C’est par Xénia qu’Éthel a appris la nouvelle. Elles se voyaient moins depuis quelque temps. Il n’y avait pas de raison particulière au relâchement de leur amitié. Sans doute de la fatigue, de part et d’autre, et Éthel avait imaginé que c’était Xénia qui se lassait. Les difficultés de la vie y étaient pour quelque chose. À la rentrée des classes, Xénia n’était pas là. Éthel lui avait écrit un mot, adressé au 127 de la rue de Vaugirard, resté sans réponse. L’été qui avait précédé cette rentrée avait été brûlant, Éthel avait découvert en Bretagne les plaisirs de l’aventure en bande, avec les jeunes filles et les jeunes gens en vacances à Perros-Guirec. Les balades à vélo, les bains de mer jusqu’à neuf heures du soir, la danse dans les bals publics, un peu de flirt dans les dunes, un joli garçon brun aux yeux verts nommé Stephen, les parties de cartes dans les cafés du bord de mer. On s’était promis de se revoir, on avait échangé les adresses. Retour à Paris, Éthel avait retrouvé un sentiment de lourdeur, derrière les yeux, l’impression de ne pas pouvoir respirer librement. Les éclats de voix d’Alexandre et Justine, pour un rien, pour une vétille, autrefois cela aurait fait battre le cœur d’Éthel, comme lorsqu’elle se jetait, enfant, entre ses parents en disant : « Papa, maman, arrêtez, je vous en prie ! » Pour se calmer, elle jouait trop fort du piano, les morceaux les plus bruyants, le Cake-Walk de Debussy, des mazurkas, ou bien elle mettait un disque sur le vieux phono à la voix éraillée. De Londres, Laurent Feld lui avait rapporté des disques inconnus en France, Rhapsody in Blue de Gershwin, Dimitri Tiomkin, et aussi Dizzy Gillespie, Count Basie, Eddie Condon, Bix Beiderbecke. C’était sans doute la réponse de Laurent aux plaintes récurrentes des invités d’Alexandre sur les nègres et les métèques qui envahissaient la France, qui allaient transformer Notre-Dame en synagogue ou en mosquée.
Et un jour, un peu avant Noël, Éthel a rencontré Xénia à la sortie du lycée. Elle a été stupéfaite du changement. C’était déjà une femme, vêtue d’un tailleur bleu sombre, coiffée d’un petit chapeau, sourcils dessinés au crayon et rose aux joues, ses beaux cheveux blonds retenus en chignon, disparues ses adorables boucles mêlées de rubans de soie. Elles ont marché dans les rues, au hasard, comme autrefois. À un moment, Xénia a dit : « Nous n’irons plus au jardin de ton grand-oncle, maintenant. » Comme Éthel la regardait sans comprendre : « Tu ne sais pas ? La construction a commencé. » Éthel a senti revenir le souvenir, quelque chose de très lointain, et pourtant cela ne faisait pas plus de deux ans. « Je ne savais pas, non. » Xénia l’a regardée durement : « Tes parents ne t’ont pas dit ? C’est un immeuble qu’ils sont en train de construire, les travaux ont commencé juste avant l’été. » C’était pour cela qu’Éthel avait ressenti ce tressaillement. Les souvenirs portaient avec eux cette mauvaise nouvelle. Comme si le temps avait mûri cette trahison, sans qu’elle le sache, en préparant l’inéluctable. Elle a eu un léger éblouissement, elle était au fond étonnée de ne pas être surprise par cette trahison. Un battement de paupières et, la voix assurée, elle a répondu à Xénia : « Mais si, je suis au courant, bien sûr, papa m’en a parlé quand j’ai signé le pouvoir, simplement tu comprends que je n’ai pas très envie d’aller voir. » Xénia a dit : « Ah oui, je comprends. » Elle avait un regard froid. Sans doute elle jugeait que c’était une affaire de gens riches, en train de s’enrichir davantage, alors qu’elle et les siens, dans leur dèche, à se demander comment ils pourraient boucler le budget à la fin de chaque semaine.
Elles se sont séparées, après une promenade au Luxembourg, comme naguère, à regarder les enfants jouer avec leurs absurdes bateaux à voile dans le bassin croupi. Il faisait froid, les arbres avaient perdu leurs feuilles. Xénia a dit : « Bon, eh bien, je dois aller par là. »
Éthel avait hâte de s’en aller, elle aussi. « Moi, il faut que je rentre dare-dare, j’ai ma leçon de piano. » Xénia s’est souvenue tout d’un coup, elles en avaient parlé longuement, au printemps de l’an passé. « Ah oui, tu prépares toujours le concours ? » Dans le jardin de la rue de l’Armorique, sous la tonnelle, elles avaient pensé se présenter ensemble, Éthel au piano, Xénia au chant. Comme pour une audition. Elles avaient même répété une romance de Desbordes-Valmore, sur une musique de Massenet. Tout cela semblait très loin, après l’été, après les roulements de tambour des conversations du salon du Cotentin, les disputes familiales. Et maintenant, l’immeuble qui allait pousser sur les ruines de leur rêve, cette trahison. Elles se sont embrassées rapidement. Éthel a remarqué le nouveau parfum de Xénia, ou plutôt, a-t-elle corrigé mentalement, l’odeur de son visage, un peu âcre, de la poudre sur ses joues, ou le shampoing à la menthe dans ses cheveux. Une odeur de pauvre, une odeur d’âpreté, de nécessité d’y arriver. C’est ce qu’elle a pensé en marchant vite le long de la rue de Vaugirard et, à l’instant même où cette évidence lui est apparue, confirmée par le contact du corset dur qui se cachait sous la blouse de Xénia, elle a senti ses yeux se remplir de larmes, de honte ou de dépit, des larmes amères en tout cas.
Elle était si impatiente qu’elle n’a pas pris l’autobus vers Montparnasse, et qu’elle s’est mise à marcher à grands pas, dépassant la foule, évitant les obstacles, se faufilant au milieu des voitures embouteillées, comme quand elle marchait en Bretagne sur les rochers noirs à la mer basse, calculant chaque bond, chaque saut, tous les sens en alerte. N’écoutant pas les lazzis des garçons de course, ni les klaxons des automobilistes irascibles.
Elle ne savait pas où elle allait. Il lui semblait que cela faisait des mois et des années qu’elle avait abandonné la Maison mauve et le jardin de la rue de l’Armorique. Mentalement, elle faisait le calcul du temps passé : automne, hiver. Assise avec Xénia sur le banc vermoulu, à causer. Les vignes rouges sur le mur arrière du jardin, et la grande bâche de toile goudronnée qui recueillait la pluie et les limaces. Xénia, très pâle, ses cheveux cendrés cachés par un foulard comme une paysanne russe, et les mots qui glissaient avec la pluie, les émotions, les paroles. La main de Xénia dans la sienne, menue et froide. Un jour, Xénia lui avait dit : « Tu as une poigne de garçon, tu sais ? » « C’est le piano, ça muscle beaucoup les poignets », avait dit Éthel. Elle avait un peu honte de ses grandes mains. L’hiver, il faisait très froid dans le jardin, ses mains étaient rouges, couleur de celles des lavandières. C’était un temps très doux, malgré la pluie et le ciel gris. Les grands arbres plantés autrefois par Monsieur Soliman semblaient les protéger d’une buée verte. Cela durait des heures. En vérité, c’était comme si le temps n’existait plus.
Elle s’est arrêtée à l’entrée de la rue. Tout était calme et silencieux, comme à l’accoutumée. Monsieur Soliman lui avait fait remarquer le silence : « Je n’arrive pas à comprendre comment ce coin de campagne a survécu en plein Paris. » Le soir, il lui avait fait écouter le rossignol dans le paulownia.
« Quand tu vivras ici, avait-il dit, je te réveillerai la nuit pour l’entendre chanter. C’est pour ça qu’il y aura cette cour ouverte avec son bassin d’eau. Je planterai des cerisiers pour lui, les oiseaux adorent les cerisiers. » Le haut mur de pierres rouillées faisait une barrière continue jusqu’au bout de la rue. Après commençaient les ateliers, les dépôts. La voie ferrée était à moins de cent mètres, dans un fossé enfumé. De temps à autre, on entendait un criaillement d’aiguillages. Monsieur Soliman aimait bien le bruit des trains. Peut-être qu’il avait la nostalgie des grands voyages. Et puis il disait que les abords des gares étaient l’antipode de la bourgeoisie régnante, que c’était le lieu privilégié des artistes et des proscrits politiques. Il avait raconté qu’avant la guerre, avant la révolution, il avait joué aux échecs dans un café proche de la gare, avec un certain Ilitch, plus connu par la suite sous le nom de Lénine.
C’est en s’approchant qu’Éthel a compris. Le café en face offrait une façade impassible. Le bistrotier avait seulement orné sa vitrine d’une guirlande de houx, avec une faute d’orthographe, « Joyeuses fête », pour préparer la soirée du réveillon.
Le mur de pierre était cassé sur une dizaine de mètres. La petite porte en bois sur le côté était encore là, mais les coups avaient fait s’écrouler le linteau, bloquant le battant. Des sortes de ronces, ou du chèvrefeuille, pendaient. À la place du mur, un panneau de planches servait de rempart. Au haut du panneau, un écriteau affichait le permis de construire, mais Éthel n’a pas eu envie de le déchiffrer. À travers les planches, elle a regardé. Un grand trou noir occupait la totalité du jardin, jusqu’au fond. La pluie avait rempli le trou d’une eau sale, et par endroits affleurait une roche blanche, poreuse, semblable à un os. Elle est restée là un bon moment, le front appuyé contre la balustrade. Le grand trou noir entrait en elle, creusait un vide à l’intérieur de son corps. Avec un désespoir enfantin, Éthel a cherché à écarter davantage les planches, pour scruter le fond du jardin, là où se trouvait la bâche noire qui recouvrait les piliers et les panneaux de la Maison mauve. Elle a pensé, avec une certaine froideur, que le terrain mis à nu, débarrassé de ses ronces, semblait petit, ratatiné. Même les arbres avaient disparu. Le seul qui restait, le paulownia que Monsieur Soliman avait réservé au rossignol, avait l’air d’avoir été repoussé contre le mur du fond, déjeté, ses larges feuilles mangées de rouille. Curieusement, Éthel ne ressentait aucune colère. Simplement, devant le désastre, elle comprenait tout d’un coup ce qui s’était passé sans elle. Les conciliabules, les disputes entre son père et sa mère, les claquements de porte, les vagues menaces. La séance chez Me Bondy, la signature du pouvoir. Est-ce qu’elle avait réellement manqué quelque chose ? Ou bien est-ce qu’elle n’avait pas voulu comprendre, pas voulu entendre ? Des bribes de phrases lui revenaient, le nom d’un architecte, M. Paul Painvain, les plaintes du voisin Conard, mais là encore elle avait pu croire que c’était la vindicte contre son grand-oncle qui continuait, le danger que présentait pour tout le quartier une construction en bois, « et, qui plus est, dans les essences les plus indigènes ! ». Tout cela tournait autour d’elle, tourbillonnait dans son esprit jusqu’au malaise. Elle s’est appuyé le dos contre les planches. Près du carrefour, de l’autre côté, le café-sandwiches décoré pour Noël avait l’air de l’inviter, de la narguer. Sans réfléchir, avec des pas d’automate, Éthel s’est éloignée du terrain, elle a marché jusqu’à l’établissement, elle a poussé la porte. Elle n’avait jamais vu l’intérieur du café, seulement du coin de l’œil, en passant avec Xénia, des boiseries sombres, et respiré une odeur d’absinthe ou d’anis. Elle s’attendait à voir la figure congestionnée du bistrotier, et elle a été presque soulagée d’être accueillie par une femme, ni plus laide ni plus vulgaire qu’une autre, qui s’est approchée silencieusement de sa table. « Un grog », a demandé Éthel. La femme a un peu hésité. « Si, si, vous pouvez, j’ai l’habitude », a dit Éthel. Depuis la mort de Monsieur Soliman, elle n’avait pas bu d’alcool. C’était leur petit secret, le doigt de rhum arrosé d’eau bouillante citronnée et de sucre, qu’elle tournait avec lui en écoutant leur petite musique à la cuiller. Puis elle a allumé une cigarette, le paquet des Week-End de Virginie qu’elle emportait toujours dans son sac, quand elle retrouvait Xénia.
Pendant des semaines, après ce jour-là, pendant des mois, Éthel a porté ce trou au fond d’elle-même. C’était une douleur, un vide. Parfois, elle en perdait l’équilibre. Le sol montait vers elle, dans la rue, ou bien à la récréation entre deux cours, elle cherchait un mur contre lequel s’appuyer, un arbre, un pilier, n’importe quoi. Un matin, à l’heure de se lever pour aller en classe, le plancher de sa chambre basculait vers la gauche, comme le pont d’un bateau sur le point de chavirer. Sa mère est venue à la rescousse, puis son père. Ils ont téléphoné au médecin, le docteur Guzman. « Ce n’est rien, mademoiselle. Ça s’appelle un vertige. C’est un petit raté mécanique de votre oreille interne. Rien de grave à votre âge. Vous avez simplement besoin de repos. » Il a prescrit des gouttes de laudanum, et la bonne Ida a fait des tisanes de thé-gingembre, pour remonter la tension artérielle. Puis tout est rentré dans l’ordre, mais le trou était toujours là. Plusieurs nuits, Éthel a rêvé qu’elle se tenait devant la tombe de son grand-oncle. Elle était debout au bord de la fosse et, dans le fond boueux, elle voyait apparaître la forme de son corps, très grand, son visage très pâle, mais sa barbe et ses cheveux longs et noirs, comme quand il avait quarante ans.
Ensuite, peu à peu, l’équilibre est revenu. C’était la fin de l’hiver, les travaux de construction de l’immeuble avaient sérieusement commencé. Avec la même détermination qu’elle aurait mise à empêcher le projet, Éthel a voulu tout savoir, tout connaître. Elle est allée seule dans le cabinet de l’architecte Painvain, boulevard du Montparnasse, pour se faire montrer les plans. Sur la grande feuille de calque elle a examiné le dessin d’un immeuble de six étages, d’une grande banalité. « Voyez, mademoiselle. » L’architecte a montré des ornements sous les appuis des balcons et de chaque côté de la porte d’entrée. Il semblait se rengorger, tel un gros pigeon en train de gonfler les plumes de son cou. « Votre père a pensé que vous aimeriez une façade un peu plus, euh, fantaisiste, quelque chose de plus jeune. » Sur un tiré à part du plan, Painvain avait dessiné des sortes de macarons et, au-dessus du linteau de la porte, des plantes qui ressemblaient à des acanthes, enlaçant un visage de femme au profil gréco-romain — le profil de Justine, évidemment. C’était grotesque. Avec une méchanceté froide, Éthel a dit : « Parce que vous trouvez, vous, cela fantaisiste ? Vous trouvez que cela fait plus jeune ? » L’homme la regardait d’un air consterné. « Mais c’est votre père… » Éthel l’a coupé : « Ce n’est pas mon père qui a dessiné ces horreurs. Il n’est pas question d’ornements. Nous voulons une façade complètement nue. Sachez-le. » Elle est partie brusquement, pour cacher la colère qui l’envahissait. L’idée qu’on puisse essayer d’apporter du joli à cette chose qui allait grandir sur le jardin de la rue de l’Armorique lui semblait insupportable, lui donnait la nausée.
Elle est allée presque tous les jours, soit au cabinet de l’architecte, soit chez l’entrepreneur Charpentiers-Réunis, ou chez Pica & Hetter qui avait le marché du gros œuvre. Elle discutait les devis, corrigeait les erreurs, les exagérations. Elle a refusé la mosaïque du hall d’entrée, le fer forgé de la cage d’ascenseur, les vitraux de l’escalier, la boule de rampe en cristal, les fenêtres à arc surbaissé, les faux marbres en stuc, les planchers point de Hongrie, les portes intérieures ouvragées, les cheminées à cariatides, les poignées en cuivre, les arrondis, les fenêtres des salons en bow-window, les plafonds à caissons, les radiateurs à chauffe-plat, les escaliers de service, les boutons en ivoire, les boîtes aux lettres en bois précieux, le tapis rouge dans l’escalier, et même le nom que l’architecte avait trouvé pour l’ensemble, un nom précieux et prétentieux comme lui, La Thébaïde, auquel Éthel avait répondu par un sarcasme : « Pourquoi pas l’Atlantide pendant que vous y êtes ? » En revanche elle avait obtenu que fût agrandie la loge de la future concierge, et qu’on y fît mettre un calorifère.
Ensuite, elle s’est attaquée aux comptes. Elle a revu tous les devis, refusé les murs en brique pleine de 30, pour des meulières, refusé les cloisons de 8 pour du 15, refusé l’enduit de façade moucheté pour du lisse, et surtout discuté pied à pied avec les Charpentiers-Réunis, Pica & Hetter pour faire baisser les frais du gros œuvre : le terrassement et l’installation de la fosse, et le raccordement d’eau à tous les étages. À force de discussions, elle est parvenue à ramener le prix de la construction, hors finitions, à 857,14 francs le mètre carré, ce qui faisait pour les six niveaux 1 542 850 francs. Pour l’ascenseur et les finitions, il fallait ajouter 70 000 francs environ. Une fois le prix arrêté, elle a accompagné son père à la banque, en vue d’obtenir un prêt sur quinze ans, avec un comptant de 200 000 francs, ce qui mettait les annuités à 99 000 francs pour les cinq premières années, à 96 000 à partir de la sixième année, et à 88 570 à partir de la onzième.
Elle faisait tout cela avec une fièvre, une sorte d’impatience, comme si elle avait hâte que le vieux jardin de Monsieur Soliman fût effacé par cette construction hideuse et coûteuse qui devait, à ce que disait son père, lui assurer une rente jusqu’à la fin de ses jours et même au-delà.
Mais elle voyait bien que les choses ne se passaient pas comme il avait prévu, au fur et à mesure des mois les difficultés se multipliaient, on avait jeté un mauvais sort à ce projet. Les fondations n’en finissaient pas. À chaque instant, les rapports arrivaient, sur le sous-sol instable, les galeries dans la pierre calcaire, la remontée des eaux, sans parler des menaces du sieur Conard dont la maison jouxtait le terrain, et qui se plaignait de fissurations, d’ondes de choc, d’odeurs pestilentielles, comme s’il y avait des tirs de mine ou des perforations de poches de grisou. Par son fait, le permis avait été suspendu plusieurs fois, avait failli être annulé. L’entremise de l’architecte Painvain avait arrangé provisoirement les choses, mais il avait fallu verser des pourboires et des pots-de-vin, et modifier les fondations. Au lieu de simples semelles, il fallait creuser des puits dans la roche calcaire pour y couler des piliers de béton, et semaine après semaine la profondeur augmentait, six mètres, puis douze, puis dix-huit. On traversait des grottes souterraines, peut-être d’anciens cimetières. Éthel rêvait à ces espaces en profondeur, l’image de son grand-oncle revenait, comme s’il habitait toujours dans ce monde du dessous, s’opposait à la construction de l’immeuble, à la dépossession de sa petite-nièce, à l’évacuation de son rêve indien. Au début des travaux, quand Éthel était allée pour la première fois sur le chantier, elle avait demandé au contremaître des Charpentiers-Réunis : « Qu’est devenu le matériel qui se trouvait au fond du terrain ? » L’homme avait cherché à comprendre, puis : « Ah oui, vous voulez parler du tas de vieilles planches pourries ? On l’a évacué à la décharge, il n’y avait rien à récupérer là-dedans. » Comme Éthel protestait, voulait en savoir davantage, il a haussé les épaules : « Je vous assure, mademoiselle, qu’on ne pouvait rien utiliser, tout était pourri sous la bâche, pourri et rouillé, même les pierres étaient en mauvais état. » Éthel avait protesté pour la forme. Au fond d’elle-même, elle était rassurée à l’idée qu’il ne resterait rien de la Maison mauve, absolument rien, pas même un colifichet pour orner la façade d’un pavillon de banlieue.
Les déjeuners de la rue du Cotentin se prolongeaient mais on sentait que l’ambiance n’était plus tout à fait la même. Malgré la discrétion des convives, la rumeur de la catastrophe en cours s’était répandue. Sans doute les fuites venaient-elles de la famille, des tantes, des neveux, qui avaient vécu dans l’illusion de la prospérité de la maison Brun, et qui commençaient à percevoir des signes inquiétants, des craquements, des fissures. Là où naguère la tante Pauline, la tante Milou, la tante Willelmine, ou même le parasite Talon, lorsqu’ils avaient besoin d’être « dépannés », cent ou mille francs, s’adressaient à Justine qui intercédait auprès de son mari, à présent ils devaient demander directement à Alexandre, insister, argumenter, pour en fin de compte essuyer un refus : « Ce n’est vraiment pas le moment, désolé mais la situation est compliquée, on verra ça le mois prochain. » On faisait des économies sur tout. Sur les repas, le vin, les sorties, et même les cigarettes. Alors, aux déjeuners, c’était plutôt du cari sec et des lentilles, avec très peu de viande, très peu d’alcools.
La conversation roulait sur les mêmes sujets, mais on sentait bien qu’il n’y avait plus la même liberté. Naguère, avait constaté Éthel, les disputes les plus acrimonieuses, les tirades les plus emportées se terminaient par des rires. La tante Pauline, la tante Milou étaient de vraies Mauriciennes, qui savaient grincer, se moquer, qui étaient rompues à l’exercice de sortie du « sujet qui fâche ». À présent, leurs boutades ne décrochaient plus les mêmes rires. Justine, quant à elle, était franchement sinistre. Avant même que le café fût servi dans les tasses, toujours par Alexandre qui tenait à ce privilège, elle se levait de table et allait s’enfermer dans sa chambre, prétextant la migraine, un vertige, une faiblesse.
Éthel restait. Elle avait laissé sa place à côté de son père pour aller s’asseoir au fond de la salle, près de la fenêtre — et mieux s’éclipser. C’était ce que disait Alexandre, pour plaisanter. En même temps, il la regardait, du coin de l’œil. Après un bon mot, une tirade, il cherchait son approbation, il guettait un sourire. Ou parfois, et c’était cela qui la troublait davantage, il ne disait rien, il semblait perdu dans une rêverie, et son regard vide se tournait vers Éthel, un regard bleu-gris flottant, un peu triste. Elle aurait voulu dire quelque chose pour le rassurer.
Elle avait dix-huit ans. Elle n’avait rien vécu, rien connu, et pourtant c’était elle qui savait tout, qui comprenait tout, et Alexandre et Justine qui étaient semblables à des enfants. Semblables à des adolescents égoïstes et capricieux. Leurs passions, leurs jalousies, leurs petites actions mesquines et ridicules, ces mots glissés sous les portes, ces sous-entendus, paroles aigres, rancunières, petites vengeances, petits complots.
Un jour, à la sortie du lycée — c’était la dernière année, après cela l’inconnu s’ouvrait, la liberté —, les filles parlaient mariage. L’une d’elles, plutôt jolie, Florence de son prénom, avait annoncé son prochain mariage, les préparatifs, la robe, la corbeille, la bague, Dieu sait quoi. Éthel n’avait pu s’empêcher de ricaner : « Ça ressemble plutôt à une vente aux enchères, ton histoire. » Elle avait ajouté comme un défi : « Moi, je ne me marierai jamais. À quoi ça sert ? » Elle savait que ça serait commenté, rapporté, elle s’en fichait. « Les garçons, ce n’est pas ça qui manque, pas besoin d’un mariage pour vivre avec quelqu’un. » — « Et les enfants ? » Là, Éthel était contente de marquer un point : « Ah bon ? C’est pour les enfants que tu te maries ? Pour qu’après on te tienne en te menaçant de te les enlever ? Qui est-ce qui fait les enfants ? Pas les hommes, que je sache ! »
Puisqu’on parlait mariage, c’est justement à ce moment-là qu’est tombée la nouvelle. Un peu avant les vacances, en juin. Il faisait très doux, un ciel léger avec des nuages qui bourgeonnaient. Éthel attendait une lettre d’Angleterre, Laurent Feld avait terminé ses études, il viendrait, ils iraient se promener à Vincennes, et puis ils partiraient pour la Bretagne, il voulait louer des vélos à Quimper pour faire un grand tour, dormir dans les granges, visiter les petites églises.
C’est une lettre de faire part qui est arrivée. Justine ne l’avait pas ouverte, mais rien qu’à la voir, à la calligraphie enfantine, et avant même de lire le contenu, Éthel est allée comparer l’enveloppe à celles que Xénia lui avait envoyées. C’était bien elle qui avait écrit l’adresse et le faire-part, Éthel a reconnu sa façon de barrer les t et de faire le A majuscule en étoile :
Elle s’était simplement appliquée pour faire joli, ce petit rien ridicule fit beaucoup de mal à Éthel, comme si ça ne suffisait pas qu’elle annonce ses fiançailles avec ce monsieur Donner, prénom Daniel, et ces adresses croisées, rue de Vaugirard, pour elle, villa Solferino, pour lui. Elle mignardisait.
Éthel a haussé les épaules. Les jours suivants, elle a voulu oublier. Le chantier de la rue de l’Armorique a retenu son attention. Elle y allait jusqu’à trois fois par jour, pour regarder les fondations enfin terminées, les tronçons de murs qui commençaient à s’élever au-dessus du sol. Depuis des mois, les travaux avaient repris avec une sorte de fièvre, malgré les grèves, malgré les menaces de révolution. Éthel ressentait une satisfaction à regarder le mur de la propriété voisine du sieur Conard aveuglé par les bâches pour lutter contre la poussière. Lui revenaient les lettres de récrimination avec accusé de réception adressées à Monsieur Soliman. « J’ai constaté qu’entre dix heures du matin et trois heures de l’après-midi vos arbres font de l’ombre à mes fruitiers, je vous préviens que sous huit jours… » Maintenant, chaque coup dans le sol, chaque grincement des tringles de métal pour les chaînages, chaque nuage de poussière de ciment devenait un moyen de vengeance qui mordait dans la chair frileuse et molle de l’ennemi de son grand-oncle, celui qui avait empêché la réalisation de la Maison mauve. C’était trop tard, mais c’était tout de même une victoire.
Puis, quelque temps après tout est revenu. Les vertiges, le vide. Éthel restait allongée sur le lit, sans se déshabiller, sans avoir dîné, les yeux ouverts à regarder le rectangle de la fenêtre où la lumière du ciel dessinait le quadrillage des petits-bois. Elle ne ressentait pas vraiment de la tristesse, et pourtant les larmes coulaient sur ses joues et mouillaient l’oreiller, comme un trop-plein qui déborde. Elle s’endormait en pensant que le trou qui la transperçait serait résorbé le lendemain, mais c’était pour constater au réveil que les bords de la plaie restaient aussi éloignés.
On pouvait vivre avec cela, c’était bien le plus étonnant. On pouvait aller, venir, faire des choses, sortir aux courses, prendre sa leçon de piano, rencontrer des amies, prendre le thé chez les tantes, coudre à la machine la robe bleue pour le bal de fin d’année à Polytechnique, parler, parler, manger un peu moins, boire de l’alcool en cachette (une bouteille de scotch Knockando dans un coffret en bois fermé par des lanières de cuir, un cadeau en secret de Laurent), on pouvait lire les journaux et s’intéresser à la politique, écouter le discours du chancelier allemand à la radio, au Bückeberg, pour la Fête de la moisson, sa voix qui vibrait dans les aigus, emportée, pathétique, ridicule, dangereuse, qui disait : « La liberté a fait de l’Allemagne un beau jardin ! »
Mais cela ne comblait pas le vide, ne refermait pas les lèvres de la plaie, ne remplissait pas l’être de la substance qui s’était vidée, année après année, et qui s’était enfuie dans l’air.
Justine avait bien tenté quelque chose. Elle est entrée un soir dans la chambre, elle s’est assise sur le bord du lit. Cela devait faire des années qu’elle n’avait pas fait cela. Depuis l’enfance d’Éthel après les disputes violentes avec Alexandre, quand ils se parlaient durement, méchamment, sans insultes, mais lui avec colère et elle avec sarcasme, et leurs mots étaient non moins cruels ni blessants que s’ils s’étaient frappés à coups de poing, que s’ils avaient envoyé voltiger de la vaisselle et des livres, comme cela se faisait dans d’autres ménages. Éthel restait figée sur son fauteuil, son cœur battait trop fort, ses mains tremblaient. Elle ne pouvait rien dire, seulement une ou deux fois, elle avait crié : « Assez ! » Et Justine était entrée dans sa chambre, elle s’était assise sur le lit, comme ce soir, sans rien dire, peut-être qu’elle avait pleuré dans l’obscurité. Maintenant, tout cela était fini. Ils ne se disputaient plus, mais le vide avait grandi, avait creusé un fossé entre eux que rien ne pourrait combler. Xénia, à son tour, avait trahi Éthel, elle s’était éloignée, fiancée avec un garçon qui ne valait rien, qui ne la valait pas.
Il fallait quitter l’enfance, devenir adulte. Commencer à vivre. Tout cela, pour quoi ? Pour ne plus faire semblant, alors. Pour être quelqu’un, devenir quelqu’un. Pour s’endurcir, pour oublier. Elle a fini par se calmer. Ses yeux se sont séchés. Elle écoutait la respiration de Justine, juste à côté d’elle, et le rythme régulier l’endormait.
La chute a commencé sans que personne ne s’en rende vraiment compte. Pourtant, Éthel était aux aguets. Elle savait que cela pouvait arriver. Même Monsieur Soliman l’avait prédit longtemps avant. Il en avait parlé quelquefois, à demi-mot. « Quand je ne serai plus là, tu devras faire très attention. » Éthel avait onze ans, douze ans, est-ce qu’elle pouvait comprendre ? Elle disait : « Vous serez toujours là, grand-père. Pourquoi dites-vous cela ? » Il avait l’air sérieux, même un peu soucieux. « J’aimerais beaucoup que tu n’aies pas de souci à te faire pour ton avenir, j’aimerais que tu ne manques de rien. » Il avait pris sa décision, il allait écrire un testament, il lui léguerait tout, le terrain, son appartement du boulevard du Montparnasse, il serait sûr qu’elle aurait cette garantie, quoi qu’il advienne. Il ne haïssait pas son presque gendre, simplement il n’avait pas confiance en lui. Cette façon qu’avait Alexandre Brun de flamber, de caresser des songes creux, construire une maquette d’aérostat, expérimenter une hélice, et surtout ce talent qu’il montrait à se livrer aux margoulins, aux chevaliers d’industrie, aux arnaqueurs. « Ton père t’a parlé de ce qu’il fait, du projet de canal en Amérique, des mines d’or du Gourara-Touat, tout ça ? » Mais il ne pouvait pas être question d’espionnage, et il s’excusait tout de suite : « Oublie tout ça, même si tu en entends parler, oublie-le. Ce sont des bêtises, tu n’as pas à t’en mêler. »
Maintenant, Éthel aurait pu faire la liste de toutes ces bêtises. Elle n’avait pas eu besoin d’écouter aux portes. Dans les conversations de salon, cela revenait sans cesse. D’abord comme une litanie fantastique, avec des noms de lieux, des appellations de sociétés, des descriptions. Développement du Tonkin, Diamantaires de Pretoria, investissement immobilier à São Paulo, Bois précieux des Cameroun et de l’Orénoque, constructions portuaires à Port-Saïd, à Buenos Aires, à la boucle du Niger. Elle aurait voulu poser des questions, non par intérêt, mais par curiosité. Alexandre s’enflammait, il prononçait ces noms comme s’ils étaient la clef des songes, et qu’ils n’avaient pas de réalité. Il croyait être au début de l’aventure, il avait foi dans la promesse du progrès, de la science, de la prospérité économique. Il trouvait les Français frileux, égoïstes, inconsistants. Il regrettait d’avoir manqué sa vie en restant à Paris après ses études. Ce n’était pas Maurice qu’il souhaitait retrouver. Dans l’île, il avait étouffé. Comme Monsieur Soliman, il trouvait que « petit pays, petites gens ». Il voulait un théâtre plus grand pour ses activités. L’Amérique du Sud, la pampa. Ou bien l’Ouest américain, les forêts gelées du Grand Nord canadien. Ses héros, c’étaient John Reed, Jack London, Stanley. Mais il ne fallait pas lui parler de Charles de Foucauld. « Un agent d’espionnage au service de l’armée française, un intrigant, un poseur. » La générale Lemercier s’insurgeait, mais les tantes mauriciennes laissaient dire.
En attendant, il avait donné, prêté, perdu de l’argent de tous côtés. Les affaires, les fameux investissements, n’avaient profité qu’aux margoulins, et encore. Éthel aurait pu réciter la longue litanie des faux amis, des conseillers véreux. Ils étaient venus aux réunions de la rue du Cotentin. Ils apportaient des boîtes de cigares, du cognac, des fleurs pour Justine. Ils avaient fait signer des papiers. Les dossiers s’étaient empilés, chacun représentait une petite fortune. Beuret, Sellier, Pellet, Chalandon, Forestier, Cognard. Ils s’étaient succédé, ils avaient disparu. Quand Éthel demandait de leurs nouvelles, Alexandre restait évasif. « Lui ? C’est vrai que cela fait un bout de temps que je ne l’ai pas vu. » Si Justine le pressait un peu, il se fâchait : « Bon sang, mais vous n’avez qu’à me mettre en accusation ! Si vous tenez tant à gérer les affaires, je vous communiquerai tous les dossiers ! »
Sur Chemin, il avait l’oreille basse. Le scandale avait éclaté quelque temps auparavant. Les opérations boursières de Chemin étaient complètement frauduleuses, imaginaires. Les dossiers sur les mines du Gourara-Touat en Algérie, sur les nappes de pétrole de Sfax en Tunisie, sur la voie ferrée transsaharienne, tout était faux. Une association s’était formée, qui réunissait les victimes de Chemin afin de le traîner devant le tribunal et d’obtenir réparation. Justine avait insisté, tempêté pour qu’Alexandre rejoigne les plaignants et, après de nombreuses scènes, hésitations, colères vaines, il avait donné son accord pour ester en justice.
Cela le rendait malheureux. Éthel, un jour qu’elle lui parlait de cette histoire, à mots couverts bien entendu, parce qu’elle n’était pas censée être au courant, fut stupéfaite de comprendre que ce qui le rendait triste, ce n’était pas d’avoir été trahi et pillé par son ami, mais que celui-ci, désormais, allait manquer aux réunions du dimanche. « Enfin, papa, rends-toi compte du mal qu’il nous a fait ! Par sa faute, nous risquons d’être ruinés ! »
Alexandre avait tenu tête.
« Ruinés, comme tu y vas ! Le pauvre type va perdre beaucoup plus que nous ! » Il a ajouté, solennellement, après un silence : « Il risque de perdre son honneur ! » À quoi Éthel avait répondu : « Son honneur ! C’est toi qui lui fais beaucoup d’honneur, à ce bandit de grand chemin ! » Alexandre était parti se réfugier dans son fumoir : « Je ne veux pas t’entendre parler comme cela. »
Le procès avait eu lieu, finalement, à la rentrée judiciaire, après une instruction qui avait traîné pendant près d’un an. Des témoins avaient défilé, mais Alexandre avait refusé de parler. Sous la pression de sa famille, il avait maintenu sa signature dans les rangs des plaignants en ne demandant, disait-il, qu’une condamnation de principe. Chemin en personne était monté à la barre. Il avait lu, d’une voix émue, une longue déclaration dans laquelle il présentait ses humbles excuses à ses « chers amis », leur affirmant la sincérité de ses intentions, et ne se reconnaissant pas d’autre culpabilité que d’avoir été imprudent et « confiant dans l’humanité ». Il s’engageait à réparer les dommages causés à chacun, « dussé-je, disait-il, y sacrifier ma vie, ma famille, mon bonheur personnel ». Du coin de l’œil Éthel surveillait son père. L’exorde avait porté, car à ce moment Alexandre ôta ses lunettes pour essuyer pudiquement une buée. Le verdict tomba dans un brouhaha général, et le juge dut relire la sentence pour que tout fût clair : le sieur Chemin, Jean-Philippe, demeurant à Paris, rue d’Assas, était condamné à six mois de prison avec sursis, ainsi qu’à verser une indemnité considérable à ses victimes, et à payer les dépens. Il était ruiné, mais son visage ne laissait pas apparaître un désespoir et une contrition considérables. Alexandre l’attendait à la sortie. Dans la cohue, il lui saisit les deux mains : « Monsieur, je suis de tout cœur avec vous ! » Éthel regardait la scène comme si elle avait été au Boulevard. L’instant d’après, la foule happa Chemin, et d’autres victimes se pressaient pour le féliciter, le conforter dans leur amitié. « Après tout ce qu’il t’a fait ! » dit Éthel. Elle sentait une rage monter en elle, qui noyait tout ce qu’elle pouvait éprouver de pitié et d’amour pour son père. Peut-être, après tout, méritait-il ce qui lui était arrivé.
La suite logique de tout cela avait été la banqueroute. La Thébaïde, inachevée depuis un an, ne trouvait pas preneur. Quant à louer les appartements, comme cela avait été le projet initial, c’était devenu impossible. Le moratoire sur les augmentations de loyer était arrivé à cet exact moment. Il aurait fallu louer à perte, avec le risque de ne pouvoir vendre un immeuble occupé. Alexandre avait cessé de fulminer contre le Front populaire, contre les grévistes, les manifestants. Il n’accusait plus que la malchance. L’argent de la dot de sa femme, la succession des propriétés mauriciennes, tout avait fondu, avait été englouti par l’immeuble et par les malversations. Éthel découvrait l’ampleur de l’effondrement : le sieur Chemin n’avait pas agi seul. Des dizaines de démarcheurs, sous sa houlette, avaient défilé dans le salon de la rue du Cotentin. Éthel se souvenait les avoir entrevus, messieurs vêtus de noir, chapeautés de feutre, elle croyait voir des croque-morts. Leurs cartables de cuir, leurs dossiers. Ils venaient vendre du vent. Du papier japon, du tabac de Virginie, des chantiers navals, des forages, des mines, des aérodromes, du caoutchouc de Malaisie, du café du Brésil.
Cette année-là, au lieu de préparer les épreuves du baccalauréat section classique, Éthel avait épluché des dossiers. Après le procès Chemin, Alexandre avait renoncé à sa tactique du déni. Il laissait Éthel entrer dans ses archives, il le lui avait même conseillé : « C’est à toi de tout reprendre, moi je ne suis plus en état de juger sereinement, je suis accablé, voilà tout. Mais nous trouverons une porte de sortie, tu verras. Nous allons faire front, tous ensemble, comme une vraie famille. » Etc.
Propos lénifiants, pensait Éthel. En remontant le cours de cette histoire, elle voyait bien qu’il n’y avait pas de porte de sortie. Les achats d’actions, les prêts, tout cela ne correspondait à rien. Les bénéficiaires étaient à l’autre bout du monde, dans des endroits imaginaires. Les titres étaient imprimés sur du beau papier — du japon sans doute — orné de chamarrures, de volutes, paraphés et signés par les dirigeants des sociétés, ils semblaient surgis d’une autre époque, telles les actions des chemins de fer russes, ou du canal à écluses du Panama, dont les tiroirs de la commode de Justine étaient pleins. Ils étaient parfois inattendus et, en les regardant, Éthel se sentait prise par une sorte de rêverie, d’étourdissement.
Un dossier volumineux, qui ne devait rien à Chemin, s’intitulait : Société de prospection du trésor de Klondike, Nouvelles Découvertes, île Maurice. C’était une histoire ancienne. Éthel avait entendu plus d’une fois le nom de Klondike, quand elle était sur les genoux de son père. C’était Klondike ceci, Klondike cela. Personne d’autre ne s’y intéressait, mais d’entendre Alexandre en parler, avec sa voix grave, ses accents, ses trémolos, jusqu’à s’emporter, elle avait eu envie d’y croire. Un jour, elle lui avait demandé : « Qu’est-ce que c’est Klondike ? » Elle n’arrivait pas à bien prononcer le nom, elle butait sur la première syllabe : « K-lon-dike. » Il avait baissé la voix. Il était ému. Il avait parlé du secret qui entourait cet endroit. Sur la côte nord de Maurice, dans un lieu solitaire, battu par les vagues, sous le vent incessant, l’île aux Herbes, l’île au Chat, l’île d’Ambre. Un bateau naufragé, un des derniers corsaires, au temps de la paix d’Amiens. La capture du trésor d’Aurang Zeb, roi de Golconde, la rançon qu’il avait dû payer pour sa fille, de l’or, beaucoup d’or, une montagne d’or, des pierres précieuses, des rubis, des topazes, des émeraudes. C’était là-bas, à l’intérieur des terres, sous des tas de pierres de lave, au fond d’un enfoncement. Comment le savait-on ? Éthel avait dû attendre la réponse. Ou peut-être qu’elle n’avait pas osé poser la question. Il y avait cette histoire de pendule, les tables de Chevreul, l’antenne de Lecher. Le corsaire maudit avait parlé depuis l’outre-tombe. La séance que Léonida avait faite, un soir, à Mapou. Qui était Léonida ? Éthel l’avait imaginée un peu fée, un peu sorcière. Léonida B., disait Alexandre. Comme si son nom même devait rester secret. Elle faisait tourner les tables, ricanait Justine. Non, ce n’était pas ça. Léonida écrivait sous la dictée des esprits. En épluchant le dossier, Éthel a trouvé cette feuille de papier, un vrai grimoire. La plume avait accroché, laissant des éclaboussures. Une écriture fine, entortillée, des mots attachés les uns aux autres, des mots barrés ou soulignés. Des mots incompréhensibles, de l’allemand avait-elle pensé, puis, non, plutôt du néerlandais. Le corsaire hollandais, le dernier qui avait croisé au large de Maurice. Oxmuldeeran, ananper, diesteehalmaarich, sarem, sarem. C’était ridicule, honteusement absurde, la chose la plus terriblement bête qu’elle ait jamais lue, mais au même moment, quand elle lisait ces mots, qu’elle les déchiffrait avec peine, elle sentait un petit frisson d’horreur ou de plaisir, elle restait penchée sur le vieux papier froissé, elle ne pouvait s’empêcher de croire que c’était ceci la clef de leur mauvaise fortune, leur mauvaise étoile, le talisman de leur malchance. Léonida, assise devant sa table, ses doigts crochus posés sur la feuille, ses yeux révulsés, en train d’écrire, le vent de la mer devait pousser sur les volets clos, le vent qui sifflait dans les branches du mapou, le vent qui fracassait le navire hollandais sur les roches noires de Maurice, les monticules de pierres qui marquaient le lieu du trésor maudit. Et puis ce nom de Klondike, les syllabes qui l’avaient émerveillée enfant, ces mots dans une langue inventée qui ne voulaient rien dire, qui parlaient seulement de fumée, de suie, de misère. Klondike, qui n’existait pas, qui n’avait jamais existé.
Il avait bien fallu vendre. Justine n’avait pas l’habitude de se plaindre. Elle ne parlait pas. Elle soupirait un peu : « Eheu, la vie est difficile. » Elle disait seulement : « La vie est un sac très lourd. » Qu’y avait-il dans le sac ? Éthel le savait depuis l’enfance, elle connaissait chacune des pierres qui étaient entrées dans le sac. Maude, la liaison jamais finie, une sorte de béance qui écartait Alexandre de Justine et que rien ne pourrait réparer. Mais enfin, ils étaient restés ensemble. Les mensonges ne s’effaceraient pas, ni les marques des coups qu’ils s’étaient portés, mais le radeau du mariage continuerait de… Éthel s’était surprise à jurer comme Xénia. Merde ! Merde et merde au radeau, au radotage, aux bons sentiments. Ils étaient vieux. Alexandre, très ralenti depuis une chute sur le carreau du couloir, les jours et les nuits passés au lit à ronfler, à râler, son visage trop blanc, envahi par la barbe comme le visage d’un mort.
Les trahisons. Les à-peu-près. L’argent jeté par les fenêtres à pleines mains. L’argent de la dot, l’argent de la vente des sucreries, Aima, Launay, Riche en Eau. Les noms qu’Éthel avait entendus depuis l’enfance. Dans les fameux dossiers, elle avait trouvé ce dessin :
qui l’avait fait rire, malgré l’amertume. Aima, la légendaire, nourrissant ses héritiers avides et sans scrupules, tandis que le plateau de la balance plongeait dans le déficit sous le poids de ses énormes flatulences, c’était la caricature qu’Alexandre avait tracée d’une plume vengeresse — tout ce qui restait désormais de la fortune familiale à Maurice !
Qu’est-ce qui avait survécu de cette époque ? Tous ruinés, beaucoup étaient morts dans la dèche. Les vieilles tantes n’avaient rien. Milou surtout, qui ne s’était pas mariée, qui avait vécu toute sa vie de la charité de son frère et de ses sœurs. Les autres ne valaient guère mieux. Elles aussi avaient perdu, au jeu, au mariage, elles s’étaient fait escroquer avec bonheur, avec appétit !
C’était un peu avant l’été. Éthel s’en souviendra, il faisait une langueur anormale, la ville semblait endormie. Alexandre, remis à peu près de son accident, avait repris ses sorties. Chapeauté, impeccable dans son costume gris trois pièces du temps de sa splendeur, sa barbe taillée aux ciseaux et ses cheveux noirs bien peignés, il allait aux affaires.
« Mais qu’est-ce qu’il espère ? Trouver un nouveau filon ? », avait commenté Éthel. « Ne parle pas de cette façon, avait répondu Justine. Ton père est très affecté d’avoir à tout vendre. » Éthel n’avait pas accepté la résignation de Justine. « Il s’agit bien d’être affecté ! Qu’est-ce qu’il va faire ? Avec qui ? Et nous, qu’est-ce qu’on va devenir ? Où est-ce qu’on va aller ? De quoi va-t-on vivre ? » C’était malgré elle. Les questions remontaient dans sa gorge, elle les sentait se bousculer, là, au fond de sa poitrine, comme si elles pressaient sur son diaphragme. L’indolence de Paris avant juillet lui pesait, lui donnait la nausée. Ce soleil pâle comme un cachet d’aspirine, ce fleuve sale. Le ciel qui serrait les tempes comme un couvercle. Elle avait écrit dans son carnet ce vers grimaçant : « Jeter ce cachet dans la Seine, pour guérir Paris de sa migraine. »
Xénia, où était-elle ? Depuis des mois, elle n’avait plus donné de nouvelles. Le mariage avec Daniel n’avait pas eu lieu. Elle en était sûre. La famille du futur hésitait. Leur fils était un prix précieux qu’il fallait mériter. Et lui en avait-il envie ? Est-ce qu’il savait à quel point Xénia était unique, magnifique, et que jamais il ne mériterait ne fût-ce que d’attacher ses chaussures, ne fût-ce que d’attacher son regard gris-bleu.
La tête lui tournait. Elle a pris Justine par la main. « Allons ! Il faut y aller ! On ne peut pas rester les bras ballants ! Il faut se battre ! »
Elle se sentait le brave petit soldat qui monte au combat, sans expérience, avec toute l’ardeur et la confiance de la jeunesse. Justine rechignait. Elle a fini par céder, elle a mis son chapeau à voilette (celui qu’elle portait pour l’enterrement de Monsieur Soliman) et elle a donné le bras à sa fille, mais c’était Éthel qui l’entraînait. Elles sont entrées dans le cabinet de Me Bondy. En revoyant le décor où elle avait perdu son héritage, Éthel a ressenti une rage froide. Le notaire n’était-il pas responsable, après tout, autant qu’Alexandre ?
« Madame, mademoiselle ? » Il était pareil à lui-même, l’air ennuyé, son teint de papier mâché. Comment Alexandre pouvait-il avoir confiance dans un tel homme ? Éthel n’a pas laissé à sa mère le temps de dire un mot. « Vous connaissez notre situation, n’est-ce pas ? Vous savez que mon père a tout perdu. Il reste l’appartement dans lequel nous vivons, le bout de terrain, et l’atelier que nous louons à Mlle Decoux. Qu’est-ce que vous proposez ? »
Bondy faisait semblant de consulter des dossiers. Il lissait sa moustache teinte en roux, où se mêlaient les poils gris sortant de ses narines. « Vous dites que votre papa a tout perdu. Ce n’est pas ce qu’il m’a dit, à moi. Il est — nous sommes — en train de négocier avec un acquéreur important, et je puis vous garantir…
— Non, non, ce n’est pas ce que je vous demande. » Éthel avait le cœur qui battait trop vite, mais elle s’efforçait de parler calmement. « Ce n’est pas de promesses qu’il a besoin. Il lui faut la certitude qu’une fois tout réglé, tout payé, il pourra continuer à habiter l’appartement de la rue du Cotentin. »
Me Bondy était pris de court. Il n’avait probablement jamais eu dans sa carrière affaire avec une jeune fille âgée de dix-neuf ans qui venait lui réclamer des comptes. Sans doute se sentait-il protégé par la loi, il n’avait commis aucune malversation. L’acte qui faisait d’Alexandre le détenteur des droits sur l’héritage de Monsieur Soliman, tout était légal. Mais la réalité était là : il la lisait clairement sur le visage effondré de Justine, dans le regard dur et brillant d’Éthel. La ruine, l’angoisse du futur, la maladie d’Alexandre, l’incapacité où étaient ces deux femmes de s’en sortir. Il a refermé les dossiers. Peut-être qu’il était attendri, ou qu’il ressentait de la honte.
« Mademoiselle Brun, je vais voir ce que je peux faire. J’espère qu’il n’est pas trop tard pour négocier avec la banque. Mais n’attendez pas trop de moi, je puis donner des conseils à votre papa, mais je ne peux pas défaire ce qu’il a fait.
— Même si son état de santé ne lui a pas permis de prendre la bonne décision ? »
Me Bondy avait compris avant Justine.
« Oui, oui, on pourrait toujours demander la mise sous curatelle de votre papa, compte tenu de ce qui lui est arrivé. Il faudrait un certificat du médecin qui…
— Jamais ! » Justine a contenu son cri. « Il n’est pas question de, jamais je n’accepterai pour lui une telle indignité. »
Elles sont reparties. Cette fois, Éthel ne donnait plus le bras à sa mère. Elle marchait vite en faisant cogner ses talons sur le trottoir. Le boulevard du Montparnasse était encombré, bruyant. Les terrasses des cafés étaient déjà envahies, des hommes, des femmes qui buvaient des bocks, les voitures et les camionnettes s’embouteillant au carrefour de l’avenue du Maine. Éthel continuait à marcher sans ralentir, elle entendait derrière elle le petit bruit un peu pitoyable de sa mère qui trottinait, son souffle court, la voilette devait se coller à son nez à chaque inspiration. Tous ces gens, pensait-elle. Tous ces gens indifférents, chacun dans sa bulle, dans sa coquille. Ces gens qui flânaient, d’autres qui faisaient semblant d’être occupés. Les gens graves, les grisettes, les artistes. La comédie du boulevard. Personne qui se souciât véritablement de personne. Une ville où on pouvait se perdre, où, si l’on perdait de vue quelqu’une, si on la semait à la course comme à la gymnastique du lycée, il y avait toutes les chances pour qu’on ne la retrouvât jamais !
Elle a pensé soudain à Xénia. Son image est revenue d’un seul coup, comme si de l’avoir écartée depuis des mois l’avait rendue encore plus nécessaire. Xénia, quelque part dans Paris, vivant sa vie, de son côté. La famille Chavirov avait déménagé, sans laisser d’adresse. Éthel avait bien pensé à l’atelier de la rue Geoffroy-Marie, mais elle n’avait pas eu le courage d’y retourner. Elle aurait pu ruser, s’embusquer dans un café, guetter le passage de Xénia ou de sa sœur Marina, mais la seule idée du regard goguenard d’un cafetier ou des œillades des messieurs qui cherchaient les filles dans ce mauvais quartier lui avait fait horreur. Xénia était son amie. Sa seule amie. Celle qui était le plus proche, qui l’avait influencée dans sa vie. Et, en marchant sur ce trottoir encombré, en cognant fort des talons sur le ciment, en allant de l’avant, c’était Xénia qu’elle avait imitée. Xénia qui décidait. Qui se battait pour vivre. Xénia qui pouvait rire de tout, se moquer de tous, Xénia venue de loin, qui avait décidé de réussir sa vie.
C’était un flot de bonheur, une ivresse. Éthel a ralenti le pas, elle s’est même arrêtée un instant au bord du trottoir, comme si elle cherchait sa route. Justine est arrivée, un peu essoufflée, elle s’est accrochée à son bras. « Tu marches trop vite pour moi. » Elle était légère, pas plus lourde qu’un petit oiseau.
Éthel a compris. Elle a regardé sa mère. Elle s’adressait à Xénia, de l’autre côté de la ville. On ne choisit pas son histoire. Elle t’est donnée sans que tu la cherches, et tu ne dois pas, tu ne peux pas la refuser.
Bien entendu tout cela avait été inutile. Comme si la destinée avait été nouée, le fil invisible qui attachait Justine et Alexandre les tirait vers le malheur, vers le fond. Me Bondy avait téléphoné, le lendemain. Il avait réussi à suspendre la vente aux enchères, un acheteur proposait de reprendre la dette, sur la seule garantie du terrain et de l’immeuble inachevé. Alexandre gardait la jouissance de l’appartement de la rue du Cotentin, de l’atelier d’artiste, c’était comme si on avait effacé un mauvais rêve. Justine attendait le retour de son mari, elle avait mis une jolie robe, elle s’était coiffée, poudrée, parfumée. Elle avait préparé du thé, des gâteaux de maïs, Éthel l’avait aidée à mettre la table. Ça faisait un peu exagéré, avait pensé Éthel, le retour d’Ulysse à Ithaque. Un peu mascarade malgré tout. Vers le soir, Alexandre est revenu fourbu. La chaleur, dehors, l’avait exténué, il s’est laissé tomber dans le fauteuil. Il n’a même pas regardé la théière. « C’est fait, a-t-il dit. Tout est dit. Il n’y a plus de dettes. Nous allons commencer une nouvelle vie. » Éthel regardait sa mère. Justine n’avait pas encore compris. Elle posait des questions, sa voix montait crescendo. Cela faisait comédie, à présent. Un opéra, une opérette plutôt. Éthel imaginait la musique, quelque chose de léger, un peu cassé, une ritournelle. « Pourquoi ? Pourquoi ? » Et la voix grave d’Alexandre, son accent mauricien traînard, les « qu’est-ce qu’on pouvait faire ? ». Comme il disait au cours des conversations de salon : « Kipé fer ? » Avec la chaleur, son visage tournait au bistre. Depuis l’accident, il ne teignait plus sa barbe, les filets blancs apparaissaient de chaque côté, au bas des joues.
La vie nouvelle ! Alexandre avait tout vendu, y compris l’appartement et l’atelier, à la compagnie parisienne de voitures l’Urbaine, sise 29 rue Dutot, s’il avait pu il aurait bradé les meubles, le piano, et même le hideux Joseph vendu par ses frères du soi-disant Flandrin. C’était à cela qu’il avait passé cette journée, à apposer sa signature, ce glorieux paraphe où le prénom Alexandre s’entourait de volutes, sur toutes ces paperasses, qui disaient toutes la même chose : il n’y avait plus rien, il ne restait plus rien, que les yeux de Justine pour pleurer.
Éthel a ironisé malgré elle : la Société de prospection du trésor de Klondike rachetée par une compagnie de taxis, il doit y avoir une morale à cette histoire ! Alexandre n’a pas écouté leurs cris, leurs protestations. Un instant, il avait retrouvé sa superbe. Moustache en bataille, yeux étincelants, il tenait tête.
Puis il est allé s’enfermer dans son cagibi pour fumer. Depuis son attaque, le tabac lui était interdit, mais à présent cela n’avait plus de sens. Il en avait besoin. La fumée lui servait d’écran pour masquer le réel. Le temps qui lui restait à vivre n’avait pas d’importance. Bientôt il faudrait partir, ou mourir, ce n’était pas très différent.
Éthel savait qu’il retournait en arrière, loin, vers l’île de son enfance, vers le domaine merveilleux d’Alma où tout semblait éternel. Ni elle ni Justine n’avaient pu accéder à ce rêve. C’était peut-être cela le secret du trésor de Klondike, un endroit où personne d’autre ne pouvait entrer.
Éthel avait l’impression de flotter dans le ciel. C’étaient les nuages qu’elle aimait. Couchée dans le sable des dunes, elle les regardait filer à toute vitesse, légers, libres. Elle rêvait à l’espace qu’ils avaient parcouru, l’étendue des océans, le champ des vagues, avant d’arriver jusqu’à elle. Ils glissaient, pas très haut, en petites boules blanches qui parfois se heurtaient, s’unissaient, se divisaient. Il y en avait de fous, qui couraient plus vite que les autres, s’effilochaient en pelotes cotonneuses, en graines de pissenlit, en plumeaux de roseaux. La terre basculait sous eux dans un mouvement lent qui donnait le vertige. Le roulement des vagues sur la plage était un moteur en marche, en train de pousser le plateau de la mer, de renverser le monde irrésistiblement. Puis est arrivé un grand nuage gris et blanc qui s’est interposé entre elle et le soleil, et Éthel voyait une baleine, énorme tête et toute petite queue loin au bout de son corps. Le sable de la dune entourait Éthel, l’enserrait, l’enfermait doucement. Chaque rafale de vent fouettait son visage, ses jambes, ses bras en millions de petites piqûres. Elle avait l’impression de ne jamais avoir quitté cet endroit, sa place en haut de la dune, dans le sable blanc et sec que la mer ne touche jamais, à la limite où poussent les plantes piquantes, les chardons, où sont semées les graines rouges des tamaris.
L’été de ses douze ans. La première fois qu’elle était tombée amoureuse d’un garçon dont elle avait oublié le nom, il en avait quinze ou seize, elle avait tremblé quand il s’était approché d’elle et l’avait embrassée en forçant ses lèvres avec la pointe de sa langue. Les nuages passaient comme aujourd’hui, elle sentait la chaleur, la brûlure s’ouvrir et se refermer dans le ciel, à l’intérieur de son corps. Quelque chose d’inconnu, d’angoissant.
Elle faisait des projets avec les jeunes gens de la bande, on irait à bicyclette par les chemins de fermes, de hameau en hameau, de ville en ville, on dormirait sur les plages ou, quand il pleuvrait, dans les granges. C’étaient les garçons et les filles des villas alentour, au Pouldu, à Beg-Meil, et elle habitait la pension de Mme Liou avec ses parents. Cet été-là, elle avait parlé avec Laurent Feld pour la première fois, il habitait une villa de location au bord de la mer, avec sa tante et sa sœur. Au début, Éthel l’avait trouvé timide, presque empoté. Il rougissait pour un rien. C’était l’année où Éthel vivait sa grande amitié avec Xénia, et lui était tout le contraire de Xénia, il avait de l’argent, il était sérieux, sans rires et sans larmes.
Puis, peu à peu, au cours des rencontres, l’amour était né. Ce n’était pas un grand amour, avec éclats et fureur, rien de dramatique comme les fiançailles de Xénia avec Daniel Donner — cette sorte de contrat inexpliqué par lequel la fille d’une noble russe, émigrée, réduite à la misère, allait se donner à un gros garçon taciturne et méfiant, qui lui assurerait la sécurité et la respectabilité d’une famille d’industriels et le confort de la bourgeoisie rouennaise. Non, rien à voir avec cela. Laurent Feld était très amoureux d’Éthel, depuis l’été passé il lui écrivait une, parfois deux lettres par semaine, qui portait toujours, calligraphié sur l’enveloppe en papier renforcé, le même libellé :
Mademoiselle Éthel Brun
30, rue du Cotentin, 30
Paris XVe
Et le timbre à l’effigie de George VI, taché du tampon qui disait invariablement : Charing X Station.
Elle ouvrait l’enveloppe, elle respirait l’odeur du papier un peu acide, une odeur de sueur. Son regard balayait l’écriture régulière, les phrases trop courtes où Laurent parlait de politique, de littérature, de jazz, mais jamais de ses sentiments. Quelquefois elle ne les lisait pas. Elle se contentait, après avoir flairé le papier, de le plier et de glisser la lettre dans l’enveloppe pour prétendre qu’elle ne l’avait pas ouverte. Elle se félicitait d’aimer moins qu’elle n’était aimée. C’était l’axiome de Xénia qui lui revenait à l’esprit, quand elle disait : « Moi, ce que je veux, c’est rencontrer un homme qui m’aimera plus que je ne l’aimerai. »
Maintenant, Laurent était là. Il avait débarqué du bateau de Newhaven, avec son uniforme tout neuf de l’armée de terre britannique. Son calot, sa capote, son pantalon kaki et ses chaussures noires impeccablement cirées. Éthel avait réprimé un petit sourire moqueur, parce qu’il avait l’air de ce qu’il avait toujours été, non d’un soldat, mais d’un attorney qui se rendait au bureau, à la Cité, encore plus raide, le visage rosi par l’air de la mer, un coup de soleil sur le nez, les cheveux coupés très court, sa petite valise de cuir noir à la main, son parapluie roulé sous le bras.
Il avait pris une chambre dans la même pension et, sur les vélos loués au garage Conan, ils s’étaient promenés par les petits chemins creux jusqu’à la plage, à travers les collines, ils avaient mangé à la ferme du gros pain bis et du lard, des crêpes dans les bistros, ils s’étaient baignés dans la marée montante et ils s’étaient rincés à l’eau gelée de la Laïta. Ils sentaient le varech, la vase, ils avaient du sable gris dans leurs sandales et jusque dans leurs sous-vêtements, les cheveux collés par le sel. Laurent pelait du nez, des épaules, des jambes, du dessus des pieds, quand ils s’allongeaient sur la plage Éthel s’amusait à tirer des lambeaux de peau morte qu’elle jetait au vent. Le soir ils rentraient à la pension fourbus, ébouriffés, Laurent par politesse s’asseyait à la table des Brun pour écouter les discours d’Alexandre, tandis qu’Éthel allait droit à sa petite chambre sous le toit et se jetait sur le lit sans même se déshabiller, s’endormait d’un coup sans entendre le vent qui sifflait dans les ardoises.
En elle, il y avait une sorte de fureur. Cela venait comme un frisson de fièvre, à la fois exaltant et dégoûtant, irrépressible, incompréhensible. Évidemment, elle ne pouvait en parler à personne. Xénia, peut-être, si elle avait été là. Mais Xénia se serait moquée d’elle : tu as eu une vie trop facile, trop d’argent, trop de tout. C’est pourquoi tu ne sais pas ce que tu veux. Le monde est à prendre, ou à perdre, ça ne dépend que de toi-même. Etc.
Ou bien elle n’aurait rien dit du tout. Xénia était d’un égoïsme féroce, ce qui lui était étranger n’existait pas, tout simplement.
Est-ce que le monde était vraiment malade ? Ce frisson, cette nausée, cela venait de très loin, de très longtemps. Maintenant dans l’été des dunes, au Pouldu, en attendant l’heure du rendez-vous avec son amoureux, Éthel pouvait compter toutes les racines, radicelles, veinules, tous les capillaires de ce mal, comme un tissu qui avait recouvert toute sa vie. Cela n’avait rien d’imaginaire. C’étaient toutes les petites trahisons, le silence quotidien qui s’était installé dans les cœurs, le vide. Les mots parfois trop forts, la violence des sentiments, quand la voix de Justine montait dans la nuit, se brisait dans un sanglot qui ressemblait à un grelot, et la voix d’Alexandre qui lui répondait, un borborygme grave qui enflait, qui grondait. Puis le bruit de la porte qui claquait, le bruit des chaussures qui s’éloignaient dans le couloir, encore une porte qui claquait, le bruit des pas dans la rue, qui disparaissaient dans la nuit. Éthel qui attendait, qui espérait le retour, qui s’endormait avant d’avoir perçu les pas discrets dans le couloir, la respiration alourdie par le sommeil, par la fumée des cigarettes.
Toutes les conversations du salon, insignifiantes, rodo-montantes, toutes ces voix, le chantonnement des Mauriciennes, une odeur de sucre vanillé, de cannelle, sur les restes du cari safrané et des chatinis acidulés. Le vide, arrogant, injuste, cette façon que les gens de sa famille avaient de nier le réel, de lancer les noms d’une parentèle à jamais disparue, qui probablement n’avait jamais vraiment existé. Ces noms farfelus, inventés, pailletés, de la petite noblesse de Maurice, auxquels elle était plus ou moins rattachée par l’histoire de la famille Brun (au moins, celle-là n’avait pas cru bon y rattacher une particule). Des noms d’opérette, des noms de juments et d’étalons croisés dans les haras.
Les Archambault, Besnières, de Gersilly, de Grammont, de Grandpré, d’Espars, les Robin de Thouars, les de Surville, de Stère, de Saint-Dalfour, de Saint-Nolff, les Pichon de Vanves, les Cléry du Jars, Pontalenvert, les Seltz de Sterling, Craon de la Mothe, d’Edwards de Jon-ville, Créach du Rezé, de Soulte, de Sinch, d’Armor.
Déjà, l’an passé, en septembre, le 23 et le 24, les nouvelles de l’exode de la frontière nord, tous ces gens lancés sur les routes, avec leurs voitures à cheval et leurs charrettes à bras. La tempête qui avait soufflé sur eux, qui avait couché les arbres sur les routes. Le froid de l’hiver précoce, la chute des finances, les banques qui demandaient le remboursement immédiat des dettes, puis mettaient la clef sous la porte, et leurs patrons couraient s’abriter en Suisse, en Angleterre, en Argentine.
La voix qui crachotait dans le poste de TSF, la voix rauque, puissante, qui enflait, qui montait. Ses phrases lancées dans l’espace, et la rumeur environnante qui reprenait en chœur, un crissement de mer sur les galets de la plage, un fracas sur les dents des brisants. Les clameurs d’une foule, là-bas, quelque part, à Munich, à Vienne, à Berlin. Ou bien dans l’amphithéâtre du Vél’ d’Hiv, les fidèles de La Rocque, de Maurras, de Daudet, ceux qui acclamaient la Ligue, qui conspuaient les communistes. Et les voix des femmes, des folles, dans le salon de la rue du Cotentin, qui s’enthousiasmaient : « Quelle force, quel génie, quel pouvoir, mes chéries, quelle volonté émouvante, même si on ne comprend pas il nous électrise, c’est lui qui nous sauvera de nos vieux démons, qui nous protégera de Lénine, cet Asiate aux yeux fourbes, c’est lui qui vaincra Staline, qui nous préservera des barbares. »
Éthel enfonçait son corps dans le sable chaud, elle regardait le bois de pins avancer sous les nuages. Un après-midi, au crépuscule, comme les chauves-souris commençaient leur ronde au ras des dunes à la chasse aux moucherons, dans l’air calme, avec la marée étale qui clapotait à l’estran, Éthel et Laurent se sont baignés longuement, sans nager, juste à se laisser porter par la vague molle. Il y avait un silence intense sur la plage, personne à des kilomètres. Sur le tapis âcre des aiguilles, ils ont fait l’amour sans ôter leurs maillots trempés, un simulacre plutôt, le sexe de Laurent tendu sous l’étoffe noire appuyé sur le sexe d’Éthel creusé dans son maillot blanc, c’était une danse longue et lente d’abord, puis plus rapide, leurs peaux frissonnant dans la fraîcheur de l’air, où perlaient de petites gouttes de sueur salée comme l’eau de la mer, Éthel le visage renversé en arrière, les yeux fermés sur le ciel, Laurent arc-bouté, les yeux grands ouverts, le visage un peu grimaçant, les muscles de son dos et de ses bras tendus. Ils écoutaient le bruit saccadé de leurs cœurs, le halètement de leurs poumons. Éthel a joui en premier, puis Laurent, qui s’est aussitôt déporté sur le côté, la main appuyée sur son maillot où s’agrandissait une étoile chaude.
Laurent restait silencieux à reprendre son souffle, il allait s’excuser, toujours aussi gauche, presque honteux, mais Éthel ne lui en laissait pas le temps. Elle roulait sur lui et l’écrasait de tout son poids, le sable crissait entre ses dents, les mèches de ses cheveux cachaient entièrement son visage comme des algues noires. Elle l’embrassait pour le faire taire. Il ne fallait rien dire, surtout ne prononcer aucune parole, pas un mot, surtout ne pas dire : je t’aime, ou quoi que ce soit de ce genre.
Le soir ils revenaient à la pension Liou, à grands coups de pédale sur le sentier sableux, rouges, décoiffés, giflés par le vent. Ils dînaient tôt, sans écouter le brouhaha des tablées, sans entendre la voix d’Alexandre en train de pérorer devant son habituel public. Seule Justine les regardait du coin de l’œil, d’un regard long, un peu triste, qui voulait dire qu’elle savait. Ils allaient se coucher, chacun dans son lit étroit, dans les draps frais, avec du sable brûlant incrusté dans le dos et les plis de l’aine, une petite motte de sable durci dans le trou de leur nombril.
Laurent était parti pour l’Angleterre. Sur le quai, à la gare du Nord, il était debout, sa petite valise à la main, le col de sa vareuse entrouvert à cause de la chaleur, le calot roulé dans l’épaulette, encore tout doré par le soleil et la mer. Éthel avait appuyé sa joue sur la poitrine du jeune homme, mais le vacarme des quais l’empêchait d’entendre les battements de son cœur.
Tout de suite, il avait fallu plonger dans la réalité. C’était comme si tout s’accélérait, un film dont on aurait tourné la manivelle avec furie, des scènes qui sautaient, des saccades comiques, des gens qui couraient, des yeux qui roulaient, des grimaces. La vente à l’encan avait débuté au retour de Bretagne. Dans le salon, comme après un deuil. Les meubles rassemblés, les bâches, le piano Érard le couvercle relevé pour que les marchands puissent essayer chaque touche, comme s’ils y connaissaient quelque chose. À un moment, enragée, Éthel s’est assise sur le tabouret, le dos bien droit, elle a pris son souffle. Elle s’est mise à jouer, un peu raidie d’abord, puis elle a senti la chaleur qui entrait en elle, doucement, elle jouait un Nocturne de Chopin, le glissement des notes sortait par les portes-fenêtres ouvertes et emplissait le jardin déjà jauni par l’automne, elle croyait qu’elle n’avait jamais joué aussi bien, jamais ressenti une telle puissance. Dans le vent les feuilles des marronniers tourbillonnaient, chaque passage du Nocturne se mêlait à la chute des feuilles, chaque note, chaque feuille… C’était son adieu à la musique, à la jeunesse, à l’amour, son adieu à Laurent, à Xénia, à Monsieur Soliman, à la Maison mauve, à tout ce qu’elle avait connu. Bientôt il ne resterait plus rien. Quand elle a fini de jouer, Éthel a claqué le couvercle comme on fermerait une boîte à trésors, et le vieux piano a rendu un drôle de son grave et mêlé, toutes ses cordes vibrant en même temps. Une plainte, ou plutôt un ricanement douloureux, a pensé Éthel. Justine était debout près d’elle, les yeux rougis de larmes. Bien le moment de pleurer, a murmuré Éthel. Mais les mots ne sont pas vraiment sortis de sa gorge. Bien le moment de pleurer, oui, mais c’est hier que vous auriez dû verser vos larmes, quand vous pouviez encore faire quelque chose.
L’instant musical passé, les affaires ont repris selon l’usage. Les brocanteurs, les antiquaires, les chiffonniers, les déménageurs. Les tantes venaient, elles aussi, en catimini, petites souris, elles chipaient un truc par-ci, un truc par-là, une paire de vases chinois, un plat à fruits en baccarat, une assiette à ramages de la Compagnie des Indes, une pendulette grand carillon, un presse-papiers lévrier de bronze qu’Éthel avait toujours vu sur l’écritoire de Monsieur Soliman. N’importe quoi, que Justine et Alexandre laissaient partir, abasourdis. « Un souvenir du bon temps », disaient les tantes, pour s’excuser. Éthel les observait sans indulgence. Après tout, M. Juge, l’huissier de justice qui avait procédé au premier inventaire, n’avait-il pas empoché la collection de petites cuillers en vermeil, sans sourciller, disant d’une voix doucereuse : « Ne vous en faites pas, mademoiselle, je ferai un inventaire tout à fait en votre faveur. »
La seule chose pour laquelle Justine s’était révoltée, ç’avait été pour Joseph vendu par ses frères, ce grand tableau hideux attribué à Hippolyte Flandrin, parce qu’il lui était venu de sa grand-mère maternelle, et qu’il avait été omis dans l’inventaire. Au moment du décrochez-moi-ça, elle s’était portée devant le tableau, les bras en croix, avec une telle détermination dans le regard que les déménageurs n’avaient pas osé approcher. Le tableau était allé rejoindre dans le corridor le tas hétéroclite de tout ce qui restait invendu, et insaisissable. Évidemment, personne, et surtout pas Justine, ne pouvait se douter alors que le wagon plombé dans lequel ces objets seraient entreposés serait bombardé lors d’une des dernières attaques des stukas contre un pont de la voie ferrée, et que Joseph serait pillé, volé, disparaîtrait pour toujours ! Vendu, comme il se devait, par ses frères, ces braves gens qui s’empressaient de vider le contenu des wagons éventrés par les bombes.