ? Elle découvrait cette faiblesse, elle s’en voulait, mais elle ne savait pas y résister. L’amour se nourrissait donc de ces chimères, ce sentiment pouvait être aussi impur ? Quelquefois elle avait l’impression d’être un jouet, le jouet de ses illusions, ou le jouet de cette fille, qui alternait la tristesse et la moquerie, le cynisme et la naïveté.

Peu à peu il devenait clair que Xénia prenait plaisir à dominer, à conduire sa relation avec Éthel comme un jeu. Un après-midi où elle s’était livrée, les yeux troublés de larmes, pour parler de sa mère qui travaillait dans un atelier de couture, et de sa sœur Marina qui était possédée d’une rage destructrice et menaçait de se suicider, Xénia, à la sortie des cours, semblait regretter sa faiblesse et battre froid à Éthel, évitait d’être seule avec elle, et partait dans la rue en donnant le bras à une autre fille. Éthel restait interdite, le cœur serré, s’interrogeant sur ce qu’elle avait pu dire, ou faire, pour mériter ce traitement.

Éthel rentrait chez elle, s’enfermait dans sa chambre, refusait de manger. « Qu’a-t-elle ? » demandait sa mère. Alexandre, d’un air entendu : « Il y a que ta fille est amoureuse, voilà tout. » Éthel avait capté la réflexion à travers la porte, et elle en était restée anéantie. Elle avait envie de crier : Mais vous ne savez rien, vous ne comprenez rien ! Plus tard, et les jours suivants, elle avait compris ce qui lui mordait le cœur. De la jalousie, simplement. Xénia avait mis ce poison en elle. Elle en ressentit du dépit, de la colère envers elle-même. De la jalousie, c’était donc ça ! Un sentiment banal. Le même qui rongeait sa mère, qui la faisait s’étrangler, à cause de la chanteuse Maude, un sentiment de midinette, de pauvre fille, de victime ! Cela l’étourdissait, lui donnait la nausée. Et puis, un jour, sans raison, à la sortie de l’école, Xénia était là de nouveau, qui l’attendait, jolie comme un ange, ses yeux couleur de mer, ses cheveux couleur de miel coiffés en un sage chignon retenu par un ruban de velours noir, vêtue d’une robe neuve avec une ceinture à paillettes, elle a embrassé Éthel : « Tu as vu ? Ma mère a réalisé le modèle que tu as créé ! » Éthel s’est sentie bête, ivre et bête, une coulée chaude est entrée dans son corps. Elle s’est reculée un peu pour admirer la robe de Xénia : « C’est vrai, elle te va très bien. » C’est tout ce qu’elle a trouvé à dire.


Et puis, tout d’un coup, elles sont devenues les meilleures amies du monde. Elles ne se quittaient plus, elles étaient toujours ensemble. Quand elle se levait, le matin, avant l’heure, Éthel sentait son cœur gonflé de bonheur à l’idée de rencontrer Xénia dans la journée. Elle en oubliait tout. Les tantes se plaignaient : « Tu ne viens plus nous voir, tu n’es pas fâchée, j’espère ? » Elle passait un peu le samedi après-midi, après l’éducation religieuse, avant la leçon de piano. Elle entrait en coup de vent dans le vieil appartement de Monsieur Soliman, à présent occupé par la tante Willelmine, elle embrassait la vieille dame, grignotait un biscuit, sirotait le thé à la vanille, puis s’en allait en descendant l’escalier quatre à quatre, pour ne pas avoir à attendre l’ascenseur. Elle séchait le cours de piano pour retrouver Xénia sur le boulevard des Italiens. Elles allaient lécher les vitrines. Xénia faisait plus grande que son âge, elle tirait une certaine vanité d’être remarquée par les hommes, alors qu’Éthel trouvait cela parfaitement ridicule. « Mais tu as vu celui-là, tu as vu comme il t’a regardée ? Ce vieux dégoûtant ! » Tout à coup, elle se mettait en colère : « Eh bien ce monsieur-là, je vais lui dire deux mots ! Enfin, tu te rends compte, il t’a croisée et maintenant il est derrière nous, comme un petit chien ! Il n’a rien de mieux à faire ! » Xénia avait un petit sourire satisfait qui n’arrangeait rien. Elle parlait de toutes ces choses avec un peu de condescendance, elle laissait entendre qu’elle en savait long sur les hommes, sur ce qu’ils valent en général, sur leur frivolité. Un jour, elle a même dit à Éthel : « Au fond, tu es très naïve. » Éthel s’est sentie mortifiée, elle voulait répondre, mais elle n’a pas su quoi dire. Ce n’était pas vrai qu’elle était naïve, a-t-elle pensé. Il lui aurait fallu parler de la relation entre son père et sa mère, de leurs disputes, de Maude, de la place que cette femme avait tenue dans sa famille, de la ruine qui était entrée. Mais tout cela était si peu de choses à côté du destin tragique des Chavirov, elle n’aurait jamais osé se comparer à Xénia.

Éthel tenait trop à son amitié. C’était un miracle. Toutes les filles, à l’école, devaient en être jalouses. Sa beauté, son mystère, ce nom de Xénia qu’elle prononçait avec un ch très doux, ce nom de Chavirov, qui faisait songer au naufrage de son histoire. Pour elle, pour lui plaire, Éthel avait changé son caractère. Elle plutôt pessimiste, renfermée, transformait sa personne au moment de rencontrer Xénia. Elle se faisait drôle, légère, insouciante. Elle jouait à être naïve, puisque c’était la qualité que lui reconnaissait son amie. Elle avait noté dans un carnet des idées, des historiettes, des choses entendues à la maison, ou dans la rue. Elle devait en parler avec Xénia, lui demander son avis. Les trois quarts du temps, Xénia n’écoutait pas. Elle regardait Éthel, l’air de penser à autre chose. Ou bien elle coupait : « Tu compliques trop la vie. » Elle ajoutait, avec un petit ricanement qui faisait mal — mais il ne fallait surtout pas qu’elle le trahît : « Tu sais, Éthel, la vie réelle est déjà bien assez difficile comme ça, on n’a pas besoin d’en remettre. » Éthel baissait la tête, elle acceptait. « Tu as raison, toi tu vois tout de suite les choses comme elles sont. C’est pour ça que je suis ton amie. »

C’était venu depuis un certain temps. Pour se rassurer, pour s’exprimer, Éthel disait maintenant très souvent ce mot. Elle qui l’avait prohibé de son vocabulaire depuis longtemps, comme si seul Monsieur Soliman avait eu droit à ces sentiments — l’amitié, l’amour, l’affection. Un jour, elle avait osé. Après une longue journée passée ensemble, à marcher dans les rues, puis sur l’allée des Cygnes, devant la Seine, par une soirée de printemps où l’air est doux. Elle regardait à la dérobée le profil de Xénia, son front haut, son petit nez aux ailes délicates, le duvet blond sur sa nuque, au-dessous du chignon, et la bouche aux lèvres ourlées et très rouges, et les cils qui faisaient une ombre sur ses joues, elle a senti un élan amoureux au fond d’elle-même, irrésistible et délicieux comme un frisson, et elle a dit très vite, sans réfléchir : « Tu sais, Xénia, je n’ai jamais eu d’amie comme toi. » Xénia n’a pas bougé pendant de longues secondes, peut-être qu’elle n’avait pas entendu. Puis elle s’est tournée vers Éthel, et le bleu gris de ses iris ressemblait à la couleur d’une mer très au nord, très lointaine. Elle a dit : « Moi non plus, chérie. » Et pour casser la solennité un peu ridicule de cet aveu, elle a ricané. « Je ne sais pas si tu as remarqué, mais nous sommes exactement dans l’endroit où les amoureux font leurs grandes déclarations ! » Et tout de suite après, elle s’est mise à parler de la couturière chez qui sa mère travaillait, une grande femme un peu hommasse, avec un nom en is — Éthel a cru qu’elle pouvait être grecque, Karvélis, mais en réalité elle était lituanienne — et qui était connue pour ses mœurs. « Enfin, tu vois ce que je veux dire, non ? ajoutait Xénia, non, c’est vrai tu ne connais pas ces choses-là, toi, je veux dire, une femme qui n’aime pas trop les hommes, une femme qui sort avec les femmes. »

Elle gesticulait un peu, et Éthel a remarqué à quel point les mains de Xénia étaient soignées, des mains de poupée aux doigts très fins, les ongles roses passés au lisseur en peau de chamois. Pourquoi racontait-elle tout cela à propos de Karvélis ? Un jour, cette femme était entrée dans la cabine où Xénia se déshabillait après avoir essayé une robe, elle avait effleuré son épaule et chuchoté : « Si tu veux, nous pourrions être (là Xénia enflait la voix et faisait rouler les r à la russe) de trrrès trrrès bonnes amies ! »

Mme Karvélis était devenue le sujet préféré de leurs plaisanteries. Sous un dehors de jeune fille délicate, aristocratique, Xénia cachait un bon sens réaliste, et même un esprit grivois qui aurait certainement choqué Justine et Alexandre, et qu’Éthel trouvait extrêmement drôle. Rien ne lui échappait. Ni les œillades de M. Borna, le surveillant, ni la démarche énamourée de Mlle Jeanson, la prof de français. Un jour qu’elle s’était affublée d’un long châle en soie couleur parme pour marcher dans la cour de l’école, Xénia a donné une bourrade à Éthel : « Tu as vu, son châle dépasse de sa veste au niveau de ses fesses ! » Elle ne riait jamais aux éclats, elle avait toujours une petite voix grinçante pour raconter des histoires auxquelles Éthel avait du mal à résister. « Quand elle marche, regarde bien, ça lui fait comme une queue qui court après son gros derrière ! »

Plusieurs fois, Éthel est allée voir Xénia à l’atelier de couture où travaillait la comtesse Chavirov. C’était à l’autre bout de Paris, rue Geoffroy-Marie, non loin de la rue La Fayette, au deuxième étage d’un immeuble, toute une aventure. Une des premières fois qu’Éthel est arrivée là, la famille Chavirov était au complet, la maman courbée sur son bâti, en train de piquer, et les filles qui tournaient devant une glace déguisées en princesses. L’atelier était sombre, extrêmement en désordre, des cartons et des coupons de tissus empilés sur le sol. Mme Kar-vélis travaillait à une table, à première vue on aurait pu la prendre pour une employée de la comtesse. Xénia avait besoin d’un public, et quand Éthel est arrivée, elle s’est déchaînée. Elle se moquait ouvertement de Karvélis, elle l’attirait par la main, dansait autour d’elle en faisant froufrouter une longue robe de demoiselle d’honneur en organdi blanc. Marina tournait aussi, un peu en retrait, comme si elle dansait devant une glace, et le long appartement résonnait de leurs rires et de leurs applaudissements. Éthel regardait la scène avec fascination. C’était dérisoire et dramatique à la fois, un tourbillon de folie emportait ces filles et leur faisait défier la tristesse et l’accablement de leur destinée. Mme Chavirov n’avait pas bougé. Elle s’était arrêtée de coudre et elle regardait le spectacle, son visage un peu gris immobile et sans expression. À un moment, Xénia est venue jusqu’à Éthel et l’a entraînée dans la danse, son corps très cambré, plaçant les mains d’Éthel contre sa taille comme si elle était le cavalier, et l’enlaçant de son bras droit, la main posée sur son épaule. Éthel sentait son corps dur, les sangles du corset, et le parfum léger de ses cheveux, mélange entre soufre et cologne, un peu piquant, un peu écœurant. À la fin de la danse, elle a embrassé Éthel sur la joue, non pas légèrement, mais d’une embrassade fougueuse, presque brutale. Ce baiser sur le bas de la joue, tout près du coin des lèvres, a fait frémir Éthel. Tout cela était du jeu, de la provocation. Tenant toujours Éthel par la main, Xénia s’est inclinée devant Karvélis, et de sa voix un peu rauque, pas très élégante, elle a dit : « J’ai une annonce à faire ! » Et comme Marina et la comtesse semblaient n’avoir pas entendu, elle a répété en forçant la voix : « Ahum, ahum ! Mesdames, j’ai une annonce à faire… Éthel et moi avons décidé de nous fiancer ! » C’était immensément drôle, Éthel debout, un peu guindée dans sa jupe et son chemisier sombres, ses cheveux bruns tirés en chignon, ses pieds à plat dans des chaussures strictes sans talons, et Xénia époustouflante dans ses voiles et ses volants blancs, ses pieds mignons dans des escarpins dorés, pareille à une mariée. Plus tard, dans la rue, marchant du côté de Rivoli, puis vers le pont du Carrousel, Xénia expliquait la vie à Éthel : « Moi, je n’ai pas de problème avec Sapho, tout ce que je demande, c’est qu’elle n’ait pas envie de moi, tu comprends ? » Éthel se retenait d’ouvrir de grands yeux. « Bien sûr, je comprends. » Tout d’un coup, elle découvrait un monde caché, la raison de cette gêne légère qu’elle ressentait lorsqu’elle se trouvait seule avec Mlle Decoux dans son atelier de sculpteur, imprégné de l’odeur du tabac et de la sueur. Cette femme épaisse aux petits yeux noirs comme des olives, et qui était toujours si familière, la tenait par le bras et l’embrassait avec une force très masculine. Elle hésitait à en parler. « Cette artiste, mon grand-oncle lui loue un atelier à côté, elle fume le cigare… » Xénia n’écoutait pas vraiment. « Fumer, ça ne veut rien dire. Est-ce qu’elle vit avec une femme ? » Éthel devait admettre qu’elle n’en savait rien. « Elle a beaucoup de chats, elle sculpte des animaux, des… » « C’est une folle alors », a tranché Xénia. Et elles n’en ont plus jamais reparlé.


Pour lui plaire, Éthel a acheté une méthode de russe. Elle s’entraînait le soir, dans son lit. Elle répétait « ia liou-bliou », et les leçons qui s’enchaînaient sans logique, mais elle ne gardait que ce qu’elle voulait, conjuguer le verbe aimer. Un jour, dans l’atelier de la rue Geoffroy-Marie, elle s’est lancée, elle a dit à Mme Chavirov : « Kak pajivaietie ? » Et comme la comtesse s’extasiait, Xénia s’est moquée, de sa voix très sarcastique : « Oui, Éthel parle très bien, elle sait dire Kak pajivaietie, et puis ia znaïou gavarit pa rousski, et aussi gdie toiliet ? » Éthel a senti son visage devenir très rouge, elle n’était pas sûre d’éprouver de la colère ou de la honte. Xénia maniait très bien l’offense et la caresse, elle avait appris cela depuis son enfance, pour survivre. Quelque temps après, au hasard de leurs promenades dans les rues de Paris, dans les jardins du Luxembourg, elle a donné une leçon particulière à Éthel, mais c’était particulier en effet, il n’y était question que d’amour, une suite de phrases sans aucune application pratique. Elle faisait répéter : ia doumaïou chto ana ievo lioubit, je crois bien qu’elle l’aime, ia znaïou chto on ieïo lioubit, je sais qu’il l’aime, et puis, lioubov, vlioubliommyï, vlioublionna, elle disait ces mots en glissant longuement sur la syllabe finale, et daragaïa, maïa daragaïa padrouga. Elle fermait à demi les yeux, disait : kharacho, mnie kharachooo… Elle se tournait vers Éthel : ty, davolnaïa ? Est-ce que tu es contente ?

En juillet, l’allée des Cygnes était loin de tout, perdue au milieu de la Seine. C’est là que Xénia donnait ses rendez-vous. Elle ne disait jamais, comme les autres filles : « Alors, à demain, à la même heure… » Elle tournait les talons et elle s’éloignait vite, à grands pas, elle disparaissait en un instant dans la foule de la rue de Rennes, du boulevard du Montparnasse. Éthel sortait tôt, l’air affairé : « Où vas-tu ? » demandait Justine, et elle restait évasive : « Faire des courses avec une amie. » Elle n’inventait pas de gros mensonges, elle ne parlait pas de leçons de piano, de répétitions à la chorale.

Elle arrivait sur l’île en descendant l’escalier du pont du métro aérien. Le matin, la longue allée était déserte, l’ombre des frênes très fraîche. Parfois, elle voyait une silhouette au loin, au bout de l’allée. Des hommes seuls, pas très rassurants. Elle marchait vers eux, d’un pas décidé, comme si elle n’avait pas peur. C’était Xénia qui lui avait appris : « Si tu marches comme ça, sans hésiter, c’est toi qui leur fais peur. Surtout, il ne faut pas ralentir, ne pas regarder. Tu fixes un point imaginaire, tu imagines que quelqu’un t’attend. » Ça devait réussir, puisque personne ne l’abordait.

Xénia l’attendait toujours au même endroit. Elle l’appelait l’arbre-éléphant, un très grand frêne enraciné dans la berge, dont les branches maîtresses étaient courbées au ras du fleuve, pareilles à des dents, à des trompes. Elles restaient là, debout, sans parler, à regarder l’eau verte et les cheveux bruns qui ondulaient dans le courant. Puis elles s’asseyaient sur un banc, à l’ombre des platanes, voyant glisser les péniches, celles qui remontaient la Seine en repoussant une vague jaune, celles amarrées de l’autre côté, le long du quai. Elles parlaient de partir. Xénia voulait le Canada, la neige, les forêts. Elle imaginait un grand amour avec un garçon qui posséderait des terres, un haras. En réalité, son grand amour, c’étaient les chevaux, comme ceux qu’on montait autrefois en Russie, dans le domaine de son père. Éthel parlait de Maurice, de la propriété d’Alma comme si cela existait encore. Elle racontait la collecte des fruits zako, les graines de baobab, et les baignades dans les ruisseaux froids, au milieu de la forêt. Elle en parlait comme si elle l’avait vécu, mais c’étaient les bribes qu’elle avait recueillies de la bouche de la tante Milou, de la tante Pauline, les éclats de voix d’Alexandre quand il parlait créole. Xénia n’écoutait pas vraiment. Parfois elle coupait court. Elle montrait la ville qui bouillait de l’autre côté du fleuve, le pont arqué où roulent les trains, la silhouette de la tour Eiffel, les immeubles. « Pour moi, c’est ici que tout se passe. Les souvenirs, ça me donne mal au cœur. Je veux changer de vie, je ne veux pas vivre comme une mendiante. »

Elle ne parlait pas encore de fiancé, de mariage. Mais sur son visage, on pouvait lire sa détermination. Il était clair qu’elle avait construit sa vie, qu’elle avait déjà tout arrêté d’avance. Elle ne laisserait personne troubler sa chance.

Conversations de salon

Le salon de la rue du Cotentin n’était pas très grand, mais chaque premier dimanche du mois, à midi et demi, il s’emplissait des visiteurs, parents, amis, relations de passage, qu’Alexandre Brun invitait à déjeuner et à passer l’après-midi. C’était un rituel auquel le père d’Éthel n’aurait pas voulu manquer. À Monsieur Soliman qui critiquait ces réunions, disant qu’elles fatiguaient sa nièce et qu’elles coûtaient cher, Alexandre répondait : « Mon cher, un avocat n’existerait pas sans ces mondanités, elles sont son terrain de chasse. » Monsieur Soliman haussait les épaules. Alexandre en arrivant de Maurice avait en effet accompli ses études de droit, mais il n’en avait rien fait. Il n’avait jamais plaidé et s’était contenté de faire des affaires, investissant l’argent de son héritage dans des projets fumeux, dans l’achat de parts et d’actions de sociétés en faillite. Mais il était artiste, bon chanteur, bon musicien, avait de la faconde, portait beau avec ses moustaches en croc et sa masse de cheveux noirs, ses yeux bleus, sa haute stature, et les réunions du dimanche étaient toujours un succès. Justine était très amoureuse de son mari et, pour ne pas lui faire de peine, Monsieur Soliman ne formulait pas ses critiques en public. Il évitait simplement les réunions du salon, prétextant une indisposition, une occupation, ou simplement un contretemps. Alexandre n’était pas dupe, mais il n’était pas homme à se laisser décontenancer. Il entretenait avec son oncle par alliance des relations distantes, courtoises, un peu ironiques, que ses façons exotiques, sa bonne humeur et surtout son accent créole rendaient très peu dramatiques.

Éthel avait toujours connu l’ambiance de ces réunions, cela faisait partie de sa vie familiale, du décor de son enfance. Petite, elle déjeunait vite, et se juchait sur les genoux de son père pour la partie la plus longue de l’après-midi, quand il s’asseyait dans son fauteuil de cuir pour discuter avec ses invités. Il fumait alors cigarette sur cigarette, qu’il roulait lui-même dans une petite machine. Éthel avait le privilège de prendre les pincées de tabac noir et de les serrer sur la bande de caoutchouc entre les rouleaux, puis de lécher soigneusement le bord de la feuille de papier Job — tout cela sous l’œil réprobateur de sa mère, qui n’osait rien dire, et parfois le sarcasme d’un invité : « Il ne faudra pas s’étonner plus tard si elle fume la pipe comme George Sand ou Rosa Bonheur ! » Alexandre ne se laissait pas démonter : « Et quel mal à cela ? Nous avons bien une locataire qui fume le cigare et met des pantalons ! » Mlle Decoux, une originale. Dans son atelier, au rez-de-chaussée de la rue du Cotentin, de l’autre côté du jardin, elle sculptait dans la pierre des silhouettes d’animaux, principalement des chiens et des chats. Son comportement et sa façon de s’habiller et sa tabagie offusquaient beaucoup de gens dans le quartier, mais elle était vive et gentille, et pour cela Monsieur Soliman n’avait pas hésité à l’héberger, même si elle ne payait pas très régulièrement son loyer. Parfois il emmenait Éthel rendre visite à Mlle Decoux. Dans la grande pièce éclairée par un jour pâle venant des verrières, Éthel circulait au milieu des animaux figés dans leur pose, chats à l’affût ou dormant, chiens fous, chiens assis, chiens couchés, les pattes avant bien droites devant eux, la tête dans une posture hiératique. Au milieu des statues, des formes furtives circulaient, couraient se cacher dans les coins, effleuraient les mollets d’Éthel par-derrière, une partie de la ménagerie vivante de Mlle Decoux, composée surtout de chats errants qu’elle recueillait et nourrissait, avant de les donner à qui en voulait.


Petite, Éthel aimait bien s’endormir sur les genoux de son père en écoutant le roulement de la conversation. Le fauteuil préféré d’Alexandre était large et profond, en cuir lie-de-vin rendu brillant au contact des vestes de tweed et des pantalons d’Alexandre, imprégné d’une odeur douce, un peu écœurante, mélange de tabac, de relents de cuisine, et du cognac qu’il aimait boire après déjeuner. Les voix lançaient des bribes, des éclats, la musique de l’accent mauricien qui montait, descendait, la voix grave d’Alexandre, les voix aiguës et chantantes des femmes, tante Pauline, tante Willelmine, tante Milou.

« … les yeux bleus, les cheveux blonds… »

« Mon cher, je vous assure… »

« In-vrai-sembla-ble ! »

« Mais enfin, Seigneur Jésus ! »

Tôt ou tard, la conversation dérivait. C’était invariable. Éthel aurait pu dire à quel instant précis, ce qui déclenchait la dérive. Cela suivait une sorte de signal secret. Alexandre repoussait son assiette, où le cari avait laissé une marque orange pareille à la ligne des vives-eaux sur une plage. Les restes de brèdes et de grains imitaient très bien les algues déposées par la marée.

Même quand elle avait grandi et qu’elle avait cessé de se jucher sur les genoux de son père pour s’endormir, Éthel aimait bien ce moment après le déjeuner où ses sens s’engourdissaient. Elle approchait sa chaise de celle de son père, elle respirait l’odeur acre douce de ses cigarettes, elle l’écoutait parler du temps jadis, là-bas, dans l’île, quand tout existait encore, la grande maison, les jardins, les soirées sous la varangue.

« C’était la vieille Yaya, tu te souviens, Milou ? Quand nous revenions de l’école de miss Briggs, nous étions morts de faim, alors nous ti faire coquin avec les mangues de son jardin, et elle avait gardé les noyaux de mangues que nous avions mangées, elle nous bombardait avec nos propres noyaux ! » Les rires fusaient, les tantes commentaient, Milou surtout, la sœur cadette d’Alexandre, aussi noire que les autres étaient blondes, avec des yeux verts où la pupille nageait, tout le monde disait qu’elle était méchante. « C’est noyau kili ! » Les autres reprenaient en gloussant : « Noyau kili ! » C’était le dicton préféré d’Alexandre : mangue li goût, so noyau kili, la mangue c’est bon, mais que peut-on dire de son noyau ?

Pourquoi Monsieur Soliman était-il resté étranger à tout cela ? Il avait rompu les amarres, il avait quitté l’île à l’âge de dix-huit ans, n’était jamais retourné. Il dédaignait ses concitoyens, les trouvait mesquins, ragoteurs, inintéressants. Un jour, Éthel lui avait posé la question : « Grand-père (elle aimait bien l’appeler ainsi et lui dire vous), pourquoi avez-vous quitté l’île Maurice ? Ce n’est pas joli là-bas ? » Il l’avait regardée avec perplexité, comme s’il n’avait jamais pensé à la question. Puis il a dit simplement : « Petit pays, petites gens. » Mais il n’avait rien expliqué.

Les voix montaient, descendaient. Résonnaient des noms de lieux, Rose Hill, Beau Bassin, l’Aventure, Riche en Eau, Balaclava, Mahébourg, Moka, Minissy, Grand Bassin, Trou aux Biches, les Amourettes, Ébène, Vieux Quatre Bornes, Camp Wolof, Quartier Militaire. Des noms de gens aussi, Thévenin, Malard, Éléonore Békel, Odile Du Jardin, Madeleine Passereau, Céline, Étiennette, Antoinette, et les surnoms des hommes, Dileau Canal, Gros Casse, Faire Zoli, Fer Blanc, Gueule Pavée, Tonton Ziz, Licien, Lalo, Lamain Lamoque, N’a-que-les-os.

Les étrangers se sentaient exclus. Les étrangers, c’étaient ceux du clan des Soliman, oncles, tantes, cousins et cousines du côté de la mère d’Éthel, toujours en infériorité numérique, et complètement surclassés par le clan des Brun, ces Mauriciens au parler fort, au rire communicatif, dotés d’humour et de méchanceté, capables quand ils étaient ensemble de tenir tête à n’importe quel discoureur, fût-il parisien.

Alexandre, du reste, ne manquait pas d’afficher le peu d’estime dans lequel il tenait les capitalins : « Le Parisien, né malin, avait-il coutume d’énoncer pour clore tout débat, est le dernier des imbéciles. »

Il y avait aussi les occasionnels. Parmi eux, un petit homme chauve et jaune, aux yeux très noirs, qu’Éthel avait tout de suite détesté. Que faisait-il dans la vie ? Ça n’était pas clair. Un jour, Éthel avait posé la question à son père. « C’est un industriel. » Et comme si c’était insuffisant, il avait ajouté : « C’est un aventurier des temps modernes. Il travaille à la Bourse. »

Claudius Talon avait incontestablement pris l’ascendant sur Alexandre. Il avait réponse à tout, connaissait tout le monde, prétendait avoir des appuis dans la politique et la finance. Mais ce n’était pas à cause de ses opinions ou de ses prétentions qu’Éthel le haïssait. Un jour qu’elle était seule dans le couloir, Talon l’avait caressée dans le cou en se penchant sur elle, son souffle tiède tout près de son oreille. Elle avait treize ans, elle n’avait pas oublié la peur qui l’avait figée sur place, tandis que du dos des phalanges le petit homme frôlait son cou et sa nuque, comme s’il réfléchissait à la manière pour l’étrangler. Elle s’était sauvée, barricadée dans sa chambre, mais elle n’avait rien dit, elle imaginait son père en train de l’excuser devant les invités : « Ma fille ne se sent pas très bien, c’est l’âge difficile… »

Celui qu’Éthel aimait bien, c’était un jeune homme du nom de Laurent Feld, un Anglais aux cheveux roux et bouclés, joli comme une fille, qui venait rendre visite de temps en temps aux Brun. Éthel avait l’impression de l’avoir toujours connu, au point qu’elle croyait qu’il faisait partie de sa famille. Au hasard des conversations, elle avait compris que Laurent Feld était simplement un ami, ou plutôt le fils d’un ami d’enfance d’Alexandre, le docteur Feld, qu’il avait connu à la Réunion. Lui aussi était des îles, même s’il avait perdu l’accent chantant et que l’Angleterre avait imprimé en lui des manières et un goût vestimentaire qui détonnaient dans le salon de la rue du Cotentin. Éthel aimait sa timidité, sa réserve, sa bonne humeur. Quand il entrait dans le salon, elle regardait cette sorte de halo de lumière rouge qui entourait son visage, elle en ressentait de la joie, sans qu’elle pût dire pourquoi. Elle venait s’asseoir près de lui, elle lui posait des questions sur sa vie en Angleterre, ses études de droit, ses hobbies, la musique qu’il aimait, les livres qu’il avait lus, etc. Elle appréciait le fait qu’il ne fumait pas. Peut-être que ce qui la touchait le plus chez ce garçon c’était qu’il n’avait plus ni père ni mère. Sa mère était morte à sa naissance, et son père était décédé de maladie quand Laurent avait une dizaine d’années. Il avait une sœur aînée, Édith, et à la mort de leurs parents c’était leur tante Léonora qui les avait élevés, avait payé leurs études. Quand Laurent venait à Paris, c’était chez cette tante qu’il logeait, dans le Quartier latin. Éthel imaginait Laurent jeune homme, vivant seul à Londres, sans vraie famille, elle imaginait qu’il aurait pu être son frère, qu’elle l’aurait admiré, soutenu, il lui aurait raconté sa vie, elle aurait partagé sa solitude. C’était aussi pour elle une façon d’échapper à ses parents, à la tension qui grandissait entre son père et sa mère, à leurs disputes, à leur guerre souterraine.

Quand elle était toute petite, les choses déjà n’allaient pas très bien entre Justine et Alexandre. Un jour, après une de leurs querelles, elle leur avait tenu tête les yeux pleins de larmes, elle leur avait crié : « Pourquoi vous ne m’avez pas donné un petitfrère ou une petite sœur ? Avec qui je vais parler quand vous serez vieux ! » Elle se souvenait, oui, de l’expression honteuse sur leur visage. Puis ils n’y avaient plus pensé, et tout avait continué comme avant, et elle n’avait plus jamais recommencé.


Quelque chose a changé dans le ton. Ou est-ce Éthel qui est devenue soudain, à l’adolescence, plus attentive à ce qui se disait dans le salon des Brun ? Un durcissement, aurait-on dit, une âpreté. Alexandre avait toujours eu sa marotte de la révolution anarchiste, du Grand Soir où Paris serait mis à feu et à sang, où on pendrait les bourgeois et les propriétaires à la lanterne des carrefours. C’était même, du plus loin qu’Éthel se souvînt, un sujet de plaisanterie dans la famille. Quand il s’ennuyait, ou à la suite d’une de ses disputes avec Justine, il frappait à la porte de la chambre d’Éthel : « Fais ton sac, demain nous partons à la campagne, ça va être le Grand Soir. » Elle essayait de résister : « Mais l’école, papa ? » Lui, péremptoire : « Je ne tiens pas à être dans Paris quand ça va brûler. » Ils allaient toujours au même endroit, une petite maison de campagne qu’Alexandre louait à l’année à côté de la forêt, à La Ferté-Alais. Il allait voir voler les avions. Dans le jardin de la maison, il avait construit, avec l’aide d’un menuisier local, du nom de Bijart, la maquette d’un dirigeable à ailes qui, selon ses dires, rendrait définitivement caduc le plus lourd que l’air. « Des billevesées, avait grommelé Monsieur Soliman, un jour qu’Éthel lui parlait des plans de son père. Voilà à quoi il passe son temps, au lieu de travailler. » Éthel n’en avait plus jamais parlé. Mais elle aimait bien aller au champ d’aviation, sa main dans la main de son père, et marcher dans la boue au milieu de ces étranges machines aux ailes levées, avec leurs hélices immobiles. Elle connaissait tous leurs noms, Latécoère, Breguet, Hotchkiss, Paleron, Voisin, Humber, Ryan, Farman. Un jour avec son père, elle a vu le Caudron-Renault piloté par Hélène Boucher. C’était quelques mois avant sa mort, en juin ou juillet 1934. Un avion qui lui a paru géant avec son museau de requin et ses ailes courtes, et son unique hélice d’aluminium. Éthel rêvait de rencontrer Hélène, de faire comme elle. Alexandre a eu un sourire. « On ira à Orly la voir voler, c’est promis. » Mais ils n’y sont jamais allés, peut-être est-ce le temps qui a manqué.


On sentait une sorte de hâte, comme si on se dépêchait d’en finir. Mais de finir de quoi ? Éthel écoutait les adultes parler, remuer leurs idées. Cela se passait après le repas, quand la bonne Ida venait de desservir. Alexandre organisait le débat à la façon d’une pièce de théâtre. D’un côté les Mauriciens-Réunionnais, de l’autre les étrangers, les Parisiens, ou assimilés. La question portait sur l’actualité, mais tout de suite la conversation débordait, c’était un affrontement de personnalités, d’idéologies, de professions de foi. Éthel aurait voulu tout écrire, tant elle trouvait cela insensé, ridicule.

« Kerenski l’a compris, il l’a dit, mais personne ne l’écoute. Il sait de quoi il parle, il était là au début, quand les bolchevistes ont pris le pouvoir.

— La révolution était inévitable. Mais seul Kerenski pouvait en faire quelque chose, dompter la bête. C’était leur Mirabeau.

— Oui, mais les Mirabeau, on sait ce qui leur arrive.

— Évidemment tout le monde l’a laissé tomber, on s’en lave les mains, c’est comme à Locarno. »

Suivaient des brouhahas, des moments où tout le monde criait en même temps. Puis des silences épais. Éthel regardait sa mère qui cherchait un moyen de reprendre sur un ton plus neutre. Qui lançait des amorces : « … Moi, ce qui m’inquiète, c’est plutôt le présent, le prix de la vie, les augmentations. » Elle était contrecarrée immédiatement par Talon : « Les augmentations, ça n’est pas inquiétant, c’est un bon signe économique, madame. La vérité, ce qui doit vous inquiéter, c’est la déflation, la diminution du prix de la vie. Regardez dans votre cabas quand vous faites votre marché, s’il y a davantage de fruits, de légumes et de viande, et pour le même prix, ce n’est pas le moment de vous réjouir, mais de vous inquiéter. »

Là, le colonel Rouart, la générale Lemercier et les autres se récriaient. Il y avait ceux qui disaient : « Tout augmente ! » Et ceux qui déploraient le flottement, les risques de dévaluation, le chômage. La tante Pauline, dans un moment de calme, reprenait : « C’est donc le bon moment pour acheter. On dit que, sur la Côte d’Azur, les hôtels particuliers des beaux quartiers près de la gare se vendent à prix de famine ! » Justine : « Oui, la Côte d’Azur, vous avez vu le dessin dans Aux Écoutes ? Un journaliste demande à un hôtelier : Comment est la saison ? L’hôtelier lui répond : Pas brillante. Que voulez-vous, tous nos clients sont en prison ! » Mais cela ne suscitait même pas un rire. C’est à peu près à cette époque qu’Éthel a entendu prononcer le nom de Hitler. Au début ils disaient Adolf Hitler, comme ils disaient Aristide Briand, ou Pierre Laval. Parfois même, Chemin disait, elle l’avait remarqué : le chancelier, ou bien le chef de l’État allemand. Puis, peu à peu, sans doute à mesure qu’il s’installait au pouvoir et qu’il devenait une figure mondialement connue, ils disaient simplement : Hitler. De temps à autre, même, elle entendait Chemin, ou le colonel Rouart, et même sa femme, une grande femme aux traits anguleux et coiffée d’un chapeau à voilette, qu’on appelait la colonelle, dire : « Le Führer », qu’elle prononçait comme « fureur », et Éthel s’était demandé si le mot avait le même sens en allemand.

« Hitler a dit… » « Hitler a fait… » Un soir, Justine avait allumé le poste de T. S. F. dans le salon, et cette voix étrange s’était fait entendre, haut perchée, un peu rauque, qui faisait un discours, par instants couverte par le bruit des applaudissements ou par de la friture, il n’était pas facile de distinguer. Comme Éthel s’arrêtait pour écouter, sa mère a dit : « C’est Hitler. » Elle avait ajouté, ce qui avait fait un peu ricaner Alexandre : « J’ai horreur de cette voix, ça me donne des frissons… » Une voix comme une autre, a pensé Éthel, elle a même trouvé que cette voix ressemblait étrangement à celle de Chemin.

Plus tard, quand tout aura sombré, Éthel essaiera de se souvenir de ces après-midi du dimanche dans le salon de ses parents, et le silence du présent fera ressortir encore davantage le bruit de ces réunions, les exclamations des tantes, leurs rires, le tintement des petites cuillers dans les tasses de café, et jusqu’aux « instants musicaux » qu’Alexandre avait institués, et qui émaillaient les conversations. Les sonates de Schumann, les morceaux de Schubert, de Grieg, de Massenet, de Rimski-Korsakov. Éthel attendait avec impatience ces parenthèses, elle s’asseyait au piano et elle jouait pour accompagner son père à la flûte, ou au chant. Alexandre Brun avait une belle voix de baryton et, quand il chantait, son accent mauricien s’estompait, se fondait dans la musique et elle pouvait imaginer l’île des origines, le balancement des palmes dans les alizés, le bruit de la mer sur les récifs, le chant des martins et des tourterelles au bord des champs de cannes. La cathédrale engloutie devenait un vaisseau sombré au large, dans la baie du Tombeau peut-être, et la cloche qu’on entendait était celle de la dunette sur laquelle un marin fantôme sonnait les quarts. Une fois ou deux, dans son enfance, la belle Maude avait fait une apparition, entre deux pièces chantées, vêtue d’une robe éclatante, bleu pétrole ou noir de nuit, portant des créoles d’or aux oreilles, auréolée de son opulente chevelure rousse qui cachait, à ce qu’on disait, de petites pinces pour tirer la peau de ses tempes. Elle avait une jolie voix quand elle chantait des airs d’Aïda ou d’Iphigénie, mais déjà sa carrière était sur le déclin, elle ne se produisait plus guère qu’en province et, pour joindre les deux bouts, travaillait dans les ateliers de costumes pour le théâtre. Éthel avait compris très tôt la place qu’elle avait occupée dans la vie de son père. Cela remontait au temps d’avant sa naissance, mais les conséquences de cette histoire duraient encore. Il y avait eu des vagues, et même de la tempête, et le navire du mariage de ses parents avait été plusieurs fois sur le point de sombrer. Puis le temps avait tout recouvert d’huile, et seuls quelques frissons passagers pouvaient encore troubler cette surface très lisse. Maude avait disparu pendant des années, Éthel avait entendu parler de son aventure avec un banquier, de son voyage. Quand elle était entrée dans le salon des Brun sans s’être fait annoncer, il y avait eu un instant de stupeur. Éthel, le cœur battant, attendait la voix haute et fine de Maude, même si celle-ci, sur les notes trop hautes, faisait un « flat » ou s’effilochait. Alexandre Brun, par une sorte d’agrément tacite, n’avait jamais chanté en public avec elle.

Le soir fiévreusement, Éthel écrivait sur les pages de son agenda la retranscription des échanges de la conversation, comme si c’étaient des phrases de la plus haute importance qu’il fallait ne jamais oublier :

Conversations de salon

« L’ennemi, ne pas se tromper d’ennemi, il est ici, à l’intérieur, dans nos murs.

— L’ennemi de l’intérieur, vieux refrain de la droite nationaliste. (Rires.)

— Riez, riez, vous verrez dans quelques années, quand il vous arrivera ce qui est arrivé en Russie, quand vous vous retrouverez voiturier à Londres, ou gouvernante pour les jeunes filles en Australie !

— L’Australie ça me plairait (Pauline), c’est le seul pays neuf où on vous demande seulement d’être vous-même.

— Le Canada, la neige, la forêt, voilà ce qui me fait rêver (maman).

— Trop froid pour moi (papa).

— Pourquoi pas retourner à Maurice ?

— Jamais de la vie ! Quand on a goûté à Paris.

— Paris, la ville des illusions (Chemin).

— Des charlatans (papa).

— Mais l’ennemi, enfin, vous devez le comprendre, il défile sous vos fenêtres, il organise la grève, jusque dans les grands magasins, à la Samar, aux Galeries. Torpillage, sabotage, sabordage, c’est le mot d’ordre de Moscou.

— Vous mettez la charrue avant les bœufs, mon cher. Vous avez oublié que c’est à l’échelle mondiale. Ça a commencé par la livre en 31 et maintenant le dollar a perdu 41 % en quelques heures.

— Oui, les Américains, mais, vous savez, ils font ce qu’ils veulent avec leur dollar. Quand ça les arrange, ils dévaluent ! (Talon.)

— Toujours avec vos histoires de finances ! (Pauline.) Ne se croirait-on pas chez des banquiers ? Est-il vraiment impossible de parler d’autre chose ?

— Oui, oui (générale Lemertier), avec le colonel nous causons voitures, il n’y a que ça qui l’intéresse, Peugeot légère, Mathis, Licorne II CV, ou Viva Six ?

— Moi j’aime bien la Ford V8, voilà une voiture puissante (papa).

— Oui, mais qui coûte cher, et on ne sait même pas si on aura du pétrole l’année prochaine (maman). Nous, ici, nous avons installé une chaudière tout combustible, de l’air chaud puisé, même si le pétrole vient à manquer on brûlera les ordures.

— Quelle horreur (générale Lemercier), vous imaginez l’odeur.

— Mais non, voyons, vous savez bien que la fumée n’a pas d’odeur (Milou).

— Les économies non plus.

— De toute façon, avec la guerre qui arrive, il n’y aura plus rien à mettre dans votre chaudière.

— La guerre (Pauline), mais enfin quelle manie de revenir toujours à la guerre, moi je suis convaincue que la guerre est tout à fait impossible, jamais les Allemands ne se risqueront à une deuxième défaite.

— Mais il n’y a pas que les Allemands (Milou), il y a l’Italie, l’Espagne.

— Le Japon a commencé en Chine, vous avez vu ce qu’ils font à Shanghai ?

— Oui, mais ce sont les intérêts de l’Europe qu’ils veulent saper, ils ont déjà commencé.

— Parce que vous vous intéressez aux Jaunes ? (générale Lemercier).

— Moi non plus je ne veux pas croire à la guerre (Chemin), tout ça, c’est le complot des Rouges, Mussolini l’a dit et répété, il ne s’attaquera jamais à la France, il a assez à faire en Éthiopie et Hitler avec les Sudètes, non, ceux qui poussent à la guerre, on les connaît, il suffit de chercher à qui le crime profite. »


C’était comme une seule journée, toujours la même. Les bruits de la discussion enflaient, résonnaient dans la grande pièce, tout le monde parlait en même temps, Justine, Pauline et Milou avec leurs voix chantantes, Alexandre, et les invités, la générale Lemercier, le colonel Rouart, Maurel, la professeur de piano Odile Séverine, et toujours l’insupportable Claudius Talon qui, depuis l’incident du corridor, évitait de regarder Éthel. Et elle se mettait systématiquement à l’autre bout de la pièce et, quand il était présent, à côté de Laurent Feld. Éthel savait gré au jeune homme de ne pas prendre part à la conversation. Il restait assis sur sa chaise, bien droit, et de temps en temps elle jetait un coup d’œil sur son profil, son petit nez, son menton bien rond, et cette chevelure rousse et bouclée qui lui donnait l’air d’une fille et éclairait sa peau d’un incarnat très chaud, comme s’il était ému. Il ne répondait jamais aux provocations, à peine un léger pli entre ses sourcils quand Talon, grand lecteur de L’Action française, s’en prenait aux métèques, réclamait leur expulsion du territoire national, ou l’arrestation des réfugiés espagnols par la gendarmerie et leur livraison immédiate aux forces franquistes.

Laurent Feld était l’ami de toujours. Il était revenu régulièrement, mince et élégant, tellement différent des autres jeunes gens qu’Éthel croisait dans Paris, tellement étranger qu’il en était étrange. Une seule fois, il a pris la parole dans le salon. Talon, brandissant sa feuille de chou habituelle, s’en prenait à l’Angleterre : « Une nation de traîtres, de nervis, de vendus, ce sont eux qui poussent à la guerre, soyez sans crainte, ils enverront les Français à la boucherie pour faire triompher leurs affaires, vous savez bien ce qu’on dit : en France on a les blindés, à la City de Londres on a les coffres-forts blindés ! » Les joues fraîches de Laurent avaient pris la couleur de ses cheveux, comme un reflet d’incendie. Il en postillonnait d’indignation. « Vous, vous ne savez pas ce que vous dites, vous — c’est, c’est inacceptable, c’est honteux, je vous affirme que l’Angleterre est notre seule alliée, elle n’abandonnera jamais la France ! » Le tumulte était indescriptible. Chacun parlait en même temps que l’autre, et par-dessus le brouhaha la voix aigre de Talon, montant sur les syllabes finales, une voix de bonimenteur : « Allons, allons donc, mais vous êtes naïf mon pauvre garçon, bien naïf ou bien vous faites semblant d’oublier… » Alexandre était carré dans son fauteuil, il tirait sur sa cigarette, visiblement à son aise dans ce tumulte, dominant de sa voix grave, un peu traînante : « Allons, ne parlons pas de l’Angleterre, vous savez qu’à Maurice on a des sentiments partagés sur ce grand pays…

— Ou bien vous oubliez, monsieur, continuait Talon, debout sur la pointe des pieds, mais il ne s’adressait plus à Laurent Feld, il prenait à témoin toute l’assistance, le rôle détestable qu’elle a joué durant la dernière guerre, en refusant les troupes quand l’ennemi nous massacrait. » La tante Milou était toujours d’accord quand on tirait sur l’Angleterre, elle avait même fondé à Paris un club de rétrocessionistes pour soutenir le parti qui prônait le retour de Maurice à la mère patrie. « Là, il faut reconnaître, mon cher, que la politique de Churchill n’est pas claire, et celle de Chamberlain encore moins. Et n’oubliez pas que c’est de Londres que nous est venu le bolchevisme. »

Talon : « C’est toujours la même fable, les marrons sont dans le feu, et c’est nous qui devons les tirer. » Laurent Feld ne pouvait plus intervenir. Il s’est levé pour partir, malgré les protestations d’Alexandre. À Éthel, il a dit, en se penchant vers elle, c’est la première fois qu’elle s’est sentie sortir de l’enfance, parce qu’il lui parlait comme à la seule personne raisonnable : « Ne les écoutez pas, mademoiselle. L’Angleterre est un grand pays, elle est l’alliée pour toujours de la France, elle n’acceptera jamais le régime criminel de l’Allemagne. » Mais le brouhaha retombait. Cela ne durait jamais très longtemps. Éthel a pris Laurent par la main, ils sont sortis respirer l’air du jardin. Le thé fumait dans les tasses, les petites cuillers tintaient contre la porcelaine, l’odeur des gâteaux à la cannelle que préparait Pauline se mêlait à la fumée des cigarettes et des cigares dans la grande pièce vitrée. Tout cela était du bruit, seulement du bruit. Pas de quoi fouetter un chat.

Les choses se sont précipitées. Éthel, en y réfléchissant plus tard, réalisera qu’elle n’a rien vu venir. C’était un enclenchement de rouages. Une mécanique s’était mise en route que personne n’aurait pu arrêter. Cela a commencé par la mort de Monsieur Soliman à la fin de l’année 34. Éthel se souvient du récit qu’on lui a fait de ses derniers moments. La bonne Ida lui avait préparé à dîner la veille, il se plaignait d’être fatigué, d’avoir mal à la tête. Au petit matin, elle l’a trouvé allongé sur son lit, vêtu de son complet gris-noir, ses chaussures cirées aux pieds, sa cravate nouée sur son cou maigre. Il était si calme et si élégant qu’Ida a cru qu’il dormait mais, quand elle a touché sa main, elle a senti le froid de la mort. Les obsèques ont eu lieu trois jours plus tard à l’église Saint-Philippe-du-Roule. Samuel Soliman n’était pas très pratiquant, mais il avait le sens des convenances, il avait laissé en évidence sur le marbre de la cheminée une enveloppe contenant les instructions et le numéro de la tombe au cimetière du Montparnasse, et un chèque au recteur pour régler les frais de la cérémonie.

Éthel avait eu le droit de lui rendre une dernière visite avant qu’on ne scelle le couvercle du cercueil. « Va, tu peux l’embrasser une dernière fois, il t’aimait tant ! » Sa mère la poussait, mais elle freinait, résistait. Elle ne voulait pas. À la fin, elle s’est détournée, et elle est sortie très vite de la chambre en cachant son visage. Elle est restée dans le couloir, devant la petite table drapée de noir sur laquelle les visiteurs déposaient leur carte. Tout ça avait l’air d’une mauvaise pièce de théâtre. Plus tard, elle entendra sa mère raconter la scène, comme quoi Éthel était trop émue pour un dernier adieu. Pourtant, jamais ses yeux n’avaient été aussi secs.

Elle n’en avait pas parlé à Xénia. La mort de Samuel Soliman, ça n’était rien à côté de la mort du comte Chavirov. Elle avait entendu un jour des gens raconter les derniers instants de la famille Romanov, comment ils avaient été fusillés dans une cave par les Rouges. Mais elle était sûre que Xénia n’avait pas pleuré, qu’elle ne pleurait jamais. Il y avait quelque chose de dur dans ses yeux bleus, de dur et de triste. Xénia était une vraie héroïne.


Il ne s’est pas passé très longtemps avant qu’Alexandre n’emmène Éthel chez le notaire, pour établir un document l’autorisant à disposer de l’héritage de sa fille mineure.

Me Bondy était un être caricatural, bellâtre et trop poli, avec une extraordinaire moustache en crocs dans laquelle l’œil aiguisé d’Éthel distinguait des traces de teinture noire. Alexandre Brun était inhabituellement nerveux, ce qui chez lui se traduisait par un flot de bavardages, que son accent créole rendait vaguement ridicule. Il n’avait rien expliqué à Éthel mais, ce soir-là, Éthel avait entendu des éclats de voix venant de la chambre de ses parents, une porte qui claquait, et même, dans le silence de la nuit, quelque chose qui ressemblait à un sanglot. Le lendemain, au déjeuner, où elles se retrouvaient seules, Éthel avait regardé avec insistance le visage de sa mère, comme pour demander une explication, mais Justine avait détourné son regard, elle était pâle, avec un léger pli d’amertume au coin des lèvres, toujours belle. « Un visage de statue grecque », disait Alexandre en guise de compliment.


Le notaire avait fait asseoir Alexandre Brun dans un fauteuil, face à son bureau, et Éthel un peu en retrait sur une chaise. Lui-même restait debout, et poussait vers son interlocuteur une liasse de papiers comme pour se débarrasser au plus vite de la corvée. « Bien entendu, votre père vous a mise au courant ? » Il s’adressait curieusement à Éthel en regardant Alexandre, et c’était donc lui qui avait répondu. « C’est-à-dire que nous n’en avons pas vraiment parlé, mais sa mère et moi avons pensé qu’il fallait simplifier les procédures, et que vu son âge… » Me Bondy avait continué, comme si cela allait de soi. « C’est juste, mais il faut quand même… » Il cherchait ses mots. Alexandre s’impatientait : « Ma chérie. » Il avait pris la main d’Éthel, il essayait de la regarder, mais la raideur de son cou — le faux col que serrait trop la cravate — l’empêchait de se retourner. Éthel regardait son profil, elle aimait bien l’arête de son nez, sa moustache et sa barbe, et sa masse de cheveux très noirs — lui n’avait pas besoin de teinture pour masquer les fils d’argent —, elle avait souvent dessiné son profil, comme celui d’un mousquetaire, ou d’un corsaire du temps de Surcouf. « Je ne t’en ai pas parlé, tu sais à quel point ton grand-oncle t’aimait, tu étais pour lui comme sa petite-fille, il avait toujours souhaité te laisser une grande partie de son patrimoine, c’est une charge très lourde pour une enfant de ton âge… »

Puis Me Bondy avait commencé la lecture du document. La langue était un peu difficile à comprendre, surtout que le notaire était affligé d’un balbutiement, qui rappelait à Éthel son professeur d’histoire-géo et la réflexion qu’avait faite à son sujet sa voisine de classe, Gisèle Hamelin : « Eh bien, avec Poujol les postillons ça vole. » Éthel avait capté le sens du document, qui donnait à son père les pleins pouvoirs pour administrer, gérer et vendre son patrimoine, y compris celui d’y faire édifier toute construction et de souscrire tout emprunt nécessaire pour réaliser son projet. La formule était sans ambiguïté, et pourtant Éthel se souviendra plus tard avoir cru à cet instant que son père avait décidé de continuer la construction de la Maison mauve, et qu’elle en avait senti une onde de bonheur.

Le notaire avait fini de bafouiller, il avait tendu les papiers à Alexandre pour qu’il relise, paraphe et signe, puis ils avaient parlé d’autre chose. Il était question d’emprunt, de traites à la banque, peut-être aussi de la situation politique internationale, mais Éthel n’écoutait pas. Elle était impatiente de sortir de l’étude, de l’atmosphère étouffante de ce bureau encombré de paperasse, de fuir la présence de cet homme et de sa moustache, de ses yeux noirs, de sa parole, de ses postillons. Elle avait rendez-vous avec Xénia, devant le lycée, elle avait hâte de lui raconter ce qui s’était passé, de lui parler de la Maison mauve qui allait bientôt sortir de terre, avec ses grandes fenêtres ouvertes sur le jardin, et son miroir d’eau pour refléter le ciel d’automne. Il y aurait une chambre pour elle, Xénia, elle n’aurait plus besoin d’habiter le rez-de-chaussée infect et sans lumière de la rue de Vaugirard, ce « hangar » où toute la famille dormait dans la même pièce sur des matelas.

Dès qu’elle s’était retrouvée dehors, elle avait embrassé son père. « Merci ! Merci ! » Il la regardait sans rien dire, l’air perplexe, comme s’il réfléchissait à autre chose. Il allait à Montparnasse, voir les banques et déjeuner en célibataire, comme il disait. Éthel avait couru sans s’arrêter vers la rue Marguerin. Elle n’avait pas quinze ans, elle venait de tout perdre.

Conversations de salon (suite)

Un après-midi, peut-être qu’elle avait bu en secret, ou quelque chose la tourmentait, Justine s’est donnée en spectacle. Maude était présente, toujours bruyante, coquette, au centre de l’intérêt, parlant d’opérettes, de concerts, de projets, comme si elle était encore une actrice qui allait partir en tournée, et non cette vieille fille solitaire et démunie qui vivait, à ce qu’on racontait, dans les combles d’un immeuble de la ville, rue Jacob, avec une demi-douzaine de chats. Laurent Feld s’était assis sur un pouf, un peu en retrait, à côté d’Éthel. Il y avait un air de théâtre dans tout ceci, pensa Éthel, une vanité, une irréalité ironique.

Des gens mouraient, à Nankin, en Érythrée, en Espagne, les camps de réfugiés près de Perpignan débordaient de femmes et d’enfants qui n’attendaient que le mot du gouvernement qui les sortirait de ce cloaque et leur rendrait la liberté. Et ici, rue du Cotentin, dans le salon baigné par le doux soleil printanier, le bruissement des langues tissait un nid protecteur, un havre, une amnésie tranquille et sans conséquence.


Justine a annoncé : « La Coccinelle, poème de Victor Hugo. » C’était la tante Willelmine au piano, très digne, comme si elle s’apprêtait à jouer une hymne. Justine avait une voix claire, un peu flûtée, une élocution impeccable, elle détachait chaque syllable, elle faisait sonner chaque consonne. Elle chantait cet air pour la première fois en public.

Ell-e me dit quelque cho-ose

Me tourmente — et j’a-perçus

Son cou de nei-ege et — des-sus

Un pe-e-etit-t-insec-te ro-ose !

Éthel sentit une rougeur à ses joues, des picotements. Ses yeux étaient fixés droit devant elle, sans regarder qui que ce soit. Maintenant le bruit des conversations du salon s’était tu. C’était tout ce que la jeune fille détestait, cet air composé, entendu, une manière de précaution précieuse, un mensonge raffiné qui cachait leurs peurs et leurs rancœurs.

On eût dit — un coquille-a-age

Dos rose et taché de noir

Les fauvet-tes pour nous voir —

Se penchaient dans le feuille-a-age !

C’était long, lent. La tante Willelmine trillait au piano à la fin de chaque quatrain, sans doute pour imiter le concert des oiseaux dans les arbres. Les femmes s’éventaient, il faisait chaud et lourd — la générale Lemercier, son air ravi, sa bouche ridée en ô circonflexe. Éthel sentait les gouttes de sueur piquer ses côtes, sous les aisselles. Elle regardait Justine à présent, sans ciller, elle s’était attachée à son mince filet de voix, pour prévenir le moindre dérapage. Soudain le ridicule de la situation lui apparut : c’était elle la mère, qui accompagnait sa fille comme pour un concours de fin d’année à l’école. Et ce poème contourné, mignard, insensé, cette bluette fade et infatuée, ces mots qui sonnaient d’un grelot aigrelet, hâtif et saccadé comme au cou d’un poney pomponné dans un manège d’enfants.

Sa bou-che fraîche était là

Je me courbai — sur la be-el-le

Et je pris — la coc-ci-ne-elle-mais-le-bai-ser-s’en-vola ! !

Encore un trille et Justine reprit : « Mais-le-bai-ser-s’en-vola ! ! », saluée par les rires — la générale daignant applaudir en frappant son éventail replié sur la paume de sa main gauche.

Pourquoi est-ce là, au cours de cette scène ridicule, qu’Éthel se mit à haïr Maude, d’une haine si violente qu’elle lui fit battre le cœur ? Elle avait cessé d’écouter, tandis que Justine, encouragée par le murmure de l’assistance, reprenait le couplet de la belle, de la coccinelle et du baiser envolé.

« … les bê-tes-sont-t-au bon Dieu

mais la bêtise est-t-à l’homme ! »

Le dernier vers envoyé saccadé, trépidant, par la tante Willelmine, accompagné par les applaudissements du public. Éthel allait se lever, poussée par un mal au cœur, quand Laurent Feld, qui avait écouté toute la chanson sans broncher, lui glissa un billet griffonné à la hâte. Éthel lut : « Que Dieu nous préserve de cette folie française ! »

Il avait l’air sérieux. Il tapotait ses genoux du bout des doigts, mais dans ses yeux bleus Éthel vit une étincelle de drôlerie, et d’un seul coup elle recouvra ses sens. Une onde d’intense moquerie la parcourut.


Talon : La situation est précaire, personne n’a l’air de s’en soucier mais le krach nous guette, ce n’est pas la clique actuelle qui va l’empêcher. Alexandre : Bon, vous exagérez toujours tout, enfin tout cela est derrière nous. Talon : Oui, c’est ce qu’on veut nous faire croire, les boursicoteurs ont tout intérêt, mais retenez ce que je vous dis…

Tante Willelmine : Vous n’allez pas recommencer avec votre krach !

Voix des femmes : Oui, oui, parlons d’autre chose !

Pas toujours l’argent !

Chemin : L’or s’en va quand Blum arrive !

— Il était déjà parti depuis longtemps !

— De toute façon, le Front n’en a plus pour longtemps.

Talon : Heureusement, Hitler est en train de nettoyer l’Allemagne des bolcheviks, mais ici il est peut-être déjà trop tard.

Justine : Parlez-en de votre Hitleur. (Des voix corrigent : Hitler, pas Hitleur.) C’est pareil ! Il ne m’inspire pas confiance !

Chemin : Avez-vous lu l’article de l’académicien Abel Bonnard dans Le Petit Journal ? Il est allé rencontrer le chancelier à Berlin, qui lui a dit à quel point il regrette qu’on le présente en France comme un dictateur.

Alexandre : Allons bon ! Et qu’est-il, s’il vous plaît ? Chemin : Mon cher, un régime populaire ne peut pas exister dans la contrainte ! Hitler l’a dit lui-même, le peuple est avec moi parce qu’il sait que je m’occupe bien de ses besoins, que c’est son âme qui m’intéresse.

Willelmine : Son âme ! Ah oui, parlons-en de l’âme boche !

Chemin : Mais oui, madame, le peuple allemand a une grande et belle âme, ce n’est pas à une musicienne comme vous…

Willelmine : Ah non, ne mélangez pas ! Mozart, Schubert et Hitler, ça ne va pas ensemble ! (Rires.)

Talon : Pourtant vous avez lu comme moi dans la presse l’accueil qu’on lui a fait lors de la représentation des Maîtres chanteurs à Nuremberg, le chancelier a été ovationné, ce n’est pas à Paris que ça arriverait, je n’invente rien ! Chemin : Parce que nous sommes en pleine décadence, Debussy, Ravel, et caetera.

Éthel a bondi : « Ce n’est pas vrai, vous n’y connaissez rien, Ravel est un génie, et Debussy… » Elle a des larmes dans les yeux, et Laurent lui serre la main pour lui dire son soutien.

Alexandre : Allons, allons, la musique vaut mieux qu’une querelle, restons dans la politique, c’est plus… léger ! (Rires.)

Pauline : En attendant, il y en a qui font des affaires, vous avez appris la vente des tableaux que votre chancelier a renvoyés en Suisse parce qu’il les trouve dégénérés ? Des Vlaminck à deux cents francs suisses !

Générale Lemercier : D’autant que votre Hitler, il fait des choses euh… bref ça ressemble aux fautes que commet notre mascarade du gouvernement, vous ne croyez pas ? Les congés payés, les usines fleuries, les petites flatteries pour le bas peuple quoi !

Chemin : Il faut dire qu’avec lui le pays a changé, j’ai un ami qui est allé à Berlin dernièrement, il dit que, depuis l’arrivée du chancelier, l’Allemagne est devenue propre et agréable, il y a des fleurs partout, même dans les fermes et les petits villages…

Milou : Vous allez nous faire croire que c’est le paradis !

Talon : Tout de même, il a ouvert des plages sur la Baltique à un million de travailleurs, c’est mieux que ce qu’ont fait les socialistes, non ?

Pauline : La Baltique, quelle horreur ! (Accent mauricien :) Ça doit être pire que votre Bretagne ! (Rires.)

Alexandre : Évidemment, Rugen ce n’est pas Nice ! Ma sœur ne jure que par la Riviera. Milou : Attendez-vous que le Führer envoie ses ouvriers à Nice !

Chemin : En attendant, il emploie des termes que Blum n’a jamais osé dire à ses électeurs, il leur parle du progrès, de l’honneur du travail qu’il leur a rendu, vous imaginez un homme politique qui dirait cela chez nous !

La générale : Et pour cause ! Il leur demande de travailler moins pour gagner plus ! Il achète leurs voix avec des congés payés et des vacances à la mer !

Chemin : Il ose même dire des choses que les bolcheviks et les socialistes n’ont jamais dites, qu’il faut rendre leur dignité aux travailleurs manuels, que pour lui un ouvrier spécialisé fait un travail cérébral et un comptable à la banque un travail machinal.

La générale : Et c’est vous, le comptable, qui appréciez ?

Chemin : Enfin, il faut dépasser l’intérêt personnel, il faut voir plus grand, plus loin ! Pourquoi voudriez-vous que je nie la vérité ? Aligner des chiffres, ça n’a rien de supérieur au travail de l’ouvrier qui peaufine une mécanique d’une auto, ou à un artisan qui fabrique un meuble de style.

Alexandre : Chemin socialiste, on aura tout vu !

Chemin : Ne dites pas ça ! Vous savez bien que je déteste les mensonges des socialistes, les crimes des bolcheviks en Russie ! Mais il faut inventer une voie nouvelle, c’est ce que dit Bonnard, lisez-le ! là !

Pauline : Une voie nouvelle ! Vous y croyez, vous ? Votre Hitler, excusez-moi, c’est un malin qui dit ce que les gens veulent entendre, mais il ne fera rien. Vous imaginez un pays où les ouvriers commandent aux patrons ? Même en Russie ça ne s’est jamais fait ! Voyez Staline !

Alexandre : Ttt, tt ! Voilà qu’on recommence à parler politique !

Talon : En attendant, l’Allemagne se porte mieux que la France, elle s’est redressée ! La générale : Pas étonnant, ils n’ont rien payé pour réparer les dégâts de la guerre, encore un cadeau des socialistes !

— Vous voyez, vous êtes incorrigibles !

Justine : Il paraît qu’en Allemagne ils ont créé des variétés de roses nouvelles, très blanches.

— Vous voulez rire, ma chère ! (La générale.) Ils ont volé les nôtres en 14, vous n’avez pas connu ça, vous, la Merveille de Lyon qu’ils ont baptisée Frau je ne sais quoi, Douski, Drouchi, ils ont tout copié, notre Malmaison, notre Soleil d’Or, et ils leur ont donné des noms qui s’éternuent, tellement personne ne peut les prononcer !

Alexandre : Allons bon ! Voilà qu’on fait la guerre même chez les rosiers !

Pauline : Enfin, Alex, ne soyez pas naïf ! Vous savez bien qu’il n’y a rien d’innocent, même chez les fleuristes ! Tout cela sent plutôt la combine que la rose, vous ne trouvez pas ?

Alexandre : Alors débochons les roses, mesdames ! Voilà le mot d’ordre !

Toujours le même bruit. Des mots, des rires, le tintement des petites cuillers dans les tasses à moka. Assise au fond de la salle à manger, Éthel regardait les convives l’un après l’autre, avec curiosité, alors qu’elle éprouvait naguère un sentiment de sécurité ou, pour mieux dire, un certain engourdissement à écouter leurs voix, l’accent chantant de Maurice, qui parvenait à donner du charme aux propos les plus violents, tout cela ponctué d’exclamations, des « Ayo ! » des tantes, environné par la brume des cigarettes blondes — Justine était parvenue à proscrire le tabac noir qui la faisait tousser. À présent, Éthel se sentait gagnée par l’angoisse et la colère, elle se levait de sa chaise, elle s’isolait à la cuisine où la bonne Ida faisait la vaisselle, elle l’aidait à essuyer et à ranger les assiettes. Un jour que Justine lui en faisait la remarque — « Tu sais comme ton père tient à ce que tu sois là, il te cherche des yeux » —, elle répondit méchamment : « Oui, toutes ces parlotes, ces cancans ! Il devait y avoir les mêmes dans le salon du Titanic quand il a coulé ! »

À mesure que le vaisseau familial s’enfonçait revenaient à Éthel tous ces bruits de voix, ces conversations absurdes, inutiles, cet acide qui accompagnait le flux des paroles comme si, un après-midi après l’autre, de la banalité des propos se dégageait une sorte de poison qui rongeait tout alentour, les visages, les cœurs, et jusqu’au papier peint de l’appartement.

Dans le même cahier où, à l’adolescence, elle notait les saillies, les bons mots, les phrases poétiques d’Alexandre, les humeurs fantasques des tantes mauriciennes, à présent elle écrivait rageusement les ridicules, les calomnies, les mauvais jeux de mots, les images haineuses :

« Luther, Rousseau, Kant, Fichte, les quatre kakangélistes. »

« Les familles juives, protestantes, l’État métèque ou monod, le monde maçonnique. » « La lèpre sémite. »

« L’honnête Français exploité par le banquier juif cosmopolite. »

« La kabbale, le règne de Satan » (Gougenot des Mousseaux, approuvé par S. S. Pie IX).

« Le Juif contre-productif » (Proudhon).

« Le Juif n’est pas comme nous : il a le nez crochu, les ongles carrés, les pieds plats, un bras plus court que l’autre » (Drumont).

« Il pue. »

« Il est naturellement immunisé contre les maladies qui nous tuent. »

« Son cerveau n’est pas fait comme le nôtre. »

« Pour le Juif, la France est un pays viager. Il ne croit à rien d’autre qu’à l’argent, son paradis est sur la terre » (Maurras).

« Les Juifs ont partie liée avec la chiromancie et la sorcellerie. »

« Nos grands hommes politiques s’appellent Jean Zay, alias Isaïe Ézéchiel, et Léon Blum, alias Karfunkelstein. »

« Les collaborateurs de L’Humanité s’appellent Blum, Rosenfeld, Hermann, Moch, Zyromski, Weil-Reynal, Cohen Adria, Goldschild, Modiano, Oppenheim, Hirschowitz, Schwartzentruber (à vos souhaits !), Ilmre Gyomaï, Hausser. »

« Les Anglais sont plus barbares que les Allemands, voyez l’Irlande. »

« Olier Mordrel l’a dit : il ne faut pas laisser négrifier la Bretagne. »

« Hitler l’a dit à Nuremberg : la France et l’Allemagne ont plus de raisons de s’admirer que de se haïr. »

« Il a prévenu les coupables : les Juifs et les bolchevistes ne seront pas oubliés. »

« Maurras l’a écrit dans L’Allée des philosophes : le génie sémite s’est éteint après la Bible. Aujourd’hui la République est un État sans ordre, dans lequel triomphent les quatre confédérés, les Juifs, les maçons, les protestants et les métèques. »

« Julius Streicher l’a dit à Nuremberg : la seule solution, c’est la destruction physique des Israélites. »

Après ces vagues violentes survenait l’accalmie, constatait Éthel, comme si, l’accès retombé, il ne restait plus qu’une langueur endolorie, une courbature honteuse, que la verve des tantes avait bien du mal à dissiper. On parlait mode, autos, sport ou cinéma.

« La Peugeot 402, la Légère, va détrôner toutes les autres, Renault, Delage, Talbot, De Dion, Panhard, Hotchkiss, et même la fameuse Rolls-Royce !

— Nous l’avons vue en vitrine au garage Messine à Wagram, elle est de-toute-beauté !

— Mais le prix ! Vous avez vu le prix ?

— Avec toutes leurs dévaluations, d’abord en Amérique, et puis ici cet été !

— Les congés-payés et leurs casquettes !

— Enfin, c’est tout de même un peu normal que ces pauvres gens aillent aussi voir la mer ! (Justine.)

— Vous avez entendu parler de la dernière invention, la radio-vision ?

— Béatrice Bretty qui vient chez vous vous parler ! Sarah Bernhardt !

— Oui, mais en vert, mes chères ! Toutes en vert, comme des trolls !

— Moi, je préfère aller au cinéma, vous avez vu La Grande Illusion ?

— Ah non, pas encore la guerre ! Moi, j’irai plutôt voir les frères Marx dans La Soupe aux canards ! »


C’est là que la générale ne manquait pas de commenter : « Moi, j’irai au cinéma quand ça sera au point. »

Du côté des hommes, on formait un petit comité. Chemin absent, l’atmosphère se détendait. Éthel préférait cette partie du salon. Elle écoutait le ronronnement. Justement celui des moteurs d’avion qu’Alexandre aimait. Son grand projet de construire un aéronef à ailes et hélices. Est-ce qu’il y croyait encore ? Éthel se demandait si elle était la seule à savoir que la banqueroute s’approchait. Elle regardait le grand homme, son teint de vieux Mauricien que l’hiver parisien n’avait pas réussi à pâlir, sa chevelure noire brillante, sa barbe taillée avec soin, ses mains d’artiste aux doigts longs et nerveux.

« Tout est dans l’hélice, c’est ce que je dis depuis le début. L’intégrale est bien, c’est avec elle qu’on a battu les premiers records, Paulhan en Angleterre, Morane, Chavez. À l’époque, le moteur c’était le Gnôme, soixante-dix chevaux et double alésage. Mais l’hélice Ratmanoff, voilà ma préférée. Elle est ancienne, d’accord. Mais elle donne le maximum de puissance pour le minimum d’encombrement.

— Alors vous êtes pour le bois ?

— Bien entendu. Ça se répare vite, et surtout c’est plus léger.

— Mais Breguet ?

— Lui, il travaille pour l’armée, ça n’a rien à voir, pour le combat, l’hélice en acier est indispensable. »

Il fumait ses cigarettes, son regard bleu-gris perdu dans les volutes. Éthel pouvait le détester, à cause de tout le mal qu’il avait fait, de ses mensonges et de ses trahisons envers sa mère, de ses rodomontades. Mais elle n’arrivait pas à s’éloigner, à le regarder avec froideur, comme un étranger.

Peut-être que, maintenant qu’il était au bord de la ruine, sur le point de tomber, elle se sentait plus proche de lui qu’elle ne l’avait jamais été. Lui revenait en mémoire le jugement sévère de Monsieur Soliman sur le mari de sa nièce : « Un fruit sec, n’a jamais rien fait de bon. Sauf toi ! » Comme si ç’avait été par hasard, le fruit d’une miraculeuse providence. Il disait à Éthel : « Toi, mon porte-bonheur, ma petite bonne étoile. »

« Vous connaissez l’ouvrage de Drzewiecki sur les hélices aériennes ? La voilà, ma bible ! »

Le sujet du plus-lourd-que-l’air laissait les hommes intarissables :

« En cas de guerre, croyez-moi, ce sont les avions qui feront la différence. Mais personne en France n’a l’air de s’en rendre compte !

— Et les dirigeables ! N’oubliez pas les dirigeables ! (Alexandre.)

— Sauf que, vos dirigeables, on a vu ce qui leur arrive ! (Rouart.)

— Un accident ! Les avions aussi, il en tombe tous les jours !

— Oui, mais ils sont plus difficiles à cibler !

— On n’a pas encore tiré les leçons de la guerre. Souvenez-vous, il y a vingt ans, on avait prédit les effets des bombardements aériens, mais ça n’a pas ému nos ministres de la Guerre !

— Ils avaient tout misé sur la ligne !

— Mais elle est très bien la ligne, vous avez lu le reportage de l’Illustration ? Même si vos avions passent par-dessus, il faudra bien que l’infanterie marche sur la terre ! Ce ne sont pas des canards ! (La générale.)

— Certes, chère madame. Mais nos avions, savez-vous qu’ils pouvaient emporter quatre mille projectiles à ailettes et qu’ils pouvaient envoyer, à raison de cinq sorties par jour, en six mois plus d’un million six cent mille projectiles, et à raison de un pour cent de cibles touchées, cela faisait près de vingt mille ennemis hors de combat ! Multipliez par cent avions, vous voyez le compte ! (Alexandre.)

— Deux millions de morts en six mois, ça fait réfléchir ! On ne l’a pas assez dit, l’arme aérienne est l’arme absolue. Elle est si terrible qu’elle rend la guerre impossible. (Rouart.)

— Oui, sauf qu’elle a déjà servi en Espagne.

— Les fameux Potez que les socialistes ont livrés à l’armée des Rouges !

— À Guernica !

— À propos, vous avez vu le tableau de Picasso à l’Exposition ?

— Merci bien ! Quelle horreur ! (Voix féminines.)

— Justement, les bombardements, quelle horreur ! C’est peut-être ça qu’il a voulu dire ! » (Quelques rires.)

La tension remontait par vagues. Éthel sentait la même nausée dans sa gorge, à écouter ce concert de mots, d’exclamations. Sans doute était-elle, du fait de son âge, la seule qui écoutait sans rien dire. Pour les autres, ils avaient passé la plus grande partie de leur vie, et les mots n’étaient que du bruit, du vent. Ils n’avaient pas vraiment de réalité. Peut-être même qu’ils servaient à masquer la vie.

« Enfin, l’avion, l’aérostat, ce ne sont pas seulement des engins de guerre ! Vous avez lu le petit article de H. G. Wells intitulé “Anticipations” ? (Alexandre.)

— Mais il est mort depuis longtemps, non ?

— C’était avant la guerre, il prédisait que, dans moins de cent ans, l’avion remplacera le train et le bateau pour tous les longs voyages.

— Parlez pour vous ! Moi, je n’y mettrai jamais les pieds, dans vos cigares volants ! (La générale.)

— C’est vrai que l’avion ce n’est pas encore ça. (Justine.)

— La solution, c’est le vol automatique. (Alexandre.)

— Quelle horreur ! Vous voulez dire un avion sans pilote ?

— Non, je veux dire muni d’un système qui corrigera automatiquement les instabilités, les trous d’air.

— En tout cas, il y a un domaine où vos avions ne font pas de progrès, c’est les routes du ciel ! Ils continuent à voler n’importe où !

— Ah oui, ça me rappelle l’affaire Bue. (Quelques rires.)

— Non, vous êtes trop jeune pour vous rappeler ça. Ce malin, comment s’appelait-il ? Bugue ?

— Burgue. (La générale.)

— Oui, Burgue, c’est cela. Il avait créé une société universelle pour réclamer des droits à tous les avions qui passeraient au-dessus des champs voisins de l’aérodrome. Il avait escroqué des tas de paysans crédules.

— Il avait défini la propriété des paysans comme un prisme dont la base était le champ et dont les côtés montaient dans le ciel !

— Au fond, est-ce qu’il avait tort ? (Justine.) Vous imaginez, vous, un dirigeable stationné en permanence au-dessus de chez vous ? Et s’il tombe dans votre jardin, est-il à vous ?

— Bon, disons qu’il vous doit une bouteille de mousseux ! (Rires.)

— Mais c’est Wells qui aura raison, nous ne serons peut-être plus là pour le voir, mais je vous dis qu’un jour les avions et les dirigeables seront aussi nombreux dans le ciel de Paris que les voitures aujourd’hui.

— Chacun le sien ? Vous parlez d’une catastrophe !

— Oui, si la guerre ne détruit pas tout ! (Justine.)

— Moi, je crois que c’est du ciel que viendra la paix. (Talon.)

— Le ciel vous entende, mon cher ! (Alexandre.)

— Allons bon ! Encore la guerre ! Est-ce qu’il n’est pas permis de parler d’autre chose ? » (Approbation des femmes.)

C’était comme si on avait tout caché. Éthel ressentait ce vertige, cette douleur. Un après-midi, au retour de l’école, elle avait dix ans à peu près. Le salon était anormalement vide et silencieux. Dans la pénombre, les rideaux de velours tirés, elle a distingué la grande bergère dans laquelle son père s’asseyait pour lire le journal et somnoler après manger. Une forme sombre, vêtue d’un grand paletot gris. Un feutre mou, gris lui aussi, un peu incliné en avant comme sur la tête d’un dormeur. Éthel s’est avancée à pas de loup, sans dire un mot. La grande bergère faisait écran à la lumière pâle filtrant entre les rideaux. La silhouette endormie ne bougeait pas. Éthel retenait sa respiration. Pour marcher plus légèrement, elle a posé son cartable sur le parquet, très doucement, en le calant contre un des pieds du fauteuil afin qu’il ne bascule pas.

Pourquoi n’y avait-il aucun bruit dans la maison ? Le paletot gris, Éthel l’a reconnu, c’était celui de Monsieur Soliman, qu’il ne portait plus depuis longtemps, depuis qu’il avait cessé ses promenades au jardin du Luxembourg. Mais ce n’était pas Monsieur Soliman dans la bergère. C’était une figure effondrée, maigre, flottant dans un vêtement trop grand. Alors, qui avait osé ? Éthel s’est approchée, penchée en avant. Et, tout à coup, elle l’avait vu. Le soleil était peut-être sorti entre les nuages, éclairant le visage. Un visage terreux, gris, marqué de rides profondes, une bouche large aux lèvres violettes, et un nez monstrueux, long, bossu, aux narines dilatées. Sous le feutre, le visage la regardait en grimaçant, de ses yeux vides aux paupières cernées de rouge. Éthel se souvenait d’avoir crié, d’avoir couru dans le corridor, jusqu’à sa chambre, elle sentait tous les poils hérissés sur ses bras et sur ses jambes, et un froid, une coulée froide le long de son dos. Son cœur battait à se rompre. Elle avait pleuré dans les bras de sa mère, sans pouvoir reprendre son souffle. Puis, un peu plus tard, elle avait entendu la voix grave de son père qui répondait aux reproches, qui cherchait à calmer Justine, une voix qu’elle ne connaissait pas, triste, coupable. Elle avait pensé qu’elle aimait mieux quand il se fâchait et criait avec son accent, Seigneu’ Jésus ! et qu’il continuait en créole avec ses ki cause-là ou bataclan, et c’est alors qu’elle avait compris ce qui se passait entre eux, ce qui rendait sa mère triste et son père malheureux, cette guerre qu’ils se faisaient chaque jour pour un oui pour un non, pour rien.

Quand elle était revenue dans le salon, après s’être calmée, le grand fauteuil était vide, le paletot gris, le feutre mou et les souliers cirés de Monsieur Soliman avaient été rangés dans le placard, et le masque surtout, cette vilaine tête coupée aux yeux réduits à deux trous noirs, avait disparu pour toujours.

Plus tard, elle avait cherché un nom pour cet inconnu, cet intrus. Quand elle en avait parlé à Alexandre, il avait fait semblant de ne pas s’en souvenir. « Un masque en carton bouilli, dis-tu ? Non je ne vois pas… » Peut-être qu’il avait honte, ou bien il avait vraiment oublié l’incident.

Pourtant, ce ne pouvait être que lui. Un jour de semaine, pas le jour des réunions de famille. À l’heure où Éthel revenait de l’école. Une blague qu’il avait préparée à l’insu de Justine, et il s’était caché derrière la porte. Quand il avait vu le résultat, sa crise de larmes, son épouvante, il était allé se réfugier dans son bureau, il avait fait semblant de ne pas entendre. Pour la mi-carême peut-être… C’était encore le temps où Chemin venait chaque jour ou presque, pour les affaires. Est-ce que ç’aurait pu être lui ? Non, jamais il ne se serait permis.

Longtemps après, Éthel l’a entendu. Il parlait dans le salon avec Alexandre. Que disait-il ? Éthel n’était pas très sûre. Il avait prononcé un nom, et avait ajouté : « Une vraie tête de Shylock, les lèvres épaisses, les sourcils en broussaille, les petits yeux rapprochés, le front ridé, les cheveux crépus, et le nez, ce nez ! un bec d’oiseau de proie, un énorme bec de vautour ! » Éthel avait tressailli. Il parlait de son masque ! De cet homme au paletot gris, assis dans la bergère, dans l’ombre du salon. Elle a rougi de colère, elle est sortie du salon sans s’excuser, sans regarder personne. Cela s’était passé il y avait des années, et pourtant elle en tremblait encore. Le masque bouilli, grimaçant, gris comme une tête coupée, un unique cauchemar, et tout à coup elle comprenait ce qu’il signifiait, ce qu’il manifestait. Une sorte de bouffée de haine et de maléfice que Chemin avait installée dans leur maison pour la détruire, elle et sa famille.

Un après-midi, alors qu’Alexandre était à ses affaires (le chantier de la rue de l’Armorique venait de débuter), Justine à ses courses, à ses visites aux tantes, Éthel avait mis la maison sens dessus dessous pour retrouver la tête de Shylock. Fouillant méthodiquement une pièce après l’autre, la chambre de sa mère, le bureau de son père, le réduit où Ida passait parfois ses fins de semaine, le cagibi, la buanderie, les placards. Elle ne réussit à mettre au jour qu’un revolver d’ordonnance que sa mère avait caché dans son armoire sous une pile de draps rêches.

Plus d’une heure à fouiller dans tous les coins, à sortir le contenu des malles en osier, à explorer les vieux joujoux de son enfance (se pouvait-il que les adultes fussent assez insensibles pour dissimuler un cauchemar au milieu d’objets familiers ?) — vainement.

Justine était revenue un peu en avance, et elle avait trouvé Éthel assise par terre au milieu du désordre. À ses questions, Éthel avait répondu par des larmes, comme autrefois, en se serrant contre sa mère. Quand elle avait pu enfin s’expliquer, sa mère avait réagi avec une passion qui prouvait qu’elle n’avait rien oublié. « Le masque, ce fameux masque, oui, c’est moi qui l’ai jeté tout de suite aux ordures, ce n’était pas un jeu d’enfant, c’était une chose horrible, méchante, je l’ai jeté le jour même, ma pauvre chérie, je ne pensais pas que ça t’avait fait du mal, pardonne-nous ! »

Éthel a pleuré, elle s’est sentie libérée. Mais sans doute n’était-ce qu’une illusion. Le masque existait encore, il avait été fabriqué en série, et ceux qu’il faisait rire n’avaient pas changé. Le masque continuait de regarder avec ses yeux vides, dans l’ombre, coiffé de son chapeau mou, indélébile, inéluctable.

Par la suite, de fait, Éthel s’est rendu compte que rien n’était oublié. Elle était trop sensible, voilà tout. Elle était fille unique, dans une famille en guerre, dans une maison menacée. Elle n’avait pas le sens de l’humour, c’est ce qu’Alexandre aurait dit. Un rien la mettait hors d’elle.

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