PIERRE LEMAITRE Robe de marié

Pour Pascaline, évidemment,

sans qui rien de tout ça…

SOPHIE

Assise par terre, le dos contre le mur, les jambes allongées, haletante.

Léo est tout contre elle, immobile, la tête posée sur ses cuisses. D’une main, elle caresse ses cheveux, de l’autre elle tente de s’essuyer les yeux, mais ses gestes sont désordonnés. Elle pleure. Ses sanglots deviennent parfois des cris, elle se met à hurler, ça monte du ventre. Sa tête dodeline d’un côté, de l’autre. Parfois, son chagrin est si intense qu’elle se tape l’arrière de la tête contre la cloison. La douleur lui apporte un peu de réconfort mais bientôt tout en elle s’effondre de nouveau. Léo est très sage, il ne bouge pas. Elle baisse les yeux vers lui, le regarde, serre sa tête contre son ventre et pleure. Personne ne peut s’imaginer comme elle est malheureuse.

1

Ce matin-là, comme beaucoup d’autres, elle s’est réveillée en larmes et la gorge nouée alors qu’elle n’a pas de raison particulière de s’inquiéter. Dans sa vie, les larmes n’ont rien d’exceptionnel : elle pleure toutes les nuits depuis qu’elle est folle. Le matin, si elle ne sentait pas ses joues noyées, elle pourrait même penser que ses nuits sont paisibles et son sommeil profond. Le matin, le visage baigné de larmes, la gorge serrée sont de simples informations. Depuis quand ? Depuis l’accident de Vincent ? Depuis sa mort ? Depuis la première mort, bien avant ?

Elle s’est redressée sur un coude. Elle s’essuie les yeux avec le drap en cherchant ses cigarettes à tâtons et ne les trouvant pas, elle réalise brusquement où elle est. Tout lui revient, les événements de la veille, la soirée… Elle se souvient instantanément qu’il faut partir, quitter cette maison. Se lever et partir, mais elle reste là, clouée au lit, incapable du moindre geste. Épuisée.


Lorsqu’elle parvient enfin à s’arracher du lit et à avancer jusqu’au salon, Mme Gervais est assise dans le canapé, calmement penchée sur son clavier.

— Ça va ? Reposée ?

— Ça va. Reposée.

— Vous avez une petite mine.

— Le matin, je suis toujours comme ça.

Mme Gervais enregistre son fichier et fait claquer le couvercle de son ordinateur portable.

— Léo dort encore, lui dit-elle en se dirigeant vers le portemanteau d’un pas décidé. Je n’ai pas osé aller le voir, j’ai eu peur de le réveiller. Comme il n’y a pas d’école aujourd’hui, il valait mieux qu’il dorme, qu’il vous laisse un peu tranquille…

Pas d’école aujourd’hui. Sophie se souvient vaguement. Une affaire de réunion pédagogique. Debout près de la porte, Mme Gervais a déjà passé son manteau.

— Il faut que je vous laisse…

Elle sent qu’elle n’aura pas le courage d’annoncer sa décision. D’ailleurs, même avec du courage, elle n’en aurait pas le temps. Mme Gervais a déjà fermé la porte derrière elle.

Ce soir…

Sophie entend son pas claquer dans l’escalier. Christine Gervais ne prend jamais l’ascenseur.


Le silence s’est installé. Pour la première fois depuis qu’elle travaille ici, elle allume une cigarette en plein milieu du salon. Elle se met à déambuler. Elle ressemble à la survivante d’une catastrophe, tout ce qu’elle voit lui semble vain. Il faut partir. Elle se sent moins pressée maintenant qu’elle est seule, debout et qu’elle tient une cigarette. Mais elle sait qu’à cause de Léo, il faut se préparer à partir. Pour se donner le temps de recouvrer ses esprits, elle va jusqu’à la cuisine et met la bouilloire en marche.

Léo. Six ans.

Dès qu’elle l’a vu, la première fois, elle l’a trouvé beau. C’était quatre mois plus tôt, dans ce même salon de la rue Molière. Il est entré en courant, il a stoppé net devant elle et l’a regardée fixement en penchant un peu la tête, signe chez lui d’une intense réflexion. Sa mère a simplement dit :

— Léo, voici Sophie, dont je t’ai parlé.

Il l’a observée un long moment. Après quoi il a simplement dit : « D’accord » et s’est avancé vers elle pour l’embrasser.

Léo est un enfant gentil, un peu capricieux, intelligent et terriblement vivant. Le travail de Sophie consiste à l’emmener à l’école le matin, à le reprendre le midi puis le soir et à le garder jusqu’à l’heure imprévisible à laquelle Mme Gervais ou son mari parviennent à rentrer. Son heure de sortie varie donc de 5 heures de l’après-midi à 2 heures du matin. Sa disponibilité a été un atout décisif pour obtenir ce poste : elle n’a pas de vie personnelle, ça s’est vu dès le premier entretien. Mme Gervais a bien tenté de faire de cette disponibilité un usage discret, mais le quotidien prime toujours sur les principes et il n’a pas fallu deux mois pour qu’elle devienne un rouage indispensable dans la vie de la famille. Parce qu’elle est toujours là, toujours prête, toujours disponible.

Le père de Léo, long quadragénaire sec et rugueux, est chef de service au ministère des Affaires étrangères. Quant à son épouse, grande femme élégante au sourire incroyablement séduisant, elle tente de concilier les exigences de son poste de statisticienne dans une société d’audit avec celles de mère de Léo et de femme d’un futur secrétaire d’État. Tous deux gagnent très bien leur vie. Sophie a eu la sagesse de ne pas en profiter au moment de négocier son salaire. En fait, elle n’y a même pas pensé parce que ce qu’on lui proposait suffisait à ses besoins. Mme Gervais a augmenté ses gages dès la fin du deuxième mois.

Léo, quant à lui, ne jure plus que par elle. Elle semble la seule à pouvoir obtenir sans effort ce qui, à sa mère, demanderait des heures. Ce n’est pas, comme elle pouvait le craindre, un enfant gâté avec des exigences tyranniques, mais un gamin calme et qui sait écouter. Évidemment, il a ses têtes, mais Sophie est très bien placée dans sa hiérarchie. Tout en haut.

Chaque soir, vers 18 heures, Christine Gervais appelle pour prendre des nouvelles et annoncer son heure de retour d’un ton embarrassé. Au téléphone, elle s’entretient toujours quelques minutes avec son fils puis avec Sophie, à qui elle tâche d’adresser quelques mots un peu personnels.

Ces tentatives ont peu de succès : Sophie s’en tient, sans volonté particulière, aux généralités d’usage dans lesquelles le compte rendu de la journée occupe la place essentielle.

Léo est couché chaque soir à 20 heures précises. C’est important. Sophie n’a pas d’enfant mais elle a des principes. Après lui avoir lu une histoire, elle s’installe pour le reste de la soirée devant l’immense écran de télévision extra-plat capable de recevoir à peu près tout ce qui se fait en matière de chaînes satellites, cadeau déguisé que Mme Gervais lui a fait au second mois de son travail, quand elle a constaté qu’elle était devant l’écran quelle que soit l’heure de son retour. À plusieurs reprises, Mme Gervais s’est étonnée qu’une femme de trente ans, visiblement cultivée, se contente d’un emploi aussi modeste et passe toutes ses soirées devant un petit écran, même devenu grand. Lors de leur premier entretien, Sophie lui a dit qu’elle avait suivi des études de communication. Mme Gervais ayant souhaité en savoir plus, elle a mentionné son DUT, expliqué qu’elle avait travaillé pour une entreprise d’origine anglaise mais sans préciser à quel poste, qu’elle avait été mariée mais qu’elle ne l’était plus. Christine Gervais s’est contentée de ces renseignements. Sophie lui avait été recommandée par une de ses amies d’enfance, directrice d’une agence d’intérim qui, pour une raison qui reste mystérieuse, a trouvé Sophie sympathique lors de leur seul entretien. Et puis il y avait une urgence : la précédente nurse de Léo venait de donner son congé sans crier gare et sans préavis. Le visage calme et grave de Sophie a inspiré confiance.

Au cours des premières semaines, Mme Gervais a lancé quelques sondes pour en savoir plus sur sa vie, mais elle a renoncé avec délicatesse, pressentant à ses réponses qu’un « drame terrible mais secret » avait dû ravager son existence, petit reste de romantisme comme on en trouve partout, même chez les grands bourgeois.


Comme il arrive souvent, lorsque la bouilloire s’arrête, Sophie est perdue dans ses pensées. Chez elle, c’est un état qui peut durer longtemps. Des sortes d’absence. Son cerveau semble se figer autour d’une idée, d’une image, sa pensée s’enroule autour, très lentement, comme un insecte, elle perd la notion du temps. Puis, par une sorte d’effet de gravité, elle retombe dans l’instant présent. Elle reprend alors sa vie normale là où elle s’est interrompue. C’est toujours comme ça.

Cette fois, c’est curieusement le visage du docteur Brevet qui surgit. Voilà bien longtemps qu’elle n’y avait pas repensé. Ça n’est pas comme ça qu’elle le voyait. Au téléphone, elle avait imaginé un homme grand, autoritaire, et c’était une petite chose, on aurait dit un clerc de notaire impressionné d’être autorisé à recevoir des clients secondaires. Sur le côté, une bibliothèque avec des bibelots. Sophie voulait rester assise. Elle avait dit ça en entrant, je ne veux pas m’allonger. Le docteur Brevet avait fait un signe avec les mains, manière de dire que ça ne posait pas de problème. « Ici, on ne s’allonge pas », avait-il ajouté. Sophie avait expliqué, comme elle pouvait. « Un carnet », avait décrété enfin le docteur. Sophie devait noter tout ce qu’elle faisait. Peut-être que de ses oublis, elle se faisait « tout un monde ». Il fallait tâcher de voir les choses objectivement, avait dit le docteur Brevet. De cette manière, « vous pourrez mesurer exactement ce que vous oubliez, ce que vous perdez ». Alors Sophie s’était mise à tout noter. Elle avait fait ça, quoi, trois semaines… Jusqu’à la séance suivante. Et pendant cette période, elle en avait perdu, des choses ! Elle en avait oublié, des rendez-vous, et deux heures avant d’aller retrouver le docteur Brevet, elle s’était même rendu compte qu’elle avait perdu son carnet. Impossible de remettre la main dessus. Elle avait tout retourné. Est-ce ce jour-là qu’elle était retombée sur le cadeau d’anniversaire de Vincent ? Celui qu’elle avait été incapable de trouver au moment de lui faire la surprise.

Tout se mélange, sa vie est un tel mélange…


Elle verse l’eau dans le bol et termine sa cigarette. Vendredi. Pas d’école. Normalement elle n’a la garde de Léo toute la journée que le mercredi, et parfois le week-end. Elle l’emmène ici et là, au gré de leurs envies et des occasions. Jusqu’à présent, ils se sont pas mal amusés tous les deux, et souvent disputés. Partant, tout va bien.

Du moins jusqu’à ce qu’elle commence à ressentir quelque chose de trouble puis de gênant. Elle n’a pas voulu y attacher d’importance, elle a tenté de chasser ça comme une mauvaise mouche, mais c’est revenu avec insistance. Son attitude auprès de l’enfant s’en est ressentie. Rien d’alarmant au début. Seulement quelque chose de souterrain, de silencieux. Quelque chose de secret qui les concernerait tous les deux.

Jusqu’à ce que la vérité lui apparaisse soudain, la veille, au square Dantremont.


Cette fin mai à Paris a été très belle. Léo a voulu une glace. Elle s’est assise sur un banc, elle ne se sentait pas bien. Elle a d’abord attribué ce malaise au fait qu’ils étaient au square, lieu qu’elle déteste entre tous parce qu’elle passe son temps à éviter les conversations des mères de famille. Elle a su décourager les tentatives incessantes des habituées qui, maintenant, se gardent bien de l’aborder, mais elle a encore fort à faire avec les occasionnelles, les nouvelles venues, les passagères, sans compter les retraitées. Elle n’aime pas le square.

Elle feuillette distraitement une revue lorsque Léo vient se poster devant elle. Il la regarde sans intention particulière, en mangeant sa glace. Elle lui rend son regard. Et elle comprend, à ce moment exactement, qu’elle ne pourra plus se cacher ce qui maintenant est une évidence : inexplicablement, elle a commencé à le détester. Il la regarde toujours fixement et elle est affolée de voir à quel point tout ce qu’il est lui est devenu insupportable, son visage de chérubin, ses lèvres dévorantes, son sourire imbécile, ses vêtements ridicules.

Elle a dit : « On s’en va » comme elle aurait dit : « Je m’en vais. » La machine dans sa tête s’est remise en marche. Avec ses trous, ses manques, ses vides, ses inepties… Tandis qu’elle se dirige d’un pas pressé vers la maison (Léo se plaint qu’elle marche trop vite), des images l’assaillent en désordre : la voiture de Vincent écrasée contre un arbre et des gyrophares clignotant dans la nuit, sa montre au fond d’un coffret à bijou, le corps de Mme Duguet dévalant l’escalier, l’alarme de la maison qui rugit en pleine nuit… Les images se mettent à défiler dans un sens puis dans l’autre, de nouvelles images, d’anciennes. La machine à vertige a repris son mouvement perpétuel.

Sophie ne fait pas le compte de ses années de folie. Ça remonte à si loin… À cause de la souffrance sans doute, elle a l’impression que le temps a compté double. Une pente douce au début et au fil des mois, l’impression d’être dans un toboggan, de dévaler à toute vitesse. Sophie était mariée à cette époque. C’était avant… tout ça. Vincent était un homme très patient. Chaque fois que Sophie repense à Vincent, il lui apparaît dans une sorte de fondu enchaîné : le Vincent jeune, souriant, éternellement calme se confond avec celui des derniers mois, au visage épuisé, au teint jaune, aux yeux vitreux. Au début de leur mariage (Sophie revoit avec exactitude leur appartement, c’est à se demander comment, dans une même tête, peuvent cohabiter tant de ressources et tant de carences), il n’y avait eu que de la distraction. C’était le mot : « Sophie est distraite », mais elle se consolait parce qu’elle l’avait toujours été. Puis sa distraction était devenue de la bizarrerie. Et en quelques mois tout s’était brutalement déglingué. Oubli des rendez-vous, des choses, des gens, elle se mit à perdre des objets, des clés, des papiers, à les retrouver, des semaines plus tard, dans les endroits les plus incongrus. Malgré son calme, Vincent s’était peu à peu tendu. On pouvait comprendre. À force… Oublier sa pilule, perdre les cadeaux d’anniversaire, les décorations de Noël… Ça agace les caractères les mieux trempés. Sophie se mit alors à tout noter, avec le soin scrupuleux d’une droguée en démarche d’abstinence. Elle perdit les carnets. Elle perdit sa voiture, des amis, elle fut arrêtée pour vol, ses perturbations contaminèrent peu à peu tous les compartiments de sa vie et elle commença, comme une alcoolique, à dissimuler ses manques, à tricher, à masquer pour que ni Vincent ni personne ne s’aperçoive de rien. Un thérapeute lui proposa une hospitalisation. Elle refusa, jusqu’à ce que la mort vienne s’inviter dans sa folie.

Tout en marchant, Sophie ouvre son sac, y plonge la main, allume une cigarette en tremblant, aspire profondément. Elle ferme les yeux. Malgré le bourdonnement qui lui emplit la tête et le malaise qui la ravage, elle s’aperçoit que Léo n’est plus à ses côtés. Elle se retourne et le voit loin derrière, debout au milieu du trottoir, les bras croisés, le visage fermé, refusant obstinément d’avancer. La vision de cet enfant boudeur, planté au milieu du trottoir, la remplit soudain d’une rage terrible. Elle revient sur ses pas, s’arrête juste devant lui et lui allonge une gifle sonnante.

C’est le bruit de cette gifle qui la réveille. Elle a honte, elle se retourne pour voir si quelqu’un l’a vue. Il n’y a personne, la rue est calme, seule une moto passe lentement à leur hauteur. Elle regarde l’enfant qui se frotte la joue. Il lui rend son regard, sans pleurer, comme s’il sentait vaguement que tout ça ne le concerne pas vraiment.

Elle dit : « On rentre », d’un ton définitif.

Et c’est tout.

Ils ne se sont plus parlé de toute la soirée. Chacun avait ses raisons. Elle s’est vaguement demandé si cette gifle n’allait pas lui causer des problèmes avec Mme Gervais, tout en sachant que cela lui était égal. Maintenant elle devait partir, tout se passait comme si elle était déjà partie.


Comme un fait exprès, ce soir-là, Christine Gervais est rentrée tard. Sophie dormait sur le canapé tandis que sur l’écran un match de basket se poursuivait dans un déluge de cris et d’ovations. Le silence l’a réveillée lorsque Mme Gervais a éteint le poste.

— Il est tard…, s’est-elle excusée.

Elle a regardé la silhouette en manteau plantée devant elle. Elle a grogné un « non » cotonneux.

— Vous voulez dormir ici ?

Lorsqu’elle rentre tard, Mme Gervais lui propose toujours de rester, elle refuse et Mme Gervais paie le taxi.

En un instant, Sophie a revu le film de cette fin de journée, la soirée silencieuse, les regards fuyants, Léo, grave, qui a écouté patiemment l’histoire du soir en pensant visiblement à autre chose. Et recevant d’elle le dernier baiser avec une peine si visible qu’elle s’est surprise à dire :

— C’est rien, poussin, c’est rien. Je m’excuse…

Léo a fait « oui » de la tête. Il a semblé à cet instant que la vie adulte venait de faire brutalement irruption dans son univers et qu’il en était, lui aussi, épuisé. Il s’est endormi aussitôt.

Cette fois, Sophie a accepté de rester dormir, tant son abattement était grand.


Elle serre entre ses mains le bol de thé maintenant froid sans s’émouvoir de ses larmes qui tombent lourdement sur le parquet. Pendant un court instant, une image est là, le corps d’un chat cloué contre une porte en bois. Un chat noir et blanc. Et d’autres images encore. Que des morts. Il y a beaucoup de morts dans son histoire.

Il est temps. Un regard à la pendule murale de la cuisine : 9 h 20. Sans s’en rendre compte, elle a allumé une autre cigarette. Elle l’écrase nerveusement.

— Léo !

Sa propre voix la fait sursauter. Elle y entend de l’angoisse sans savoir d’où elle vient.

— Léo ?

Elle se précipite dans la chambre de l’enfant. Sur le lit, les couvertures sont bombées, dessinant une forme de montagne russe. Elle respire, soulagée et sourit même vaguement. L’évanouissement de sa peur l’entraîne malgré elle vers une sorte de tendresse reconnaissante.

Elle s’avance près du lit en disant :

— Allons bon, où est-il ce petit garçon…?

Elle se retourne.

— Peut-être ici…

Elle fait claquer légèrement la porte de l’armoire en pin tout en surveillant le lit du coin de l’œil.

— Non, pas dans l’armoire. Dans les tiroirs peut-être…

Elle repousse un tiroir, une fois, deux fois, trois fois en disant :

— Pas dans celui-ci… Pas dans celui-là… Eh bien non… Où peut-il bien être…?

Elle s’approche de la porte et, d’une voix plus forte :

— Bon, eh bien, puisqu’il n’est pas là, je m’en vais…

Elle referme bruyamment la porte mais reste dans la chambre, fixant le lit et la forme des draps. Elle guette un mouvement. Et un malaise la saisit, un creux dans l’estomac. Cette forme est impossible. Elle reste là figée, les larmes montent à nouveau mais ce ne sont plus les mêmes, ce sont celles d’autrefois, celles qui irisent le corps d’un homme en sang effondré sur son volant, celles qui accompagnent ses mains à plat sur le dos de la vieille femme lorsque celle-ci est propulsée dans l’escalier.

Elle s’avance vers le lit d’un pas mécanique et arrache les draps d’un seul geste.

Léo est bien là, mais il ne dort pas. Il est nu, recroquevillé, les poignets attachés aux chevilles, la tête penchée entre les genoux. De profil, son visage est d’une couleur effrayante. Son pyjama a servi à l’attacher solidement. À son cou, un lacet serré si fort qu’il a dessiné une profonde rainure dans la chair.

Elle se mord le poing mais ne parvient pas à retenir un vomissement. Elle se penche en avant, évite in extremis de se retenir au corps de l’enfant, mais elle ne peut faire autrement que s’appuyer sur le lit. Aussitôt, le petit corps bascule vers elle, la tête de Léo vient cogner contre ses genoux. Elle le serre si fort contre elle que rien ne peut les empêcher de tomber l’un sur l’autre.

Et la voici maintenant là, assise par terre, le dos contre la cloison avec, contre elle, le corps de Léo inerte, glacé… Ses propres hurlements la bouleversent comme s’ils venaient de quelqu’un d’autre. Elle baisse les yeux vers l’enfant. Malgré le rideau de larmes qui brouille sa vue, elle mesure l’étendue du désastre. Elle caresse ses cheveux d’une main mécanique. Son visage, beige et marbré, est tourné vers elle, mais ses yeux fixes sont ouverts sur le vide.

2

Combien de temps ? Elle ne sait pas. Elle rouvre les yeux. La première chose qui vient à elle, c’est l’odeur de son tee-shirt plein de vomissures.

Elle est toujours assise par terre, le dos contre le mur de la chambre, à regarder le sol, obstinément, comme si elle voulait que plus rien ne bouge, ni sa tête, ni ses mains, ni ses pensées. Rester là, immobile, se fondre dans le mur. Quand on arrête, tout doit s’arrêter, non ? Mais cette odeur lui soulève le cœur. Elle remue la tête. Mouvement minimal vers la droite, du côté de la porte. Quelle heure est-il ? Mouvement inverse, minimal, vers la gauche. Dans son champ de vision, un pied de lit. C’est comme un puzzle : il suffit d’une seule pièce pour reconstituer mentalement l’ensemble. Sans bouger la tête, elle remue à peine les doigts, sent une chevelure, remonte comme une nageuse vers la surface où l’horreur l’attend mais elle s’arrête aussitôt, transpercée par une décharge électrique : le téléphone vient de se mettre à hurler.

Sa tête, cette fois, n’a pas hésité et s’est tournée immédiatement vers la porte. C’est de là que vient la sonnerie, du poste le plus proche, celui du couloir, sur la table en merisier. Elle baisse les yeux un instant et l’image du corps de l’enfant la percute : couché sur le côté, sa tête sur ses genoux, dans une immobilité qui le fait ressembler à un tableau.

Il y a là, à demi allongé sur elle un enfant mort, une sonnerie de téléphone qui ne veut pas s’arrêter et Sophie, qui a la garde de cet enfant, qui répond ordinairement au téléphone, assise contre le mur, la tête dodelinant d’un côté à l’autre, à respirer ses vomissures. La tête lui tourne, le malaise la saisit de nouveau, elle va s’évanouir. Son cerveau est en train de fondre, sa main se tend désespérément, comme celle d’une naufragée. C’est une impression due à son affolement mais il lui semble que la sonnerie a monté d’un ton. Elle n’entend plus que cela maintenant, qui lui transperce le cerveau, la remplit et la paralyse. Les mains en avant puis sur le côté, en aveugle, elle cherche à tâtons un appui, trouve enfin quelque chose de dur, à droite, à quoi s’accrocher pour ne pas sombrer tout à fait. Et cette sonnerie qui n’en finit pas, qui ne veut pas s’arrêter… Sa main a agrippé le coin de la tablette où est posée la lampe de chevet de Léo. Elle serre de toutes ses forces et cet exercice musculaire fait un instant refluer le malaise. Et la sonnerie s’arrête. De longues secondes s’écoulent. Elle retient sa respiration. Son cerveau compte, lentement… quatre, cinq, six… la sonnerie s’est arrêtée.

Elle passe un bras sous le corps de Léo. Il ne pèse rien. Elle parvient à déposer sa tête sur le sol et, dans un effort démesuré, à se mettre à genou. Maintenant le silence est revenu, presque palpable. Elle respire par à-coups, comme une femme qui accouche. Un long filet de salive coule de la commissure de ses lèvres. Sans tourner la tête, elle regarde dans le vide : elle cherche une présence. Elle pense : il y a quelqu’un ici, dans l’appartement, quelqu’un qui a tué Léo, quelqu’un qui va me tuer moi aussi.

À cet instant, la sonnerie du téléphone retentit à nouveau. Une nouvelle décharge électrique lui traverse le corps de bas en haut. Elle cherche autour d’elle. Trouver quelque chose, vite… La lampe de chevet. Elle la saisit, tire d’un coup sec. Le fil électrique cède et elle avance dans la pièce, lentement, en direction de la sonnerie, un pas après l’autre, elle tient la lampe comme une torche, comme une arme, sans se rendre compte du dérisoire de la situation. Mais il est impossible d’entendre la moindre présence avec ce téléphone qui rugit, qui hurle, sans varier, avec cette sonnerie qui vrille l’espace, mécanique, obsédante. Elle est à la porte de la chambre lorsque brutalement le silence se fait. Elle s’avance et brusquement, sans savoir pourquoi, elle est certaine qu’il n’y a personne dans l’appartement, qu’elle est seule.

Sans même réfléchir, sans hésiter, elle pousse jusqu’au bout du couloir, vers les autres pièces, sa lampe en berne à bout de bras, le fil traînant au sol. Elle revient vers le salon, entre dans la cuisine puis en ressort, ouvre des portes, toutes les portes.

Seule.

Elle s’écroule dans le canapé et lâche enfin la lampe de chevet. Sur son tee-shirt les vomissures semblent fraîches. Le dégoût la saisit de nouveau. D’un geste, elle ôte le tee-shirt, le jette par terre, se relève aussitôt et s’avance jusqu’à la chambre de l’enfant. La voici maintenant, adossée au chambranle, regardant le petit corps mort couché sur le côté, les bras croisés sur ses seins nus, pleurant tout doucement… Il faut appeler. Ça ne sert plus à rien, mais il faut appeler. La police, le Samu, les pompiers, on appelle qui dans ces cas-là ? Mme Gervais ? La peur lui mord le ventre.

Elle voudrait bouger mais elle ne peut pas. Mon Dieu, Sophie, dans quel merdier tu t’es mise ? Comme si ça ne suffisait pas déjà… Tu devrais partir tout de suite, là maintenant, avant que le téléphone sonne à nouveau, avant que la mère, inquiète, d’un coup de taxi ne débarque ici avec ses cris, ses larmes, la police, les questions, les interrogatoires.

Sophie ne sait plus quoi faire. Appeler ? Partir ? Elle a le choix entre deux mauvaises solutions. C’est toute sa vie, ça.

Elle se redresse, enfin. Quelque chose en elle s’est décidé. Elle se met aussitôt à courir dans l’appartement d’une pièce à l’autre en pleurant, mais ses gestes sont désordonnés, ses déplacements sans objet, elle entend sa propre voix qui geint comme celle d’une enfant. Elle tente de se répéter : « Concentre-toi, Sophie. Respire et tâche de penser. Il faut t’habiller, te laver le visage, prendre tes affaires. Vite. Et partir. Tout de suite. Rassemble tes affaires, fais ton sac, dépêche-toi. » Elle a tellement couru à travers toutes les pièces qu’elle est un peu désorientée. Quand elle passe devant la chambre de Léo, elle ne peut s’empêcher de s’arrêter une fois encore et ce qu’elle voit en premier, ce n’est pas le visage figé et cireux de l’enfant mais son cou et le lacet marron dont l’extrémité serpente sur le sol. Elle le reconnaît. C’est celui de ses chaussures de marche.

3

Il y a des choses dont elle ne se souvient plus, dans cette journée. Ce qu’elle revoit ensuite, c’est l’horloge de l’église Sainte-Élisabeth marquant 11 h 15.

Le soleil donne à plein et ses tempes battent à tout rompre. Sans compter l’épuisement. L’image du corps de Léo l’envahit à nouveau. C’est comme si elle se réveillait une seconde fois. Elle tente de se raccrocher… à quoi… Une vitre sous sa main. Une boutique. Le verre est froid. Elle sent des gouttes de sueur couler sous ses aisselles. Glacées.

Qu’est-ce qu’elle fait là ? Et d’abord, où est-elle ? Elle veut regarder l’heure mais elle n’a plus sa montre. Elle était pourtant sûre de l’avoir… Non, peut-être pas. Elle ne se souvient plus. Rue du Temple. Bon Dieu, il ne lui a pas fallu une heure et demie pour venir jusqu’ici… Qu’est-ce qu’elle a fait de tout ce temps ? Elle est allée où ? Et d’abord, Sophie, où vas-tu ? Tu as marché depuis la rue Molière jusqu’ici ? Tu as pris le métro ?

Le trou noir. Elle sait qu’elle est folle. Non, elle a besoin de temps, c’est tout, d’un peu de temps pour se concentrer. Voilà, c’est ça, elle a dû prendre le métro. Elle ne sent plus son corps mais seulement la sueur qui coule le long de ses bras, des gouttes qui ruissellent, lancinantes, et qu’elle éponge en plaquant son coude contre son corps. Elle est habillée comment ? Est-ce qu’elle a l’air d’une folle ? La tête trop pleine, bourdonnante, des images en pagaille. Réfléchir, faire quelque chose. Mais quoi ?

Elle croise sa silhouette dans une vitrine et elle ne se reconnaît pas. Elle pense d’abord que ça n’est pas vraiment elle. Mais non, c’est bien elle, seulement, il y a quelque chose d’autre… Quelque chose d’autre, mais quoi ?

Elle jette un œil sur l’avenue.

Marcher et tenter de réfléchir. Mais ses jambes refusent de la porter. Il n’y a plus que sa tête qui fonctionne encore un peu, dans un bourdonnement d’images et de mots qu’elle tente de calmer en reprenant sa respiration. Sa poitrine est serrée comme dans un étau. Tandis que d’une main elle s’appuie sur la vitrine, elle tente de rassembler ses pensées.

Tu t’es enfuie. C’est ça, tu as eu peur et tu t’es enfuie. Quand on va découvrir le corps de Léo, on va te chercher. On va t’accuser de… Comment dit-on ? Un truc avec « assistance »… Concentre-toi.

En fait, c’est simple. Tu avais la garde de l’enfant et quelqu’un est venu le tuer. Léo…

Là, tout de suite, elle n’a pas d’explication au fait qu’elle a trouvé la porte de l’appartement fermée à double tour lorsqu’elle s’est enfuie. Cette explication, elle la trouvera plus tard.

Elle lève les yeux. Elle connaît cet endroit. C’est tout près de chez elle. Voilà, c’est ça, tu t’es enfuie et tu rentres chez toi.

Venir ici est une folie. Si elle avait toute sa tête, jamais elle ne serait revenue jusqu’ici. On va la chercher. On doit déjà la chercher. Une nouvelle vague de fatigue la terrasse. Un café, là, à droite. Elle entre.

Elle va s’installer dans le fond de la salle. Intense effort de réflexion. D’abord se situer dans l’espace. Elle est assise dans le fond et fixe fébrilement le visage du garçon qui s’approche, son regard fait rapidement le tour de la salle pour voir par quelle trajectoire elle pourra se ruer vers la sortie si… mais il ne se passe rien. Le garçon ne pose pas de question, il se contente de la regarder d’un air blasé. Elle commande un café. Le garçon rebrousse chemin vers le comptoir d’un pas fatigué.

Voilà, d’abord se fixer dans l’espace.

Rue du Temple. Elle est à… voyons, trois, non, quatre stations de métro de chez elle. Voilà, quatre stations : Temple, République, un changement et puis… Quelle est la quatrième station, bon Dieu ! Elle y descend tous les jours, elle a emprunté cette ligne des centaines de fois. Elle en revoit nettement l’entrée, l’escalier avec ses rampes de fer, le kiosque à journaux juste au coin avec ce type qui dit toujours : « Putain, quel temps, hein ? »… Merde !

Le garçon lui apporte son café, pose à côté le ticket de caisse : un euro dix. Est-ce que j’ai de l’argent ? Elle a posé son sac à main devant elle, sur la table. Elle ne s’est même pas rendu compte qu’elle le portait.

Elle agit sans mémoire, automatiquement, l’esprit vide, sans se rendre compte de rien. C’est comme ça que tout s’est passé. C’est à cause de ça qu’elle s’est enfuie.

Se concentrer. Comment s’appelle cette putain de station ? Sa venue jusqu’ici, son sac, sa montre… Quelque chose agit en elle, comme si elle était deux. Je suis deux. L’une qui tremble de peur devant ce café qui refroidit et l’autre qui marchait, qui agrippait son sac, qui oubliait sa montre et qui rentre maintenant chez elle comme si de rien n’était.

Elle se prend la tête entre les mains et sent ses larmes couler. Le garçon la regarde, tout en essuyant ses verres d’un air faussement détaché. Je suis folle et ça se voit… Il faut partir. Se lever et partir.

Une brusque montée d’adrénaline l’envahit : si je suis folle, peut-être toutes ces images sont-elles fausses. Peut-être tout cela n’est-il qu’un cauchemar éveillé. Elle est passée de l’autre côté. C’est ça, un cauchemar, rien d’autre. Elle a rêvé de tuer cet enfant. Ce matin, elle prend peur et s’enfuit ? J’ai eu peur de mon propre rêve, voilà tout.

Bonne-Nouvelle ! Voilà, la station de métro, c’est Bonne-Nouvelle ! Non, il y en a une autre, juste avant. Mais cette fois, ça revient tout seul : Strasbourg-Saint-Denis.

Elle, sa station, c’est Bonne-Nouvelle. Elle en est certaine, elle la revoit très bien maintenant.

Le garçon la regarde bizarrement. Elle s’est mise à rire à haute voix. Elle pleure et tout à coup, elle rit aux éclats.

Tout ça est-il bien réel ? Il faudrait savoir. En avoir le cœur net. Téléphoner. On est quoi ? Vendredi… Léo n’est pas à l’école. Il est à la maison. Léo doit être à la maison.

Seul.

Je me suis enfuie et l’enfant est seul.

Il faut appeler.

Elle attrape son sac, l’ouvre comme si elle le déchirait. Elle fouille. Le numéro est en mémoire. Elle s’essuie les yeux pour voir défiler les numéros. Ça sonne. Une, deux, trois… Ça sonne et personne ne répond. Léo n’a pas d’école, il est seul dans l’appartement, ça sonne et personne ne décroche… La transpiration coule de nouveau, dans son dos, cette fois. « Merde, décroche ! » Elle continue de compter les sonneries, machinalement, quatre, cinq, six. Un déclic puis un vide et enfin une voix qu’elle n’attendait pas. C’est Léo qu’elle voulait et sa mère lui répond : « Bonjour, vous êtes bien chez Christine et Alain Gervais… » Cette voix calme et déterminée la glace jusqu’aux os. Qu’attend-elle pour raccrocher ? Chaque mot la plaque sur sa chaise. « Nous sommes absents pour le moment… » Sophie écrase la touche du téléphone.

C’est fou ce qu’il lui faut d’effort pour aligner deux idées élémentaires… Analyser. Comprendre. Léo sait parfaitement répondre au téléphone, c’est même une fête pour lui que de vous devancer, de décrocher, de répondre, de demander qui parle. Si Léo est là, il doit répondre, sinon, c’est qu’il n’est pas là, c’est tout simple.

Merde, où peut bien être ce petit con s’il n’est pas chez lui ! Il ne peut pas ouvrir la porte tout seul. Sa mère a fait monter un système de verrouillage au temps où il commençait à crapahuter un peu partout et où elle se méfiait de lui. Il ne répond pas, il ne peut pas être sorti : la quadrature du cercle, ce truc. Où est ce con de môme !

Réfléchir. Il est quoi, 11 h 30.

Sur la table, les objets épars échappés de son sac. Dans le lot, il y a même un tampon Nett. De quoi elle a l’air. Au comptoir, le garçon discute avec deux types. Des habitués sans doute. On doit parler d’elle. Regards croisés, vaguement fuyants. Elle ne peut pas rester là. Il faut partir. À la volée, elle attrape tout ce qui se trouve sur la table, le fourre dans son sac et se rue vers la sortie.

— Un dix !

Elle se retourne. Les trois hommes la regardent drôlement. Elle fouille dans son sac, extirpe à grand-peine deux pièces, les pose sur le comptoir et sort.

Il fait toujours beau. Elle enregistre machinalement les mouvements de la rue, les passants qui marchent, les voitures qui roulent, les motos qui démarrent. Marcher. Marcher et réfléchir. Cette fois, l’image de Léo lui apparaît de manière précise. Elle peut distinguer jusqu’au moindre détail. Ce n’est pas un rêve. L’enfant est mort et elle est en fuite.

La femme de ménage doit arriver à midi ! Aucune raison que quelqu’un entre dans l’appartement avant midi. Ensuite, le corps de l’enfant sera retrouvé.

Alors il faut partir. Être prudente. Le danger peut venir de n’importe où, n’importe quand. Ne pas rester en place, bouger, marcher. Ramasser ses affaires, fuir, vite, avant qu’on la retrouve. S’éloigner juste le temps de réfléchir. De comprendre. Quand elle sera au calme, elle pourra analyser. Elle reviendra avec toutes les explications, c’est ça. Mais maintenant, partir. Pour aller où ?

Elle s’arrête en pleine rue. La personne qui la suit se heurte à elle. Elle balbutie une excuse. Elle est debout au beau milieu du trottoir, regarde autour d’elle. Il y a beaucoup de mouvement sur le boulevard. Et un soleil terrible. La vie perd un peu de sa folie.

Voilà, le fleuriste, la boutique d’ameublement. Faire vite. Son regard accroche la pendule dans le magasin de meubles : 11 h 35. Elle s’engouffre dans le hall de l’immeuble, fouille, sort sa clé. Du courrier dans la boîte. Ne pas perdre de temps. Troisième étage. La clé à nouveau, celle du verrou, puis celle de la serrure. Ses mains tremblent, elle pose son sac au sol, elle doit s’y reprendre à deux fois, elle tente de respirer bien à fond, la seconde clé tourne enfin, la porte s’ouvre.

Elle reste sur le seuil, la porte grande ouverte : à aucun moment elle n’a pensé qu’elle pouvait avoir mal calculé. Qu’elle pouvait être attendue… Le silence règne sur le palier. La lumière familière de son appartement vient s’échouer à ses pieds. Elle reste là, figée, mais elle n’entend que ses propres battements de cœur. Soudain elle sursaute : une clé dans une porte. Sur le palier, à droite. La voisine. Sans même réfléchir, elle se précipite chez elle. La porte claque avant qu’elle ait pu la rattraper. Elle s’arrête dans son mouvement, elle écoute. Le vide, si souvent désespérant, est cette fois rassurant. Elle s’avance lentement dans la pièce vide. Un œil sur le réveil : 11 h 40. À peu près. Ce réveil n’a jamais été tout à fait exact. Mais dans quel sens ? Elle croit se souvenir qu’il avance. Mais pas sûr.

Tout se met en route en même temps. Dans la penderie, elle attrape sa valise, ouvre les tiroirs de la commode, enfourne des vêtements sans trier puis elle court à la salle de bains, rafle le dessus de la tablette et fait tomber le tout dans un sac. Un œil alentour. Les papiers ! Dans le secrétaire : passeport, argent. Combien y a-t-il ? Deux cents euros. Le carnet de chèques ! Où est ce putain de carnet de chèques ? Dans mon sac. Elle vérifie. Un œil à nouveau autour d’elle. Mon blouson. Mon sac. Les photos ! Elle revient sur ses pas, ouvre le premier tiroir de la commode, attrape l’album. Son regard croise, sur le dessus de la commode, le cadre avec la photo de son mariage. Elle saisit le tout, le jette dans la valise, la ferme.

Tendue, l’oreille collée contre la porte, elle écoute. Encore une fois, ses battements de cœur occupent tout l’espace. Elle pose les deux mains contre la porte, bien à plat. Se concentrer. Elle n’entend rien. Elle empoigne sa valise, ouvre la porte à la volée : personne sur le palier, elle tire la porte derrière elle, elle ne prend même pas la peine de fermer à clé. Elle descend l’escalier en courant. Un taxi passe. Elle l’arrête. Le type veut mettre le bagage dans le coffre. Pas le temps ! Elle l’enfourne sur le siège arrière, elle monte.

Le type a dit :

— On va où ?

Elle ne sait pas. Elle hésite un instant.

— Gare de Lyon.

Lorsque le taxi démarre, elle regarde par la vitre arrière. Rien de particulier, quelques véhicules, des passants. Elle respire. Elle doit avoir une tête de folle. Dans le rétroviseur, le chauffeur la regarde avec méfiance.

4

Dans les situations d’urgence, c’est drôle comme les idées s’enchaînent presque malgré soi. Elle a crié :

— Arrêtez !

Surpris par le commandement, le taxi a pilé. Ils n’ont même pas fait cent mètres. Le chauffeur n’a que le temps de se retourner, elle est déjà sortie.

— Je reviens tout de suite. Vous m’attendez !

— Bah, ça m’arrange pas trop, moi…, dit le chauffeur.

Il regarde la valise qu’elle a jetée sur la banquette arrière. Ni la valise ni la cliente ne lui inspirent une confiance démesurée. Elle hésite. Elle a besoin de lui, et tout est maintenant si compliqué… Elle ouvre son sac, en sort un billet de cinquante euros et le lui tend.

— Ça va comme ça ?

Le chauffeur regarde le billet mais il ne le prend pas.

— Bon, ça va, allez-y, dit-il, mais faites vite…

Elle traverse la rue et se précipite dans les locaux de l’agence. Les lieux sont presque vides. Derrière le comptoir, un visage qu’elle ne connaît pas, une femme, mais elle y vient si peu souvent… Elle sort son carnet de chèques et le pose devant elle.

— Je voudrais la situation de mon compte, s’il vous plaît…

L’employée regarde ostensiblement l’horloge murale, ramasse le carnet de chèques, tapote sur son clavier et détaille ses ongles pendant que l’imprimante crépite. Ses ongles et sa montre. L’imprimante donne l’impression de réaliser un travail extraordinairement difficile et demande près d’une minute pour cracher dix lignes de texte et de chiffres. Le seul chiffre qui intéresse Sophie est à la fin.

— Et sur mon livret…

L’employée soupire.

— Vous avez le numéro ?

— Non, je ne m’en souviens pas, désolée…

Elle a l’air franchement désolée. Elle l’est. L’horloge marque 11 h 56. Elle est maintenant la seule cliente. L’autre employé de comptoir, un type très grand, s’est levé, a traversé l’agence et commence à baisser les stores. Une lumière totalement artificielle, clinique, remplace progressivement la lumière du jour. Avec cette lumière tamisée, moite, s’installe un silence vibrant, ouaté. Sophie ne se sent pas bien. Pas bien du tout. L’imprimante a crépité de nouveau. Elle regarde les deux chiffres.

— Je vais prendre six cents sur le compte courant et… disons… cinq mille sur le livret…?

Elle a terminé sa phrase comme une question, comme une demande d’autorisation. Faire attention à ça. De l’assurance.

De l’autre côté du comptoir, un petit souffle de panique.

— Vous désirez clôturer vos comptes ? demande l’employée.

— Oh non… (Faire attention, tu es cliente, c’est toi qui décides.) Non, j’ai seulement besoin de liquidités. (C’est bien, ça, le coup des « liquidités », ça fait sérieux, adulte.)

— C’est que…

L’employée regarde, dans l’ordre, Sophie, le carnet de chèques qu’elle tient entre ses mains, l’horloge murale qui poursuit sa course vers midi, le collègue qui s’est accroupi devant les portes vitrées pour les fermer à clé, qui tire le dernier store et les regarde maintenant avec une impatience mal contenue. Elle hésite sur la conduite à adopter.

La chose semble maintenant beaucoup plus compliquée que prévu. L’agence fermée, il est midi, le taxi a dû voir les stores descendre…

Elle dit, en esquissant un sourire :

— C’est que, moi aussi, je suis pressée…

— Un instant, je vais voir…

Pas le temps de la retenir, elle a déjà poussé le petit portillon du comptoir et frappe à la porte du bureau d’en face. Dans son dos, Sophie sent le regard du collègue préposé à la porte qui préférerait manifestement être préposé à la table du déjeuner. C’est désagréable de sentir quelqu’un, comme ça, dans son dos. Mais tout est désagréable dans cette situation, surtout le type qui arrive, escortant l’employée du guichet.

Lui, elle le connaît, elle ne se souvient plus de son nom, mais c’est lui qui l’a reçue le jour où elle a ouvert son compte. La trentaine épaisse, un visage un peu brutal, le genre à prendre ses vacances en famille, à jouer à la pétanque en disant des conneries, à porter des chaussettes de ville avec ses nu-pieds, à prendre vingt kilos dans les cinq prochaines années, des maîtresses pour l’heure du déjeuner, à mettre ses collègues au courant, le genre cadre dragueur d’agence BNP, avec la chemise jaune, le « Mademoiselle » bien appuyé. Le genre con.

Le con est là, devant elle. À ses côtés, l’employée semble plus petite. C’est l’effet de l’autorité. Sophie comprend bien ce que doit être ce type. Elle sent sa transpiration un peu partout. Elle s’est fichue dans une vraie souricière.

— On me dit que vous souhaitez retirer… (là, le type se penche vers l’écran de l’ordinateur comme s’il prenait connaissance de l’information pour la première fois) la quasi-totalité de vos liquidités.

— C’est interdit ?

À l’instant même, elle comprend qu’elle n’a pas choisi la bonne solution. La solution frontale avec ce genre de con, c’est directement la guerre.

— Non, non, ce n’est pas interdit, c’est que…

Il se retourne, adresse un regard paternel à l’employée, postée près du portemanteau :

— Vous pouvez y aller, Juliette, je fermerai, ne vous en faites pas.

La mal-nommée Juliette ne se le fait pas dire deux fois.

— Vous n’êtes peut-être pas satisfaite des services de notre agence, madame Duguet ?

Les portes claquent dans le fond de l’agence, le silence est plus pesant encore que tout à l’heure. Elle réfléchit le plus vite possible…

— Oh non… C’est seulement que… je pars en voyage, voilà. J’ai besoin de liquidités.

Le mot « liquidités » ne sonne plus aussi juste que tout à l’heure, il a maintenant une tonalité plus pressée, précipitée, louche, vaguement combinarde.

— Besoin de liquidités…, répète le type. C’est que, normalement, pour des sommes aussi importantes, nous préférons prendre rendez-vous avec nos clients. Aux heures ouvrables… Des questions de sécurité, vous comprenez.

Le sous-entendu est si évident, si ressemblant au personnage, qu’elle le giflerait. Elle s’accroche à l’idée qu’elle a besoin, absolument besoin de cet argent, que son taxi ne va pas attendre toute la journée, qu’elle doit sortir, qu’elle doit s’en sortir.

— Mon départ s’est décidé brutalement. Très brutalement. Je dois absolument partir. Je dois absolument disposer de cette somme.

Elle regarde le type et, en elle, quelque chose cède, un peu de dignité, elle soupire, elle va faire ce qu’il faut, elle se dégoûte un peu mais vaguement.

— Je comprends tout à fait votre embarras, monsieur Musain. (Le nom du type lui est revenu comme ça, comme un petit signe de confiance retrouvée.) Si j’avais eu le temps de vous appeler, de vous prévenir, je l’aurais fait. Si j’avais pu choisir l’heure de mon départ, je ne serais pas venue à l’heure de la fermeture. Si je n’avais pas besoin d’argent, je ne vous dérangerais pas. Mais j’en ai besoin. J’ai besoin de tout ça. Tout de suite.

Musain lui adresse un bon sourire suffisant. Elle sent que la partie est maintenant mieux engagée.

— La question est aussi de savoir si nous disposons de cette somme en espèces…

Sophie sent descendre une suée blanche et froide.

— Mais je vais voir, a dit Musain.

Il a dit ça et il a disparu. Dans son bureau. Pour téléphoner ? Pourquoi a-t-il besoin d’entrer dans son bureau pour voir ce qu’il y a dans le coffre ?

Elle regarde, désemparée, la porte de l’agence, tous stores baissés, la porte du fond par laquelle les deux employés sont partis déjeuner et qui a fait un bruit métallique de porte blindée. Un nouveau silence s’installe, plus lent, plus menaçant que le précédent. Le type téléphone, c’est sûr. À qui ? Mais il revient déjà. Il s’approche d’elle, mais pas du côté du comptoir comme tout à l’heure, de son côté à elle, sourire engageant. Il est très près, vraiment très près.

— Je crois que nous allons pouvoir arranger ça, madame Duguet, lâche-t-il dans un souffle.

Elle se fend d’un sourire crispé. Le type ne bouge pas. Il sourit en la fixant bien en face. Elle non plus ne bouge pas, continue de sourire. C’est ça qu’il fallait. Sourire. Répondre à la demande. Le type se retourne et s’éloigne.

À nouveau seule. 12 h 06. Elle se précipite vers les stores, en soulève quelques lames. Son taxi attend toujours. Elle ne distingue pas le chauffeur. Il est là, voilà ce qu’elle note. Mais il va falloir faire vite. Très vite.

Elle a repris sa position de cliente accoudée au comptoir lorsque le type remonte de son antre. Il est resté du côté du comptoir et il a compté cinq mille six cents euros. Il prend la place de l’employée, tapote sur le clavier de l’ordinateur. L’imprimante reprend son travail, laborieusement. En attendant, Musain la regarde et sourit. Elle se sent toute nue. Elle signe enfin le reçu.

Musain n’a pas lésiné sur les recommandations. Après quoi, il a mis l’argent dans une enveloppe kraft et la lui a tendue d’un air satisfait.

— Une jeune femme, mince comme vous, dans la rue, avec une pareille somme, je ne devrais pas vous laisser faire… C’est très imprudent…

« Mince comme vous » ! Je rêve !

Elle prend l’enveloppe. C’est très épais. Elle ne sait pas comment s’y prendre, elle la fourre dans la poche intérieure de son blouson. Musain la regarde d’un air dubitatif.

— C’est le taxi, balbutie-t-elle. Il doit m’attendre dehors et s’inquiéter… Je rangerai tout ça plus tard…

— Bien sûr, dit le Musain.

Elle part.

— Attendez !

Elle se retourne, prête à tout, prête à le frapper, mais elle le voit qui sourit.

— Après la fermeture, il faut sortir par ici.

Il désigne une porte, derrière lui.

Elle le suit jusqu’au fond de l’agence. Un couloir très étroit et, tout au bout, la sortie. Il manipule les serrures, la porte blindée glisse sur elle-même mais ne s’ouvre pas entièrement. Le type est là, devant. Il prend presque toute la place.

— Eh bien, voilà…, dit-il.

— Je vous remercie…

Elle ne sait pas ce qu’elle doit faire. Le type reste là, à sourire.

— Et vous allez où…? Si ça n’est pas indiscret.

Vite trouver quelque chose, n’importe quoi. Elle sent bien qu’elle réfléchit trop longtemps, qu’elle devrait avoir une réponse toute prête, mais rien ne vient.

— Dans le Midi…

Son blouson n’est pas entièrement fermé. Quand elle a pris les billets, elle a remonté la fermeture Éclair à mi-chemin. Musain regarde son cou, il sourit toujours.

— Dans le Midi… C’est bien, le Midi…

Et à ce moment-là, il tend la main vers elle et repousse discrètement l’enveloppe qui contient les billets et dont le coin apparaît à l’échancrure du blouson. Sa main frôle ses seins un très court instant. Il n’a rien dit mais sa main ne revient pas tout de suite. Elle a besoin, vraiment besoin de le gifler mais quelque chose d’ultime, de terrible la retient. La peur. Elle pense même un très court instant que le type pourrait la tripoter là, comme ça, que, tétanisée, elle ne dirait rien. Elle a besoin de cet argent. Est-ce que ça se voit tant que ça ?

— Ouais, continue Musain, c’est vraiment pas mal, le Midi…

Sa main est de nouveau libre et il lisse doucement le revers de son blouson.

— Je suis pressée…

Elle a dit ça en s’esquivant sur la droite, du côté de la porte.

— Je comprends, dit Musain en s’écartant légèrement.

Elle se faufile vers la sortie.

— Alors, bon voyage, madame Duguet. Et… à bientôt ?

Il lui serre longuement la main.

— Merci.

Elle se précipite sur le trottoir.

Rançon de la peur d’être coincée là, de ne plus pouvoir sortir, d’être à la merci de ce crétin bancaire, une vague de haine l’envahit. Maintenant qu’elle est dehors, que tout est terminé, elle lui taperait bien la tête contre le mur, à ce type. Tandis qu’elle court vers le taxi, elle sent encore ses doigts la frôler et, presque physiquement, le soulagement qu’elle aurait à l’empoigner par les deux oreilles et à lui cogner le crâne contre le mur. Parce que c’est sa tête qui est insupportable, à ce con ! Tout ça a éveillé en elle une telle colère… Voilà, elle lui empoigne les oreilles et lui tape la tête contre le mur. Ça rebondit avec un bruit affreux, sourd et profond, le type la regarde comme si toute l’absurdité du monde l’avait envahi, mais à cette expression succède le rictus de la douleur, elle cogne la tête du type contre le mur, trois fois, quatre, cinq, dix fois, et le rictus fait progressivement place à une sorte de gel, d’immobilité, ses yeux vitreux regardent dans le vague. Elle s’arrête, soulagée, ses mains sont pleines du sang qui coule de ses oreilles. Il a des yeux de mort comme dans les films, fixes.

Le visage de Léo surgit alors devant elle, mais avec de vrais yeux de mort. Pas du tout comme dans les films.

Vertige.

5

— Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Elle lève les yeux. Elle est devant le taxi, figée.

— Ça va pas…? Vous n’allez pas vous trouver mal, au moins ?

Non, ça va aller, tu montes dans le taxi, Sophie, tu fous le camp. Il faut te calmer, tout va bien. C’est simplement de la fatigue, tout ça est une dure épreuve, c’est tout, ça va aller, concentre-toi.

Pendant le trajet, le chauffeur ne cesse de la dévisager dans son rétroviseur. Elle tente de se rassurer en regardant le paysage qu’elle connaît si bien, la République, les quais de Seine, le pont d’Austerlitz là-bas au fond. Elle commence à respirer. Son rythme cardiaque ralentit. Avant tout il faut se calmer, prendre de la distance, réfléchir.

Le taxi est arrivé gare de Lyon. Comme elle règle la course, debout devant la portière, le chauffeur la fixe à nouveau, inquiet, intrigué, apeuré, on ne sait pas, un peu de tout ça, soulagé aussi. Il empoche les billets et démarre. Elle attrape sa valise et se dirige vers le panneau des départs.

Envie de fumer. Elle fouille ses poches, fébrilement. Tellement envie, pas le temps de chercher. Au bureau de tabac, trois personnes devant elle. Elle commande enfin un paquet, non deux, la fille se retourne, prend deux paquets, les pose sur le comptoir.

— Non, trois…

— Finalement, c’est un, deux ou trois ?

— Une cartouche.

— C’est sûr ?

— Me faites pas chier ! Et un briquet.

— Lequel ?

— M’en fous, n’importe quoi !

Elle attrape nerveusement la cartouche, fouille ses poches, empoigne de l’argent, ses mains tremblent tellement que tout s’étale sur la pile de revues devant le comptoir. Elle regarde derrière elle et tout autour en ramassant ses billets de cinquante euros, elle en fourre dans toutes ses poches, vraiment ça ne va pas, ça ne va pas du tout, Sophie. Un couple la dévisage. Juste à côté, visiblement gêné, un gros mec fait semblant de regarder ailleurs.

Elle ressort du bureau de tabac sa cartouche de cigarettes dans une main. Son regard tombe sur le panneau imprimé en rouge conseillant aux voyageurs de se méfier des pickpockets… Quoi faire maintenant ? Elle hurlerait si elle pouvait, mais curieusement, elle ressent quelque chose qui est souvent revenu par la suite, quelque chose de très étrange, de presque rassurant, comme au cœur de ces grandes peurs enfantines où, du fond de l’angoisse, émerge la ténue mais absolue certitude que tout ce que l’on vit n’est pas si vrai que cela, qu’au-delà de la peur, il y a une protection, là, quelque part, que quelque chose d’inconnu nous protège… L’image de son père surgit un court instant puis disparaît.

Réflexe magique.

Sophie sait parfaitement, au fond d’elle, que c’est seulement un moyen très enfantin de se rassurer.

Trouver des toilettes, se recoiffer, se reconcentrer, ranger les billets proprement, décider d’une destination, d’un plan, voilà ce qu’il faut faire. Et allumer une cigarette, tout de suite.

Elle déchire le papier de la cartouche, trois paquets tombent par terre. Elle les ramasse, empile blouson et cartouche sur la valise, sauf un paquet qu’elle ouvre. Elle prend une cigarette, l’allume. Un nuage de bien-être envahit son ventre. Première seconde de bonheur depuis une éternité. Et puis, presque aussitôt, ça lui monte à la tête. Elle ferme les yeux pour reprendre ses esprits et quelques instants plus tard, ça va mieux. Voilà, deux ou trois minutes de cigarette, comme une paix retrouvée. Elle fume, les yeux fermés. À la fin de quoi, elle écrase sa cigarette, fourre la cartouche dans sa valise et se dirige vers le café qui fait face aux quais de départ.

Au-dessus d’elle, le Train bleu, avec son grand escalier tournant et, derrière les portes vitrées, les salons aux plafonds vertigineux, toutes ces tables blanches, ce brouhaha de brasserie, ses couverts en argent, les fresques pompier sur les murs. Vincent l’a emmenée là un soir, il y a si longtemps. Tout ça est si loin.

Elle a remarqué une table libre sur la terrasse couverte. Elle commande un café, demande les toilettes. Elle ne veut pas laisser sa valise là. Quant à l’emmener dans les toilettes… Elle regarde autour d’elle. À droite une femme, à gauche une autre femme. Les femmes, pour ça, c’est mieux. Celle de droite doit avoir à peu près son âge, elle feuillette un magazine en fumant une cigarette. Sophie choisit celle de gauche, plus âgée, plus dense, plus sûre d’elle ; elle fait un signe pour désigner sa valise mais son visage, en soi, est un message si fort qu’elle n’est pas certaine d’avoir été bien comprise. Pourtant, le regard de la femme semble dire : « Allez-y, je suis là. » Un vague sourire, le premier depuis des millénaires. Pour le sourire aussi, les femmes, c’est mieux. Elle ne touche pas à son café. Elle descend les marches, refuse de croiser son image dans les miroirs, entre directement dans une cabine, ferme la porte, descend son jean et sa culotte, s’assoit, pose ses coudes sur ses genoux et se met à pleurer.


Au sortir de la cabine, dans la glace, son visage. Dévasté. C’est fou ce qu’elle se sent vieille et usée. Elle se lave les mains, passe de l’eau sur son front. Quelle fatigue… Alors remonter, boire un café, fumer une cigarette et réfléchir. Ne plus s’affoler, agir maintenant avec prudence, bien analyser. Facile à dire.

Elle reprend l’escalier. Elle arrive sur la terrasse et tout de suite la catastrophe lui saute aux yeux. Sa valise a disparu, la femme aussi. Elle hurle : « Merde ! » et se met à taper rageusement du poing sur la table. La tasse de café tombe à la renverse, se brise, tous les regards se tournent vers elle. Elle se retourne vers l’autre femme, celle de la table de droite. Et instantanément, à presque rien, l’ombre d’un regard, Sophie comprend que cette fille a tout vu, qu’elle n’est pas intervenue, qu’elle n’a pas dit un mot, pas esquissé un geste, rien.

— Évidemment, vous n’avez rien vu…!

C’est une femme d’une trentaine d’années, grise des pieds à la tête, avec un visage triste. Sophie s’approche. Elle essuie ses larmes d’un revers de manche.

— T’as rien vu, hein, salope !

Et elle la gifle. Des cris, le garçon se précipite, la fille se tient la joue, se met à pleurer sans un mot. Tout le monde accourt, que se passe-t-il, voici Sophie dans l’œil du cyclone, beaucoup de monde, le garçon l’attrape par les deux bras et crie : « Vous vous calmez ou j’appelle les flics ! » D’un geste des épaules, elle se dégage et se met à courir, le garçon hurle, court après elle, la foule les suit, dix mètres, vingt mètres, elle ne sait plus où aller, la main du garçon tombe sur son épaule, impérative :

— Vous payez le café ! hurle-t-il.

Elle se retourne. Le type la regarde d’un air fébrile. Leurs regards se heurtent dans une guerre des volontés. Lui, c’est un homme. Sophie sent qu’il va y tenir, à cette victoire, il en est déjà rouge. Alors elle sort son enveloppe, dans laquelle il n’y a que des grosses coupures, ses cigarettes tombent, elle ramasse le tout, il y a maintenant tellement de monde autour d’eux, elle respire à fond, renifle, essuie à nouveau ses larmes d’un revers de main, prend un billet de cinquante, le fourre dans la main du garçon. Ils sont au milieu de la gare, un large cercle de badauds et de voyageurs interrompus par l’intérêt du fait divers. Le garçon plonge la main dans sa poche ventrale pour lui rendre la monnaie et Sophie sent, à la lenteur appliquée de ses gestes, qu’il est en train de vivre son heure de gloire. Il prend un temps infini, sans regarder autour, concentré, comme si le public n’existait pas et qu’il était là dans son rôle le plus naturel, celui de l’autorité calme. Sophie sent ses nerfs se tendre. Ses mains la démangent. Toute la gare semble s’être donné rendez-vous autour d’eux. Le garçon compte scrupuleusement, de deux à cinquante en posant chaque billet et chaque pièce dans sa main ouverte, tremblante. Sophie ne voit que le sommet de son crâne blanchâtre, les gouttelettes de sueur à la naissance des cheveux clairsemés. Envie de vomir.

Sophie prend sa monnaie, se retourne et traverse la foule des curieux, complètement égarée.

Elle marche. Elle a l’impression de tituber mais non, elle marche droit, simplement elle est si fatiguée. Une voix.

— On peut aider ?

Rauque, sourde.

Elle se retourne. Dieu quelle déprime. Le pochard qui est là, en face d’elle, c’est toute la misère du monde, le SDF majuscules.

— Non, ça va aller, merci…, lâche-t-elle.

Puis elle se remet en route.

— Parce qu’y faut pas s’gêner, hein ! On est tous dans la même ga…

— Barre-toi et me fais pas chier !

Le type bat en retraite immédiatement en grognant quelque chose qu’elle fait semblant de ne pas comprendre. Tu as peut-être tort, Sophie. Peut-être que c’est lui qui a raison, peut-être que tu en es là, malgré tes grands airs. SDF.

« Dans ta valise, il y avait quoi ? Des fringues, des conneries, le plus important, c’est l’argent. »

Elle fouille fébrilement ses poches et pousse un soupir de soulagement : ses papiers sont bien là, avec son argent. L’essentiel est préservé. Alors, encore une fois, réfléchir. Elle sort de la gare en plein soleil. Devant elle, la ligne des cafés, des brasseries, partout des voyageurs, des taxis, des voitures, des bus. Et juste là, un petit muret en béton qui matérialise la file d’attente des taxis. Quelques personnes sont assises, certaines lisent, un homme téléphone d’un air absorbé, son agenda sur les genoux. Elle s’avance, s’assoit à son tour, sort son paquet de cigarettes, et fume en fermant les yeux. Se concentrer. Brusquement, elle pense à son téléphone portable. Ils vont la mettre sur écoute. Ils vont voir qu’elle a tenté d’appeler chez les Gervais. Elle ouvre son appareil, elle en sort fébrilement la carte SIM et la jette dans la bouche d’égout. Même le téléphone, le jeter.

Elle est venue à la gare de Lyon par réflexe. Pourquoi ? Pour aller où ? Mystère… Elle cherche. Et voilà, elle se souvient : Marseille, c’est ça, là où elle est allée avec Vincent, il y a si longtemps. Ils sont descendus en riant dans un hôtel très moche, près du Vieux-Port, parce qu’ils n’avaient rien trouvé d’autre et qu’ils avaient terriblement envie de se fourrer entre les draps. Quand le type de l’accueil avait demandé leur nom, Vincent avait dit : « Stefan Zweig » parce que c’était leur auteur préféré à cette époque. Il avait fallu l’épeler. Le type leur avait demandé s’ils étaient polonais. Vincent avait répondu : « Autrichiens. D’origine… » Ils sont descendus une nuit sous un faux nom, incognito, c’est pour cela que… Et l’idée la frappe : son réflexe a été d’aller là où elle est déjà allée, Marseille ou ailleurs, peu importe, mais dans un lieu connu, même vaguement, parce que c’est rassurant et ça, c’est exactement ce qu’on va attendre d’elle. On va la chercher là où il est plausible qu’elle aille et c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire. À partir de maintenant, il faut oublier tous tes repères, Sophie, c’est vital. Il faut imaginer. Faire des choses que tu n’as jamais faites, aller là où tu ne seras pas attendue. Soudain, l’idée de ne plus pouvoir se rendre chez son père la fait paniquer. Il y a près de six mois qu’elle n’est pas allée le voir et c’est maintenant une destination impossible. Sa maison doit être surveillée, son téléphone sur écoute lui aussi. La silhouette inaltérable du vieil homme est devant elle ; éternellement longiligne et solide, comme taillée dans le chêne, aussi vieux, aussi fort. Sophie avait choisi Vincent sur le même modèle : long, calme, serein. C’est ça qui va lui manquer. Lorsque tout s’est écroulé, qu’il n’est plus resté que les ruines de sa vie, après la mort de Vincent, son père a été la dernière chose à rester debout. Elle ne pourra plus aller le voir, ni parler avec lui. Tout à fait seule au monde, comme s’il était mort lui aussi. Elle ne parvient pas à imaginer à quoi pourra ressembler un monde où son père sera vivant, quelque part, mais où elle ne pourra plus lui parler ni l’entendre. Comme si elle-même était morte.


Cette perspective lui donne alors le vertige, comme si elle entrait, sans espoir de retour, dans un autre monde, hostile, un monde où rien ne serait connu, où tout serait risque, où toute spontanéité devrait être abandonnée : faire sans cesse du nouveau. Elle ne sera plus jamais en sécurité nulle part, il n’y aura pas un lieu où elle pourra donner son nom, Sophie n’est plus personne, juste une fugitive, quelqu’un qui est mort de peur, avec une vie d’animal, entièrement tournée vers la survie, le contraire même de la vie.

Un épuisement la saisit : tout cela vaut-il vraiment la peine ? Qu’est-ce que c’est que la vie, maintenant ? Bouger, ne pas rester en place… Tout cela est voué à l’échec, elle n’est pas de taille à lutter. Elle n’a pas l’âme d’une fugitive, elle n’est qu’une criminelle. Elle ne saura jamais. On va te retrouver si facilement… Un long soupir de rémission lui échappe : se rendre, aller à la police, dire ce qui est vrai, qu’elle ne se souvient de rien… que tout cela devait arriver un jour, qu’il y a en elle une telle rancune, une telle haine pour le monde… Il vaut mieux tout arrêter là. Elle ne veut pas de cette vie qui l’attend. Mais à quoi ressemblait donc sa vie, avant ? Il y a longtemps déjà qu’elle ne ressemblait plus à rien. Elle a maintenant le choix entre deux existences inutiles… Elle est si fatiguée… Elle se dit : « Il faut arrêter. » Et pour la première fois, cette solution lui semble concrète. « Je vais me rendre », et elle n’est même pas surprise d’employer une expression de meurtrière. Il n’a pas fallu deux ans pour qu’elle devienne folle, pas une nuit pour qu’elle redevienne une criminelle, pas deux heures pour devenir une femme traquée, avec son cortège de peurs, de suspicion, de ruses, d’angoisses, de tentatives d’organisation, d’anticipation et même, maintenant, son vocabulaire. C’est la seconde fois de sa vie qu’elle mesure à quel point une vie normale peut basculer, en une seconde, dans la folie, dans la mort. C’est fini. Tout doit se terminer là. Elle ressent un grand bien-être maintenant. Même la terreur d’être internée, qui l’a tant fait courir, s’estompe. L’hôpital psychiatrique maintenant n’est plus l’enfer mais une sorte de solution douce. Elle écrase sa cigarette, en allume une autre. Après celle-là, j’y vais. Une dernière cigarette et puis après, c’est dit, elle téléphone, elle fait le 17. C’est ça ? Le 17 ? Peu importe maintenant, elle parviendra bien à se faire comprendre, à expliquer. Tout vaut mieux que ces heures qu’elle vient de passer. Tout, plutôt que cette folie.

Elle souffle la fumée loin d’elle, en expirant très fort, et c’est exactement à ce moment qu’elle entend la voix de la femme.

6

— Je suis désolée…

La fille en gris est là, tenant nerveusement son petit sac à main. Elle esquisse ce qui chez elle doit ressembler à un sourire. Sophie n’est même pas surprise.

Elle la regarde un moment, puis :

— C’est rien, dit-elle, laissez tomber. Il y a des jours comme ça.

— Je suis désolée, répète la fille.

— Vous n’y pouvez rien, laissez tomber.

Mais la fille reste plantée là, comme une nouille. Sophie la regarde vraiment pour la première fois. Pas si laide, triste. La trentaine, un visage long, des traits fins, des yeux vifs.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Me rapporter ma valise ! Ça serait une bonne idée, ça, de me rapporter ma valise !

Sophie se lève et prend le bras de la fille.

— Je suis un peu remontée. Ne vous en faites pas. Il faut que je parte maintenant.

— Vous aviez des objets de valeur ?

Elle se retourne.

— Je veux dire… Dans la valise, vous aviez des objets de valeur ?

— Suffisamment pour avoir envie de les emmener.

— Qu’allez-vous faire ?

Bonne question. N’importe qui répondrait : je vais rentrer chez moi. Mais Sophie est sèche, rien à dire, nulle part où aller.

— Je vous offre un café ?

La jeune femme la regarde avec insistance. Ce n’est pas une proposition, ça ressemble à une supplique. Elle ne sait pas pourquoi, Sophie dit simplement :

— Au point où j’en suis…

Une brasserie en face de la gare.

Sans doute à cause du soleil, la fille s’est tout de suite dirigée vers la terrasse, mais Sophie veut être au fond. Elle a dit : « Pas en vitrine. » La fille lui a rendu son sourire.

On ne sait pas quoi se dire, on attend les cafés.

— Vous arrivez ou vous partez ?

— Hein ? Oh, j’arrive. De Lille.

— Par la gare de Lyon ?

C’est mal parti. Sophie a une brusque envie de planter la fille là, avec ses scrupules tardifs et son air de chien battu.

— J’ai changé de gare…

Elle improvise. Et elle enchaîne aussitôt :

— Et vous ?

— Non, moi je ne voyage pas.

La fille hésite sur la suite et choisit la diversion :

— J’habite ici. Je m’appelle Véronique.

— Moi aussi, répond Sophie.

— Vous vous appelez Véronique aussi ?

Sophie se rend compte que tout sera beaucoup plus difficile que prévu, qu’elle n’a pas eu le temps de se préparer à ce genre de question, que tout reste à faire. Se mettre dans un autre état d’esprit.

Elle fait un vague geste d’assentiment qui peut vouloir dire à peu près n’importe quoi.

— C’est drôle, dit la fille.

— Ça arrive…

Sophie allume une cigarette, tend son paquet. La fille allume sa cigarette avec une sorte de grâce. Incroyable ce que cette fille, caparaçonnée dans son uniforme gris, est différente vue de près.

— Vous faites quoi ? demande Sophie. Dans la vie…

— Traductrice. Et vous ?

En quelques minutes, au fil de la conversation, Sophie s’est inventé une nouvelle vie. Ça fait un peu peur au début, et puis, finalement, c’est comme un jeu, il suffit de penser tout le temps aux règles. D’un seul coup, elle a un choix extraordinaire. Pourtant, elle fait comme ces gagnants à la loterie qui pourraient refaire leur vie et qui s’achètent le même pavillon que les autres. Alors la voici devenue Véronique, enseignante en arts plastiques dans un lycée lillois, célibataire, venue quelques jours voir ses parents en banlieue parisienne.

— L’Académie de Lille est en vacances ? demande Véronique.

C’est ça le problème : l’enchaînement qui risque d’entraîner trop loin…

— J’ai pris un congé. Mon père est malade. Enfin… (elle sourit), de vous à moi, pas vraiment malade : j’avais envie de quelques jours à Paris. Je devrais avoir honte…

— Où habitent-ils ? Je peux vous déposer, j’ai une voiture.

— Non, ça ira très bien, vraiment, non, merci…

— Ça ne me dérange pas du tout.

— C’est gentil à vous, mais ça ne sera pas nécessaire.

Elle a dit ça d’une voix coupante, du coup le silence s’installe à nouveau entre elles.

— Ils vous attendent ? Vous devriez peut-être leur téléphoner ?

— Oh non !

Elle a répondu trop vite : du calme, du sang-froid, prends ton temps, Sophie, ne dis pas n’importe quoi…

— En fait, je devais arriver demain matin…

— Ah, dit Véronique en écrasant sa cigarette. Vous avez mangé ?

C’est bien la dernière chose à laquelle elle pouvait penser.

— Non.

Elle regarde l’horloge murale : 13 h 40.

— Alors je peux vous inviter à déjeuner ? Pour m’excuser… pour la valise… J’habite juste à côté… Je n’ai pas grand-chose mais on doit bien trouver quelque chose de mangeable dans le frigo.

Ne rien faire comme avant, Sophie, souviens-toi. Aller là où personne ne t’attend.

— Pourquoi pas, répond-elle.

On se sourit. Véronique règle les consommations. Au passage, Sophie achète deux paquets de cigarettes et lui emboîte le pas.

Boulevard Diderot. Immeuble bourgeois. Elles ont marché côte à côte en continuant à échanger les banalités d’usage. À peine arrivée devant l’immeuble de Véronique, Sophie regrette déjà. Elle aurait dû dire non, elle aurait dû partir. Elle devrait déjà être loin de Paris, dans une direction improbable. Elle a accepté par faiblesse, par fatigue. Alors elle suit mécaniquement, elles entrent dans le hall de l’immeuble, Sophie se laisse guider comme une visiteuse occasionnelle. L’ascenseur. Véronique appuie sur le bouton du quatrième, ça brinquebale, ça crisse, ça secoue, ça monte quand même et ça s’arrête brutalement, dans un hoquet. Véronique sourit :

— Ce n’est pas le confort…, s’excuse-t-elle en ouvrant son sac à la recherche de sa clé.

Ce n’est pas le confort, mais ça vous sent la bourgeoisie friquée dès l’entrée. L’appartement est grand, vraiment grand. Le salon est une pièce double à deux fenêtres. À droite, le salon en cuir fauve, à gauche, le piano quart de queue, au fond la bibliothèque…

— Entrez, je vous en prie…

Sophie entre là comme dans un musée. Tout de suite, le décor lui rappelle, sur un mode mineur, l’appartement de la rue Molière où en ce moment même…

Machinalement, elle cherche l’heure, la trouve sur une petite horloge dorée posée sur la cheminée d’angle : 13 h 50.

Dès leur arrivée, Véronique s’est précipitée dans la cuisine, soudain animée, presque pressée. Sophie entend sa voix et répond distraitement en examinant les lieux. Son regard s’attache une fois encore à la pendulette. Les minutes ne passent pas. Elle respire à fond. Faire attention à ses réponses, murmurer des : « Oui, bien sûr… » et tenter de reprendre ses esprits. C’est un peu comme si elle s’éveillait d’une nuit trop agitée et qu’elle se retrouvait dans un lieu inconnu. Véronique s’agite, parle vite, elle ouvre des placards, met en route le micro-ondes, claque la porte du réfrigérateur, dresse une table. Sophie demande :

— Je peux vous aider…?

— Non, non, dit Véronique.

Une parfaite petite maîtresse de maison. En quelques minutes, il y a sur la table une salade, du vin, du pain presque frais (« Il est d’hier », « ça ira très bien… ») qu’elle tranche d’un couteau très appliqué.

— Alors, traductrice…

Sophie cherche un sujet de conversation. Ce n’est plus la peine. Maintenant qu’elle est chez elle, Véronique est devenue bavarde.

— Anglais et russe. Ma mère est russe : ça aide !

— Vous traduisez quoi ? Des romans ?

— Je voudrais bien, mais je travaille plutôt sur des sujets techniques : des courriers, des brochures, des choses comme ça.

La conversation suit un cours sinueux, on parle de travail, de famille. Sophie s’improvise des relations, des collègues, une famille, une belle vie toute neuve, en prenant soin de s’éloigner le plus possible de la réalité.

— Et vos parents, où habitent-ils, déjà ? demande Véronique.

— Chilly-Mazarin.

C’est venu d’un coup, elle ne sait pas d’où ça sort.

— Ils font quoi ?

— Je les ai mis à la retraite.

Véronique a débouché le vin, elle sert une fricassée de légumes avec des lardons.

— C’est du surgelé, je vous préviens…

Sophie a découvert subitement qu’elle avait faim. Elle mange, elle mange. Le vin lui donne une agréable sensation de bien-être. Heureusement, Véronique est assez bavarde. Elle s’en tient à des généralités mais elle a un solide sens de la conversation, mêlant futilités et anecdotes. Tout en mangeant, Sophie attrape des bribes d’informations sur ses parents, ses études, le petit frère, le voyage en Écosse… Le flot se tarit au bout d’un moment.

— Mariée ? demande Véronique en désignant la main de Sophie.

Malaise…

— Plus maintenant.

— Et vous la gardez quand même ?

Penser à la retirer. Sophie improvise.

— L’habitude, je suppose. Et vous ?

— J’aurais bien aimé prendre l’habitude.

Elle a répondu avec un sourire gêné qui cherche une complicité de femmes. En d’autres circonstances, peut-être, se dit Sophie. Mais pas là…

— Et…?

— Ça sera pour une autre fois, je crois.

Elle apporte du fromage. Pour quelqu’un qui ne sait pas ce qu’elle a dans son frigo…

— Et donc, vous vivez seule ?

Elle hésite.

— Oui…

Elle penche la tête sur son assiette, puis la relève, regarde Sophie bien en face, comme pour la provoquer.

— Depuis lundi… C’est pas vieux.

— Ah…

Ce que Sophie sait, c’est qu’elle ne veut pas savoir. Ne pas s’en mêler. Elle veut finir son repas et partir. Elle n’est pas bien. Elle veut partir.

— Ça arrive, dit-elle bêtement.

— Oui, dit Véronique.

On cause encore un peu mais il y a quelque chose de brisé dans la conversation. Un petit malheur privé s’est installé entre elles.

Et le téléphone sonne.

Véronique tourne la tête vers le couloir, comme si elle attendait que le correspondant entre dans la pièce. Elle soupire. Une sonnerie, deux. Elle s’excuse, se lève, s’avance vers le couloir. Elle décroche.

Sophie termine son verre de vin, se ressert, regarde par la fenêtre. Véronique a repoussé la porte mais sa voix parvient au salon, étouffée. Situation gênante. Elle ne serait pas dans le couloir de l’entrée, Sophie prendrait son blouson et partirait comme ça, maintenant, sans rien dire, comme une voleuse. Elle perçoit quelques mots, tente machinalement de recomposer la conversation.

La voix de Véronique est grave et dure.

Sophie se lève, fait quelques pas pour s’éloigner de la porte mais la distance ne change rien à l’affaire, la voix maintenant sourde de Véronique s’entend comme si elle était là, dans la pièce. Ce sont des mots terribles de rupture banale. La vie de cette fille ne l’intéresse pas (« Terminé, je t’ai dit : c’est terminé »). Sophie se fout de ses amours ratées, elle s’approche de la fenêtre (« Nous en avons parlé cent fois, on ne va pas recommencer maintenant…! »). Sur sa gauche, un petit secrétaire. L’idée vient juste de germer en elle. Elle se penche pour mesurer le cours de la conversation. On en est à : « Fous-moi la paix, je te dis », ça lui laisse encore un peu de temps, elle abaisse doucement le panneau central du secrétaire et découvre, au fond, deux rangées de tiroirs. « Ce genre de choses, ça n’a aucune prise sur moi, je t’assure… » Dans le second, elle trouve des billets de deux cents, pas nombreux. Elle en compte quatre. Elle les fourre dans sa poche en continuant de chercher. Sa main (« Tu t’imagines peut-être m’impressionner avec ça ? ») rencontre la couverture rigide du passeport. Elle l’ouvre mais elle en remet l’examen à plus tard. Elle le fourre dans sa poche. Sophie attrape un carnet de chèques entamé. Le temps de filer vers le canapé et de fourrer le tout dans la poche intérieure de son blouson et on en est à : « Pauvre type ! » Puis il y a un « Pauvre mec ! » et enfin un « Pauvre con ! ».

Et le téléphone est violemment raccroché. Silence. Véronique reste dans le couloir. Sophie tâche de prendre une mine de circonstance, une main sur son blouson.

Véronique revient enfin. Elle s’excuse gauchement, tente de sourire :

— Je suis désolée, vous devez être… Je suis désolée…

— Ça ne fait rien…

Sophie enchaîne :

— Je vais vous laisser.

— Non, non, dit Véronique. Je vais faire du café.

— Il vaut mieux que je parte…

— Il y en a pour une minute, je vous assure !

Véronique s’essuie les yeux d’un revers de main, tente un sourire.

— C’est idiot…

Sophie se donne un quart d’heure et, quoi qu’il arrive, elle part.

De la cuisine, Véronique commente :

— Depuis trois jours, il n’arrête pas de m’appeler. J’ai tout essayé, j’ai débranché, mais pour mon travail, ça n’est pas très pratique. Laisser sonner, ça me crispe. Alors de temps en temps, je vais boire un café… Il va bien se lasser, mais c’est un drôle de type. Le genre qui s’accroche, quoi…

Elle pose des tasses sur la table basse du salon.

Sophie se rend compte qu’elle a abusé du vin. Le décor s’est mis lentement en mouvement autour d’elle, l’appartement bourgeois, Véronique, tout commence à se mélanger, arrive bientôt le visage de Léo, la pendulette posée sur la cheminée, la bouteille de vin vide sur la table, la chambre d’enfant quand elle y entre, avec le lit bombé par les couvertures, les tiroirs qui claquent et le silence quand elle prend peur. Les objets dansent devant ses yeux, l’image du passeport qu’elle fourre dans la poche de son blouson. Une onde la submerge, tout semble s’éteindre progressivement, fondu au noir. De très loin, elle perçoit la voix de Véronique qui demande : « Ça ne va pas ? », mais c’est une voix qui vient du fond d’un puits, une voix qui résonne, Sophie sent son corps se ramollir, puis s’affaisser et subitement, tout s’éteint.


Là encore, c’est une scène qu’elle revoit très bien. Aujourd’hui, elle pourrait dessiner chaque meuble, chaque détail, jusqu’au papier peint du salon.

Elle est allongée sur le canapé, une jambe pendante posée au sol, elle se masse les yeux à la recherche d’une ombre de conscience, elle les ouvre par intermittence, et sent que quelque chose en elle résiste, qui veut rester dans son sommeil, loin de tout. Elle est si épuisée depuis ce matin, il s’est passé tant de choses… Elle s’accoude enfin, se tourne vers le salon et ouvre les yeux avec lenteur.

Juste au pied de la table gît le corps de Véronique, baignant dans une mare de sang.

Son premier geste est de lâcher le couteau de cuisine qu’elle tient à la main et qui tombe sur le parquet avec un bruit sinistre.


Comme un rêve. Elle se lève et titube. Machinalement, elle tente d’essuyer sa main droite sur son pantalon, mais le sang est déjà trop sec. Son pied glisse dans la mare qui s’étale lentement sur le parquet et elle se raccroche in extremis à la table. Elle tangue un instant. En fait, elle est ivre. Sans s’en rendre compte, elle a attrapé son blouson, elle le traîne derrière elle, comme une laisse. Comme un fil de lampe. Elle parvient au couloir en s’appuyant aux murs. Là, son sac. Ses yeux sont de nouveau brouillés de larmes, elle renifle. Et elle tombe sur les fesses. Elle enfouit son visage entre ses bras roulés dans son blouson. Sensation bizarre sur le visage, elle relève la tête. Son blouson a traîné dans le sang et elle vient d’essuyer ses joues dessus… Lave-toi le visage avant de sortir, Sophie. Lève-toi.

Mais l’énergie lui manque. C’est trop. Cette fois, elle s’allonge sur le sol, la tête contre la porte d’entrée, prête à retomber dans le sommeil, prête à tout plutôt qu’à affronter cette réalité. Elle ferme les yeux. Et soudain, comme si des mains invisibles la soulevaient par les épaules… Aujourd’hui encore, elle reste incapable de dire ce qui s’est passé, mais la voici de nouveau assise. Puis de nouveau debout. Titubante mais debout. Elle sent monter en elle une résolution sauvage, un truc très animal. Elle s’avance dans le salon. D’où elle est, elle ne distingue que les jambes de Véronique, à demi sous la table. Elle s’approche. Le corps est couché sur le côté, le visage disparaît derrière les épaules. Sophie s’approche un peu plus, se penche : tout le chemisier est noir de sang. Il y a une large plaie en plein milieu du ventre, là où est entré le couteau. L’appartement est silencieux. Elle s’avance jusqu’à la chambre. Ces dix pas lui ont coûté toute l’énergie dont elle disposait et elle s’assoit sur le coin du lit. Un mur de la chambre est couvert de portes de placard. Les deux mains sur les genoux, Sophie s’approche péniblement de la première et l’ouvre. Il y a là de quoi rhabiller un orphelinat. Elles ont à peu près la même taille. Sophie ouvre la seconde porte, la troisième, trouve enfin une valise qu’elle lance sur le lit, grande ouverte. Elle choisit des robes parce qu’elle n’a pas le temps de chercher ce qui pourra aller avec les jupes. Elle prend trois jeans usés. Le mouvement la fait remonter à la vie. Sans même y réfléchir, elle sélectionne ce qui lui ressemble le moins. Derrière la porte suivante, elle trouve les tiroirs avec les sous-vêtements. Elle en jette une poignée dans la valise. Pour les chaussures, d’un simple coup d’œil, elle voit que la gamme va du plus moche au plus laid. Elle ponctionne deux paires de choses et une paire de tennis. Puis elle s’assoit sur la valise pour la fermer et elle la tire jusqu’à l’entrée où elle l’abandonne près de son sac. Dans la salle de bains, elle se lave les joues sans se regarder. Elle aperçoit dans la glace la manche droite de son blouson noircie par le sang, elle le retire immédiatement, comme s’il était en feu. De retour dans la chambre, elle ouvre de nouveau le placard, prend quatre secondes pour choisir un blouson, opte pour un bleu sans aucun caractère. Le temps de fourrer dans les poches tout ce qui se trouvait dans le sien, elle est à la porte de l’appartement, l’oreille collée contre le panneau.

Elle se revoit parfaitement. Elle ouvre la porte délicatement, saisit la valise d’une main, son sac de l’autre, descend sans précipitation, le cœur retourné, le visage maintenant sec de larmes, comme à bout de souffle. Dieu que cette valise est lourde. Sans doute parce qu’elle est épuisée. Quelques pas et elle tire la porte cochère, débouche sur le boulevard Diderot et prend tout de suite à gauche, dos à la gare.

7

Elle a posé sur le lavabo le passeport ouvert sur la photographie et elle se regarde dans la glace. Son regard fait plusieurs allers et retours. Elle reprend le passeport en main et consulte la date de délivrance : 1993. C’est assez vieux pour passer. Véronique Fabre, née le 11 février 1970. Pas trop de différence. À Chevreaux. Elle ne se fait même pas une vague idée de l’endroit où Chevreaux peut bien se trouver. Quelque part au centre de la France ? Rien à en dire. Se renseigner.

Traductrice. Véronique a dit qu’elle traduisait du russe et de l’anglais. Sophie, les langues… Un peu d’anglais, très peu d’espagnol, et tout ça est maintenant si loin. Si elle doit justifier de sa profession, rien n’ira plus, mais elle ne voit pas comment cette catastrophe pourrait arriver. Trouver d’autres langues improbables, le lituanien ? L’estonien ?

La photo, très impersonnelle, montre une femme banale, aux cheveux courts, aux traits communs. Sophie se regarde dans la glace. Son front est plus haut, son nez plus large, son regard même est si différent… Il faut pourtant faire quelque chose. Elle se penche et ouvre le sac plastique dans lequel elle a enfourné tout ce qu’elle vient d’acheter au Monoprix du boulevard : des ciseaux, une trousse de maquillage, des lunettes noires, de la teinture pour cheveux. Un dernier coup d’œil dans la glace. Et elle se met au travail.

8

Elle tente de lire son destin. Debout sous le panneau d’affichage, sa valise posée par terre à côté d’elle, elle parcourt les destinations, les horaires, les numéros des voies. Qu’elle choisisse telle destination plutôt que telle autre et tout peut basculer. Dans un premier temps, éviter les TGV dans lesquels on reste enfermé. Chercher une ville peuplée dans laquelle se fondre sans difficulté. Prendre un billet pour le terminus mais descendre avant, pour le cas où l’employé du guichet se souviendrait de sa commande. Elle rafle une série de dépliants et, sur la table ronde d’un snack, confectionne un parcours savant qui, après six correspondances, peut la conduire de Paris à Grenoble. Le voyage sera long, le temps pour elle de se reposer.

Les guichets automatiques sont littéralement pris d’assaut. Elle passe devant les comptoirs. Elle veut choisir. Pas de femmes, qui sont réputées plus observatrices. Pas un homme trop jeune à qui elle risquerait de plaire vaguement et qui se souviendrait d’elle. Elle trouve son bonheur en fin de comptoir et prend sa place dans la file d’attente. C’est un système où chacun se dirige vers le premier guichet libre. Il va falloir manœuvrer subtilement pour obtenir celui qu’elle veut.

Elle retire ses lunettes de soleil. Elle aurait dû le faire plus tôt pour ne pas se faire remarquer. Il faudra y penser maintenant. La file d’attente est longue mais son tour arrive encore un peu tôt pour elle, elle s’avance discrètement, fait semblant de ne pas voir une resquilleuse passer devant elle et se retrouve exactement où elle voulait. Il y a un dieu pour les criminelles. Elle tâche d’affermir sa voix, fait mine de fouiller dans son sac en demandant un billet pour Grenoble par le train de 18 h 30.

— Je vais voir s’il reste de la place, répond l’employé qui pianote immédiatement sur son terminal.

Elle n’a pas pensé à ça. Elle ne peut plus changer de destination, ni renoncer à prendre un billet, ce petit fait pourrait rester dans la mémoire de l’employé qui fixe son écran en attendant la réponse du service central. Elle ne sait pas quoi faire, hésite à se retourner et à partir, tout de suite, vers une autre gare, une autre destination.

— Désolé, répond enfin l’employé en la regardant pour la première fois, celui-ci est complet.

Il tape sur son clavier.

— Il reste des places dans le 20 h 45…

— Non, merci…

Elle a parlé trop vite. Elle tente de sourire.

— Je vais réfléchir…

Elle sent que ça se passe mal. Ce qu’elle dit n’est pas crédible, ce n’est pas ce que dirait une voyageuse normale en pareil cas, mais rien d’autre ne lui est venu. Il faut déguerpir. Elle reprend son sac. Le client suivant est déjà derrière elle et attend sa place, pas de temps à perdre, elle se détourne et s’en va.

Il lui faut maintenant trouver un autre guichet, une autre destination mais aussi une autre stratégie, demander autrement pour pouvoir choisir sans hésiter. Malgré son casting, l’idée que le guichetier va se souvenir d’elle la tétanise. C’est à ce moment-là qu’elle aperçoit l’enseigne Hertz dans le hall de la gare. À cette heure-ci, son nom est connu, repéré, recherché, mais pas celui de Véronique Fabre. Elle peut régler en espèces, par chèque. Et une voiture, c’est tout de suite l’autonomie, la liberté de mouvement, cette pensée emporte tout, elle pousse déjà la porte vitrée de l’agence.

Vingt-cinq minutes plus tard, un employé suspicieux lui fait faire le tour d’une Ford Fiesta bleu marine pour constater son excellent état. Elle lui répond par un sourire volontariste. Elle a eu le temps de réfléchir et se sent maintenant forte pour la première fois depuis des heures. On s’attend sans doute à ce qu’elle s’éloigne rapidement de Paris. Dans l’immédiat, sa stratégie repose sur deux décisions : ce soir, prendre une chambre dans un hôtel de banlieue parisienne, demain, acheter une paire de plaques d’immatriculation et le matériel nécessaire pour changer celles-ci.

Tandis qu’elle s’enfonce dans la banlieue parisienne, elle se sent un peu libérée.

« Je suis vivante », pense-t-elle.

Ses larmes commencent à remonter.

9

Mais où est passée Sophie Duguet ?

LE MATIN | 13.02.2003 | 14 h 08

Les experts étaient pourtant formels et, selon les sources, le pronostic ne variait que de quelques heures : au pire, Sophie Duguet serait arrêtée sous quinzaine.

Or, il y a maintenant plus de huit mois que la femme la plus recherchée de France a disparu.

Communiqué après communiqué et au fil des conférences de presse et des déclarations, police judiciaire et ministère de la Justice ne cessent de se renvoyer la balle.

Rappel des faits.


Le 28 mai dernier, peu avant midi, la femme de ménage de M. et Mme Gervais découvre le corps du petit Léo, six ans. L’enfant a été étranglé dans son lit avec une paire de lacets de chaussures de montagne. L’alerte est aussitôt donnée. Très vite, les soupçons se portent sur sa nurse, Sophie Duguet, née Auverney, vingt-huit ans, qui avait la charge de l’enfant et qui demeure introuvable. Les premières constatations sont accablantes pour la jeune femme : l’appartement n’a pas été fracturé, Mme Gervais, la maman, a laissé Sophie Duguet dans l’appartement le matin vers 9 heures alors qu’elle pensait l’enfant encore en train de dormir… L’autopsie révélera qu’à cette heure, l’enfant était déjà mort depuis longtemps, sans doute étranglé dans son sommeil au cours de la nuit.

La police judiciaire espérait d’autant plus une arrestation rapide que, dans les jours qui suivirent, ce crime provoqua des torrents d’indignation. Sa médiatisation devait sans doute beaucoup au fait que la petite victime était le fils d’un proche collaborateur du ministre des Affaires étrangères. On se souvient que l’extrême droite, en la personne de Pascal Mariani, et quelques associations, dont certaines sont pourtant réputées dissoutes, en profitèrent pour réclamer le rétablissement de la peine de mort pour les « crimes particulièrement odieux », bruyamment relayées en cela par le député de droite Bernard Strauss.

Selon le ministère de l’Intérieur, cette cavale n’avait guère de chance de se prolonger. La rapidité de la réaction de la police n’avait sans doute pas permis à Sophie Duguet de quitter le territoire. Aéroports et gares restaient en état d’alerte. « Les rares cavales réussies ne le doivent qu’à l’expérience et à une intense préparation », assurait avec confiance le commissaire Bertrand, de la police judiciaire. Or, la jeune femme ne disposait que de moyens financiers très réduits et n’avait pas de relations susceptibles de l’aider efficacement, à l’exception de son père, Patrick Auverney, architecte retraité, immédiatement placé sous surveillance par la police.

Selon le ministère de la Justice, cette arrestation était l’affaire de « quelques jours ». L’Intérieur se risquait même à pronostiquer un délai maximum de « huit à dix jours ». Plus prudente, la police évoquait « quelques semaines au plus… ». Il y a de cela plus de huit mois.

Que s’est-il passé ? Personne ne le sait précisément. Mais le fait est là : Sophie Duguet s’est littéralement volatilisée. Avec un aplomb étonnant, la jeune femme a quitté l’appartement où gisait le corps du petit Léo. Elle est passée à son domicile ramasser des papiers et des vêtements, elle est ensuite allée à sa banque, où elle a retiré la quasi-totalité de ce qu’elle possédait. Sa présence à la gare de Lyon est avérée, après quoi on perd totalement sa trace. Les enquêteurs sont certains que rien de tout cela, ni l’assassinat de l’enfant ni les modalités de sa fuite, n’était prémédité. Cela laisse inquiet sur la capacité de Sophie Duguet à improviser.

Presque tout reste mystérieux dans cette affaire. Les véritables motivations de la jeune femme, par exemple, sont inconnues. Tout au plus les enquêteurs ont-ils évoqué le fait qu’elle a sans doute été durement éprouvée par deux deuils successifs, celui de sa mère, le docteur Catherine Auverney, à qui elle semblait très attachée, décédée en février 2000 d’un cancer généralisé, puis celui de son époux, Vincent Duguet, un ingénieur chimiste de trente et un ans qui, resté paralysé à la suite d’un accident de la route, s’est suicidé l’année suivante. Le père de la jeune femme — et, semble-t-il, son unique soutien — reste sceptique sur ces hypothèses mais refuse de communiquer avec la presse.

Cette affaire est rapidement devenue un véritable casse-tête pour les autorités. Le 30 mai, soit deux jours après le meurtre du petit Léo, le corps de Véronique Fabre, une traductrice de trente-deux ans, est en effet retrouvé à son domicile parisien par son ami, Jacques Brusset. La jeune femme a reçu plusieurs coups de couteau dans le ventre. L’autopsie révèle bientôt que le crime a été commis le jour même de la fuite de Sophie Duguet, sans doute en début d’après-midi. Et l’analyse de l’ADN prélevé sur les lieux du crime atteste, sans l’ombre d’un doute, de la présence de Sophie Duguet dans l’appartement de la victime. Une voiture a par ailleurs été louée par une jeune femme disposant des papiers volés au domicile de Véronique Fabre. Tous les regards se tournent naturellement vers la jeune fugitive.

Bilan provisoire : deux jours après sa fuite, la jeune femme était déjà suspectée d’un double meurtre. La traque redouble alors, mais sans résultat…

Appel à témoin, surveillance de tous les lieux où elle aurait pu trouver refuge, mise en alerte de nombreux « indics », pour l’heure, rien n’y a fait et on se demande même si Sophie Duguet ne serait pas parvenue à quitter la France… Les autorités judiciaires et policières se renvoient discrètement la responsabilité, mais sans enthousiasme : il ne semble pas que cette cavale (pour l’instant réussie) doive quelque chose à des erreurs techniques de part ou d’autre, mais principalement à la détermination farouche de la jeune femme, à une préméditation très bien calculée (contrairement à l’hypothèse de la police) ou à un sens exceptionnel de l’improvisation. La préfecture nie avoir appelé en renfort un spécialiste des situations de crise…

Les filets sont tendus, nous assure-t-on de toutes parts. Il ne reste qu’à attendre. À la PJ, on croise les doigts en espérant que les prochaines nouvelles de Sophie Duguet ne seront pas l’annonce d’un nouveau meurtre… Et pour les pronostics, on se montre évidemment plus que réservé. On hésite entre demain, après-demain et jamais.

10

Sophie marche de façon mécanique, ses hanches ne bougent pas. Elle avance droit devant elle, à la manière d’un jouet à ressort. Après un trop long moment de marche, son rythme se ralentit lentement. Alors elle s’arrête, où qu’elle soit, puis repart, empruntant toujours le même mouvement saccadé.

Ces derniers temps, elle a considérablement maigri. Elle mange peu et n’importe quoi. Elle fume beaucoup, dort mal. Le matin elle s’éveille brusquement, se redresse tout d’un bloc, ne pense à rien, essuie les larmes sur son visage et allume sa première cigarette. Depuis longtemps les choses se passent ainsi. Elles se sont passées ainsi ce matin du 11 mars, comme les autres jours. Sophie occupe un appartement meublé dans un quartier excentré. Elle n’y a ajouté aucune touche personnelle. C’est toujours le même papier peint défraîchi, la même moquette usée, le même canapé épuisé. Sitôt levée, elle allume le téléviseur, un poste antédiluvien qui reçoit toutes les chaînes avec de la neige. Qu’elle le regarde ou pas (en fait, elle passe devant le poste un nombre d’heures considérable), le téléviseur reste allumé. Elle a même pris pour habitude de n’éteindre que le son lorsqu’elle sort. Comme elle rentre souvent très tard, de la rue elle peut voir la fenêtre de son appartement illuminée par des lumières bleues tressautantes. Son premier geste, en rentrant, est de remettre le son. Elle a laissé bien des nuits le poste allumé, s’imaginant que dans son sommeil, son esprit restera connecté au son des émissions et que cela lui évitera les cauchemars. Peine perdue. Du moins se réveille-t-elle avec une présence diffuse, les émissions météo du début de matinée, lorsque le sommeil la quitte au bout de deux heures, le téléachat, devant lequel elle peut rester rivée des heures entières, le journal de la mi-journée quand elle s’assomme volontairement.

Vers 14 heures, Sophie coupe le son et sort. Elle descend l’escalier, allume une cigarette avant de pousser la porte cochère et, comme elle le fait d’habitude, fourre ses mains dans ses poches pour en cacher le tremblement incessant.


— Tu bouges un peu ton cul ou tu veux de l’élan ?

L’heure de pointe. Le fast-food bruisse comme une ruche, des familles entières font la queue au comptoir, les effluves de la cuisine emplissent la salle, les serveuses courent, les clients laissent les plateaux sur les tables avec, dans l’espace fumeurs, des mégots écrasés dans les barquettes en polystyrène, des gobelets de soda renversés, il y en a jusque sous les tables. Sophie s’attelle à la serpillière. Les clients l’enjambent en portant leurs plateaux, dans son dos un groupe de lycéens fait un bruit infernal.

— Laisse tomber, dit Jeanne en passant, c’est un gros con.

Jeanne, une fille maigre au visage vaguement cubiste, est la seule personne avec qui elle est parvenue à sympathiser. Le gros con, quant à lui, n’est nullement gros. Il peut avoir trente ans. Très brun, grand, bodybuilder en soirée, cravaté comme un chef de rayon de grand magasin, il se montre particulièrement sourcilleux sur trois points : les horaires, les salaires et le cul des serveuses. À l’heure du coup de feu, il « mène sa clique » avec une fermeté de légionnaire, et l’après-midi il passe la main sur le cul des filles les plus patientes, les autres ayant rapidement regagné la porte de sortie. Tout va bien pour lui. Tout le monde ici sait qu’il magouille avec son enseigne, que l’hygiène est un concept décoratif et pourquoi il aime passionnément son métier : bon an mal an, il empoche vingt mille euros au noir et saute une quinzaine de serveuses prêtes à tout pour conquérir ou conserver un emploi très inférieur à toutes les normes sociales. Tandis qu’elle passe la serpillière sur le carrelage, Sophie le voit qui la regarde. En fait il ne la regarde pas vraiment. Il évalue, l’air de celui qui pourrait se l’offrir quand il le voudra. Son regard exprime assez bien son sentiment. Ses « filles » sont ses choses. Sophie poursuit son travail en se disant qu’elle ne devra pas tarder à trouver ailleurs.

Il y a six semaines qu’elle travaille ici. Il l’a reçue sans ménagement, lui proposant d’emblée une solution pratique à son problème permanent.

— Tu veux une fiche de paie ou du pognon ?

— Du pognon, a dit Sophie.

Il a dit :

— C’est quoi ton nom ?

— Juliette.

— Allons-y pour Juliette.

Elle a commencé le lendemain même, sans contrat de travail, payée en espèces ; elle ne choisit jamais ses horaires, se voit imposer des coupures aberrantes pendant lesquelles elle n’a pas même le temps de rentrer chez elle, hérite des nocturnes plus souvent que les autres et rentre à la nuit. Elle fait mine de souffrir alors que tout ça l’arrange. Elle a trouvé un logement dans un quartier excentré, à la limite du boulevard occupé par les prostituées dès la tombée de la nuit. Elle n’est pas connue dans son quartier, qu’elle quitte tôt le matin pour rentrer à l’heure où ses voisins sont rivés à leur télé ou couchés. Les soirs où son service se termine trop tard, après le dernier bus, elle s’offre un taxi. Elle profite de ses coupures pour prendre ses marques, chercher un autre logement, un autre travail où on ne lui demandera rien. C’est sa technique depuis le début : elle se pose quelque part et se met immédiatement à la recherche d’un autre point de chute, un autre job, une autre chambre… Ne jamais rester en place. Tourner. Au début, circuler sans papier lui a semblé assez facile, quoique épuisant. Elle dormait toujours très peu, s’appliquait à changer d’itinéraire au moins deux fois par semaine, où qu’elle soit. En repoussant, ses cheveux ont permis une autre coupe. Elle a acheté des lunettes avec des verres blancs. Elle reste attentive à tout. Changer de situation régulièrement. Elle a déjà fait quatre villes. Et celle-ci n’est pas la plus désagréable de toutes. Le plus désagréable, c’est le travail.


Le lundi est la journée la plus compliquée : trois coupures inégales et une amplitude de travail de plus de seize heures. Vers 11 heures, alors qu’elle marchait dans une avenue, elle a décidé de s’installer quelques minutes (« Jamais plus, Sophie, dix minutes maximum ») à une terrasse et de boire un café. Elle a ramassé à l’entrée un journal gratuit aux publicités tapageuses et allumé une cigarette. Le ciel commençait à se couvrir. En buvant son café, elle s’est mise à réfléchir aux semaines à venir (« Toujours anticiper, toujours »). Elle a feuilleté le journal distraitement. Des pages entières consacrées à des publicités pour les téléphones portables, les innombrables annonces de voitures d’occasion… et tout à coup elle s’est arrêtée, a posé sa tasse, écrasé sa cigarette, en a allumé une autre, nerveusement. Elle a fermé les yeux. « Ce serait trop beau, Sophie, non, réfléchis bien. »


Mais elle a beau réfléchir… C’est compliqué mais là, sous ses yeux, elle a peut-être le moyen d’en sortir, la solution définitive, coûteuse en tout mais d’une sûreté sans égale.

Un dernier obstacle, et de taille celui-là, et ensuite tout peut changer.

Sophie s’absorbe un long moment dans sa réflexion. Elle est même tentée, tant son esprit bouillonne, de prendre des notes, mais se l’interdit. Elle se donne quelques jours de réflexion, après quoi, si la solution lui semble toujours bonne, elle effectuera les démarches.

C’est la première fois qu’elle déroge à la règle : elle reste plus d’un quart d’heure à la même place.


Sophie n’arrive pas à dormir. À l’abri chez elle, elle peut se risquer à prendre des notes pour tenter d’y voir plus clair. Tous les éléments sont maintenant rassemblés. Ça tient en cinq lignes. Elle allume une nouvelle cigarette, relit ses notes puis elle les brûle dans le vide-ordures. Tout est maintenant suspendu à une double condition : trouver la bonne personne, et avoir suffisamment d’argent. En arrivant quelque part, sa première précaution a toujours été de placer à la consigne de la gare une valise contenant tout ce qui sera nécessaire en cas de fuite. Outre des vêtements et tout ce qu’il faut pour changer d’apparence (teinture, lunettes, maquillage, etc.), son bagage contient onze mille euros. Mais ça, elle n’a pas idée de ce que ça pourrait coûter. Et si elle n’avait pas assez ?

Comment ce château de cartes pourrait-il tenir debout ? C’est une folie, trop de conditions à réunir. À la réflexion, il lui apparaît qu’à chaque obstacle technique elle a répondu « Ça devrait aller », mais que l’accumulation de toutes ces réserves considérées chacune comme secondaire rend son projet totalement irréaliste.

Elle a appris à se méfier d’elle-même. C’est peut-être même ce qu’elle fait de mieux. Elle prend une profonde inspiration, cherche ses cigarettes et se rend compte qu’elle n’en a plus qu’une. Le réveil marque 7 h 30. Elle ne commence qu’à 11 heures.


Vers 23 heures, elle quitte le restaurant. Il a plu dans l’après-midi, mais la soirée est belle, fraîche. À cette heure-là, elle sait qu’avec un peu de chance… Elle descend le boulevard, prend sa respiration, se demande une dernière fois si elle ne dispose pas d’un autre moyen, sachant très bien qu’elle a fait l’inventaire complet des rares solutions qui s’offrent à elle. Et qu’elle n’a pas trouvé mieux que ça. Tout va se jouer sur son intuition. L’intuition, tu parles…

Les voitures rôdent, s’arrêtent, vitre baissée, pour se renseigner sur les tarifs et évaluer la marchandise. D’autres font demi-tour à l’extrémité du boulevard puis reviennent dans le sens inverse. Au début, lorsqu’elle rentrait tard, elle hésitait à passer là, mais le détour était long et puis, au fond, elle s’était rendu compte que ça ne lui déplaisait pas : elle avait réduit au minimum ses relations avec le monde extérieur et qu’elle trouvait quelque chose de réconfortant à répondre, en riveraine qu’on commence à connaître, au salut vaguement familier de ces femmes qui, comme elle, se demandaient peut-être si elles parviendraient un jour à s’en sortir.

Le boulevard est éclairé de place en place. Sur sa première portion, c’est le boulevard du sida. Les filles très jeunes, comme électrisées, semblent en permanence dans l’attente de la prochaine dose. Elles sont assez jolies pour tapiner sous la lumière. Plus loin, les autres se réfugient dans la pénombre. Et plus loin encore, dans le noir presque complet, c’est le coin des travestis, dont les visages maquillés aux joues bleues émergent parfois de la nuit comme des masques de carnaval.

C’est encore après qu’habite Sophie, dans une partie à la fois plus calme et plus glauque. La femme à laquelle elle a pensé est là. Une cinquantaine d’années, blonde décolorée, plus grande que Sophie, avec un corsage volumineux qui doit attirer une certaine clientèle. Elles se regardent et Sophie s’arrête devant elle.

— Je suis désolée… J’ai besoin d’un renseignement.

Sophie entend sa voix résonner, claire, nette. Elle est même surprise de son assurance.

Et avant que la femme ait eu le temps de répondre :

— Je peux payer, ajoute-t-elle en laissant apercevoir la coupure de cinquante euros qu’elle tient au creux de sa main.

La femme la dévisage un court instant puis regarde autour d’elle, sourit vaguement et dit, d’une voix enrouée par les cigarettes :

— Ça dépend du renseignement…

— J’ai besoin d’un papier…, dit Sophie.

— Quel papier ?

— Extrait d’acte de naissance. N’importe quel nom, ce qui m’intéresse, c’est la date. Enfin… l’année. Vous savez peut-être où je peux m’adresser…

Dans son scénario idéal, Sophie rencontrait une sorte de compassion, de connivence même, mais c’était un accès de romantisme. Il ne pouvait s’agir que d’une relation d’affaires.

— J’ai besoin de ça… dans des conditions raisonnables… Je vous demande juste un nom, une adresse…

— Ça ne se passe pas comme ça.

La femme tourne les talons avant que Sophie ait pu faire le moindre geste. Elle reste plantée là, dans l’incertitude. Puis la femme se retourne et lâche simplement :

— Repasse ici la semaine prochaine, je vais me renseigner…

La femme tend la main et attend, les yeux rivés à ceux de Sophie. Celle-ci hésite, fouille dans son sac, sort un second billet qui disparaît aussitôt.


Maintenant que sa stratégie est arrêtée, et parce qu’elle ne voit aucune solution qui lui semble meilleure, Sophie n’attend pas le résultat de sa première démarche pour entamer la seconde. Sans doute un secret désir de forcer le destin. Le surlendemain, comme elle dispose d’une coupure en plein milieu de l’après-midi, elle part en reconnaissance. Elle prend soin de choisir une cible également éloignée du restaurant et de son domicile, à l’autre extrémité de la ville.

Elle descend de l’autobus boulevard Faidherbe et marche un long moment, se dirigeant à l’aide d’un plan pour ne pas avoir à demander son chemin. Elle dépasse volontairement l’agence, sans se presser, afin de jeter un coup d’œil à l’intérieur, mais tout ce qu’elle peut apercevoir, c’est un bureau vide avec des classeurs et quelques affiches sur les murs. Elle traverse alors la rue, fait demi-tour et entre dans un café qui lui permet de voir la devanture sans être remarquée. Son observation est aussi décevante que son passage : c’est typiquement le genre d’endroit où il n’y a rien à voir, le genre d’agence qui soigne son aspect impersonnel pour ne pas décourager les visiteurs. Quelques minutes plus tard, Sophie règle son café, traverse la rue d’un pas décidé et pousse la porte.

Le bureau est toujours vide mais la sonnerie de la porte d’entrée fait bientôt apparaître une femme d’une quarantaine d’années, à la couleur rousse un peu ratée, chargée de bijoux et qui lui tend la main comme si elles se connaissaient depuis l’enfance.

— Myriam Desclées, annonce-t-elle.

Son nom n’a pas plus l’air vrai que sa couleur de cheveux. Sophie répond par un « Catherine Guéral » qui, paradoxalement, sonne plus juste.

Manifestement, la directrice de l’agence se pique de psychologie. Elle a posé les coudes sur son bureau, pris son menton entre ses mains et regarde fixement Sophie avec un sourire mi-compréhensif mi-douloureux, censé témoigner d’une grande fréquentation de la douleur humaine. Sans compter les honoraires.

— On se sent seule, n’est-ce pas ? susurre-t-elle doucement.

— Un peu…, risque Sophie.

— Parlez-moi de vous…

Mentalement, Sophie repasse rapidement le petit mémo qu’elle a patiemment préparé et dont tous les éléments ont été pensés, soupesés.

— Je m’appelle Catherine, j’ai trente ans…, commença-t-elle.

L’entretien aurait pu durer deux heures. Sophie sent bien que la directrice emploie toutes les ficelles, sans rechigner sur les plus grossières, pour la persuader qu’elle est « comprise », qu’elle a enfin trouvé l’oreille attentive et expérimentée dont elle a besoin, bref, pour l’assurer qu’elle est en de bonnes mains, de bonnes mains de maman universelle avec une âme sensible qui comprend tout à demi-mot, et qui le montre par des mimiques signifiant tantôt : « Inutile d’aller plus loin, j’ai tout compris », tantôt : « Je saisis exactement votre problème. »

Le temps de Sophie est compté. Elle demande, aussi maladroitement qu’elle le peut, des renseignements sur « la manière dont ça se passe », puis précise qu’elle doit bientôt retourner à son travail.

Dans ce genre de situation, c’est toujours la course contre la montre. L’un veut sortir, l’autre veut retenir. C’est une intense lutte d’influence au cours de laquelle se déroulent, à vitesse accélérée, toutes les phases d’une vraie petite guerre : attaques, esquives, redéploiements, intimidation, fausse retraite, changement de stratégie…

À la fin de quoi, Sophie en a marre. Elle sait ce qu’elle voulait savoir : le prix, le niveau de la clientèle, le système des rencontres, la garantie. Elle se contente de balbutier un « Je vais réfléchir » embarrassé mais convaincu et sort. Elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour ne pas trop frapper l’imagination de la directrice. Elle a décliné sans hésitation faux nom, fausse adresse et faux numéro de téléphone. En repartant vers son bus, Sophie sait qu’elle ne reviendra jamais ici, mais elle a la confirmation de ce qu’elle espérait : si tout se passe bien, elle va bientôt pouvoir acquérir une belle identité toute neuve et totalement irréprochable.

Blanchie comme de l’argent sale, Sophie.

Grâce à un extrait d’acte de naissance établi sous un faux nom mais parfaitement en règle. Il ne lui reste plus qu’à recruter un mari, qui lui offrira un nouveau nom, irréprochable, au-dessus de tout soupçon…

Elle deviendra introuvable.

Une Sophie va disparaître, la voleuse, la tueuse, adieu Sophie-la-Dingue.

Sortie du trou noir.

Voici Sophie-la-Blanche.

11

Sophie n’a pas lu beaucoup de romans policiers, mais elle en a des images : une arrière-salle de bistrot dans un quartier louche, remplie d’hommes antipathiques qui jouent aux cartes dans une atmosphère enfumée ; au lieu de quoi elle se retrouve dans un grand appartement entièrement peint en blanc dont la baie vitrée domine la plus grande partie de la ville, devant un homme d’une quarantaine d’années, peu souriant il est vrai, mais visiblement civilisé.

Le lieu est la caricature de tout ce qu’elle déteste : le bureau vitré, les sièges design, la tenture abstraite au mur… le travail d’un décorateur qui aurait le goût de tout le monde.

L’homme est assis derrière son bureau. Sophie est restée debout. Un mot dans sa boîte aux lettres l’a convoquée là, à une heure impossible pour elle. Un simple mot avec une adresse et un horaire, rien d’autre. Elle a dû déserter le fast-food et elle est pressée.

— Ainsi, vous avez besoin d’un extrait d’acte de naissance…, dit simplement l’homme en la regardant.

— Ce n’est pas pour moi… c’est…

— Ne vous fatiguez pas, ça n’a pas d’importance…

Le regard de Sophie se concentre sur l’homme dont elle tente de retenir les traits. Plutôt la cinquantaine et à part ça, rien à en dire. Monsieur n’importe qui.

— Notre réputation sur ce marché est inattaquable. Nos produits sont de grande qualité, reprend l’homme, voilà notre secret.

Voix caressante et ferme. Donne le sentiment d’être entre des mains solides.

— Nous tenons à votre disposition une bonne et solide identité. Bien sûr, vous ne pourrez pas l’utiliser éternellement, mais disons que pour un délai raisonnable, nos produits sont d’une qualité irréprochable.

— Combien ? demande-t-elle.

— Quinze mille euros.

— Je ne les ai pas !

Sophie a crié. L’homme est un négociateur. Il réfléchit un instant, puis annonce d’une voix définitive :

— Nous ne descendrons pas en dessous de douze mille.

C’est plus que ce qu’elle a. Et même si elle trouve ce qui lui manque, elle n’aura plus un sou. Elle a l’impression de se trouver dans un immeuble en feu devant une fenêtre ouverte. Sauter ou pas. Et pas de seconde chance. Elle tente d’évaluer sa position dans le regard de son interlocuteur. Il ne bouge plus.

— Ça se passe comment ? demande-t-elle enfin.

— C’est très simple…, reprend l’homme.


Le fast-food bat son plein lorsque Sophie revient, avec vingt minutes de retard sur son horaire. Dès son entrée précipitée, elle aperçoit Jeanne qui grimace en désignant l’extrémité du comptoir. Sophie n’a pas même le temps d’aller jusqu’à son vestiaire.

— Tu te fous de ma gueule ?

Le gérant a fondu sur elle. Pour ne pas attirer l’attention de la clientèle, il s’est approché très près, comme s’il voulait la frapper. Son haleine sent la bière. Il parle en gardant les mâchoires serrées.

— Tu me refais ce coup-là, je te vire à coups de pompe dans le cul !

Après quoi, la journée a été un enfer ordinaire, les serpillières, les plateaux, le ketchup dégoulinant, l’odeur de friture, les allées et venues sur le carreau glissant de Coca renversé, les poubelles débordantes, et près de sept heures plus tard, Sophie s’est rendu compte que, toute à ses pensées, elle avait terminé son service depuis plus de vingt minutes. Elle ne regrette pas cette rallonge involontaire et se demande surtout comment les choses vont se passer maintenant. Parce qu’au milieu du tumulte, elle n’a cessé de penser à cette rencontre et aux échéances que l’homme lui a imposées. Tout de suite ou jamais. Le plan qu’elle a élaboré est valable. Ce n’est plus qu’une question de doigté et d’argent. Pour le doigté, depuis son passage à l’agence, elle sait qu’elle saura faire. Pour l’argent, il lui en manque un peu. Pas beaucoup. Un peu moins de mille.

Elle regagne le vestiaire, range sa blouse sur le portemanteau, change de chaussures et se regarde dans la glace. Elle a le teint épuisé des travailleurs au noir. Des mèches grasses lui tombent sur le visage. Enfant, il lui arrivait de se regarder dans un miroir, exactement au fond des yeux et, au bout d’un moment, elle ressentait une sorte de vertige hypnotique qui l’obligeait à se retenir au lavabo pour ne pas perdre l’équilibre. C’était un peu comme une plongée dans la part d’inconnu qui sommeille en nous. Elle fixe un instant ses pupilles jusqu’à ne plus voir que cela, mais avant qu’elle s’engloutisse dans son propre regard, la voix du gérant se fait entendre juste derrière elle.

— C’est pas si mal que ça…

Sophie se retourne. Il est campé à l’entrée, appuyé d’une épaule au chambranle de la porte. Elle ramène une mèche et lui fait face. Elle n’a pas le temps de réfléchir, les mots sortent tout seuls.

— J’ai besoin d’une avance.

Sourire. Indescriptible sourire dans lequel entrent toutes les victoires des hommes, même les plus sombres.

— Tiens donc…!

Sophie s’appuie au lavabo et croise les bras.

— Mille.

— Eh bah dis donc, mille, rien que ça…

— C’est à peu près ce qu’on me doit.

— C’est ce qu’on te devra à la fin du mois. Tu peux pas attendre ?

— Non, je ne peux pas.

— Ah…

Ils restent un long instant face à face et c’est dans les yeux de cet homme qu’elle trouve ce qu’elle cherchait un peu plus tôt dans le miroir, cette sorte de vertige, mais ça n’a plus du tout le même aspect intime. C’est seulement vertigineux et ça fait mal partout jusque dans le ventre.

— Alors ? demande-t-elle pour en sortir.

— On va voir… On va voir…

L’homme bouche la sortie et Sophie se revoit subitement à la sortie de la banque, quelques mois plus tôt. Un désagréable goût de déjà-vu. Mais aussi quelque chose de différent…

Elle s’avance pour sortir, mais l’homme la saisit au poignet.

— Ça doit pouvoir se faire, dit-il en articulant chaque syllabe. Tu passes me voir demain soir, après ton service.

Puis, en plaquant la main de Sophie sur son entrejambe, il ajoute :

— On verra ce qu’on peut faire.

C’est là toute la différence. Le jeu est ouvert, ce n’est pas une tentative de séduction mais l’affirmation d’une position de force, un marché concret entre deux personnes qui chacune peut apporter à l’autre ce qu’elle demande. Très simple. Sophie en est même surprise. Il y a vingt heures qu’elle est debout, neuf jours qu’elle n’a pas eu de repos, elle dort peu pour éviter les cauchemars, elle est épuisée, vidée, elle veut en finir, sa dernière, son ultime énergie passe dans ce projet, il faut en sortir, maintenant, quel qu’en soit le prix, ce sera de toute manière moins cher que cette vie-là, dans laquelle tout se consume, jusqu’aux racines de son existence.

Sans même le décider, elle ouvre la main et à travers le tissu elle saisit le pénis de l’homme en érection. Elle le fixe dans les yeux, mais elle ne le voit pas. Elle tient simplement sa queue dans sa main. Un contrat.

En montant dans le bus, elle se fait la remarque : s’il avait fallu lui faire une pipe là, tout de suite, elle l’aurait fait. Sans hésiter. Elle pense cela et n’en ressent aucune émotion. Ce n’est qu’une information, rien d’autre.

Sophie passe la nuit entière devant sa fenêtre à fumer des cigarettes. Là-bas, au loin, du côté du boulevard, elle voit le halo des réverbères et imagine les prostituées dans l’ombre, au pied des arbres, agenouillées devant des hommes qui regardent le ciel en leur tenant la tête.

Par quelle association d’idées la scène du supermarché lui est-elle revenue à l’esprit ? Les vigiles ont posé, sur la table en acier, des articles qu’elle n’a pas achetés mais qu’ils ont sortis de son sac. Elle essaie de répondre aux questions. Tout ce qu’elle veut, c’est que Vincent ne l’apprenne pas.

Si Vincent apprend qu’elle est folle, il la fera interner.

Dans une discussion avec des amis, il y a longtemps, il a dit ça, que « s’il avait une femme comme ça », il la ferait interner, il riait, c’était une plaisanterie, bien sûr, mais elle n’a jamais pu en détacher son esprit. La peur l’a prise là. Peut-être était-elle déjà trop folle pour faire la part des choses, pour ramener cette simple phrase à la dimension d’une anecdote. Pendant des mois elle a repensé à ça : si Vincent voit que je suis folle, il me fera interner…


Au matin, vers 6 heures, elle se lève de sa chaise, passe sous la douche, et s’allonge une heure avant de partir à son travail. Elle pleure calmement et fixe le plafond.

C’est comme une anesthésie. Quelque chose la fait agir, elle a l’impression d’être blottie au fond de son enveloppe corporelle, comme dans un cheval de Troie. Le cheval agit sans elle, il sait ce qu’il a à faire. Elle, n’a qu’à attendre en appliquant bien fort ses deux mains sur ses oreilles.

12

Jeanne, ce matin-là, a la tête des mauvais jours, mais lorsqu’elle voit Sophie arriver, elle semble catastrophée.

— Bah, qu’est-ce que t’as ? demande-t-elle.

— Rien, pourquoi ?

— T’as une tête…!

— Oui, répond Sophie en passant au vestiaire pour y prendre sa blouse, je n’ai pas très bien dormi.

Curieusement, elle n’a pas sommeil et ne ressent pas de fatigue. Ça viendra peut-être plus tard. Elle commence immédiatement par le sol de la salle du fond.

Mécanique. Tu prends la serpillière dans le seau, tu ne réfléchis pas. Tu l’essores et tu l’étends sur le sol. Quand la serpillière est devenue froide, tu la replonges dans le seau et tu recommences. Tu ne penses pas.

Tu vides les cendriers, tu les frottes rapidement, tu les reposes. Tout à l’heure, Jeanne va s’approcher et te dire : « T’as vraiment une drôle de tête…! » Mais tu ne répondras pas. Tu n’auras pas vraiment entendu. Tu vas faire un signe vague. Tu ne parles pas. Tendue vers une fuite que tu sens grésiller en toi, la fuite nécessaire. Des images vont venir, encore des images, des visages, tu vas les chasser comme des mouches, en remontant cette mèche qui ne cesse de tomber dès que tu te penches. Automatique. Après, tu vas passer aux cuisines, dans l’odeur de friture. Près de toi, quelqu’un rôde. Tu lèves les yeux, c’est le gérant. Tu poursuis ton travail. Machinale. Tu sais ce que tu veux : partir. Vite. Alors tu travailles. Tu fais ce qu’il faut pour ça. Tu feras tout ce qu’il faut pour ça. Réflexe. Somnambule. Tu t’agites, tu attends. Tu vas partir. Il faut absolument que tu partes.


La fin du coup de feu se situe vers 23 heures. À ce moment-là, tout le monde est épuisé et c’est une lourde tâche pour le patron que de galvaniser ses troupes afin que tout soit prêt pour le lendemain. Alors il passe partout : en cuisine, dans les salles, en lançant : « Grouille-toi un peu, on va pas passer la nuit ici… » ou « Tu te magnes le cul, oui ou merde ! » Grâce à quoi, vers 23 h 30, tout est terminé. La science du manager, en quelque sorte.

Ensuite, tout le monde part très vite. Il en reste toujours quelques-uns qui fument une cigarette devant la porte avant de s’éloigner, à échanger des banalités. Puis le patron fait un dernier tour, ferme les portes et met l’alarme.

Tout le monde est maintenant parti. Sophie regarde sa montre et constate que ça sera un peu juste : elle a rendez-vous à 1 h 30. Elle passe au vestiaire, range sa blouse, ferme son placard, traverse les cuisines. Il y a là un couloir qui donne, au fond, sur une rue située à l’arrière du restaurant et une porte, à droite, celle du bureau. Elle frappe à la porte et entre sans attendre.

C’est une petite pièce cimentée dont les parpaings ont seulement été peints en blanc, meublée de bric et de broc, avec un bureau en acier chargé de papiers, de factures, un téléphone et une machine à calculer électrique. Derrière le bureau, un meuble en acier au-dessus duquel se trouve une lucarne assez sale donnant sur la cour, à l’arrière du restaurant. Le gérant est à son bureau, en train de téléphoner. Dès qu’elle pousse la porte, il sourit et, tout en poursuivant sa conversation, lui fait signe de s’installer. Sophie reste debout, appuyée contre la porte.

Il dit simplement : « À plus… » et raccroche. Puis il se lève et s’avance vers elle.

— Tu viens chercher ton avance ? demande-t-il d’une voix très basse. C’est combien déjà ?

— Mille.

— Ça doit pouvoir se faire…, dit-il en lui saisissant la main droite et en la portant à nouveau sur sa braguette.

Et ça se fait, effectivement. Comment ? Sophie ne se rappelle plus très bien, maintenant. Il a dit quelque chose comme : « On s’est compris, hein ? » Sophie a dû faire signe que oui, qu’ils s’étaient compris. En fait, elle n’écoutait pas vraiment, c’était comme une sorte de vertige en elle, quelque chose qui venait du fond d’elle mais qui laissait la tête toute vide. Elle aurait aussi bien pu tomber, là, de tout son poids et disparaître, fondre, s’évanouir dans le sol. Il a dû poser ses mains sur ses épaules et il a appuyé, assez fort, et Sophie s’est sentie glisser à genoux devant lui, ça non plus, elle ne sait plus vraiment. Après, elle a vu son sexe dressé s’enfoncer dans sa bouche. Elle a serré, elle ne se rappelle plus ce qu’elle faisait de ses mains. Non, ses mains ne bougeaient pas, elle n’était plus que sa bouche, simplement fermée sur la queue de ce type. Qu’est-ce qu’elle a fait ? Rien, elle n’a rien fait, elle a laissé l’homme aller et venir dans sa bouche un long moment. Un long moment ? Peut-être pas. Le temps, c’est difficile à évaluer… Ça finit toujours par passer. Si, ça elle s’en souvient : il s’est énervé. Sans doute parce qu’elle n’était pas assez active, il est entré brusquement jusqu’au fond de sa gorge, elle a reculé la tête et s’est cognée contre la porte. Il a dû prendre sa tête entre ses mains, oui, sûrement, parce que ses mouvements de hanche sont devenus plus courts, plus fiévreux. Si, autre chose, il a dit : « Serre, bordel ! » En colère. Elle a serré, Sophie, elle a fait comme il fallait. Oui, elle a serré ses lèvres plus fort. Elle fermait les yeux, elle ne se souvient pas vraiment. Après…? Après rien, presque rien. La queue du type s’est immobilisée une seconde, il a poussé un grognement rauque, elle a senti son sperme dans sa bouche, c’était très épais, âcre, fortement javellisé, elle a laissé venir tout ça dans sa bouche, comme ça, avec ses mains elle s’essuyait les yeux, c’est tout. Elle a attendu et puis à la fin, quand il a reculé, elle a craché par terre une fois, deux fois, quand il a vu ça, il a dit : « Salope ! », oui, c’est ça qu’il a dit, Sophie a recraché une fois encore en se retenant d’une main contre le sol en ciment. Et puis, quoi… il était là de nouveau devant elle, avec un air furieux. Elle était toujours dans la même position, elle avait mal aux genoux alors elle s’est relevée mais c’était très difficile de se remettre debout. Quand elle a été debout, elle s’est rendu compte pour la première fois qu’il était moins grand qu’elle le pensait. Il avait du mal à rentrer sa queue dans son pantalon, il avait l’air de ne pas savoir comment s’y prendre et se tortillait des hanches. Après quoi il s’est retourné, il est allé à son bureau puis il lui a fourré les billets dans la main. Il regardait au sol tout ce que Sophie avait recraché, il a dit : « Allez, casse-toi… » Sophie s’est retournée, elle a dû ouvrir la porte et marcher dans le couloir, elle a dû aller jusqu’au vestiaire, non, elle est allée vers les toilettes, elle a voulu se rincer la bouche mais elle n’en a pas eu le temps, elle s’est vite retournée, elle a fait trois pas, elle s’est penchée sur la cuvette et elle a vomi. De ça, elle est certaine. Elle a tout vomi. Son ventre lui faisait même tellement mal, ses nausées venaient de si loin qu’elle a dû se mettre à genoux et s’appuyer des deux mains sur l’émail blanc. Elle tenait, tout froissés, les billets dans sa main. Des filaments de bave pendaient le long de ses lèvres, elle les a essuyés d’un revers de main. Elle n’avait même pas la force de se lever pour tirer la chasse d’eau et il régnait une odeur insupportable de vomissures. Elle a posé son front sur l’émail froid de la cuvette pour reprendre ses esprits. Elle s’est vue se lever, mais s’est-elle vraiment levée, elle ne sait plus, non, d’abord elle s’est allongée, dans le vestiaire, sur le banc de bois qui sert à se déchausser. Elle a posé sa main sur son front, comme si elle voulait empêcher les pensées de la submerger. Elle se tient la tête avec une main, l’autre derrière la nuque. Elle se retient au placard et se lève. Ce simple mouvement lui demande une énergie incroyable. Elle a la tête qui tourne, elle doit fermer les yeux un long moment pour retrouver son équilibre, et ça passe. Tout doucement, elle reprend ses esprits.

Sophie ouvre le placard, prend sa veste mais elle ne l’enfile pas, elle la tient seulement sur son épaule pour sortir. Elle fouille dans son sac. Pas facile d’une seule main. Alors elle pose son sac par terre, elle continue de fouiller. Un papier tout froissé, c’est quoi, un ticket de supermarché, un vieux ticket. Elle fouille encore et trouve un stylo. Elle griffe violemment le papier jusqu’à ce que le stylo se décide, elle écrit quelques mots et glisse le papier en force entre la porte et le montant d’un placard. Ensuite, quoi ? Elle tourne à gauche, non, c’est à droite, à cette heure-là, on sort par la porte du fond. Comme dans les banques. Le couloir est encore éclairé. C’est lui qui va fermer. Sophie s’avance dans le couloir, dépasse la porte du bureau, met la main sur la poignée en fer et commence à pousser. Un souffle d’air frais, l’air de la nuit, passe un court instant sur son visage mais elle n’avance pas. Au contraire, elle se retourne et regarde le couloir. Elle n’a pas envie que ça se termine comme ça. Alors elle revient sur ses pas, sa veste toujours pendue à l’épaule. Elle est devant la porte du bureau. Elle se sent calme. Elle change sa veste de main et ouvre la porte, tout doucement.


Le lendemain matin, il y avait un petit mot glissé dans la porte du vestiaire de Jeanne. « On se reverra dans une autre vie. Je t’embrasse. » Le mot n’était pas signé. Jeanne l’a fourré dans sa poche. Le personnel présent à ce moment a été réuni dans la salle, le rideau de fer est resté baissé. L’identité judiciaire était en plein travail là-bas, au fond du couloir. La police a pris les identités de tout le monde et a aussitôt conduit les premiers interrogatoires.

13

Il fait une chaleur d’enfer. Vingt-trois heures. Sophie tombe de fatigue, sans parvenir à trouver le sommeil. Pas très loin, elle perçoit les harmonies d’un bal. Musique électrique. Nuit électrique. Son esprit ne peut s’empêcher de repérer le titre de certaines chansons. Des trucs des années 1970. Elle n’a jamais aimé danser. Se sentait trop gauche. Juste un peu de rock, ici et là, et encore, toujours les mêmes pas.

Un coup de feu la fait sursauter : les premiers éclats du feu d’artifice. Elle se lève.

Elle pense aux papiers qu’elle va acheter. C’est la solution. C’est imparable.

Sophie a ouvert la fenêtre en grand, elle a allumé une cigarette et elle regarde les gerbes dans le ciel. Elle fume calmement. Elle ne pleure pas.

Mon Dieu, sur quelle route vient-elle de s’engager…

14

Le lieu est toujours aussi impersonnel. Le fournisseur la regarde entrer. Tous deux restent debout. Sophie sort de son sac une épaisse enveloppe, en extrait une liasse de billets et s’apprête à les compter.

— Ce ne sera pas nécessaire…

Elle lève les yeux. Et comprend immédiatement que quelque chose ne va pas.

— Voyez-vous, mademoiselle, notre travail obéit aux lois du marché…

L’homme s’exprime calmement, sans bouger.

— La loi de l’offre et de la demande, c’est vieux comme le monde. Nos tarifs ne sont pas indexés sur la valeur réelle de nos produits, mais sur l’intérêt que nos clients y portent.

Sophie sent une boule dans sa gorge. Elle avale sa salive.

— Et depuis notre première entrevue, reprend l’homme, les choses ont un peu changé… madame Duguet.

Sophie sent ses jambes se dérober, la pièce commence à tourner, elle s’appuie un instant sur le coin du bureau.

— Peut-être préférez-vous vous asseoir…

Sophie s’effondre plus qu’elle ne s’assoit.

— Vous…, commence-t-elle, mais les mots s’étranglent en cours de route.

— Rassurez-vous, vous n’êtes pas en danger. Mais nous avons besoin de savoir à qui nous avons affaire. Nous nous renseignons toujours. Et dans votre cas, ça n’a pas été facile. Vous êtes une femme très organisée, madame Duguet, la police en sait d’ailleurs quelque chose. Mais nous connaissons notre métier. Nous savons maintenant qui vous êtes, mais je vous assure que votre identité restera tout à fait confidentielle. Notre réputation ne peut souffrir la moindre indélicatesse.

Sophie a repris un peu ses esprits mais les mots pénètrent en elle très lentement, comme s’ils devaient d’abord percer une épaisse nappe de brouillard. Elle parvient à articuler quelques mots.

— Ce qui veut dire que…?

Sa tentative s’arrête là.

— Ce qui veut dire que le prix n’est plus le même.

— Combien ?

— Le double.

Le visage de Sophie doit refléter sa panique.

— Je suis navré, dit l’homme. Vous voulez un verre d’eau ?

Sophie ne répond pas. C’est la ruine.

— Je ne peux pas…, dit-elle comme si elle se parlait à elle-même.

— Je suis certain que si. Vous avez manifesté des capacités étonnantes à rebondir. Sinon vous ne seriez pas là. Donnons-nous une semaine, si vous le voulez bien. Passé ce délai…

— Mais qu’est-ce qui me garantit…

— Hélas, rien, madame Duguet. Hormis ma parole. Mais croyez-moi, ça vaut toutes les assurances.


M. Auverney est un homme grand, le genre d’homme dont on dit qu’il est « encore vert », ce qui signifie qu’il vieillit, mais plutôt pas mal. Été comme hiver, il porte un chapeau. Celui-ci est en toile écrue. Comme il fait un peu chaud au bureau de poste, il le tient à la main. Lorsque l’employé lui fait signe, M. Auverney s’avance, pose son chapeau sur le bord du comptoir et tend l’avis. Il a préparé sa pièce d’identité. Depuis que Sophie est en cavale, il a appris à ne jamais se retourner parce qu’il sait qu’il a été surveillé. Peut-être l’est-il encore. Dans le doute, en quittant la poste, il entre aussitôt dans le bistrot voisin, commande un café et demande les toilettes. Le message est court : « souris_verte@msn.fr ». M. Auverney, qui ne fume plus depuis près de vingt ans, sort le briquet qu’il a pris la précaution d’emporter. Il brûle le message dans la cuvette des toilettes. Après quoi, il boit calmement son café. Il a posé ses coudes sur le rebord du comptoir, son menton sur ses deux mains croisées, dans la position d’un homme qui prend son temps. En réalité, parce que ses mains tremblent.


Deux jours plus tard, M. Auverney est à Bordeaux. Il entre dans un immeuble ancien dont le porche est lourd comme une porte de prison. Il connaît bien les lieux, il y a dirigé des travaux de réhabilitation, quelques années plus tôt. Il a fait le voyage tout spécialement pour entrer et sortir. Comme s’il jouait à chat. Il est venu là parce que lorsque l’on entre par le n° 28 de la rue d’Estienne-d’Orves et au terme d’un long périple par les caves, on ressort au 76 de l’impasse Maliveau. Lorsqu’il en débouche, la ruelle est vide. Là, une porte peinte en vert donne sur une cour, la cour donne sur les toilettes du Balto et le Balto donne sur le boulevard Mariani.

M. Auverney remonte tranquillement le boulevard jusqu’à la station de taxis et se fait conduire à la gare.


Sophie écrase la dernière cigarette de son paquet. Depuis le matin, le temps est couvert. Un ciel de coton. Et du vent. Le garçon, désœuvré à cette heure, flâne près de la porte, à côté de la table où Sophie a commandé un café.

— C’est du vent d’ouest, ça… Pleuvra pas.

Sophie lui répond par un sourire en demi-teinte. Ne pas discuter, mais ne pas se faire remarquer non plus. Après un ultime coup d’œil sur le ciel qui lui semble confirmer son diagnostic, le garçon retourne à son comptoir. Sophie observe sa montre. Depuis des mois qu’elle vit en cavale, elle est rompue à l’autodiscipline. Se lever à 14 h 25. Pas avant. Il y a exactement cinq minutes de parcours à pied. Elle feuillette, sans rien lire, les pages d’un magazine de filles. Prévisions pour les scorpions. Êtes-vous tendance ? La play-list de Brit. Comment le rendre fou de vous ? Perdre cinq kilos tout de suite, c’est possible !


Il est enfin 14 h 55. Sophie se lève après avoir déposé sa monnaie sur la table.

Vent d’ouest peut-être, mais sacrément froid. Elle relève le col de son blouson et traverse le boulevard. À cette heure-ci, la gare routière est quasi déserte. Sophie n’a qu’une angoisse : que son père n’ait pas fait preuve d’autant de discipline qu’elle. Qu’il soit encore là. Qu’il ait voulu la voir. Avec un soulagement mêlé, elle constate que ses instructions ont été suivies à la lettre. Aucun visage connu parmi les rares consommateurs de la buvette. Le temps de traverser la salle, de descendre une volée de marches, et elle retire avec soulagement l’enveloppe marron de derrière le réservoir de la chasse d’eau. Lorsqu’elle rejoint la rue, les premières gouttes de pluie s’écrasent sur le trottoir. Vent d’ouest.


Le chauffeur de taxi est patient.

— Moi, du moment que le compteur tourne…, a-t-il dit.

Il y a près d’un quart d’heure qu’il est garé là, son client regarde distraitement au dehors. Il a dit : « J’attends quelqu’un. » Il vient de passer le revers de la main sur la vitre embuée. C’est un homme qui prend de l’âge mais qui se tient droit. Une jeune femme qui attendait le passage au feu rouge traverse la chaussée d’un pas rapide en remontant le col de son blouson, parce que la pluie a commencé de tomber. Elle tourne rapidement la tête vers le taxi mais poursuit sa route et disparaît.

— Tant pis…, dit le client avec un soupir. On ne va pas attendre toute la journée. Ramenez-moi à l’hôtel.

Drôle de voix.

15

Marianne Leblanc. Un vrai tour de force que de parvenir à s’y faire. Sophie a toujours détesté ce prénom, sans savoir pourquoi. Une copine d’école qui lui a laissé de mauvais souvenirs, sans doute. Mais Sophie n’a pas choisi. On lui a donné ça : Marianne Leblanc, et une date de naissance éloignée de la sienne de plus de dix-huit mois. Aucune importance, d’ailleurs, Sophie n’a plus vraiment d’âge. On lui donnerait aussi bien trente ans que trente-huit. L’extrait d’acte de naissance est daté du 23 octobre. « Il n’est valable que trois mois. Ça va vous laisser le temps de vous retourner », a dit le fournisseur.

Elle le revoit cette nuit-là posant devant elle l’extrait d’acte de naissance puis comptant l’argent lentement. Il n’a même pas eu l’air satisfait des commerçants qui font une bonne affaire. Il est technique. C’est un homme froid. Sophie n’a sans doute pas dit un mot. Elle ne se souvient plus. Après, tout ce qu’elle voit, c’est son retour chez elle, les placards ouverts, la valise ouverte et elle qui fourre tout là-dedans sans ménagement, qui relève une mauvaise mèche, qui est prise de malaise et qui se retient à la porte de la cuisine. Elle prend à toute vitesse une douche froide, glacée même. Tout en se rhabillant, écrasée de fatigue, hébétée, elle fait rapidement le tour de l’appartement, vérifie si elle n’a rien oublié d’essentiel, mais de toute manière, elle ne voit plus rien. Elle est déjà dans l’escalier. C’est une nuit lente et claire.

16

Depuis quinze mois, Sophie a appris à flairer les studios illégaux, les sous-locations douteuses, les boulots au noir, en clair, toutes les combines foireuses qui lui permettent de s’immerger dans une nouvelle ville. Ici, elle a passé au crible les offres d’emploi, cherchant systématiquement les plus mauvais coups, ceux pour lesquels aucune référence ne sera exigée. Deux jours plus tard, elle rejoignait une équipe de nettoyage de bureaux composée de femmes africaines et arabes et menée de main ferme par une Alsacienne sadico-maternante. La paie est distribuée chaque quinzaine, en espèces. On estime, à Vit’Net’, que le quota de travailleuses déclarées est atteint lorsque la moitié d’une équipe peut disposer de feuilles de paie. Sophie fait partie du lot de celles qui n’en ont pas. Pour la forme, mais en priant le ciel de n’avoir pas gain de cause, elle a fait semblant de renâcler.

Vers 22 heures, Sophie descend sur le trottoir. Le véhicule de ramassage passe la prendre, conduisant tour à tour chaque équipe, par roulement, d’une société d’assurances à une autre d’informatique. La « journée » se termine sur le coup de 6 heures du matin. Le casse-croûte de milieu de nuit se prend dans le véhicule, sur le chemin entre deux sites.


Le 1er octobre avance à grand pas. Elle n’a plus que deux mois et demi pour mener à bien son projet et il est absolument vital qu’elle y parvienne. Dès le début du mois, elle a commencé à faire ses premières rencontres. Elle s’est inscrite dans une seule agence. On verra plus tard s’il faut démultiplier, mais déjà une agence, ce n’est pas donné. Elle a raflé mille quatre cents euros dans le bureau du gérant, juste de quoi alimenter ses premières recherches.

L’identité de Marianne Leblanc lui a été garantie pour « un délai raisonnable », autant dire pas longtemps. Elle ne s’est donc fixé qu’un mot d’ordre : elle prendra le premier. On a beau être aux abois, trembler en permanence des pieds à la tête, maigrir à vue d’œil et dormir trois heures par jour, dès sa première rencontre, Sophie a compris que « premier » était un mot vide de sens. Elle avait établi sa check-list : un homme sans enfant, une vie transparente et pour le reste, elle ferait avec. Pour l’agence, elle a fait mine de n’être pas très arrêtée sur son choix d’homme. Elle a dit des mots idiots : « un homme simple », « une vie tranquille ».

17

René Bahorel, quarante-quatre ans, homme simple et tranquille.

Le rendez-vous a été pris dans une brasserie. Elle l’a reconnu tout de suite, un agriculteur joufflu qui exhale une terrible odeur de transpiration. Il ressemble à sa voix au téléphone. C’est un jovial.

— Je suis de Lembach, dit-il d’un air entendu.

Elle mettra vingt minutes à comprendre que cette référence signifie qu’il est viticulteur dans un recoin de la campagne profonde. Sophie a allumé une cigarette. Il a posé son doigt sur le paquet.

— Je vous le dis tout de suite, avec moi, faudra arrêter…

Il sourit largement, visiblement fier de manifester son autorité d’une manière qui lui semble délicate. Il est bavard, comme tous les gens qui vivent seuls. Sophie n’a pas grand-chose à faire, elle écoute et le fixe calmement. Ses pensées sont ailleurs. Elle a vraiment besoin de fuir. Elle se projette dans les premières concessions physiques avec cet homme et elle a aussitôt besoin d’une nouvelle cigarette. Il parle de lui, de son exploitation, son annulaire n’a jamais porté d’alliance, ou alors c’est très vieux. C’est peut-être la chaleur de la brasserie, le bruit dense qui monte des tables où les consommateurs commencent à commander des plats chauds, un vague malaise la saisit, lentement, et monte en passant par le ventre.

— … Remarquez, on a des subventions mais quand même… Et vous ?

La question est arrivée brutalement.

— Comment ça, moi ?

— Oui, vous en pensez quoi ? Ça vous intéresse ?

— Pas trop, en fait…

Sophie a répondu cela parce que quelle que soit la question, c’est la bonne réponse. René fait : « Ah. » Mais c’est un culbuto cet homme-là, il retombe toujours sur ses bases. On se demande comment ces gens-là peuvent finir sous leur tracteur. Son vocabulaire est restreint mais certains mots reviennent tout de même avec une insistance inquiétante. Sophie cherche à décrypter ce qu’elle entend.

— Votre mère vit avec vous…

René répond « oui » comme s’il pensait la rassurer. Quatre-vingt-quatre ans, la maman. Et toujours « vive comme une caille ». Ça fait peur. Sophie s’imagine allongée sous le poids de cet homme avec le spectre de la vieille rôdant dans le couloir, le bruit de ses chaussons, l’odeur de cuisine… Un court instant, elle revoit la mère de Vincent, face à elle, dos à l’escalier, Sophie pose ses mains sur ses épaules et pousse si fort que le corps de la vieille semble s’envoler, que ses pieds ne touchent même pas les premières marches, comme si elle avait reçu une décharge de fusil en pleine poitrine…

— Vous avez déjà fait beaucoup de rencontres, René ? demande Sophie en se penchant vers lui.

— C’est la première, dit-il comme s’il annonçait une victoire.

— Alors, prenez votre temps…

Elle a placé l’extrait d’acte de naissance dans une chemise en plastique transparent. Elle a peur de l’égarer, comme tant d’autres choses presque aussi importantes, peur de le perdre. Chaque soir, en partant, elle prend la chemise et parle à voix haute.

— J’ouvre la porte du placard…

Elle ferme alors les yeux, visualise le geste, sa main, le placard et répète : « J’ai ouvert la porte du placard… »

— J’ouvre le tiroir de droite, j’ai ouvert le tiroir de droite…

Elle répète ainsi chaque geste plusieurs fois, tente, dans un immense effort de concentration, de souder les mots et les gestes. Dès qu’elle rentre, avant même de se déshabiller, elle court au placard vérifier que la chemise transparente est toujours là. Et jusqu’à ce qu’elle l’y enferme de nouveau, elle l’accroche avec une pince en acier sur la porte du frigo.

Pourrait-elle le tuer un jour, ce mari inconnu qu’elle tente de trouver ? Non. Quand elle sera enfin à l’abri, elle retournera voir un quelconque docteur Brevet. Elle prendra deux carnets, trois s’il faut, elle recommencera à tout noter et cette fois, rien ne pourra l’en distraire. C’est comme une résolution d’enfant : si elle s’en sort, jamais plus elle ne se laissera déborder par sa folie.

18

Cinq rencontres plus tard, Sophie en est au même point. Théoriquement, on doit lui présenter des candidats correspondant à son cahier des charges, mais la directrice d’Odyssée, comme ces agents immobiliers qui parviennent à vous faire visiter des maisons qui ne correspondent en rien à votre recherche, toujours à court d’hommes, lui propose absolument tout ce qu’elle a. Au tout début, il y a eu un sergent-chef totalement idiot, puis un dessinateur industriel dépressif dont elle a appris, au bout de trois heures d’une conversation languissante, qu’il était divorcé avec deux enfants et que sa pension alimentaire mal négociée lui pompait les trois quarts de ses revenus de demandeur d’emploi.

Elle est sortie d’un salon de thé, écrasée de lassitude après avoir tenu le crachoir pendant deux larges heures à un ancien prêtre dont l’annulaire portait encore la marque d’une alliance sans doute retirée une heure plus tôt et cherchant à égayer une vie conjugale passablement démoralisante. Et puis ce grand type direct et sûr de lui qui lui a proposé un mariage blanc pour six mille euros.

Le temps s’est alors mis à passer de plus en plus vite. Sophie a beau se répéter qu’elle ne cherche pas un mari (elle recrute un candidat), il n’empêche : il va falloir se marier, coucher, vivre avec. Dans quelques semaines, dans quelques jours, elle n’aura même plus l’embarras du choix, il faudra faire avec ce qu’elle trouvera.

Le temps passe, sa chance est en train de passer elle aussi, et elle ne parvient pas à s’y résoudre.

19

Sophie est dans le bus. Aller vite. Ses yeux fixent le vide devant elle. Comment faire pour aller vite ? Elle regarde sa montre : juste le temps de rentrer et de dormir deux ou trois heures. Elle est épuisée. Elle remet ses mains dans ses poches. C’est curieux ce tremblement, c’est par moments. Elle regarde par la vitre. Madagascar. Elle tourne la tête et aperçoit un très court instant l’affiche qui a attiré son attention. Une agence de voyages. Elle n’est pas certaine. Mais elle se lève, appuie sur le bouton et guette l’arrêt suivant. Elle a l’impression de parcourir des kilomètres avant que le bus s’arrête enfin. Elle remonte le boulevard, de sa démarche de jouet mécanique. Ça n’était pas si loin, finalement. L’affiche montre une jeune femme noire au sourire naïf et charmant, portant une sorte de turban sur la tête, le genre de truc qui doit avoir un nom dans les mots croisés. Derrière elle, une plage de carte postale. Sophie traverse la rue et se retourne pour voir de nouveau l’affiche avec la distance. Manière de réfléchir.

— Affirmatif, a dit le sergent-chef. Moi, je n’aime pas tellement ça, vous savez, je suis pas un grand voyageur, mais enfin, on a des possibilités quand même. J’ai un copain, il est sergent-chef comme moi, il va partir à Madagascar. Remarquez, je comprends : sa femme est de là-bas. Et finalement, on ne le croirait pas mais il n’y en a pas tant que ça qui veulent quitter la métropole, vous savez ! Pas tant que ça…!

Pas tant que ça…


Elle y a réfléchi pendant tout le trajet. Juste avant d’arriver chez elle, elle pousse la porte d’une cabine téléphonique et fouille dans son sac.

— Bon, je sais, avait dit le petit sergent d’un air timide, ça fait mauvaise impression, enfin, je veux dire, on ne sait pas comment faire… Mais je ne peux quand même pas vous demander votre numéro de téléphone, alors voilà le mien. C’est mon numéro personnel. On ne sait jamais…

À la fin de leur entretien, le militaire n’avait déjà plus la superbe adoptée à son arrivée. L’air beaucoup moins conquérant.

— Je sens bien que je ne suis pas votre genre… Vous, ce qu’il vous faut, c’est un genre plus intellectuel.

Il avait souri gauchement.


— Allô…?!

— Bonsoir, dit Sophie. C’est Marianne Leblanc, je vous dérange ?


En vérité, le sergent-chef n’est pas si petit que cela. Il fait même une demi-tête de plus que Sophie, mais toute son allure est empreinte d’une timidité qui semble le diminuer. Lorsque Sophie entre dans le café, il se lève d’une façon gauche. Elle le regarde d’une nouvelle manière mais, ancienne ou nouvelle, il n’y a rien d’autre à dire que cela : cet homme est assez laid. Elle tente de se rassurer : « Quelconque, plutôt », mais une petite voix lui souffle : « Non, laid. »

— Qu’est-ce que vous prendrez ?

— Je ne sais pas, un café ? Et vous ?

— La même chose… un café.

Et ils restent ainsi un long moment, à se sourire maladroitement.

— Je suis content que vous ayez rappelé… Vous tremblez toujours comme ça ?

— Je suis nerveuse.

— C’est un peu normal. Moi aussi, enfin, sans parler de moi… On ne sait pas vraiment quoi se dire, hein ?

— Peut-être qu’on n’a rien à se dire !

Elle regrette immédiatement.

— Je suis désolée…

— Négatif ! Je…

— Je vous en supplie, ne commencez pas à dire à tout bout de champ « négatif » et « affirmatif »… Je vous assure, c’est très pénible.

Elle a été brutale.

— J’ai l’impression de parler avec un ordinateur, dit-elle, manière de s’excuser.

— Vous avez raison. C’est la déformation professionnelle. Vous aussi, dans votre métier, vous devez en avoir, des habitudes, non ?

— Moi, je fais des ménages, alors, les habitudes, ce sont celles de tout le monde. Au moins de tous les gens qui font leur ménage eux-mêmes…

— C’est drôle, je ne vous l’ai pas dit la première fois, mais on ne dirait jamais que vous faites des ménages. Vous avez l’air plus instruite que ça…

— C’est que… J’ai fait des études mais ça ne me dit plus rien. On en reparlera une autre fois, ça ne vous embête pas ?

— Oh non, moi, rien ne m’embête, vous savez, je suis plutôt du genre facile à vivre…

Et cette seule sentence, prononcée avec cette sincérité désarmante, fait penser à Sophie qu’il n’y a peut-être rien de plus pénible dans l’existence que les gens faciles à vivre.

— Bon, dit Sophie, on va tout reprendre à zéro, vous voulez bien ?

— Mais on est déjà à zéro !

Au fond, il n’est peut-être pas si con que ça.

Un minuscule « pourquoi pas » s’insinue dans l’esprit de Sophie. Mais avant, il faut savoir : sa principale qualité, pour l’heure, c’est d’être mutable hors de métropole. C’est ce qu’il faut vérifier rapidement.


Sophie a opté pour la fin de journée. Ils sont là depuis une heure. Le sergent pèse chaque phonème pour ne pas prononcer la parole qui ferait couler irrémédiablement le faible radeau sur lequel il s’est embarqué.

— Bon, on va manger quelque chose ? propose Sophie.

— Si vous voulez…

Dès la première minute, les choses sont allées ainsi : cet homme est un faible, il est en demande, il voudra tout ce qu’elle voudra. Elle a un peu honte de ce qu’elle s’apprête à lui faire. Mais elle sait aussi ce qu’elle va devoir lui donner en échange. Selon elle, il n’est pas perdant. Ce qu’il cherche, c’est une femme. N’importe laquelle fera l’affaire. Une femme. Même Sophie fera l’affaire.

Quand ils sont sortis du café, c’est elle qui a opté pour la droite. Il n’a rien demandé et il a continué de jacasser gentiment en marchant à côté d’elle. Inoffensif. Il se laisse mener là où Sophie le mènera. Tout ça vous a un goût terrible.

— Vous voulez aller où ? demande-t-elle.

— Je ne sais pas… Au Relais ?

Sophie est certaine qu’il a préparé ça depuis la veille.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un restaurant. Une brasserie… Je n’y suis allé qu’une fois, remarquez bien. Mais c’est pas mal. Enfin… je ne sais pas si vous aimerez…

Sophie parvient à sourire.

— On verra bien…


Et finalement, ça n’est pas si mal que ça. Sophie a craint un restaurant pour militaires mais elle n’a pas osé le demander.

— C’est très bien, dit-elle.

— Pour tout vous dire, j’y avais réfléchi avant. Je suis même passé devant, ce matin, pour repérer les lieux… Je ne m’en souvenais pas vraiment, vous comprenez…

— En fait, vous n’y êtes jamais venu, c’est ça ?

— Nég… Je sens qu’avec vous, ça ne va pas être facile de mentir, dit le sergent en souriant.

En le regardant choisir dans le menu (elle guette pour voir si ses yeux s’arrêtent longtemps sur les prix), elle se demande comment un type comme lui pourra sortir indemne d’une histoire pareille. Mais c’est chacun pour sa peau. Et puisqu’il veut une peau de femme, il faut bien qu’il accepte éventuellement d’y laisser la sienne. C’est un vrai mariage, en somme.

— Vous avez l’habitude de mentir aux femmes ? demande Sophie pour reprendre le fil de la conversation.

— Comme tous les hommes, je suppose. Mais pas plus. Plutôt moins, je crois. Enfin, je dois être dans la moyenne.

— Alors à notre première rencontre, vous m’avez menti sur quoi ?

Sophie a allumé une cigarette. Elle se souvient qu’il ne fume pas. Elle s’en fout. L’important est qu’il la laisse faire.

— Je ne sais pas… On n’a pas discuté bien longtemps.

— Pour mentir, certains hommes n’ont pas besoin de temps.

Il la regarde fixement.

— Je ne pourrai pas lutter…

— Pardon ?

— Avec votre conversation, je ne pourrai pas lutter. Je suis pas un causeur, je ne suis pas brillant comme type, vous savez. Oui, vous le savez. C’est peut-être même pour ça que vous m’avez choisi. Enfin, choisi, je me comprends.

— Mais qu’est-ce que vous dites ?

— Je me comprends.

— Si on était deux à comprendre, ça faciliterait peut-être la conversation.

Le serveur est arrivé à leur table. Sophie fait le pari mentalement.

— Qu’est-ce que vous prendrez ? demande-t-il.

— Entrecôte, salade. Et vous ?

— Eh bien…, dit-il en survolant la carte une dernière fois. Je vais faire pareil : entrecôte, salade.

« Gagné », pense Sophie.

— La cuisson ? demande le serveur.

— Saignante. Les deux saignantes, répond Sophie en écrasant sa cigarette.

Mon Dieu, quelle connerie !

— Vous disiez quoi ?

— Moi ? Rien, pourquoi ?

— C’est pour ça que je vous ai choisi…? Ça veut dire quoi, ça ?

— Oh, ne vous en faites pas. Moi, je suis le gaffeur-né. C’est plus fort que moi. Ma mère disait tout le temps : dans le champ, s’il y a une bouse de vache (excusez l’expression), elle sera pour toi.

— J’ai un peu de mal à suivre.

— Pourtant je suis pas le type compliqué…

— Non, ça ne semble pas… Enfin, je veux dire…

— Ne vous excusez pas tout le temps, sinon on n’en sortira pas.

Le serveur apporte les entrecôtes salades indifférenciées. Ils commencent à manger en silence. Sophie se croit tenue de faire un compliment sur l’entrecôte mais se sent incapable de trouver un mot de plus. L’immense désert qui les sépare vient de s’étendre entre eux, insidieusement, comme une flaque qui gagne, qui gagne…

— C’est pas mal, oui…

— Oui, c’est bon. Très bon.

Mais rien à faire, vraiment, Sophie ne se sent pas le courage de reprendre la conversation, trop d’effort. Il faut manger son entrecôte et tenir. S’accrocher. Pour la première fois, elle le détaille. Un mètre soixante-seize, quatre-vingts peut-être. Sans doute pas mal fichu, des épaules larges, ça fait du sport à l’armée, des mains larges aux ongles bien tenus. Et pour le visage : une bonne tête de chien. Des cheveux qui devaient être raides lorsqu’ils n’étaient pas coupés aussi court, un nez un peu mou, un regard sans beaucoup d’expression. Oui, baraqué, quand même. Drôle qu’elle l’ait trouvé si petit la première fois. Sans doute sa manière d’être, un côté mal sorti de l’enfance. Une naïveté. D’un coup, Sophie l’envie. Elle envie sa simplicité et pour la première fois, c’est sans mépris. Elle comprend que jusqu’ici elle a vu en lui un objet et qu’elle l’a méprisé sans même le connaître. Elle a eu un réflexe d’homme.

— On a fait un nœud, n’est-ce pas ? demande-t-elle enfin.

— Un nœud…?

— Oui, la conversation s’est un peu épuisée…

— Bah, c’est pas très facile…, dit-il enfin. Quand on trouve un sujet de conversation, ça va, on suit sa pente, mais quand on ne trouve rien… On était bien partis, au début, il aurait pas fallu que le serveur arrive à ce moment-là.

Sophie ne peut s’empêcher de sourire.

Maintenant, ce n’est plus de la fatigue. Plus du mépris non plus. C’est quoi ? Quelque chose de vain. De vide. C’est peut-être lui qui exhale ce vide, au fond.

— Bon, alors, vous faites quoi, déjà ?

— Transmissions.

— Nous voilà bien…

— Quoi ?

— C’est quoi les transmissions ? Expliquez-moi.

Le sergent-chef se lance. Une fois dans son élément, il a de la conversation. Elle n’écoute pas. Elle jette discrètement un regard sur l’horloge. Mais est-ce que ça aurait pu être autre chose ? Qu’espérait-elle ? Un nouveau Vincent ? Elle se revoit dans leur maison, tout au début. Le jour où elle a commencé la peinture du salon. Vincent est arrivé derrière elle, simplement. Il a seulement posé sa main, comme ça, sur sa nuque et Sophie s’est remplie de toute cette force…

— Vous vous en foutez, hein, des transmissions ?

— Pas du tout, au contraire !

— Au contraire ? Ça vous passionne ?

— Non, ça je ne dirais pas.

— Je sais ce que vous pensez, vous savez…

— Vous croyez ?

— Oui. Vous vous dites : « Il est gentil ce gars-là, avec ses histoires de transmissions, mais il est chiant comme la mort », excusez l’expression. Vous regardez l’heure, vous pensez à autre chose. Vous avez envie d’être ailleurs. Il vaut mieux que je vous le dise : moi aussi. Vous me mettez mal à l’aise, vous savez. Vous essayez d’être gentille parce qu’on ne peut pas faire autrement, on est là… alors on parle. On n’a pas grand-chose à se dire. Je me demande…

— Je vous demande pardon, j’étais ailleurs, c’est vrai… C’est que c’est drôlement technique, votre affaire…

— C’est pas seulement technique. C’est surtout que je ne vous plais pas. Je me demande…

— Oui.

— Je me demande pourquoi vous m’avez rappelé. Hein ? Qu’est-ce que vous voulez, au fond ? C’est quoi votre histoire, à vous ?


— Bah, ça peut prendre un an, deux ans, trois ans. Il y en a même qui ne l’obtiennent jamais. Mon copain, pour ça, il a eu plutôt de la chance.

À un moment, ils rient. À la fin du repas, elle ne sait plus de quoi. Ils marchent le long du fleuve. Un froid piquant. Après quelques dizaines de pas, elle a passé son bras sous le sien. Une courte connivence les a rapprochés. C’est que finalement, il n’a pas si mal manœuvré que cela : il a renoncé à briller. Il a dit des choses simples : « De toute façon, il vaut mieux rester soi-même. Parce que tôt ou tard, ce qu’on est, ça va se voir. Autant le savoir tout de suite, pas ? »

— Vous parlez des DOM-TOM…

— Ah, pas seulement ! On peut être muté à l’étranger aussi. Bon, c’est plus rare, c’est vrai.

Sophie fait ses calculs. Rencontre, mariage, départ, travail, séparation. Il y a peut-être une illusion à penser qu’elle sera plus à l’abri à quelques milliers de kilomètres. Mais intuitivement, elle pense qu’elle sera mieux cachée. Pendant qu’elle réfléchit, le sergent-chef énumère les amis qui ont été mutés, ceux qui ont demandé, ceux qui espèrent encore. Dieu que cet homme est ennuyeux et prévisible.

20

J’ai peur. Tous les morts remontent. La nuit. Je peux les compter, un à un. La nuit, je les vois assis à une table, côte à côte. La nuit. En bout de table, Léo, avec son lacet autour du cou. Il me regarde avec un air de reproche. Il demande : « Tu es folle, Sophie ? Pourquoi m’as-tu étranglé ? Tu es folle, c’est vrai ? » et son regard m’interroge et me transperce. Je connais son air dubitatif, il penche la tête un peu sur la droite avec l’air de réfléchir. « Oui, mais ce n’est pas nouveau, elle a toujours été folle », dit la mère de Vincent. Elle se veut rassurante. Je retrouve son air mauvais, ce regard de hyène, sa voix pointue. « Avant de commencer à tuer tout le monde, à détruire tout ce qu’il y a autour d’elle, elle était déjà folle, je l’avais dit à Vincent, cette fille est folle… » Pour dire ça, elle prend son air pénétré, elle ferme les yeux longuement en parlant, on se demande si elle va les rouvrir ou non quand elle parle, elle passe la moitié du temps les paupières fermées à regarder au-dedans d’elle-même. « Tu me hais, Sophie, tu m’as toujours haïe, mais maintenant que tu m’as tuée… » Vincent ne dit rien. Il secoue sa tête décharnée comme s’il demandait pitié. Et tous me regardent fixement. Ils ne parlent plus.

Je me réveille en sursaut. Quand c’est comme ça, je ne veux plus me rendormir. Je vais à la fenêtre et je reste des heures à pleurer et à fumer des cigarettes.

J’ai même tué mon bébé.

21

Un peu plus de deux semaines qu’ils se voient. Sophie a trouvé le mode d’emploi du sergent-chef en quelques heures. Elle se contente maintenant de gérer son acquis en fonction de son intérêt, mais elle reste vigilante.

Il s’est laissé traîner à Vingt-Quatre Heures de la vie d’une femme en simulant l’enthousiasme.

— Dans le livre, il n’y avait que deux générations de femmes…, dit Sophie en allumant une cigarette.

— Je ne l’ai pas lu, mais ça devait être pas mal non plus.

— Non, dit Sophie, le livre n’était pas mal…


Elle a dû se refaire une biographie complète à partir de l’extrait d’acte de naissance : des parents, des études, une histoire qu’elle a nimbée de mystère pour ne pas en dire trop. Le sergent s’est montré discret. Par prudence, elle le fait beaucoup parler. Le soir, au retour, elle prend des notes, tient un carnet avec tout ce qu’elle sait de lui. Rien de compliqué dans son histoire. Rien d’intéressant non plus, d’ailleurs. Né le 13 octobre 1973 à Aubervilliers. École moyenne, collège moyen, BEP d’électromécanique, engagement dans l’armée, versé aux transmissions, BT de télécommunications, sergent-chef, accessible au grade d’adjudant.

— Les encornets, euh…?

— On dit aussi « calamars »…

Il sourit.

— Je vais plutôt prendre une entrecôte.

Sophie sourit à son tour.

— Vous me faites rire…

— Quand les femmes disent ça, généralement, c’est pas bon signe…


L’avantage avec les militaires, c’est leur transparence. Il ressemble terriblement à l’idée que Sophie s’est faite de lui dès leurs premières rencontres. Elle lui a découvert des finesses insoupçonnées, le garçon n’est pas idiot, il est simple. Il veut se marier, avoir des enfants, il est gentil. Et Sophie n’a pas de temps à perdre. Elle n’a guère eu de mal à le séduire : il était déjà séduit et Sophie ne fait pas mieux que n’importe quelle autre fille à sa place. Elle fait même mieux parce qu’elle est plutôt jolie. Depuis qu’elle sort avec lui, elle a racheté des produits de maquillage, elle fait de nouveau un peu plus attention à ce qu’elle porte, sans en faire trop. De temps à autre, le sergent-chef rêve visiblement à des choses. Il y a des années que Sophie n’a pas vu sur elle un regard d’homme désirant. Ça lui fait drôle.


— Je peux vous demander où on va, comme ça ?

— On a dit Alien, non…?

— Non, je voulais dire : nous deux, on en est où ?

Sophie sait exactement où ils en sont. Il lui reste moins de deux mois pour conclure. Déduire le délai pour la publication des bans. Elle ne peut plus changer maintenant. Plus le temps. Avec un autre, il faudra tout reprendre à zéro. Plus le temps. Elle le regarde. Elle s’est habituée à ce visage. Ou elle a vraiment besoin de lui. Le résultat est le même.

— Vous savez où vous en êtes, vous ? demande-t-elle.

— Moi, je crois, oui. Et vous le savez bien. Je me demande vraiment pourquoi vous avez changé d’avis. Quand vous m’avez rappelé…

— Je n’ai pas changé d’avis, j’ai pris le temps de la réflexion.

— Non, vous avez changé d’avis. À notre première rencontre, vous aviez décidé. Et c’était « non ». Je me demande si vous avez réellement changé d’avis. Et pourquoi ?

Sophie allume une nouvelle cigarette. Ils sont installés à une brasserie. La soirée n’a pas été aussi ennuyeuse que cela. En le regardant, elle est certaine que cet homme est tombé amoureux d’elle. A-t-elle suffisamment bien manœuvré pour être crédible ?

— C’est vrai. À notre première rencontre, je n’étais pas emballée… Je…

— Et vous en avez vu d’autres. Et c’était pire, alors vous vous êtes dit…

Sophie le regarde en face.

— Pas vous ?

— Marianne, je pense que vous me mentez pas mal. Enfin, je veux dire… vous mentez bien mais beaucoup.

— Sur quoi ?

— J’en sais rien. Peut-être sur tout.

Parfois, dans ce visage, elle décèle une telle inquiétude qu’elle en a le cœur lourd.

— Je suppose que vous avez vos raisons, reprend-il. J’ai mon idée mais je n’ai pas envie de gratter.

— Pourquoi ?

— Le jour où vous aurez envie de m’en parler, vous le ferez.

— Et c’est quoi votre idée ?

— Il y a des choses dans votre passé que vous ne voulez pas dire. Et moi, ça m’est égal.

Il la regarde, hésite. Il règle l’addition. Il se risque.

— Vous avez dû… je ne sais pas, moi… faire de la prison ou quelque chose comme ça.

Il la fixe de nouveau, mais de biais. Sophie calcule vite.

— Disons que c’est quelque chose comme ça. Rien de grave, vous savez, mais je n’ai pas envie d’en parler.

Il approuve d’un air entendu.

— Mais qu’est-ce que vous voulez, exactement ?

— Je veux être une femme normale avec un mari et des enfants. Rien d’autre.

— Ça n’a pourtant pas l’air d’être vraiment votre genre.

Sophie en a froid dans le dos. Elle tente de sourire. Ils sont à la sortie du restaurant, la nuit est profonde, le froid les saisit au visage. Elle a passé son bras sous le sien, comme elle a pris l’habitude de le faire. Elle se tourne vers lui.

— Je serais bien rentrée avec toi. Mais ce n’est peut-être pas ton genre…

Il avale sa salive.


Il s’applique. Il fait attention à tout. Comme Sophie pleure, il dit : « On n’est pas obligés… » Elle dit : « Aide-moi. » Il essuie ses larmes. Elle dit : « C’est pas à cause de toi, tu sais. » Il dit : « Je sais… » Sophie pense que cet homme pourrait tout comprendre. Il est calme, lent, précis, elle n’avait pas pensé qu’il serait tout ça. Il y a si longtemps qu’elle n’a pas reçu un homme en elle. Un court instant, elle ferme les yeux comme si elle était prise d’ivresse et qu’elle voulait que le monde cesse de tourner à toute allure. Elle le guide. Elle l’accompagne. Elle sent son odeur qu’elle connaissait d’un peu loin. C’est une odeur anonyme d’homme désirant. Elle parvient à refouler ses larmes. Il se fait léger sur elle, il semble l’attendre, elle lui sourit. Elle dit : « Viens… » Il a un air d’enfant indécis. Elle le serre contre elle. Il n’a pas d’illusion.

Ils sont calmes, elle regarde l’heure. Ils savent tous deux ce qu’ils ne sont pas obligés de se dire. Un jour, peut-être… Ils sont deux accidentés de la vie et pour la première fois, elle se demande à quoi ressemble son accident à lui.

— Et ton histoire, à toi, ta vraie histoire, c’est quoi ? demande-t-elle en faisant boucler entre ses doigts les poils de sa poitrine.

— Je suis assez banal…

Et Sophie se demande si c’est sa réponse.


Quand on travaille la nuit, tout est décalé. À l’heure où il s’endort, Sophie se lève et sort de chez elle pour attraper la navette.

Ils sont toujours ensemble : Véronique et le patron du fast-food. Elle les a tués de la même manière. Elle ne sait plus comment. Ils sont tous les deux étendus côte à côte sur la table en inox de la morgue. Comme des mariés. Recouverts d’un drap blanc. Sophie passe près de la table et, bien qu’ils soient morts tous les deux, ils ont les yeux ouverts et suivent son passage d’un air gourmand. Ils ne bougent que les yeux. Lorsqu’elle passe derrière la table, de l’arrière de leur crâne, le sang se met à ruisseler lentement, ils sourient.

— Eh oui !

Sophie se retourne brusquement.

— C’est un peu votre marque de fabrique. Quelques coups bien sonnés à l’arrière du crâne.

Le directeur de l’agence porte une chemise jaune pâle et une cravate verte. Son pantalon boudine son ventre, sa braguette est ouverte. Il s’avance avec l’air d’un professeur de pathologie, il est pédagogique, sûr de lui, précis, chirurgical. Et souriant. Un peu goguenard.

— Voire un seul.

Il est derrière la table et regarde le crâne des défunts. Le sang coule sur le sol et les gouttes s’écrasent sur le ciment peint et aspergent le bas de son pantalon.

— Celle-ci, voyons (il se penche et lit l’étiquette)… Véronique. C’est ça, Véronique. Cinq coups de couteau dans le ventre. Dans le ventre, Sophie, je vous demande un peu ! Bon, passons. Celui-ci (il lit l’étiquette)… David. Bon, pour celui-ci, Sophie, vous n’avez eu qu’à tendre la main. Une batte de base-ball à laquelle David donnait un caractère purement décoratif et le voici le crâne enfoncé avec l’emblème des Red Stockings. Il y a vraiment des destins idiots, non ?

Il s’éloigne de la table et s’approche de Sophie. Elle a le dos collé au mur. Il s’avance en souriant :

— Et puis il y a moi. Moi j’ai eu plus de chance : pas de batte de base-ball, pas de couteau à l’horizon, je m’en suis bien sorti, je ne me plains pas. Si vous aviez pu, vous m’auriez frappé la tête contre le mur et je serais mort comme les autres, par le crâne. Je saignerais moi aussi de l’arrière du crâne.

Et Sophie voit sa chemise jaune gagnée peu à peu par le sang qui s’écoule de l’arrière de son crâne. Il sourit.

— Exactement comme ça, Sophie.

Il est tout près d’elle, elle sent son haleine chargée.

— Vous êtes très dangereuse, Sophie. Pourtant, les hommes vous aiment. Non ? Vous en tuez beaucoup. Vous comptez tuer tous ceux que vous aimez, Sophie ? Tous ceux qui vous approchent ?

22

Ces odeurs, ces gestes, ces moments… Dans le regard de Sophie, tout préfigure ce qui l’attend. Il faudra qu’elle sache partir. Au bon moment. Mais c’est pour plus tard, parce que pour l’heure il faut savoir jouer. Jouer fin. Pas de passion de surface, un attachement rendu possible par une connivence superficielle mais prometteuse. Ils ont passé quatre nuits ensemble. Voici la cinquième. Deux nuits de suite. Parce qu’il faut accélérer le mouvement. Elle a réussi à intervertir ses horaires avec une fille d’une autre équipe pour quelques jours. Il est venu la chercher. Elle passe son bras sous le sien, elle raconte sa journée. La seconde fois, c’est déjà une habitude. Pour le reste, il est attentif jusqu’au scrupule. On dirait parfois qu’il joue sa vie sur chaque geste. Elle tente de le calmer. Elle essaie de donner à leur intimité récente quelque chose de moins factice, de moins artificiel. Elle bricole des choses sur la gazinière de son deux-pièces. Il se détend petit à petit. Au lit, il ne s’occupe d’elle que si elle fait le premier geste. Elle le fait chaque fois. Elle a peur chaque fois. Elle fait comme si. Parfois, de courts instants elle sent qu’elle pourrait être heureuse. Ça la fait pleurer. Il ne le voit pas parce que c’est toujours à la fin, quand il s’endort et qu’elle regarde la pièce dans la pénombre nocturne. Une chance, il ne ronfle pas.

Sophie reste de longues heures ainsi, à laisser rouler en elle les images de sa vie. Les larmes comme toujours coulent seules, sans elle, hors d’elle. Elle glisse vers des sommeils dont elle a peur. Parfois, elle rencontre sa main et s’y accroche.

23

Il fait un froid très sec. Ils sont accoudés à une balustrade en fer, le feu d’artifice vient de débuter. Les gosses courent sur le mail, les parents entrouvrent la bouche en regardant le ciel. Des bruits de guerre. Les explosions sont parfois précédées de sifflements sinistres. Le ciel est orangé. Elle se tient contre lui. Pour la première fois, elle a besoin, vraiment besoin, de se blottir contre lui. Il a passé son bras par-dessus son épaule. Ce pourrait être un autre. C’est lui. Ce pourrait être pire. Elle passe sa main sur sa joue et l’oblige à la regarder. Elle l’embrasse. Le ciel est bleu et vert. Il dit quelque chose qu’elle n’entend pas à cause d’une fusée qui explose juste au même instant. À son air, il a dit quelque chose de gentil. Elle fait « oui » de la tête.

Les parents rassemblent la marmaille, les blagues prévisibles fusent de groupe en groupe. On rentre. Les couples bras dessus bras dessous. Eux peinent à trouver un pas qui leur convienne à tous deux. Ses enjambées à lui sont plus grandes, il piétine un peu, elle sourit, le pousse, il rit, elle sourit. Ils s’arrêtent. C’est sans amour mais il y a quelque chose qui fait du bien, quelque chose qui ressemble à une immense fatigue. Il l’embrasse pour la première fois avec une sorte d’autorité. C’est le début de l’année dans quelques secondes, des Klaxons se font déjà entendre, ceux qui anticipent l’heure pour être certains d’être les premiers. D’un seul coup tout explose, les cris, les sirènes, les rires, les lumières. Une vague de bonheur social plane un instant sur le monde, l’occasion est de commande mais les joies sincères. Sophie dit : « On va se marier ? » C’est une question. « Moi je veux bien… », dit-il en ayant l’air de s’excuser. Elle serre son bras.

Voilà.

C’est fait.

Dans quelques semaines, Sophie sera mariée.

Adieu Sophie-la-Dingue.

Une vie nouvelle.

Ça lui vaut quelques secondes de respiration libérée.

Il sourit en regardant le monde.

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