L’appartement n’est pas grand mais il est très fonctionnel. Pour un couple, c’est bien. C’est ce qu’a dit Frantz quand ils ont emménagé et Sophie s’est montrée tout à fait d’accord. Trois pièces dont deux disposent de portes-fenêtres donnant sur le petit parc de la résidence. Ils sont tout en haut de l’immeuble. L’endroit est tranquille. Peu après leur installation, Frantz l’a emmenée voir la base militaire, qui n’est qu’à douze kilomètres, mais ils ne sont pas entrés. Il s’est contenté de faire un petit signe au planton, qui a répondu un peu distraitement. Comme ses horaires sont à la fois ténus et ajustables, il quitte la maison assez tard et revient de bonne heure.
Le mariage a eu lieu à la mairie de Château-Luc. Frantz a fait son affaire de trouver les deux témoins. Sophie s’attendait plutôt à ce qu’il lui présente deux collègues de la base, mais il a dit que non, qu’il préférait que ça reste privé (il doit être assez débrouillard : il a quand même eu droit aux huit jours de congés…). Deux hommes d’une cinquantaine d’années qui semblaient se connaître les attendaient sur le perron de l’hôtel de ville. Ils ont serré la main de Sophie de façon maladroite mais pour Frantz, ils se sont contentés d’un petit signe de tête. L’adjointe au maire les a fait entrer dans la salle des mariages et en constatant qu’ils n’étaient que quatre, elle a dit : « C’est tout ? » puis s’est mordu les lèvres. Elle a donné l’impression d’expédier la cérémonie.
— Ce qui compte, c’est qu’elle ait fait le job, a dit Frantz.
Expression militaire.
Frantz aurait pu se marier en uniforme, mais il avait préféré le costume civil, ce qui fait que même en photo Sophie ne l’a jamais vu en tenue ; elle s’était acheté une robe imprimée qui lui faisait de jolies hanches. Quelques jours plus tôt, en rosissant, Frantz lui avait montré la robe de mariée de sa mère, passablement abîmée maintenant mais qui avait subjugué Sophie : une somptuosité couverte de mousseline, fondante comme de la neige. Elle a dû néanmoins connaître des vicissitudes, cette robe. Le tissu reste plus foncé à certains endroits, comme si elle avait été tachée. Il y avait évidemment une intention cachée de la part de Frantz — mais quand il a constaté l’état réel de la robe, l’idée s’est chassée d’elle-même. Sophie a été surprise qu’il ait conservé cette relique. « Oui, a-t-il répondu, étonné. Je ne sais pas pourquoi… Je devrais la jeter, c’est un vieux truc. » Mais il l’a quand même rangée dans un placard du couloir d’entrée, ce qui a fait sourire Sophie. Lorsqu’ils sont sortis de la mairie, Frantz a tendu son appareil numérique à l’un des témoins et il a expliqué brièvement comment faire le point. « Après, il suffit d’appuyer là… » À regret, elle a posé avec lui, côte à côte, sur le perron de l’hôtel de ville. Puis Frantz s’est éloigné avec les deux témoins. Sophie s’est retournée, elle ne voulait pas voir les billets changer de main. « C’est quand même un mariage… », s’est-elle dit un peu bêtement.
Devenu un mari, Frantz ne correspond pas tout à fait à l’idée que Sophie s’est faite de lui « fiancé ». Il est plus fin, moins brutal dans ses propos. Comme il arrive fréquemment avec les êtres un peu rustiques, Frantz dit même parfois des choses très pénétrantes. Il est plus silencieux aussi depuis qu’il ne se sent plus dans l’obligation d’entretenir la conversation, mais il regarde toujours Sophie comme l’une des merveilles du monde, comme un rêve devenu réalité. Il dit « Marianne… » avec beaucoup de gentillesse, au point que Sophie a fini par s’habituer à ce prénom. C’est assez l’idée qu’on se fait d’un « homme aux petits soins ». Du coup, Sophie s’est presque étonnée de lui trouver des vertus. La première, et à laquelle elle n’aurait jamais pensé, c’est d’être un homme fort. Elle que la musculature des hommes n’a jamais fait fantasmer, a été heureuse, les premières fois où ils ont dormi ensemble, de sentir des bras puissants, un ventre ferme, des pectoraux développés. Elle a été naïvement émerveillée qu’un soir il puisse, en souriant, l’asseoir sur le toit d’une voiture sans même plier les jambes. Des envies de protection se sont réveillées chez elle. Quelque chose d’extrêmement fatigué, au fond d’elle, s’est peu à peu détendu. Les événements de sa vie l’ont privée de tout espoir de vrai bonheur et elle ressent maintenant un bien-être presque suffisant. On a vu des couples tenir sur ce modèle pendant des décennies. Il y a eu un peu de mépris à le choisir parce qu’il était simple. Il y a du soulagement à ressentir un peu d’estime. Sans s’en rendre tout à fait compte, elle s’est lovée contre lui dans le lit, elle s’est laissé prendre dans ses bras, elle s’est laissé embrasser, elle s’est laissé pénétrer, et les premières semaines se sont écoulées ainsi en noir et blanc, dans des proportions nouvelles. Pour le côté noir, les visages des morts ne s’estompaient pas mais revenaient à des intervalles plus longs, comme s’ils prenaient de la distance. Pour le côté blanc, elle dormait mieux, se sentait non pas revivre mais au moins des choses se réveillaient ; elle avait un plaisir enfantin à faire le ménage, à refaire de la cuisine — comme elle aurait joué à la dînette —, à chercher du travail, distraitement parce que la solde de Frantz, assurait-il, suffisait à les préserver de tout risque immédiat.
Au début, Frantz partait pour la base vers 8 h 45, il en revenait entre 16 et 17 heures. Le soir, ils allaient au cinéma où dîner à la brasserie du Templier, à quelques minutes de la résidence. Leur trajectoire était l’inverse des trajectoires ordinaires : ils avaient commencé par se marier, maintenant ils faisaient connaissance. Ils parlaient malgré tout assez peu. Elle serait incapable de dire de quoi tant les soirées semblaient couler avec naturel. Si. Un sujet revenait souvent. Comme dans tous les couples à leurs débuts, Frantz s’intéressait prodigieusement à la vie de Sophie, sa vie d’avant, ses parents, son enfance, ses études. Avait-elle eu beaucoup d’amants ? À quel âge avait-elle perdu sa virginité…? Toutes ces choses auxquelles les hommes disent n’attacher aucune importance mais qu’ils n’ont de cesse de demander. Alors Sophie a raconté des parents crédibles, leur divorce, largement calqué sur le vrai, elle s’est inventé une nouvelle mère qui a peu de rapport avec la vraie et elle n’a bien sûr pas dit un mot de son mariage avec Vincent. Pour les amants et la virginité, elle a puisé dans le stock des clichés, dont Frantz s’est contenté. Pour lui, la vie de Marianne s’interrompt cinq ou six ans plus tôt et elle reprend à leur mariage. Entre les deux, il y a encore un grand trou. Elle pense que tôt ou tard il faudra se concentrer sur une histoire recevable qui couvrira cette période. Elle a le temps. Frantz a des curiosités amoureuses, mais ce n’est pas un limier.
Gagnée par sa tranquillité nouvelle, Sophie a renoué avec la lecture. Frantz lui rapporte régulièrement des livres de poche de la maison de la presse. N’étant plus au courant des parutions depuis bien longtemps, elle s’abandonne au hasard, c’est-à-dire à Frantz, et il est très chanceux dans ses choix : il a rapporté quelques nullités bien sûr, mais aussi Portrait de femme de Citati et, comme s’il avait senti qu’elle aimait les auteurs russes, Vie et Destin de Vassili Grossman et Dernières Nouvelles du bourbier d’Ikonnikov. Ils ont aussi regardé des films à la télévision, et il en a rapporté du vidéoclub. Là encore, il a parfois eu la main heureuse : elle a ainsi pu voir La Cerisaie, avec Piccoli, qu’elle avait manqué au théâtre à Paris quelques années plus tôt. Au fil des semaines, Sophie a senti monter en elle une sorte d’engourdissement presque voluptueux, quelque chose de cette merveilleuse paresse conjugale qui saisit parfois les épouses sans emploi.
Cette ankylose l’a trompée. Elle l’a prise pour le symptôme d’une sérénité retrouvée alors qu’elle était l’antichambre d’une nouvelle phase de la dépression.
Une nuit, elle a commencé à se débattre dans le lit, à s’agiter en tous sens. Et le visage de Vincent est soudain apparu.
Dans son rêve, Vincent est un visage immense, déformé, comme vu au grand angle ou dans un miroir concave. Ce n’est pas vraiment le visage de son Vincent à elle, le Vincent qu’elle a aimé. C’est le Vincent d’après l’accident, aux yeux larmoyants, à la tête éternellement penchée sur le côté, à la bouche entrouverte sur une absence de mots. Là, Vincent ne s’exprime plus par borborygmes. Il parle. Tandis que Sophie se tourne et se retourne dans son sommeil pour tenter de lui échapper, il la fixe et lui parle d’une voix calme et grave. Ce n’est pas vraiment sa voix, comme ce n’est pas non plus son visage, mais c’est lui parce qu’il lui dit des choses qu’il est seul à savoir. Son visage ne bouge pratiquement pas, ses pupilles s’élargissent jusqu’à devenir de grandes soucoupes sombres et hypnotiques. Je suis là, Sophie mon amour, je te parle depuis la mort où tu m’as envoyé. Je viens te dire combien je t’ai aimée et te montrer combien je t’aime encore. Sophie se débat mais le regard de Vincent la cloue dans le lit, les battements de ses bras n’y font rien. Pourquoi m’as-tu envoyé à la mort, mon amour ? Deux fois, t’en souviens-tu ? Dans le rêve, c’est la nuit. Cette première fois, c’était le destin, simplement. Vincent roule prudemment sur la route submergée par la pluie. À travers le pare-brise, elle le voit peu à peu saisi par le sommeil, dodeliner de la tête, la relever lentement, elle voit ses yeux papilloter, se plisser dans une tentative pour résister au sommeil tandis que la pluie redouble, inonde maintenant la route et que le vent tourbillonnant plaque de lourdes feuilles de platanes sur les essuie-glaces. J’étais seulement fatigué, Sophie mon sommeil, je n’étais pas encore mort à ce moment-là. Pourquoi as-tu voulu ma mort ? Sophie se bat pour lui répondre mais sa langue est lourde, pâteuse, elle remplit toute sa bouche. Tu ne dis rien, n’est-ce pas ? Sophie voudrait lui dire… Lui dire Mon amour comme tu me manques, comme la vie me manque depuis ta mort, comme je suis morte depuis que tu n’es plus là. Mais rien ne sort. Tu te souviens comme j’étais ? Je sais que tu te souviens. Moi, depuis que je suis mort, je ne parle ni ne bouge, les mots restent en moi maintenant, je bave simplement, tu te souviens comme je bave, ma tête est lourde mon âme, mon âme est lourde, et comme mon cœur est lourd de te voir ainsi me regarder cette nuit-là ! Moi aussi je te revois exactement. Le jour de ma seconde mort. Tu portes cette robe bleue que je n’ai jamais aimée. Tu es debout près du sapin, Sophie mon cadeau, les bras croisés, tellement silencieuse (bouge, Sophie, réveille-toi, ne reste pas ainsi prisonnière du souvenir, tu vas souffrir… ne l’accepte pas), tu me regardes, je bave simplement, je ne peux rien dire, comme toujours, mais je regarde avec amour ma Sophie, et toi tu me fixes avec une sévérité terrible, une rancune, une aversion, je sens que maintenant mon amour ne peut plus rien : tu as commencé à me haïr, je suis le poids mort de ta vie pour les siècles des siècles (n’accepte pas ça, Sophie, retourne-toi dans le lit, ne laisse pas le cauchemar t’envahir, le mensonge va te tuer, ce n’est pas toi qui es là, réveille-toi, quel que soit le prix, fais l’effort de te réveiller) et tu te retournes tranquillement, tu saisis une branche du sapin, tu me fixes, ton regard semble indifférent tandis que tu frottes une allumette, que tu allumes une de ces petites bougies (ne le laisse pas dire cela, Sophie. Vincent se trompe, jamais tu n’aurais fait cela. Il a de la peine, son chagrin est immense parce qu’il est mort, mais reste vivante, Sophie. Réveille-toi !), le sapin s’enflamme d’un seul jet vorace et à l’autre bout de la pièce je te vois disparaître derrière le mur de flammes tandis que le feu gagne les rideaux et que, cloué dans mon fauteuil, épouvanté, je bande inutilement tous mes muscles, te voilà partie, Sophie ma flamme (si tu ne peux pas bouger, Sophie, hurle !), Sophie mon mirage, te voici maintenant en haut de l’escalier, sur ce large palier où tu as poussé mon fauteuil. Tu viens terminer ton œuvre de justice, c’est cela… Comme ton visage est volontaire et déterminé (résiste, Sophie, ne te laisse pas envahir par la mort de Vincent). Devant moi l’abîme de l’escalier en pierre, large comme une allée de cimetière, profond comme un puits, et toi, Sophie ma mort, qui passes doucement ta main sur ma joue, voilà ton dernier adieu, ta main sur ma joue, tes lèvres se pressent, tes mâchoires se serrent et tes mains, dans mon dos, saisissent les poignées de mon fauteuil (résiste Sophie, débats-toi, hurle plus fort) et mon fauteuil, d’une brusque poussée, s’envole et je m’envole moi aussi, Sophie ma tueuse et je suis au ciel, pour toi, c’est là que je t’attends, Sophie, car je te veux près de moi, bientôt tu seras près de moi (hurle, hurle !), tu peux hurler, mon amour, je sais que tu es en route vers moi. Aujourd’hui, tu résistes, mais demain tu viendras me retrouver avec soulagement. Et nous serons ensemble pour les siècles des siècles…
Haletante, en nage, Sophie s’est assise sur son lit. Son cri de terreur résonne encore dans la pièce… Assis à côté d’elle, Frantz la regarde, terrifié. Il lui tient les mains.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il.
Son cri s’est étranglé dans sa gorge, elle suffoque, ses poings sont serrés, ses ongles sont entrés profondément dans ses paumes. Frantz prend ses mains dans les siennes et ouvre chaque doigt, un à un, en lui parlant doucement, mais pour elle, à ce moment, toutes les voix sont identiques et même celle de Frantz ressemble à la voix de Vincent. La voix de son rêve. La Voix.
À partir de ce jour, c’en est fini des plaisirs de petite fille. Sophie se concentre, comme aux pires périodes, pour ne pas sombrer. Dans la journée, elle essaie de ne pas dormir. Peur des rêves. Mais parfois rien n’y résiste, le sommeil survient, la submerge. La nuit ou le jour, les morts la visitent. Tantôt Véronique Fabre, le visage ensanglanté et souriant, mortellement blessée mais vivante. Elle lui parle et lui raconte sa mort. Mais ce n’est pas sa voix à elle, c’est la Voix qui lui parle, toujours cette Voix précise, cette Voix qui sait tout, qui connaît le détail de tout, qui connaît toute sa vie. Je vous attends, Sophie, dit Véronique Fabre, depuis que vous m’avez tuée, je sais que vous allez me rejoindre. Dieu, comme vous m’avez fait mal… Vous n’imaginez pas. Je vous raconterai tout ça quand vous m’aurez rejointe. Je sais que vous allez venir… Bientôt, vous aurez envie de venir me rejoindre, de nous rejoindre tous. Vincent, Léo, moi… Nous serons tous là pour vous accueillir…
Dans la journée, Sophie cesse de bouger, elle reste prostrée. Frantz est affolé, il veut appeler un médecin, elle refuse avec violence. Elle se reprend et tente de le rassurer. Mais elle voit bien à son visage qu’il ne comprend pas, que dans cette situation, pour lui, ne pas appeler un médecin est quelque chose d’incompréhensible.
Il rentre de plus en plus tôt. Mais il est trop inquiet. Très vite, il dit :
— J’ai demandé un petit congé. Il me restait des jours…
Il est maintenant avec elle toute la journée. Il regarde la télévision tandis que le sommeil la terrasse. En pleine journée. Elle distingue la nuque rasée de Frantz en découpe sur l’écran du téléviseur et le sommeil la happe. Toujours les mêmes mots, les mêmes morts. Dans ses rêves, le petit Léo lui parle avec la voix d’homme qu’il n’aura jamais. Léo lui parle avec la Voix. Il lui raconte, avec tant de détails, combien le lacet lui a fait mal à la gorge, combien il s’est épuisé à chercher sa respiration, combien il s’est débattu, comme il a tenté de hurler… Et tous les morts reviennent, jour après jour, nuit après nuit. Frantz lui fait des tisanes, des bouillons, insiste toujours pour appeler un médecin. Mais Sophie ne veut voir personne, elle a réussi à disparaître, elle ne veut pas risquer une enquête, elle ne veut pas être folle, elle ne veut pas être internée, elle jure qu’elle va surmonter tout ça. Ces crises lui glacent les mains, son rythme cardiaque fait d’inquiétants va-et-vient. Son corps est gelé mais la transpiration inonde ses vêtements. Elle dort des nuits et des jours. « Ce sont des crises d’angoisse. Ça s’en va comme ça vient », risque-t-elle, rassurante. Frantz sourit mais il est sceptique.
Une fois, elle part. À peine quelques heures.
— Quatre heures ! a dit Frantz comme s’il annonçait un record sportif. J’étais affolé. Tu étais où ?
Il lui prend les mains. Il est réellement inquiet.
— Je suis revenue, a dit Sophie comme si c’était la réponse attendue.
Frantz veut comprendre, cette disparition l’a rendu nerveux. C’est un esprit simple mais rationnel. Ce qu’il ne comprend pas le rend dingue.
— Qu’est-ce que je vais faire si tu commences à partir comme ça ! Je veux dire… pour te retrouver !
Elle dit qu’elle ne se souvient pas. Il insiste :
— Quatre heures, c’est pas possible que tu ne te souviennes pas !
Sophie roule des yeux étranges, translucides.
— Dans un café, lâche-t-elle comme si elle se parlait à elle-même.
— Un café… Tu étais dans un café… Quel café ? demande Frantz.
Elle le regarde, elle est perdue.
— Je ne suis pas sûre.
Sophie s’est mise à pleurer. Frantz l’a serrée contre lui. Elle s’est lovée dans ses bras. C’était en avril. Que voulait-elle ? En finir peut-être. Pourtant la voici revenue. Se souvient-elle de ce qu’elle a fait durant ces quatre heures ? Que peut-on bien faire en quatre heures…?
Un mois plus tard, début mai, plus épuisée que jamais, Sophie s’est vraiment sauvée.
Frantz est descendu quelques minutes, il a dit : « Je reviens, je fais vite, ne t’inquiète pas. » Sophie a attendu que son pas disparaisse dans l’escalier, elle a enfilé une veste, mécaniquement elle a ramassé quelques affaires, son portefeuille, et elle s’est enfuie. Elle est sortie de l’immeuble par le local des poubelles, qui donne dans l’autre rue. Elle court. Sa tête cogne comme son cœur. À eux deux, ils lui font un martèlement qui résonne du ventre jusqu’aux tempes. Elle court. Elle a très chaud, elle retire sa veste qu’elle jette sur le trottoir, elle court toujours et se retourne. Craint-elle que les morts la rejoignent ? 6.7.5.3. Elle doit se souvenir de cela. 6.7.5.3. Sa respiration se perd, sa poitrine la brûle, elle court, la voici devant les bus, elle saute dedans plus qu’elle n’y monte. Elle n’a pas pris d’argent. Elle fouille ses poches, en vain. Le chauffeur la regarde pour ce qu’elle est, une folle. Elle exhume une pièce de deux euros égarée dans son jean. Le chauffeur lui pose une question qu’elle n’entend pas mais à quoi elle répond en disant : « Tout va bien », le genre de phrase qui fait toujours bien quand on veut calmer l’entourage. Tout va bien. 6.7.5.3. Ne pas oublier ça. Il n’y a, près d’elle, que trois ou quatre personnes qui la regardent à la dérobée. Elle tente de rajuster ses vêtements. Elle s’est assise à l’arrière et scrute la circulation par la vitre arrière. Elle voudrait fumer mais c’est interdit et, de toute manière, elle a tout oublié à la maison. Le bus se dirige vers la gare. Il stoppe longuement aux feux rouges, redémarre poussivement. Sophie retrouve un peu de respiration mais à l’approche de la gare, la peur la saisit de nouveau. Elle a peur du monde, peur des gens, peur des trains. Peur de tout. Elle pense qu’elle ne pourra pas fuir ainsi, aussi facilement. Elle se retourne toujours. Les visages, derrière elle, portent-ils le masque de la mort qui vient ? Elle tremble de plus en plus fort et après toutes ces journées et ces nuits épuisantes, de ce simple effort de courir au bus et de traverser la gare, elle est exténuée. « Melun », dit-elle. 6.7.5.3. Non, elle n’a pas de réduction. Oui, elle passera par Paris, elle tend sa carte bancaire avec insistance, elle voudrait que l’employé la saisisse tout de suite, elle voudrait se délivrer de son message avant de l’oublier : 6.7.5.3, elle voudrait que l’employé lui donne son billet, la fasse monter, elle voudrait déjà voir défiler les gares et descendre du train… Oui, ça lui fera une longue attente au changement, à la fin de quoi l’employé pianote et lance une impression crépitante, son billet est devant elle, l’employé dit : « Vous pouvez taper votre code. » 6.7.5.3. Une victoire. Contre qui ? Sophie se retourne et part. Elle a laissé sa carte dans l’appareil. Une femme la lui désigne avec un sourire suffisant. Sophie l’arrache de l’appareil. Tout cela a une saveur de déjà-vu, Sophie ne cesse de revivre les mêmes scènes, les mêmes fuites, les mêmes morts depuis… quand ? Il faut que ça s’arrête. Elle tape sur ses poches à la recherche de ses cigarettes, rencontre la carte bancaire qu’elle vient d’y glisser et lorsqu’elle relève la tête, Frantz est là, devant elle, affolé, qui dit : « Où vas-tu comme ça ? » Il tient à la main la veste qu’elle a jetée dans la rue. Il penche la tête de droite et de gauche. « Il faut rentrer à la maison. Cette fois, il faut appeler un médecin… Tu vois bien… » Un instant elle hésite à dire oui. Un court instant. Mais elle se reprend. « Non, pas de médecin… Je vais rentrer. » Il lui sourit et lui prend le bras. Sophie ressent une nausée, elle se plie légèrement. Frantz la tient par le bras : « On va rentrer…, dit-il. Je suis garé juste là. » Sophie regarde la gare qui s’enfuit, elle ferme les yeux comme si elle devait prendre une décision. Puis elle se tourne vers Frantz et le prend par le cou. Elle serre, elle dit : « Oh, Frantz… », elle pleure et tandis qu’il la porte — plus qu’il ne la soutient — vers la sortie, vers la voiture, vers la maison, elle lâche sur le sol son billet de train roulé en boule et plonge sa tête dans le creux de son épaule en sanglotant.
Frantz est toujours auprès d’elle. Dès qu’elle reprend ses esprits, elle s’excuse de la vie qu’elle lui fait mener. Timidement, il demande des explications. Elle promet de lui raconter. Elle dit qu’il faut d’abord qu’elle se repose. C’est l’antienne, ça, « se reposer », le mot qui, pour quelques heures, ferme toutes les portes, lui laisse un peu de temps pour souffler, le temps nécessaire pour rassembler ses forces, pour se préparer aux luttes à venir, les rêves, les morts, visiteurs insatiables. Frantz fait les courses. « Je ne veux pas te courir après à travers toute la ville », dit-il en lui souriant lorsqu’il ferme la porte à clé en sortant. Sophie sourit en retour, reconnaissante. Frantz fait le ménage, passe l’aspirateur, il fait à manger, rapporte des poulets rôtis, des repas indiens, des repas chinois, il loue des films au vidéoclub qu’il rapporte à la maison avec des regards en recherche de complicité. Sophie trouve le ménage bien fait, elle trouve les repas très bons, elle l’assure que les films sont très bien mais elle s’endort devant le téléviseur quelques minutes après le générique. Sa tête lourde replonge bientôt dans la mort et Frantz la tient par les bras lorsqu’elle se réveille, allongée sur le sol, sans voix, sans air, presque sans vie.
Alors ce qui devait arriver finit par arriver. C’est un dimanche. Sophie n’a rien dormi depuis des jours. À force de hurler, elle n’a plus de voix. Frantz la couve, toujours là, lui donne à manger parce qu’elle ne veut rien avaler. C’est surprenant comme cet homme a accepté la folie de la femme qu’il vient d’épouser. On dirait un saint. Il se dévoue, prêt à se sacrifier. « J’attends que tu veuilles bien enfin appeler un médecin, tout ira mieux alors… », explique-t-il. Elle dit que tout « va aller mieux bientôt ». Il insiste. Il cherche à quelle logique répond ce refus. Il craint d’entrer dans une coulisse de sa vie où il n’a pas encore été admis. Qu’a-t-elle dans la tête ? Elle veut le rassurer, elle sent qu’elle doit faire quelque chose de normal pour calmer son inquiétude. Alors, parfois elle se couche sur lui, rampe jusqu’à sentir son désir, elle s’ouvre à lui, le guide, elle tâche de lui faire plaisir, elle pousse quelques cris, ferme les yeux, attend qu’il s’abandonne.
C’est donc un dimanche. Calme comme l’ennui. Le matin, la résidence a résonné des voix des habitants revenant du marché ou lavant leur voiture sur le parking. Sophie a regardé toute la matinée par la porte-fenêtre en fumant des cigarettes, les mains enfouies dans les manches de son pull tant elle a froid. La fatigue. Elle a dit : « J’ai froid. » La nuit précédente, elle s’est réveillée avec des vomissements. Elle en a encore mal au ventre. Elle se sent sale. La douche n’a pas suffi, elle veut prendre un bain. Frantz lui fait couler l’eau, trop chaude comme souvent, avec des sels de bain qu’il affectionne mais qu’elle déteste en silence, ça sent le produit de synthèse, avec un parfum un peu écœurant… mais elle ne veut pas le vexer. Ça ou autre chose… Ce qu’elle veut, c’est de l’eau très chaude, quelque chose qui pourrait réchauffer ses os transis. Il l’aide à se déshabiller. Dans la glace, Sophie découvre sa silhouette, ses épaules saillantes, ses hanches pointues, sa maigreur, ce serait à pleurer si ça n’était pas à frémir… Combien pèse-t-elle ? Et cette évidence qu’elle profère soudain à voix haute : « Je crois que je suis en train de mourir. » Elle est stupéfaite de ce constat. Elle a dit ça comme elle a dit, quelques semaines plus tôt : « Je suis bien. » C’est aussi vrai. Sophie est en train de s’éteindre, lentement. Jour après nuit, cauchemar après cauchemar, Sophie s’étiole et se décharne. Elle fond. Bientôt elle sera translucide. Elle regarde une fois encore son visage et ses pommettes saillantes, ses yeux cernés. Frantz la serre aussitôt contre lui. Il dit des choses gentilles et bêtes. Il fait mine de rire de cette énormité qu’elle vient de dire. Du coup, il en fait trop. Il lui tapote le dos avec vigueur comme on fait pour quelqu’un qu’on va quitter pour une longue absence. Il dit que l’eau est chaude. Sophie tâte la surface en frémissant. Un tremblement la saisit de la tête aux pieds. Frantz fait couler de l’eau froide, elle se penche, elle dit que ça ira, il sort. Il sourit avec confiance dès qu’il s’éloigne mais il laisse toujours les portes ouvertes. Quand elle entend les premiers échos du téléviseur, Sophie s’allonge dans le bain, tend la main vers la tablette, saisit les ciseaux, elle observe attentivement ses poignets dont les veines sont à peine bleutées. Elle pose la lame du ciseau, elle ajuste, choisit un angle plus en biais, jette un œil sur la nuque de Frantz et semble puiser là une ultime conviction. Elle prend une profonde respiration et tranche d’un coup sec. Puis elle détend tous ses muscles et se laisse doucement glisser dans la baignoire.
Ce qu’elle voit en premier, c’est Frantz assis près de son lit. Puis, le long de son corps, son bras gauche recouvert de pansements épais. Puis enfin la chambre. Par la fenêtre entre un jour indistinct qui pourrait être un commencement ou une fin de journée. Frantz lui adresse un sourire indulgent. Il lui tient gentiment le bout des doigts, c’est tout ce qui dépasse. Il les caresse mais il ne dit rien. Sophie a la tête terriblement lourde. À côté d’eux, la table roulante avec le plateau-repas.
— Tu as à manger, là…, dit-il.
Voilà ses premiers mots. Pas une question, pas un reproche, pas même une peur. Non, Sophie ne veut rien manger. Il remue la tête comme s’il était embêté à titre personnel. Sophie ferme les yeux. Elle se souvient très bien de tout. Le dimanche, les cigarettes à la fenêtre, le froid dans les os, et son visage de morte dans le miroir de la salle de bains. Sa décision. Partir. Partir absolument. Attirée par le bruit de la porte qui s’ouvre, elle rouvre les yeux. Une infirmière entre. Elle sourit gentiment, contourne le lit et vérifie la perfusion, que Sophie n’avait pas remarquée. Elle pose un pouce expert sous sa mâchoire, quelques secondes lui suffisent pour sourire de nouveau.
— Reposez-vous, dit-elle en sortant, le médecin va passer.
Frantz reste là, il regarde par la fenêtre et cherche une contenance. Sophie dit : « Je suis désolée… » et il ne trouve rien à répondre. Il continue de regarder par la fenêtre et de tripoter l’extrémité de ses doigts. Il y a en lui une force d’inertie étonnante. Elle sent qu’il est là pour toujours.
Le médecin est un petit homme corpulent d’une vivacité surprenante. La cinquantaine sûre de soi, la calvitie rassurante. Il lui suffit d’un regard et d’un court sourire pour que Frantz se sente dans l’obligation de sortir. Le médecin prend la place.
— Je ne vous demande pas comment vous allez. Je me doute. Il va falloir voir quelqu’un, c’est tout.
Il a dit cela d’une traite, le genre de médecin qui va aux faits.
— Nous avons des gens très bien ici. Vous allez pouvoir parler.
Sophie le regarde. Il doit sentir que son esprit est ailleurs, alors il enfonce le clou.
— Pour le reste, c’était spectaculaire mais ça n’était pas…
Il se reprend aussitôt.
— Évidemment, si votre mari n’avait pas été là, à cette heure-ci, vous seriez morte.
Il a choisi le mot le plus fort, le plus violent, pour tester ses capacités de réaction. Elle décide de venir à son secours parce qu’elle sait très bien où elle en est.
— Ça ira.
C’est tout ce qu’elle trouve. Mais c’est vrai. Elle pense que ça ira. Le médecin claque les deux mains sur ses genoux et se lève. Avant de sortir, il désigne la porte et demande :
— Vous voulez que je lui parle ?
Sophie fait signe que non mais cette réponse n’est pas suffisamment claire. Elle dit :
— Non, je vais le faire.
— J’ai eu peur, tu sais…
Frantz sourit maladroitement. C’est l’heure des explications. Sophie n’en a pas. Que pourrait-elle lui dire ? Elle s’oblige à sourire :
— Quand je rentrerai, je t’expliquerai. Mais pas ici…
Frantz fait comme s’il comprenait.
— C’est la partie de ma vie dont je ne t’ai jamais parlé. Je t’expliquerai tout.
— Il y a tant de choses que ça ?
— Il y a des choses, oui. Après, ce sera à toi de voir…
Il fait un signe de tête difficile à interpréter. Sophie ferme les yeux. Elle n’est pas fatiguée, elle a envie d’être seule. Elle a besoin d’information.
— J’ai dormi longtemps ?
— Presque trente-six heures.
— On est où ?
— Les Anciennes Ursulines. C’est la meilleure clinique dans le coin.
— Quelle heure il est ? C’est l’heure des visites ?
— Il est presque midi. Normalement, les visites c’est à partir de 2 heures mais moi, on m’a autorisé à rester.
En temps ordinaire, il aurait ajouté quelque chose du genre « vu les circonstances », mais cette fois il s’en tient aux phrases courtes. Elle sent qu’il prend son élan. Elle le laisse faire.
— Tout ça… (Il désigne vaguement les pansements à ses poignets.) C’est à cause de nous…? Parce que ça marche pas bien, c’est ça ?
Elle pourrait, elle sourirait. Mais elle ne peut pas, elle ne veut pas. Elle doit s’en tenir à sa ligne. Elle recroqueville trois doigts sous les siens.
— Ça n’a rien à voir, je t’assure. Tu es très gentil.
Le mot lui a déplu mais il fait avec. Il est un mari gentil. Que peut-il être d’autre ? Sophie aimerait demander où sont ses affaires mais elle se contente de fermer les yeux. Elle n’a plus besoin de rien.
La pendule du couloir marque 19 h 44. Les visites sont terminées depuis plus d’une demi-heure mais l’établissement n’est pas très à cheval sur son règlement et d’une chambre à l’autre, on entend encore les conversations des visiteurs. L’atmosphère porte quelques odeurs résiduelles des plateaux-repas de la fin de journée, odeur de soupe claire et de chou. Comment ces établissements font-ils pour sentir tous exactement la même chose ? À l’extrémité du couloir, une large fenêtre laisse passer une lumière grise. Quelques minutes plus tôt, Sophie s’est perdue dans l’établissement. Une infirmière du rez-de-chaussée l’a aidée à retrouver sa chambre. Maintenant elle connaît les lieux. Elle a vu la porte qui donne sur le parking. Il lui suffit de passer victorieusement devant le bureau des infirmières de son étage et elle est dehors. Elle a trouvé dans le placard les vêtements de ville que Frantz a dû apporter en prévision de sa sortie. Des choses qui ne vont pas ensemble. Elle attend, l’œil rivé à la fente de sa porte à peine entrouverte sur le couloir. Elle s’appelle Jenny, l’infirmière. C’est une femme mince, ondulante, qui se fait des teintures avec des mèches blondes. Elle sent le camphre. Elle se déplace d’un pas tranquille et ferme. Elle vient de quitter son bureau les mains enfoncées dans les poches de sa blouse. Elle fait ça quand elle va fumer à la porte d’entrée. L’infirmière pousse la porte battante qui conduit aux ascenseurs. Sophie compte jusqu’à cinq, elle ouvre la porte de sa chambre et emprunte à son tour le couloir, passe devant le bureau de Jenny mais juste avant la porte battante, elle tourne court sur sa droite et prend l’escalier. Dans quelques minutes elle sera au parking. Elle serre son sac contre elle. Et commence à se répéter : 6.7.5.3.
Le gendarme Jondrette, visage jaune et moustache grise. Il est accompagné d’un autre qui ne dit rien, qui regarde ses pieds, l’air concentré et soucieux. Frantz leur a proposé un café. Ils ont dit que oui, un café, pourquoi pas, mais ils sont restés debout. Jondrette est un gendarme compatissant. Il parle de Sophie et dit « Vot’ dame » et il ne dit rien que Frantz ne sait déjà. Lui regarde les deux gendarmes en jouant son rôle. Son rôle, c’est d’être inquiet, et ce n’est pas difficile parce qu’il est inquiet. Il se revoit devant le téléviseur. Il aime bien les jeux de culture générale parce qu’il gagne assez facilement, même s’il triche toujours un peu. Applaudissements, envolées du présentateur, blagues à la con, rires enregistrés, exclamations aux résultats, ça fait beaucoup de bruit, la télévision. De toute manière, Sophie a fait ça en silence. Même s’il avait fait autre chose à ce moment-là… Questions : catégorie « Sport ». Lui, le sport… Il a quand même tenté le coup. Des questions sur les Jeux olympiques, le genre de truc que personne ne sait, sauf quelques névrosés très spécialisés. Il s’est retourné, la tête de Sophie était renversée sur l’appui de la baignoire, les yeux fermés, la mousse jusqu’au menton. Elle a un joli profil. De toute manière, même devenue aussi maigre, Sophie est toujours jolie. Vraiment très jolie. Il s’en fait souvent la réflexion. En revenant au téléviseur, il s’est dit qu’il devait quand même surveiller : la dernière fois qu’elle s’est endormie dans le bain, il l’en a sortie glacée, il a dû la frictionner à l’eau de Cologne pendant plusieurs minutes avant qu’elle retrouve des couleurs. Ce n’est pas une manière de mourir. Miraculeusement, il a trouvé une réponse, le nom d’un sauteur à la perche bulgare et… tout à coup, son clignotant intérieur s’est mis en alarme. Il s’est retourné. La tête de Sophie avait disparu, il s’est précipité. La mousse était rouge et le corps de Sophie avait coulé au fond de la baignoire. Il a poussé un cri. « Sophie ! » Il a plongé les bras dans l’eau et l’a ressortie par les épaules. Elle n’a pas toussé mais elle respirait. Son corps entier était d’une blancheur sépulcrale et le sang continuait de couler de son poignet. Pas beaucoup. Mais il sortait par minuscules vaguelettes, au rythme des battements de cœur, et la plaie qui avait trempé dans l’eau était boursouflée. Alors il s’est affolé un court instant. Il ne voulait pas qu’elle meure. Il s’est dit : « Pas comme ça… » Il ne voulait pas que Sophie lui échappe. Cette mort, elle la lui volait. C’est elle qui choisissait où, quand, comment. Et ce libre arbitre lui apparaissait comme un désaveu complet de tout ce qu’il avait fait, ce suicide lui semblait une insulte à son intelligence. Si Sophie venait à mourir ainsi, plus jamais il ne pourrait venger la mort de sa mère. Alors il l’a tirée hors de la baignoire, l’a allongée sur le sol, il a garrotté son poignet avec des serviettes, il lui a parlé encore et encore, il a couru jusqu’au téléphone et il a appelé les pompiers. Ils sont venus en moins de trois minutes, la caserne est juste à côté. Et il s’est inquiété de beaucoup de choses en attendant les secours. Jusqu’où les tracasseries administratives pourraient-elles fouiller, interroger l’identité de Sophie, pire : révéler à Sophie qui est en réalité le sergent-chef Berg, qui n’a jamais été soldat une seule minute de toute sa vie…
Lorsqu’il l’a retrouvée à l’hôpital, il était en pleine possession de ses moyens, de nouveau parfaitement dans son rôle. Il savait exactement quoi dire, quoi faire, que répondre, comment se montrer.
Maintenant, il a même retrouvé sa colère : Sophie s’est enfuie de l’hôpital et il a fallu attendre plus de six heures que l’administration s’en aperçoive ! L’infirmière qui l’a appelé ne savait pas très bien comment s’y prendre. « Monsieur Berg, votre femme est-elle rentrée à la maison ? » À la réponse de Frantz, elle a immédiatement battu en retraite et lui a passé le médecin.
Depuis l’annonce de cette fuite, il a eu le temps de réfléchir. Les gendarmes peuvent boire leur café tranquillement. Personne mieux que Frantz ne pourra jamais retrouver Sophie. Il a suivi la multimeurtrière que, depuis trois ans, toutes les gendarmeries ont été impuissantes à retrouver. Cette femme, il l’a refaite de ses mains, tout entière, rien de la vie de Sophie ne lui est un secret, et pourtant lui-même est incapable de dire où elle se trouve à cette heure, alors, les gendarmes… Frantz est pressé, il a envie de leur dire d’aller se faire foutre. Il dit simplement, voix tendue :
— Vous pensez que vous allez la retrouver rapidement ?
C’est ça qu’un mari demande, non ? Jondrette lève un sourcil vers lui. Moins con qu’il semble.
— On va la retrouver, monsieur, forcément, dit-il.
Et au-dessus de la tasse de café brûlant qu’il avale à petites lampées, le gendarme a un regard scrutateur qui détaille Frantz. Il repose sa tasse.
— Elle est partie chez quelqu’un, elle va vous appeler ce soir ou demain. Le mieux, c’est d’être patient, vous comprenez…
Et sans attendre la réponse :
— Elle a déjà fait ça ? Se sauver comme ça…
Frantz répond que non mais qu’elle est plus ou moins en dépression.
— Plus ou moins…, répète Jondrette. Et vous avez de la famille, monsieur ? Je veux dire, elle a de la famille, vot’ dame ? Vous leur avez téléphoné ?
Il n’a pas eu le temps de mener sa réflexion et les choses soudain vont très vite. Marianne Berg, née Leblanc, quelle famille a-t-elle ? Lorsqu’au cours des mois précédents, il l’a interrogée sur sa vie, Sophie s’est inventé une famille que la gendarmerie serait bien en peine de trouver… Terrain glissant. Frantz ressert du café. Le temps de réfléchir. Il opte pour le changement de stratégie. Il se compose un visage mécontent.
— En fait, ça veut dire que vous ne ferez rien, c’est ça ? enchaîne-t-il avec nervosité.
Jondrette ne répond pas. Il regarde sa tasse vide.
— Si elle ne revient pas, disons, dans les trois ou quatre jours, on dépêchera une enquête. Vous voyez, monsieur, généralement, dans ces situations, les gens reviennent d’eux-mêmes après quelques jours. Et dans l’intervalle, ils se réfugient presque toujours dans de la famille, chez des amis. Parfois, il suffit de quelques coups de téléphone.
Frantz dit qu’il comprend. S’il apprend quelque chose, il ne manquera pas… Jondrette dit que c’est le mieux. Il remercie pour le café. Son acolyte opine en regardant le paillasson.
Frantz s’est accordé un délai de trois heures, ça lui a semblé raisonnable.
Pendant ce temps, sur l’écran de son ordinateur portable, il regarde une dernière fois la carte de la région avec un carré rose qui clignote pour signaler l’emplacement du téléphone portable de Sophie. Cet emplacement, sur la carte, c’est la résidence. Il a cherché le portable de Sophie et l’a trouvé tout bêtement dans le tiroir du secrétaire. C’est la première fois depuis quatre ans qu’il est incapable de dire à la seconde près où se trouve Sophie. Faire vite. La retrouver. Il réfléchit quelques instants à la question des médicaments mais se rassure : il a créé un état dépressif qui ne devrait pas s’estomper trop rapidement. Il faut malgré tout la ramener. C’est impératif. Terminer. En finir. En lui, une colère monte qu’il parvient à maîtriser par des exercices de respiration. Il a tourné et retourné la question. D’abord, ce sera Lyon.
Il consulte sa montre et décroche enfin le téléphone.
On lui passe le gendarme Jondrette.
— Ma femme est chez une amie, dit Frantz précipitamment, comme s’il était à la fois content et soulagé. Près de Besançon.
Il guette la réaction. Quitte ou double. Si le gendarme demande l’identité de l’amie…
— Bien, dit Jondrette sur un ton satisfait. Elle est en bonne santé ?
— Oui… Enfin, ça semble. Elle est un peu perdue, je crois.
— Bien, dit encore Jondrette. Elle veut rentrer ? Elle vous a dit qu’elle voulait rentrer ?
— Oui, c’est ce qu’elle a dit. Elle veut rentrer à la maison.
Court silence sur la ligne.
— Quand cela ?
Le moteur de Frantz tourne à sa vitesse maximum.
— Je pense qu’il vaut mieux qu’elle se repose un peu. J’irai la chercher dans quelques jours, je crois que c’est le mieux.
— Bien. Quand elle rentrera, il faudrait qu’elle passe à la gendarmerie. Pour signer les papiers. Dites-lui que rien ne presse ! Qu’elle se repose d’abord…
Et Jondrette, juste avant de raccrocher :
— Dites-moi, juste une chose, là… Vous n’êtes pas mariés depuis longtemps…
— Un peu moins de six mois.
Jondrette fait silence. Au-dessus du téléphone, il doit avoir son regard scrutateur.
— Et sa… son geste, là, vous pensez… que c’est en rapport avec votre mariage ?
Frantz répond à l’intuition.
— Elle était déjà un peu dépressive avant notre mariage… Mais, oui, évidemment, c’est pas impossible. Je vais en parler avec elle.
— C’est le mieux, monsieur Berg. Croyez-moi, c’est le mieux. Merci de nous avoir prévenus aussi vite. Parlez-en avec elle quand vous irez chercher vot’ dame…
La rue Courfeyrac donne tout près de la place Bellecour. Les beaux quartiers. Frantz a refait un tour sur internet mais n’a pas appris grand-chose de plus qu’il y a deux ans.
Il a eu du mal à trouver un poste d’observation. Hier, il a été contraint de changer de café très fréquemment. Ce matin, il a loué une voiture depuis laquelle il peut observer l’immeuble plus facilement et suivre Valérie s’il le faut. Elle travaillait dans une société de transport à l’époque où elle fréquentait Sophie, elle s’agite maintenant dans l’entreprise d’un garçon aussi inutile et aussi riche qu’elle, qui s’est persuadé qu’il a une vocation de styliste. Le genre d’entreprise dans laquelle on peut travailler d’arrache-pied pendant deux ans avant de se rendre compte qu’elle ne rapporte pas un clou. Ce qui, en l’espèce, n’a d’importance ni pour Valérie ni pour son ami. Le matin, elle quitte son domicile d’un pas alerte et décidé, et prend un taxi sur la place Bellecour pour aller travailler.
Dès qu’il l’a vue apparaître dans la rue, il a su que Sophie n’était pas là. Valérie est une fille à « prise directe », tout ce qu’elle vit se voit. À son pas, à sa démarche, Frantz a vu qu’elle n’avait pas de souci, pas d’inquiétude, la démarche de cette fille respire la sécurité et l’absence totale de préoccupation. Il est quasiment certain que Sophie n’est pas venue se réfugier ici. D’ailleurs, Valérie Jourdain est une fille bien trop égoïste pour recueillir Sophie Duguet, meurtrière récidiviste, recherchée par toutes les polices, même si elle est son amie d’enfance. Cette fille a ses limites. Très courtes.
Et si pourtant, c’était le cas ? Lorsque Valérie a été partie, il est monté à l’étage où elle habite. Porte blindée, serrure trois points. Il est resté un très long moment l’oreille collée à la porte. Il a fait mine de monter les étages ou de les redescendre chaque fois qu’un habitant de l’immeuble entrait ou sortait puis il revenait à son poste. Pas un bruit. Il a recommencé l’opération à quatre reprises dans la journée. Au total, il a passé plus de trois heures l’oreille collée à la porte. À partir de 18 heures, le bruit des appartements, les téléviseurs, les radios, les conversations, même feutrées, ne lui ont plus permis de discerner si des bruits secrets manifestaient une présence quelconque dans l’appartement réputé vide de Valérie.
Vers 20 heures, lorsque la jeune femme est rentrée chez elle, Frantz était là, quelques marches au-dessus du palier. Valérie a ouvert sa porte sans un mot. Il a aussitôt collé son oreille à la porte. Pendant quelques minutes, il a discerné les bruits quotidiens, (cuisine, toilettes, tiroirs…) puis de la musique et enfin la voix de Valérie au téléphone, pas très loin du couloir d’entrée… Une voix claire. Elle plaisante, mais elle dit que non, elle ne sortira pas ce soir, qu’elle a du travail en retard. Elle raccroche, bruits de cuisine, la radio…
Il y a évidemment une part d’incertitude dans sa décision mais il décide de se fier à son intuition. Il sort de l’immeuble d’un pas pressé. La Seine-et-Marne est à moins de quatre heures.
Neuville-Sainte-Marie. Trente-deux kilomètres de Melun. Frantz a d’abord tourné plusieurs fois pour voir si la police n’y exerce pas une surveillance. C’est ce qu’ils ont dû faire au début, mais ils n’ont pas assez de moyens. Et tant que l’opinion publique ne s’émeut pas d’un nouveau meurtre…
Il a laissé sa voiture de location sur le parking d’un supermarché, à la sortie de la ville. En une quarantaine de minutes, il a gagné à pied un petit bois et, de là, une carrière désaffectée dont il a forcé le grillage et d’où il a une vue convenable et un peu plongeante sur la maison. Il n’y a pas beaucoup de passage. La nuit, quelques couples peut-être. Ils doivent venir en voiture. Aucun risque d’être surpris : les phares préviendront.
M. Auverney n’est sorti que trois fois. Les deux premières fois pour aller chercher le linge — la buanderie a été aménagée dans une aile qui semble ne pas communiquer avec la maison — et pour prendre le courrier — la boîte aux lettres est plantée à une cinquantaine de mètres de là, un peu en contrebas du chemin. La troisième fois, il est parti en voiture. Frantz a balancé un instant : le suivre ? Rester ? Il est resté. De toute manière, il n’aurait pas été possible de le suivre, à pied, dans un village aussi petit.
Patrick Auverney est resté absent une heure et vingt-sept minutes et pendant ce laps de temps, Frantz n’a cessé de fixer à la jumelle chaque détail de la maison. Autant il a été certain, dès qu’il a vu Valérie Jourdain marcher dans la rue, que Sophie n’était pas là, autant il se sent maintenant indécis. Peut-être le temps qui passe, les heures qui tournent à une vitesse inquiétante le poussent-ils à espérer une solution rapide. Une autre inquiétude l’incite aussi à attendre : si elle n’est pas là, il n’a aucune idée de l’endroit où elle a pu aller. Sophie est profondément déprimée, elle a tenté de se tuer. Elle est extrêmement fragile. Depuis qu’il a appris sa disparition de l’hôpital, il ne décolère pas. Il veut la récupérer. « Il faut en finir », ne cesse-t-il de se répéter. Il se reproche d’avoir attendu si longtemps. Ne pouvait-il pas conclure avant ? N’a-t-il pas déjà obtenu tout ce qu’il désirait ? La récupérer et en finir.
Frantz se demande ce qui se passe en ce moment dans la tête de Sophie. Et si, une seconde fois, elle avait voulu mourir ? Non, elle ne se serait pas sauvée. Dans une clinique, il y a plein de moyens de le faire, c’est même sans doute l’endroit où il est le plus facile de mourir. Elle pouvait s’ouvrir les veines de nouveau, les infirmières ne passent pas toutes les cinq minutes… Pourquoi se sauver ? se demande-t-il. Sophie est totalement perdue. La première fois qu’elle est partie, elle est restée presque trois heures dans un café et puis elle est revenue sans même se souvenir de ce qu’elle avait fait. Alors, il ne voit pas d’autre solution : Sophie s’est échappée de la clinique sans intention, sans savoir où elle va. Elle n’est pas partie, elle s’est sauvée. Elle cherche à fuir sa folie. Elle finira par chercher un abri. Et il a beau envisager la question sous tous les angles : il ne voit pas où une meurtrière aussi recherchée que Sophie Duguet viendrait chercher du réconfort, si ce n’est chez son père. Sophie a dû se couper de toutes ses relations pour devenir Marianne Leblanc : à moins qu’elle n’ait opté pour une destination totalement au hasard (et en ce cas elle devra rentrer à la maison très bientôt), il n’y a qu’ici, chez son père, qu’elle aura envie de se réfugier. C’est uniquement une affaire de patience.
Frantz ajuste les jumelles et observe M. Auverney qui gare sa voiture sous le hangar de la maison.
Elle a encore du travail mais la journée a été très longue et elle a hâte de rentrer. D’habitude, comme elle commence assez tard, elle ne quitte pas avant 20 h 30, parfois 21 heures. En partant, elle dit qu’elle arrivera plus tôt demain, en sachant évidemment qu’elle n’en fera rien. Pendant le trajet en voiture, elle ne cesse de se répéter ce qu’elle peut et ne peut pas faire, ce qu’elle doit et ne doit pas faire. Et c’est très difficile quand on n’a jamais eu le sens de la discipline. Dans le taxi, elle feuillette un magazine d’un air détaché. Dans la rue, elle ne jette pas un regard autour d’elle. Elle compose son code, pousse la porte cochère avec entrain. Elle ne prend jamais l’ascenseur, elle fait donc comme d’habitude. Puis elle arrive sur son palier, sort sa clé, ouvre, referme, se retourne. Sophie est devant elle, dans les mêmes vêtements que la nuit dernière à son arrivée, Sophie qui lui fait signe avec impatience comme un agent de police nerveux réglant la circulation. Continuer à vivre exactement comme d’habitude ! Valérie fait OK de la main, elle s’avance et tâche de se rappeler ce qu’elle fait habituellement, dans des conditions normales. Mais là, elle ressent comme un blocage. D’un seul coup, elle ne se souvient plus de rien. Pourtant, Sophie lui a fait répéter plusieurs fois la liste des actions, mais là… plus rien. Valérie, blanche comme un cierge, regarde fixement Sophie. Elle ne peut plus bouger. Sophie pose ses mains sur ses épaules et d’une poussée autoritaire la contraint à s’asseoir sur la chaise près de la porte où habituellement elle dépose son sac en entrant. Dans la seconde qui suit, Sophie est à genoux, elle lui retire ses chaussures, les enfile et se déplace dans l’appartement. Elle passe à la cuisine, ouvre puis referme le réfrigérateur, passe aux toilettes dont elle laisse la porte ouverte, tire la chasse, passe dans la chambre… Pendant ce temps, Valérie a repris ses esprits. Maintenant elle s’en veut. Elle n’a pas été à la hauteur. Sophie réapparaît dans l’encadrement de la porte. Elle lui sourit nerveusement. Valérie ferme les yeux comme soulagée. Lorsqu’elle les rouvre, Sophie lui tend le téléphone à bout de bras et lui adresse un regard interrogatif et inquiet. Pour Valérie, c’est comme une seconde chance. Le temps de faire un numéro et elle commence à se déplacer dans l’appartement. Attention, lui a dit Sophie, ne pas surjouer, rien n’est pire, alors elle dit avec un entrain mesuré que non, elle ne sortira pas ce soir, qu’elle a du travail, elle rit un peu, passe plus de temps que d’habitude à écouter, à la fin de quoi, elle fait des bises, oui, oui, moi aussi, je t’embrasse, allez bisous, passe à la salle de bains où elle retire ses lentilles de contact après s’être lavé les mains. Quand elle revient vers le couloir d’entrée, Sophie est debout, l’oreille collée à la porte d’entrée, le regard baissé, visage concentré, comme si elle faisait une prière.
Comme exigé par Sophie, elles n’ont pas échangé un seul mot.
À son entrée, Valérie a vaguement perçu une odeur d’urine dans l’appartement. L’odeur se fait maintenant plus nette. En rangeant ses lentilles, elle s’est aperçue que Sophie avait fait pipi dans la baignoire. Elle lui fait un signe interrogatif en désignant la salle de bains. Sophie abandonne un instant sa position avec un sourire un peu triste et écarte les mains en signe d’impuissance. Elle n’a pas dû faire le moindre bruit de toute la journée et n’avait sans doute aucune autre solution que celle-ci. Valérie sourit à son tour et simule la prise d’une douche…
Pendant le dîner, parfaitement silencieux, Valérie a lu le long document que Sophie a écrit à la main au cours de la journée. De temps à autre, au cours de sa lecture, elle lui a tendu une page avec un regard dubitatif. Sophie a alors repris le stylo et calligraphié certains mots avec application. Valérie a lu très lentement, elle n’a cessé de faire non de la tête, pour elle-même, tellement tout ça lui semble dingue. Sophie a allumé la télévision. Grâce au son, elles ont pu recommencer à communiquer à voix très basse. À Valérie, cet excès de précaution semble un peu ridicule. Sophie lui serre le bras en silence en la regardant bien en face. Valérie avale sa salive. En chuchotant, Sophie a demandé : « Tu peux m’acheter un ordinateur portable, un très petit ? » Valérie a levé les yeux vers le plafond. Quelle question…!
Elle a donné à Sophie tout ce qui était nécessaire pour refaire ses pansements. Sophie a fait ça avec beaucoup d’application. Elle semblait très pensive. Elle a relevé la tête et demandé :
— Tu sors toujours avec ta petite pharmacienne ?
Valérie a opiné. Sophie a souri :
— Elle ne peut toujours rien te refuser ?
Peu après, Sophie a baillé, ses yeux se sont mis à pleurer de fatigue. Elle souriait pour s’excuser. Elle n’a pas voulu dormir seule. Avant de s’endormir, elle serre Valérie dans ses bras. Elle veut dire quelque chose mais les mots ne lui viennent pas. Valérie ne dit rien non plus. Elle resserre simplement son étreinte.
Sophie s’est endormie comme une masse. Valérie la tient contre elle. Chaque fois que ses yeux croisent ses pansements, elle a un haut-le-cœur, un frisson la parcourt tout entière. C’est étrange. Depuis plus de dix ans, Valérie aurait donné n’importe quoi pour avoir Sophie ainsi contre elle, dans son lit. « Il faut que ce soit maintenant. Et comme ça… », se dit-elle. Ça lui donne envie de pleurer. Elle sait combien ce désir-là a pesé dans son geste de la serrer dans ses bras lorsqu’elle est apparue.
Il était presque 2 heures du matin lorsque Valérie a été réveillée par la sonnette d’entrée : Sophie avait passé près de deux heures à vérifier que l’immeuble n’était pas surveillé… Quand elle a ouvert la porte, Valérie a immédiatement reconnu l’ombre de Sophie dans la jeune femme qui attendait là, les bras ballants, serrée dans un blouson de vinyle noir. Un visage de droguée, voilà ce qu’a immédiatement pensé Valérie. Parce qu’elle paraissait dix ans de plus que son âge, que ses épaules étaient basses, ses yeux cernés. Son regard disait son désespoir. Valérie a instantanément eu envie de pleurer. Elle l’a serrée dans ses bras.
Maintenant, elle écoute sa respiration lente. Sans remuer, elle tâche de voir son visage mais n’aperçoit que son front. Elle a envie de la retourner, de l’embrasser. Elle sent les larmes monter. Elle écarquille les yeux pour ne pas céder à cette tentation trop facile.
La plus grande partie de la journée, elle a tourné et retourné les éclaircissements, les interprétations, les hypothèses, les signes dont Sophie l’a submergée la nuit précédente, après leurs retrouvailles. Elle a revécu les innombrables coups de fil, les e-mails angoissés que, pendant des mois, Sophie lui a adressés. Tous ces mois où elle a cru que Sophie sombrait dans la folie. Sur la table de nuit de l’autre côté du lit, elle sent la présence de la petite photo d’identité de Sophie qui est sa plus chère possession, son trésor de guerre. Ce n’est pourtant pas grand-chose : le genre de portrait automatique et maladroit, sur fond terne, qui fait sale même neuf, qui vous navre quand il apparaît à la sortie de l’appareil, dont vous vous dites que, pour une carte de transport, « ça n’a pas d’importance », mais que vous recroisez toute l’année en vous désolant de vous trouver si moche. Sur ce cliché, que Sophie a patiemment protégé de multiples couches de ruban adhésif transparent, elle a un visage un peu idiot, un sourire contraint. Le flash de l’appareil, explosif, lui a plaqué sur le visage une teinte blanche, cadavérique. Malgré tous ces défauts, cette petite chose est sans aucun doute l’objet le plus précieux de Sophie. Pour cette photo, elle donnerait sa vie, si ce n’était pas déjà fait…
Valérie imagine Sophie le jour où elle la trouve, elle devine sa stupeur. Elle la voit, hébétée, la tourner et la retourner entre ses doigts. À cet instant, Sophie est trop perturbée pour comprendre : elle a dormi une dizaine d’heures d’affilée, s’est réveillée plus pâteuse que jamais, son crâne est prêt à exploser. Mais cette découverte lui fait un tel effet qu’elle se traîne jusqu’à la salle de bains, se déshabille et monte dans la baignoire, fixe la pomme de douche au-dessus de sa tête puis, après un court instant d’hésitation, brutalement, elle ouvre en grand le robinet d’eau froide. Elle est saisie par la violence du choc, au point que son cri se coince dans sa gorge. Elle manque défaillir, se retient à la cloison en faïence, ses pupilles se dilatent mais elle reste sous le jet, les yeux grands ouverts. Quelques minutes plus tard, emmitouflée dans la robe de chambre de Frantz, elle est assise à la table de la cuisine, elle tient un bol de thé brûlant et fixe la photo qu’elle a posée sur la table, devant elle. Elle a beau retourner les éléments dans tous les sens, la migraine peut lui marteler les tempes, il y a là une impossibilité définitive. Elle a envie de vomir. Sur une feuille de papier, elle a retrouvé des dates, reconstitué des suites logiques, recoupé des événements. Détaillant la photo, elle a observé la coiffure de cette époque, analysé les vêtements qu’elle porte ce jour-là… La conclusion est toujours la même : cette photo est celle qui figurait sur sa carte de transport en 2000, la carte qu’elle conservait dans le sac qu’un motard lui a volé en ouvrant brutalement la portière de sa voiture à un feu rouge, rue du Commerce.
Question : comment peut-elle l’avoir retrouvée dans la doublure d’un sac de voyage de Frantz ? Frantz ne peut pas l’avoir trouvée dans les affaires de Marianne Leblanc, parce que cette photo était perdue depuis plus de trois ans !
Elle cherchait d’anciennes tennis dans le placard de l’entrée, sa main par accident est passée dans la doublure d’un vieux sac de Frantz et elle en est ressortie avec ce cliché de trois centimètres carrés… Elle consulte l’horloge murale de la cuisine. Il est trop tard pour commencer. Demain. Demain.
Dès le lendemain et jour après jour, Sophie retourne l’appartement tout entier de manière parfaitement invisible. Elle a en permanence des écœurements épouvantables : à force de s’obliger, depuis ce jour-là, à vomir les médicaments que Frantz lui donne (celui-ci contre les migraines, celui-là pour favoriser le sommeil, celui-ci encore contre l’anxiété, « ce n’est rien, c’est à base de plantes… »), il arrive à Sophie d’être prise de nausées, elle n’a que le temps de courir jusqu’à la salle de bains ou aux toilettes. Dans son ventre, tout est détraqué. Malgré cela, elle fouille, retourne, explore, examine l’appartement de fond en comble : rien. Rien d’autre que ça, mais c’est déjà si considérable…
La voici ramenée à d’autres questions, bien plus anciennes. Sophie court des heures et des heures, des jours entiers après d’autres réponses qui ne viennent pas. Certaines fois, elle en est littéralement enflammée, comme si la vérité était une source de chaleur et qu’elle ne cessait de s’y brûler les mains, sans parvenir à la voir.
Et d’un coup, elle y arrive. Ce n’est pas une révélation, c’est une intuition, spontanée comme un coup de tonnerre. Elle regarde fixement son téléphone portable posé sur la table du salon. Calmement, elle le saisit, l’ouvre, en retire la batterie. Avec la pointe d’un couteau de cuisine, elle dévisse une seconde plaque et découvre une minuscule puce électronique de couleur orange, fixée avec un autocollant double face qu’elle retire patiemment à l’aide d’une pince à épiler. À la loupe, elle distingue un code, un mot, des chiffres : SERV.0879, puis plus loin : AH68- (REV 2.4).
Quelques minutes plus tard, Google renvoie à un site américain de fournitures électroniques, à la page d’un catalogue et en face de la référence AH68, la codification « GPS Signal ».
— Où étais-tu ? a demandé Frantz, affolé. Quatre heures, tu te rends compte, ne cessait-il de répéter comme s’il n’y croyait pas lui-même.
Quatre heures…
C’est deux jours plus tôt. Juste le temps pour Sophie de quitter la maison, de prendre le car pour faire les dix-huit kilomètres jusqu’à Villefranche, de commander une boisson dans un café, d’aller dissimuler son téléphone portable dans les toilettes avant de sortir et de monter au restaurant panoramique du marché Villiers, qui offre une si belle vue sur la ville, sur la rue, et sur le café devant lequel, moins d’une heure plus tard, Frantz, visiblement prudent mais inquiet, passe deux fois de suite en moto pour tenter d’apercevoir Sophie…
De tout ce que Sophie a raconté à Valérie la nuit dernière, c’est cela qui subsiste : cet homme qu’elle a épousé pour mieux fuir est son tortionnaire. Cet homme contre qui elle se couche toutes les nuits, qui se couche sur elle… Cette fois, les larmes de Valérie ne trouvent plus de barrage et coulent silencieusement dans la chevelure de Sophie.
M. Auverney, revêtu d’une combinaison bleue, les mains protégées par des gants de chantier, est en train de décaper son portail. Depuis deux jours, Frantz note ses faits et gestes, ses déplacements, mais ne disposant d’aucun élément de comparaison, il lui est impossible de savoir s’il y a un quelconque changement dans ses habitudes. Il a observé très attentivement la maison pour guetter le moindre signe de vie en son absence. Rien ne bouge. A priori, l’homme est seul. Frantz l’a suivi dans quelques-uns de ses déplacements. Il conduit une VW spacieuse et assez récente, gris métallisé. Hier, il a fait des courses au supermarché, il est allé prendre de l’essence. Ce matin, il s’est rendu à la poste, il est ensuite resté presque une heure à la préfecture puis il est rentré chez lui après un détour par la jardinerie, où il a acheté des sacs de terreau horticole qu’il n’a d’ailleurs toujours pas déchargés. Le véhicule est garé devant le hangar qui lui sert de garage et qui comprend deux larges portes, dont une seule suffit à laisser passer la voiture. Frantz est contraint de lutter contre l’envahissement par le doute : au bout de deux jours, attendre ainsi semble vain et il a été souvent tenté de changer de stratégie. Mais il a beau retourner la question dans tous les sens : c’est ici et nulle part ailleurs qu’il doit attendre Sophie. Vers 18 heures, Auverney a refermé le bocal de décapant, il est allé se laver les mains au robinet extérieur. Il a ouvert le coffre de sa voiture pour décharger ses sacs de terreau mais devant leur poids, il s’est ravisé. Il a préféré entrer la voiture dans le hangar pour les décharger.
Frantz scrute le ciel. Pour le moment, il est clair et sa position n’est pas menacée.
Lorsque la voiture a été rentrée dans le hangar et que Patrick Auverney en a ouvert le coffre pour la seconde fois, il a regardé sa fille, couchée là en chien de fusil depuis plus de cinq heures, et il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne parle à voix haute. Mais Sophie avait déjà la main tendue vers lui et le regard impératif : il s’est tu. Quand elle a été sortie, elle a fait quelques mouvements d’assouplissement mais déjà elle scrutait le hangar. Puis elle s’est retournée vers son père. Elle l’a toujours trouvé beau. Lui ne pourra pas lui avouer : il l’a trouvée méconnaissable. Amaigrie, épuisée. Elle a des cernes bleus sous ses yeux brillants, comme fiévreux. Son teint est parcheminé. Il est affolé et elle l’a compris. Elle s’est serrée contre lui en fermant les yeux et s’est mise à pleurer en silence. Ils sont restés ainsi une minute ou deux. Puis Sophie s’est séparée de lui, elle a cherché un mouchoir en souriant à travers ses larmes. Il lui a tendu le sien. Elle l’a toujours trouvé fort. Elle a sorti une feuille de papier de la poche arrière de son jean. Son père a sorti ses lunettes de la poche de sa chemise et s’est mis à lire attentivement. Au cours de sa lecture, de temps à autre, il la regarde, effaré. Il regarde aussi son pansement au poignet : ça le rend malade. Il hoche la tête l’air de dire : « Ce n’est pas possible. » À la fin de sa lecture, il fait OK avec son pouce, comme c’est exigé dans le document. Ils se sourient. Il replace ensuite ses lunettes, ajuste sa tenue, respire un grand coup et quitte le hangar pour aller s’installer dans le jardin.
Quand Auverney est ressorti du hangar, il est allé disposer le salon de jardin dans une zone ombragée à quelques mètres de là, puis il est entré dans la maison. Aux jumelles, Frantz l’a vu passer dans la cuisine puis dans le salon. Il est ressorti quelques minutes plus tard avec son ordinateur portable, deux dossiers dans des chemises en carton, et il s’est installé à la table de jardin pour travailler. Il consulte peu ses notes et tape vite sur le clavier. D’où il se trouve, Frantz le voit de trois quarts dos. De temps en temps, Auverney sort un plan, le déroule, vérifie une cote, fait de rapides calculs à la main sur la couverture même de son dossier. Patrick Auverney est un homme sérieux.
La scène est effroyablement statique. N’importe quelle vigilance serait prise en défaut, mais pas celle de Frantz. Quelle que soit l’heure, il ne quittera son poste d’observation que bien longtemps après que la dernière lumière sera éteinte dans la maison.
p.auverney@neuville.fr — Vous êtes connecté.
— Tu es là ???
Sophie a mis près de vingt minutes à s’organiser un poste de travail convenable sans faire le moindre bruit. Elle a empilé des cartons dans un angle mort. Avec une vieille couverture, elle a recouvert une table de bricolage. Puis elle a ouvert l’ordinateur portable et s’est connectée au système Wi-Fi de la maison de son père.
Souris_verte@msn.fr — Vous êtes connecté.
— Papa ? Je suis là.
— Ouf !
— STP, n’oublie pas : pense à varier tes gestes, consulte tes notes, fais des trucs « pro »…
— Je suis un « pro » !
— Tu es un papa-pro.
— Ta santé ?????
— Pas d’inquiétude.
— Tu plaisantes ?
— Je veux dire : plus d’inquiétude. Je vais remonter.
— Tu me fais peur.
— À moi aussi, je me suis fait peur. Mais cesse de t’inquiéter, tout va aller bien maintenant. Lu mon e-mail ?
— Je suis en train. Je l’ai ouvert dans une autre fenêtre. Mais avant tout : je t’aime. Tu me manques beaucoup. BEAUCOUP. Je t’aime.
— Je t’aime aussi. C’était si bon de te retrouver, mais NE ME FAIS PAS PLEURER MAINTENANT STP !!!
— OK. Je garde tout ça pour plus tard. Pour après… Dis-moi, tu es certaine que ce qu’on fait là sert à quelque chose parce que sinon, on a l’air un peu cons, tous les deux…
— Lis bien mon e-mail : je peux te jurer que s’il est là, il est EN TRAIN de t’observer.
— J’ai l’impression de jouer dans un théâtre vide.
— Alors, rassure-toi : tu as UN spectateur ! Et TRÈS attentif, même !
— S’il est là…
— Je SAIS qu’il est là.
— Et tu penses que RIEN ne lui échappe ?
— Je suis la preuve vivante que rien ne lui échappe.
— Ça fait réfléchir…
— Quoi ?
— Rien…
— Hou hou ?
— …
— Papa, tu es là ?
— Oui.
— Tu as fini de réfléchir ?
— Pas vraiment…
— Tu fais quoi ?
— Maintenant je fais des gestes. Je reprends ton e-mail.
— OK.
— C’est tellement dingue et en même temps ça me fait un bien fou…!
— Quoi ?
— Tout. Te voir, te savoir là. Vivante.
— … savoir aussi que je n’ai rien fait de tout ça, avoue-le !
— Oui, aussi.
— Tu as eu des doutes, hein ?
— …
— Hou hou ?
— Oui, j’en ai eu.
— Je ne t’en veux pas, tu sais, moi-même j’y ai cru. Alors toi…
— …
— Allô ?
— Je finis la lecture de ton e-mail…
— …
— OK, terminé ma lecture. Je suis sidéré.
— Des questions ?
— Des tonnes.
— Des doutes ?
— Écoute, c’est difficile comme ça…
— DES DOUTES ????
— Oui, merde !
— C’est comme ça que je t’aime. Commence par les questions.
— L’histoire des clés…
— Tu as raison : tout commence là. Au début juillet 2000, un type en moto m’arrache mon sac, dans ma voiture. Le sac m’est rendu par le commissariat deux jours plus tard : un délai qui lui permet largement de faire des doubles de tout. Notre appartement, la voiture… Il pouvait entrer chez nous, prendre des choses, les changer de place, interroger nos mails, bref : TOUT, absolument TOUT !
— Tes… troubles, datent de cette époque ?
— Ça correspond. À l’époque, je prenais des trucs pour dormir, à base de plantes. Je ne sais pas ce qu’il mettait dedans, mais je pense que c’est ce qu’il me donne aussi depuis. Après la mort de Vincent, j’ai pris mon poste chez les Gervais. La femme de ménage a perdu son trousseau quelques jours après mon entrée en service. Elle l’a cherché partout, elle était paniquée et elle a eu peur d’en parler aux patrons. Miraculeusement, elle l’a retrouvé pendant le week-end. Même schéma… Je pense qu’il s’est servi de ce jeu-là pour venir étrangler le petit. C’est POUR ÇA que j’ai cru que la porte était fermée de l’intérieur.
— Possible… Et le type en moto ?
— Des types en moto, il y en a plein, mais je sais que c’est toujours le même ! Celui qui me vole mes clés, celui qui vole le trousseau de la femme de ménage, le type qui nous suit, Vincent et moi, que Vincent renverse et qui se sauve, celui que je piège en cachant mon téléphone portable dans les toilettes d’un café à Villefranche…
— Bon, OK, les choses tiennent bien dans cet ordre-là. Qu’attends-tu pour prévenir la police ?
— …
— Tu as suffisamment d’éléments, non ?
— Je n’ai pas l’intention de le faire.
— ????? Que veux-tu de plus ?
— Ce n’est pas suffisant…
— ??
— Disons que ça ne me suffit pas.
— C’est totalement con !
— C’est ma vie.
— Alors c’est moi qui vais le faire !
— Papa ! Je suis Sophie Duguet ! Je suis recherchée pour AU MOINS trois meurtres !! Si la police me trouve maintenant, c’est l’internement. À vie ! Tu penses que la police va prendre au sérieux mes élucubrations si je n’ai pas de PREUVES certaines ?
— Mais… tu les as…!
— Non ! Ce que j’ai, c’est un faisceau de circonstances, tout ça ne tient que sur une hypothèse de départ absolument minuscule et qui ne pèsera pas lourd devant trois meurtres, dont celui d’un enfant de six ans !
— OK. Pour le moment du moins… Autre chose : comment peux-tu être certaine que ce type, c’est bien TON Frantz ?
— Il m’a connue par une agence matrimoniale où je me suis inscrite sous le nom de Marianne Leblanc (celui qui figurait sur l’acte de naissance que j’ai acheté). Il ne m’a jamais connue que sous ce nom.
— Et alors…?
— Alors explique-moi pourquoi, quand je me suis ouvert les veines et qu’il s’est mis à hurler, il m’a appelée « Sophie » ???
— Évidemment… Mais… POURQUOI t’ouvrir les veines ?????????
— Papa ! J’ai réussi une seule fois à m’enfuir : il m’a rattrapée à la gare. À partir de ce jour, il est toujours resté avec moi. Quand il sortait, il fermait à clé. Pendant plusieurs jours, j’ai réussi à ne rien prendre de ce qu’il me donnait : mes migraines, mes angoisses se sont estompées… D’ailleurs, je n’avais pas d’autre solution. Il fallait que je trouve une porte de sortie : dans un hôpital, il ne pouvait pas me surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre…
— Ça aurait pu mal tourner…
— Impossible ! Ce que j’ai fait était spectaculaire mais véniel. On ne meurt pas comme ça… Ensuite, il ne m’aurait jamais laissé mourir. Il veut me tuer lui-même. C’est ça qu’il veut.
— …
— Tu es là ?
— Oui, oui, je suis là… En fait, j’essaie de réfléchir mais avant tout, j’ai de la colère, mon cœur ! Je sens monter en moi de la colère, c’est terrible.
— Moi aussi, mais avec lui, la colère, ça ne marche pas. Avec lui, il faut tout autre chose.
— Quoi ??
— …
— !!! QUOI ??
— Il est intelligent, il faut de la ruse…
— ??? Que vas-tu faire maintenant ?
— Je ne sais pas encore mais dans tous les cas : y retourner.
— Attends ! C’est DINGUE !! Je ne te laisse pas y retourner : PAS QUESTION !
— Je savais que tu dirais ça…
— Je ne te laisse pas repartir avec lui, point barre !
— Je vais encore me retrouver seule ?
— Quoi ?
— Je te demande si je vais encore une fois me retrouver seule ! En clair : ton aide s’arrête là ? Tout ce que tu m’offres, c’est ta compassion et ta colère ? TU SAIS CE QUE J’AI VÉCU ???? Est-ce que tu réalises ??? Vincent est mort, papa ! Il a tué Vincent ! Il a tué ma vie, il a tué… tout !! Je vais être seule à nouveau ?
— Écoute, souris verte…
— Ne me fais pas chier avec ta souris verte ! JE SUIS LÀ !! Tu m’aides, oui ou merde ??
— …
— …
— Je t’aime. Je t’aide.
— Oh, papa, je suis si fatiguée…
— Reste un peu ici, repose-toi.
— Je dois repartir. Et c’est à ça que tu vas m’aider. OK ?
— Bien sûr… mais reste quand même une sacrée question…
— ??
— Pourquoi il fait tout ça ? Tu le connais ? Tu l’as connu ?
— Non.
— Il a de l’argent, du temps et un acharnement visiblement pathologique… Mais… pourquoi sur TOI ?
— C’est pour ça que je suis là, papa : c’est bien toi qui as récupéré les dossiers de maman ?
— ???
— Je pense que c’est à ça qu’il faut remonter. Est-ce qu’il a été un patient de maman ? Lui ou quelqu’un de proche de lui ? Je n’en sais rien.
— J’ai deux ou trois trucs, je crois. Dans un carton… Je ne les ai jamais ouverts.
— Alors, je crois que c’est le moment.
Frantz a dormi dans sa voiture de location. La première nuit, quatre heures sur le parking du supermarché, la seconde, quatre heures encore sur le parking de la gare routière. Mille fois il a regretté son choix stratégique, mille fois il a décidé de rebrousser chemin, mais chaque fois il a tenu bon. C’est du sang-froid qu’il faut, rien d’autre. Sophie ne peut aller ailleurs. Elle va venir. Forcément. Elle est une criminelle recherchée, elle n’ira pas à la police, elle va rentrer à la maison ou venir ici, elle n’a aucun autre choix. N’empêche. Rester ici des heures et des heures à regarder à la jumelle une maison où il ne se passe rien, ça vous mine le moral, le doute finit toujours par se frayer un chemin et il faut quatre années de travail et de conviction pour y faire barrage.
À la fin du troisième jour, Frantz fait un aller-retour à la maison. Il prend une douche, se change, dort quatre heures. Il en profite pour prendre ce qui lui manque (Thermos, appareil photo, polaire, couteau suisse, etc.). Aux premières lueurs de l’aube, il est de nouveau à son poste.
La maison d’Auverney est une longue bâtisse à un étage comme on en trouve des tas dans la région. À l’extrémité droite, la buanderie et un appentis où il doit entreposer le mobilier de jardin en hiver. À l’extrémité gauche, celle qui se trouve juste en face de Frantz, le hangar où il gare sa voiture et range son impressionnant matériel de bricolage. C’est un grand bâtiment qui pourrait accueillir deux autres véhicules. Quand il est là et qu’il pense ressortir la voiture, il laisse la porte de droite ouverte.
Il est sorti ce matin en costume. Il doit avoir un rendez-vous. Il a ouvert le hangar en grand et il a retiré sa veste pour amener jusque dans le jardin un petit véhicule-tondeuse, le genre de truc qui sert à tondre l’herbe sur les terrains de golf. La machine doit être en panne parce qu’il a dû la pousser, la tirer et que ce truc à l’air de peser des tonnes. Il a coincé dessus une enveloppe. Sans doute quelqu’un passera-t-il la prendre dans la journée. Frantz a profité de l’ouverture des deux portes pour regarder — et faire quelques photos — l’ensemble du hangar : toute une moitié est occupée par des piles de cartons, des sacs de terreau, des valises fermées par du ruban adhésif. Auverney a quitté la maison vers 9 heures. Il n’a plus reparu depuis. Il est presque 14 heures. Rien ne bouge.
Sarah Berg, née Weiss le 22 juillet 1944
Parents déportés et morts à Dachau, date inconnue
Épouse Jonas Berg le 4 décembre 1964
Naissance d’un fils, Frantz, le 13 août 1974
1982 — Diagnostic de psychose maniaco-dépressive (3eforme : mélancolie anxieuse) — Hôpital L. Pasteur
1985 — Hospitalisation clinique du Parc (Dr Jean-Paul Roudier)
1987–1988 — Hospitalisation clinique des Rosiers (Dr Catherine Auverney)
1989 — Hospitalisation clinique Armand-Brussières (Dr Catherine Auverney)
4 juin 1989 — Après un entretien avec le Dr Auverney, Sarah Berg revêt sa robe de mariée et se défenestre du 5e étage. Morte sur le coup.
On a beau être taillé dans le roc, l’attente, ça épuiserait n’importe qui. Voilà maintenant trois jours entiers que Sophie a disparu… Auverney est rentré vers 16 h 30. Il a jeté un œil sur la tondeuse et repris, d’un geste fataliste, l’enveloppe qu’il y avait posée avant de partir.
C’est exactement à ce moment que le téléphone de Frantz a sonné.
Il y a d’abord eu un grand silence. Il a dit : « Marianne…? » Il a entendu comme des sanglots. Il a répété :
— Marianne, c’est toi ?
Cette fois, plus de doute. À travers ses sanglots, elle a dit :
— Frantz… tu es où ?
Elle a dit :
— Viens vite.
Puis elle s’est mise à répéter en boucle : « Tu es où ? » comme si elle n’attendait aucune réponse.
— Je suis là, a tenté de dire Frantz.
Puis :
— Je suis rentrée…, a-t-elle dit d’une voix rauque, épuisée. Je suis à la maison.
— Alors ne bouge pas… Ne t’inquiète pas, je suis là, je vais rentrer très vite.
— Frantz… Je t’en supplie, reviens vite…
— Je serai là dans… un peu plus de deux heures. Je laisse mon téléphone allumé. Je suis là, Marianne, tu n’as plus à avoir peur. Si tu as peur, tu m’appelles, d’accord ?
Puis, comme elle ne répond pas :
— D’accord ?
Il y a eu un silence et elle a dit :
— Viens vite…
Et elle a recommencé à pleurer.
Il a refermé son téléphone. Il ressent un immense soulagement. Elle n’a pas pris ses médicaments depuis plus de trois jours, mais à sa voix, il la sent entamée, asthénique. Par bonheur, cette fuite ne semble pas lui avoir redonné des forces et le bénéfice semble intact. Rester attentif quand même. Savoir où elle est allée. Frantz est déjà au grillage. Il rampe et commence à courir. Rentrer très vite. Il ne peut être sûr de rien. Et si elle repartait ? La rappeler tous les quarts d’heure jusqu’à son arrivée. Il reste vaguement inquiet mais avant tout, ce qui surnage, c’est le soulagement.
Frantz court à sa voiture et tout se libère. Tandis qu’il démarre, il se met à pleurer comme un enfant.