Lorsqu’il ouvre la porte, Sophie est assise devant la table de la cuisine. Elle donne l’impression de s’être assise là il y a des siècles et de ne plus en avoir bougé. La table est vide, à l’exception du cendrier débordant ; elle a les mains jointes, posées sur la toile cirée. Elle porte des vêtements qu’il ne lui connaît pas, fripés, mal assortis, qu’on dirait achetés dans une brocante. Ses cheveux sont sales, ses yeux rouges. Elle est terriblement maigre. Elle se tourne lentement vers lui, comme si le mouvement lui demandait un effort démesuré. Il s’avance. Elle veut se lever mais elle n’y parvient pas. Elle penche simplement la tête de côté et dit : « Frantz. »
Il la serre contre lui. Elle sent très fort la cigarette. Il demande :
— Tu as mangé au moins ?
Elle reste collée à lui et fait non de la tête. Il s’est promis de ne rien lui demander maintenant, mais il ne peut pas s’en empêcher :
— Tu étais où ?
Sophie dodeline de la tête puis s’écarte de lui, le regard perdu.
— Je ne sais pas, articule-t-elle. J’ai fait du stop…
— Il ne t’est rien arrivé, au moins ?
Elle fait signe que non.
Frantz reste là un long moment à la tenir contre lui. Elle a cessé de pleurer, blottie entre ses bras comme un petit animal apeuré. Elle s’est abandonnée mais elle reste incroyablement légère. Elle est tellement maigre… Il se demande, bien sûr, où elle est allée, ce qu’elle a bien pu faire pendant tout ce temps. Elle finira par le lui dire, il n’y a plus aucun secret pour lui dans la vie de Sophie. Mais ce qui domine, dans ces instants de silence où ils se retrouvent, c’est qu’il voit combien il a eu peur.
Après avoir touché l’héritage de son père, Frantz était convaincu qu’il allait pouvoir se consacrer tout entier au docteur Catherine Auverney, aussi la nouvelle de sa mort quelques mois plus tôt lui a-t-elle fait l’effet d’une trahison. L’existence se montrait totalement déloyale. Mais aujourd’hui, quelque chose irrigue toutes ses fibres : le même soulagement que le jour où il a découvert l’existence de Sophie et où il a compris qu’elle remplacerait le docteur Auverney. Qu’elle mourrait à sa place. C’est ce trésor qu’il a failli perdre au cours de ces trois jours. Il la serre contre lui et ressent un puissant bien-être. Il baisse légèrement la tête et respire l’odeur de ses cheveux. Elle s’écarte légèrement, le regarde. Paupières gonflées, visage sali. Mais elle est belle. Indéniablement. Il se penche et cette vérité, soudain, lui apparaît dans toute sa nudité, dans toute sa vérité : il l’aime. Ce n’est pas vraiment cela qui le frappe, il y a longtemps qu’il l’aime. Non, ce qui est terriblement émouvant, c’est qu’à force de lui prodiguer tous ses soins, à force de la travailler, de la piloter, de la guider, de la pétrir, Sophie a maintenant exactement le visage de Sarah. À la fin de sa vie, Sarah elle aussi avait ces joues creuses, ces lèvres grises, ces yeux vides, ces épaules osseuses, cette maigreur évanescente. Comme Sophie aujourd’hui, Sarah le regardait avec amour, comme s’il était la seule issue à tous les malheurs du monde, la seule promesse de retrouver un jour un semblant de sérénité. Ce rapprochement entre les deux femmes le bouleverse. Sophie est parfaite. Sophie est un exorcisme, elle va mourir merveilleusement. Frantz va pleurer beaucoup. Elle va beaucoup lui manquer. Beaucoup. Et il va être très malheureux d’être guéri sans elle…
Sophie peut encore regarder Frantz à travers le mince rideau de larmes, mais elle sait que le liquide lacrymal fait effet pendant peu de temps. Il est difficile de comprendre ce qui se passe en lui. Alors, rester là, ne pas bouger, se laisser faire… Attendre. Il tient ses épaules entre ses mains. Il la serre contre lui et à cet instant précis, elle sent quelque chose en lui qui faiblit, qui se creuse et qui fond, elle ne sait pas quoi. Il la serre et elle commence à prendre peur parce que son regard est d’une fixité étrange. Des pensées courent visiblement dans sa tête. Elle ne le quitte pas des yeux, comme si elle voulait l’immobiliser. Elle avale sa salive et dit : « Frantz… » Elle tend ses lèvres, qu’il prend aussitôt. C’est un baiser retenu, tendu, un peu pensif, mais il y a quand même quelque chose de vorace dans cette bouche. D’impératif. Et quelque chose de dur en bas de son ventre. Sophie se concentre. Elle voudrait faire un calcul dans lequel la peur n’entrerait pas en compte mais c’est impossible. Elle se sent tenue, prise. Il est physiquement fort. Elle a peur de mourir. Alors elle se serre contre lui, serre son bassin contre son ventre, elle le sent se durcir et cela la rassure. Elle pose sa joue contre lui et regarde vers le sol. Elle peut respirer. De haut en bas, elle relâche tous ses muscles, un à un, et son corps se dissout peu à peu dans les bras de Frantz. Il la soulève. Il l’entraîne dans la chambre et l’allonge. Elle pourrait s’endormir ainsi. Elle l’entend qui s’éloigne, passe dans la cuisine, elle ouvre les yeux brièvement, les referme. Maintenant le bruit caractéristique de la petite cuillère contre les parois de verre. Sa présence de nouveau au-dessus d’elle. Il dit : « Tu vas dormir un petit peu maintenant, pour te reposer. C’est ça le plus important : te reposer. » Il tient sa tête et elle avale lentement le liquide. Pour couvrir le goût, il met toujours beaucoup de sucre. Puis il repart dans la cuisine. D’un geste, elle se renverse sur le côté, écarte le drap, plonge deux doigts au fond de sa gorge. Son estomac fait un bond, elle régurgite le liquide dans un mouvement qui lui retourne le ventre, elle tire le drap et se rallonge. Il est déjà là. Il passe sa main sur son front. « Dors tranquillement », dit-il dans un souffle. Il pose sa bouche sur ses lèvres sèches. Il admire ce beau visage. Il l’aime maintenant. Ce visage, c’est sa possession. Il a déjà peur du moment où elle ne sera plus là…
— Les gendarmes sont venus…
Sophie n’a pas pensé à ça. Les gendarmes. Son regard trahit immédiatement son inquiétude. Frantz sait à quel point la vraie Sophie peut craindre les gendarmes. Jouer fin.
— Forcément, ajoute-t-il. La clinique a été obligée de les prévenir. Ils sont venus ici…
Il profite un instant de la panique de Sophie puis il la serre dans ses bras.
— Je me suis occupé de tout, rassure-toi. Je ne voulais pas qu’on te cherche. Je savais que tu allais revenir.
Au cours de tous ces mois, elle est parvenue à ne jamais être en contact avec la police. Et la voici maintenant dans la nasse. Sophie respire à fond, tente de réfléchir. Frantz va devoir la sortir de là. Leurs intérêts convergent. Jouer fin.
— Tu dois aller signer des papiers. Comme quoi tu es revenue… Je leur ai dit que tu étais à Besançon. Chez une amie. Il vaut mieux se débarrasser de ça maintenant.
Sophie dodeline de la tête. Elle fait « non ». Frantz la serre encore un peu plus contre lui.
Le hall de la gendarmerie est tapissé d’affiches décolorées montrant des cartes d’identité agrandies, dispensant des conseils de prudence, proposant des numéros d’appel d’urgence pour toutes les circonstances. Le gendarme Jondrette regarde Sophie avec une sérénité bonhomme. Il aimerait bien avoir une femme comme ça. Déliquescente. Ça doit donner à un homme l’impression d’être utile. Son regard passe de Sophie à Frantz. Puis il tapote sur la table devant lui. Ses gros doigts se fixent sur un imprimé.
— Alors, comme ça, on se sauve de la clinique…
C’est sa manière à lui de se montrer diplomate. Il a devant lui une femme qui a tenté de mourir et il ne trouve rien d’autre à dire. Instinctivement, Sophie comprend qu’il faut flatter l’idée qu’il se fait de la force d’un mâle. Elle baisse les yeux. Frantz passe son bras autour de ses épaules. Joli couple.
— Et vous étiez à…
— Bordeaux, lâche Sophie dans un souffle.
— C’est ça, à Bordeaux. C’est ce que m’a dit votre mari. Dans de la famille…
Sophie change de stratégie. Elle lève les yeux et fixe Jondrette. Il a beau être rustique, le gendarme, il sent des choses. Et ce qu’il sent, c’est que cette Mme Berg est un caractère.
— C’est bien, la famille…, lâche-t-il. Je veux dire, dans ces cas-là, c’est bien…
— Il faut signer quelque chose, je crois…
Dans leur dialogue passablement voilé, la voix de Frantz ramène un peu de réalité. Jondrette s’ébroue.
— Oui. Là…
Il retourne l’imprimé vers Sophie. Elle cherche un stylo. Jondrette lui tend un stylo-bille à l’enseigne d’un garage. Sophie signe. Berg.
— Ça va bien se passer maintenant, dit Jondrette.
Difficile de savoir si c’est une question ou une affirmation.
— Ça va aller, dit Frantz.
Bon mari. Jondrette regarde le jeune couple enlacé quitter la gendarmerie. Ça doit être bien une femme comme ça, mais ça doit aussi être un sacré nid d’emmerdes.
Elle a appris cela avec patience : la respiration de la dormeuse. Cela demande une grande concentration, une application de chaque instant, mais maintenant elle y parvient très bien. Au point qu’une vingtaine de minutes plus tard, quand il entre dans la chambre et la regarde dormir, il est dans une totale confiance. Il la caresse à travers ses vêtements, se couche sur elle et enfouit sa tête dans l’oreiller. Le corps abandonné, elle ouvre alors les yeux, aperçoit ses épaules, elle le sent la pénétrer. Pour un peu, elle sourirait…
Sophie vient d’entamer une période de sommeil qui va lui laisser du répit. Cette fois, dans l’euphorie du moment, tout à la joie des retrouvailles, il a eu la main un peu lourde sur le somnifère : elle dort profondément dans la chambre. Il la veille un long moment, écoute sa respiration, remarque les petites mimiques nerveuses qui agitent son visage puis il se lève, ferme l’appartement à clé et descend à la cave.
Il fait le point de la situation et parce qu’elles ne lui sont d’aucune utilité, il décide de détruire les photographies de la maison du père de Sophie. Il les visionne rapidement et les écrase au fur et à mesure. La maison, toutes les fenêtres, la voiture puis Auverney sortant de chez lui, posant l’enveloppe sur la tondeuse, Auverney travaillant à la table de jardin, déchargeant ses sacs de terreau horticole, décapant la grille. Il est 2 heures du matin. Il sort le câble de raccordement et, avant de les détruire, il télécharge quelques images afin de les visionner sur l’écran de son ordinateur. Il n’en a sélectionné que quatre. La première montre Auverney marchant dans le jardin. Il a retenu celle-ci parce qu’on voit très bien son visage de face. Pour un homme de plus de soixante ans, il est vigoureux. Visage carré, traits énergiques, regard vif. Frantz agrandit le visage à 80 %. Intelligent. À 100 %. Retors. 150 %. Ce genre de type peut être redoutable. C’est à ce trait de caractère, certainement génétique, que Sophie doit d’être encore en vie. La seconde image montre Auverney en train de travailler à sa table de jardin. Il est de trois quarts et Frantz agrandit à 100 % la petite partie de l’image où l’on distingue l’écran de son ordinateur. L’extrait reste flou. Il le transfère alors sur un logiciel de traitement de l’image et applique un filtre de renforcement afin de le rendre plus précis. Il croit distinguer la barre d’outils d’un traitement de texte mais l’ensemble reste imprécis. Il glisse l’image dans la poubelle. La troisième photo a été prise le dernier jour. Auverney est en costume. Il s’avance pour poser sur la tondeuse l’enveloppe sans doute destinée au réparateur. Impossible de lire ce qui est écrit sur l’enveloppe, ce qui n’a d’ailleurs pas d’importance. La dernière image a été prise tout à la fin de la planque. Auverney a laissé la porte principale grande ouverte et Frantz détaille l’intérieur, qu’il avait déjà longuement observé à la jumelle : une grande table ronde avec une lampe de billard qui semble descendre assez bas, au fond un meuble hi-fi encastré dans une bibliothèque comprenant un nombre impressionnant de CD. Frantz la glisse dans la corbeille. À l’instant de refermer le logiciel d’image, une dernière curiosité le prend. Il exhume de la poubelle l’image du hangar, et, en quelques clics, agrandit ce qu’on en aperçoit dans l’ombre : cartons, sacs de terreau, ustensiles de jardinage, boîte à outils, valises. La pile de cartons est barrée en travers par l’ombre de la porte. Ceux du bas sont partiellement éclairés, ceux du haut plongent dans la pénombre. 120 %. 140 %. Frantz tente de lire les inscriptions portées au feutre noir sur la tranche de l’un des cartons. Il applique des filtres de précision, manipule le contraste, agrandit encore. Il parvient à deviner quelques lettres. Sur la première ligne : un A, un V et à la fin un S. Sur la ligne suivante un mot qui commence par D, puis C puis U puis un autre qui est « AUV… », et donc certainement « Auverney ». Sur la dernière ligne, clairement, la mention : « H à L ». Ce carton est le plus bas de la pile. Celui du dessus est traversé par la ligne lumineuse : le bas est éclairé, le haut invisible. Mais le peu qu’il en voit l’arrête brutalement. Frantz reste un long moment interdit devant cette image et la signification que cela prend pour lui. Il est devant les cartons contenant les archives du docteur Auverney.
Dans l’un de ces cartons se trouve le dossier médical de sa mère.
La clé tourne dans la serrure. La voilà seule. Sophie se lève aussitôt, court au placard, se hausse sur la pointe des pieds, attrape sa clé et déverrouille aussitôt la porte, tous les muscles tendus. Elle écoute le pas de Frantz dans l’escalier sonore. Elle court à la fenêtre mais elle ne le voit pas sortir. À moins qu’il ne soit passé par le local des poubelles, ce qui est peu probable puisqu’il est en bras de chemise, il est quelque part dans le bâtiment. Elle enfile en vitesse des chaussures plates, referme la porte silencieusement et descend l’escalier. Aucun téléviseur ne résonne plus dans cette partie de l’immeuble. Sophie calme sa respiration, s’arrête au rez-de-chaussée, s’avance… Il n’y a pas d’autre issue que celle-ci. Elle ouvre lentement la porte en priant qu’elle ne grince pas. La pénombre n’est pas totale et en bas de l’escalier qui s’ouvre devant elle, elle distingue une lueur assez lointaine. Elle écoute mais n’entend que son cœur et ses tempes battre. Elle descend lentement. En bas, la lumière la guide vers la droite. Ce sont des caves. Au fond, à gauche, une porte est restée entrouverte. Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin, ce serait même dangereux. Frantz conserve trois clés sur le trousseau de sa moto. Voici à quoi sert la dernière. Sophie remonte en silence. Attendre une occasion.
Au goût, nettement plus amer qu’à l’accoutumée, ce devait être une dose massive. Heureusement, Sophie sait maintenant s’organiser. Près du lit, elle dispose une boule de mouchoirs en papier chiffonnés dans laquelle elle peut régurgiter et qu’elle renouvelle chaque fois qu’elle va aux toilettes. Ça ne marche pas à tous les coups. Avant-hier, Frantz est resté près d’elle trop longtemps. Il ne s’est pas éloigné une seconde. Elle a senti que le liquide se frayait un chemin tortueux dans sa gorge. Avant de se mettre à tousser, ce qu’elle n’a jamais fait et qui n’aurait pas manqué de l’inquiéter, elle s’est résolue à avaler en simulant un mouvement de sommeil agité. Quelques minutes plus tard, elle a senti son corps s’engourdir, ses muscles s’avachir. Ça lui a fait penser aux dernières secondes avant l’opération, quand l’anesthésiste vous demande de compter jusqu’à cinq.
Cette fois-là, ça a été un échec, mais sa technique est élaborée et quand les conditions sont réunies, tout se passe bien. Elle sait stocker le liquide dans sa bouche et avaler sa salive. Si Frantz s’éloigne dans les quelques minutes qui suivent, elle bascule rapidement sur le côté, saisit la boule de mouchoirs et recrache. Mais si elle conserve trop longtemps le médicament dans sa bouche, il pénètre en elle par la muqueuse, se mêle à sa salive… Et si elle doit avaler, il lui reste une petite possibilité de se provoquer une nausée, mais elle doit le faire dans les toutes premières secondes. Cette fois, tout s’est bien passé. Quelques minutes après avoir recraché, elle simule la respiration de la dormeuse en eaux profondes et quand Frantz se penche sur elle, qu’il commence à la caresser et à lui parler, elle remue la tête de droite et de gauche, comme si elle voulait fuir ses mots. Elle s’agite, doucement d’abord puis, en vitesse de croisière, elle gesticule, se tortille, bascule et se lance même dans de petits sauts de carpe quand elle a besoin de manifester un paroxysme dans son cauchemar. Frantz, lui aussi, suit son rituel. Il se penche d’abord sur elle et lui parle calmement, il la caresse un peu, les cheveux, les lèvres du bout des doigts, la gorge, mais ensuite toute son énergie passe dans ses mots.
Frantz lui parle et observe. Il modifie son discours selon qu’il veut la bouleverser ou au contraire la calmer. Il inscrit toujours des morts au programme. Ce soir, voici Véronique Fabre. Sophie se souvient très bien : le canapé sur lequel elle parvient à s’accouder, le corps de cette fille dans une mare de sang. Le couteau de cuisine que Frantz a dû mettre dans sa main.
— Que s’est-il passé, Sophie ? demande Frantz. Une colère ? C’est cela, n’est-ce pas, une colère…
Sophie tente de se retourner pour lui échapper.
— Tu la revois très bien, cette fille, non ? Rappelle-toi. Elle porte un ensemble gris, assez triste. On voit juste un col blanc, rond… à la naissance de son cou. Tu la revois maintenant, c’est bien. Elle porte des chaussures plates…
La voix de Frantz est grave, son débit est lent.
— J’étais inquiet, tu sais, Sophie. Tu étais chez elle depuis presque deux heures… je ne te voyais pas descendre…
Sophie pousse de petits gémissements, tourne la tête nerveusement. Ses mains s’agitent sur le drap de manière désordonnée.
— … et dans la rue, je vois cette fille qui court à la pharmacie. Elle explique que tu t’es trouvée mal… Tu imagines, mon ange, ce que j’ai pu être inquiet ?
Sophie tente de se soustraire à la voix en se retournant furieusement. Frantz se lève, fait le tour du lit, s’agenouille et poursuit, très près de son oreille.
— Je ne lui ai pas laissé le temps de te soigner. Dès qu’elle est entrée, j’ai sonné. En ouvrant la porte, elle avait encore le sachet de la pharmacie entre les mains. Derrière elle, je t’ai vue, mon ange, ma Sophie, étendue sur le canapé, si profondément endormie, comme aujourd’hui, mon tout petit… Quand je t’ai vue, j’ai cessé d’être inquiet. Tu étais très jolie, tu sais. Très.
Frantz passe son index sur les lèvres de Sophie, elle ne peut s’empêcher d’un réflexe de recul. Pour donner le change, elle cligne furieusement des yeux, fait de minuscules mouvements spasmodiques avec les lèvres…
— J’ai fait exactement ce que tu aurais fait, ma Sophie… Mais d’abord, je l’ai estourbie. Rien de grave, je l’ai simplement fait tomber sur les genoux, juste le temps de faire quelques pas jusqu’à la table et d’attraper le couteau de cuisine. Ensuite, j’ai attendu qu’elle se relève. Elle avait un regard étonné, affolé aussi, bien sûr, c’était beaucoup de sensations pour elle, il faut comprendre. Ne t’agite pas comme ça, mon ange. Je suis là, tu sais qu’il ne peut rien t’arriver.
Sophie effectue un nouveau saut de carpe et se retourne, elle monte ses mains vers son cou, comme si elle voulait se boucher les oreilles mais qu’elle ne savait plus comment faire, ses gestes semblent désordonnés et vains.
— J’ai fait comme toi. Tu te serais approchée, n’est-ce pas ? Tu l’aurais regardée dans les yeux. Tu te souviens de son regard ? Un regard très expressif. Tu ne lui aurais pas laissé le temps, tu l’aurais fixée et, d’un coup, très fort, tu aurais planté le couteau dans son ventre. Sens ce que ça fait dans le bras, Sophie, d’enfoncer comme ça un couteau dans un ventre de fille. Je vais te montrer.
Frantz se penche sur elle, prend doucement son poignet. Elle résiste mais il le tient déjà fermement et à l’instant où il répète ces mots, il fait le geste dans l’air, le bras de Sophie, manipulé en force, s’enfonce dans l’air et semble y rencontrer une résistance élastique…
— Voilà, ce que ça te fait, Sophie, tu enfonces ainsi le couteau, d’un seul grand coup et tu tournes ainsi, bien au fond…
Sophie commence à crier.
— Vois le visage de Véronique. Vois d’abord comme elle souffre, comme tu lui fais mal. Tout son ventre est en feu, vois ses yeux écarquillés, sa bouche ouverte sur la douleur et toi, voilà, tu continues de tenir le couteau au fond de son ventre. Tu es impitoyable, Sophie. Elle commence à hurler. Alors, pour la faire taire, tu retires le couteau — il est déjà plein de son sang, vois comme il est lourd maintenant — et tu le replonges une nouvelle fois. Sophie, il faut t’arrêter…!
Mais disant cela, Frantz continue de lancer le poignet de Sophie droit devant elle, dans le vide. Sophie attrape son poignet avec son autre main mais Frantz est trop fort, elle crie maintenant, s’agite, tente de remonter ses genoux mais rien n’y fait, c’est comme, enfant, se battre contre un adulte…
— Rien ne peut donc t’arrêter ? poursuit Frantz. Une fois, deux fois, et encore, et encore, tu ne cesses de planter ton couteau dans son ventre, et encore, et encore et tout à l’heure tu te réveilleras avec le couteau dans la main et à côté de toi, Véronique dans la mare de son sang. Comment peut-on faire des choses pareilles. Sophie ! Comment peut-on vivre encore quand on est capable de faire de pareilles choses ?
Il est un peu plus de 2 heures du matin. Depuis plusieurs jours, Sophie parvient à ne dormir que quelques heures par nuit grâce à un mélange détonant de Vitamine C, de caféine et de Glucuronamide. Cette heure de la nuit est celle où Frantz dort le plus profondément. Sophie le regarde. Cet homme a un visage volontaire et même lorsqu’il dort, il dégage une énergie et une volonté puissantes. Sa respiration, très lente jusqu’ici, est plus irrégulière maintenant. Il grogne dans son sommeil, comme s’il ressentait une gêne à respirer. Sophie est nue, elle a un peu froid. Elle croise les bras et le regarde. Elle le hait calmement. Elle passe à la cuisine. Là, une porte donne sur un minuscule local que dans la résidence on appelle le « séchoir », allez savoir pourquoi. Moins de deux mètres carrés avec une petite ouverture sur l’extérieur — il y fait froid été comme hiver — où l’on range tout ce qui ne tient pas ailleurs et dans lequel trône le vide-ordures. Sophie en ouvre délicatement le tiroir et passe sa main à l’intérieur, assez loin, vers le haut. Elle en retire un sac en plastique transparent qu’elle ouvre rapidement. Elle pose sur la table une seringue courte et un flacon de produit. Elle pose le sachet avec les produits restants dans le tiroir du vide-ordures et, par précaution, fait quelques pas jusqu’à la chambre. Frantz dort toujours profondément, il ronfle légèrement. Sophie ouvre le réfrigérateur, sort le pack de quatre yaourts liquides que Frantz est le seul à manger. L’aiguille de la seringue passe sous la capsule souple et ne laisse qu’un minuscule trou masqué par le couvercle. Après avoir injecté une dose de produit dans chacun, Sophie les secoue un à un pour accélérer le mélange et les repose ensuite à leur place. Quelques minutes plus tard, le sac plastique est de nouveau à sa place et Sophie se glisse dans le lit. Le seul contact avec le corps de Frantz lui donne un indescriptible dégoût. Elle aimerait bien le tuer dans son sommeil. Avec un couteau de cuisine par exemple.
Selon lui, Sophie devrait dormir une dizaine d’heures. Ce sera largement suffisant si tout se passe bien. Dans le cas contraire, il devra refaire une tentative plus tard, mais il est si excité que cette perspective, il ne veut même pas l’envisager. En pleine nuit, il ne lui faut qu’un peu moins de trois heures pour rejoindre Neuville-Sainte-Marie.
C’est une nuit qui annonce de la pluie. Ce serait idéal. Il a laissé la moto à l’orée du petit bois, c’est-à-dire au plus près qu’il puisse s’avancer. Quelques minutes plus tard, deux bonnes nouvelles l’accueillent simultanément : la maison d’Auverney est plongée dans le noir et les premières gouttes de pluie s’écrasent au sol. Il pose son sac de sport à ses pieds, s’extrait rapidement de sa combinaison sous laquelle il porte un jogging léger. Le temps de passer des tennis et de refermer son sac, Frantz descend la petite colline qui sépare le bois du jardin d’Auverney. D’un bond, il franchit la grille. Pas de chien, il le sait. À l’instant où il touche à la porte du hangar, une lumière s’allume à une fenêtre de l’étage. C’est la chambre d’Auverney. Il se plaque contre la porte. À moins qu’il ne descende et sorte dans le jardin, Auverney ne peut pas s’apercevoir de sa présence. Frantz consulte sa montre. Il est presque 2 heures du matin. Il a du temps devant lui mais aussi une impatience folle, le genre d’état d’esprit qui vous fait commettre des erreurs. Il respire à fond. La fenêtre de la chambre projette un rectangle de lumière qui troue le rideau de pluie fine et s’échoue sur la pelouse. On discerne une forme qui passe et disparaît. Les nuits où il l’a observé, Auverney n’a pas semblé sujet à des insomnies, mais peut-on savoir… Frantz croise les bras, regarde la pluie qui grillage la nuit et se prépare à une longue attente.
Quand elle était enfant, les nuits d’orage comme celle-ci l’électrisaient. Elle ouvre les fenêtres en grand et aspire profondément la fraîcheur qui lui glace les poumons. Elle en a besoin. Elle n’est pas parvenue à régurgiter la totalité du médicament de Frantz et elle titube un peu, la tête lourde. L’effet ne devrait pas durer, mais elle se trouve dans la phase ascendante du soporifique et cette fois, Frantz a forcé la dose. S’il a fait ce choix, c’est qu’il s’est absenté pour un bon moment. Il est parti vers 23 heures. Selon elle, il ne sera pas de retour avant 3 ou 4 heures du matin. Dans le doute, elle se base sur 2 h 30. Elle se tient aux meubles pour ne pas chuter et ouvre la porte de la salle de bains. Elle a l’habitude maintenant. Elle retire son tee-shirt, entre dans la baignoire, respire un grand coup et ouvre l’eau froide à fond. Elle pousse un cri rauque et volontaire, se contraint à continuer de respirer. Quelques secondes plus tard elle est gelée et se frotte vigoureusement avec une serviette qu’elle étend aussitôt dans le séchoir, face à la lucarne. Elle se prépare un thé très fort (qui ne laisse aucune haleine, contrairement au café) et en attendant qu’il infuse elle fait des mouvements toniques, bras et jambes, quelques pompes pour accélérer la circulation du sang et peu à peu elle sent revenir en elle un peu de vitalité. Elle sirote son thé brûlant puis lave et essuie sa vaisselle. Prenant un peu de recul elle regarde dans la cuisine si rien ne trahit son passage. Elle monte sur une chaise, soulève une dalle du faux plafond et en retire une petite clé plate. Avant de descendre à la cave, elle enfile des gants de latex et change de chaussures. Elle referme très lentement la porte et descend.
La pluie n’a pas cessé un seul instant. On entend, très loin, le bruit feutré des camions passant sur la nationale. À piétiner ainsi en silence sur quelques centimètres carrés, Frantz a commencé à prendre froid. À l’instant où il éternue pour la première fois, la lumière de la chambre s’éteint. Il est très exactement 1 h 44. Frantz se donne vingt minutes. Il reprend sa position d’attente et se demande s’il va falloir consulter un médecin. Un premier coup de tonnerre résonne au loin, le ciel se zèbre et éclaire toute la propriété pendant un court instant.
À 2 h 05 très précisément, Frantz quitte sa position, longe calmement le bâtiment et tâte le châssis d’une petite fenêtre à hauteur d’homme à travers laquelle, à la lumière de sa torche, il distingue clairement l’intérieur. Le châssis est ancien, les hivers en ont fait gonfler le bois. Frantz sort sa trousse à outils, pose une main sur le centre de la fenêtre, teste la résistance, mais à peine a-t-il poussé, la fenêtre s’ouvre violemment, venant heurter bruyamment le mur. Dans le vacarme de l’orage, il y a peu de risque que le bruit soit monté jusqu’à l’étage, de l’autre côté du bâtiment. Il referme sa trousse, la pose soigneusement sur l’appui, se hisse par la fenêtre et retombe délicatement de l’autre côté. Le sol a été cimenté. Il retire ses chaussures pour ne pas laisser de traces. Quelques secondes plus tard, torche en main, il s’avance vers les cartons d’archives du docteur Auverney. Il ne lui faut pas plus de cinq minutes pour extraire celui qui porte les lettres A à G. Il ne peut s’empêcher de ressentir une excitation qui lui fait perdre son flegme, il est contraint de se forcer à prendre de longues respirations et à laisser pendre ses bras mollement le long du corps…
Les cartons pèsent tous très lourd. Ils sont fermés avec un simple Scotch large. Frantz retourne celui qui l’intéresse. Le fond est simplement collé. Il suffit de glisser une lame de cutter pour décoller les quatre rabats de carton ondulé. Il se trouve alors devant une impressionnante pile de chemises en papier. Il en sort une au hasard : « Gravetier ». Le nom est écrit au feutre bleu sur la chemise, en lettres capitales. Il la renfourne dans le carton. Il sort plusieurs chemises et sent s’approcher la délivrance. Baland, Baruk, Benard, Belais, Berg ! Une chemise orange, les lettres sont écrites, de la même main, toujours en lettres capitales. Elle est très mince. Frantz l’ouvre nerveusement. Il n’y a que trois documents. Le premier est intitulé : « bilan clinique », établi au nom de Berg, Sarah. Le second est une simple note, reprenant des éléments administratifs et d’état civil, le dernier, une feuille avec des indications médicamenteuses, portées à la main et pour la plupart indéchiffrables. Il extrait le bilan clinique, le plie en quatre et le passe sous sa combinaison. Il remet le dossier à sa place, retourne le carton, fait glisser quelques points de colle extraforte sous les rabats et repose le carton ainsi refermé. Quelques secondes plus tard, il enjambe de nouveau la fenêtre et retombe dans le jardin. Moins de quinze minutes après, il roule sur l’autoroute en se contraignant à respecter les limitations de vitesse.
Dès qu’elle a passé la porte, Sophie a pris peur instantanément. Pourtant, elle sait qui est Frantz. Mais le spectacle offert par sa cave… c’est comme rentrer dans son inconscient. Les murs sont intégralement recouverts de photographies. Les larmes montent instantanément. Un désespoir terrible la saisit lorsque son regard tombe sur les photos en gros plan et agrandies de Vincent, son beau visage si triste. Il y a là quatre ans de sa vie. Elle marchant (où était-ce ?), les grands clichés en couleur pris en Grèce et qui lui ont coûté son poste chez Percy’s dans des conditions si honteuses… Elle encore à la sortie d’un supermarché, c’est en 2001, ici la maison de l’Oise… Sophie se mord le poing. Elle voudrait hurler, elle voudrait faire exploser cette cave, cet immeuble, la terre entière. Elle se sent violée une fois de plus. Sur cette photo, Sophie est tenue par le vigile d’une supérette. Ici, elle entre dans un commissariat, plusieurs clichés la montrent en gros plan à l’époque où elle était jolie. La voici moche comme tout, c’est dans l’Oise, elle marche bras dessus bras dessous avec Valérie dans le jardin. Elle a déjà l’air triste. Voici… Voici Sophie tenant par la main le petit Léo, Sophie se met à pleurer, rien n’y fait, elle ne peut plus réfléchir, elle ne plus penser, elle ne peut que pleurer, sa tête dodeline de droite et de gauche sous l’effet de ce malheur irréparable qu’est sa vie, étalée là. Elle commence à geindre, des sanglots montent dans sa gorge, les larmes noient les photos et la cave et sa vie, Sophie tombe à genoux, elle lève les yeux vers les murs, son regard attrape ici Vincent couché sur elle, nu, la photo a été prise par la fenêtre de leur appartement, comment est-ce même possible, des gros plans d’objets à elle, portefeuille, sac, plaquette de pilules, elle de nouveau ici avec Laure Dufresne, là encore… Sophie gémit, elle plaque son front sur le sol et continue de pleurer, Frantz peut arriver maintenant, ça n’a plus d’importance, elle est prête à mourir.
Mais Sophie ne meurt pas. Elle relève enfin la tête. Une colère féroce, peu à peu, vient remplacer son désespoir. Elle se redresse, essuie ses joues, sa fureur est intacte. Frantz peut arriver maintenant, ça n’a plus d’importance, elle est prête à le tuer.
Sophie est partout sur les murs, à l’exception de la cloison de droite, qui ne comprend que trois clichés. Dix, vingt, trente fois peut-être les trois mêmes clichés, recadrés, colorisés, N & B, sépia, retravaillés, trois images de la même femme. Sarah Berg. C’est la première fois qu’elle la voit. La ressemblance avec Frantz est stupéfiante, les yeux, la bouche… Sur deux clichés elle est jeune, la trentaine sans doute. Jolie. Très jolie même. Sur la troisième image, ce doit être plus près de la fin. Elle est assise sur un banc, devant une pelouse où dégouline un saule pleureur, les yeux perdus. Visage mécanique.
Sophie se mouche, s’assied à la table, soulève le couvercle de l’ordinateur portable et appuie sur la touche de démarrage. Quelques secondes plus tard, la fenêtre du mot de passe clignote. Sophie regarde l’heure, elle se donne quarante-cinq minutes et commence par les évidences : sophie, sarah, maman, jonas, auverney, catherine…
Quarante-cinq minutes plus tard, il lui faut renoncer.
Elle rabat précautionneusement le couvercle et commence à fouiller les tiroirs. Elle trouve des tas d’objets à elle, les mêmes parfois que ceux qui figurent sur les photos punaisées au mur. Il lui reste quelques minutes sur le temps qu’elle s’est accordé. À l’instant de partir, elle ouvre un cahier à petits carreaux et commence à lire :
3 mai 2000
Je viens de l’apercevoir pour la première fois. Elle s’appelle Sophie. Elle sortait de chez elle. Je n’ai guère distingué que sa silhouette. Visiblement, c’est une femme pressée. Elle est montée en voiture et elle a détalé aussitôt, au point que j’ai eu du mal à la suivre en moto.
Dr Catherine Auverney
Clinique Armand-Brussières
à
Dr Sylvain Lesgle
Directeur de la clinique Armand-Brussières
16 novembre 1999
Patiente : Sarah Berg, née Weiss
Adresse : (voir dossier adm.)
Née le : le 22 juillet 1944 à Paris (XIe)
Profession : sans
Décédée : le 4 juin 1989 à Meudon (92)
Mme Sarah Berg a été prise en charge pour la première fois en septembre 1982 (hôpital Pasteur). Le dossier ne nous a pas été communiqué. Par recoupements, nous savons que cette hospitalisation résultait d’une prescription de son médecin traitant sur la demande insistante de son époux, Jonas Berg, mais avec l’accord de la patiente. Elle ne semble pas avoir été prolongée au-delà du délai d’urgence.
Mme Sarah Berg a été prise en charge une seconde fois en 1985 par le Dr Roudier (clinique du Parc). La patiente souffrait alors de symptômes dépressifs majeurs chroniques dont les premières manifestations étaient extrêmement anciennes et remontaient au milieu des années 1960. L’hospitalisation, consécutive à une TS aux barbituriques, s’est déroulée du 11 mars au 26 octobre.
J’ai personnellement pris en charge Sarah Berg en juin 1987, lors de sa troisième hospitalisation (achevée le 24 février 1988). J’apprendrai plus tard que la TS qui justifiait cette hospitalisation avait connu, au moins, deux précédents entre 1985 et 1987. Le modus operandi de ces TS, essentiellement médicamenteux, peut, à l’époque, être considéré comme stable. L’état de la patiente justifie alors un traitement massif, seul à même de lutter efficacement contre de nouveaux passages à l’acte suicidaires. Conséquence de ce traitement : il faudra attendre la fin juillet 1987 pour entrer réellement en contact avec la patiente.
Lorsque nous y parvenons, Sarah Berg, alors âgée de quarante-trois ans, se révèle une femme d’une intelligence vive et réactive, disposant d’un vocabulaire riche voire complexe et d’une indéniable capacité d’élaboration. Sa vie est évidemment marquée par la déportation de ses parents et leur disparition au camp de Dachau peu après sa naissance. Les premières manifestations dépressives à caractère délirant, sans doute très précoces, semblent articuler une forte culpabilité — courante dans ces configurations — à une puissante hémorragie narcissique. Lors de nos entretiens, Sarah ne cessera d’évoquer ses parents et posera fréquemment la question de la justification historique (sur le thème : pourquoi eux ?). Cette question masque évidemment une dimension psychiquement plus archaïque, liée à la perte d’amour de l’autre et à la perte d’estime de soi. Sarah, on doit le souligner, est un être extrêmement émouvant, parfois même désarmant dans la sincérité débordante avec laquelle elle accepte, jusqu’à l’excès, de se mettre en question. Souvent bouleversante lorsqu’elle évoque l’arrestation de ses parents, le refus du deuil — à peine retardé par une activité aussi débordante que secrète de recherche auprès des survivants… — , Sarah se révèle un être d’une sensibilité douloureuse, à la fois naïve et lucide. Le principe névrotique dans lequel s’insère son enfance articule la culpabilité de la survivante au sentiment d’indignité qu’on trouve chez bien des orphelins qui interprètent inconsciemment le « départ » de leurs parents comme la preuve qu’ils n’étaient pas des enfants intéressants.
Nous mettrons en facteur commun à l’ensemble de cette analyse que des facteurs génétiques, échappant évidemment à nos investigations, ont pu participer à la maladie de Sarah Berg. Nos préconisations iraient bien sûr dans le sens d’une surveillance étroite de la descendance directe de cette patiente chez qui des symptômes dépressifs marqués par des fixations morbides et des manifestations obsessionnelles sont évidemment à redouter. […]
Frantz est rentré en plein milieu de la nuit. Sophie s’est réveillée en entendant la porte, elle a aussitôt replongé dans ce faux sommeil qu’elle maîtrise maintenant si bien. Au bruit de ses pas dans l’appartement, à la manière dont il a fermé la porte du réfrigérateur, elle a compris qu’il était très excité. Lui d’ordinaire si calme… Elle a deviné sa silhouette à la porte de la chambre. Puis il s’est approché du lit, s’est agenouillé. Il a caressé ses cheveux. Il semblait pensif. Au lieu de se coucher, malgré l’heure avancée de la nuit, il est retourné au salon, il a gagné la cuisine. Elle a cru percevoir des bruits de papier, comme s’il ouvrait une enveloppe. Puis plus rien. Il ne s’est pas recouché de la nuit. Elle l’a trouvé au matin, assis sur une chaise de cuisine, le regard perdu. Il ressemblait de nouveau terriblement à la photographie de Sarah, quoiqu’en plus désespéré. Comme s’il avait soudain vieilli de dix ans. Il s’est contenté de lever les yeux vers elle, comme s’il regardait à travers elle.
— Tu es malade ? a demandé Sophie.
Elle a serré son peignoir. Frantz n’a pas répondu. Ils sont restés un long moment ainsi. Étrangement, Sophie a eu l’impression que ce silence, si nouveau, si inattendu, était la première communication réelle entre eux depuis qu’ils se connaissaient. Elle n’aurait su dire à quoi cela tenait. Le jour entrait par la fenêtre de la cuisine et éclaboussait les pieds de Frantz.
— Tu es sorti ? a demandé Sophie.
Il a regardé ses pieds, tachés de boue, comme s’ils ne lui appartenaient pas.
— Oui… Enfin, non…
Décidément, quelque chose ne tournait pas rond. Sophie s’est avancée, s’est contrainte à passer sa main sur la nuque de Frantz. Ce contact l’a révulsée mais elle a tenu bon. Elle a fait chauffer de l’eau.
— Tu veux du thé ?
— Non… Enfin, oui…
Curieuse atmosphère. Il semblait qu’elle sortait de sa nuit et que lui y entrait.
Son visage est extrêmement blanc. Il dit simplement : « Je me sens patraque. » Depuis deux jours, il se nourrit très peu. Elle lui conseille les laitages : il mange trois yaourts qu’elle prépare avec soin, boit du thé. Puis il reste là, assis à la table, à regarder la toile cirée. Il rumine. À elle, ça lui fait peur, cet air sombre. Il reste ainsi un long moment perdu dans des pensées. Puis il commence à pleurer. Simplement. Son visage ne manifeste aucun chagrin, les larmes coulent et tombent sur la toile cirée. Depuis deux jours.
Il s’essuie les yeux maladroitement puis il dit : « Je suis malade. » Sa voix tremble, elle est faible.
— La grippe, peut-être…, répond Sophie.
Le genre de phrase idiote qui attribue les larmes à la grippe. Mais des pleurs chez lui, c’est si inattendu…
— Allonge-toi, se reprend-elle. Je vais te préparer une boisson chaude.
Il murmure quelque chose comme : « Oui, c’est bien… », mais elle n’est pas certaine. C’est étrange comme atmosphère. Il se lève, fait demi-tour, entre dans la chambre et s’allonge tout habillé. Elle lui prépare du thé. L’occasion idéale. Elle vérifie qu’il est toujours allongé puis elle ouvre le vide-ordures…
Elle ne sourit pas mais elle ressent un soulagement profond. La dynamique vient de se renverser. Le sort l’a aidée, c’est bien le moins qu’elle pouvait lui demander. À la première faiblesse, elle était décidée à prendre la main. À partir de maintenant, se promet-elle, elle ne le lâchera plus. Sauf mort.
Quand elle entre dans la chambre, il la regarde étrangement, comme s’il reconnaissait quelqu’un qu’il n’attendait pas, comme s’il allait lui dire quelque chose de grave. Mais rien. Il se tait. Il s’appuie sur son coude.
— Tu devrais te déshabiller…, dit-elle en prenant un air affairé.
Elle tasse les oreillers, tire les draps. Frantz se lève, se déshabille lentement. Il semble très abattu. Elle sourit : « Tu dors déjà, on dirait… » Avant de se coucher, il prend le bol qu’elle lui a préparé. « Ça va t’aider à dormir un peu… » Frantz commence à boire et dit : « Je sais… »
[…] Sarah Weiss épouse en 1964 Jonas Berg, né en 1933 et comme on voit, plus âgé qu’elle de onze ans. Ce choix confirme la recherche d’une parenté symbolique destinée, autant que faire se peut, à pallier l’absence de parenté directe. Jonas Berg est un homme très actif, imaginatif, c’est un immense travailleur et un homme d’affaires extrêmement intuitif. Saisissant l’opportunité économique offerte par les Trente Glorieuses, Jonas Berg crée, en 1959, la première chaîne de supérettes de France. Quinze ans plus tard, devenue enseigne franchisée, l’entreprise ne comptera pas moins de quatre cent trente magasins, assurant à la famille Berg une prospérité que la prudence de son fondateur permettra de maintenir lors de la crise économique des années 1970, voire d’intensifier par l’acquisition d’immeubles de rapport notamment. Son décès interviendra en 1999.
Jonas Berg, par sa solidité et les sentiments sincères qu’il lui voue, restera pour son épouse un inaliénable pivot de sécurité. Il semble que les premières années du couple aient été marquées par la montée, d’abord peu explicite puis plus sensible au fil du temps, des symptômes dépressifs de Sarah, qui basculent progressivement dans une dimension réellement mélancolique.
En février 1973, Sarah est enceinte pour la première fois. Le jeune couple accueille cet événement dans une allégresse totale. Si Jonas Berg rêve sans doute secrètement d’un fils, Sarah, elle, espère la survenue d’une fille (évidemment destinée à devenir « l’objet idéal de réparation » et le palliatif permettant d’endiguer la faille narcissique originelle). Cette hypothèse est confirmée par le bonheur exceptionnel du couple pendant les premiers mois de cette grossesse et la disparition presque complète des symptômes dépressifs de Sarah.
Le second événement décisif de la vie de Sarah (après la disparition de ses parents) intervient en juin 1973, lorsqu’elle accouche prématurément d’une petite fille mort-née. La béance rouverte va provoquer chez elle des dégâts que sa seconde grossesse rendra irréparables. […]
Quand elle a été certaine qu’il dormait, Sophie est descendue à la cave ; elle en a remonté le cahier qui contient son journal. Elle allume une cigarette, pose le cahier sur la table de la cuisine et commence sa lecture. Dès les premiers mots, tout est là, bien en place, à peu près comme elle l’a imaginé. Page après page, sa haine se renforce, devient une boule dans son ventre. Les mots, dans le cahier de Frantz, font écho aux photographies dont il a tapissé les murs de sa cave. Après les portraits, voici défiler les noms : Vincent et Valérie d’abord… De temps à autre, Sophie lève les yeux vers la fenêtre, écrase sa cigarette, en rallume une autre. À cet instant, si Frantz venait à se lever, elle pourrait lui planter un couteau dans le ventre sans sourciller tant elle le hait. Elle pourrait le poignarder dans son sommeil, ce serait si facile. Mais c’est parce qu’elle le hait tant qu’elle n’en fait rien. Elle a plusieurs solutions. Et elle n’a pas encore fait son choix.
Sophie a tiré une couverture du placard et elle dort dans le canapé du salon.
Frantz émerge après une douzaine d’heures de sommeil, mais c’est comme s’il dormait encore. Sa démarche est lente, son visage est extrêmement pâle. Il regarde le canapé sur lequel Sophie a abandonné la couverture. Il ne dit rien. Il la regarde.
— Tu as faim ? demande-t-elle. Tu veux appeler un médecin ?
Il fait « non » de la tête mais elle ne sait pas s’il évoque la faim ou le médecin. Peut-être les deux.
— Si c’est la grippe, ça passera, dit-il d’une voix blanche.
Il s’effondre plus qu’il ne s’assoit, en face d’elle. Il pose ses mains devant lui, comme des objets.
— Il faut que tu prennes quelque chose, dit Sophie.
Frantz fait signe que c’est comme elle veut. Il dit : « C’est comme tu veux… »
Elle se lève, va à la cuisine, glisse un plat surgelé dans le micro-ondes et allume une nouvelle cigarette en attendant la sonnerie. Il ne fume pas et ordinairement la fumée le dérange, mais il est si faible qu’il ne semble même pas remarquer qu’elle fume, qu’elle écrase ses mégots dans les bols du petit déjeuner. Lui d’ordinaire si méticuleux.
Frantz tourne le dos à la cuisine. Lorsque le plat est chaud, elle en dispose la moitié dans une assiette. Le temps de vérifier que Frantz est toujours à sa place, elle mélange le somnifère à la sauce tomate.
Frantz goûte et lève les yeux vers elle. Le silence la met mal à l’aise.
— C’est bon, dit-il enfin.
Il goûte les lasagnes, attend quelques secondes, goûte la sauce.
— Il y a du pain ? demande-t-il.
Elle se lève de nouveau et lui apporte un sachet plastique contenant du pain industriel coupé en tranches. Il commence à saucer. Il mange le pain sans envie, mécaniquement, consciencieusement, jusqu’à la fin.
— Qu’est-ce que tu as, exactement ? demande Sophie. Tu as mal quelque part ?
Il désigne sa cage thoracique d’un geste flou. Ses yeux sont gonflés.
— Une boisson chaude te fera du bien…
Elle se lève, lui prépare du thé. Quand elle revient, elle constate qu’il a de nouveau les yeux mouillés. Il boit le thé très lentement, mais bientôt il abandonne, repose son bol et se déplie avec difficulté. Il passe aux toilettes puis il retourne s’allonger. Appuyée au chambranle de la porte, elle le regarde s’installer. Il peut être 15 heures.
— Je vais aller faire quelques courses…, risque-t-elle.
Jamais il ne la laisse sortir. Mais cette fois, Frantz rouvre les yeux, la fixe puis tout son corps semble envahi par la torpeur. Le temps pour Sophie de s’habiller, il a sombré dans le sommeil.
[…] Sarah est en effet enceinte une seconde fois dès février 1974. Dans la configuration profondément dépressive dans laquelle elle s’inscrit à cette époque, cette grossesse résonne évidemment puissamment sur le plan symbolique, la nouvelle conception ayant eu lieu quasiment un an jour pour jour après la précédente, Sarah est en proie à des craintes de caractère magique (« cet enfant qui vient a “tué” le précédent pour pouvoir exister ») puis à des angoisses auto-accusatrices (elle a tué sa fille comme elle a déjà tué sa mère) et enfin à des manifestations d’indignité (elle se vit comme une « mère impossible », certainement incapable de donner la vie).
Cette grossesse, qui sera à la fois un calvaire pour le couple et un martyre pour Sarah, est émaillée d’innombrables incidents dont la thérapie ne révélera sans doute que quelques aspects. Sarah tente, à plusieurs reprises et en cachette de son mari, de provoquer une fausse couche. On mesure l’impérieux besoin psychique d’avorter à la violence des méthodes auxquelles Sarah recourt à cette époque… Deux TS marquent également cette période, qui sont autant de manifestations de refus de grossesse de la part de la jeune femme qui vit de plus en plus l’enfant à naître — dont elle ne doute jamais qu’il sera un garçon — comme un intrus, un « étranger à elle » qu’elle revêt peu à peu d’un aspect ouvertement malfaisant, cruel, voire diabolique. Cette grossesse parvient miraculeusement à terme le 13 août 1974 par la naissance d’un garçon prénommé Frantz.
Objet symbolique de substitution, cet enfant va rapidement renvoyer le deuil parental au second plan et potentialiser, sur lui seul, toute l’agressivité de Sarah, dont les formes haineuses seront fréquentes et manifestes. La première de ces manifestations prendra la forme d’un mausolée que pendant les premiers mois de la vie de son fils, Sarah dressera à la mémoire de sa fille mort-née. Le caractère magique et occulte des « messes noires » auxquelles elle m’avouera se livrer en secret à cette période démontre, s’il en était besoin, l’aspect métaphorique de sa demande inconsciente : elle appelle, de son propre aveu, sa « fille morte qui est au ciel » à précipiter le fils vivant « dans les flammes de l’enfer ». […]
Sophie descend faire des courses pour la première fois depuis des semaines. Avant de partir, elle s’est regardée dans la glace et s’est trouvée d’une grande laideur, mais elle a trouvé du plaisir à marcher dans la rue. Elle se sent libre. Elle pourrait partir. C’est ce qu’elle fera quand tout sera en ordre, se dit-elle. Elle a remonté un sac de nourriture. De quoi tenir plusieurs jours. Mais elle sait intuitivement que ce ne sera pas nécessaire.
Il dort. Sophie s’est assise sur une chaise à côté du lit. Elle le regarde. Elle ne lit pas, ne parle pas, elle ne bouge pas. Situation inversée. Sophie n’y croit pas. Ce serait donc si simple ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi d’un seul coup Frantz est-il ainsi tombé à terre ? Il semble cassé. Il fait des rêves. Il s’agite, elle le regarde comme un insecte. Il pleure dans son sommeil. Elle le hait tant que parfois elle n’en ressent plus rien. Frantz devient alors comme une idée. Un concept. Elle va le tuer. Elle est en train de le tuer.
Exactement à l’instant où elle pense : « Je suis en train de le tuer », inexplicablement, Frantz ouvre les yeux. Comme sous l’effet d’un interrupteur. Il fixe Sophie. Comment peut-il se réveiller avec ce qu’elle lui a donné ? Elle a dû se tromper… Il tend la main et attrape son poignet, fermement. Elle recule sur sa chaise. Il la fixe et la tient, toujours sans un mot. Il dit : « Tu es là ? » Elle avale sa salive. « Oui », murmure-t-elle. Comme s’il avait simplement fait une parenthèse dans son rêve, Frantz referme les yeux. Il ne dort pas. Il pleure. Ses yeux restent clos mais les larmes coulent lentement jusque dans son cou. Sophie patiente un moment encore. Frantz se retourne rageusement du côté du mur. Ses épaules sont secouées de sanglots. Quelques minutes plus tard, sa respiration ralentit. Il commence à ronfler doucement.
Elle se lève, se rassoit à la table du salon et rouvre le cahier.
L’effarante clé de tous les mystères. Le cahier de Frantz détaille sa chambre face à l’appartement qu’elle occupait avec Vincent. Chaque page est un viol, chaque phrase une humiliation, chaque mot une cruauté. Tout ce qu’elle a perdu est là, devant elle, tout ce qui lui a été volé, sa vie tout entière, ses amours, sa jeunesse… Elle se lève et vient regarder le sommeil de Frantz. Elle fume au-dessus de lui. Elle n’a tué qu’une seule fois dans sa vie, un patron de fast-food, elle s’en souvient sans crainte ni remords. Et ce n’est rien encore. Cet homme qui dort dans ce lit, quand elle va le tuer…
Apparaît dans le journal de Frantz la forte silhouette d’Andrée. Quelques pages plus loin, la mère de Vincent dévale l’escalier de son pavillon et s’écrase en bas pendant que Sophie est plongée dans un sommeil comateux. Tuée sur le coup… Andrée bascule par la fenêtre… Jusqu’ici, Sophie avait peur de sa vie. Mais elle ne mesurait pas tout ce que les sombres coulisses de son existence pouvaient receler d’horreur. Sophie en a le souffle coupé. Elle referme le cahier.
[…] On doit sans doute au sang-froid de Jonas, à sa résistance psychique et physique et à la place indubitablement positive qu’il conserve dans la vie de son épouse le fait que la haine de Sarah à l’égard de son fils n’entraîne jamais d’accident médico-légal. On doit néanmoins relever que l’enfant est, à ce moment, l’objet de la part de sa mère de sévices discrets : elle évoquera notamment des pincements, coups sur la tête, torsions des membres, brûlures, etc., dont elle veillera à ce qu’ils n’apparaissent jamais au grand jour. Sarah explique qu’elle doit alors lutter contre elle-même jusqu’à la limite de ses forces pour ne pas tuer cet enfant qui condense maintenant toute sa rancune à l’égard de la vie.
La place du père, nous l’avons dit, va sans doute constituer l’ultime protection permettant à cet enfant de survivre à une mère potentiellement infanticide. Le regard du père conduira Sarah à développer un comportement schizoïde : elle parvient en effet, au prix d’une immense énergie psychique, à jouer un double jeu : offrir les traits d’une mère aimante et attentive à un enfant dont, en secret, elle souhaite la mort. Ce désir secret se manifeste dans de nombreux rêves au cours desquels, par exemple, l’enfant est condamné à retrouver et à remplacer ses grands-parents au camp de Dachau. Dans d’autres constructions oniriques, le petit garçon est émasculé, éviscéré, voire crucifié, ou bien il périt noyé, brûlé ou écrasé, le plus souvent dans des souffrances atroces qui ont sur la mère un pouvoir réconfortant et pour tout dire, libérateur.
Donner le change à l’entourage et à l’enfant lui-même réclame à Sarah Berg une attention de tous les instants. On peut penser que c’est précisément cette attention à déguiser, à cacher, à réprimer sa haine à l’égard de son fils qui rongera son énergie psychique, jusqu’à la précipiter dans les phases résolument dépressives des années 1980.
Paradoxalement, c’est même son propre fils qui, du stade de victime (ignorante) passera à celui de bourreau (involontaire) puisque son existence sera, en soi, et indépendamment de son comportement, le réel agent déclencheur de la mort de sa mère. […]
Vingt heures plus tard, Frantz s’est levé. Ses yeux sont gonflés. Il a beaucoup pleuré dans son sommeil. Il apparaît à la porte de la chambre alors que Sophie est en train de fumer à la fenêtre en regardant le ciel. Avec les soporifiques qu’il ingurgite, faire ce chemin relève de la volonté pure. Sophie a définitivement pris le dessus. Elle vient, au cours de ces dernières vingt-quatre heures, de remporter la course moléculaire à laquelle tous deux se sont livrés l’un contre l’autre. « Tu es absolument héroïque », dit froidement Sophie tandis que Frantz titube dans le couloir à la recherche des toilettes. Il grelotte en marchant, son corps est saisi de brusques frissons qui le parcourent de la tête aux pieds. Le poignarder là, tout de suite, serait une formalité… Elle s’avance jusqu’aux toilettes et le regarde, assis sur la cuvette. Il est si faible que lui écraser la tête ici avec n’importe quoi serait d’une facilité… Elle fume et le regarde gravement. Il lève les yeux vers elle.
— Tu pleures, constate-t-elle en aspirant une bouffée de cigarette.
Il lui répond par un sourire maladroit puis se lève en se retenant aux cloisons. Il tangue dans le salon en direction de la chambre. Ils se croisent de nouveau à la porte de la chambre. Il penche la tête, comme s’il hésitait, en se tenant au chambranle de la porte. Il fixe cette femme au regard glacé et il hésite. Puis il baisse la tête et sans un mot, il s’allonge sur le lit, les bras largement ouverts. Il ferme les yeux.
Sophie revient à la cuisine et ressort le journal de Frantz, qu’elle avait dissimulé dans le premier tiroir. Elle reprend sa lecture. Elle revit l’accident de Vincent, sa mort… Elle sait maintenant de quelle manière Frantz s’est introduit dans la clinique, de quelle manière, après l’heure du repas, il est allé chercher Vincent, contournant, en poussant son fauteuil, le local des infirmiers, comment il a poussé la porte de sécurité conduisant au grand escalier monumental. Sophie imagine, en une fraction de seconde, le visage terrifié de Vincent, elle ressent son impuissance jusque dans sa chair. Et à ce moment-là, elle décide brutalement que le reste du journal ne l’intéresse plus. Elle ferme le cahier, se lève, ouvre la fenêtre en grand : elle est vivante.
Et elle est prête.
Frantz dort de nouveau près de six heures. Cela fait plus de trente heures sans boire ni manger, perdu dans un sommeil comateux. Sophie en vient même à penser qu’il va crever là, comme ça. D’un retour de flamme. D’overdose. Il a ingurgité des doses qui en auraient déjà tué de moins solides. Il a fait de nombreux cauchemars et souvent Sophie l’a entendu pleurer dans son sommeil. Elle a dormi dans le canapé. Elle a aussi ouvert une bouteille de vin. Elle est descendue racheter des cigarettes et faire quelques courses. À son retour, Frantz est assis dans le lit, sa tête, trop lourde pour lui, bascule d’un côté et de l’autre. Sophie le regarde en souriant.
— Te voilà prêt…, dit-elle.
Il répond par un sourire maladroit mais il ne parvient pas à ouvrir les yeux. Elle s’approche de lui, le pousse du plat de la main. C’est comme si elle l’avait bousculé d’un grand coup d’épaule. Il se retient au lit et parvient à rester assis, bien que tout son corps reste à se balancer à la recherche d’un équilibre pourtant instable.
— Te voilà fin prêt…, dit-elle.
Elle pose une main sur sa poitrine et le fait céder sans difficulté. Il s’allonge. Sophie quitte l’appartement munie d’un grand sac-poubelle vert.
C’est la fin. Ses gestes maintenant sont calmes, simples, résolus. Une part de sa vie touche à son terme. Une dernière fois, elle regarde les photographies puis, une par une, elle les détache et les met dans un sac. La tâche lui prend presque une heure. Parfois elle s’arrête un instant sur l’une ou l’autre mais cela ne lui fait plus le même mal que la première fois. C’est comme un album photo ordinaire dans lequel elle rencontrerait, sans les chercher, des images de sa vie un peu oubliées. Ici Laure Dufresne en train de rire. Sophie se souvient de son visage dur, fermé, lorsqu’elle a posé devant elle les lettres anonymes que Frantz avait produites. Il faudrait rétablir les vérités, il faudrait réparer, se laver de tout ça, mais cette vie est loin d’elle. Sophie est lasse. Soulagée et distante. Là, c’est Valérie, qui a passé son bras sous celui de Sophie et qui lui dit quelque chose dans l’oreille avec un sourire gourmand. Sophie avait oublié le visage d’Andrée. Avant aujourd’hui, cette fille n’avait pas tant compté que cela dans sa vie. Sur cette photo, elle la trouve simple et sincère. Elle résiste à l’image de son corps basculant par la fenêtre de son appartement. Ensuite, Sophie ne s’arrête plus guère. Dans un second sac-poubelle, elle rassemble tous les objets. Les retrouver la bouleverse davantage encore que les images : montre, sac, clés, carnet, agenda… Et quand tout est emballé, elle prend l’ordinateur portable, le dernier sac. Elle jette d’abord l’ordinateur dans le grand container vert et tasse par-dessus le sac avec tous les objets. Elle retourne enfin à la cave, ferme la porte à clé et monte à l’appartement avec le sac de papiers.
Frantz continue de dormir mais il semble entre deux eaux. Sur le sol du balcon, elle pose la grande cocotte en fonte et commence par faire brûler le journal, dont elle dépèce les pages par poignées. Puis c’est au tour des photos. Parfois le feu est si violent qu’elle doit se reculer et patienter avant de reprendre. Elle fume alors une cigarette pensivement en regardant les images se tordre dans les flammes.
À la fin, elle nettoie convenablement la cocotte et la remet en place. Elle prend une douche et commence à préparer son sac de voyage. Elle n’emportera pas grand-chose. Elle prend le minimum vital. Tout doit maintenant rester derrière elle.
[…] Prostration, fixité du regard, expression de tristesse, de crainte et parfois de terreur, élaboration laborieuse, fatalisme devant la mort, conviction de culpabilité, pensées magiques, demande de châtiment sont quelques-unes des figures du tableau clinique qu’offre Sarah en 1989 lorsqu’elle est de nouveau hospitalisée.
La confiance qui s’est installée entre Sarah et moi lors de son précédent séjour permet heureusement de réinstaurer un climat positif qui est mis à profit pour calmer, objectif primordial, les manifestations d’aversion, de dégoût, d’exécration qu’elle développe en secret à l’égard de son fils, manifestations d’autant plus épuisantes qu’elle est toujours parvenue à donner le change de façon victorieuse, du moins jusqu’à la TS qui la conduit de nouveau à être suivie. À cette époque, il y a plus de quinze ans qu’elle réprime, sous l’apparence d’une mère aimante, une détestation devenue viscérale et des envies de meurtre à l’égard de son fils. […]
Sophie a posé son sac près de la porte d’entrée. Comme après un séjour dans une chambre d’hôtel, elle fait le tour de l’appartement, rectifie ici, range là, tapote les coussins du canapé, repasse un coup d’éponge sur l’horrible toile cirée de la table, range les derniers restes de vaisselle. Puis elle ouvre le placard, en sort un carton qu’elle pose sur la table du salon. De son sac de voyage, elle extrait un flacon rempli de capsules bleu clair. Le carton ouvert, elle en sort la robe de mariée de Sarah, rejoint Frantz qui dort toujours profondément et entreprend de le déshabiller. La tâche est difficile, un corps lourd comme ça, c’est un peu comme un mort. Elle est obligée de le faire rouler plusieurs fois sur lui-même d’un côté puis de l’autre. Il est enfin nu comme un ver, elle soulève ses jambes une par une et les passe dans la robe, elle le tourne de nouveau et remonte la robe sur ses hanches. À partir de là, c’est plus difficile, le corps de Frantz est trop volumineux pour entrer jusqu’aux épaules.
— Pas grave, dit Sophie en souriant. Ne t’inquiète pas.
Il lui faudra près de vingt minutes pour parvenir à un résultat satisfaisant. Elle a dû démonter les coutures des deux côtés.
— Tu vois, murmure-t-elle, ce n’était pas la peine de s’inquiéter.
Elle se recule pour juger de l’effet. Frantz, recouvert plus qu’habillé de la robe de mariée défraîchie, est assis sur le lit, dos au mur, la tête basculée sur le côté, inconscient. Les poils de sa poitrine ressortent du décolleté rond. L’effet est saisissant et absolument pathétique.
Sophie allume une dernière cigarette et s’appuie au chambranle de la porte.
— Tu es très beau, comme ça, dit-elle en souriant. Pour un peu, je ferais des photos…
Mais il est temps d’en finir. Elle va chercher un verre et une bouteille d’eau minérale, sort les comprimés de barbiturique et, deux par deux, trois par trois parfois, elle les place dans la bouche de Frantz et le fait boire.
— Ça fait descendre…
Frantz tousse, régurgite parfois mais il finit toujours par avaler. Sophie lui donne douze fois la dose létale.
— Ça prend du temps, mais ça vaut la peine.
À la fin, il y a beaucoup d’eau dans le lit, mais Frantz a avalé tous les comprimés. Sophie recule. Elle regarde ce tableau et le trouve littéralement fellinien.
— Il manque une petite touche…
Dans son sac de voyage, elle va chercher un bâton de rouge à lèvres et revient.
— Ce n’est peut-être pas tout à fait la couleur assortie, mais bon…
Elle dessine avec application les lèvres de Frantz. Elle déborde largement en haut, en bas, sur les côtés. Elle se recule pour juger de l’effet : une tête de clown endormi dans une robe de mariée.
— C’est parfait.
Frantz grogne, tente d’ouvrir les yeux, y parvient douloureusement. Il veut articuler un mot mais renonce bien vite. Il commence à gesticuler nerveusement puis s’effondre.
Sans un regard, Sophie prend son sac de voyage et ouvre la porte de l’appartement.
[…] C’est précisément sur la personne de son fils que porte essentiellement le discours de Sarah au cours de la thérapie : le physique du jeune garçon, son esprit, ses manières, son vocabulaire, ses goûts… tout est support à la répulsion qu’elle ressent. Il devient alors nécessaire de préparer longuement les visites que son fils fait à l’établissement, grâce à l’aide compréhensive du père, très marqué par les épreuves des dernières années.
C’est d’ailleurs la venue de son fils qui constituera l’agent déclencheur de son suicide le 4 juin 1989. Au cours des jours précédents, elle fait part à plusieurs reprises de son désir de « ne plus être mise en présence de [son] fils ». Elle se déclare dans l’incapacité physique de poursuivre une seconde de plus cet effroyable jeu de dupe. Seule une séparation définitive, explique-t-elle, lui permettra peut-être de survivre. La pression involontaire de l’institution, la culpabilité, l’insistance de Jonas Berg conduisent Sarah à accepter tout de même cette visite mais, au cours d’un violent retournement de l’agressivité contre soi, alors que son fils vient de quitter sa chambre, Sarah revêt sa robe de mariée (hommage symbolique à son mari, dont le soutien ne lui aura jamais manqué) et se défenestre du cinquième étage.
Le rapport de gendarmerie effectué le 4 juin 1989 à 14 h 53 par le brigadier J. Bellerive, de la gendarmerie de Meudon, est versé au dossier administratif de Sarah Berg sous le numéro : JB-GM 1807.
Sophie s’aperçoit qu’elle ne s’est pas souciée du temps qu’il fait depuis très longtemps. Et il fait beau. Elle passe la porte vitrée de l’immeuble et s’arrête un instant sur le perron. Il ne lui reste que cinq marches à descendre pour entrer dans sa nouvelle vie. Ce sera la dernière. Elle pose son sac entre ses pieds, allume une cigarette mais renonce aussitôt et l’écrase. Devant elle, une trentaine de mètres de bitume et un peu plus loin, le parking. Elle regarde le ciel, prend son sac, descend les marches et s’éloigne du bâtiment. Son cœur bat vite. Elle respire difficilement, comme après un accident évité de justesse.
Elle a fait une dizaine de mètres lorsque soudain, elle entend son nom, loin au-dessus d’elle.
— Sophie !
Elle se retourne et lève les yeux.
À la fenêtre du cinquième, Frantz est là, dans sa robe de mariée, debout sur le balcon, au-dessus d’elle. Il a enjambé le garde-corps, il est suspendu au-dessus du vide. Il se tient de la main gauche au parapet.
Il se balance, incertain. Il la regarde. Il dit plus bas :
— Sophie…
Puis il se lance avec une détermination farouche, comme un plongeur. Ses bras s’ouvrent largement et sans un cri son corps s’écrase aux pieds de Sophie. Ça fait un bruit effroyable et sinistre.
Un homme de trente et un ans, Frantz Berg, s’est jeté avant-hier par la fenêtre du cinquième étage de la résidence des Petits-Champs où il demeurait. Il est mort sur le coup.
Il avait revêtu, pour se donner la mort, la robe de mariée ayant appartenu à sa mère qui, curieusement, avait trouvé la mort dans des conditions identiques en 1989.
Dépressif chronique, il s’est jeté par la fenêtre sous les yeux de sa jeune épouse alors que celle-ci partait pour un week-end chez son père.
L’autopsie a révélé qu’il avait ingéré des somnifères et une très importante quantité de barbituriques dont on ignore l’origine.
Son épouse, Marianne Berg, née Leblanc, trente ans, devient l’héritière de la fortune de la famille Berg. Son mari n’était autre en effet que le fils de Jonas Berg, le fondateur du réseau des supérettes Point fixe. Le jeune homme avait revendu l’entreprise quelques années plus tôt à une firme multinationale.
Souris_verte@msn.fr — Vous êtes connecté.
Grand_manitou@neuville.fr — Vous êtes connecté.
— Papa ?
— Ma souris verte… Alors, tu as fait ton choix…
— Oui, j’ai dû faire très vite mais je ne regrette pas : je reste Marianne Berg. J’évite les procédures, les explications, les justifications et la presse. Je garde l’argent. Je vais me refaire une vie toute neuve.
— Bien… À toi de voir…
— Oui…
— Je te vois quand ?
— Je termine les formalités, encore un jour ou deux. On se retrouve en Normandie comme convenu ?
— Oui. Je passe par Bordeaux, comme je t’ai expliqué, c’est ce qu’il y a de plus sûr. Avoir une fille officiellement disparue m’oblige à des contorsions qui ne sont plus de mon âge…
— Ton âge, ton âge… Tu en parles comme si tu l’avais réellement…
— N’essaie pas de me séduire…
— Le plus gros est fait dans ce domaine.
— C’est vrai…
— Ho, papa, juste une chose…!
— Oui ?
— Les archives de maman… Il n’y avait que ce que tu m’as donné ?
— Oui. Mais… je t’ai déjà expliqué tout ça, non ?
— Oui. Et…?
— Et… et… il y avait cette note-là, cette « fiche clinique », rien d’autre. Juste la page que je t’ai donnée… Je ne savais même pas que c’était là, d’ailleurs.
— Tu es sûr ?
— …
— Papa ?
— Oui, je suis sûr. Cette fiche, normalement, elle n’aurait même pas dû être là : ta mère est venue travailler ici quelques jours avant sa dernière hospitalisation et elle a laissé là sa petite boîte de fiches bristol qu’elle trimballait toujours avec elle. J’aurais dû remettre tout ça à ses associés mais j’ai oublié et après je n’y ai plus repensé. Jusqu’à ce que tu me reparles de tout ça…
— Mais… ces archives, les VRAIES, les comptes rendus de séance, tous ces trucs-là, c’est passé où ??
— …
— C’est passé où, papa ?
— Eh bien… Après la mort de ta mère, je suppose que tout ça est resté aux mains de ses associés… Je ne sais même pas comment exactement ça se présente, ces trucs-là… Pourquoi ?
— Parce que dans les affaires de Frantz j’ai retrouvé quelque chose de bizarre. Un document de maman…
— … sur quoi ?
— C’est un document qui relate le cas de Sarah Berg. En détail. C’est assez curieux. Ce ne sont pas ses notes de travail, c’est un rapport. Adressé à Sylvain Lesgle, on se demande bien pourquoi. Il est daté de fin 1989. Je ne sais pas comment Frantz a pu mettre la main dessus, mais pour lui ça a dû être une lecture très éprouvante… et même pire…!
— …
— Ça ne te dit vraiment rien, papa ?
— Non, rien du tout.
— Tu ne me demandes pas de quoi ça parle ?
— Tu m’as dit que ça traitait du cas de Sarah Berg, non ?
— Je vois. En fait, c’est vraiment très curieux de la part de maman.
— …?
— Je l’ai lu TRÈS attentivement et je peux t’assurer que c’est tout sauf professionnel. C’est intitulé : « Bilan clinique » (tu as déjà vu ça, toi ?) Ça fait « pro », à première vue, c’est d’ailleurs pas mal fait mais, à bien regarder… c’est absolument n’importe quoi…!
— …?
— Ça relate, prétendument, le cas de Sarah Berg, mais on trouve là-dedans un galimatias pseudo-psychiatrique très curieux, des mots, des expressions visiblement empruntées à des encyclopédies, à des ouvrages de vulgarisation. Sur la partie biographique de la patiente, hormis ce qu’on peut trouver sur internet sur son mari, par exemple, c’est tellement élémentaire que ça pourrait être écrit par quelqu’un qui ne l’a jamais rencontrée : il suffirait de connaître deux ou trois faits sur elle, ça suffirait pour produire ce méli-mélo psycho-je-ne-sais-quoi…
— Ah…
— C’est TOTALEMENT fantaisiste, mais quand on n’y connaît pas grand-chose, c’est crédible…
— …
— À mon avis, (je peux me tromper !), cette biographie de Sarah Berg est tout ce qu’il y a de plus inventé.
— …
— Ton avis, mon petit papa ?
— …
— Tu ne dis rien ?
— Ben, écoute… Tu vois… le langage des psys, ça n’a jamais été mon truc… Moi, c’est plutôt l’architecture et les BTP…
— Et alors ?
— …
— Hou hou ?
— Eh ben… Écoute, souris verte… J’ai fait ce que je pouvais…
— Oh, papa…!
— Oui, bon, je reconnais : c’est un peu approximatif…
— Explique-moi !
— Le peu que nous avons découvert dans cette « fiche clinique » nous disait l’essentiel : Frantz a dû rêver longtemps de venger la mort de sa mère en tuant la tienne. Et comme il en a été privé, c’est sur toi qu’il a transféré toute sa haine.
— Évidemment.
— Il m’a semblé qu’on pouvait utiliser ça comme levier. D’où l’idée de ce rapport. De quoi l’affaiblir un peu, ce garçon… Tu avais besoin d’aide.
— Mais… comment Frantz l’a-t-il trouvé ?
— Tu m’as assuré qu’il m’observait très attentivement. J’ai entreposé des cartons censés être les archives de ta mère. Puis j’ai laissé la porte du garage suffisamment ouverte… Je me suis donné un peu de mal pour fabriquer des archives un peu anciennes et à la lettre B j’ai rangé le document que j’avais préparé à son intention. Je reconnais que la rédaction en était assez… approximative.
— Approximatif mais… TRÈS efficace ! Le genre de document qui déprimerait n’importe quel fils, surtout s’il est très attaché à sa mère ! Et tu le savais !
— Disons que c’était logique.
— Je n’y crois pas… Tu as fait ça ?
— Je sais, c’est très mal…
— Papa…
— Et… tu en as fait quoi, de ce truc ? Tu l’as donné à la police ?
— Non, papa. Je ne l’ai pas conservé. Je ne suis pas folle.