Je viens de l’apercevoir pour la première fois. Elle s’appelle Sophie. Elle sortait de chez elle. Je n’ai guère distingué que sa silhouette. Visiblement, c’est une femme pressée. Elle est montée en voiture et elle a détalé aussitôt, au point que j’ai eu du mal à la suivre en moto. Par chance, elle a eu des difficultés pour se garer dans le Marais, ce qui m’a bien facilité les choses. Je l’ai suivie de loin. J’ai d’abord cru qu’elle allait faire du shopping, j’aurais alors dû renoncer à la suivre, trop de risques. Mais, par bonheur, elle avait rendez-vous. Elle est entrée dans un salon de thé de la rue des Rosiers et s’est immédiatement dirigée vers une autre femme d’à peu près son âge en regardant sa montre, manière de dire qu’elle était bousculée. Je savais, moi, qu’elle était partie en retard. Flagrant délit de mensonge.
J’ai attendu une dizaine de minutes, je suis entré à mon tour dans le salon de thé et me suis installé dans la seconde salle, d’où j’avais sur elle une vue parfaite et discrète. Sophie portait une robe imprimée, des chaussures à talons plats et un blouson gris clair. Je la voyais de profil. C’est une femme agréable, une femme qui doit plaire aux hommes. Son amie, en revanche, je lui ai trouvé le genre pute. Trop maquillée, arrogante, trop femelle. Sophie, au moins, sait rester naturelle. Elles se sont empiffrées de gâteaux avec des airs gourmands de collégiennes. À voir leurs mimiques et leurs sourires, j’ai vu qu’elles plaisantaient sur l’entorse à leur régime. Les femmes font tout le temps des régimes auxquels elles adorent faire des infidélités. Les femmes sont futiles. Sophie est mince. Plus mince que son amie.
J’ai vite regretté d’être entré. Je prenais le risque idiot qu’elle me regarde et, pour une raison quelconque, qu’elle se souvienne de mon visage. Pourquoi prendre ainsi des risques quand ce n’est pas nécessaire ? Je me suis promis qu’on ne m’y reprendrait plus. Cela dit, cette fille me plaît. Je la trouve vivante.
Je me sens dans une disposition d’esprit très spéciale. Tous mes sens sont aiguisés. C’est grâce à cela que j’ai su transformer cet épisode inutile en circonstance féconde. Je suis sorti environ vingt minutes après elles et au moment de prendre mon blouson sur le portemanteau, j’ai vu qu’un homme y avait déposé son manteau. J’ai rapidement passé la main dans la poche intérieure et je suis sorti avec un beau portefeuille. Son propriétaire s’appelle Lionel Chalvin, il est de 1969, ce qui ne fait jamais que cinq ans de plus que moi ; il habite Créteil. Sa carte d’identité est encore de l’ancien modèle. Comme je n’ai pas l’intention de l’utiliser si on me demande mes papiers, je l’ai bricolée, d’ailleurs assez bien, en collant une photo à moi. Il y a des jours où je suis bien heureux d’être habile de mes mains. Si on n’y regarde pas de trop près, le résultat est propre.
Il m’a fallu une dizaine de jours pour mûrir ma décision. Je viens de vivre une terrible déception, des années d’espérance ont été mises à bas en quelques minutes… Je n’espérais pas m’en relever de sitôt et curieusement, j’ai l’impression que c’est fait. J’en suis un peu étonné. J’ai suivi Sophie Duguet dans ses déplacements, j’ai réfléchi, je l’ai regardée… J’ai pris ma décision hier soir, tandis que je regardais les fenêtres de son appartement. Elle est passée, elle a refermé les rideaux d’un geste ample et ferme. Une sorte de semeuse d’étoiles. Quelque chose en moi s’est déclenché. J’ai compris que j’allais me lancer. De toute manière il me fallait un projet alternatif, je ne pouvais me résoudre, comme ça, à renoncer à tout ce dont j’avais rêvé, à tout ce dont j’ai eu besoin pendant si longtemps. J’ai compris que Sophie, somme toute, ferait l’affaire.
J’ai ouvert un cahier pour mes notes. Il y a déjà beaucoup de choses à préparer et je crois que ça va m’aider à réfléchir. Parce que cette affaire est beaucoup plus compliquée que celle que j’avais d’abord envisagée.
Le mari de Sophie est un grand type avec l’air intelligent et qui semble très sûr de lui. Ça me plaît. Bien habillé, élégant même, quoique d’un style assez décontracté. Je suis arrivé tôt ce matin pour guetter son départ et le suivre. Leur situation est bonne. Ils ont chacun leur voiture et ils occupent un immeuble de standing. Ce pourrait être un joli couple avec un bel avenir.
Vincent Duguet travaille à la Lanzer Gesellschaft, une société pétrochimique sur laquelle j’ai obtenu une documentation volumineuse : je ne comprends pas le détail des choses, mais pour l’essentiel c’est une société à capitaux allemands qui possède des antennes un peu partout dans le monde et qui est l’un des leaders sur le marché des solvants et des élastomères. La Lanzer Gesellschaft dispose d’un siège central à Munich, d’un siège français à la Défense (c’est là que travaille Vincent) et de trois centres de recherche en province : à Talence, à Grenoble et à Senlis. Sur l’organigramme de l’entreprise, Vincent est mentionné assez haut, comme adjoint au directeur du département Recherche et Développement. Il a un doctorat. Université de Jussieu. Sur la plaquette promotionnelle, sa photo m’a semblé tout à fait ressemblante. Elle est récente. Je l’ai découpée et je l’ai affichée sur mon tableau de liège.
Sophie, elle, travaille chez Percy’s, la société de ventes aux enchères (livres anciens, œuvres d’art, etc.). Je ne sais pas encore ce qu’elle y fait exactement.
J’ai commencé par le plus facile en me renseignant d’abord sur Vincent. Pour Sophie, les choses semblent plus compliquées. L’entreprise donne peu de renseignements. Dans ces milieux-là, on ne vous montre jamais que la vitrine. Au demeurant, Percy’s est assez connu mais à son sujet, on ne trouve que des généralités. Pour moi, ce n’est pas suffisant. Il ne me sert à rien de traîner du côté de Saint-Philippe-du-Roule, où se trouvent leurs bureaux, au risque de me faire repérer.
J’ai besoin d’informations plus précises sur Sophie et j’ai remarqué que ces derniers temps, elle se déplace plus souvent en voiture — on est en juillet et Paris est devenu plus tranquille. Il ne m’a pas fallu longtemps pour additionner deux et deux. J’ai fait faire de nouvelles plaques d’immatriculation pour ma moto que j’ai posées moi-même et hier j’ai suivi sa voiture de loin. Mentalement, à chaque arrêt, j’ai répété la scène. Lorsque enfin Sophie s’est arrêtée en première position à un feu rouge, j’étais fin prêt et tout s’est parfaitement déroulé. J’étais calme. Je me suis porté à sa hauteur, sur sa droite, veillant à rester suffisamment au large pour manœuvrer sans encombre. Dès que le feu opposé est passé à l’orange, je n’ai eu qu’à tendre la main pour ouvrir sa portière côté passager, attraper son sac, démarrer et prendre la première rue à droite. En quelques secondes, j’avais fait plusieurs centaines de mètres, tourné trois ou quatre fois et cinq minutes plus tard je roulais tranquillement sur le boulevard périphérique. Si tout était aussi facile, ça ne serait même plus amusant…
Quelle merveille, le sac d’une fille ! Quelle merveille de grâce, d’intimité et d’enfantillage ! Dans celui de Sophie, j’ai trouvé un amas de choses qui défie tout classement. J’ai procédé par ordre. D’abord, tout ce qui ne m’apprenait rien : carte de transport — quoique j’aie conservé la photo —, lime à ongles, liste de courses (pour le soir sans doute), stylo Bic noir, paquets de mouchoirs en papier, chewing-gums. Le reste s’est montré plus instructif.
Sur les goûts de Sophie d’abord : une « crème multi-active » pour les mains de marque Cebelia, un rouge à lèvres de chez Agnès b. (« Perfect », épices rosées), un carnet de notes diverses, peu nombreuses d’ailleurs et souvent illisibles mais avec une liste de livres à lire (V. Grossman : Vie et Destin — Musset : Confessions d’un enfant du siècle — Tolstoï : Résurrection — Citati : Portait de femme — Ikonnikov : Dernières Nouvelles du bourbier …). Elle aime les auteurs russes. En ce moment, elle lit : Le Maître de Pétersbourg de Coetzee. Elle en était à la page 63, je ne sais pas si elle va le racheter.
J’ai lu et relu ses notes. J’aime bien son écriture, décidée, énergique, on y sent de la volonté, de l’intelligence.
Sur son intimité : une boîte entamée de tampons Nett « mini », ainsi qu’une boîte de Nurofen (aurait-elle des règles douloureuses ?). Dans le doute, j’ai marqué mon calendrier mural d’une croix rouge.
Sur ses habitudes : à sa carte d’entreprise, je vois qu’elle ne mange qu’irrégulièrement à la cantine de Percy’s, qu’elle aime le cinéma (carte de fidélité au Balzac), qu’elle n’emporte pas beaucoup d’argent sur elle (moins de trente euros dans son porte-monnaie), qu’elle est inscrite à un cycle de conférences sur les sciences cognitives à la Villette.
Et enfin, le plus important : les clés de l’appartement, celles de la voiture, de la boîte aux lettres, son téléphone portable — j’ai immédiatement recopié les numéros de ses correspondants —, un carnet d’adresses qui doit remonter à loin parce qu’il y a toutes sortes d’écritures, de couleurs de stylos, sa carte d’identité, toute récente (elle est née le 5 novembre 1974 à Paris), une carte d’anniversaire adressée à Valérie Jourdain, 36, rue Courfeyrac à Lyon :
Ma petite choute,
Je ne peux pas supposer qu’une fille plus jeune que moi soit déjà grande.
Tu as promis de monter à la capitale : ton cadeau t’attend.
Vincent t’embrasse. Moi, c’est encore plus : je t’aime. Je t’embrasse aussi.
Bon anniversaire, petite choute. Sois folle.
Enfin, un agenda qui me fournit beaucoup d’éléments très précieux sur les semaines passées et à venir.
J’ai photocopié tout ça et l’ai épinglé sur mon tableau de liège, j’ai fait faire un double de toutes les clés (il y en a dont je ne sais pas à quoi elles correspondent) et je suis allé très vite déposer le tout — à l’exception du porte-monnaie — au commissariat de l’arrondissement voisin. Sophie, soulagée, a récupéré son sac dès le lendemain matin.
Jolie moisson. Et joli coup.
Ce qui est agréable, c’est de se sentir dans l’action. J’ai passé tant de temps (des années…) à réfléchir, à tourner en rond, à laisser les images me remplir la tête, à revoir les photos de famille, le livret militaire de mon père, les photos de mariage où ma mère est si jolie…
Dimanche dernier, Sophie et Vincent sont allés manger en famille. Je les ai suivis de très loin et grâce au carnet d’adresses de Sophie, je me suis rapidement rendu compte qu’ils allaient chez les parents de Vincent à Montgeron. Je m’y suis rendu par un autre chemin et j’ai pu vérifier qu’en ce beau dimanche d’été (pourquoi ne sont-ils pas partis en vacances ?), on déjeunait dans le jardin. J’avais une bonne partie de l’après-midi devant moi. Aussi, je suis rentré à Paris et suis allé visiter leur appartement.
Au début, cette visite m’a procuré un sentiment mélangé. J’étais bien sûr heureux de l’immense potentiel que recélait la situation — accéder au plus intime de leur vie —, mais en même temps j’étais chagriné, sans bien savoir par quoi. Il m’a fallu du temps pour comprendre. C’est qu’en fait, ce Vincent, je ne l’aime pas. Je me rends compte à présent qu’il m’a tout de suite déplu. Je ne vais pas commencer à faire du sentiment, mais il y a chez cet homme quelque chose qui m’a été spontanément antipathique.
L’appartement possède deux chambres dont l’une, transformée en bureau, comprend une station informatique assez moderne. C’est un matériel que je connais bien mais je vais tout de même télécharger les notices techniques. Ils disposent d’une jolie cuisine, suffisamment grande pour y prendre un petit déjeuner à deux, une belle salle de bains avec deux vasques et chacun sa petite armoire. Je me renseignerai plus précisément mais un appartement comme celui-ci doit valoir cher. Il est vrai qu’ils gagnent tous deux très bien leur vie (leurs feuilles de paie se trouvent dans le bureau).
Il y avait suffisamment de lumière et j’ai pris beaucoup de photos, sous tous les angles, assez pour reconstituer l’appartement tout entier. Photos des tiroirs ouverts, des placards ouverts, de certains documents (comme le passeport de Vincent, des photos de famille de Sophie, des photos d’elle et de Vincent remontant, semble-t-il, à plusieurs années, etc.). Je suis allé voir les draps, ils semblent avoir une activité sexuelle normale.
Je n’ai rien dérangé, je n’ai rien pris. Ma visite restera totalement transparente. J’ai prévu d’y retourner prochainement pour recueillir tous les codes de leurs boîtes e-mail, banque, MSN, intranets professionnels, etc. Cela me demandera deux ou trois heures — pour une fois que mon diplôme en informatique me servira à quelque chose de réellement utile —, je dois donc prendre toutes les précautions. Ensuite, je n’y reviendrai que lorsque j’aurai des raisons sérieuses de le faire.
Je n’avais pas à me précipiter : les voilà partis en vacances. Grâce à la boîte e-mail de Sophie, je sais qu’ils sont en Grèce et qu’ils ne rentreront pas avant le 15 ou le 16 août. Ça me laisse du temps pour me retourner. Je dispose de leur appartement pendant toute leur absence.
Il me faudrait un contact tout près d’eux, un voisin ou un collègue qui pourrait me donner de bons renseignements sur leur vie.
Je fourbis tranquillement mes armes. Il paraît que Napoléon voulait qu’on lui présente des généraux chanceux. On a beau avoir de la patience, de la détermination, le facteur chance intervient toujours tôt ou tard. Pour l’instant, je suis un général heureux. Même si, en pensant à maman, j’ai souvent le cœur lourd. Je pense trop à elle. Je pense trop à son amour qui me manque. Elle me manque trop. Heureusement qu’il y a Sophie.
J’ai interrogé plusieurs agences immobilières, malheureusement sans succès. J’ai dû visiter plusieurs appartements dont je savais très bien qu’ils ne m’intéresseraient pas, mais je l’ai fait pour ne pas attirer l’attention. Il faut convenir que ma demande était difficile à formuler… J’ai renoncé après ma visite à la troisième agence. Ensuite, j’ai eu un moment de doute. Et puis, une idée m’est venue, alors que je marchais dans la rue de Sophie. Je crois aux signes. Je suis entré dans l’immeuble qui se trouve juste en face du leur. J’ai frappé à la porte de la concierge, une grosse femme au visage boursouflé. Je n’avais rien préparé, c’est peut-être pour cela que les choses se sont aussi bien passées. J’ai demandé si un appartement était libre. Non, il n’y avait rien. Enfin, rien « qui vaille la peine ». Mon attention a été tout de suite en éveil. Elle m’a fait visiter une chambre au dernier étage. Le propriétaire vit en province et loue son appartement chaque année à des étudiants. Je dis « appartement », en fait ce n’est qu’une chambre avec un coin cuisine, les toilettes sont sur le palier. Cette année, un étudiant a loué la chambre, mais vient juste de se désister et le propriétaire n’a pas eu le temps de la remettre en location.
C’est au sixième. L’ascenseur s’arrête un étage plus bas. En montant, je tâchais de me repérer et je devinais, tandis que nous marchions dans le couloir, que nous ne devions pas être loin de l’appartement de Sophie. En face ! Juste en face ! Lorsque nous sommes entrés j’ai pris soin, malgré mon envie, de ne pas me précipiter à la fenêtre. Après avoir visité (un coup d’œil a suffi puisqu’il n’y a strictement rien à voir), tandis que la concierge me détaillait les règles de vie commune qu’elle impose à « ses locataires » (une suite décourageante d’obligations et d’interdictions en tous genres), je me suis approché de la fenêtre. Celle de Sophie est en face, exactement. Ce n’est plus de la chance, ça tient du miracle. J’ai joué, tout en retenue, le rôle du candidat réflexif. La pièce est meublée de bric et de broc et le lit doit être défoncé comme un terrain de manœuvre, mais peu importe. En faisant mine de vérifier la robinetterie et de jeter un œil au plafond, qui n’a pas connu de peinture depuis des générations, j’ai demandé le prix. Après quoi, j’ai demandé comment il fallait s’y prendre, oui, ça me convenait, comment devait-on faire.
La concierge m’a regardé fixement, comme si elle se demandait pourquoi un homme qui n’est visiblement plus étudiant désirait vivre dans un pareil lieu. J’ai souri. Ça, je sais assez bien faire, et la concierge ne semblant plus entretenir depuis longtemps des rapports normaux avec les hommes, je l’ai sentie charmée. J’ai expliqué que j’habitais en province, que mon travail allait me conduire fréquemment à Paris, que l’hôtel ne me convenait pas et que pour quelques nuits par semaine, un lieu comme celui-ci serait parfait. J’ai accentué mon sourire. Elle m’a dit qu’elle pouvait appeler le propriétaire et nous sommes redescendus. Sa loge, comme l’immeuble, remonte au siècle dernier. Tout, chez elle, semble dater de la même époque. Il régnait une atmosphère d’encaustique et de soupe aux légumes qui m’a soulevé le cœur. Je suis très sensible aux odeurs.
Le propriétaire m’a pris au téléphone. Lui aussi a entamé la litanie des règles « de bienséance » (sic) à respecter dans l’immeuble. C’est un vieux con. J’ai joué au locataire docile. Lorsque la concierge a repris le téléphone, j’ai deviné qu’il lui demandait son sentiment, son intime conviction. J’ai fait semblant de chercher quelque chose dans mes poches, de regarder les photographies que la vieille a posées sur son bahut et l’ignoble poulbot en casquette en train de pisser. Je pensais vraiment que ces choses-là n’existaient plus. J’ai passé convenablement l’examen de passage. La concierge murmurait des : « Oui, je crois… » En tout état de cause, à cinq heures du soir, Lionel Chalvin était locataire de la chambre, il avait versé, en espèces, une caution exorbitante, trois mois de loyer d’avance, et avait obtenu l’autorisation de visiter une dernière fois la chambre avant de repartir, histoire de prendre des mesures. La bignole m’a prêté son mètre de couturière.
Cette fois, elle m’a laissé monter seul. Je suis immédiatement allé à la fenêtre. C’est encore mieux que ce que j’avais espéré. Les étages des deux immeubles ne sont pas tout à fait au même niveau et ma vue sur l’appartement de Sophie est un peu plongeante. Je n’avais pas remarqué qu’en fait j’ai vue sur deux fenêtres de son appartement. Le salon et la chambre. Il y a des rideaux de mousseline aux deux fenêtres. J’ai tout de suite pris un stylo et sur mon petit carnet j’ai établi une liste de choses à acheter.
En partant, j’ai laissé un pourboire étudié.
Je suis très content de cette lunette. Le vendeur de la Galerie de l’astronomie m’a semblé tout à fait au courant. Ce magasin est le rendez-vous de tous les astronomes amateurs, mais sans doute aussi celui de tous les voyeurs un peu organisés et disposant de quelques moyens. Ce qui me fait penser cela, c’est qu’il m’a proposé un appareil à infrarouges qui s’adapte sur la lunette et qui permet de voir la nuit et, le cas échéant, de prendre des clichés numériques. C’est absolument parfait. Ma chambre est maintenant très organisée.
La concierge est assez déçue que je ne lui remette pas un double de ma clé, comme doivent le faire les autres locataires, mais je ne tiens pas à ce qu’elle vienne espionner mon quartier général. Je ne me fais d’ailleurs pas trop d’illusion, elle en a probablement un. J’ai donc installé un système assez retors qui empêche d’ouvrir suffisamment la porte, et veillé à ce que rien n’apparaisse dans l’angle de la pièce qu’on peut apercevoir. C’est assez bien joué. Elle aura du mal à trouver un argument pour me faire part de cette difficulté certainement inédite pour elle.
J’ai fixé au mur un grand tableau blanc et des feutres, un panneau de liège, je dispose d’une petite table. J’ai rapporté tout ce dont je disposais déjà. J’ai acheté un nouvel ordinateur, portable celui-ci, et une petite imprimante couleur. Le seul problème est que je ne peux pas venir aussi souvent que je le voudrais, du moins au début, pour ne pas éveiller les soupçons et griller le petit scénario que j’ai improvisé pour obtenir la chambre. Dans quelque temps, je prétexterai un changement dans mon travail qui justifiera d’y venir plus souvent.
Je n’ai pas eu de crise d’angoisse depuis ma rencontre avec Sophie. Il m’arrive bien, de temps à autre, de m’endormir avec une certaine raideur. Auparavant, c’était le signe avant-coureur de l’anxiété nocturne qui finissait presque toujours par me réveiller et me tirer du sommeil en nage. C’est bon signe. Je pense que Sophie va m’aider à guérir. Paradoxalement, plus je me sens calme, plus maman est présente. La nuit dernière, j’ai allongé sa robe sur le lit pour la regarder. Elle est un peu défraîchie maintenant, le tissu n’a plus le velouté d’autrefois et malgré les nettoyages, lorsque l’on prend un peu de recul, on distingue clairement les marbrures sombres. Il y a eu beaucoup de sang. Ces taches m’ont longuement contrarié. J’aurais voulu que la robe retrouve la fraîcheur absolue qu’elle devait avoir le jour de son mariage. Mais finalement, je ne suis pas mécontent qu’elles soient encore là, même discrètes, parce qu’elles sont un encouragement. Toute ma vie est en elles. Elles représentent mon existence, elles incarnent ma volonté.
Je me suis endormi dessus.
Sophie et Vincent sont rentrés la nuit dernière. Je me suis laissé prendre au dépourvu. J’aurais bien aimé être là pour les accueillir. Quand je me suis réveillé ce matin, leurs fenêtres étaient déjà grandes ouvertes.
Ce n’est pas grave, tout était fin prêt pour leur retour.
Demain matin, Vincent part très tôt en voyage et Sophie va l’accompagner à l’aéroport. Je ne me lèverai pas pour les regarder partir. Je me suis contenté d’enregistrer l’information recueillie sur la boîte e-mail de Sophie.
Il fait terriblement chaud en ce moment, je suis parfois obligé de rester en tee-shirt et en short. Comme je ne veux pas ouvrir la fenêtre quand j’observe, il fait vite une chaleur insupportable. J’ai apporté un ventilateur mais le bruit m’agace. Je me contente de transpirer à mon poste d’observation.
Je suis largement récompensé par les fruits de mon travail de guet. Ils ne craignent pas d’être vus. D’abord ils sont situés tout en haut, ensuite l’immeuble d’en face, le mien, n’a que quatre fenêtres pouvant donner vue sur leur intérieur. Deux ont été condamnées de l’intérieur. Ma fenêtre est toujours fermée et doit laisser penser que la chambre est inhabitée. À ma gauche, les lieux sont occupés par un type assez bizarre, une sorte de musicien ou quelque chose comme ça, qui vit dans le noir et sort à des heures impossibles, mais en respectant les règles imposées à tous. Je l’entends deux ou trois fois par semaine rentrer en tapinois.
Quelle que soit l’heure de leur retour, je suis à mon poste d’observation.
Je surveille particulièrement leurs habitudes. Les habitudes, c’est ce qui vrille le moins, ce sur quoi on se repose, ce qui est solide. Ce dont on ne doute pas facilement. C’est sur cela que je dois travailler. Pour le moment, je me contente de petites choses. Par exemple, je minute certains faits et gestes. Ainsi, entre la douche et les soins corporels, Sophie reste pas moins de vingt minutes dans la salle de bains. Moi, je trouve ça énorme, mais bon, c’est une fille. Et encore, elle en sort en peignoir et elle y retourne pour les soins du visage et même, souvent, une dernière fois pour quelques retouches de maquillage.
Après avoir bien minuté, Vincent n’étant pas là, j’en ai profité. Dès que Sophie est entrée dans la salle de bains, je suis monté, j’ai juste pris sa montre qu’elle pose sur la tablette près de son lit et je suis reparti. C’est une jolie montre. D’après l’inscription gravée au dos, ça vient de son père, qui la lui a offerte en 1993, pour son diplôme de fin d’études.
Je viens de faire la connaissance du père de Sophie. L’air de famille est indubitable. Il est arrivé hier. À voir sa valise, il ne devrait pas rester longtemps. C’est un homme grand, mince, la soixantaine, élégant. Sophie l’adore. Ils vont ensemble au restaurant, comme des amoureux. En les regardant, je ne peux m’empêcher de penser à la période où Mme Auverney, la mère de Sophie, était encore vivante. Je suppose qu’ils parlent d’elle. Ils n’y penseront jamais autant que moi. Si elle était encore vivante, nous n’en serions pas là… Quel gâchis.
Patrick Auverney, né le 2 août 1941 — Diplôme d’architecte 1969 (Paris) — Mariage avec Catherine Lefebvre le 8 novembre 1969 — Fondateur de l’agence R’Ville en 1971 avec Samuel Génégaud et Jean-François Bernard (associés) : siège social au 17, rue Rambuteau puis au 63, rue de la Tour-Maubourg (Paris) — 1974, naissance de sa fille unique, Sophie — 1975, installation du couple Auverney au 47, avenue d’Italie à Paris — Divorce prononcé le 24 septembre 1979–1980, achète sa résidence de Neuville-Sainte-Marie (77) et s’y installe — Épouse en secondes noces Françoise Barret-Pruvost le 13 mai 1983 — Disparition de Françoise le 16 octobre 1987 (accident de la route) — Revend les parts de sa société la même année — Vit seul — A conservé quelques activités de conseil en architecture et urbanisme notamment auprès de collectivités locales de sa région.
M. Auverney n’est resté que trois jours. Sophie l’a raccompagné à la gare. Pour des raisons de travail, elle n’a pas pu attendre. Moi, je suis resté. J’ai observé le bonhomme. J’en ai profité pour prendre quelques clichés.
Il est difficile de se garer dans la rue. Même en août, il n’est pas rare que je voie Sophie sillonner le quartier avant de trouver une place, parfois même très loin.
En règle générale, Sophie et son mari prennent le métro. Elle ne prend sa voiture que lorsque son travail l’appelle en banlieue ou qu’elle a des choses à transporter. Il y a deux rues où la ville n’a pas encore installé de parcmètres. Elles sont connues de tout le quartier et les rares places sont aussitôt prises d’assaut. Parfois, Sophie recourt au parking public le plus proche.
Ce soir, elle est arrivée chez elle vers 19 heures et, comme souvent à cette heure-là, il n’y avait aucune place libre. Elle s’est garée sur l’emplacement réservé aux handicapés (ce n’est pas bien, Sophie, ce n’est pas civique !), le temps de monter chez elle trois gros paquets. Elle est redescendue à la vitesse de la lumière. J’ai tout de suite vu qu’elle n’avait pas pris son sac. Elle l’a laissé là-haut. Je n’ai pas attendu une seconde de plus. À peine Sophie était-elle remontée en voiture, je grimpai chez elle et j’entrai dans l’appartement. J’étais fébrile mais j’avais répété ces gestes-là vingt fois dans ma tête. Sophie avait posé son sac sur la petite desserte près de la porte. J’y ai trouvé son nouveau portefeuille et j’ai échangé sa nouvelle carte d’identité contre celle que je lui ai volée en juillet. Elle ne va pas s’en rendre compte de sitôt. Quand regarde-t-on sa carte d’identité ?
Je commence juste à semer.
J’ai visionné les photos de vacances. Vincent les a laissées dans l’appareil numérique. Dieu que ces photos sont bêtes. Et Sophie sur l’Acropole et Vincent sur le bateau au large des Cyclades… Quel ennui ! J’ai tout de même fait une bonne pioche. Ils ont trente ans. Le sexe occupe de la place. Ils ont fait des photos cochonnes. Oh, rien de bien spectaculaire. Ça commence avec Sophie qui se masse les seins d’un air concentré (ils sont au soleil), on trouve quelques plans ratés où ils tentent de se photographier pendant qu’il la prend en levrette mais j’ai tout de même trouvé mon bonheur (si je puis dire) : quatre ou cinq clichés où Sophie lui fait une pipe. Elle est très reconnaissable. J’ai fait des copies numériques et des photocopies couleur.
Voilà le genre de bêtise qu’une femme ne peut pas commettre trop souvent. Ce soir, Sophie s’est rendu compte qu’elle s’est pris les pieds dans le calendrier de sa pilule. C’est pourtant un truc parfaitement rôdé, mais pas de doute, sur la plaquette, il manque celle de ce soir. Ça n’est pas comme si elle avait inversé un jour avec un autre, il en manque une.
Tout ça est une question de doigté, de légèreté. Il faut y mettre de la délicatesse, jouer la partition avec finesse. J’ai observé, de loin et pendant de très courtes mais fréquentes périodes, la manière dont Sophie fait ses courses par exemple. Au Monoprix du coin de la rue. On ne se rend jamais vraiment compte à quel point on prend des habitudes dans les plus petites choses de la vie. Ainsi Sophie prend-elle toujours à peu près les mêmes produits, fait-elle à peu près toujours le même circuit, avec à peu près les mêmes gestes. Par exemple, après être passée à la caisse, elle pose toujours ses sacs plastique sur le comptoir près des Caddie, le temps de faire la queue à « l’espace boulangerie ». Hier soir, j’ai remplacé son paquet de beurre par un autre et je lui ai fait changer de marque de café. Des petites touches, discrètes, progressives. C’est tout bête, mais c’est essentiel, la progressivité.
Hier, Sophie a réservé par internet deux places au théâtre Vaugirard pour le 22 octobre. Elle veut voir La Cerisaie (toujours son goût pour les Russes) avec un acteur de cinéma dont je ne me souviens jamais du nom. Elle s’y est prise assez tôt parce que ce spectacle va se jouer à guichets fermés. Pas de réservation, pas de place. Dès le lendemain, j’ai envoyé un e-mail, depuis son compte, repoussant la réservation à la semaine suivante. J’ai eu de la chance, il ne restait plus que quelques places. Je suis certain de mon coup parce que, d’après l’agenda de Sophie, ce jour-là, ils sont invités à une soirée professionnelle à la Lanzer. Comme c’est souligné deux fois, ça doit revêtir une certaine importance. J’ai pris soin de détruire l’e-mail de changement de réservation et la réponse de confirmation du théâtre.
Je ne sais pas si Sophie avait un rendez-vous ce matin, mais elle n’est pas arrivée de bonne heure. On lui a volé sa voiture ! Elle descend — pour une fois qu’elle avait trouvé une place dans la rue sans parcmètre ! — et plus rien. Alors, le commissariat, la déclaration de vol, tout ça prend un temps infini…
On peut dire ce qu’on veut de la police, mais de temps en temps on est bien content de la trouver. Sophie, elle, s’en serait bien passée. Elle l’a écrit à Valérie, la copine de toutes les confidences. Les flics n’ont pas mis une journée pour retrouver sa voiture… dans la rue d’à côté. Elle a déclaré volée une voiture dont elle avait simplement oublié l’emplacement. Ils ont été gentils, mais ça fait quand même du dérangement, des paperasses, il va falloir être moins distraite…
Si je pouvais, je conseillerais à Sophie de revoir l’allumage, qui ne semble pas en très bon état.
Depuis leur retour de vacances, mes amoureux s’absentent le week-end et parfois même une journée entière dans la semaine. Je ne sais pas où ils vont. C’est pourtant bien tardif dans la saison pour aller se promener à la campagne. Hier, je me suis donc décidé à suivre leur voiture.
Le matin, j’avais mis le réveil très tôt. J’ai eu beaucoup de mal à me lever parce qu’en ce moment je ne parviens pas à m’endormir, je fais des rêves agités, je me réveille épuisé. J’avais fait le plein de la moto. Dès que j’ai vu Sophie fermer les rideaux, je me suis tenu prêt, à l’angle de la rue. Ils ont quitté l’immeuble à 8 heures tapantes. Il m’a fallu dépenser des trésors d’ingéniosité pour ne pas risquer de me faire repérer. J’ai même dû prendre quelques risques. Et tout ça pour rien… Juste avant d’arriver à l’autoroute, Vincent s’est glissé entre deux voitures pour tenter de passer à l’orange. Instinctivement j’ai filé derrière lui, c’était imprudent, je n’ai eu que le temps de freiner pour éviter la collision avec sa voiture, j’ai fait une embardée, j’ai perdu le contrôle, la moto s’est couchée et nous avons glissé ensemble sur une dizaine de mètres. J’étais incapable de dire si j’étais blessé ou non, si j’avais seulement mal… J’ai entendu la circulation s’arrêter, c’était soudain comme si j’étais dans un film et que quelqu’un venait de couper brutalement le son. J’aurais pu être groggy, assommé par le choc, mais je me sentais au contraire dans un état de lucidité extrême. J’ai vu Vincent et Sophie descendre de voiture et courir vers moi avec d’autres automobilistes, des curieux, toute une foule a fondu vers moi avant que j’aie le temps de me relever. Je me suis senti porté par une énergie folle. Tandis que les premiers arrivants se penchaient sur moi, je suis parvenu à glisser et à me dégager de la moto. Je me suis mis debout et je me suis trouvé face à face avec Vincent. Je portais toujours mon casque, la visière de plexiglas rabattue, je le voyais en face de moi exactement : « Il vaudrait mieux ne pas bouger », c’est ça qu’il a dit. À côté de lui, Sophie, le regard inquiet, la bouche entrouverte. Jamais je ne l’avais vue d’aussi près. Tout le monde a commencé à s’exprimer, on me donnait des conseils, la police allait arriver, il valait mieux que je retire mon casque, que je m’assoie, la moto a glissé, il allait vite, non, c’est la voiture qui s’est déportée d’un seul coup, et Vincent a posé sa main sur mon épaule. Je me suis retourné et j’ai regardé ma moto. Le déclic, c’est que le moteur tournait encore. Il ne semblait pas y avoir de fuite, j’ai fait un pas en avant vers elle et pour la seconde fois quelqu’un a coupé le son. Brusquement tout le monde s’est tu, se demandant pourquoi j’écartais simplement de la main un type avec un tee-shirt sale et me penchais vers ma moto. Et là, tout le monde a compris que je voulais la remettre debout. Les commentaires ont repris, décuplés. Certains semblaient même prêts à s’opposer à moi, mais j’avais déjà remis la moto sur ses roues. J’étais froid comme la glace, l’impression que mon sang avait cessé de circuler. En une poignée de secondes, j’étais prêt à partir. Je n’ai pas pu m’empêcher de me tourner une dernière fois vers Sophie et Vincent qui me regardaient, interdits. Je devais faire peur dans ma détermination. J’ai démarré sous les cris des passants.
Ils connaissent ma moto, ma tenue, il faut changer tout ça. Encore des frais. Dans son e-mail à Valérie, Sophie suppose que le motard s’est enfui parce que sa moto était volée. J’espère seulement que je vais pouvoir me faire discret. Cette anecdote les a frappés, pendant quelque temps, les types en moto, ils vont les voir, ils vont les regarder autrement.
Je me suis réveillé en nage en plein milieu de la nuit, la poitrine serrée, tremblant de tous mes membres. Avec la peur que j’ai eue hier, rien d’étonnant. Dans mon rêve, Vincent avait percuté ma moto. Je me mettais à voler au-dessus du bitume, ma combinaison changeait de couleur, elle devenait toute blanche. Il ne faut pas être grand clerc pour retrouver la symbolique originelle, évidemment : demain, c’est l’anniversaire de la mort de maman.
Depuis quelques jours je me sens triste et lourd. Je n’aurais jamais dû me risquer à ce voyage en moto dans un tel état de faiblesse et de nervosité. Depuis sa mort, j’ai fait toutes sortes de rêves, mais souvent ce sont des scènes réelles que mon cerveau a enregistrées autrefois. Je suis toujours étonné de la précision quasi photographique de ces souvenirs. Il y a, quelque part dans mon cerveau, un projectionniste fou. Il projette parfois des scènes de genre : maman, au pied de mon lit, me racontant des histoires. Ces lieux communs seraient navrants s’il n’y avait sa voix. Sa vibration particulière me traverse et me fait vibrer des pieds à la tête. Jamais elle ne sortait sans venir d’abord passer un moment avec moi. Je me souviens d’une baby-sitter, une étudiante néo-zélandaise… Pourquoi celle-ci revient-elle en rêve plus souvent que les autres… Il faudrait demander au projectionniste. Maman parlait l’anglais avec un accent parfait. Elle en a passé, des heures, à me lire des histoires en anglais… Je n’étais vraiment pas doué, mais avec moi, elle avait toutes les patiences. Récemment, j’ai revu des journées de vacances. Tous les deux dans la maison de Normandie (papa nous rejoignait le week-end seulement). Des fous rires dans le train. Toute l’année des souvenirs remontent. Et puis, à cette période de l’année, le projectionniste sort toujours les mêmes bobines : maman, toujours en blanc, s’envole par la fenêtre. Dans ce rêve, elle a exactement le visage que je lui ai vu le dernier jour. C’était un après-midi très beau. Maman est restée longuement à regarder par la fenêtre. Elle disait qu’elle aimait les arbres. J’étais assis dans sa chambre, je tentais de lui parler mais les mots ne venaient pas facilement. Elle semblait si fatiguée. Comme si toute son énergie avait été concentrée dans cette manière de regarder les arbres. De temps à autre, elle tournait la tête vers moi et me souriait gentiment. Comment imaginer que cette vision que j’avais d’elle, à cet instant, allait être la dernière ? Je garde pourtant le souvenir d’un moment silencieux mais intensément heureux. Nous ne faisions qu’un, elle et moi. Je le savais. Quand j’ai quitté la chambre, elle a posé sur mon front un de ces baisers fiévreux que je n’ai jamais retrouvés. Elle m’a dit : « Je t’aime, mon Frantz. » Maman me disait toujours ça quand je partais.
Dans le film, ensuite, je quitte sa chambre, je descends l’escalier et quelques secondes plus tard, elle s’élance d’un seul coup, comme si rien ne pouvait la faire hésiter. Comme si je n’existais pas.
C’est pour cela que je les hais à ce point.
J’ai eu confirmation. Sophie vient d’informer son amie Valérie qu’ils cherchent une maison au nord de Paris. Elle semble toutefois faire de bien grands mystères à ce sujet. Je trouve ça puéril.
C’est aujourd’hui l’anniversaire de Vincent. Je suis monté à l’appartement en début d’après-midi. J’ai trouvé sans peine le cadeau, un joli paquet d’une taille proche de celle d’un livre et estampillé Lancel, s’il vous plaît. Elle l’avait tout bonnement placé dans le tiroir de ses sous-vêtements. Je suis reparti avec. J’imagine la panique ce soir au moment de la remise du cadeau… Elle va fouiller la maison de fond en comble. Dans deux ou trois jours, je le rapporterai. J’ai choisi de le replacer dans son armoire de salle de bains, derrière le stock de boîtes de mouchoirs et les produits de beauté…
Mes petits voisins peuvent vivre les fenêtres ouvertes. C’est comme ça qu’il y a deux jours, lorsque Sophie et son mari se sont retrouvés en fin de journée, je les ai vus faire l’amour. Je ne distinguais pas tout, hélas, mais c’était tout de même assez excitant. Mes tourtereaux ne semblent pas avoir beaucoup de tabous : on se suce, on se prend comme ci, comme ça, une belle jeunesse bien tonique. J’ai pris des photos. L’appareil numérique que j’ai acheté est parfait lui aussi. Je retravaille mes clichés sur mon petit PC portable et j’imprime les meilleurs, que j’épingle sur mon tableau de liège. Ça a d’ailleurs très vite débordé et une large partie de la chambre est maintenant tapissée de clichés de mes tourtereaux. Ça m’aide beaucoup à me concentrer.
Hier soir, après que Sophie et son mari ont éteint la lumière pour s’endormir, allongé sur mon lit, j’ai regardé ces photos pourtant imparfaites. Une sorte de désir est venu me visiter. J’ai préféré m’endormir rapidement. Sophie est charmante, pour ce qu’on peut en voir elle baise même assez bien, mais ne confondons pas tous les registres. Je sens bien qu’il me faut mettre le moins d’affectif possible entre elle et moi, et je me défends déjà suffisamment mal de mon antipathie pour son mari.
J’ai procédé à plusieurs simulations en me créant des comptes sur des serveurs gratuits. Mon plan est maintenant à maturité, comme l’on dit, et l’opération « brouillage des e-mails » peut commencer. Sophie mettra un peu de temps à s’en apercevoir, mais certains de ses e-mails sont maintenant datés de la veille ou du lendemain du jour où elle pense les avoir envoyés. Le cerveau vous joue de ces tours, parfois…
Le temps de revendre ma moto, d’en acheter une nouvelle, de renouveler ma tenue de protection. Ça n’a pas pris un mois, évidemment, mais je me sentais dans une crise de confiance. L’état d’esprit des cavaliers qui se cassent la gueule et qui ont peur de remonter. Il m’a fallu surmonter mes craintes. Grâce à quoi, même si je n’ai plus tout à fait la même insouciance qu’avant, cette fois, tout s’est bien passé. Ils ont pris l’autoroute du Nord, vers Lille. Puisqu’ils rentrent toujours le soir lorsqu’ils sont de sortie, j’espérais qu’ils n’allaient pas trop loin, et j’avais raison. En fait, l’affaire est simple : Sophie et son mari cherchent une maison de campagne. Ils avaient rendez-vous avec un agent immobilier de Senlis. À peine entrés dans la boutique, ils sont ressortis avec un type qui avait toute la panoplie : le costume, les chaussures, la coiffure, le dossier sous le bras et cet air familier, « expert et bon copain », qui est un trait distinctif de la profession. Je les ai suivis, et là les choses étaient plus compliquées à cause des petites routes. Après la seconde maison, j’ai préféré rentrer. Ils arrivent devant une maison, ils regardent, font des réflexions, des gestes d’architectes, visitent plus ou moins longuement l’intérieur, ressortent, font le tour du propriétaire d’un air dubitatif, posent encore des questions et repartent pour une autre visite.
Ils cherchent une grande maison. Ils ont évidemment les moyens. Celles qu’ils ont vues sont plutôt dans la campagne ou à la sortie de villages un peu tristes, mais toujours avec un grand parc.
Je ne pense pas faire grand-chose de leur envie de week-ends à la campagne, qui n’a, pour l’instant, aucune place dans le plan que je commence maintenant à élaborer.
Je vois aux fichiers de tests qu’elle s’adresse à elle-même que Sophie doute beaucoup de sa mémoire. Je me suis même permis de brouiller son second test en modifiant l’heure. Je me contente de manipuler des dates de loin en loin, c’est beaucoup plus insidieux parce que sans aucune logique apparente. Sophie ne le sait pas encore, mais sa logique, peu à peu, ce sera moi.
Ce soir, je suis resté à ma fenêtre pour voir revenir mes tourtereaux du théâtre. Ils étaient là de bonne heure… Sophie semblait aussi soucieuse que furieuse contre elle-même. Vincent, lui, tirait une tête de trente-six pieds de long, comme s’il était vexé d’avoir épousé une telle gourde. Il faut dire qu’à l’accueil du théâtre, il a dû se jouer une jolie pièce. Il vous arrive encore deux ou trois choses comme ça, et ensuite, vous doutez de tout.
Je me demande si Sophie a remis la main sur son ancienne carte d’identité et dans quel état d’esprit elle a retrouvé dans sa salle de bains le cadeau d’anniversaire de Vincent…
Ça ne va pas fort chez Sophie. La tonalité de son e-mail à Valérie en dit long sur son moral. Ce ne sont que de toutes petites choses, évidemment, mais justement, un grand événement, on peut tenter de le circonscrire, de se l’expliquer, mais ce qui arrive là est tellement fluide, insignifiant… Ce qui inquiète, c’est l’accumulation. Oublier… non, ce n’est pas ça… Perdre une pilule ? La prendre deux fois sans s’en rendre compte ? Faire des achats incohérents, oublier l’endroit où l’on a garé sa voiture, ne plus savoir où l’on a caché le cadeau d’anniversaire de son mari… Tout cela pourrait n’être qu’anecdotique. Mais retrouver le cadeau dans un endroit aussi saugrenu que la salle de bains et ne pas se souvenir de l’y avoir mis. Un e-mail qu’on croit envoyé lundi mais qui est parti le mardi, avoir en main la preuve que l’on a déplacé la réservation du théâtre et ne plus s’en souvenir…
Sophie explique tout cela à Valérie. Les choses sont arrivées très progressivement. Elle n’en a pas tout de suite parlé à Vincent. Si ça continue, elle devra le faire.
Elle dort mal. Dans sa salle de bains, j’ai trouvé un médicament « à base de plantes », un truc de filles. Elle l’a choisi liquide, une cuillère à café le soir avant de s’endormir. Je ne pensais pas que ça arriverait aussi vite.
Je suis entré avant-hier au siège de Percy’s. Sophie ne travaillait pas. Vincent et elle étaient partis en voiture assez tôt le matin.
Au prétexte de m’intéresser à une prochaine vente, j’ai sympathisé avec la fille de l’accueil.
Ma stratégie est simple : il y a numériquement plus de femmes que d’hommes. Techniquement, la proie idéale est une célibataire entre trente-cinq et quarante ans et qui n’a pas encore d’enfant.
Celle-ci est assez grosse, joufflue, terriblement parfumée, elle ne porte pas d’alliance et elle n’a pas été insensible à mon sourire (ni à quelques plaisanteries idiotes et gratuites sur les œuvres contemporaines présentées dans le catalogue de la prochaine vente). Il faudra jouer très serré, je le sais, mais cette fille pourrait être la candidate dont j’ai besoin. Si elle connaît Sophie suffisamment bien. Sinon, peut-être m’indiquera-t-elle involontairement une autre candidate mieux placée.
Le net est un immense supermarché tenu par des assassins. On y trouve tout, armes, drogue, filles, enfants, absolument tout. Ce n’est qu’une question de patience et de moyens. J’ai les deux. J’ai donc fini par trouver. Ça m’a coûté une petite fortune, rien de grave donc, mais plus de deux mois de délai, ce qui me rendait dingue. Peu importe, le paquet est enfin arrivé des États-Unis, une centaine de petites gélules roses. J’ai goûté le produit, c’est totalement sans saveur, parfait. À l’origine un médicament antiobésité réputé révolutionnaire. Au début des années 2000, le laboratoire en a vendu plusieurs milliers, à des femmes principalement. Il avait de quoi séduire : côté obésité, on n’avait jamais vu un truc pareil. Mais le produit s’est aussi révélé un excitateur de la monoamine oxydase. Il booste une enzyme qui détruit les neurotransmetteurs : la molécule antiobésité était par ailleurs une sorte de « prodépresseur ». On s’en est rendu compte au nombre de suicides. Dans la plus grande démocratie du monde, le laboratoire n’a eu aucun mal à étouffer l’affaire. On a évité les procès à l’aide du plus puissant inhibiteur du sentiment de justice : le carnet de chèques. La recette est simple : devant une résistance résolue, on ajoute un zéro. Rien ne résiste à ça. Le produit a été retiré du marché, mais personne évidemment n’a été capable de récupérer les milliers de gélules vendues, qui sont aussitôt devenues l’objet d’un trafic que le net a ouvert à l’ensemble de la planète. Ce truc est une véritable bombe antipersonnel, et pourtant on se l’arrache, c’est à peine croyable. Il y a des milliers de filles qui préfèrent mourir qu’être grosses.
Pendant que j’y étais, j’ai aussi acheté du flunitrazépam. On appelle ça la drogue du viol. La molécule entraîne des états passifs puis confusionnels avec des effets amnésiques. Je ne pense pas avoir à m’en servir rapidement, mais là encore, je dois être prêt. Pour compléter ma trousse, j’ai trouvé un somnifère hyperpuissant : un hypnotique à effet anesthésique. D’après les notices spécialisées, il agit en une poignée de secondes.
Je me suis quand même décidé. Depuis une quinzaine de jours, j’hésitais, pesant les avantages et les risques, étudiant toutes les solutions techniques. Heureusement, la technologie a beaucoup évolué au cours des dernières années, c’est ce qui m’a décidé. Je me suis contenté de trois micros. Deux dans le salon, le troisième évidemment dans la chambre. Ils sont très discrets, circonférence de trois millimètres, ça se déclenche à la voix, ça enregistre sur des minibandes de grande capacité. Tout le problème est de les récupérer. Pour l’enregistreur, j’ai opté pour la niche qui abrite le compteur d’eau. Il me faudra surveiller le passage de l’employé qui effectue le relevé. Généralement, le syndic de l’immeuble pose un avis près des boîtes aux lettres quelques jours plus tôt.
Le résultat est excellent : les enregistrements sont parfaits. C’est comme si j’y étais. D’ailleurs, j’y suis… J’ai beaucoup de plaisir à entendre leurs voix.
Comme si le destin voulait me récompenser de mon initiative, dès le premier soir j’ai eu droit au suivi radiophonique de leurs ébats amoureux. C’était assez drôle. Je sais vraiment beaucoup de choses très intimes sur elle…
Sophie ne comprend pas ce qui se passe avec ses e-mails. Elle vient de créer une nouvelle boîte. Comme toujours, pour éviter de perdre son mot de passe, elle mémorise sur sa machine l’accès intégral. Il suffit de l’ouvrir pour y accéder directement. Grâce à sa confiance, j’ai accès à tout. Au demeurant, si elle décide de s’y prendre différemment, ça ne me demandera qu’un peu plus de temps pour capturer son mot de passe. Dans ses messages à son amie Valérie, elle évoque sa « fatigue ». Elle dit qu’elle ne veut pas embêter Vincent avec des détails pareils, mais elle trouve qu’elle a beaucoup de trous de mémoire et qu’il lui arrive de faire « des trucs irrationnels ». Valérie dit qu’elle devrait consulter. Je suis aussi de cet avis.
D’autant que son sommeil est très perturbé. Elle a changé de médicament, ce sont maintenant des gélules bleues. Pour moi, c’est beaucoup plus pratique, ça s’ouvre aussi facilement que ça se referme et le produit n’est jamais directement au contact de la langue, ce qui tombe bien parce que mon somnifère est légèrement salé. J’ai appris à doser en fonction de ses heures d’endormissement et de réveil (le somnifère la fait légèrement ronfler, les micros me l’ont appris). Je deviens avec elle une sorte d’expert médicamenteux, un artiste moléculaire. Je peux dire que je pilote maintenant cette affaire à la perfection. Sophie parle de ses problèmes avec Valérie, elle se plaint de sommeils cataleptiques, après quoi, dans la journée, elle se traîne. Le pharmacien veut l’envoyer consulter, mais Sophie se braque. Elle en tient pour ses gélules bleues. Moi, je n’ai rien contre.
Sophie m’a tendu un piège ! Elle enquête. Depuis quelque temps, je savais qu’elle tentait de vérifier qu’elle n’était pas suivie. Elle est loin de se rendre compte qu’elle est même entendue. Mais ça ne change rien au fait que sa récente démarche m’inquiète. Je pense que si elle se méfie aujourd’hui, c’est que j’ai commis des erreurs. Et je ne sais pas où. Ni quand.
En repartant de chez elle ce matin, par un vrai coup de chance, je me suis aperçu qu’il y avait sur le paillasson un minuscule morceau de papier marron, couleur de la porte. Sophie a dû le poser en partant, entre la porte et le chambranle, et quand j’ai ouvert il est tombé. Impossible de savoir à quel endroit elle l’a posé. Et je ne pouvais pas rester ainsi sur le palier. Je suis rentré dans l’appartement pour réfléchir, mais vraiment je ne voyais pas quoi faire. Le faire disparaître, c’est lui donner la confirmation qu’elle espère. Le poser ailleurs, c’est lui donner raison aussi. Combien de pièges m’a-t-elle ainsi tendus, dans lesquels je suis tombé sans même le voir ? Je ne savais absolument pas quoi faire. J’ai opté pour une solution radicale : noyer le piège dans un contre-piège. Je suis allé acheter un pied-de-biche de petite taille et je suis retourné sur son palier. J’ai glissé le pied-de-biche à différents endroits, j’ai même ouvert la porte pour que les tentatives de levier paraissent plus puissantes. J’ai dû faire vite parce que le bruit, même étouffé au mieux, restait audible et que dans la journée l’immeuble n’est jamais entièrement vide. J’ai juste pris le temps de regarder le résultat : ça simule assez bien une tentative avortée d’effraction et la ventilation des points d’impact du pied-de-biche justifiera que le morceau de papier soit retrouvé au sol.
Je reste quand même inquiet. Je dois redoubler de vigilance.
Je fais les mêmes courses qu’elle au Monoprix. Exactement les mêmes. Mais juste avant de passer à la caisse, j’ajoute une bouteille d’un whisky hors de prix. Je veille à choisir la marque qui se trouve dans le bar de l’appartement, le préféré de Vincent… Pendant que Sophie fait la queue à la boulangerie, je fais l’échange de sacs et en sortant je glisse un mot au vigile sur la dame au manteau gris.
De l’autre côté de la rue, je m’installe devant le distributeur pour retirer de l’argent parce que c’est un poste d’observation idéal, et je vois ma Sophie surprise d’être arrêtée par un vigile. Elle rit. Pas longtemps. Il faut bien le suivre pour vérifier…
Sophie est restée plus d’une heure dans le magasin. Deux policiers en uniforme sont venus. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Elle est sortie du Monoprix effondrée. Cette fois-ci, il va falloir consulter. Plus possible de faire autrement.
Depuis septembre, des ventes ont eu lieu régulièrement chez Percy’s et je ne comprends pas ce qui fait que Sophie s’y rend ou non. C’est totalement imprévisible, parce que je ne dispose pas des informations qui commandent ce choix. Une vente avait lieu hier soir à 21 heures. J’ai attendu jusqu’à 21 h 15 et comme cette fois Sophie semblait bien décidée à rester devant la télévision, j’y suis allé.
Il y avait beaucoup de monde. L’hôtesse d’accueil souriait aux clients à l’entrée de la salle en leur tendant un beau catalogue sur papier glacé. Elle m’a reconnu immédiatement et m’a adressé un sourire tout spécial, engageant, auquel j’ai répondu, mais pas de manière trop appuyée. La vente était longue. J’ai attendu une bonne heure avant de sortir quelques instants dans le hall. La fille comptait les brochures qui lui restaient et en donnait aux rares clients attardés qui arrivaient encore.
Nous avons discuté. J’ai bien conduit mon affaire. Elle s’appelle Andrée, un prénom que je déteste. Debout, elle est encore plus grosse que derrière son comptoir. Son parfum est toujours aussi épouvantable, quoique, de plus près, il m’ait semblé plus détestable encore. J’ai raconté quelques anecdotes dont je suis assez sûr. Je l’ai fait rire. J’ai fait mine de devoir retourner dans la salle pour la suite de la vente, mais à la dernière seconde, alors que j’avais déjà fait quelques pas, j’ai tenté mon va-tout. Je me suis retourné et je lui ai demandé si elle accepterait un verre lorsque tout serait fini. Elle a minaudé d’une manière imbécile, je sentais que ça lui plaisait beaucoup. Pour la forme, elle a prétexté qu’après la vente il y aurait encore plein de choses à régler, mais elle a fait attention à ne pas se montrer décourageante. Moyennant quoi je l’ai attendue à peine un quart d’heure. J’ai appelé un taxi et je l’ai emmenée boire un verre sur les boulevards. Je me souvenais d’un bar, en face de l’Olympia, avec des lumières un peu tamisées où l’on sert des cocktails, de la bière anglaise, et où l’on peut manger à n’importe quelle heure. Soirée assommante mais, j’en suis sûr, très féconde pour l’avenir.
Cette fille me fait vraiment pitié.
Hier soir, j’ai regardé mes amoureux faire des galipettes. Sophie n’y met visiblement pas beaucoup de cœur. Elle a sans doute d’autres choses en tête. Je me suis endormi comme une masse.
Sophie se demande si ce n’est pas son PC qui est en cause. Elle se demande si quelqu’un n’y a pas accès à distance, mais elle ne sait pas comment faire pour le déceler. Elle a créé une nouvelle boîte et cette fois, elle n’a pas mémorisé le mot de passe sur sa machine. Il m’a fallu plus de six heures pour y avoir accès. La boîte était vide. J’ai changé le mot de passe. C’est maintenant elle qui ne peut plus y entrer.
Vincent s’est ouvertement inquiété. Au fond, c’est un délicat. Il a sobrement demandé à Sophie comment allait sa vie, mais c’est un euphémisme. Au téléphone avec sa mère, il a évoqué l’idée que Sophie « serait dépressive ». Il m’a semblé que la mère compatissait, ce qui montre son degré d’hypocrisie. Les deux femmes se détestent.
Par un ami de sa défunte mère avec qui elle est restée vaguement en contact, Sophie a réussi à obtenir rapidement un rendez-vous chez un spécialiste. Je ne sais pas ce qu’elle a dans la tête, mais choisir un « thérapeute comportementaliste », je trouve ça con. Que n’a-t-elle pas choisi un bon psychiatre ? Quelqu’un qui peut vous rendre dingue beaucoup plus sûrement que n’importe qui d’autre… On dirait qu’elle n’a rien appris de sa mère. Au lieu de ça, elle se pointe chez le docteur Brevet, un charlatan qui, à ce qu’elle en écrit à Valérie, lui donne des conseils destinés à vérifier « le bien-fondé de ses craintes, leur objectivité ». Alors, elle doit tenir des listes de choses, des listes de dates, tout noter. Ça va être épuisant.
Cela dit, elle continue de faire tout ça en cachette de son mari, ce qui est très bon signe. Pour moi. Et ce qui est bon pour moi est bon pour Sophie.
Je suis très inquiet de ce que j’ai entendu chez eux hier soir : Vincent lui reparle d’avoir un enfant. À les entendre, il semble que cette discussion ne soit pas la première. Sophie résiste. Mais je sens à sa voix qu’elle voudrait se laisser convaincre. Je ne pense pas qu’elle en ait réellement envie, je crois qu’elle aimerait bien qu’il lui arrive enfin quelque chose de normal. En fait, il est difficile de savoir si Vincent lui-même est très honnête dans cette histoire. Je me suis demandé s’il ne pense pas que les comportements dépressifs de Sophie sont dus à un désir d’enfant inabouti. Psychologie sommaire, évidemment. Sur sa propre femme, je pourrais lui en apprendre…
J’ai appris, il y a quelques jours, qu’elle se rendrait ce matin chez un client à Neuilly-sur-Seine pour une opération de communication dont elle est responsable. Voilà ma Sophie qui cherche une place, qui tourne, qui vire et qui finit par trouver à se garer. Une heure plus tard, plus de voiture. Elle ne s’est pas précipitée au commissariat, elle a tourné et viré, à pied cette fois, et elle a trouvé sa voiture bien sagement garée quelques rues plus loin. Ce n’est pas comme dans son quartier, elle n’a pas les repères habituels. Voilà de quoi commencer en beauté son petit carnet !
Je répugne à écrire ici, dans ce journal, les tourments que je dois endurer avec cette truie d’Andrée. Elle commence tout juste à m’être utile à quelque chose, mais sa fréquentation est parfois à la limite du supportable.
Voici néanmoins ce que j’ai appris.
En tant qu’attachée de presse, Sophie est aussi responsable de certaines opérations de communication, dans le cas de ventes prestigieuses par exemple. Pour le reste, elle travaille à l’image de l’entreprise, elle veille à ce que la communication « passe bien ».
Sophie travaille ici depuis deux ans. Ils sont deux à faire ce travail. Il y a un homme avec elle, un nommé Penchenat, qui « fait office » de responsable, dixit Andrée. C’est un alcoolique. Andrée fait des moues assez comiques en le décrivant. Elle évoque son odeur avinée. De la part de quelqu’un qui choisit des parfums irrespirables, c’est plutôt cocasse, mais bon…
Sophie a un diplôme d’économie. Elle est entrée là grâce à une relation qui, depuis, a quitté l’entreprise.
Vincent et elle se sont mariés en 1999, à la mairie du XIVe arrondissement. Le 13 mai exactement. Andrée s’est rendue à l’apéritif. J’ai eu droit à une description détaillée du buffet dont je me serais bien passé, d’autant que je n’ai rien appris sur les autres invités. Tout ce que j’ai retenu, c’est qu’« il y a de l’argent dans la famille de son mari ». Avec ça…! Et que Sophie déteste sa belle-mère, qu’elle trouve « venimeuse ».
Sophie est bien vue chez Percy’s. Elle a la confiance de ses supérieurs. Quoique depuis quelque temps, des rumeurs mettent en doute son sérieux : elle oublie des rendez-vous, elle a perdu un carnet de chèques de la société, elle a accidenté dans Paris deux voitures de l’entreprise au cours des dernières semaines, elle a égaré son carnet de rendez-vous et elle a écrasé par erreur un fichier clients qui était paraît-il de la plus haute importance. Je peux comprendre.
Andrée me l’a décrite comme une fille sympathique, très ouverte, plutôt rieuse et d’un caractère bien trempé. C’est, semble-t-il, une remarquable technicienne. En ce moment, elle ne va pas trop bien (tu parles…). Elle dort mal, elle se dit sujette à des accès de tristesse. Elle dit qu’elle consulte. En clair, elle a l’air assez perdue. Et très seule.
Andrée et elle ne sont pas à proprement parler des intimes, mais il y a peu de femmes dans la boîte et elles déjeunent ensemble de temps à autre. Ce poste d’observation va, je crois, se révéler très instructif.
Pour préparer Noël, tout le monde cavale dans tous les sens et Sophie ne fait pas exception. Ce soir, achats à la Fnac. Un monde ! On se bouscule aux caisses, on pose son sac plastique pour payer, on se chamaille avec le client d’après, on se prend les pieds ici et là… Du coup, quand on rentre chez soi, au lieu de trouver Real Gone de Tom Waits dans son sac, on trouve bien Tom Waits mais Blood Money, ce qui est idiot. Avec ça, on se rend compte qu’on a acheté Les Enfants de minuit de S. Rushdie, on se demande pour qui, et comme on a perdu le ticket de caisse, allez donc vérifier… On se contente de noter ça dans son petit carnet.
Sophie et Andrée n’échangent que des généralités, elles ne sont pas des amies à proprement parler. Ma moisson de renseignements sur le couple valait-elle la dure fréquentation de cette grosse tourte ? Car ce que j’ai appris est finalement assez maigre. Vincent semble sur un « gros coup » dans son travail, perspective qui mobilise toute l’énergie du couple. Sophie s’ennuie chez Percy’s. Son père, qui habite la Seine-et-Marne, lui manque beaucoup depuis la mort de sa mère. Elle voudrait avoir des enfants, mais pas maintenant. Vincent n’aime pas sa copine Valérie. Avec ça… Je pense qu’il va falloir mettre fin à cette relation avec la truie. Ça ne m’avance pas suffisamment. Chercher une autre source d’information.
Sophie note tout, ou presque tout. Elle se demande même si parfois elle n’oublie pas de noter. Du coup, elle se rend compte qu’elle note deux fois les mêmes choses. Son arrestation pour vol au supermarché, le mois dernier, l’a beaucoup ébranlée. Les vigiles l’ont installée dans une pièce aveugle et se sont relayés pour lui faire signer une reconnaissance de vol. À ce qu’elle en écrit à Valérie, ce sont de vrais cons mais ils ont l’expérience. Technique de harcèlement. Elle ne comprenait même pas clairement ce qu’ils voulaient. Ensuite la police est arrivée. Ils étaient pressés. Ils ont pris moins de gants. Elle avait le choix entre se voir embarquée au commissariat et déférée devant le juge des flagrants délits ou reconnaître le vol, signer une déposition : elle a signé. Impossible d’expliquer ça à Vincent, impossible… Le problème, c’est que la chose vient de se reproduire. Cette fois, ce sera beaucoup plus difficile à masquer. Dans son sac, on a retrouvé du parfum et une petite trousse de manucure. Reste que Sophie a de la chance. Elle a été embarquée au commissariat — branle-bas de combat dans la rue —, mais elle a été libérée deux heures plus tard. Elle a dû inventer un truc pour son mari, qui l’attendait avec impatience.
Le lendemain, elle a égaré une nouvelle fois sa voiture, et plein d’autres choses encore.
Pour elle, tout noter est peut-être une bonne solution mais « je deviens scrupuleuse, parano…, écrit-elle. Je me surveille comme une ennemie ».
Ma relation avec Andrée est entrée dans sa phase critique, celle où je suis censé lui proposer de coucher. Comme il n’en est pas question, je suis embarrassé. Je l’ai déjà vue cinq fois, nous sommes allés faire toutes sortes de choses très ennuyeuses, mais je m’en suis tenu à mon plan : ne pas parler de Sophie, aborder le moins possible le seul sujet qui m’intéresse, son travail. Par bonheur, Andrée est une fille bavarde et sans retenue. Elle m’a raconté quantité d’anecdotes sur Percy’s auxquelles j’ai fait semblant de m’intéresser. J’ai ri avec elle. Je n’ai pu l’empêcher de me prendre la main. Elle se frotte à moi d’une manière irritante.
Hier, nous sommes allés au cinéma et ensuite boire un verre dans un lieu à elle, près de Montparnasse. Elle a salué diverses connaissances et j’ai ressenti un peu de honte à sortir avec une fille pareille. Elle babillait beaucoup et prenait des mines réjouies en me présentant. J’ai compris qu’elle m’avait amené là volontairement, pour m’exhiber, toute fière de montrer une conquête évidemment valorisante, vu son physique. Je me suis prêté au jeu avec sobriété. C’est le mieux que je pouvais faire. Andrée était aux anges. Nous nous sommes installés seuls à une table et elle ne s’était jamais montrée aussi empressée à mon égard. Elle m’a tenu la main tout le reste de la soirée. Après un délai convenable, j’ai prétexté une certaine fatigue. Elle m’a dit qu’elle avait « adoré » cette soirée. Nous avons pris un taxi et là, j’ai tout de suite senti que les choses allaient mal tourner. Dès que nous avons été installés dans la voiture, elle s’est serrée contre moi de manière indécente. Elle avait, à l’évidence, un peu trop bu. Suffisamment pour me mettre dans une position inconfortable. Arrivé devant chez elle, j’ai dû céder à son invitation de monter « boire un dernier verre ». J’étais dans mes petits souliers. Elle me souriait comme si elle avait à faire à un timide congénital et, bien sûr, dès que nous avons passé la porte, elle m’a embrassé sur les lèvres. Dire mon dégoût ne serait rien. J’ai pensé à Sophie de toutes mes forces, ça m’a aidé un peu. Devant son insistance (j’aurais pourtant dû m’y préparer, mais je ne parvenais jamais à me projeter réellement dans cette situation), j’ai balbutié que je n’étais « pas prêt ». Ce sont les mots que j’ai employés, les premiers qui me sont venus, le seul accent de sincérité que je me sois jamais permis avec cette fille. Elle m’a regardé d’un drôle d’air et je suis parvenu à sourire d’une manière gauche. Et j’ai ajouté : « C’est difficile pour moi… Il faudrait qu’on en parle… » Elle s’est crue entrée dans un genre de confession sexuelle et je l’ai sentie rassurée. Ce genre de fille doit adorer jouer les infirmières avec les hommes. Elle m’a serré la main plus fort, l’air de dire : « Ne t’en fais pas. » J’ai profité de l’embarras de la situation pour déguerpir et je l’ai fait en accentuant volontairement le sentiment de la fuite.
J’ai calmé ma colère en marchant le long des quais.
Avant-hier, Sophie est rentrée à la maison avec un travail très important pour le comité de direction. Elle a dû travailler deux soirs très tard pour en venir à bout. De mon poste, jusqu’à une heure avancée de la nuit, je suivais sur son fichier l’avancement de son travail. Je la voyais reprendre, corriger, écrire, consulter, écrire et corriger de nouveau. Deux soirées. À mon avis, pas loin de neuf heures de travail. Sophie est une bosseuse, rien à dire. Et ce matin, patatras, impossible de retrouver le CD-Rom qu’elle était certaine d’avoir mis dans son sac avant d’aller se coucher. Elle s’est précipitée sur le PC. Le temps de le faire démarrer — elle était déjà en retard —, le dossier d’origine avait lui aussi disparu ! Elle est restée plus d’une heure à tout tenter, fouiller, rechercher, elle en aurait pleuré. Elle a fini par partir pour la réunion du comité de direction sans le travail qu’on lui avait confié. Je crois comprendre que ça ne s’est pas bien passé.
Alors évidemment, ça tombait très mal : c’était le jour de l’anniversaire de la mère de Vincent. À voir la fureur de Vincent — il adore sa mère, ce garçon — j’ai compris que Sophie refusait d’y aller. Vincent faisait les cent pas dans l’appartement en hurlant. J’ai hâte d’écouter la bande. Toujours est-il qu’elle s’est quand même décidée. Juste au moment de partir, elle a bien sûr été incapable de retrouver le cadeau d’anniversaire (il est chez moi depuis la veille, j’irai le replacer dans quelques jours) : nouvelle fureur de Vincent. Ils ont quitté l’appartement avec un retard dingue. Ambiance. Tout de suite après, je suis monté pour affiner les doses de son prodépresseur.
Je suis extrêmement inquiet pour Sophie. Cette fois, elle vient vraiment de passer de l’autre côté. Et de quelle manière !
Jeudi soir, lorsqu’ils sont rentrés de la soirée d’anniversaire, j’ai compris que ça s’était très mal déroulé. (Sophie déteste sa belle-mère depuis toujours, il n’y a évidemment pas de raison que cela s’arrange dans la période actuelle…) Elles se sont violemment disputées. Je pense même que Sophie a exigé qu’ils partent avant la fin. Un soir d’anniversaire ! Quand on a égaré un cadeau d’anniversaire, on ne fait pas un tel scandale !
Je ne sais pas exactement ce qui s’est dit : l’essentiel entre Sophie et Vincent s’est échangé dans la voiture au retour. Arrivés à l’appartement, ils en étaient aux insultes. Je n’ai pas pu recomposer grand-chose, mais je suis certain que la vieille s’est montrée agressive et persifleuse. Je partage l’opinion de Sophie : c’est une peste. Elle procède par insinuations, elle est manipulatrice et hypocrite. C’est du moins ce que hurlait encore Sophie à Vincent avant que ce dernier, excédé, claque toutes les portes de l’appartement une à une et, au comble de la fureur, aille se coucher dans le canapé… Moi, je trouve que ça fait un peu « boulevard », mais c’est affaire de style. Sophie ne décolérait pas. C’est là qu’elle a dû décoller… Les somnifères l’ont plongée dans un sommeil proche du coma mais curieusement, le matin, elle était debout. Titubante mais debout. Vincent et elle n’ont pas échangé un seul mot. Ils ont déjeuné à part. Avant de céder de nouveau au sommeil, Sophie a bu du thé en relevant sa boîte e-mail. Vincent a claqué la porte derrière lui. Elle a retrouvé Valérie sur MSN et lui a raconté son rêve de la nuit : elle poussait sa belle-mère du haut de l’escalier de son pavillon, la vieille dévalait les marches en se contorsionnant, rebondissait contre le mur, contre la rambarde et atterrissait en bas les vertèbres rompues. Tuée net. Sophie s’est réveillée tant l’image était réaliste. « Hyperréaliste, tu ne peux pas imaginer… » Sophie n’est pas allée travailler tout de suite. Elle n’avait le moral à rien. Valérie, bonne copine, lui a tenu compagnie une bonne heure, après quoi Sophie s’est décidée à descendre faire quelques courses, histoire que Vincent, ce soir, ne retrouve pas la table vide en plus du reste… C’est ce qu’elle a expliqué à Valérie en la quittant : quelques courses en bas, un thé très fort, une douche et il ne sera pas trop tard pour se pointer au bureau et montrer qu’on existe encore. Je suis intervenu à l’étape n° 2. Je suis monté m’occuper du thé.
Sophie n’est pas allée travailler de la journée. Elle a somnolé et ne se souvient pas du tout de ce qu’elle a fait. Mais en fin de journée, Vincent a été appelé par son père : Mme Duguet mère a fait une chute dans son escalier, elle a dévalé tout un étage. Visiblement, Sophie est totalement déstructurée par ces événements.
Les obsèques ont eu lieu ce matin : j’ai vu mon petit couple partir hier soir avec les valises, le visage dévasté. Ils ont dû aller tenir compagnie au veuf dans le pavillon. Sophie est transformée. Elle est épuisée, ses traits sont affaissés, sa démarche est mécanique, à tout instant on a l’impression qu’elle va s’effondrer.
À sa décharge, les fêtes de Noël avec le corps de la vieille au premier étage, ça doit être assez éprouvant. Je suis monté replacer le cadeau de feu la mère de monsieur dans les affaires de Sophie. Je pense qu’au retour de l’enterrement, ce sera une découverte touchante.
Sophie est extrêmement déprimée. Depuis la mort de sa belle-mère, elle ressent une angoisse terrible pour l’avenir. Lorsque j’ai appris qu’il y avait une enquête, j’ai été très inquiet. Heureusement, c’était un peu pour la forme. Le dossier a été presque aussitôt classé comme mort accidentelle. Mais Sophie, comme moi, savons très bien à quoi nous en tenir. Il faut maintenant que je resserre ma protection sur elle. Et que rien ne m’échappe, faute de quoi c’est Sophie elle-même qui risque de m’échapper. Je sens ma vigilance aiguisée comme un rasoir. Parfois j’en tremble.
Après les événements des derniers jours, Sophie ne peut plus parler de ses difficultés à Vincent. La voici condamnée à la solitude.
Ce matin, ils sont repartis pour la campagne. Il y a longtemps qu’ils n’étaient pas retournés dans l’Oise. J’ai quitté Paris une demi-heure après eux. Je les ai doublés sur l’autoroute du Nord et je les ai attendus tranquillement à la sortie de Senlis. Les suivre n’a pas été trop difficile, cette fois. Ils sont d’abord passés dans une agence immobilière, mais ils en sont ressortis sans le vendeur. Je me souvenais d’une maison qu’ils avaient visitée, dans un bled du côté de Crépy-en-Valois, ça semblait être leur direction. Ils n’y étaient pas. J’ai cru avoir perdu leur trace mais j’ai retrouvé leur voiture quelques kilomètres plus loin, garée devant une grille.
C’est une grande maison assez étonnante. Rien à voir avec ce qu’on trouve ordinairement par ici : une bâtisse en pierre avec des balcons en bois, qui doit être d’une architecture bien compliquée, avec des tas de coins et de recoins. Il y a une ancienne grange qui va sans doute leur servir de garage et un appentis où le mari modèle va sans doute bricoler… La maison est située dans un parc ceint de murs, sauf au nord où les pierres se sont écroulées. C’est par là que je suis entré, après avoir déposé ma moto à l’orée du petit bois qui s’étend derrière la propriété. J’ai usé de ruses d’Indien pour les rejoindre. Je les ai observés à la jumelle. Vingt minutes plus tard, je les ai vus marcher dans le parc en se tenant par la taille. Ils se disaient des petits mots très bas. C’était idiot. Comme si quelqu’un pouvait les entendre, dans ce parc déserté, devant cette grande maison vide, aux confins de ce village qui semble assoupi depuis la nuit des temps… Enfin, ça doit être l’amour. Malgré la mine un peu déconfite de Vincent, ils avaient l’air assez bien tous les deux, plutôt heureux. Sophie surtout. Parfois, elle serrait le bras de Vincent très fort contre elle, comme pour l’assurer de sa présence, de son soutien. Tous les deux, dans ce grand parc hivernal, marchant en se tenant la taille, ça faisait un peu triste, tout de même.
Quand ils sont rentrés dans la maison, je ne savais pas vraiment quoi faire. Je n’ai pas encore pris mes quartiers ici et je commençais à craindre le passage de quelqu’un. On n’est jamais vraiment tranquille dans ce genre d’endroit. Ça semble mort comme tout, mais dès que vous voulez être seul, vous vous trouvez en face d’un con de paysan qui passe en tracteur, d’un chasseur qui vous dévisage, d’un môme qui vient en vélo pour se construire une cabane dans le bois… Au bout d’un moment, comme je ne les voyais pas sortir, j’ai quand même laissé la moto derrière le petit mur et je me suis avancé. Une intuition m’a alors saisi. J’ai couru jusqu’à l’arrière de la maison. J’étais tout essoufflé en arrivant, aussi j’ai laissé passer une minute ou deux, le temps que les battements de mon cœur se calment et me laissent entendre les bruits alentour. Pas un bruit. J’ai longé la maison, en regardant bien où je mettais les pieds, et je me suis arrêté à une fenêtre dont les persiennes en bois sont cassées, des lames manquent en bas. En posant le pied sur un bandeau de pierre, je me suis hissé à hauteur de la fenêtre. Cette pièce est la cuisine. C’est très vieux style et il y a pas mal de travaux à faire. Mais ça n’est pas du tout à ça qu’ils pensaient, mes tourtereaux ! Sophie était debout contre la pierre d’évier, la jupe remontée aux hanches, et Vincent, pantalon aux chevilles, la baisait avec application. On voit que le deuil de sa mère ne lui a pas fait perdre tous ses moyens, à ce garçon. De mon poste d’observation, je ne voyais de lui que son dos et ses fesses qui se serraient quand il entrait en elle. C’était vraiment ridicule. Non, ce qui était beau, en revanche, c’était le visage de Sophie. Elle avait enserré le cou de son mari, comme si elle portait une corbeille, elle se tenait sur la pointe des pieds, elle fermait les yeux et son plaisir était si intense qu’elle en était transfigurée. Un beau visage de femme, très pâle et tendu, tout à l’intérieur, comme une dormeuse… Il y avait quelque chose de désespéré dans sa manière de s’abandonner. J’ai pu faire quelques clichés assez réussis. Les va-et-vient pittoresques de l’imbécile se sont accélérés, ses fesses blanches se serraient de plus en plus vite et de plus en plus fort. C’est au visage de Sophie que j’ai compris qu’elle allait jouir. Elle a ouvert la bouche en grand, écarquillé les yeux et un grand cri est soudain monté. C’était magnifique, exactement ce que je veux retrouver chez elle le jour où je la tuerai. Sa tête a basculé en arrière dans un spasme et brutalement elle s’est échouée sur l’épaule de Vincent. Elle mordait sa veste en tremblant.
Jouis bien, mon petit ange, profite, va, profite…
C’est à ce moment-là que je me suis aperçu que je ne vois plus sa pilule dans la salle de bains. À tous les coups, ils ont décidé d’avoir un bébé. Ça ne m’affole pas. Au contraire, ça me donne des idées…
Je les ai laissé rentrer tranquillement à Paris et j’ai attendu midi que l’agence ferme ses portes. Dans la vitrine, la photo de la maison portait la mention « Vendu ». Bon. Ça nous fera des week-ends à la campagne. Pourquoi pas.
C’est curieux, les idées. Elles doivent venir d’une certaine disponibilité d’esprit. Ainsi, avant-hier, je flâne dans l’appartement sans but précis et allez savoir pourquoi, je m’intéresse à la pile des livres que Sophie entrepose par terre près du bureau. Parmi eux, presque tout en dessous, deux ouvrages proviennent du Centre de documentation de la presse : une monographie sur Albert Londres et un Lexique franco-anglais des termes de presse et de communication. Empruntés tous les deux le même jour. Je les ai rapportés là-bas. Pour les lecteurs pressés, il y a un comptoir où on peut déposer ses livres. Ça évite les attentes inutiles. J’ai trouvé ça pratique.
Il faut aussi noter ça dans son carnet : Sophie n’a pas vu les deux relances de la facture de téléphone. Moralité, c’est coupé. Vincent n’est pas content. Sophie pleure. Ça va mal en ce moment, ils se disputent beaucoup. Pourtant, Sophie essaie de faire attention à elle, à lui, à tout, elle essaie peut-être même de ne pas rêver. En tout cas, elle téléphone pour savoir si le thérapeute peut la recevoir plus tôt que prévu… Ses sommeils sont ingérables, ça dort, ça ne dort plus, ça dort de nouveau, ça plonge dans un sommeil presque comateux, après quoi, ça reste des nuits entières sans pouvoir fermer l’œil. Elle fume de longues, longues heures à la fenêtre… J’ai peur qu’elle attrape froid.
La salope ! Je ne sais pas ce qu’elle fabrique, je ne sais même pas si elle l’a fait exprès, mais ça me met en rage contre elle, contre moi ! Je me demande évidemment si Sophie s’est rendu compte de quelque chose, si elle a tenté de me piéger… En prévision de son rendez-vous, je suis monté subtiliser, dans le tiroir de son bureau, le carnet où elle note tout ce qu’elle fait ou doit faire à la maison, un carnet de moleskine noir. Je le connais bien, je le consulte souvent. Et je n’ai pas vérifié tout de suite. Le carnet est vierge ! C’est le même carnet, exactement, mais toutes les pages sont blanches ! Cela veut dire qu’elle a deux carnets et je me demande si celui-ci est un leurre qui m’était destiné. Elle a dû se rendre compte ce soir que ce carnet avait disparu…
À la réflexion, je ne pense pas qu’elle soit parvenue à déceler ma présence. Peut-être que je veux simplement me rassurer, mais si c’était le cas, je le verrais à d’autres signes, or tout le reste marche bien, marche normalement.
Je ne sais pas quoi penser. En fait, cette histoire de carnet m’inquiète vraiment.
Il y a un dieu pour les causes justes ! Je crois que je suis tiré d’affaires. Si je veux être honnête, je dois reconnaître que j’ai eu vraiment peur : je n’osais pas remonter chez Sophie, j’avais le sentiment diffus que c’était dangereux, que quelque chose me guettait, que j’allais enfin me faire prendre, et j’avais bien raison.
Arrivé chez elle, j’ai remis le carnet noir vierge dans le tiroir de son bureau et il m’a fallu fouiller tout l’appartement à la recherche de l’autre. J’avais la certitude qu’elle ne l’emportait pas avec elle : son éternelle peur de perdre les choses m’a sauvé. Il me fallait du temps et quand je monte chez elle, je n’aime pas rester, je sais que ce n’est pas sain, que je dois réduire les risques au minimum. Plus d’une heure pour mettre la main dessus ! Je transpirais dans mes gants en caoutchouc, je ne cessais de m’arrêter pour guetter tous les bruits de l’immeuble, la nervosité me gagnait, je ne savais pas comment lutter, une sorte de panique me gagnait. Et soudain je l’ai trouvé : derrière la chasse d’eau des toilettes. Ça n’est pas bon du tout, c’est le signe qu’elle se méfie. Pas forcément de moi, d’ailleurs… Il m’est venu à l’esprit qu’elle se méfiait peut-être de Vincent lui-même, ce qui serait bon signe. Je venais juste de le dénicher quand j’ai entendu la clé tourner dans la serrure. J’étais dans les toilettes, la porte était entrouverte et j’ai eu le réflexe de ne pas tendre la main pour la refermer sur moi : cette porte est au bout du couloir, exactement en face de la porte d’entrée ! Si ça avait été Sophie, c’était la fin, les filles se précipitent toujours aux toilettes quand elles rentrent chez elles. C’était Vincent, j’ai reconnu un pas d’homme. Mon cœur cognait si fort que je n’entendais plus rien, je ne parvenais pas même à réfléchir. La panique m’a envahi. Vincent est passé devant la porte des toilettes qu’il a repoussée sur moi, le claquement m’a tétanisé. J’ai failli m’évanouir, je me suis retenu à la cloison. J’avais envie de vomir. Vincent est passé dans son bureau, il a immédiatement branché la chaîne stéréo et étrangement, c’est ma panique qui m’a sauvé. J’ai aussitôt ouvert la porte et je me suis mis à courir sur la pointe des pieds, j’ai traversé le couloir dans une sorte d’état second, j’ai ouvert la porte du palier et, sans même la refermer, je me suis précipité dans l’escalier que j’ai dévalé à toute allure. À cet instant, j’ai cru que tout était compromis, que j’allais devoir abandonner. J’ai ressenti un désespoir terrible.
L’image de maman s’est imposée à moi et je me suis mis à pleurer. Comme si elle venait de mourir une seconde fois. Instinctivement, je serrais dans ma poche le carnet de notes de Sophie. Je marchais et mes larmes coulaient.
Quand j’ai écouté l’enregistrement, j’ai revécu toute la scène. Rétrospectivement, quelle horreur ! J’ai entendu la chaîne stéréo se mettre en route (un truc de Bach à mon avis), je crois avoir perçu le tapotement de mes semelles le long du couloir, mais ça reste flou. Plus distinctement ensuite, la marche de Vincent, décidée, vers la porte d’entrée, un assez long silence et la porte se refermer. Je pense qu’il s’est demandé si quelqu’un était entré, peut-être a-t-il fait quelques pas dans l’escalier, monté ou descendu quelques marches, regardé par-dessus la balustrade ou quelque chose comme ça. La porte s’est refermée de manière appliquée. Selon lui, sans doute, il a mal fermé la porte derrière lui lorsqu’il est rentré et voilà tout. Le soir, il n’a même pas évoqué cet incident avec Sophie, ce qui aurait été une catastrophe. Quelle peur !
E-mail affolé à Valérie. Le matin de son rendez-vous avec le thérapeute, impossible de remettre la main sur son carnet… Elle l’a caché dans les toilettes, elle en est certaine, et ce matin, plus de carnet. Elle en pleurerait. Elle se sent énervée, excitable et fatiguée. Déprimée.
Rendez-vous avec le thérapeute. Quand elle a parlé du carnet qu’elle a perdu, il s’est montré rassurant. Ce sont, dit-il, des choses qui arrivent, justement quand on y prête trop attention. Dans l’ensemble, il lui a semblé très pondéré, pas affolé du tout. Elle a éclaté en sanglots quand elle a parlé du rêve sur sa belle-mère. Elle n’a pas pu s’empêcher de lui raconter l’accident qui s’est déroulé dans les mêmes circonstances exactement que son rêve. Et le fait qu’elle ne se souvient absolument pas de ce qu’elle a fait de sa journée. Il a écouté avec calme, lui non plus ne croit pas du tout aux rêves prémonitoires. Il lui a expliqué une théorie qu’elle n’a pas très bien comprise, qu’elle n’a pas très bien entendue parce qu’elle avait l’esprit trop lent. Lui, il appelle ça des « petits malheurs ». N’empêche, à la fin de l’entretien, il lui a demandé si elle n’envisagerait pas d’aller « se reposer » un peu. C’est ce qui lui a fait le plus peur. Je crois qu’elle a interprété ça comme une proposition d’internement. Je sais que ça la terrifie.
Valérie répond très vite à ses e-mails. Elle veut lui montrer qu’elle est proche. Valérie sent bien — et moi je sais — qu’elle ne lui dit pas tout. C’est peut-être une attitude magique. Ce dont elle ne parle pas n’existe pas, ou ne risque pas d’être contaminé…
Je commençais à désespérer de cette histoire de montre. Voilà près de cinq mois qu’elle a perdu la jolie montre qui lui vient de son père. Dieu sait pourtant qu’à l’époque, elle a retourné tout ce qui pouvait se retourner dans la maison dans l’espoir de la retrouver. Rien n’y a fait. La montre a dû passer par pertes et profits. Un vrai deuil.
Et puis voilà ! D’un coup, Sophie tombe dessus. Et devinez où ? Dans le coffret à bijoux de sa mère ! Au fond. Certes, elle ne l’ouvre pas tous les jours, les choses qui s’y trouvent, elle ne les porte pas. Mais tout de même, depuis la fin août, elle a bien dû l’ouvrir cinq ou six fois. Mentalement, elle a même essayé de se souvenir précisément combien de fois, avec certitude, elle l’a ouvert depuis les vacances, elle en a dressé la liste pour Valérie, comme si elle voulait lui prouver quelque chose, ce qui est idiot. Et pourtant, elle ne l’a jamais vue là, cette montre. Elle n’était pas sur le dessus, bien sûr, mais ce n’est pas un coffret bien profond et d’ailleurs, il n’y a pas tant de choses que cela… Et puis, de toute façon, pourquoi serait-elle allée la mettre à cet endroit ? C’est insensé.
Sophie ne semble même pas contente de l’avoir retrouvée, sa montre, c’est un comble.
Perdre de l’argent, ça arrive, mais en avoir trop, c’est assez rare. Et surtout, c’est inexplicable.
Mes petits amis Sophie et Vincent ont des projets. Sophie s’exprime très discrètement à ce sujet dans ses e-mails à Valérie. Elle dit que « ça n’est pas encore sûr » et qu’elle lui en parlera bientôt, qu’elle « sera même la première ». Toujours est-il que Sophie a décidé de se séparer d’une petite toile qu’elle a achetée il y a cinq ou six ans. Elle a fait passer l’information dans les milieux qu’elle fréquente et elle l’a vendue avant-hier. Elle en demandait trois mille euros. Il paraît que c’était très raisonnable. Un monsieur est venu voir l’œuvre. Puis une dame. Finalement, Sophie a transigé à deux mille sept cents, à condition que ce soit en espèces. Elle a semblé contente. Elle a déposé l’argent dans une enveloppe dans le petit secrétaire, mais elle n’aime pas conserver trop d’argent liquide à la maison. Alors c’est Vincent, ce matin, qui s’est rendu à la banque pour en faire le dépôt. Et c’est là que c’est inexplicable. Vincent semble très ébranlé par cette affaire. Depuis, entre eux, ce sont des discussions à n’en plus finir, paraît-il. Dans l’enveloppe, il y avait trois mille euros. Sophie est formelle : deux mille sept cents. Vincent aussi : trois mille. J’ai affaire à un couple formel. C’est drôle.
N’empêche que Vincent regarde Sophie d’une drôle de manière. Il lui a même dit que depuis quelque temps, elle a une « conduite bizarre ». Sophie ne pensait pas qu’il avait observé quoi que ce soit. Elle a pleuré. Ils ont parlé. Vincent a dit qu’il faudrait consulter. Que c’était même le bon moment.
Avant-hier, Sophie a tout retourné. Sa carte ne peut pas mentir, elle a emprunté deux ouvrages, elle s’en souvient même très bien parce qu’elle les a feuilletés. Pas lus, tout juste feuilletés. Elle les avait empruntés par curiosité, à cause d’un article qu’elle avait lu quelques semaines plus tôt. Elle les revoit même très bien. Impossible de remettre la main dessus. Albert Londres et un lexique professionnel. Maintenant, tout l’affole, Sophie. Pour un rien, elle devient fébrile. Elle a téléphoné au centre de documentation pour demander qu’on prolonge son prêt. Il paraît qu’elle les a rapportés. La bibliothécaire lui a même dit la date : le 8 janvier dernier. Elle a regardé dans son agenda, c’est la date à laquelle elle s’est rendue chez un client en banlieue. Elle aurait pu passer par là… Pourtant, elle ne se souvient absolument pas d’avoir rapporté ces deux livres ce jour-là. Elle a interrogé Vincent mais elle n’a pas insisté : en ce moment il n’est pas à prendre avec des pincettes, écrit-elle à Valérie. Les livres sont toujours disponibles au centre de documentation, ils n’ont pas été réempruntés. Ça a été plus fort qu’elle, elle y est allée, elle a demandé à quelle date elle les avait restitués. C’est confirmé.
Je l’ai vue sortir. Elle est vraiment très préoccupée.
Il y a huit jours, Sophie a organisé une conférence de presse pour une importante vente de livres anciens. Pendant le cocktail qui a suivi, elle a fait des photos numériques des journalistes, des membres de la direction, du buffet, pour le journal d’entreprise mais aussi pour éviter à la presse de faire déplacer des photographes. Pendant une journée entière et une partie du week-end, elle a travaillé sur son ordinateur, à la maison, pour retailler, corriger les photos qu’elle doit soumettre à la direction et adresser à tous les journalistes présents et excusés. Elle a rassemblé tout ça dans un dossier « Presse_11_02 » qu’elle a mis en pièce jointe à un e-mail. L’enjeu doit être d’importance, elle a hésité, vérifié, retouché encore les images, revérifié. Je la sentais mal à l’aise. L’enjeu professionnel, sans doute. Et puis elle s’est enfin décidée. Avant d’envoyer son e-mail, elle a effectué une sauvegarde. Je n’abuse jamais du contrôle que j’ai sur sa machine par internet. J’ai toujours la crainte qu’elle s’en aperçoive. Mais cette fois, je n’ai pas pu résister. Pendant la sauvegarde, j’ai ajouté deux clichés dans le dossier. Même format, même retouche, garanti fait main. Mais pas de buffet, pas de journalistes ni de clients prestigieux. Seulement l’attachée de presse en train de faire une bonne pipe à son mari sous le soleil de la Grèce. On reconnaît beaucoup moins le mari que l’attachée de presse, c’est vrai.
Ça se passe évidemment très mal au bureau de Sophie. Cette histoire de dossier de presse a déclenché une véritable traînée de poudre. La surprise l’a effondrée. Dès lundi matin, elle a été appelée chez elle par un membre du directoire. Plusieurs journalistes l’ont aussi appelée dès le début de la matinée. Sophie est abasourdie. Elle n’a parlé de cela à personne, évidemment, et surtout pas à Vincent. Elle doit ressentir une honte terrible. Je l’ai moi-même appris par un e-mail qu’un « ami » journaliste lui a envoyé : terrassée par la nouvelle, elle avait dû lui demander de lui envoyer les photos, elle n’y croyait pas ! Il faut dire que j’ai bien choisi : la bouche pleine, elle lève les yeux vers le visage de Vincent avec un regard volontairement libidineux. Ces petites bourgeoises, quand ça veut jouer à la pute en privé, c’est plus vrai que nature. La seconde photo est un peu plus compromettante, si l’on peut dire. C’est à la fin, ça montre qu’elle sait y faire et que de son côté, le jeune homme fonctionne très bien…
Bref, c’est une catastrophe. Elle n’est pas allée travailler et elle est restée prostrée toute la journée, au grand affolement de Vincent, à qui elle a refusé de dire quoi que ce soit. Même à Valérie, elle s’est contentée de dire qu’il venait de lui arriver « quelque chose de terrible ». La honte, c’est affreux, ça paralyse.
Sophie a pleuré tout le temps. Elle a passé une partie de sa journée derrière la fenêtre à fumer d’innombrables cigarettes, j’ai fait beaucoup de photos d’elle. Elle n’a pas remis les pieds au bureau et je suppose que là-bas, ça doit ronfler comme une ruche. Je parie que les fuites vont bon train et qu’on s’échange des photocopies des clichés de Sophie devant la machine à café. C’est aussi ce que doit imaginer Sophie. Je ne pense pas qu’elle pourra y retourner. C’est sans doute pour cela qu’elle a semblé aussi indifférente à la nouvelle de sa mise à pied. Une semaine. Il semblerait que l’on soit parvenu à limiter les dégâts, mais bon, le mal est fait à mon avis… Et dans une carrière, ce sont des trucs qui vous poursuivent. Sophie, en tout cas, a l’air d’un ectoplasme.
La soirée avait déjà commencé comme un traquenard : je devais passer la chercher pour aller dîner. J’avais réservé deux couverts chez Julien mais mon increvable amoureuse avait d’autres plans. Lorsque je suis entré chez elle, j’ai trouvé la table dressée pour deux. L’imbécile qui, comme son parfum l’indique, ne recule jamais devant le mauvais goût, avait même posé un chandelier sur la table, un truc ignoble qui se prend pour de l’art moderne. Je me suis récrié mais maintenant que j’étais entré, que je sentais l’odeur d’un plat au four, il était difficile, impossible même, de refuser l’invitation. J’ai protesté pour la forme, me promettant de ne plus jamais revoir cette fille. Ma décision était prise. Cette pensée m’a réconforté et comme la table ronde empêchait Andrée de me toucher comme elle le fait dès que l’occasion se présente, je me suis senti un peu à l’abri.
Elle habite un appartement très exigu au quatrième étage d’un immeuble ancien sans aucun charme. Le salon-salle à manger n’a qu’une fenêtre, tout en hauteur il est vrai, mais sans beaucoup de lumière car elle donne sur la cour. C’est le genre de lieu où l’on doit maintenir les lampes allumées en permanence si on ne veut pas devenir dépressif.
Comme la soirée, la conversation était languissante. Pour Andrée, je suis Lionel Chalvin, je travaille dans une entreprise de promotion immobilière. Je n’ai plus de parents, ce qui me dispense, grâce à un regard douloureux dès que le sujet est abordé, de tout souvenir d’enfance. Je vis seul, et comme le croit cette grosse andouille, je suis impuissant. Du moins, je souffre d’impuissance. J’ai réussi à éviter le sujet, ou à n’en aborder que les effets tangibles. Je navigue à vue.
La conversation a roulé sur les vacances. Andrée est partie, le mois dernier, quelques jours chez ses parents à Pau et j’ai eu droit aux anecdotes sur le caractère de son père, les frayeurs de sa mère, les conneries de son chien. J’ai souri. Vraiment, je ne pouvais pas faire plus.
C’était ce qu’on doit appeler « un dîner fin ». Enfin, c’est ce qu’elle doit appeler ainsi. Il n’y a que le vin qui pouvait mériter une telle appellation, mais son commerçant l’aura choisi pour elle. Elle n’y connaît rien. Elle avait préparé un « cocktail maison » qui ressemblait terriblement à son parfum.
Après le repas, comme je le redoutais, Andrée a servi le café sur la table basse, devant le canapé. Quand elle s’est installée près de moi, la truie m’a dit, d’un air langoureux, après un silence qu’elle espérait profond et explicite, que, pour mes « difficultés », elle « comprenait ». Elle a dit ça avec une voix de religieuse. Je parierais qu’elle se félicite de l’aubaine. Elle a évidemment très envie de se faire tringler, parce que ça ne doit pas lui arriver tous les jours, et tomber sur un amant vaguement impuissant doit la rendre enfin utile à quelque chose. J’ai fait l’embarrassé. Un silence s’est installé. Dans ces cas-là, pour faire diversion, elle parle de son travail, comme tous ceux qui n’ont rien à dire. Anecdotes, toujours les mêmes. Mais à un moment, elle a évoqué le département Communication. Mon attention s’est tout de suite mise en alerte. Quelques instants plus tard, j’ai réussi à conduire la conversation vers Sophie, d’abord d’un peu loin, en disant que les grandes ventes devaient donner un travail monstre à tout le monde. Après avoir passé en revue la moitié de l’entreprise, Andrée en est enfin venue à Sophie. Elle brûlait de me raconter le coup des images. Elle pouffait de manière grotesque. La bonne copine…
— Je vais regretter son départ…, a-t-elle dit. De toute manière, elle partait…
J’ai tendu l’oreille. Et c’est alors que j’ai tout appris. Sophie quitte Percy’s, mais pas seulement. Sophie quitte Paris. Ce n’était pas une maison de campagne qu’ils cherchent depuis un mois, c’est une maison à la campagne. Son mari vient d’être nommé directeur d’une nouvelle unité de recherche à Senlis et c’est là qu’ils vont s’installer.
— Mais, qu’est-ce qu’elle va faire ? ai-je demandé à Andrée.
— Comment ça ?
Elle avait l’air très étonnée que je m’intéresse à une chose pareille.
— Tu me dis que c’est quelqu’un de très actif, alors, je me demande… ce qu’elle va faire à la campagne…
Andrée a pris une mine gourmande, comme pour une aimable conspiration, pour me dire que Sophie « attend un bébé ». Ce n’était pas une nouveauté, ça m’a quand même fait quelque chose. Dans l’état où elle est, ça me semble très imprudent.
— Et ils ont trouvé quelque chose ? ai-je demandé.
Selon elle, ils ont trouvé « une belle maison dans l’Oise », pas trop loin de l’autoroute.
Un bébé. Et Sophie quittant sa place et Paris par la même occasion… Avec le coup du dossier de presse, j’espérais bien obtenir que Sophie cesse un temps de travailler, mais la grossesse plus le départ de Paris… Il me fallait réfléchir à cette nouvelle donne. Je me suis levé aussitôt. J’ai balbutié quelques mots. Je devais partir, il était tard.
— Mais tu n’as même pas bu ton café, a déploré la gourde.
Tu parles, son café… Je suis allé reprendre ma veste et je me suis dirigé vers la sortie.
Comment ça s’est passé, je n’en sais plus trop rien. Andrée m’a suivi jusqu’à la porte. Elle s’était fait une tout autre idée de la soirée avec moi. Elle disait que c’était dommage, qu’il n’était tout de même pas si tard, surtout pour un vendredi. J’ai bredouillé que je travaillais le lendemain. Andrée ne me sera plus jamais d’aucune utilité, mais pour ne pas me griller tout à fait, j’ai dit quelques mots que je voulais rassurants. C’est alors qu’elle s’est lancée. Elle m’a serré contre elle, elle m’a embrassé dans le cou. Elle a dû sentir ma résistance. Je ne sais plus ce qu’elle a susurré, elle proposait de « s’occuper de moi », elle saurait se montrer patiente, je n’avais aucune crainte à avoir, enfin, des choses comme ça… Ça n’aurait rien été si, pour m’encourager, elle n’avait pas posé sa main sur mon ventre. Bien bas, la main. Je n’étais déjà plus en état de me dominer. Après cette soirée et les nouvelles que je venais d’apprendre, c’était trop. J’étais presque adossé à la porte, je l’ai repoussée violemment. Elle a été surprise de cette réaction mais elle a voulu poursuivre son avantage. Elle a souri et ce sourire de grosse était si hideux, si concupiscent… le désir sexuel est si libidineux chez les filles moches… je n’ai pas pu m’empêcher. Je l’ai giflée. Très fort. Elle a immédiatement posé sa main sur sa joue. Son regard exprimait l’étonnement le plus total. Je me suis rendu compte de l’énormité de la situation et de son inutilité. De tout ce que j’avais été obligé de faire avec elle. Alors je l’ai giflée une seconde fois, de l’autre côté, et une fois encore, jusqu’à ce qu’elle se mette à crier. Je n’avais plus peur. Je regardais autour de moi, la pièce, la table dressée avec les restes du repas, le canapé avec les tasses de café auxquelles nous n’avions pas touché. Tout cela m’a dégoûté, profondément. Alors je l’ai prise par les épaules et l’ai attirée contre moi, comme pour la rassurer. Elle s’est laissé faire, espérant sans doute qu’une parenthèse simplement douloureuse était en passe de se refermer. Je suis allé jusqu’à la fenêtre, que j’ai ouverte en grand, comme pour respirer, et j’ai attendu. Je savais qu’elle viendrait. Ça n’a pas pris deux minutes. Elle reniflait dans mon dos de façon ridicule. Puis je l’ai entendue s’approcher, son parfum m’a enveloppé une dernière fois. J’ai pris ma respiration, je me suis retourné, je l’ai attrapée par les épaules et quand elle a été là, serrée contre moi, à pleurnicher comme un chiot, je me suis retourné doucement, comme si je voulais l’embrasser et d’un coup très brutal, des deux mains sur ses épaules, je l’ai poussée. J’ai juste vu son regard effaré au moment où elle disparaissait par la fenêtre. Elle n’a même pas crié. Deux ou trois secondes plus tard, j’ai entendu un bruit ignoble. J’ai commencé à pleurer. Je tremblais de la tête au pied pour empêcher l’image de maman de remonter jusqu’à moi. Mais je devais avoir gardé suffisamment de lucidité, parce que quelques secondes plus tard, j’avais pris ma veste et dégringolé l’escalier.
Évidemment, la chute d’Andrée a été une épreuve pour moi. Non pas tant, ça va de soi, pour la mort de cette gourde, mais pour la manière dont elle est morte. Rétrospectivement, je suis étonné de ne pas avoir ressenti quelque chose après la mort de la mère de Vincent. Sans doute qu’un escalier, ce n’est pas pareil. Cette nuit, ce n’est pas Andrée qui s’envolait, bien sûr, mais maman. Ce n’était toutefois pas aussi pénible que dans tant d’autres rêves de ces dernières années. Comme si quelque chose en moi se pacifiait. Je pense que je dois cela à Sophie. Ça doit se jouer du côté du transfert, ou quelque chose comme ça.
Ce matin, Sophie s’est rendue à l’enterrement de sa chère collègue. Elle était habillée en noir. En la voyant ainsi sortir de chez elle, tout en noir, je l’ai trouvée jolie, pour une future morte. Deux enterrements en si peu de temps, ça doit secouer. Je ne peux pas me cacher que je suis très secoué moi-même. Andrée, et surtout cette façon de mourir…! Je la trouve blasphématoire. Une insulte à ma mère. Des images très douloureuses de l’enfance me sont revenues, contre lesquelles je me suis battu pied à pied. Peut-être que toutes les femmes qui m’aiment sont destinées à passer par la fenêtre.
J’ai fait le point complet de la situation. Évidemment, ça n’est pas reluisant, mais il n’y a pas non plus de catastrophe. Je dois redoubler de prudence. Si je ne commets pas d’impair, je pense que tout ira bien. Chez Percy’s, personne ne m’a vu. Je ne m’y suis plus montré après ma rencontre avec la truie.
J’ai évidemment laissé un tas d’empreintes chez elle, mais je ne suis pas fiché à la police et sauf accident, il y a peu de chance pour que je me trouve en situation de leur permettre un recoupement quelconque. Il n’empêche : la plus grande prudence s’impose et je ne pourrai plus jamais commettre une telle gaffe sans mettre tout mon projet en péril.
Pour ce qui est de Sophie, rien de tragique. Elle quitte Paris, il faudra faire avec, voilà tout. Ce qui me pèse, c’est de voir toute mon organisation technique devenir inutile. Bon, c’est ainsi. Je n’aurai pas, ça va de soi, la chance de trouver un lieu d’observation aussi propice que celui-ci, mais je trouverai bien quelque chose.
Le bébé devrait arriver cet été. Je commence à l’intégrer à ma stratégie des prochains mois.
Branle-bas de combat : ce matin, le camion des déménageurs s’est pointé en bas de la rue. Il n’était pas 7 heures, mais depuis 5 heures du matin les lumières de l’appartement étaient allumées et je distinguais les silhouettes affairées de Sophie et de son mari. Vers 8 h 30, Vincent est allé au travail, abandonnant l’intendance à sa petite femme. Ce type est vraiment détestable.
Je ne vois pas l’intérêt de rester plus longtemps dans cette chambre : elle me rappellera en permanence les merveilleux moments où je vivais près de Sophie, où à n’importe quel instant, je pouvais regarder ses fenêtres, la voir, la photographier… J’ai plus d’une centaine de clichés d’elle. Sophie dans la rue, dans le métro, au volant de sa voiture, Sophie passant nue devant sa fenêtre, Sophie à genoux devant son mari, Sophie se limant les ongles des pieds à la fenêtre du salon…
Un jour, Sophie va me manquer définitivement, c’est certain. Mais nous n’en sommes pas là.
Petit embarras technique : je n’ai récupéré que deux des trois micros. Le troisième a dû disparaître dans le déménagement, c’est tellement petit ces machins-là.
Il fait un froid terrible dans cette campagne. Et Dieu que c’est triste ! Qu’est-ce que Sophie est venue faire ici… Elle suit son grand homme de mari. Gentille petite femme. Je ne lui donne pas trois mois avant de s’ennuyer à mourir. Son ventre va lui tenir compagnie, mais elle va avoir tellement de soucis… Certes, son Vincent a reçu une belle mutation, mais je le trouve très égoïste.
L’installation de Sophie dans l’Oise va me contraindre à faire beaucoup de kilomètres, et en plein hiver… Je me suis donc trouvé un petit hôtel à Compiègne. J’y passe pour un écrivain. Pour trouver un poste d’observation, en revanche, il m’a fallu plus de temps. Mais c’est fait. Je passe par la partie écroulée du mur d’enceinte, à l’arrière de la maison. J’ai trouvé à garer ma moto dans les ruines d’un appentis dont il reste suffisamment de toit. C’est très éloigné de la maison et on ne peut pas voir ma moto depuis la route, où d’ailleurs il ne passe presque personne.
Sauf le froid, tout va donc bien pour moi. Je n’en dirais pas autant de Sophie. À peine installée et les ennuis pleuvent déjà. D’abord, même quand on est active, les journées sont longues dans cette immense maison. Les ouvriers ont bien fait une diversion les premiers jours, mais le gel est revenu de manière inattendue et ils ont cessé de travailler, on ne sait pas quand on va les revoir. Moralité : la cour devant la maison, bousillée par les camions, est maintenant complètement gelée et Sophie se tord les chevilles en permanence dès qu’elle doit sortir. Sans compter que ça fait encore plus triste. Le bois pour la cheminée semblait tout près quand on n’en avait pas besoin, mais maintenant… Et puis, on est seule. De temps en temps, on sort sur le perron avec un bol de thé. On a beau être dans l’enthousiasme, quand on travaille toute seule toute la journée et que le petit mari rentre tous les soirs à pas d’heure…
Pour preuve, ce matin, la porte de la maison s’est ouverte et un chat est sorti. C’est une bonne idée, un chat. Il est resté un moment là, assis sur le seuil à regarder le parc. C’est un chat noir et blanc, un beau chat. Quelques instants plus tard, il est allé faire ses besoins sans trop s’éloigner de la maison. Ce devait être parmi ses premières sorties, Sophie le guettait de la fenêtre de la cuisine. J’ai fait un grand tour pour passer moi aussi à l’arrière de la maison. Nous nous sommes presque retrouvés nez à nez, le chat et moi. J’ai stoppé net. Ce chat n’est pas sauvage. Gentil chat. Je me suis baissé et je l’ai appelé. Il a attendu un moment et il s’est approché, il s’est laissé caresser en faisant le dos rond et en levant le derrière comme ils font tous. Je l’ai pris dans mes bras. Il s’est mis à ronronner. Je sentais en moi une raideur, une fébrilité… Le chat s’est laissé porter en ronronnant. Je suis allé avec lui jusqu’à l’appentis où Vincent entrepose ses outils.
Je n’étais pas venu depuis quelques jours, exactement depuis que l’autre soir, Sophie a découvert son gentil chat cloué sur la porte de l’appentis de son mari. Ça lui a fait un coup, il faut se mettre à sa place ! Je suis arrivé vers 9 heures, Sophie partait. Je l’ai juste entrevue qui mettait un sac de voyage dans le coffre de sa voiture. J’ai attendu une demi-heure, par précaution, puis j’ai forcé un volet du bas, à l’arrière, et je suis entré visiter. Sophie n’a pas chômé. Elle a déjà repeint la plus grande partie du rez-de-chaussée, cuisine, salon et une autre pièce dont je ne sais pas à quoi elle servira. Un joli jaune pâle avec des frises d’un jaune plus soutenu, les poutres du salon dans un vert un peu pistache (pour autant que je puisse en juger), toujours est-il que c’est très joli. Un travail de moine. Des dizaines et des dizaines d’heures de travail. Les ouvriers les ont laissés avec une salle de bains brute de décoffrage mais ça fonctionne, l’eau est chaude. La cuisine aussi est en pleine réfection. Les ouvriers ont posé les meubles par terre, je suppose que la plomberie doit d’abord être achevée avant qu’ils les fixent. Je me suis fait du thé et j’ai réfléchi. Je me suis promené dans les pièces, j’ai pris pour moi deux ou trois babioles, le genre de choses dont on ne se rend jamais compte qu’elles ont disparu mais qui surprennent quand on les retrouve accidentellement. Après quoi, ma décision prise, je suis allé chercher les pots de peinture, les rouleaux, j’ai mis bien moins de temps que Sophie pour tout repeindre du sol au plafond, quoique dans un style plus « spontané ». Les meubles de cuisine sont réduits à du petit-bois pour la cheminée, j’ai nettoyé les coulures de peinture avec le linge de table, j’en ai profité pour donner une petite touche de couleur sauvage au mobilier, j’ai cisaillé la tuyauterie de la salle de bains jusqu’à la cuisine et je suis parti en laissant la robinetterie ouverte.
Je n’ai pas besoin de revenir tout de suite.
Dès son arrivée, Sophie a fait la connaissance de Laure Dufresne, l’institutrice du village. Elles ont à peu près le même âge, elles ont sympathisé. J’ai profité des horaires de classe pour aller faire un tour chez elle. Je ne veux pas être pris au dépourvu. Rien à signaler. Petite vie tranquille. Petite jeune femme tranquille. Elles se voient pas mal. Laure passe volontiers prendre un café en fin de journée. Sophie est allée lui donner un coup de main pour installer de nouveaux meubles dans sa classe. À la jumelle, je les ai vues s’amuser. J’ai l’impression que cette rencontre est positive pour Sophie. J’ai commencé à tirer des plans sur la comète. La question est de savoir comment je vais me servir de tout ça. Et je crois que j’ai trouvé.
Laure a beau tenter de la rassurer, Sophie est démoralisée. Après la mort de son chat, sa maison a été saccagée pendant son absence, ce qui lui a mis un rude coup. Selon elle, il doit s’agir d’une malveillance de voisinage. Laure prétend que c’est impossible : elle a été très bien accueillie, les gens d’ici sont très gentils, assure-t-elle. Sophie a de gros doutes. Et les faits qu’elle aligne plaident en sa faveur. Et puis faire venir les experts, porter plainte, trouver des ouvriers, recommander des meubles, tout ça ne se fait pas en un jour. Il y en a pour des semaines (des mois peut-être, allez savoir). Et tout repeindre, les bras vous en tombent. Avec ça, Vincent, à son nouveau poste, qui termine tard tous les jours en disant que c’est normal, que c’est toujours comme ça au début (de toute manière, celui-là…). Avec cette maison, elle sent que quelque chose a mal commencé. Elle ne veut pas avoir de réflexes trop négatifs (tu as raison Sophie : reste rationnelle). Vincent a fait poser une alarme pour la tranquilliser mais, malgré cela, elle ne se sent pas à l’aise. La lune de miel avec l’Oise n’aura pas duré longtemps. Sa grossesse ? Ça avance. Trois mois et demi. Mais vraiment, Sophie n’a pas bonne mine.
Il ne manquait plus que ça : il y a des rats dans la maison ! Il n’y en avait pas et d’un seul coup, on en a plein. Et il paraît que lorsqu’on en voit un, c’est qu’il y en a dix. Ça commence avec un couple et ça se reproduit à une vitesse ! Ça grouille partout, vous les voyez cavaler et disparaître dans les coins, vraiment ça fait peur. La nuit, on les entend qui grattent. On met des pièges, des produits pervers qui les attirent et qui les tuent. Vraiment, c’est à se demander combien il y en a. Je fais des allers-retours avec des couples de rats qui s’affolent dans les sacoches de la moto. C’est ça le plus pénible.
C’est auprès de Laure que Sophie trouve le plus de réconfort. Je suis retourné chez l’institutrice pour vérifier quelques petites choses. Je me suis même demandé si cette fille n’était pas un peu gouine, mais je pense que non. C’est pourtant ce que prétendent les lettres anonymes qui commencent à circuler dans le village et aux alentours. On en a reçu d’abord à la mairie, puis aux services sociaux, à l’inspection académique, on y lit des horreurs sur Laure : elle y est décrite comme malhonnête (une lettre prétend qu’elle truque les comptes de la coopérative scolaire), comme malfaisante (une autre parle des sévices sur certains gamins), comme amorale (on prétend qu’elle entretient des relations coupables avec… Sophie Duguet), l’atmosphère du village est pénible. Forcément, dans des villages où il ne se passe jamais rien, ça fait plus de bruit qu’ailleurs. Dans ses e-mails, Sophie décrit Laure comme une « fille très courageuse ». Sophie a trouvé là une occasion de dispenser un peu d’aide à autrui, elle se sent utile.
Alors, la voici enfin, cette fameuse Valérie ! Je trouve qu’elles se ressemblent, toutes les deux. Elles se sont connues au lycée. Valérie travaille dans une société de transports internationaux à Lyon. Sur internet, rien à « Valérie Jourdain », mais à « Jourdain » tout court, on trouve des entrées pour toute la famille, depuis le grand-père, origine de la fortune familiale, jusqu’au petit-fils, Henri, le frère aîné de Valérie. À la fin du XIXe siècle, la famille avait déjà amassé une fortune assez considérable dans les métiers à tisser lorsque, d’un coup de génie comme on en voit peu, le grand-père, Alphonse Jourdain, a déposé un brevet pour un fil de coton synthétique qui a assuré à la famille de quoi vivre pendant deux générations. Il n’en fallait pas plus pour que le fils d’Alphonse, le père de Valérie, ne transforme l’essai et, par une série de spéculations sereines (achats d’immeubles principalement), ne prolonge le délai de sérénité de deux à huit générations. D’après ce que j’ai reconstitué de sa fortune personnelle, la vente de son appartement seul lui permettrait de vivre sans souci jusqu’à cent trente ans.
Je les ai vues toutes les deux faire des promenades dans le parc. Sophie lui a montré, d’un air anéanti, toutes les plantes qui meurent. Même certains arbres. On ne sait pas ce qui se passe. On préfère ne pas savoir.
Valérie se montre pleine de bonne volonté (elle peint un peu mais au bout d’un moment elle allume une cigarette, s’assoit sur un escabeau et jacasse jusqu’à ce qu’elle se rende compte que Sophie travaille toute seule depuis plus d’une heure). Le problème, c’est qu’elle a peur des rats, que l’alarme qui se déclenche toute seule parfois jusqu’à quatre fois dans la nuit lui fiche une trouille verte (pour moi, c’est évidemment beaucoup de travail mais c’est aussi très gratifiant). Valérie trouve que c’est loin de tout. Je ne peux pas la critiquer.
Sophie a présenté Laure à Valérie. Tout ça a l’air de se passer gentiment. Évidemment, entre Sophie qui déprime de manière chronique depuis des mois et des mois et Laure qui vit dans l’angoisse les vagues de lettres anonymes qui ne cessent d’inonder le village, pour Valérie, ce ne sont pas réellement des vacances…
Si ça continue, même Valérie va finir par se mettre en colère contre Sophie. Vincent, lui, c’est un sphinx, pour savoir ce qu’il pense, celui-là… Mais Valérie, c’est autre chose. Valérie, c’est la spontanéité incarnée, pas l’once du moindre calcul.
Depuis plusieurs jours, Sophie lui disait qu’elle devrait rester encore un peu. Quelques jours de plus. Valérie avait beau expliquer qu’elle ne pouvait pas, Sophie insistait. Elle l’appelait « petite choute », mais Valérie, qui pouvait peut-être prolonger son séjour, ne se plaisait pas ici. Je crois que pour rien au monde elle ne serait restée plus longtemps. Sauf qu’au moment de partir, impossible de retrouver son billet de train. L’idée que Sophie fait tout pour retarder son départ l’a évidemment traversée. Sophie jure ses grands dieux, Valérie fait semblant de n’y voir aucune importance, Vincent fait mine de prendre tout ça pour un incident sans conséquence. Valérie a commandé un nouveau billet sur le net. Elle s’est montrée plus silencieuse qu’à l’accoutumée. Elles se sont embrassées à la gare. Valérie tapotait le dos de Sophie, qui pleurait en dodelinant de la tête. Je crois que Valérie était très contente de s’enfuir.
Quand j’ai vu que Laure était tombée en panne de voiture, j’ai tout de suite saisi ce qui allait se passer et j’ai pris les devants. Ça n’a pas raté. Dès le lendemain, Laure a demandé à Sophie de lui prêter sa voiture pour ses courses de la semaine. Sophie est toujours ravie de rendre service. Tout était prêt. J’avais bien fait les choses et, il faut aussi le dire, j’ai eu un peu de chance. Aussi bien Laure aurait pu ne s’apercevoir de rien. Mais elle a vu. Lorsqu’elle a ouvert le coffre pour y décharger son Caddie, elle a aperçu le coin de quelques revues qui dépassaient de sacs plastique. Dans une période où sa vie est rythmée par l’arrivée de lettres anonymes, elle ne pouvait manquer d’être intriguée. Lorsqu’elle a découvert les revues avec les pages dans lesquelles avaient été découpées de nombreuses lettres, elle a immédiatement fait le rapprochement. Je m’attendais à une explosion. Pas du tout. Laure est une fille très structurée, calme, c’est même ce que Sophie aime en elle. Laure est passée chez elle prendre les copies des lettres anonymes qu’elle a récupérées ces dernières semaines et avec le paquet de revues elle s’est rendue directement au commissariat de la ville voisine, elle a porté plainte. Sophie commençait à être inquiète de ne pas la voir revenir des courses. Elle a été enfin rassurée. Laure n’a pratiquement pas dit un mot. À la jumelle, je les ai vues l’une en face de l’autre. Sophie écarquillait les yeux. Dans le sillage de Laure, le fourgon de la gendarmerie est arrivé pour la perquisition. Ils n’ont pas tardé, évidemment, à trouver les autres revues que j’ai entreposées un peu partout. Le procès en diffamation va agiter le bocage pendant quelques semaines. Sophie est désespérée. Comme si elle avait besoin de ça. Il va falloir en parler à Vincent. Je pense que parfois, Sophie a envie de mourir. Et elle est enceinte.
Le moral s’est effondré. Pendant plusieurs jours, elle s’est littéralement traînée. Elle a travaillé dans la maison, mais peu et distraitement. On dirait même qu’elle refuse de sortir.
Je ne sais pas ce qui se passe avec les ouvriers, mais on ne les voit plus. Je crains que les assurances ne fassent des difficultés. Peut-être qu’il aurait fallu avoir une alarme plus tôt, je ne sais pas, ces gens-là sont tellement procéduriers. Bref, plus rien n’avance. Sophie a un visage soucieux et découragé. Elle passe des heures à fumer dehors, dans son état, ce n’est pourtant pas conseillé…
De gros nuages noirs ont roulé dans le ciel toute la fin de journée. La pluie a commencé à tomber vers 19 heures. Lorsque Vincent Duguet est passé devant moi à 21 h 15, l’orage était à son comble.
Vincent est un homme prudent et appliqué. Il conduit raisonnablement vite, met bien son clignotant à droite, à gauche. Quand il est arrivé sur la nationale, il a accéléré. La route est toute droite pendant plusieurs kilomètres, après quoi elle tourne bizarrement sur la gauche, je dirais même brutalement. Malgré la signalisation, bien des conducteurs ont dû s’y laisser prendre, d’autant qu’à cet endroit, la route est bordée d’arbres assez grands qui masquent la courbure : on arrive dessus assez vite. Pas Vincent, évidemment, qui fait ce trajet depuis des semaines et chez qui un emballement reste exceptionnel. Il n’empêche, quand on connaît, on se sent toujours à l’abri, on n’y pense même plus. Vincent a abordé le virage avec la confiance de quelqu’un qui connaît les lieux. La pluie avait redoublé. J’étais juste derrière lui. Je l’ai dépassé exactement au bon moment et je me suis rabattu très brutalement, si brutalement même que l’arrière de la moto a touché son pare-chocs avant. Juste avant la fin de mon dépassement, je me suis mis en dérapage bien maîtrisé, puis j’ai donné un grand coup de frein pour redresser. L’effet de surprise, la pluie, la moto qui surgit, se rabat si près qu’elle touche sa carrosserie et qui se met à déraper comme ça soudainement devant lui… Vincent Duguet a littéralement perdu les pédales. Un coup de frein trop violent. Il a tenté de redresser, j’ai presque cabré la moto et je me suis retrouvé face à lui. Il s’est vu me percuter, un coup de volant désordonné et… La messe était dite. Sa voiture a tourné sur elle-même, ses pneus ont mordu sur le talus, c’était déjà le début de la fin. La voiture a semblé virer à droite, puis à gauche, le moteur a hurlé et le bruit de ferraille a été terrible quand elle a percuté l’arbre : la voiture était profondément encastrée dans l’arbre, cabrée sur ses roues arrière, l’avant à une cinquantaine de centimètres du sol.
Je suis descendu de moto et j’ai couru jusqu’à la voiture. Malgré l’abondance de la pluie, je craignais l’incendie, je voulais faire vite, je me suis approché de la portière avant gauche. Vincent avait la poitrine écrasée contre le tableau de bord, j’ai l’impression que l’Airbag a explosé, je ne savais pas que c’était possible. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait une chose pareille, je voulais sans doute m’assurer qu’il était mort. J’ai relevé la visière de mon casque intégral, j’ai agrippé ses cheveux et j’ai tourné sa tête vers moi. Le visage ruisselait de sang mais personne n’aurait pu s’imaginer une chose pareille : il avait les yeux grands ouverts et il me regardait fixement ! Je suis resté tétanisé par ce regard… La pluie battante ruisselait à l’intérieur de l’habitacle, le visage de Vincent ruisselait de sang et ses yeux me fixaient avec une intensité qui m’a littéralement terrifié. Nous nous sommes regardés un long instant. J’ai lâché sa tête, qui est lourdement retombée sur le côté, et je vous jure : ses yeux étaient toujours ouverts. Ils avaient une autre fixité cette fois. Comme s’il était enfin mort. Je suis parti en courant et j’ai démarré en trombe. Quelques secondes plus tard, je croisais une voiture dont j’ai vu les feux de stop s’allumer dans mon rétroviseur…
Le regard de Vincent littéralement planté dans le mien m’a empêché de dormir. Est-il enfin mort ? S’il ne l’est pas : se souviendra-t-il de moi ? Fera-t-il le rapprochement avec le motard qu’il a renversé naguère ?
Je me tiens informé par les e-mails de Sophie à son père. Il lui a proposé avec insistance de venir la voir mais elle refuse toujours. Elle dit qu’elle a besoin d’être seule. À voir sa vie, elle est comblée… Vincent a été très vite transféré à Garches. J’ai hâte d’avoir des nouvelles. Je ne sais pas du tout comment les choses vont tourner maintenant. Mais je suis tout de même un peu rassuré : Vincent va mal. On pourrait même dire : très mal.
Il fallait prendre des dispositions, sinon je risquais de la perdre. Maintenant je sais toujours où Sophie se trouve. C’est plus sûr.
Je la regarde : on ne dirait pas qu’elle est enceinte. Il y a des femmes comme ça, ça ne se voit pratiquement qu’à la fin.
Évidemment, ça devait arriver. L’accumulation sans doute : tous ces mois de tension et d’épreuves, et l’accélération des dernières semaines, la plainte en diffamation de Laure, l’accident de Vincent… Hier, déplacement de Sophie en pleine nuit, ce qui n’est pas courant. Senlis. Je me suis demandé quel rapport ça pouvait avoir avec Vincent. Aucun. Sophie vient de faire une fausse couche. Trop d’émotions sans doute.
La nuit dernière, je me suis senti très mal. Une angoisse inexplicable m’a sorti du sommeil. J’ai tout de suite reconnu les symptômes. Quand ça touche à la maternité, ça me fait ça. Pas toujours, mais souvent. Quand je rêve de ma propre naissance, que j’imagine le visage épanoui de maman, son absence me fait un mal terrible.
Vincent vient d’être transféré à la clinique Sainte-Hilaire pour la rééducation. Les nouvelles sont encore plus alarmantes que je le pensais. Il devrait sortir dans un mois à peu près.
Il y a quelque temps que je n’ai pas vu Sophie. Elle a fait une petite escapade chez son père. Elle n’est restée là-bas que quatre jours. De là, elle s’est aussitôt rendue à Garches retrouver Vincent.
Honnêtement, les nouvelles ne sont pas bonnes… J’ai hâte de voir ça.
Mon Dieu…! J’en suis encore retourné.
Je m’y attendais, mais à ce point-là… Je savais par un e-mail à son père que Vincent allait sortir ce matin. En début de matinée, je me suis installé dans le parc de la clinique, à l’extrémité nord, où je pouvais surveiller l’ensemble du bâtiment. J’étais là depuis vingt minutes lorsque je les ai vus apparaître sur le perron du bâtiment central. Sophie, en haut de la rampe pour handicapés, poussait le fauteuil de son mari. Je ne les distinguais pas très bien. Je me suis levé, j’ai emprunté une allée parallèle pour me rapprocher. Quelle vision…! L’homme qu’elle pousse dans son chariot n’est plus que l’ombre de lui-même. Les vertèbres ont dû être salement touchées, mais il n’y a pas que ça. On ferait mieux de faire le compte de ce qui marche encore. Il doit maintenant peser dans les quarante-cinq kilos. Il est tassé sur lui-même ; sa tête, qui doit ballotter d’un côté à l’autre, est maintenue à peu près droite par une minerve et pour le peu que j’ai pu en voir, son regard est vitreux, son teint jaune comme un coing. Quand on pense que ce type n’a pas trente ans, on est effaré.
Sophie pousse le fauteuil avec une abnégation admirable. Elle est calme, son regard est droit. Je trouve sa démarche un peu mécanique, mais il faut comprendre, cette fille a de gros soucis. Ce que j’aime chez elle, c’est que même dans ces circonstances, elle ne tombe pas dans la vulgarité : pas d’attitude de bonne sœur ou d’infirmière martyre. Elle pousse le fauteuil, voilà tout. Elle doit pourtant réfléchir et se demander ce qu’elle va faire de ce légume. Moi aussi, d’ailleurs.
C’est très triste. Cette province, en soi, n’a jamais été très riante — c’est le moins qu’on puisse dire — mais là, on atteint des sommets. La maison immense et cette jeune femme esseulée, qui, au moindre rayon de soleil, tire sur le perron le fauteuil de l’handicapé qui lui prend tout son temps, toute son énergie… c’est pathétique. Elle le couvre de châles, s’assoit sur une chaise près de son fauteuil et elle lui parle en fumant d’innombrables cigarettes. Difficile de savoir s’il comprend ce qu’elle lui dit. Il dodeline de la tête en permanence, qu’elle parle ou non. À la jumelle, je vois qu’il ne cesse de baver, c’est assez pénible. Il essaie de s’exprimer, mais il ne parle plus. Je veux dire : il ne dispose plus de langage articulé. Il pousse des sortes de cris, des grognements, ils essayent tous les deux de communiquer. Sophie est d’une patience… Moi, je ne pourrais pas.
Pour le reste, je suis très discret. Il ne faut jamais en faire trop. Je reviens la nuit, entre 1 heure et 4 heures du matin, je claque un volet, très fort, et une demi-heure plus tard je fais exploser l’ampoule extérieure. J’attends que la chambre de Sophie s’allume, puis la lumière de la fenêtre qui donne sur l’escalier, et je rentre tranquillement. Ce qui importe, c’est d’entretenir le climat.
L’hiver vient d’arriver avec une petite avance.
J’ai appris que Laure avait retiré sa plainte contre Sophie. Elle lui a même rendu visite. On ne recollera pas les morceaux entre elles, mais la petite Laure a bon fond et visiblement elle n’est pas rancunière. Sophie est devenue quasiment transparente.
Je lui rends visite environ deux fois par semaine (je dose les médicaments, je remets le courrier des jours précédents après les avoir lus), le reste du temps, je me tiens informé par ses e-mails. Je n’aime pas trop la tournure que prennent les choses. Nous pourrions nous installer dans cette sorte de torpeur dépressive et y rester des mois, des années. Il va falloir que ça change. Sophie tente de s’organiser, elle a demandé une aide ménagère, mais c’est assez difficile à trouver par ici, sans compter que je n’y tiens pas. J’ai intercepté les courriers. J’ai opté pour une attitude en pointillé. Je compte sur le fait qu’à son âge, même avec beaucoup d’amour, Sophie va se lasser, qu’elle va se demander ce qu’elle fait ici, combien de temps elle va pouvoir tenir. Je vois bien qu’elle cherche des solutions : elle a cherché une autre maison, elle pense à se réinstaller à Paris. Moi, tout me va. Ce que je ne veux pas, c’est avoir le légume dans les pattes trop longtemps.
Sophie n’a pas une minute de tranquillité. Les premiers temps, Vincent restait tranquillement dans son fauteuil, elle pouvait s’occuper ailleurs, revenir le voir… C’est devenu de plus en plus difficile. Depuis quelque temps, c’est même très difficile. Si elle le laisse sur le perron, quelques minutes plus tard son fauteuil a avancé et se trouve près de basculer dans le vide. Elle a fait venir un ouvrier pour poser une rampe d’accès, des barres de protection partout où il risque de s’aventurer. Elle ne sait pas comment il peut faire, mais il réussit à avancer jusqu’à la cuisine. De temps à autre, il parvient à attraper des objets, ce qui peut être très dangereux, ou bien il se met à hurler. Elle se précipite mais s’avère incapable de comprendre pourquoi il agit ainsi de manière si soudaine. Vincent me connaît bien maintenant. Chaque fois qu’il me voit arriver, il écarquille les yeux, il se met à pousser des borborygmes. Il a peur évidemment, il se sent très vulnérable.
Sophie explique ses mésaventures à Valérie (qui promet toujours de venir la voir mais qui ne se décide jamais, comme par hasard). Elle a du mal à maîtriser ses angoisses, elle se bourre de médicaments, elle ne sait plus quelle solution adopter, elle demande conseil à son père, à Valérie, elle passe des heures sur internet à chercher des maisons, un appartement, elle ne sait vraiment plus où elle en est… Valérie, son père, tout le monde lui conseille de placer Vincent dans un établissement spécialisé, mais il n’y a rien à faire.
La seconde aide ménagère n’a pas voulu rester. Elle n’a pas voulu donner de raison non plus. Sophie se demande comment elle va faire, l’association lui écrit qu’il sera difficile d’en trouver d’autres.
Je ne savais pas si son mari avait encore des pulsions, s’il fonctionnait encore normalement et dans ce cas comment elle allait s’y prendre. En fait, c’est tout bête. Bon, évidemment, Vincent n’a plus le côté vigoureux et conquérant de l’an dernier, celui des (trop) célèbres vacances en Grèce. Sophie lui rend simplement le petit service. Elle s’applique, mais on la sent quand même un peu absente. En tout cas, elle ne pleure pas en même temps. Après seulement.
C’est un peu triste comme Noël, d’autant que c’est l’anniversaire de la mort de la mère de Vincent.
Le jour de Noël ! Le feu s’est déclenché dans le salon. Pourtant Vincent avait l’air calme, il somnolait. En quelques minutes, le sapin a pris feu, ça fait des flammes impressionnantes. Sophie n’a eu que le temps de tirer le fauteuil de Vincent (qui hurlait comme un damné), de jeter de l’eau tandis qu’elle appelait les pompiers. Plus de peur que de mal. Mais vraiment très peur. Même les pompiers bénévoles, à qui elle a offert le café dans l’atmosphère humidifiée de ce qui reste du salon, lui conseillent gentiment de placer Vincent.
Il suffisait de se décider. Je laisse passer les courriers administratifs. Sophie a trouvé un établissement en banlieue parisienne. Vincent est convenablement pris en charge, il avait une bonne mutuelle. Elle l’a emmené là-bas, elle s’agenouille près du fauteuil, lui tient les mains, elle lui parle tout bas, lui fait valoir les avantages de la situation. Il grogne des choses incompréhensibles. Elle pleure dès qu’elle est seule.
J’ai relâché un peu la pression sur Sophie, le temps qu’elle s’organise. Je me contente de lui perdre des objets, de bouleverser un peu son calendrier, mais pour elle, c’est si habituel que ce n’est même plus inquiétant. Elle fait avec. Et du coup, elle reprend un peu du poil de la bête. Au début, bien sûr, elle est allée voir Vincent tous les jours, mais ce sont des résolutions qui ne tiennent pas dans la durée. Du coup, elle connaît de terribles crises de culpabilité. C’est par son rapport à son père qu’on s’en rend compte : elle n’ose même pas lui en parler.
Maintenant que Vincent est en banlieue, elle a mis la maison en vente. Et elle brade. Elle a fait venir de drôles de gens : des brocanteurs, des antiquaires, les bénévoles d’Emmaüs, les véhicules se succèdent, Sophie reste là, toute droite, sur le perron, pour les regarder arriver, on ne la voit jamais quand ils repartent. Entre-temps, on charge des cartons et des cartons et des meubles, un bric-à-brac incroyable. C’est drôle, quand j’ai vu tous ces meubles, ces objets chez elle, l’autre nuit, je trouvais ça joli et là, de les voir transportés, chargés, déménagés, tout a subitement un air moche, sinistré. C’est la vie.
Avant-hier, vers 21 heures, Sophie s’est ruée dans un taxi.
La chambre de Vincent se trouve au deuxième étage. Il est parvenu à pousser la barre de la porte qui conduit à l’ancien escalier monumental et il y a précipité son fauteuil. Les infirmiers ne savent pas comment il s’y est pris, mais ce type avait encore une sacrée énergie. Il a profité de l’heure incertaine d’après-repas, celle où les groupes se forment pour les jeux collectifs et où les autres pensionnaires sont massés devant les téléviseurs. Il s’est tué net. C’est curieux d’ailleurs, c’est la même mort que sa mère. Parlez-moi de la destinée…
Sophie a choisi de faire incinérer Vincent. Il y avait peu de monde à la cérémonie : son père, celui de Vincent, d’anciens collègues, quelques membres des deux familles qu’elle ne voit que de loin en loin. C’est dans ces circonstances que l’on mesure à quel point elle a fait le vide autour d’elle. Valérie a fait le déplacement.
J’espérais qu’elle serait un peu soulagée par la mort de Vincent. Depuis des semaines, elle devait imaginer le scénario : devoir lui rendre visite ainsi pendant des années et des années… Mais ce n’est pas comme ça qu’elle réagit : Sophie est hantée par la mauvaise conscience. Si elle ne l’avait pas « placé », si elle avait eu le courage de s’occuper de lui jusqu’au bout, il serait encore vivant. Valérie a beau lui écrire que vivre ainsi ce n’était pas la vie, Sophie a une peine terrible. Je pense quand même que la raison va triompher. Tôt ou tard.
Sophie s’est rendue quelques jours chez son père. Je n’ai pas cru nécessaire de l’accompagner. De toute manière, elle a emporté ses médicaments.
Honnêtement, le quartier est bien. Ça n’est pas ce que j’aurais choisi, mais c’est bien. Sophie a emménagé dans un appartement du troisième étage. Il faudra que je trouve le moyen d’aller visiter ça un jour. Je ne peux évidemment pas espérer trouver un poste d’observation aussi commode que celui dont je bénéficiais autrefois, du temps que Sophie était une jeune femme épanouie… Mais je m’y emploie.
Elle n’a quasiment rien rapporté ici. Il devait de toute manière rester peu de choses après la grande braderie de l’Oise. La dimension du camion qu’elle a loué n’avait rien à voir avec celui du premier déménagement. Moi qui suis si peu symboliste, j’y vois tout de même comme une image, assez encourageante d’ailleurs. Il y a quelques mois, Sophie a quitté Paris avec un mari, des tonnes de meubles, de livres et de tableaux, un bébé dans son ventre. Elle vient d’y rentrer seule, avec juste une camionnette. Ce n’est plus la jeune femme d’avant, scintillante d’amour et d’énergie. Loin de là. Parfois je regarde des photos de cette époque, des photos de vacances.
Sophie s’est décidée à chercher du travail. Pas dans sa branche, elle n’a plus aucune relation dans la presse et de toute manière, elle n’a plus suffisamment d’allant pour ce genre de chose. Sans compter la manière dont elle a quitté son dernier poste… Je suis ça de loin. Moi, tout me va. Elle rentre dans des bureaux, prend des rendez-vous. Visiblement elle cherche n’importe quoi. On dirait que c’est pour s’occuper. Elle n’en parle quasiment pas dans ses e-mails. C’est simplement fonctionnel.
Si je m’attendais à ça : bonne d’enfant ! Enfin, sur l’annonce on dit « nurse ». Sophie a plu à la directrice de l’agence d’intérim. Et du coup ça n’a pas traîné : le soir même, elle était embauchée chez « M. et Mme Gervais ». Je vais me renseigner sur eux. J’ai vu Sophie avec un garçonnet de cinq ou six ans. C’est la première fois que je la vois sourire depuis des mois. Je ne comprends pas très bien ses horaires.
La femme de ménage arrive vers midi. C’est le plus souvent Sophie qui lui ouvre. Mais comme elle entre même les jours où Sophie n’est pas là, j’en ai déduit qu’elle a sa propre clé de l’appartement. C’est une grosse femme sans âge, qui porte en permanence un cabas en plastique marron. Elle ne vient pas chez les Gervais le week-end. Je l’ai observée plusieurs jours, j’ai appris son itinéraire, ses habitudes, je suis un expert. Avant de prendre son service, elle s’arrête au Triangle, le café qui fait l’angle de la rue, pour fumer sa dernière cigarette. Elle ne doit pas avoir le droit de fumer chez les Gervais. Son truc, c’est le tiercé. Je me suis installé à la table d’à côté puis, pendant qu’elle faisait la queue pour faire ses jeux, j’ai plongé la main dans son cabas. Il m’a fallu peu de temps pour trouver son trousseau. Samedi matin, j’ai fait le déplacement jusqu’à Villeparisis (c’est fou ce qu’elle fait comme trajet, cette femme-là) et pendant qu’elle faisait son marché, j’ai remis son trousseau dans son cabas. Elle en sera quitte pour la peur…
Maintenant, j’ai mes entrées chez les Gervais.
Rien ne change vraiment. Il n’a pas fallu deux semaines à Sophie pour qu’elle perde ses papiers, que son réveil se mette à débloquer (elle est arrivée en retard dès la première semaine)… Je remets la pression et j’attends une bonne occasion. Jusqu’ici, j’ai su me montrer patient, mais maintenant j’aimerais bien passer au plan B.
Depuis deux mois, et malgré le fait qu’elle aime son nouveau travail, Sophie se retrouve face à ses difficultés psychologiques comme il y a un an. Exactement les mêmes. Mais il y a quelque chose de très nouveau, ce sont ses colères. Moi-même, j’ai un peu de mal à la suivre, parfois. Son inconscient doit se révolter, se mettre en fureur. Ce n’était pas le cas avant. Sophie s’était résignée à sa folie. Quelque chose, depuis, a sans doute débordé, je ne sais pas. Je la vois s’énerver, se maîtriser avec difficulté ; elle parle mal aux gens, on dirait qu’elle leur fait la tête en permanence, qu’elle n’aime plus personne. Ce n’est pourtant pas la faute des autres si elle est ainsi ! Je la trouve agressive. Dans le quartier, elle n’a pas tardé à se faire une sale réputation… Aucune patience. Pour une nurse, c’est un comble. Et ses difficultés personnelles (il y en a pas mal en ce moment, je reconnais…) rejaillissent sur son entourage. C’est à croire qu’elle a des envies de meurtre parfois. Moi, je serais les parents, je ne confierais pas un enfant de six ans à une fille comme Sophie.
Ça n’a pas raté… J’ai vu Sophie et l’enfant au square Dantremont, tout avait l’air calme. Sophie semblait rêvasser sur son banc. Je ne sais pas ce qui a pu se passer : quelques minutes plus tard, elle marchait à grands pas sur le trottoir d’un air furieux. Loin derrière, le gamin faisait la tête. Lorsque Sophie s’est retournée et qu’elle a foncé sur lui, j’ai compris que ça allait très mal se passer. Une gifle ! Une gifle haineuse, de celles qui veulent corriger, punir. Le môme a été sidéré. Elle aussi. Comme si elle se réveillait d’un cauchemar. Ils sont restés un instant à se regarder, sans se parler. Le feu est passé au vert, j’ai démarré tranquillement. Sophie regardait autour d’elle comme si elle craignait d’avoir été vue, et qu’on lui demande des comptes. Je pense qu’elle déteste cet enfant.
La nuit dernière, elle est restée dormir chez les Gervais. C’est très rare. Généralement, elle préfère rentrer chez elle, quelle que soit l’heure. Je connais l’appartement des Gervais. Lorsque Sophie reste dormir, il y a deux solutions parce qu’il y a deux chambres d’amis. J’ai guetté les lumières des différentes fenêtres. Sophie a raconté une histoire au gamin, je l’ai vue ensuite fumer sa dernière cigarette à la fenêtre, allumer la lumière de la salle de bains puis l’appartement s’est éteint. La chambre. Pour aller dans la chambre de l’enfant, il faut passer par celle où dort Sophie. Je suis certain que, de peur de réveiller Sophie, les parents, ces soirs-là, ne se risquent pas à aller voir leur môme.
Vers 1 h 20 du matin, les parents sont rentrés à leur tour. Le temps de la toilette du soir, les fenêtres de leur chambre se sont éteintes à près de 2 heures. Je suis monté à 4 heures. Je suis passé par l’autre couloir, chercher ses chaussures de marche dont j’ai pris les lacets et je suis revenu sur mes pas. J’ai écouté longuement le sommeil de Sophie avant de traverser sa chambre en silence, très lentement. Le petit dormait profondément, sa respiration faisait un léger sifflement. Je pense qu’il n’a pas souffert longtemps. J’ai passé le lacet autour de sa gorge, coincé sa tête sous l’oreiller contre mon épaule, puis tout a été très vite. Mais c’était épouvantable. Il s’est mis à remuer furieusement. J’ai senti que j’allais vomir, les larmes me sont montées aux yeux. J’ai eu la soudaine certitude que ces secondes faisaient de moi quelqu’un d’autre. C’est le plus éprouvant de tout ce que j’ai été obligé de faire jusqu’ici. Je suis parvenu à le faire, mais je ne m’en remettrai jamais. Quelque chose de moi est mort avec cet enfant. Quelque chose de moi, enfant, que je ne savais pas encore vivant.
J’ai été inquiet, au matin, de ne pas voir Sophie sortir de l’immeuble. Ça ne lui ressemble pas. Impossible de savoir ce qui se passait dans l’appartement. J’ai téléphoné, deux fois. Et quelques minutes plus tard, quelques interminables minutes plus tard, je l’ai enfin vue surgir de l’immeuble, affolée. Elle a pris le métro. Elle s’est ruée chez elle pour ramasser des vêtements, elle s’est arrêtée à la banque juste au moment de la fermeture.
Sophie était en fuite.
Le lendemain matin, Le Matin titrait : « Un enfant de six ans étranglé dans son sommeil. Sa nurse est recherchée par la police. »
L’an dernier, en février, Le Matin titrait : « Mais où est passée Sophie Duguet ? »
À l’époque, on venait tout juste de découvrir qu’après le petit Léo Gervais, Sophie avait aussi trucidé une certaine Véronique Fabre, dont l’identité lui avait permis de s’enfuir. Et on était loin encore de savoir qu’en juin suivant, ce serait au tour du patron d’un fast-food qui l’employait au noir.
Cette fille a un ressort que personne ne pouvait imaginer. Pas même moi, qui suis pourtant celui qui la connaît le mieux. Le « réflexe de conservation » n’est pas une vaine expression. Pour que Sophie s’en tire, il a bien fallu qu’à distance je l’aide un peu, mais je ne suis pas loin de penser qu’elle s’en serait peut-être sortie sans moi. En tout cas, le fait est là : Sophie est encore libre. Elle a changé plusieurs fois de ville, de coiffure, de look, d’habitudes, de métier, de relations.
En dépit des difficultés que représentaient sa fuite et l’obligation de vivre sans identité, de ne jamais rester en place, je suis parvenu à maintenir sur elle une pression sans faille, parce que mes méthodes sont efficaces. Au cours de ces mois, nous avons été, elle et moi, comme les deux acteurs aveugles d’une même tragédie : nous sommes faits pour nous retrouver, et le moment approche.
Il paraît que c’est le changement de stratégie qui a fait le succès des guerres napoléoniennes. C’est aussi pour cela que Sophie a réussi. Elle a cent fois changé de route. Elle vient encore de changer de projet. Et elle s’apprête, une nouvelle fois, à changer de nom… C’est assez récent. Elle est parvenue, grâce à une prostituée dont elle a fait la connaissance, à acheter de vrais faux papiers. Des papiers très faux mais avec un vrai nom, presque vérifiable, en tout cas un nom sans reproche, auquel rien de notable ne s’attache. Après quoi elle a aussitôt changé de ville. Je dois dire que sur le coup, j’ai eu un peu de mal à comprendre à quoi pouvait lui servir d’acheter, à un prix aussi déraisonnable, un extrait d’acte de naissance dont la durée de vie n’excède pas trois mois. J’ai compris dès que je l’ai vue entrer dans une agence matrimoniale.
C’est une solution très astucieuse. Sophie a beau continuer de faire des cauchemars sans nom, de trembler comme une feuille du matin au soir, de surveiller ses faits et gestes de manière obsessionnelle, je dois lui reconnaître une capacité de réaction peu commune. Et qui m’a contraint à m’adapter très vite.
Je mentirais en disant que c’était difficile. Je la connais si bien… Je savais exactement comment elle réagirait, ce qui l’intéresserait. Parce que je savais exactement ce qu’elle cherchait et que j’étais, je crois, le seul à même de l’incarner aussi parfaitement. Il fallait, pour être totalement crédible, ne pas être le candidat parfait, dosage assez fin. Sophie m’a d’abord éconduit. Puis le temps a fait son travail. Elle a hésité, elle est revenue. J’ai su alors me montrer assez maladroit pour être crédible, assez rusé pour ne pas être décourageant. Sergent-chef dans les transmissions, je passe pour un crétin acceptable. Comme elle n’avait devant elle que trois petits mois, il y a quelques semaines, Sophie a décidé d’accélérer le mouvement. Nous avons passé quelques nuits ensemble. Là encore, je crois avoir joué ma partition avec la finesse nécessaire.
Moyennant quoi, avant-hier, Sophie m’a demandé en mariage.
J’ai accepté.