III. LE SILENCE

Le silence sur Paris au mois de juin. Après l’effervescence, les rumeurs, et puis ces quelques bombes qui étaient tombées au hasard sur la capitale, et les sirènes de la défense passive, les cavalcades des familles dans les caves, le retour à la surface des enfants charbonnés aux boulets de coke, les galopades dans les couloirs du métro — le bruit des bouches surtout, ces commentaires, racontars, pronostics, les fracas de la presse, après Mers el-Kébir, Baudouin, soi-disant ministre des Affaires étrangères, qui avait proclamé : « L’Angleterre a tranché le dernier lien qui nous attachait à elle. » Et les conversations, Bloch, Pomaret en prison à Pellevoisin, en compagnie de Blum, d’Auriol, de Mandel, de Daladier, de Jean Zay — « le ministère des Loisirs ! » avait commenté la générale Lemercier, citant Gringoire.

Le silence sur Paris, et une pluie douce et molle qui cascadait dans le jardin abandonné. Depuis le 12 juin, Alexandre était resté sans parler. Il n’écoutait même plus la radio, cette voix qui chuintait des mensonges, nos troupes victorieuses contiennent l’ennemi sur le front de la Meuse, elles ne passeront jamais la Marne, quand les Allemands campaient devant Paris, que leurs chars et leurs autos blindées ébranlaient la chaussée, boulevard du Montparnasse, boulevard Saint-Germain, sur les Champs-Élysées !

L’appartement ressemblait à une zone dévastée. Les marques des tableaux sur les murs, les traces des pieds du piano, des armoires à linge, des commodes néogothiques, du bureau d’Alexandre. Un peu partout, des rouleaux de papier, du fil électrique, des lustres de verroterie dont personne n’avait voulu, débordant des cartons poussiéreux, avec les habits et les chaussures, la vaisselle, les ustensiles de cuisine. On attendait on ne savait quoi. Le retour à la normale, sans doute. Puisque la crise était passée, puis qu’il n’y avait rien eu. Même pas une vraie guerre. Puisque tout était fini avant d’avoir commencé. Les nouvelles confusantes, la voix du Führer, cette voix qui résonnait entre les murs vides, qui s’amplifiait, qui paraissait venir du ciel d’été, qui roulait à la manière de l’orage.

Les déjeuners du dimanche n’avaient plus lieu. Les habitués avaient déserté, les uns après les autres, sans donner d’explication. Ils ne savaient plus où s’asseoir. Il ne restait que la vieille bergère de Justine, vermoulue, fanée, réparée à la colle à bois et au fil de fer, dont aucun brocanteur n’avait voulu.

Parmi les derniers, Claudius Talon était venu. Il arborait le petit insigne en métal chromé émaillé tricolore de la L.V.F. Il pérorait. L’A.F. demandait qu’il soit interdit aux Juifs de tenir des cinémas ! Il lisait solennellement la déclaration du capitaine Casablanca : « Le peuple allemand s’enthousiasme à l’idée que cette France, hier son ennemie, pourrait devenir aujourd’hui son associée. » Éthel ressentait une nausée, elle avait beau marcher dans les rues désertes, la voix nasillarde de Talon résonnait, avec ses sarcasmes : « Goldenberg, Weiskopf, Lévy, Cot, la femme Tabouis, Géraud, “Ici Londres, les Français parlent aux Français” ! » Et sur les murs de la mairie du XVe, placardés les décrets publiés par le Journal officiel :

« Article premier, est regardé comme Juif toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents si le conjoint est juif Article deux : l’accès et l’exercice des fonctions publiques et mandats sont interdits aux Juifs, comme suit : 1°) chef d’État, membre du gouvernement, du Conseil d’État, du Conseil de la Légion d’honneur, de la Cour de cassation, des corps des mines, des ponts et chaussées, des tribunaux de première instance, des juges de paix ; 2°) agents des Affaires étrangères, préfets, sous-préfets, fonctionnaires de police nationale ; 3°) résidents généraux, gouverneurs et administrateurs des colonies ; 4°) corps enseignant dans son ensemble ; 5°) officiers de l’armée de terre, de l’air et de la marine ; 6°) agents de l’administration et des entreprises publiques. Les Juifs ne pourront en outre exercer les professions suivantes : rédacteurs ou administrateurs de journaux, de revues (sauf scientifiques), producteurs de films, metteurs en scène, scénaristes. Gérants de salles de cinéma ou de théâtre. Le décret est applicable sur l’ensemble du territoire, ainsi qu’en Algérie et dans les autres colonies.

Signé : Pétain, Laval, Alibert, Darlan, d’Huntziger, Belin. »

Puis, un autre jour :

« Loi du 2 juin prescrivant le recensement des Juifs.

Toute personne définie comme juive doit se présenter dans un délai d’un mois au préfet du département et déclarer par lettre sa profession, son état civil et faire la liste de tous ses biens. Tout contrevenant sera puni de prison. La loi sera appliquée en France, en Algérie, dans les Colonies ainsi qu’en Syrie et au Liban. »

Encore :

« Loi du 17 juin :

Il est interdit à toute personne de race juive d’exercer les professions suivantes : banquier, agent d’assurances, publiciste, prêteur de capitaux, courtier en Bourse, commerçant en grains, vendeur de tableaux, antiquaire, exploitant forestier, propriétaire de maison de jeux, journaliste d’information de la presse écrite ou de la radio, éditeur.

Signé : Pétain, Darlan, Bathélemy (ministre de la Justice), Lehideux (secrétaire d’État à la Production industrielle), Jérôme Carcopino (secrétaire d’État à l’Éducation nationale). »

Dans Gringoire, les noms :

« Herschell Grynszpan, l’assassin de von Rath. Loeb et Blum coupables d’avoir causé l’Anschluss, d’avoir ouvert les frontières aux réfugiés espagnols, d’avoir livré des avions à l’Espagne rouge. »

Les noms révélés par Henri Béraud : Jean Zay, alias Isaïe Ezéchiel, Léon Blum, alias Karfunkelstein. Les noms des chefs d’entreprise juifs sur la place publique, affichés dans le J O., par ordre alphabétique, une liste honteuse, sans fin :

Aksebrad
Achtenkiem
Abramowski
Astrowicz
Berger Gidel
Blumkind
Braun
Cahen
Chapochnik
Corn
David
Fain
Fatermann
Finkielstein
Foncks
Fridman
Galazka

qu’Éthel lisait dans le vent, et instinctivement elle avait cherché le nom de Laurent Feld, comme si cette liste d’ignominie pouvait l’avoir trouvé, là où il était, de l’autre côté de la Manche, avoir révélé sa cachette, son secret dans le cœur d’Éthel, dénoncé par la voix rocailleuse de Talon, ou bien mis en évidence par l’ironie de la générale Lemercier, sa façon de secouer la tête en faisant ttt ttt ! du bout de la langue, quand elle était revenue enthousiasmée par la grande réunion de la L. V. F. au Vél’ d’Hiv, et qu’avec vingt mille Parisiens elle avait annoncé son soutien indéfectible aux troupes allemandes, finlandaises et roumaines dans le grand combat contre le bolchevisme universel ! Alexandre avait baissé la tête, mais Justine, elle, s’était indignée et l’avait reconduite à la porte du salon dévasté, comme si elle avait encore quelque chose à sauver, l’honneur, la mémoire, Dieu sait quoi !

Tout cela était pathétique, vaguement ridicule, certainement venimeux. Éthel avait pensé alors que c’était trop tard, qu’elle ne pourrait pas quitter sa famille, comme elle aurait voulu le faire, pour s’embarquer à l’aventure vers l’autre bout du monde, vers le Canada — le rêve de Maria Chapdelaine, d’un pays froid et pur, où la neige étincelait sous le ciel, où les forêts sont sans fin, où Laurent la rejoindrait pour une vie nouvelle. Ils en avaient parlé, sur la plage, pour quand la guerre serait finie. Ils avaient commencé des projets, lui dans un cabinet international, elle à enseigner la poésie dans un lycée privé.

Mais trop tard maintenant, sur le bord de ce radeau de naufragés que le vent de la réalité allait emporter. Au milieu des décombres, les valises déjà bouclées, les cartons ficelés, une débâcle d’objets flottants au courant incohérent des événements, dans le chaos des fausses nouvelles, des communiqués mensongers, des articles de propagande, de la haine des étrangers, de la méfiance des espions, des ragots d’épicier, de la faim et du vide, du manque d’amour et d’orgueil.

1942

Le chargement a eu lieu à la gare d’Austerlitz barricadée, bardée de filets antiavions, de barbelés, de sacs de sable, dans le froid de mars. Alexandre n’était pas venu. Il était resté assis dans l’unique bergère, accablé, silencieux. Depuis l’effondrement, il avait renoncé à toutes ces petites choses qui l’avaient fait vivre depuis des lustres, les déjeuners en célibataire dans les bistros de rapins à Montparnasse, les cafés avec les Mauriciens rue de Vaugirard, les balades aux Champs-Élysées (« Pour assister à la relève des boches, merci bien, avec tous ces salopiaus à la parade », avait commenté Justine). Il avait annulé son abonnement à Gringoire, faute d’argent, et aussi à cause de l’article de Maxence sur Bagatelles pour un massacre, à Je suis partout à cause de la bave de Marcel Jouhandeau sur René Schwob — la petite phrase : « Je refuse que la Vierge Marie soit une petite Juive de la rue des Rosiers. » Il n’écoutait plus les nouvelles à la radio. Il restait à fumer tous les tickets de tabac que Justine réussissait à recueillir. Il toussait comme par habitude. Peut-être qu’il ne pensait à rien.

Éthel regardait son profil, le nez aquilin, le front haut, la petite barbe taillée avec soin, les longs cheveux noirs renvoyés en arrière, si anormalement drus pour un homme de son âge, elle l’imaginait à vingt-cinq ans, quand il avait quitté Maurice pour la première fois, audacieux, désargenté, séduisant, pour commencer une vie neuve en France. Tout ce qui le séparait de cette gloire, de cette jeunesse, tout ce qui avait glissé, s’était enfui, année après année, jusqu’à cette pièce vide d’où il serait bientôt expulsé.

Justine avait pris les choses en main. À la gare, elle s’affairait, multipliait les recommandations, les pourboires aux portefaix. Par ici, pour la glace, au fond, entre les deux commodes, et les cartons de vaisselle, l’armoire démontée, les coffres, les malles en osier qui contenaient les piles de draps de lin jaunis par l’âge, les vêtements, et cette sorte de huche dans laquelle elle avait entassé tous les jouets d’Éthel, poupées au visage de porcelaine, dînettes, Nain jaune, boîtes de loto, de dominos, de diabolos, gyroscope, puces sauteuses, lanterne magique, Ludo, pêche à la grenouille, minicroquet, et même le passe-boules qui faisait si peur à Éthel quand elle était petite, une sorte d’ogre de papier mâché qui ouvrait très grand sa gueule pour avaler des manchons de chiffons, et qu’il avait fallu cacher dans la cave. « À quoi tout ça va nous servir à Nice ? » avait demandé, pour la forme, Éthel au moment d’embarquer ce fatras. « Et mes petits-enfants, avec quoi joueront-ils ? » La réponse de Justine avait mis Éthel en rogne. « Des petits-enfants ? Tu veux dire mes enfants ? »

C’était bien le moment d’en parler, sur ce quai bondé de gens apeurés, affairés, qui ne s’occupaient que de sauver leurs meubles et leurs hardes, comme si qui que ce soit au monde pouvait en vouloir, l’ennemi, peut-être le Russe sanguinaire qui allait rompre les digues et envahir l’Europe, c’était ce que racontait cette demi-démente de générale Lemercier quand elle venait encore rue du Cotentin.

La De Dion-Bouton, sortie du garage où elle avait dormi ces dernières années faute d’argent pour acheter de l’essence, avait l’allure d’un animal antédiluvien, haut sur ses pattes maigres, avec sa carrosserie jaune et noir mouchetée de rouille. Justine avait fabriqué, pour le grand départ, un rideau de caoutchouc doublé de velours (le rideau rouge de l’entrée avait fourni le tissu et les plombs) pour protéger les jambes du vent et de la pluie. Un ferronnier avait complété l’œuvre en soudant des arceaux par-dessus la capote crevée, auxquels s’attachait une plate-forme en bois qui ressemblait à un toit de gondole. Tout ce qui n’avait pas été embarqué à bord du wagon de marchandises allait trouver sa place là-dessus, matelas, tapis roulés, tentures et, tout à l’arrière, empilés les uns dans les autres, les vieux fauteuils de jardin en rotin à l’intérieur desquels Justine avait trouvé le moyen d’entasser du linge de maison, des draps, des serviettes, du savon, et même des sacs de pommes de terre cachés dans des chiffons comme au temps de l’octroi. C’était pitoyable, comique, en même temps vaguement honteux, avait pensé Éthel. Son permis tout neuf (Alexandre avait échoué à chaque tentative à l’épreuve de conduite, bien qu’il conduisît depuis les débuts de l’automobile) faisait d’elle le pilote de ce char à bancs.

En compagnie de Justine, elle était allée à la mairie du XVe chercher le sésame qui leur permettrait d’échapper au piège de Paris. L’officier allemand, élégant, impeccable et courtois, et son interprète, un jeune homme chafouin, vêtu d’une veste de cuir noir, l’air d’un petit voyou, qui avait tout au long de l’entretien zyeuté Éthel comme s’il cherchait à voir sa silhouette et ses jambes sous son manteau marron.


Certificat de rapatriement par la route :

Heimschaffungs-Bestätigung
der Flüchtlinge durch Strassenverkehr

à faire tamponner à la mairie de Lussac-les-Châteaux.


Dans une enveloppe non scellée, les bons d’allocation d’essence, par cinquante litres, à faire contrôler à la mairie de Lussac et, quatre jours plus tard, à la mairie de Castelnau-le-Lez.

Bien sûr, il avait fallu mentir. Quand le jeune homme examinait avec une attention d’illettré la carte d’identité d’Alexandre, et qu’il avait épelé : né au district de Moka, île Maurice, il avait eu un commentaire désobligeant sur ces étrangers qui encombraient les routes… Éthel avait coupé : « Il s’agit d’un vieillard grabataire, monsieur, le climat du Midi est sa seule chance de rester en vie. » Justine n’avait même pas tourné la tête. « Un vieillard grabataire », c’était ce que son mari était devenu.


Vers le sud, ç’aurait pu être les vacances. Pâques au bord de la Méditerranée dans les bois de mimosas et de citronniers, au creux d’une calanque du côté de Toulon, à la baie d’Alon, ou bien sur la plage à Hyères, au Lavandou. Ils en avaient parlé souvent, avec Laurent, un voyage parfumé, amoureux, mais surtout rien qui pût ressembler à une lune de miel trop sucrée.

Maintenant, les routes étaient droites, vides, elles traversaient des pays admirables, les champs de blé en herbe, les pâtures, les pentes de fougères. Le ciel léger, semé de petits nuages tendres, un bleu délavé vers l’horizon. Éthel chantait en conduisant, n’importe quoi. La Traviata, Lucie de Lammermoor, La Clémence de Titus. « Le roi barbu qui s’avance, bu qui s’avance. » Puis, quand elle était à bout de répertoire, Minuit Chrétiens, Jingle Bells, et même Ô Tannenbaum puisque désormais l’on vivait en Bochitude et qu’il fallait bien s’entraîner à en parler la langue ! C’était son truc pour ne pas penser au bruit cafouilleux du moteur qui menaçait de s’étouffer à chaque instant, ou aux ronflements comateux d’Alexandre affalé sur les paquets à l’arrière. Justine avait repris confiance. Elle se joignait à Éthel pour chanter. Peut-être que la formule d’Alexandre, désormais célèbre, avait trouvé place dans son esprit : une vie nouvelle commence !

Est-ce qu’elle voyait les restes de la guerre, le long de la route, ces pans de mur à demi effondrés sur lesquels on pouvait lire un nom, un slogan, les trous noirs dans les champs, les épaves de voitures calcinées, une carriole sans roues, un squelette de cheval à demi dressé contre une barrière, couleur de suie rouge, ses dents ricanant aux moineaux et aux choucas ? Peu de chose en vérité par rapport aux ruines de Dunkerque, de Verdun, de Chalons, aux ponts effondrés à Orléans, à Poitiers. Mais ici, le long de cette route sans fin, ce n’étaient pas des photos, des images tremblantes sur les films du Pathé-Journal. Aucune voix pour mentir, pour érailler le réel. Ce qui était étrange, angoissant même, c’était plutôt ce calme excessif, ces champs si beaux, ce ciel si bleu, une paix exsangue, ou, plus réalistement, le vide vertigineux de la défaite.

À Lussac-les-Châteaux, tout d’un coup la réalité. La queue des autos, camions, autocars, chars à bancs, charrettes à bras, pour tenter de passer le goulet barbelé. Les injonctions d’un caporal et de deux gendarmes, les badauds, les veuves éplorées, les enfants enrhumés, tout le jour à attendre, avancer mètre par mètre, pousser la De Dion pour ne pas dépenser le précieux carburant. À l’entrée du village, le relais, le café du commerce, une place comme une autre, un carrefour, une église à campanile comme si on était au Brésil. Alexandre s’était ranimé. « Je ne sais qui, on m’a parlé autrefois de la collection de sarcophages mérovingiens, des squelettes de femmes, il paraît qu’elles étaient des géantes ! » Éthel a persiflé : « On pourrait visiter, peut-être ? » Il était vraiment incorrigible. Du genre à faire le baisemain dans un cloaque, à avoir un bon mot au milieu d’un désastre. Elle pensait à ces grands Mounes de Maurice, si élégants, si distingués, si prompts jadis à faire couper le jarret de leurs esclaves révoltés ou à répandre leur semence dans le ventre des filles de couleur.

Mais aujourd’hui, ça n’avait plus d’importance. On allait vers le sud, peut-être qu’on ne reviendrait jamais. Éthel avait un goût d’amertume. Cette route raide, droite, vide, au milieu des champs, chaque borne kilométrique arrachait quelque chose, déterrait, démolissait, pétrifiait Éthel réalisait qu’elle avait vingt ans, et qu’elle n’avait jamais été jeune. Xénia le lui avait dit, un jour : « Tu as l’air d’une éternelle vieille fille ! » Et tout aussitôt, à son habitude, elle l’avait frappée de ses petits poings durs : « Allez, ne pleure pas ! C’est mon cadeau d’anniversaire ! »

Avancer tout droit sur cette route, dans le phaéton Belle Époque qui arborait ses splendeurs passées comme une grande cocotte ses bijoux surannés et ses fourrures mitées. Justine digne et droite, chapeautée, gantée, pour mieux en remontrer aux boches. Alexandre, son teint bistre de vieux colonial, quelque chose d’indien dans les mèches blanches qui parsemaient sa tignasse noire. Le barda plus qu’invraisemblable dans l’habitacle de la De Dion, surtout la collection de cannes-épées provenant de Maurice, dont Alexandre avait refusé de se défaire et qui brinquebalait au plafond, attachée par un lacis de ficelles et de nœuds marins. Avait-il réussi à emporter à l’insu de sa femme le modèle au tiers de la grande hélice en bois tournée par un ébéniste selon ses plans, qui devait définitivement révolutionner la propulsion du plus-léger-que-l’air ? À moins que Justine, au dernier instant, n’ait réussi à bazarder l’engin (« Si on nous arrête, avec l’espionnite qui court en ce moment, notre compte est bon ! ») ?


Panne sur panne, après Béziers. L’essence était frelatée, Éthel devait démonter le carburateur, souffler dans le gicleur, puis tourner la manivelle en prenant garde au retour à vous casser le bras, ou bien s’arrêter près d’un abreuvoir croupi, défaire le bouchon du radiateur avec un chiffon et, tout le long du chemin, guetter chaque grincement, chuintement, sifflement du joint de culasse, chaque coup de marteau des bielles, coups de l’horloge de la mort pour la De Dion, et pour ses passagers sans doute, dans ce no man’s land, ce désert fleuri, cette campagne mortifère, cadavérique, ces petits bois de pins au bord de la lande, où se cachaient les voleurs et les assassins.

Dans les auberges, les petits hôtels pour voyageurs de commerce, de ceux dont autrefois Justine aurait ri — les palaces pour les congés-payés ! — , c’était chaque soir les mêmes rumeurs : « N’allez pas par ici, n’allez pas par là, évitez le pont de la Vienne, il paraît qu’il est miné, ne parlez pas avec les bonnes sœurs sur la route, on a arrêté un curé et sa bonne, c’était la cinquième colonne. Mademoiselle, ne demandez jamais votre chemin, vous vous retrouveriez dans un sentier de traverse, et hop ! assassinés, pire encore, vous seriez jetés dans un puits, les boches se vengent de ce que les Marocains ont fait en Allemagne, même une famille avec des enfants, ça peut être un piège ! »


Leur viatique, c’était ce papier plié en quatre, copié au crayon bleu, qui disait :

Bescheinigung


Die Frau Brun, Éthel Marie,

Aus… Paris ist berechtigt, mit irhem Kraftfahrzeug n° 1451 DU 2

Nach… Nizza zu fahren.

Es fahren mit ihr Familiaren

Paris, XII, 1942

Der Standortkommandant


Signé : Oberleutnant Ernst Broll

Et frappé du sceau, un aigle aux ailes éployées, tête tournée vers la gauche, tenant dans ses serres une couronne et une croix gammée.

Un homme élégant, sobre dans un uniforme noir, sans casquette, elle avait trouvé qu’il ressemblait au prof de philo au lycée de la rue Marguerin. Même regard myope, un peu embué, même sourire mince qui creusait une fossette sur sa joue. Il avait rempli l’Ausweis avec soin, puis, de sa jolie écriture penchée, il avait zyouté, en bas à gauche, peut-être pour alléger le dessin du féroce rapace qui brandissait le signe le plus haï du monde, cette croix potencée qui ressemblait à un axe garni de faux, un mot suivi d’un point d’exclamation :

Flüchtlinge !

Et, naïvement, Éthel avait imaginé qu’il leur souhaitait bonne chance. Longtemps plus tard, cherchant dans un dictionnaire, elle comprendra que ce brave homme, ce fonctionnaire zélé, avait simplement résumé d’un mot ce qu’étaient ces gens, cette famille de bohémiens empilée dans leur auto déglinguée au milieu de leur fatras :

Réfugiés !

La faim,

une sensation étrange, durable, invariable, presque familière pourtant. Comme un hiver qui ne finirait pas.

Du gris, du terne. Nice, autrefois, quand les tantes mauriciennes en parlaient, c’était un lieu de délices, la mer très bleue, les palmes, le soleil, Carnaval au plâtre, les batailles de fleurs et de citrons, les soirées lisses sous un ciel de velours, et cette courbe illuminée qu’elles admiraient depuis la jetée-promenade, Pauline disait : « Ma rivière de diamants. »

À l’arrivée, Éthel avait eu cette palpitation du cœur quand on commence une nouvelle aventure. Le mistral avait lavé l’horizon, les hautes cimes étaient enneigées et, sur la plage de galets blancs, les baigneuses faisaient de la gymnastique suédoise, des enfants blonds et dorés se baignaient tout nus.

Et puis il y avait les Italiens ! Ils étaient très jeunes, très mignons, ils n’avaient pas l’air sérieux dans leurs uniformes verts avec leurs chapeaux à plume de coq. Ils regardaient les filles ! Ils parlaient français en roulant les r, ils jouaient de la musique dans les orphéons, ils peignaient à l’aquarelle !

Éthel a passé des journées entières au soleil, dans les criques du quartier du Lazaret. Elle en avait besoin comme d’un étourdissement. Elle nageait longuement, dans une mer froide où circulaient des méduses, puis elle attendait sur la plage que le soleil ait séché chaque goutte salée sur sa peau. Il n’y avait personne. Sauf, de temps en temps, des femmes avec des enfants, quelques vieux. La plupart du temps, personne. L’horizon vide, sans un navire, sans un oiseau.

Une fois, elle a eu peur. Un homme d’une cinquantaine d’années qui s’est approché, qui s’est exhibé. Elle s’est levée et elle est partie sans le regarder. Une autre fois, deux jeunes qui ont voulu lui barrer le passage quand elle remontait les rochers. Alors elle a plongé, elle a nagé le plus loin possible vers le large, puis elle a repris pied sur une digue, du côté des viviers. Plus tard elle est retournée dans la crique chercher ses affaires. Elle n’en a pas parlé à Justine. Elle se disait qu’elle était responsable d’elle-même. C’était sa façon d’être en guerre.

Sa peau était devenue d’un brun très chaud, ses cheveux dorés. Elle aimait passer ses doigts sur la peau de ses tibias, pour sentir le lisse, pour suivre les petites zébrures claires, parcheminées.


L’argent commençait à manquer. Les économies que Justine avait réunies en vendant ce qui avait échappé à l’avidité des huissiers avaient été bien entamées au début de l’hiver. Il fallait du coke pour le poêle, de la sciure, du pétrole lampant pour les coupures de courant. L’appartement était au dernier étage d’un vieil immeuble sans nom qui dominait le port, la vue était admirable mais le froid traversait le zinc du toit, les fenêtres mansardées étaient pourvoyeuses de vents coulis. Du fait du moratoire sur le paiement des loyers (après tout on était toujours en guerre, non ?), les propriétaires ne faisaient plus de réparations, la pluie cascadait dans la cuisine, les W. -C., Justine avait placé ses baquets de fougères aux endroits des gouttières, elle avait entrepris une plantation de salades et de carottes dans les jardinières accrochées aux rambardes des balcons. Alexandre mélangeait les feuilles de carotte séchées au tabac des rations, il prétendait qu’il y trouvait un petit goût sucré de Virginie.

Peu à peu, le quotidien avait pris une place importante. C’était comme d’avoir les yeux toujours fixés au sol, à la recherche de quelque chose, une piécette, une épingle, un mégot. On sentait un goût de moisi, une odeur de fumée dans les rues, dans les cours des immeubles. Éthel remontait la corniche en poussant sa bicyclette chargée de provisions, de légumes, de bois pour le feu. Elle sentait l’haleine des caves, le long des murs, des bouffées sombres qui sortaient des soupirails. Elle tressaillait comme autrefois quand elle descendait à la cave, rue du Cotentin, en serrant très fort la main de la bonne, pour aller chercher les bouteilles de vin ou remplir un panier d’osier avec des pommes de terre.

Il fallait aller de plus en plus loin, de plus en plus tôt. Au marché, tout coûtait cher. Tout se vendait. Éthel achetait des feuilles de navet, des feuilles de courge, des feuilles de chou. Être mauricienne (d’origine, du moins), du pays des « margozes » (amargos, les immangeables), donnait un avantage, puisqu’on savait déjà, avec un reste de safran et de poudre cari, accommoder la nourriture des lapins.

Vers midi, il ne restait plus grand-chose. Entre les étals vides circulaient des ombres, des vieux, des pauvresses qui piquaient les détritus au bout d’un bâton et les enfournaient dans leurs sacs de jute. Des légumes avariés, des fruits talés, des racines verdies, des rognures, des épluchures. Silencieux comme des chiens, courbés en deux, enveloppés dans des fichus, des couvertures, leurs mains noires, aux ongles trop longs, leurs visages aigus, nez crochus, mentons en galoche. La roue du vélo avançait au milieu des décombres, le pédalier battait le mollet d’Éthel, elle n’avait pas besoin d’actionner le timbre rouillé, les ombres s’écartaient sur son passage, s’arrêtaient, la tête tournée, le regard en biais. L’une d’elles, une vieille femme percluse, amaigrie, avait soudain relevé la tête, et Éthel avait eu un choc en croyant reconnaître les yeux cerclés de noir et les joues fardées de rouge de Maude. Son cœur battait trop fort tandis qu’elle s’échappait vers la sortie du marché en poussant son vélo. Puis elle s’était enfuie en pédalant de toutes ses forces à travers le dédale de la vieille ville, poursuivie par le visage de la vieille femme, son nez en bec de vautour, ses iris gris cernés d’un contour au charbon, sa bouche ridée tachée de rouge, l’expression de ce visage surtout, une expression d’avidité et de tristesse. En même temps, elle se répétait, à moitié pour tenter de se convaincre, non, ce n’est pas elle, pas Maude, c’est juste une vieille abandonnée qui meurt doucement de faim.

Elle n’a pas parlé de cette rencontre à Justine. L’ennemie de la famille, celle par qui le scandale était arrivé, celle qui avait été là au moment où Alexandre commençait à être ruiné, comment pouvait-elle être devenue cette mendiante en train de glaner des légumes pourris pour survivre ?

Éthel a réfléchi. D’une certaine façon, c’était justice. Tous, ils étaient châtiés, abandonnés, trahis, comme en retour de leur orgueil passé. Les volages, les « artistes », les affairistes, les margoulins, les prédateurs. Et aussi tous ceux qui avaient professé avec orgueil leur supériorité morale et intellectuelle, les royalistes, les fouriéristes, les racistes, les suprématistes, les mysticistes, les spiritistes, disciples de Swedenborg, de Claude de Saint-Martin, de Martinez de Pasqually, de Gobineau, de Ri-varol, les maurrassiens, camelots du roi, mordréliens, pacifistes, munichois, collaborationnistes, anglophobes, celtomanes, oligarchistes, synarchistes, anarchistes, impérialistes, cagoulards et ligueurs. Pendant toutes ces années, ils avaient tenu le haut du pavé, ils s’étaient pavanés à leurs tribunes, ils avaient gardé le crachoir, avec leurs discours anti-juifs, anti-nègres, anti-arabes, leurs rodomontades, leurs airs de justiciers et de matamores. Tous ceux qui, comme Alexandre Brun, tremblaient pour leurs privilèges, attendaient le Grand Soir, la révolution bolcheviste, le complot des anarchistes. Ceux qui se réunissaient au Vél’ d’Hiv pour acclamer la libération de Charles Maurras, ceux qui encourageaient la Ligue contre Daladier, qui avaient fait la moue quand La Rocque s’était récusé, qui avaient applaudi Pie XI et Hitler quand ils avaient appelé à l’extermination des communistes. Ceux qui avaient réclamé la mort au procès de Nguyên Ai Quôc quand il demandait le droit de l’Indochine à disposer d’elle-même, ceux qui avaient applaudi à l’exécution publique du professeur Nguyen Thâi Hoc qui proclamait l’indépendance de l’Annam, tous ceux qui lisaient Paul Chack, J. -P Maxence et L. -F. Céline, qui riaient en voyant dans les journaux les dessins de Carb : « Oust ! La France n’est plus une patrie pour les sans-patrie ! » La statue de la Liberté à New York brandissant un chandelier à sept branches, légendée : « Oncle Sem » !

Maintenant, leur monde s’était écroulé, émietté, il avait été réduit à une eau de canal. Maintenant, ils étaient condamnés à errer comme des ombres, à leur tour, sans rien espérer, sans autre nourriture que les épluchures et les racines verdies, comme s’ils mangeaient la terre, le charbon et le fer, dans cet hiver interminable.

Le monde nouveau qu’ils appelaient n’était pas venu. Ils s’étaient crus de la race des seigneurs, descendants des maîtres et des Grands Mounes qui pliaient l’univers selon leurs désirs. La réalité avait à peine dessillé leurs yeux. Ils avaient été rendus à leurs noms de famille imaginaires, descendants de la « deuxième race ». Ils n’avaient pas compris encore tout à fait. Ils n’avaient rien vu venir.

Qu’est-ce qu’ils attendaient encore ? Pour quelques-uns, que l’Anglais détesté depuis la bataille du Grand Port, l’Anglais traître qui avait débarqué au Cap Malheureux et avait traversé les champs de cannes au Mapou en enveloppant les sabots des chevaux avec des chiffons pour mieux surprendre l’arrière-garde des Français au Port Louis, l’Anglais fourbe de Mers el-Kébir qui avait réduit à néant la flotte française sans lui laisser une chance, qui avait refusé de se battre au réduit de Dun-kerque, qu’il tombe enfin de son trône et courbe la tête comme eux-mêmes l’avaient courbée, et qu’il connaisse à son tour l’infamie de l’étendard noir et rouge orné de sa sinistre araignée !


Peu à peu, le monde se rétrécissait. Ils avaient voulu régner, pour arriver à leurs fins ils étaient prêts à toutes les ignominies. Maintenant, ils comprenaient que l’occupant ne ferait aucune différence entre eux et les autres, qu’ils seraient coupés et récoltés comme ceux qu’ils avaient dédaignés, tous ces va-nu-pieds et ces sans-noms, ces sans-étoile nés pour les servir.

Quelques-uns avaient réussi à nager, à ce qu’Éthel avait entendu dire par la générale Lemercier que l’amertume rendait encore plus médisante. Le rusé Chemin, entre autres, qui avait mis son étude de notaire au service de l’Allemagne et avait écrit dans ses registres l’inventaire des biens des Juifs spoliés et vendus aux enchères. Il y avait pire : Talon, l’infect Talon, rémora des nouveaux maîtres, qui s’était proclamé l’administrateur des entreprises et des immeubles de rapport confisqués aux Juifs, et avait ouvert boulevard des Capucines (au numéro 9), puis rue Montmartre avec les nommés Labro et Champion, un bureau d’administration pour Rubinstein et Weinberg, et à Viroflay une autre antenne pour les biens d’Abraham Low. Éthel pensait à eux avec une rage froide, parce qu’ils n’avaient pas changé, et que les événements dramatiques, l’exode, la ruine, la déportation de leurs contemporains, loin de leur nuire, avaient décuplé leur puissance.


Est-ce qu’elle en voulait aux autres, à ces fantômes humains qui s’étaient jetés dans la gueule du loup, qui n’avaient pas réfléchi, qui avaient gobé tous les mensonges de l’époque, qui avaient cru en leur destinée, comme s’ils étaient vraiment d’une essence supérieure, nés d’une autre race ? Sans doute n’y avait-il même plus le temps pour les haïr.

Nice, cette ville d’opérette, décor des Anglais du temps de lord Brougham & Vaux, des Russes du temps de l’Impératrice et de Marie Bashkirtseff, cette ville indifférente et cruelle, surexposée au soleil et dans le vent aigre des vallées cimenteuses, et ses habitants en ombres noires incrustées dans l’asphalte — un joli piège, se disait Éthel.

Lui revenait à l’esprit certain chapitre des Aventures de M. Pickwick, la prison pour dettes où sont détenus tous les faillis, faux nobles et vrais parasites, tournant en rond, s’interpellant depuis les balcons et faisant leurs affaires comme s’ils étaient encore en liberté dans la Cité.


Petit à petit, les rues se fermaient, les lieux de plaisir, les jardins avec leurs fontaines des Amours, maintenant terrains de chasse des chats errants. Le parc Chambrun, la villa Smith, la villa Vigier, le château Nestlé, le château Scoffier, l’Athénée, et tous ces grands hôtels magnifiques et surannés, le Ruhl, le Negresco, le Splendid, le Westminster, le Plaza, et celui qu’Alexandre et Justine avaient fréquenté jadis, au temps du faste, l’Ermitage, desservi par un funiculaire, dont le parc avait sans doute rappelé à Alexandre l’étendue sauvage rythmée de palmes de sa maison natale à Moka (île Maurice).

Les officiers italiens en avaient occupé un étage, jusqu’au jour où — car il existait des catégories même dans la race des seigneurs — ils en avaient été délogés par l’armée allemande. Une fois, marchant dans le centre-ville avec Justine, celle-ci s’est arrêtée pour montrer au bout de la rue, accrochée au flanc de la colline de Cimiez, insolemment éclairée par le soleil d’hiver, la bâtisse blanche : « C’est tout ce qui reste de notre voyage de noces », a-t-elle soupiré. Éthel s’est retenue d’un commentaire sarcastique : « C’est dans ce caravansérail que j’ai été conçue ? »

Les rouleaux de fil de fer barbelé enfermaient les parcs, les collines de mimosas, les plages. Des murs de parpaing bouchaient les accès à la mer. Sur le promontoire où naguère Éthel aimait regarder courir les vagues, avant d’aller plonger entre les rochers, elle a aperçu un jour des soldats en train de cimenter une sorte de plateforme pour un canon tournant sur rails. Les fenêtres du grand séminaire étaient aveuglées, les prêtres en soutane remplacés par des soldats et des convalescents. Un peu partout, les murs avaient poussé, les filets de camouflage avaient recouvert les toits. Les champs d’oliviers avaient été minés. Un panneau écrit en deux langues menaçait les passants d’une tête de mort. À partir de dix-huit heures commençait le couvre-feu. Un soir qu’elle avait tardé, alors qu’elle montait à pied les escaliers de l’immeuble, un coup de feu avait percé un trou dans l’œil-de-bœuf du cinquième et la balle s’était fichée dans le mur. Depuis, chaque fois qu’elle descendait les escaliers, Éthel ne pouvait pas se retenir de mettre son doigt dans le trou pour essayer de toucher le bout de fer qui avait manqué la tuer.

Quand la sirène se mettait en marche, sur tous les toits de la ville, il fallait descendre jusqu’à la cave en s’éclairant d’une bougie, jusqu’à la fin de l’alerte. Les premiers temps, Justine avait réussi à traîner son mari, mais désormais il se carrait dans son fauteuil, les mains agrippées aux accoudoirs. « Allez-y si vous voulez, moi je préfère mourir au grand air que d’être enterré comme un rat ! »


On ne mourait pas sous les bombes des Anglais et des Américains. Mais on mourait petit à petit, de ne pas manger, de ne pas respirer, de ne pas être libre, de ne pas rêver. La mer, c’était juste un trait bleu dans le lointain, entre les palmes, par-dessus les toits rouges. Éthel restait des heures à la regarder par la fenêtre de la chambre de ses parents, comme si elle attendait quelque chose. La tour penchée d’une grue sortait entre les toits des hangars, immobile, inutile. Les bateaux avaient coulé à l’entrée du port, plus rien ne pouvait entrer ou sortir. Le phare ne s’allumait plus le soir. Sur les étals du marché, il n’y avait rien, presque plus rien. Les mêmes ombres continuaient d’errer dans les allées, mais à présent les épluchures et les racines moisies se vendaient. Dans les jardins, les chats errants se mangeaient entre eux. Les pigeons avaient disparu, et les pièges que Justine disposait sur la gouttière ne servaient plus qu’à attirer des rats.


Éthel a retrouvé Maude, dans un sous-sol d’immeuble, sur le boulevard de corniche. Six ans qu’elle ne l’avait pas vue, cela lui semblait une éternité, remonter au temps de son adolescence. C’est Justine qui lui a appris où Maude vivait. L’immeuble appartenait à un vieux Russe irascible du nom de Filatief, qui occupait le premier étage et louait le rez-de-chaussée et le sous-sol à de vieux désargentés, élégants et surannés comme lui. Il logeait une personne par chambre, cuisine et salle de bains en commun. C’était spacieux, inconfortable, glacé en hiver, étouffant en été, mais Maude a accueilli Éthel avec cet enjouement un peu forcé qui lui tenait lieu d’affection. Après tout, peut-être qu’elle éprouvait des sentiments pour la fille de l’homme dont elle avait été amoureuse autrefois, du temps où elle était quelqu’un. Elle l’a même embrassée, sitôt qu’elle a ouvert la porte, sans hésitation, comme si elle l’attendait d’un jour à l’autre. Quelque chose qu’Éthel n’avait jamais aimé, d’instinct, simplement pour ne pas être en contact avec cette peau flétrie, dix fois retendue, pour ne pas sentir l’odeur de poudre de riz séchée sur les petites crevasses des rides autour des yeux et de la bouche, ni le toucher un peu collant du rouge à lèvres que Maude — on racontait cette bonne histoire avant la guerre quand on évoquait son éternelle dèche — engraissait au suint pour le faire durer.

La pièce avait un plafond bas, il faisait gris, ça sentait la pisse de chat et la misère. Justement, il y en avait, des chats. Ils couraient de tous les côtés, ombres furtives qui se glissaient sous les meubles, sautaient sur la commode, filaient entre les pieds du vieux piano désaccordé. « Mimine, Rama, Folette ! Venez voir qui est là, allons, montrez-vous, c’est Éthel, elle ne va pas vous manger ! » Elle s’excusait : « Ils seraient mieux dehors, dans le jardin, il fait beau, mais que veux-tu ? Il y a ici des sauvages qui les attrapent pour les vendre à la vivisection. On m’en a déjà tué deux, alors je suis obligée de les tenir enfermés. » Elle baissait la voix : « Je le connais, le salopard qui fait ça, mais je ne peux rien dire, on vit une drôle d’époque, tu sais. » Elle était toujours la même, un peu folle, mais amusante, énergique. Une survivante d’un temps révolu, et pourtant si vivante qu’on pouvait douter que ce temps fût vraiment terminé, imaginer que quelque part, loin de cette masure et de cette ville grise, de l’autre côté de l’horizon, à Mostaganem par exemple, les hommes et les femmes continuaient une histoire ancienne, s’amusaient au son du cake-walk et de la polka, recommençaient sans cesse la même fête, levaient le rideau rouge sur la première du Boléro ! Elle n’était coupable de rien, songeait Éthel. Il y avait une sorte d’innocence en elle, un appétit de vivre qui l’absolvait de ses excentricités et de ses erreurs passées.


Éthel a pris l’habitude de venir à la villa Sivodnia. Au début, elle le faisait un peu par pitié, un peu par curiosité. Et puis le nom de la maison était si beau, « Aujourd’hui », cela lui rappelait Xénia, cette façon qu’elle avait de profiter de chaque instant, d’aimer la vie sans illusions, sans fausse amertume. Ce nom allait bien à Maude — il n’aurait pas été plus approprié si elle l’avait choisi elle-même.

Enfin, petit à petit, d’autres raisons s’étaient fait jour, sans qu’elle s’en rende compte. Restait la vieille question qu’elle n’avait jamais osé poser, peut-être parce qu’elle ne savait pas la formuler — peut-être qu’elle n’était même pas sûre que Maude connaissait la réponse. Cette longue relation qui avait uni cette femme à son père, avant sa naissance, avant même qu’Alexandre n’ait rencontré Justine. Une autre époque, comme on dirait une autre vie. Un sentiment qui traînait comme un nuage attardé, qui languissait, qui s’étirait tout au long d’une vie, sans avoir de nom, sans avoir d’issue. Et le souvenir d’une présence au sein de la famille, un fantôme de présence, mais ça n’avait pas été un secret pour Éthel, même si personne n’en parlait devant elle. Se pouvait-il que les adultes fussent assez bêtes pour croire qu’une enfant n’était pas capable de comprendre, à demi-mot, à quart de parole, ou même dans le silence ? Elle gardait encore le souvenir de cette soirée, quand Éthel avait huit ans à peu près, et qu’avec Maude elle était allée à la première du Boléro, la musique qui enflait, qui grandissait, et le public debout qui criait, qui huait, qui frappait dans ses mains. Tout cela paraissait lointain comme un rêve, et pourtant, étrangement, ressurgissait ici, dans le sous-sol affreux de cette maison, lui faisait battre le cœur quand elle franchissait le portail et qu’elle lisait le nom de Sivodnia.

Elle arrivait le matin, vers dix, onze heures. Maude l’attendait derrière la porte, ouvrait avant même qu’elle ait frappé. Souvent, Éthel avait laissé passer quelques jours sans aller à Sivodnia, mais Maude la recevait sans lui faire de reproches.

Quand elle était entrée pour la première fois, Éthel avait compris l’étendue du désastre dans la vie de cette femme. Sur la table, à côté de l’évier, elle avait vu les restes du repas que Maude partageait avec ses chats. Des abats, des pelures, des croûtons trempés dans une jatte de lait. Maude mourait de faim, mais elle n’aurait jamais voulu le laisser paraître. Par la suite, elle s’efforçait de cacher la réalité. Elle trouvait de quoi préparer une collation. Des biscuits rassis qu’elle gardait depuis longtemps, quelques nèfles piquées, cueillies dans le jardin du Russe, ou bien la vieille recette mauricienne du pain perdu, trempé dans du jaune d’œuf et cuit à la poêle, le tout accompagné de son thé « imaginaire », comme elle l’appelait. Dans sa théière ébréchée, une japonaiserie qui remontait, à ce qu’elle disait, à Pierre Loti, elle inventait des décoctions, à la fleur d’oranger, d’acacia, avec des pétales de rose ou de chrysanthème, des peaux de pomme et des cônes d’eucalyptus, du thym, des feuilles de faux poivrier, de la menthe qu’elle faisait pousser dans des boîtes de conserve sur le bord du soupirail. La plupart du temps, c’était âcre, imbuvable. Éthel y trempait les lèvres, disait : « Maude, excusez-moi, est-ce que je ne pourrais pas plutôt avoir du thé blanc ? »

Elle lui apportait de petits cadeaux, des riens dont les Brun n’avaient pas besoin, et qui pour Maude étaient l’essence vitale : du riz, du sucre, de la couenne de porc si dure qu’on aurait pu en faire des semelles, de la chicorée, des rations de graisse que les chats lapaient goulûment comme si c’était de la crème.

En plein hiver, il faisait si froid dans ce sous-sol que la buée s’échappait de leur bouche quand elles parlaient. Il n’y avait rien à enfourner dans le Godin noir, même les vieux journaux qu’Éthel prenait sur la pile que Justine entreposait à la cave n’arrivaient pas à brûler à cause de l’humidité. Maude vivait enveloppée dans ses châles et ses couvertures, l’air d’une sorcière. Elle dormait avec ses chats sur sa poitrine.

Les premiers temps des retrouvailles passés, elles ne se parlaient pas beaucoup. Du moins, Éthel parlait peu, ne posait jamais de questions. Maude avait ce flot de bavardage sans queue ni tête, sinueux, imprévisible comme sa vie. Elle ne se plaignait jamais de rien. La guerre, l’occupation par l’armée italienne, tout cela lui était indifférent. Cela au fond avait à peine rétréci l’horizon de sa vie, avait seulement rendu plus compliquée la collecte des résidus. Avant, elle ne mangeait pas à sa faim, maintenant elle avait faim, voilà tout. Le sucre et le riz que lui apportait Éthel faisaient briller ses yeux, mais elle ne se précipitait pas. Quand Éthel revenait avec de nouvelles provisions, Maude lui montrait avec une satisfaction puérile : « Tu vois, il m’en reste encore. » Ou bien : « Justement, ma voisine, une pauvre vieille en aura bien besoin. » Comme si elle n’était pas vieille, pas pauvre et qu’elle n’en avait pas vraiment besoin.


C’est cet orgueil qu’Éthel avait appris à aimer chez Maude. Elle songeait à toutes les années où cette femme avait vécu dans le tourbillon de la musique, chantant sur la scène, dans les concerts, et même à bord d’un grand paquebot de croisière qui voguait d’île en île sur la Méditerranée. Elle avait occupé le devant de la scène à l’opéra de Mostaganem, elle chantait pour les colons des opérettes à la mode. Elle avait connu l’envers du rideau rouge qui frémit avant les trois coups. Que lui restait-il de ce temps ? Dans ses yeux gris-vert allongés en amande — évidemment tirés par les pinces accrochées à ses tempes sous ses cheveux — Éthel cherchait à déchiffrer la séquence des souvenirs.

Maintenant, elle n’en doutait plus : la question qui la tourmentait, la question qu’elle n’avait jamais posée concernait l’amour que son père avait éprouvé pour la chanteuse au temps où il étudiait le droit rue d’Assas, un temps aussi lointain que celui de la basoche. Avaient-ils vraiment été des amants ? Maude avait-elle pleuré quand Alexandre s’était marié avec cette fille de la bourgeoisie réunionnaise, plus jeune qu’elle ? Était-ce alors qu’elle avait décidé de fuir, d’aller en Algérie avec le premier banquier venu, comme une demi-mondaine ?

Au même instant, Éthel ressentait de la honte d’avoir songé à de telles questions, petites, inquisitoriales, ignobles. Elle refusait l’obscénité de cette vieille peau pâmée d’amour pour ce godelureau, un grand jeune homme élégant, avec ses longs cheveux noirs, sa barbe et ses yeux bleus, et son incroyable accent créole, son assurance de fils de planteur dans la plus besogneuse capitale du monde !

Rarement, Maude exhumait des reliques. Un médaillon qu’elle disait représenter sa mère, mais qui aurait pu être le portrait de Gabrielle d’Estrées, un chapelet en ivoire et, dans une petite boîte de santal, tout un attirail de colliers et de bagues en jadéite, en lapis-lazuli, en corail, en strass, cela semblait venir du viol d’une sépulture, mais Maude a commenté, comme s’il s’agissait d’un véritable trésor : « Tu sais, ne le dis pas à ta mère, ce sera à toi après ma mort. »

Éthel, en sortant de chez elle, avait eu un léger haut-le-cœur à l’idée que dans ce bric-à-brac il pouvait y avoir une bague ou des boucles d’oreilles données autrefois par Alexandre, peut-être un souvenir de famille qu’il avait lâchement dilapidé. Au fond, ce n’était pas la perte d’un bijou qui la mettait en colère, mais le ridicule de la situation.

Cette bizarre complicité entre elle et le temps révolu, cette folie du temps perdu. Ces colliers, ces amulettes, ces perles, c’étaient aussi les larmes de sa mère, les cris, les disputes qu’elle avait entendus depuis son enfance, une sorte de hargne muette qui s’était installée dans le couple, chacun vivant à un bout du grand appartement, séparé de l’autre par cet interminable couloir, comme aux confins d’un champ de bataille après l’armistice.

Sa colère était telle qu’Éthel est restée plusieurs jours sans retourner chez Maude. Justine avait préparé une gamelle, des restes pour les chats, un baluchon de hardes. « Tu n’iras pas chez Maude ? » a-t-elle demandé. « Et pourquoi tu n’y vas pas toi-même ? » a répondu Éthel. Oui, pourquoi ? Est-ce que cette vieille histoire un peu sordide, un peu stupide, n’avait pas assez duré ? Maintenant, ils étaient vieux, on était en guerre, on crevait de faim dans les beaux quartiers. Les grandes cocottes étaient des indigentes et les cocos-bel-œil de vieux cacochymes.

Elle a repris le chemin de Sivodnia, et Maude l’a accueillie avec une humilité qui lui a fait honte. Sous l’air enjoué, les gestes absurdement mutins, Éthel a lu la détresse de la solitude, la peur de la mort, le vide. Même les chats étaient émouvants. Pour la première fois, la Minette blanc et jaune, trop maigre, a bondi sur les genoux de la jeune fille et s’est mise à pianoter en ronronnant. On aurait dit que tout était manigancé. Se pouvait-il que Maude fût sorcière à ce point, qu’elle puisse parler à l’oreille de ses bêtes pour leur faire jouer une comédie sentimentale ? Comme pour confirmer le piège, Maude avait préparé un goûter à sa façon, thé de va-savoir-quoi et, en évidence sur la table dans une assiette, une unique pomme rouge, luxe incroyable en de tels temps.

Éthel a partagé le fruit avec parcimonie, Maude et elle croquant chaque tranche sans la peler, Maude toutefois avec un seul côté de sa bouche édentée. L’histoire de la pomme a rempli la conversation ce jour-là : « Figure-toi que je suis au marché, tu sais, mes petites courses, rien de glorieux, les légumes pour la soupe, ces navets, ces racines, comment les appelle-t-on ? Il paraît que ça vient du Mexique, du Brésil, et puis les abats pour les bêtes… » Ainsi, c’était bien elle, cette ombre parmi les ombres, courbée vers le sol (Alexandre appelait cela « l’appel de la terre »), piquant sous les étals les fruits pourris et les verdures défraîchies pour remplir sa hotte.

La guerre, ç’aurait pu être cette langueur, chaque jour semblable au précédent, mais auquel un détail manquerait — une lente marche vers l’hiver. Éthel regardait Justine, assise dans la bergère rescapée devant la fenêtre, ce paysage de toits rouges et de palmes, la grue saillant au-dessus des immeubles, le phare en ruines, l’horizon couleur d’acier. Un paysage paisible, qui aurait pu inspirer des vers, servir de toile de fond à une chanson d’amour, vide, intangible, un peu perlé de froid. À droite, dominant les minoteries, le grand mât du voilier américain qui avait été coulé au début de l’Occupation par les Allemands, tel un appel à la pitié générale, une aile d’albatros foudroyé, la vengeance d’un soudard.

La rumeur était partout. Éthel avait l’impression d’être sur une île, assez loin de tout pour que rien ne parût vraiment dramatique, mais suffisamment proche pour que la vague de violence arrive, le souffle de la déflagration, quelque part, paralysant la volonté et l’imagination.

Elle ne pouvait rien. On parlait d’une armée de l’ombre, d’une résistance des patriotes, de soldats britanniques qui sautaient en parachute sur les campagnes. Mais où ?

Par instants, elle avait un besoin de musique, pas seulement d’entendre des sons, ou de jouer un nocturne. Un besoin physique, qui lui faisait mal jusqu’au centre du corps. Deux ou trois fois, elle s’était essayée sur le vieux piano chez Maude, parce que, même grinçantes, les notes d’ivoire valaient mieux pour s’exercer que les couteaux d’argent alignés sur la table de la cuisine. Mais ce n’était pas le piano qui faisait défaut, c’était la volonté. « Joue, ma belle ! Joue, et moi je chanterai », aurait dit Maude. Rien n’était venu.

Alexandre avait baissé la tête quand, quelque temps après qu’Éthel avait commencé ses visites à Sivodnia, une bonne âme avait rapporté que Maude allait de cour en cour dans les quartiers riches pour chanter des airs d’opérette et ramasser ce qu’on lui jetait par la fenêtre. C’était terrifiant. Peut-être qu’Alexandre avait essuyé une larme furtive, la tête entre ses mains, c’est du moins ce qu’Éthel voulait croire.

La rumeur avait la forme de ces fausses nouvelles qui circulaient, captées à la radio. Les Anglais, les Américains vont… Les troupes alliées ont commencé à repousser les Japonais dans le Pacifique. Les Canadiens ont envoyé des troupes. Le pape a déclaré… Le débarquement a commencé en Calabre, en Grèce… Justine s’accrochait à ces informations, elle s’en nourrissait, quand elle les rapportait à la maison ses yeux brillaient fiévreusement. C’était une revanche sur le temps où elle se contentait d’écouter, d’acquiescer, dans le salon du dimanche, où elle avait seulement dit, d’une voix timide, ce Chemin, ce Talon, je ne les aime pas beaucoup. Le temps où elle haussait les épaules quand Alexandre s’emportait, tempêtait contre les socialistes, les anarchistes : « Tu exagères toujours tout ! »

Par moments venait l’écho des arrestations. L’hôtel Excelsior, du côté de la gare, où les prisonniers des Allemands étaient interrogés, battus, à moitié noyés. Les caves de l’hôtel de l’Ermitage, le palais où Alexandre et Justine avaient connu l’amour, où les torturés criaient la nuit avec des voix de chiens, leurs ongles arrachés, les femmes violées, un bâton enfoncé dans leur fondement, leurs bouts de sein brûlés au chalumeau. Justine n’en parlait jamais, pourtant la rumeur devait l’avoir atteinte, elle détournait le regard quand Éthel l’interrogeait. C’était comme si des démons occupaient les hauteurs de la ville, surveillaient les rues. Éthel croisait quelquefois une patrouille vert-de-gris qui marchait au pas cadencé. Ils ne ressemblaient pas aux gentils coqs italiens qui portaient son sac et l’aidaient à pousser sa bécane dans la côte.


Une seule fois, Éthel a reçu une lettre. C’est l’ancien consul des États-Unis, un Irlandais nommé O’Gilvy, qui habitait dans l’immeuble voisin. D’un air mystérieux, il a tendu à Éthel une enveloppe renforcée, fermée par une ficelle, sans nom de destinataire. Éthel a entrouvert la lettre, elle a reconnu l’écriture fine et ronde de Laurent. Elle a pris l’enveloppe, l’a cachée dans la poche de son manteau, un peu pour continuer le jeu de mystère du consul. L’homme lui a dit en baissant la voix : « Dites à vos parents de quitter la ville. Les citoyens d’origine britannique ne sont plus en sécurité, vous devez aller vous cacher dans la montagne. » Puis, sans attendre la réponse, il a tourné les talons, pour signifier qu’ils ne devaient plus se revoir.


Dans sa lettre, Laurent, à son habitude, ne disait pas grand-chose. Il parlait de politique, il critiquait l’aveuglement des gouvernants qui avaient laissé s’accomplir l’irréparable. Il se moquait des invités du salon de la rue du Cotentin, de Talon, de la générale Lemercier. Elle percevait un grincement dans ses mots, comme s’il parlait tout seul. Il ne disait rien de sa vie, rien de l’endroit où il se trouvait. C’était la guerre. Il n’y avait pas lieu de répondre.

Éthel a lu la lettre deux fois, elle s’étonnait de ressentir si peu d’émotion. C’était si froid, si loin, si anglais. Ce goût du minimum, ce ton à peine moqueur… Dans un autre pays, on continuait à boire du thé, à papoter, on avait le temps de regarder le ciel, de disserter de l’actualité. On pouvait commenter l’histoire parce qu’on en faisait partie. Éthel tenait le papier entre ses mains, elle relisait les lignes comme s’il fallait les apprendre par cœur. D’instinct, elle a refait le geste d’autrefois, approcher la feuille de son visage et la flairer, chercher une odeur familière, peut-être l’odeur de la peau salée au soleil, dans le sable des dunes. Puis elle l’a mise dans le poêle, où elle s’est enflammée d’une seule flamme claire, un peu bleue.

Ils sont partis à l’aube, comme des déménageurs à la cloche de bois. Éthel avait tout supervisé, l’autorisation de la préfecture de police, les laissez-passer, les bons d’essence — le document officiel, signé du chef de service de la Circulation sur le territoire occupé, faisait état d’une personne âgée et malade, et n’était valable que pour la journée du 14 décembre. La vieille De Dion, descendue de ses cales, a accompli le miracle. Elle a parcouru les kilomètres sans faillir, sur une route glacée au fond des gorges où pendaient les stalactites. La maison des Alberti à Roquebillière était une bâtisse de pierre laide, à la sortie du village, en face de la Vésubie. Alexandre est arrivé dans un état proche du coma. Il a fallu le traîner à l’étage, Éthel et Justine le soutenant par-derrière, Mme Alberti le hissant par-devant. Le coucher dans le lit sans le déshabiller. Son visage était devenu terreux, ses cheveux trop longs, sa barbe inculte lui donnaient l’air d’un prisonnier échappé. Justine, qui avait passé sa vie dans l’ombre du grand homme, soudain a retrouvé du courage. Elle a pris en charge le minuscule appartement, l’a nettoyé, arrangé, décoré comme si cela devait être leur résidence définitive. Alexandre peu à peu a repris ses esprits. Il n’était pas du genre à se plaindre. Il a trouvé sa place dans un fauteuil de rotin, à côté du poêle à bois, à fumer ses fausses cigarettes de poil de carotte et de cerfeuil. Éthel a cru que chaque matin Justine lui annoncerait : « Papa est mort dans la nuit. »


La vie a repris sans qu’elle s’en rende compte. Au village, il n’y avait pas de rumeurs. Les hautes montagnes alentour dressaient contre le monde extérieur un barrage glacé. Les jeunes partaient faire le coup de feu en Italie contre les fascistes, comme ils auraient chassé le chamois, sans forfanterie, mais sans se cacher. Ils franchissaient la frontière par des cols perdus dans les nuages, ils revenaient avec de la charcuterie, du tabac blond, du chocolat, des boîtes de cartouches. Ils étaient vêtus de peaux de mouton, hâlés, barbus, indomptables. Les filles ressemblaient à des paysannes de Breughel. Éthel s’est habillée comme elles, pour se cacher, mais aussi parce qu’elle les admirait. Pèlerine, jupe de laine rêche, foulard noir, galoches. Les femmes ici étaient généreuses, silencieuses. En arrivant dans la maison de la veuve Alberti, recommandées par le curé du port, Éthel et sa famille s’étaient mises sous la protection du village tout entier. Elle savait qu’ils ne la trahiraient pas, qu’ils se feraient couper en morceaux plutôt que de les dénoncer.

L’argent manquait, mais partout, à la boulangerie, à la boucherie, on leur avait ouvert crédit. « Quand la guerre sera terminée », disait Mme Alberti. C’était entendu que la guerre finirait. Ici, il n’y avait pas besoin de marcher les yeux à terre, de chercher des rognures entre les étals. Il n’y avait pas de trésors cachés à échanger contre des montres en or ou des bijoux de famille. C’était pauvre et aride, le ciel d’hiver était nu, le vent coupait, mais à l’intérieur des maisons les poêles ronflaient et cela sentait bon la soupe et le pain aigre, la fumée de bois sec. Partout résonnait la musique claire de la rivière.

Éthel accompagnait sa mère aux courses, chaque matin. Quand le printemps est arrivé, les hirondelles remplissaient le ciel. Le soleil illuminait les sommets encore enneigés, et dans la vallée coulait une brise douce qui portait l’odeur de la mer, une odeur qui faisait frissonner Éthel.

Le couteau du boucher découpait la viande en lamelles très fines, lardées de blanc, aussitôt recouvertes de mouches bleues. Justine, à cause des soucis, disait-elle, à cause des efforts qu’elle devait faire chaque nuit pour aider Alexandre à aller aux toilettes, avait développé un ulcère à la jambe droite. Éthel voyait ces mêmes mouches qui se collaient à la jambe de sa mère, sur les bords de la plaie, elle en ressentait un haut-le-cœur, comme si les mouches étaient en train de manger sa mère vivante. Elle les chassait, mais les mouches revenaient, restaient collées à l’ulcère, même quand Justine marchait. Il aurait fallu des médicaments, des bandages. Le pharmacien local n’avait que du bleu de méthylène, dont il avait badigeonné la jambe de Justine, en vain.

Éthel regardait ses parents, Justine allongée sur l’espèce de sofa qui lui servait de lit, au fond de la pièce à vivre, Alexandre calé dans son fauteuil de rotin, la tête appuyée sur un oreiller, près du poêle éteint, un numéro du Temps qui datait de l’an quarante ouvert entre ses mains, en train de rêver, de s’absenter. Il était trop tard pour savoir la vérité, pour connaître leur vraie histoire, comment ils s’étaient connus, pourquoi ils avaient voulu se marier, ce qui leur avait donné l’idée de mettre une fille au monde. Éthel découvrait qu’elle ne les aimait pas, mais qu’elle avait pour eux une faiblesse. C’était un lien, peut-être une chaîne. Elle pouvait les quitter à chaque instant, partir sur la pointe des pieds, refermer doucement la porte d’entrée. Monter dans la camionnette de M. Nègre, l’épicier, comme il le lui avait proposé, et descendre les méandres de la Vésubie jusqu’à la mer. Que pouvait-il lui arriver ? Elle avait vingt ans, elle savait se battre, ruser, se tirer d’affaire. Aux contrôles, elle n’avait qu’à choisir le gabelou, le carabinier, l’enjôler. Elle passerait tous les barrages. Elle irait à La Spezia, à Livourne. Elle monterait à bord d’un bateau, elle irait au bout du monde, jusqu’au Canada. Rien ne l’arrêterait.


Un matin, au mois de mai, elle a entendu un bruit inconnu. La terre tremblait, les vitres des fenêtres, les verres sur les tables. Sans prendre le temps de s’habiller, elle a couru à la fenêtre. Elle a écarté le rideau. Sur la route, le long de la rivière, une colonne militaire avançait, phares allumés. Des camions, des autos blindées, des motos, suivis par des tanks. Gris de poussière, l’air d’insectes en marche vers un nouveau territoire. Ils avançaient lentement, serrés les uns contre les autres. Ils sont passés devant la maison, ils remontaient vers le nord, vers les montagnes. Éthel restait immobile, presque sans respirer. Derrière les camions, les tanks ébranlaient la terre avec le bruit de leurs chenilles. Les tourelles des canons étaient dirigées vers l’avant. Ils semblaient des jouets inutiles.

Le bruit a réveillé Justine. Elle s’est approchée de la fenêtre en chemise de nuit, les bras un peu écartés du corps, ses pieds nus recroquevillés sur le carrelage froid. Éthel a dit dans un souffle : « Ils s’en vont. » Elle n’était pas très sûre de qui étaient « ils », même lorsque, derrière les tanks, sont apparus les camions débâchés où étaient les soldats, et le bruit des moteurs était encore plus inquiétant. Justine tirait Éthel par le bras. « Viens ! » Elle chuchotait comme si les soldats dans les camions pouvaient l’entendre. Mais Éthel résistait. Elle voulait les voir tous, jusqu’au dernier. Ces hommes vêtus de leurs lourds manteaux, serrés les uns contre les autres, la plupart sans casque, l’air épuisés de fatigue. Pas un seul n’a relevé la tête pour regarder vers les fenêtres. Peut-être qu’ils avaient peur. Cette image de vide est entrée dans l’esprit d’Éthel, a chassé tous les souvenirs antérieurs. Plus tard, elle saura que les hommes qu’elle a entrevus depuis la fenêtre de la cuisine, à Roquebillière, étaient les restes de l’armée d’Afrique du maréchal Rommel, en route vers le nord, dans l’espoir de gagner l’Allemagne par les Alpes. Elle apprendra que leur chef n’était pas dans le convoi, qu’il avait déjà regagné Berlin par avion, laissant ses troupes abandonnées dans un territoire hostile. Elle essaiera d’imaginer ce qu’avaient ressenti ces hommes, sur les plates-formes des camions, quand ils se dirigeaient vers le mur grandissant des montagnes, avec la vibration des chenilles des tanks qui les assourdissait, dans le silence des radios, sans chef, sans ordres, pour franchir à pied les montagnes enneigées du Boréon, suivis par les loups.


Le silence qui a suivi, jour après jour, mois après mois, était à peine troublé par les nouvelles qui filtraient comme un murmure lointain. Puis, un jour d’été, le brouhaha d’une autre armée, triomphale celle-là, et toute la population était descendue dans la rue pour voir l’arrivée, comme pour une course. Justine a accompagné Éthel jusqu’au pont. Vers midi, le cortège est entré dans le village. En premier, les motos et les jeeps, suivies par des camions débâchés où se tenaient debout des soldats américains, britanniques, canadiens. Sur les marchepieds, des Français en civil s’accrochaient aux portières, armés de carabines de chasse. Il y a eu quelques cris, des applaudissements. Les enfants couraient le long de la route, ils avaient déjà compris la leçon, ils tendaient leurs mains, ils appelaient les soldats : « chewing-gum ! » Ils prononçaient, avec leur accent de montagnards : « chouine-gom-me ! »

Des jets de tablettes, de paquets de pain au riz, de boîtes de corned-beef, de Spam. Justine s’est baissée, vivement elle a ramassé tout ce qui était à sa portée. Mais Éthel est restée debout, sans pouvoir bouger. Justine, trop chargée, lui a mis un paquet de pain et une boîte de Spam entre les mains. Éthel regardait sans comprendre. Elle ne sentait rien, juste ce silence étourdissant, comme après un très long vacarme. Comme si résonnaient interminablement les quatre coups du Boléro, non pas des coups de timbale, mais des explosions, celles des bombes qui étaient tombées sur Nice la veille du départ, qui avaient rendu liquide le sol de la salle de bains dans l’appartement et qui avaient fait hurler toutes les sirènes de la ville.

Le soir même, dans la cuisine de Mme Alberti, Alexandre et Justine dînaient en trempant parcimonieusement les tranches de pain blanc dans la soupe, un pain trop blanc, sucré et fade comme une hostie, et Éthel sentait dans sa bouche le goût du Spam à la chair rosée, ceinte d’une frange d’écume jaune qui fondait sur sa langue.


Laurent est revenu de guerre. Une semaine avant, une carte est arrivée, un bout de carton imprimé par le service des armées britanniques en France, indiquant simplement la date et l’heure de son arrivée par le train de Paris. La carte précisait l’arrivée à la gare de Nice, mais tout le monde savait — sauf sans doute ceux qui l’avaient bombardé — que le pont du Var n’existait plus, que les trains ne circulaient pas.

Éthel a pris son vélo, elle a pédalé le long de la mer jusqu’à l’embouchure du Var, là où se trouvait le pont Bailey. Le train était prévu pour onze heures, mais dès neuf heures Éthel était là. Le soleil brûlait déjà. Sous les piles du pont en ruines le fleuve était grossi par la fonte des neiges, il étendait sur la mer une large tache boueuse. Les bandes de mouettes tournoyaient au-dessus de l’estuaire, à la recherche de nourriture. Le pont provisoire faisait un dos-d’âne en amont, là où le fleuve est plus étroit, mais la route qui y conduisait ressemblait à une ornière dans la terre de la berge. Des gendarmes essayaient de canaliser la circulation, les lourds camions peinaient à monter le plan incliné, leurs freins crissaient à la descente. Une foule tentait de traverser, des voyageurs portant leurs valises, des couples, des enfants. Éthel a réussi à passer en poussant son vélo. Avec le bruit des moteurs, les phares allumés, la poussière et la fumée âcre des gazogènes, elle avait l’impression que la paix n’était pas encore là.

À la gare de Saint-Laurent, ça n’allait pas bien non plus. Les locomotives essayaient de manœuvrer pour repartir, les machinistes criaient, les chefs de gare sifflaient des ordres contradictoires, les aiguillages mêmes semblaient se plaindre. Les trains qui repartaient vers Marseille étaient si chargés que les tractrices patinaient sur place en jetant des gerbes d’étincelles, à la grande joie des enfants.

À chaque arrivée, des vagues d’hommes et de femmes se pressaient sur les quais pour passer l’étroit goulet de la porte. Des soldats en uniforme, des prisonniers libérés, certains portant des pansements. Éthel se mettait sur la pointe des pieds. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle était venue, peut-être que Laurent arriverait d’un autre côté. Son cœur battait vite, malgré elle, elle se disait qu’elle se comportait comme une midinette, comme une fiancée. Pour se donner bonne conscience, elle avait conclu que, de toute façon, même si elle ne retrouvait pas Laurent, elle pourrait toujours revenir avec des légumes achetés aux maraîchers des bords du fleuve. C’était le seul endroit où on trouvait encore des carottes, des navets, des blettes. Avec de la chance, une demi-douzaine d’œufs.


Les passagers du train en provenance de Paris étaient tous descendus. La foule s’était écoulée autour d’Éthel. Les yeux la scrutaient, parfois quelqu’un la regardait en souriant, avec espoir. Et tout à coup, alors qu’elle allait partir, elle l’a vu. Laurent était au bout du quai, il attendait. Une silhouette étrange, avec sa tenue un peu trop grande pour son corps maigre, son pantalon kaki flottant, ses souliers noirs et sa petite valise à la main, comme quand il avait débarqué de Newhaven pour venir en Bretagne. Éthel a trouvé qu’il avait quelque chose de Chariot soldat, elle a eu envie de rire.

L’instant d’après ils s’embrassaient, non pas le baiser passionné de deux amoureux qui se retrouvent après une longue absence, mais une embrassade assez virile, les bras de Laurent autour des épaules d’Éthel, la serrant très fort contre sa poitrine.

Éthel se demandait si elle ressentirait quelque chose, juste un peu du souvenir du dernier été au Pouldu, le contact de la veste militaire rêche, et l’odeur de cet homme, le son de sa voix résonnant dans sa poitrine. Elle essayait de rejoindre le temps passé, quand ils étaient couchés dans le sable de la dune, et qu’ils pouvaient croire que tout serait facile, que cela durerait toute leur vie.

Laurent était raide, distant, comme à son habitude. En la voyant, il avait failli lui serrer la main, la vouvoyer. Il avait pensé à elle à chaque instant, durant son absence, à l’odeur de ses cheveux, au goût du sel sur ses lèvres, au sable incrusté dans les pores de sa peau. Il lui écrivait des poèmes qu’il ne pouvait pas envoyer.

Le silence avait construit un mur invisible entre eux. Laurent avait un peu honte d’avoir oublié la photo d’Éthel sur le mur de la chambrée, à Southampton, là où il l’avait épinglée au début pour faire comme les autres.


Ensuite, il y a eu la route à bicyclette, depuis les berges du fleuve, le long de la mer, mais ça ne ressemblait pas aux petits chemins du Pouldu. Le trottoir de la Promenade était obstrué de chicanes et d’arceaux barbelés, de guérites abandonnées. Plutôt que d’attendre une place dans les bus bondés, ils s’étaient lancés sur la route. Laurent pédalait les jambes écartées, Éthel était assise sur le cadre en amazone, un bras passé autour du cou de Laurent. La petite valise était accrochée au tan-sad dans le cageot à légumes ! C’était drôle, c’était épique. Trop chargé, le vieux vélo geignait et faisait des embardées. Plusieurs fois, ils se sont arrêtés pour se reposer sur le mur de soutènement, les jambes pendant dans le vide, face à la mer. Le long du chemin, les piétons regardaient le jeune couple, ce militaire britannique aux cheveux rouquins, et sa petite fiancée française en fichu et galoches. Ils applaudissaient, et Laurent leur répondait sérieusement en faisant le V de la victoire de Churchill. Il s’est même trouvé un photographe de presse pour les prendre en cliché, qu’il a dû vendre pour illustrer la première page du canard local, et qui sait ? faire avec cela le tour du monde.

Éthel riait. C’était la première fois depuis si longtemps que ça devait lui mettre des larmes dans les yeux, mais c’était bon. Ainsi leurs cœurs se réveillaient, sortaient de l’hivernage. Ils retrouvaient chaque seconde de mémoire, même si ce n’était pas l’innocence. Ils se souvenaient d’avoir été heureux.


Une seule fois, Laurent a rendu visite aux Brun, dans l’appartement sous les toits. Justine a accueilli Laurent d’un « notre sauveur » excessif, et Alexandre n’a pas semblé le reconnaître. Il n’est pas sorti de son mutisme mais, au moment du départ, il a serré les mains de Laurent sans vouloir les lâcher, une expression angoissée dans ses yeux. Peut-être qu’il comprenait qu’il était en train de perdre Éthel pour toujours.


Avant de repartir pour Paris — dans un autocar de la compagnie des Phocéens cette fois —, Laurent a demandé à Éthel : « Tu viendras vivre avec moi au Canada ? » Éthel n’a pas répondu. Elle n’a pas demandé qu’il définisse ce qu’il voulait dire par « vivre avec moi ». Être sa maîtresse, sa femme ? Il lui a donné son dernier poème, écrit la veille de quitter l’Angleterre. Une feuille abîmée, humide, qui sentait une drôle d’odeur, comme de sueur, de fatigue.

L’écriture au crayon s’effaçait déjà. Elle a lu :

Chaque seconde sans raison je pense à toi

Tes yeux ta voix

La façon que tu as de ne pas finir tes phrases

L’odeur de ton visage

Tes cheveux mouillés

La marée qui montait en nous quand nous couchions dans le sable

Les épines que je retirais de tes pieds quand nous marchions sur les dunes

Tu as vécu chaque seconde avec moi dans la vulgarité des baraques à Southampton

À Portsmouth

À Penzance

Et demain je toucherai le sol de France

Je te toucherai

Adieu

à la France, adieu au passé. Adieu à Paris.

Avant son départ pour Toronto, Éthel marchait dans cette ville qu’elle connaissait mieux que personne au monde, et qu’elle aimait et détestait plus que tout au monde. Elle respirait l’air chaud, sur le bord de la Seine, elle regardait l’eau scintiller entre les feuillages des marronniers. Il y avait une légèreté dans le ciel, les dômes et les tours semblaient flotter au-dessus des toits des maisons. Elle croisait des gens de toutes sortes, des bandes de filles rieuses, moqueuses, vulgaires, des garçons qui la scrutaient malgré son vieux manteau marron dans lequel elle se cachait. Aux carrefours, dans les coins de porte, sur les terrasses des bistros, les messieurs discutaient en fumant, ils commentaient les nouvelles, ou les résultats des courses, avec le même feu que s’il était question de leur avenir. Elle avait l’impression d’être dans une capitale étrangère.

Du côté de la rue du Cotentin, en revanche, rien n’avait changé. La banque avait loué l’appartement et l’atelier. Il semble que beaucoup de gens se soient enrichis en achetant au rabais les biens des collabos en fuite. Et Chemin ? Et Talon ? Éthel était bien sûre qu’ils s’en étaient sortis. Ils avaient même dû faire croire qu’ils avaient géré au mieux les biens confisqués aux Juifs. L’atelier de Mlle Decoux était occupé par un agent d’assurances. Éthel songeait aux animaux. Comment avaient-ils pu survivre ? Sans doute avaient-ils fini à la casserole comme la plupart des chats de Paris. Il lui semblait, tandis qu’elle longeait les murs de son quartier, vers le lycée de la rue Marguerin, que des fantômes se glissaient entre les passants, la frôlaient, l’épiaient derrière les rideaux des fenêtres. Rue de l’Armorique, numéros 32 et 34, l’immeuble qui avait coûté l’avenir des Brun était enfin achevé. C’était une haute bâtisse mitoyenne à sa gauche, cinq étages d’une pierre triste qui ressemblait à du ciment, fenêtres carrées, une sorte de muraille laide et aveugle qui semblait étrangement étriquée, comme si avec le temps de malheur le bâti avait mangé la terre. À droite, le pavillon Conard, l’ennemi juré de la Maison mauve, était à l’abandon. On pouvait parier qu’avant longtemps il serait rasé à son tour et remplacé par un immeuble. Éthel ne s’est pas arrêtée. Elle n’a pas cherché à lire les noms des occupants sur les boîtes aux lettres. Elle ressentait un triomphe amer, puisque c’était elle qui avait empêché l’architecte d’ajouter la moindre joliesse à cet ensemble en refusant tout, les acanthes et les cariatides, les mosaïques et les macarons. Seul le nom restait écrit sur le linteau de la porte d’entrée, ridicule, vaguement mortifère : La Thé-baïde.


Par exception, sous la pluie, avant le départ, Éthel a demandé à Laurent de l’accompagner au cimetière Montparnasse, à la recherche de la tombe de son grand-oncle.

Le gardien a feuilleté le registre des concessions perpétuelles, il a indiqué l’emplacement : « Vous ne pouvez pas la manquer, c’est à côté de l’archange Gabriel. » Effectivement, ils ont trouvé une dalle de marbre gris, sans fioritures, avec des noms gravés, certains encore lisibles, d’autres presque effacés. Le nom de Samuel Soliman est suivi de deux dates : 8 Xbre 1851-10 VIIbre 1934. Rien qu’un nom, et le bruit de sa légende.

Elle n’a gardé de Monsieur Soliman qu’une photo, un vieillard vêtu d’un paletot à l’ancienne, coiffé d’un chapeau mou, portant moustaches et favoris. À côté de lui, une petite fille sage, les cheveux bouclés, vêtue d’une robe droite avec col marin, tenant à la main un cerceau plus grand qu’elle — Éthel. C’est vrai que d’une certaine façon il ressemblait à l’archange Gabriel, grand et fort, avec ses favoris pareils à des ailes, sa canne à la main droite telle une épée.

Ils sont restés un bon moment devant la dalle, à écouter la pluie tambouriner sur le parapluie. Une vapeur montait du cimetière, une odeur de terre et d’herbe. Quelque part dans les massifs de laurier on entendait les cris des merles. Ça pouvait être un endroit pour revenir souvent, a pensé Laurent, comme on irait rendre visite à un parent très âgé. Muni d’une brosse à dents et d’une petite truelle, pour nettoyer, rejointoyer. Pour passer un crayon gras sur les lettres illisibles. Il en a ressenti un pincement au cœur. Lui n’avait pas de caveau familial pour se recueillir, pas de concession perpétuelle, ni même une simple dalle portant écrit le nom de sa tante. Rien qui l’attachât à ce sol.


Laurent et Éthel se sont mariés très vite, presque sans réfléchir. Dans la petite église Saint-Jean-Baptiste-de-La-Salle, sous la mosaïque de Lelouët dont Alexandre Brun aimait bien se moquer — « Laissez venir à moi les petits enfants, ce serait plutôt l’ascenseur pour les morts ! »


Laurent Feld n’a pas eu d’objection de conscience. Après tout, Jésus était aussi un Juif ! Les témoins étaient, du côté de Laurent, sa sœur Édith et, pour Éthel, son vieil aumônier du temps de sa communion solennelle.

Éthel aurait bien aimé que ce soit Xénia, mais les années de guerre ont tout éradiqué, tout effacé. Xénia et Daniel Donner étaient absents, partis sans laisser d’adresse, en allés à l’autre bout du monde, ou peut-être en Suisse.

Justine n’a pas pu, ou pas voulu venir. Elle a prétexté Alexandre, son état de santé qui s’était beaucoup dégradé dernièrement, le manque d’argent, la fatigue. Mais ce devait être de la honte, quelque chose de ce genre. Elle ne voulait plus revoir la ville dont elle avait été chassée, elle ressentait du dépit, du dégoût. « À quoi bon ? Tu ne vas même pas vivre à Paris. » Éthel a fait semblant d’y croire. « Alors tu viendras nous voir là-bas. » Justine a promis. Mais prendre le bateau, le train… C’était une séparation définitive.


Paris, au mois d’août, était écrasé de chaleur, ivre de la liberté nouvelle. Des drapeaux, des banderoles. Sur les chaussées encore désertes, les blindés des Britanniques, des Américains, des Canadiens, suivis par les autos déglinguées des F. F. I. Les patriotes traversaient les places dans des autobus, agitaient des drapeaux. Dans la foule, Éthel a été happée par un groupe d’hommes, emportée comme dans un courant violent, sa main cherchait celle de Laurent. Ils la faisaient tournoyer, pivoter, valser au son d’un orchestre caché dans les fourrés. Un des hommes l’a embrassée brutalement, avec maladresse, ses mains la pelotaient, touchaient ses seins. Elle s’est débattue en criant et les hommes sont partis en courant, se sont perdus dans la nuit. Éthel s’est serrée contre Laurent, ses jambes tremblaient, son cœur battait la chamade. Quand Laurent lui a dit que c’étaient des soldats canadiens, bizarrement elle a senti un certain plaisir, elle riait. C’étaient donc eux, ses nouveaux compatriotes ! Elle aurait presque souhaité les revoir, connaître leurs noms.


Les jours qui ont suivi leur mariage, ils sont allés partout, d’hôtel en hôtel. Au hasard, de quartier en quartier. Rue Blomet, hôtel Blomet. Rue Falguière, hôtel Fleuri, rue de Vaugirard, hôtel Plomion, rue Dutot, hôtel du Voyage. Du côté des gares, rue d’Édimbourg, hôtel d’Édimbourg, rue Jean-Bouton, hôtel des Voyageurs, rue du Départ, hôtel de Bretagne. Dans le Quartier latin, rue de Buci, hôtel Louisiana, rue Monsieur-le-Prince, hôtel des Balcons, rue Serpente, hôtel des Écoliers. Puis au nord, dans le quartier de la Goutte-d’Or, à Montmartre, aux Buttes-Chaumont. Les chambres étaient petites, surchauffées, mais dans la salle d’eau il fallait se doucher à l’eau froide faute de charbon pour le chauffe-eau. Ils arrivaient sans bagages, Laurent avec sa petite valise pour son rasoir et quelques accessoires de beauté pour Éthel, du linge de corps. Le regard du concierge s’allumait parfois, ou bien la logeuse leur disait d’un air entendu : « Les tourtereaux », quelque chose de ce genre. Éthel s’en souciait un peu : « Tu te rends compte, ils croient que nous ne sommes pas mariés ! » Mais lui s’en moquait, il faisait même exprès de se tromper quand il écrivait sur le registre Mademoiselle… et corrigeait aussitôt : Madame.

Ils avaient autrefois projeté d’autres voyages, d’explorer la Bretagne, d’aller en Irlande. Là, ils se contentaient de faire le tour de Paris en autobus. Ils pique-niquaient sur les bords de la Seine, ils poussaient jusqu’à la Marne. Un après-midi, Éthel a voulu emmener Laurent là où elle retrouvait autrefois Xénia, à l’allée des Cygnes. Elle a même revu, debout comme une statue de plâtre écaillé, le vieux satyre qui lorgne les amoureux dans les fourrés.

En tirant Laurent par la main, Éthel l’a conduit jusqu’à l’arbre-éléphant, d’où on voit très bien la tour Eiffel. Ils sont restés debout, parce que les bancs avaient été volés, et que la berge était trop boueuse pour s’asseoir. Les péniches passaient lentement, poussant de l’étrave une vague d’eau sale. Éthel voulait montrer à Laurent tout ce qu’elle aimait, les cheveux d’algues dans le courant, les tourbillons de lumière, les fleurs d’écume accrochées aux racines immergées. Mais Laurent ne disait rien. Il a allumé une cigarette, il l’a jetée aussitôt dans le fleuve, d’une pichenette. Il ne voulait pas rester, Éthel a pensé un instant que c’était par jalousie, parce qu’elle était venue à cet endroit en compagnie de Xénia.

Un peu plus tard, dans la chambre de l’hôtel des Entrepreneurs, rue du même nom, il s’est expliqué : « C’est un endroit terrible pour moi. Juste en face, c’est le Vél’ d’Hiv, là où ma tante Léonora a été emmenée par la police avec tous les Juifs de Paris, pour être déportée vers Drancy. Je ne peux pas le voir, m’en approcher, tu comprends ? »

Éthel ne comprenait pas. Pourquoi n’en avait-elle rien su ? Elle réalisait pourquoi Laurent voulait s’en aller, ne plus jamais revenir. Ce n’était pas pour l’aventure, ni parce que au Canada il avait trouvé un job. Elle non plus, elle ne reviendrait jamais.

Une seule fois, il a emmené Éthel jusqu’à l’appartement de sa tante, rue de Villersexel. Il n’avait jamais présenté Éthel à sa tante, par timidité, ou parce qu’il n’en avait pas eu l’occasion. Ils sont montés par l’escalier jusqu’au deuxième étage, l’ascenseur était en panne depuis le début de la guerre. C’était un bel immeuble de brique, avec un hall d’entrée à portes ouvragées et vitraux, des escaliers en bois sombre garnis d’un vieux tapis rouge usé jusqu’à la corde. L’endroit était silencieux, un peu inquiétant. Au deuxième, Laurent s’est arrêté devant une porte. Au-dessus du bouton de sonnette, une plaque de cuivre, sur laquelle Éthel a lu un nom : Vicomte d’Adhémar de Berriac. Éthel s’est dit que cela ressemblait aux fameux patronymes mauriciens. Laurent est resté un moment devant la porte, comme s’il réfléchissait. « Tu ne sonnes pas ? » a demandé Éthel. Il s’est renfrogné. « Inutile, ils ne savent rien. Édith leur a demandé. Ils viennent d’emménager. Personne ne sait rien, c’est comme si ma tante n’avait jamais habité ici. » Il s’est reculé lentement, les yeux toujours fixés sur la porte, une porte assez laide, au vernis écaillé, marquée au bas par des coups, est-ce que cela pouvait être les traces des policiers qui avaient tambouriné d’impatience sur la porte avec leurs godillots en attendant que la vieille dame ait enfilé son peignoir ? Ils n’en ont pas parlé le reste de la journée, ni les jours suivants. Ils n’ont plus approché du côté de l’allée des Cygnes ou du pont de Grenelle. La ville résonnait, comme une salle trop pleine, du bruit de la fête, de l’ivresse d’être libre. On entendait les ronflements des moteurs, les klaxons, la musique des cafés, les bastringues à la Bastille, place Maubert, à la porte Saint-Antoine. Pourtant Laurent ne pouvait cesser de penser à cette plaie ouverte, cette zone de silence au centre de Paris, l’affreuse piste cycliste, les gradins, les portes refermées sur ces hommes et ces femmes, ces enfants. Arrêtés chez eux à l’aube, et conduits sans méfiance, inconscients de ce qui les attendait. À qui les policiers, bonhommes, avaient dit, ne vous en faites pas, juste un contrôle, vous savez, les nouvelles lois, c’est pour votre bien, pour votre sécurité, le gouvernement vous protège, vous n’avez rien à craindre, pas la peine d’emporter quoi que ce soit, vous serez de retour chez vous ce soir.

Laurent a parlé de la prison de Drancy, c’était la première fois qu’Éthel entendait ce nom — de grands bâtiments au nord de Paris, construits avant la guerre pour servir, ô ironie, de caserne aux gendarmes et dans lesquels Daladier avait fait enfermer les communistes. Qu’est-ce que la tante Léonora avait à voir avec les communistes ? Puis il n’a plus rien dit, peut-être parce qu’il ne savait rien d’autre. Au commissariat du quartier, à la préfecture de police, on se taisait. On évoquait prudemment une enquête en cours, on suggérait poliment un dépôt de plainte. Où étaient les responsables ? En fuite, ou peut-être avaient-ils été tués à la Libération, pendus à la lanterne ? Il y aurait sans doute des procès, des condamnations. Mais le silence qui se creusait au cœur de Paris, en face de l’allée des Cygnes, comment pourrai t-il se résorber ?


Laurent avait changé. Il n’était plus le garçon qu’Éthel avait connu autrefois, qui rougissait pour un rien, et dont les filles se moquaient. Quelque chose en lui maintenant s’était endurci. Pendant leurs nuits de noces à travers les quartiers, il parlait peu. Il prenait le bus avec Éthel, il marchait dans les rues d’un pas rapide. Quand il avait trouvé un hôtel, il entraînait Éthel à la chambre. Il avait hâte de faire l’amour, jusqu’à ce que leurs corps soient trempés de sueur, haletants, plongés dans une sorte d’insensibilité voisine de la douleur.

Jamais Éthel n’avait imaginé qu’on pût être dans cet état. C’était à la fois brutal, animal, et plein d’élan et de désir. Elle se laissait emporter, comme cette fois dans la foule où les soldats canadiens l’avaient entraînée dans leur ronde. Maintenant, c’était elle qui demandait, qui exigeait. Elle se serrait contre Laurent, leurs jambes emmêlées, ventre contre ventre, ne formant plus qu’un, partageant la même peau. Ils respiraient au même rythme, tremblaient de la même énergie dans leurs muscles, leurs tendons. À peine l’acte terminé, Éthel regardait Laurent, les yeux enfiévrés, sans sourire : « On recommence ? » Comme si, chaque fois qu’elle reprenait pied, elle était à nouveau happée par le courant.

Ils ne se parlaient plus. Une fois, il avait raconté des bribes de sa guerre. Une opération dans le nord de la France, le long d’un fleuve dont il ne savait même pas le nom. Les prisonniers partout, en haillons, hagards, affamés, leurs yeux clairs dans leur visage crasseux, pareils à des clochards, à des assassins.

Peut-être n’y avait-il pas eu de guerre, songeait Éthel. Comme pour elle et sa famille errant sur les routes, puis cachées dans la montagne. Seulement des crimes, des crimes et des criminels, des bandes lancées dans les campagnes pour piller, tuer et violer. Elle n’avait pas raconté à Laurent la faim, qui rongeait le ventre chaque jour, les vieux qui se disputaient des déchets entre les étals des marchés, sur la Côte d’Azur, les vallées de l’arrière-pays où la vie était ralentie, les nuées de mouches qui mangeaient la jambe de Justine. Tout cela ne pouvait pas facilement se raconter. C’était arrivé dans un autre monde.


Les nouvelles de Xénia sont venues de façon tout à fait inattendue. Laurent a lu un numéro de L’Illustration, dans lequel il était question d’un événement mondain, un défilé de mode à Paris, au bois de Boulogne, dans le Relais. La photo n’était pas très nette, elle montrait des filles de la fine fleur de la bourgeoisie mais, dans le commentaire, il était question de la comtesse Chavirov. En téléphonant au Relais, puis à l’agence, Éthel a réussi à contacter Xénia. Au téléphone, sa voix était toujours la même, un peu grave, enrouée. Il y avait un flottement. Elles ont quand même pris rendez-vous, non pas à l’allée des Cygnes, mais à la terrasse du Café du Louvre. Cela aussi marquait le changement.

Éthel est arrivée en avance, elle ne s’est pas assise tout de suite. Elle n’était même pas très sûre d’avoir envie de rester. Xénia est venue seule. Elle a paru plus grande, amaigrie. Elle ne portait pas de robe extravagante, mais un strict tailleur gris, et les cheveux coiffés en chignon. Éthel ne l’aurait pas reconnue. Elles se sont embrassées, et Éthel a noté qu’elle n’avait plus cette odeur de pauvreté qui naguère faisait battre son cœur d’émotion. Elles ont parlé de choses et d’autres, comme pour éviter le passé. Xénia avait toujours le même regard, mais avec quelque chose de plus froid.

« Et de ton côté ? »

Elle venait de parler de son mariage, de l’entreprise de haute couture qu’elle voulait créer, de l’appartement que Daniel avait acheté dans un beau quartier, près de la tour Eiffel. Elle n’écoutait Éthel que d’une oreille distraite. Elle avait des tics nerveux qu’Éthel ne lui connaissait pas, elle se grattait la tempe droite, elle faisait claquer les jointures de ses doigts.

La terrasse était au soleil, il faisait déjà très chaud. Peu à peu elles ont retrouvé l’engouement d’autrefois. Xénia n’avait pas perdu son sens du coq-à-l’âne, elle se moquait des filles court vêtues attablées avec des pioupious américains. « Les mêmes qui fricotaient avec les Allemands l’hiver dernier ! » Elles ont évoqué le temps du lycée de la rue Marguerin, les pions, le prof de français qui faisait du gringue, Mlle Jeanson avec sa robe qui se soulevait dans le vent, les filles, celles qui s’étaient mariées parce qu’elles étaient enceintes, celles qui avaient trouvé du boulot au ministère de la Marine, ou dans les Postes. Quand Éthel a parlé de Laurent, et de sa vie nouvelle avec lui au Canada, il lui a semblé que ça ne faisait pas plaisir à Xénia. Elle n’arrivait pas à imaginer que Xénia pût la jalouser, être de ces personnes qui n’acceptent pas le bonheur des autres. « Je suis bien contente pour toi, parce que franchement… » Qu’est-ce qu’elle était en train de dire ? Xénia continuait, et pour une fois ce n’était pas du sarcasme. « Tu vois, quand j’en parlais avec les autres, au lycée, on pensait que tu allais mal tourner, que tu serais comme la Karvélis, ou comme cette femme qui sculptait des chats, dont tu m’avais parlé, comment s’appelait-elle ? » Éthel regardait Xénia, elle s’étonnait de ne pas ressentir de honte. Dans le fond, elle préférait que tout se finisse dans la banalité. La grâce de l’extrême jeunesse envolée, il ne restait plus en Xénia qu’une femme comme les autres, toujours très belle, certes, mais un peu vulgaire, un peu méchante, probablement insatisfaite. C’était mieux. On ne pouvait pas passer sa vie à adorer une icône.

Là-dessus, Daniel Donner est arrivé. Il n’était pas tel qu’Éthel l’avait imaginé. Il était grand, brun, élégant, l’air sérieux. Il s’est assis en face de Xénia pour boire un expresso. Il ne parlait pas beaucoup, fumait cigarette sur cigarette, essuyait posément ses lunettes. À un moment, comme Éthel évoquait le travail de Xénia, la possibilité de créer sa griffe, d’étendre son projet à l’Amérique, Daniel a coupé : « Moi, tout ce que je veux, c’est vivre une vie normale. » Éthel s’est sentie offensée pour son amie, mais Xénia n’avait pas l’air de se demander ce que c’était, pour ce garçon, une « vie normale ». Elle tenait Daniel par le bout des doigts, c’était sa propriété, elle était prête à tout accepter. Éthel a compris que leur amitié n’existerait plus. Cela lui fut confirmé l’instant d’après, par un bref regard que Xénia et Daniel ont eu entre eux, l’air de se dire : « Bon, on s’en va ? »

Éthel s’est levée précipitamment, elle a tenu à payer les consommations. Elle a serré la main de Daniel, elle a fait un petit signe à Xénia, elle a bredouillé : « Da Svideniya ? » en souvenir d’autrefois. Peut-être qu’elle sentait confusément qu’elle aussi était devenue égoïste. Elle est partie en courant, comme si elle était en retard.


Alexandre est mort ces jours-là, pendant que Laurent et Éthel voyageaient dans les rues de Paris d’hôtel en hôtel, qu’ils étaient injoignables. Un œdème avait envahi ses poumons, il s’était étouffé. La guerre des microbes avait duré au-delà de l’armistice et des bombardements. C’étaient eux qui l’avaient remportée.

L’enterrement a eu lieu à Nice, dans un cimetière tout neuf, sur les hauteurs à l’ouest, très loin de la ville, une nécropole pour les étrangers, de simples coffres de béton à flanc de colline. Il n’y avait pas d’autre choix. Le caveau de Montparnasse, où dormait Monsieur Soliman, était inaccessible, il n’y avait plus de cercueils plombés pour le voyage en train, et puis il faisait trop chaud. Quand elle est arrivée, Alexandre attendait à la morgue. L’employée a expliqué que c’était à cause de l’odeur, il y avait urgence. Aidée par Laurent, Éthel s’est occupée de tout, a tout payé, avec de l’argent emprunté à son mari. Sur le devant du tiroir mortuaire, elle a refusé toute phraséologie, au scandale de l’ordonnateur : « Au moins, R. I. P., mademoiselle, c’est le minimum. » Il était sans doute payé à la ligne. « Non, mon père détestait le latin. Vous mettrez seulement le nom, la date de naissance et la date de la mort, un point c’est tout. » Elle avait retrouvé le ton avec lequel elle avait refusé les cariatides sur la façade de la rue de l’Armorique.

L’espace d’un instant, tout le monde, ou presque, s’est retrouvé chez Justine. Les tantes mauriciennes, les cousins du côté Soliman, et même le colonel Rouart et la générale Lemercier qui avaient ravalé leurs rancœurs passées. Cela pouvait donner l’illusion d’une famille à nouveau, comme s’il ne s’était rien passé, ou que la mort d’Alexandre avait lavé ces gens de leur ineptie, qu’ils n’avaient été pour rien dans le drame et l’horreur qui venaient de se terminer.

Éthel les regardait attentivement, elle cherchait à les rattacher au passé, au temps de son enfance. Mais l’esprit n’y était plus. La fêlure ne pouvait pas être réparée. Elle avait hâte de partir à l’autre bout du monde, de commencer à vivre enfin.

Après la veillée et les funérailles, Justine avait organisé une brève réunion à l’appartement. Ça n’était pas le salon de la rue du Cotentin avec ses tours de chant et ses conversations brillantes. Mais, par la fenêtre mansardée, on voyait la mer étinceler au loin, à nouveau les voiliers et les pointus qui revenaient de la pêche, les cargos de Corse qui se dirigeaient vers la rade de Villefranche. Immobiles au large, comme des cerbères, les croiseurs britanniques et américains. Sur l’aire du port, la reconstruction avait déjà commencé, on démolissait à la masse les murs de protection, les plates-formes des canons et, le soir, l’œil du phare s’allumait à nouveau sur sa tour de Meccano.


« Pourquoi ne viendrais-tu pas vivre avec nous ? » a redemandé Éthel. Justine n’a même pas poussé un soupir. « Qu’est-ce que je ferais là-bas ? Je vous encombrerais… Je suis trop vieille, trop fatiguée. C’est vous qui viendrez me voir de temps en temps, j’espère. »

Elle a eu un geste instinctif, presque choquant. Elle a posé sa main à plat sur le ventre d’Éthel : « Quand il naîtra, préviens-moi, pour que je fasse une petite prière. » Comment avait-elle deviné ? L’arrêt de ses règles, Éthel n’en était pas encore vraiment sûre, elle n’en avait même pas parlé à Laurent. Justine a eu un petit sourire complice, une sorte de grimace attendrie. « Écris-moi pour me dire si ça pousse en pointe, comme ça je saurai si c’est un garçon. »

C’était elle qui avait raison, pour une fois. Elle appartenait déjà à cette ville. Du balcon de sa chambre, en se penchant, elle pouvait apercevoir au bout de la baie la colline âpre où Alexandre était inhumé. Dans le petit appartement sous les toits, elle avait réuni tous les souvenirs de leur vie commune, les objets, les bouquins, les meubles qui avaient survécu au déménagement et à la vente aux enchères. Des tableaux, des gravures. Un dessin à l’estompe que Samuel Soliman avait fait à dix-sept ans, avant de quitter Maurice, qui représentait le Pieter Both sous le clair de lune. Dans le corridor, elle avait religieusement accroché la panoplie des cannes-épées qui avait traversé la France en voiture. Depuis la mort d’Alexandre, Justine avait développé un grand bon sens pour les affaires. Le reliquat de l’héritage de son oncle, placé en viager chez un notaire, lui permettrait de survivre. Avec cela, elle pourrait même continuer à donner un peu d’argent à la tante Milou, faciliter son entrée dans une maison religieuse. Les autres avaient de quoi se débrouiller. Peut-être qu’elle avait déjà pardonné à Maude, et qu’elle lui enverrait de petits colis pour qu’elle ne meure pas de faim. Elle prendrait même une ou deux fois par semaine le chemin de Sivodnia.

Aujourd’hui

C’est la fin de la journée, peut-être. En juillet, à Paris, la chaleur rend les chambres d’hôtel suffocantes. Pour échapper à l’étouffement, je marche du matin jusqu’au soir, je marche au hasard des rues.

Je ne suis pas allé voir les monuments. D’une certaine façon je ne me sens pas touriste. Quelque chose me relie à cette ville, malgré la distance, sans que je puisse savoir quoi. Un sentiment étrange, entre culpabilité et méfiance — ou peut-être du dépit amoureux. D’instinct mes pas — et les transferts de bus — m’ont conduit au sud de la ville, au quartier que je connais bien par ouï-dire. C’est la suite des noms de rues, boulevards, avenues, places et placettes que ma mère a répétée depuis l’enfance, que j’ai apprise par cœur. Chaque fois qu’elle évoquait Paris, c’étaient ces noms qui revenaient :

RUE FALGUIÈRE

RUE DU DOCTEUR-ROUX

RUE DES VOLONTAIRES

RUE VIGÉE-LEBRUN

RUE DU COTENTIN

RUE DE L’ARMORIQUE

RUE DE VAUGIRARD

AVENUE DU MAINE

BOULEVARD DU MONTPARNASSE

Et aussi :

RUE DES ENTREPRENEURS

RUE DE LOURMEL

RUE DU COMMERCE

NOTRE-DAME-DU-PERPÉTUEL-SECOURS


J’ai cherché l’endroit où autrefois se trouvait le Vél’ d’Hiv.

Cela s’appelle aujourd’hui la Plate-Forme.

Une esplanade en hauteur, désertique, balayée par le vent, où jouent quelques enfants. Elle est entourée par de hauts immeubles, des tours de quinze étages, dans un tel état de délabrement que j’ai cru d’abord qu’elles étaient condamnées. Puis j’ai vu du linge à sécher sur les balcons, des paraboles, des rideaux aux fenêtres. Dans des jardinières, des géraniums brûlés.

C’est un désert, un no man’s land en suspens. Les immeubles sont affublés de noms étranges, prétentieux, un décor de science-fiction : ils s’appellent îlot Orion, Tour Cassiopée, Bételgeuse, Cosmos, Oméga, Tour des Nébuleuses, Tour des Reflets. Naguère on aurait donné des noms de déesses grecques, indiennes, Scandinaves. Au temps où on a construit la Plate-Forme, les architectes rêvaient d’espace, ils revenaient d’autres mondes, ils avaient été enlevés par des extraterrestres — ou bien ils allaient trop au cinéma.

Je marche sur la Plate-Forme fissurée. Il n’y a pas d’ombre, le ciment et les murs des immeubles renvoient une lumière crue qui fait mal. Les gosses de tout à l’heure m’ont rejoint, le bruit de leurs voix résonne avec une sorte d’écho. L’un d’eux, j’ai entendu les autres dire son nom, Hakim, s’est approché : « Vous cherchez quoi ? » Il est provocateur, agressif. Cette esplanade abandonnée, ces tours, c’est à eux, c’est leur terrain de jeux et d’aventures. Ici, sous leurs pieds, il y a cinquante ans, il s’est passé cette chose atroce, impossible à imaginer, impardonnable. Peut-être les mêmes voix des enfants qui jouaient à se poursuivre entre les rangées de sièges, qui riaient, qui s’interpellaient, et le même écho qui résonnait contre les murs fermés du stade, par-dessus les plaintes et les récriminations des femmes. Sur la Plate-Forme, des morceaux de béton sont tombés des façades. La Tour des Reflets est revêtue d’un carrelage turquoise. Orion est bleu de nuit. Le Cosmos est barré de longs balcons ornés d’une roue dans laquelle est fixée une sorte de croix ansée, autrefois dorée, qui fait penser au signe ankh des anciens Égyptiens. Ce sont les pyramides de notre ère, aussi vaniteuses et inutiles que leurs glorieuses ancêtres — certainement moins durables. Une tour immense et étroite, cylindrique, pareille à un minaret, domine tout le quartier et, d’après sa position, je calcule qu’elle doit être à peu près exactement au centre géométrique de la piste du Vél’ d’Hiv.


Au bout des terrasses, passé le restau chinois abandonné, les escaliers pourris de Bérénice (encore un nom étrange), j’ai retrouvé la ville. C’est en dessous de la Plate-Forme, les rues couvertes, les garages, la station Fina, un super-quelque chose, des séries de bureaux vides, presque louches. Rue des Quatre-Frères-Peignot, rue Linois, rue de l’Ingénieur-Robert-Keller. Où étaient les gradins ? Où la porte par laquelle Léonora a dû passer, avec tous les prisonniers, quand elle a débarqué de la camionnette de police ? Qui les attendait ? Y avait-il quelqu’un qui pointait les noms, comme pour une invitation à une fête ? Ou bien les a-t-on laissés là, devant l’entrée, en plein soleil, à regarder la gigantesque piste du cirque, comme si les jeux allaient commencer ? Elle a dû chercher des yeux un visage connu, une place pour s’asseoir, un coin à l’ombre, peut-être les toilettes. Elle a dû comprendre tout d’un coup le piège qui s’était refermé sur elle, sur tous ces hommes et femmes, sur les enfants, comprendre que ce ne serait pas pour une heure ou deux, ni une journée, mais pour toujours, qu’il n’y aurait pas d’issue, pas d’espoir…

J’ai poussé la porte du musée photographique qui jouxte la synagogue. Mon instinct m’avertit que ça doit être à la verticale de la haute cheminée blanche au centre de la Plate-Forme. Je ne suis pas particulièrement intéressé par les lieux de culte. Ici, ce n’est pas pareil. Les visages sur les photos pénètrent mon esprit, forcent une voie jusqu’à mon cœur, entrent dans ma mémoire. Ce sont des visages anonymes, qui n’ont aucune relation avec moi, et pourtant je ressens le choc de leur réalité, comme autrefois quand je lisais aux archives de la rue Oudinot les registres des esclaves vendus à Nantes, à Bordeaux, à Marseille.

MARION, CÂFRESSE, ÎLE DE FRANCE, KUMBO, CÂFRESSE, ÎLE DE FRANCE. RAGAM, MALBAR, PONDI–CHERRY. RANAVAL, MALGACHE, ANTONGIL. THOMAS, MULÂTRE, BOURBON.

Les enfants debout au bord de la piste, les adultes à l’arrière-plan. À Drancy, au pied des grands immeubles rectilignes, si semblables à ceux des nouveaux ghettos de Sartrouville, Rueil, Le Raincy. Ils sont vêtus de pardessus trop chauds pour la saison, les enfants portent des bérets. L’un d’eux, au premier plan, a une étoile accrochée à la place du cœur. Ils sourient à l’objectif, ils semblent poser pour un portrait de famille. Et ne savent pas qu’ils vont mourir.


Sur une carte, je lis la géographie de l’horreur :

Les noms des gares de transit aussi, Drancy, Royallieu, Pithiviers, Riviera di Sabba, Bolzano, Borgho san Dalmazzo, Ventimiglia. Il faudrait aller partout, connaître chacun de ces lieux, comprendre comment la vie y a repris, les arbres qu’on y a plantés, les monuments, les inscriptions, mais surtout voir les visages d’aujourd’hui, de tous ceux qui y vivent, écouter leurs voix, les cris, les rires, le bruit des villes qui se sont construites alentour, le bruit du temps qui passe…


C’est vertigineux, nauséeux. Je marche dans les rues, le long de la Plate-Forme. Sur le quai de Grenelle, les autos, les autobus font un long serpent de fer dont les anneaux se télescopent aux carrefours en klaxonnant. La Seine doit avoir l’aspect qu’elle avait ces jours de juillet 42, peut-être Léonora et les autres l’ont-ils aperçue entre les barreaux de la fenêtre du car de la police tandis qu’ils roulaient vers le vélodrome. Les fleuves lavent l’Histoire, c’est connu. Ils font disparaître les corps, rien ne reste très longtemps sur leurs berges.


Ma mère ne m’a jamais parlé de l’allée des Cygnes. Pourtant, d’instinct, j’ai descendu l’escalier jusqu’au long chemin au milieu du fleuve, à l’ombre des frênes. Malgré la beauté de l’endroit, les promeneurs sont rares. Un couple accompagné d’une petite fille de huit ans, quelques touristes sud-américains, ou italiens, une jeune femme japonaise vêtue de noir qui photographie les arbres. Deux ou trois couples d’amoureux sur les bancs, qui se parlent à voix basse et ne regardent pas la tour Eiffel.

Je me suis arrêté près d’un vieil arbre contorsionné, au bord de la Seine. Avec ses branches basses, je trouve qu’il ressemble à un animal, une sorte de reptile sorti de la boue du fleuve. À son pied, entre les racines, de longues algues noires ondulent comme des cheveux.

En face, de l’autre côté du fleuve, la Plate-Forme paraît irréelle dans la brume de chaleur. Je regarde les grands immeubles, contre le ciel de la fin du jour ils sont pareils à des stèles noires. Au mitan, l’invraisemblable tour sans tête, sans yeux, se fond dans les nuages. Je comprends qu’il n’est pas nécessaire d’aller plus loin. L’histoire des disparus, c’est ici qu’elle est plantée, pour toujours.

Avec le même mouvement lent du fleuve, la ville dérive, laisse fluider sa mémoire. C’est Hakim, le gosse de la Plate-Forme, qui a raison. Son regard dur, son front lisse, ses yeux sombres : « Vous cherchez quoi ? »

L’île des Cygnes, l’île Maurice. Isla Cisneros. Je n’avais jamais fait le rapprochement. C’est à cela que je pense en gagnant l’autre rive, en pressant le pas à cause de l’averse qui descend la Seine, et j’ai du mal à réprimer un sourire.

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