Le lendemain fut pareil. Bernard passa et repassa devant ma maison, sans même lever les yeux sur ma fenêtre. Oh! sa mère avait dû lui raconter de moi de terribles histoires. Je ne puis vous dire, madame, combien j’étais indignée. Quelque chose qu’on m’eût dit de lui, de quelque crime qu’on l’eût accusé, je n’en aurais rien cru; et lui, sur un simple récit, me croyait coupable et me condamnait sans m’entendre.
Que dis-je? il me condamnait! il poussait si loin le mépris qu’il ne daignait pas s’informer de moi, ni douter un seul instant! Et tous ces bruits infâmes qui avaient couru sur moi, lui seul en était cause; quand le monde entier m’aurait condamnée, lui seul aurait dû m’absoudre: et pendant que je vivais dans la solitude et le désespoir, il fêtait ses amis, il en était fêté; il riait peut-être quand on lui parlait de moi!
Cette pensée devint si continuelle et si désespérante, que je crus retrouver un moment la force d’oublier Bernard et de me faire à moi seule une vie, puisque je ne pouvais plus être mariée à celui pour qui j’avais tout sacrifié.
Je continuai d’aller à l’atelier en ayant soin d’éviter les rues et les heures où je pouvais craindre la rencontre de Bernard. Je ne voulais pas qu’il me crût assez peu fière pour le rechercher et me justifier près de lui.
Il ne me fut pas du reste très-difficile de l’éviter, car il prenait de son côté le même soin, et quoique les deux maisons fussent très-proches voisines l’une de l’autre, et que les deux jardins fussent très-petits et séparés seulement l’un de l’autre par un mur à hauteur d’appui, nous vécûmes pendant trois semaines côte à côte sans nous voir et sans échanger une parole.
Une seule fois, je le vis paraître à l’entrée de la rue au moment où je sortais moi-même. Aussitôt je me sentis pâlir si fortement que la force me manqua, et je rentrai chez moi sans le regarder.
Ne croyez pas, madame, qu’il y eût là quelque sentiment de honte. Non: je me sentais forte devant lui. Tout le monde pouvait me reprocher d’avoir failli; lui seul ne le pouvait pas, car je n’avais failli que pour lui.
Cependant on commençait à s’étonner de sa conduite. Les histoires d’amour, c’est comme les assassinats; tout le monde aime à en parler, et surtout les femmes. Mes camarades d’atelier s’aperçurent bien vite que Bernard ne pensait plus à moi. On nous surveilla, on vit bien que ni publiquement ni secrètement nous n’avions ensemble aucune intelligence; on lui en parla, et voici comment, car j’ai su plus tard toute l’affaire.
Un jour, une fille assez coquette du quartier, qui avait, je crois, quelque envie d’épouser Bernard, causait avec lui.
«Oh! vous, dit-elle, on ne peut pas se fier à vous.
– Pourquoi? demanda Bernard.
– N’avez-vous pas trompé cette pauvre Rose-d’Amour.»
Bernard devint sombre tout à coup.
«Ne parlons pas de cela, dit-il. C’est elle qui m’a indignement trompé, et pour qui? pour ce Matthieu, un misérable, pour Jean-Paul, un enfant trouvé, et qui sait encore pour combien d’autres? Ah! la malheureuse! elle m’a bien fait souffrir!»
Il faut vous dire qu’en effet le pauvre Jean-Paul, après que je l’eus refusé, ne se tint pas pour battu, et raconta son amour à tous les voisins; et quoiqu’il eût dit très-honnêtement et très-franchement toute la vérité, les autres filles, qui se trouvaient blessées de la préférence qu’il me donnait, avaient raconté l’histoire tout autrement que lui, disant qu’il en agissait ainsi par ruse et pour mieux cacher son jeu.
La conversation de Bernard et de cette fille me fut bientôt répétée par une de mes camarades d’atelier, car on se faisait un plaisir de me tourmenter, parce que je ne voulais jamais rendre le mal pour le mal, ayant toujours à l’esprit cette parole de Jésus-Christ, que je lisais tous les soirs dans l’Évangile: «Aimez-vous les uns les autres.»
Ces paroles de Bernard me rejetèrent de nouveau dans une douleur dont vous ne pouvez avoir d’idée. Perdre ses amis, ses parents, son mari, c’est le plus grand malheur du monde; mais se sentir méprisée de celui qu’on aime le plus, n’est-ce pas le comble de toutes les calamités?
Alors, je commençai à désespérer de tout et à me dégoûter de la vie. Les livres saints eux-mêmes, que je lisais si souvent, n’avaient plus de consolation pour moi.
«Oui, puisqu’on me traite comme une malheureuse femme, odieuse à tous et méprisée de tous, pensai-je, c’est que Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps, c’est que je n’ai plus rien à faire ici-bas.»
Hélas! madame, je ne me justifie pas, je vous raconte toutes mes pensées. Cependant, au moment de mourir, j’étais retenue par la crainte de laisser Bernardine seule sur la terre et exposée peut-être aux mêmes malheurs que sa mère.
«Eh bien, me dis-je, je vais la lui léguer en mourant. S’il ne m’aime plus, du moins il aimera sa fille.»
Un soir, donc, je mis le lit de Bernardine dans la chambre qui était à côté de la mienne, je fermai soigneusement la porte, j’écrivis à Bernard une lettre que voici:
«Bernard, tu m’as perdue, tu m’as abandonnée. Je te pardonne, je meurs. Prends soin de ta fille. À ce dernier moment, où je vais paraître devant Dieu, je le jure, je n’ai jamais aimé que toi. Tu élèveras Bernardine et tu lui parleras quelquefois de sa mère, n’est-ce pas? Adieu!»
En même temps, je m’habillai de ma plus belle robe, j’allumai au milieu de la chambre le feu que j’avais mis dans un réchaud, et je me couchai sur mon lit, en laissant sur la table une lampe allumée.
Mais avant de vous dire ce qui suivit, il faut que vous sachiez que les paroles de Bernard n’avaient pas été rapportées à moi seule. Elles arrivèrent aussi jusqu’aux oreilles de mon pauvre ami Jean-Paul.
Comme c’était un très-honnête garçon, tout rempli de délicatesse, il ne voulut pas souffrir qu’on m’accusât faussement d’une faute qu’il savait fort bien que je n’avais pas commise, et il voulut m’en justifier lui-même. Il alla donc trouver Bernard.
C’était après la journée terminée. Bernard, fatigué de son travail, mécontent de moi, de tout le monde et peut-être de lui-même, le reçut fort mal; mais Jean-Paul ne se rebuta point.
«Tes grands airs ne m’imposent pas, dit-il à Bernard. Je suis bon tout comme un autre pour te prêter le collet, et il faut que tu m’écoutes.
– Parle donc, puisque tu veux parler.
– Oui, je veux parler et dire la vérité, et peut-être suis-je le seul qui puisse ou qui veuille la dire sur Rose-d’Amour.
– Oh! oh! dit Bernard, que ce ton-là et la sincérité connue de Jean-Paul engagèrent à l’écouter plus attentivement.
– Oui, l’on t’a menti, si l’on t’a dit que Rose-d’Amour m’avait aimé.
– Sais-tu que c’est ma mère qui me l’a dit?
– Eh bien, sauf ton respect, la mère Bernard a menti comme tous les autres. Il y a ici une ligue contre cette pauvre Rose-d’Amour, et j’en sais bien la raison; c’est qu’elle a plus d’esprit, de bonté et de raison dans son petit doigt que toutes celles qui font tant les dédaigneuses n’en ont dans toute leur personne. Et, tiens, pour preuve, si tu y renonces, je l’épouse.
– Toi? dit Bernard étonné.
– Oui, moi, Jean-Paul, dit la Paire-de -Ciseaux, et si elle l’avait voulu il y a deux ans, ce serait déjà fait; mais elle t’attendait, la pauvre créature, et voilà comment tu la récompenses.
– Mais, dit Bernard toujours défiant, quel intérêt as-tu à me la faire épouser?
– Pauvre Bernard! tu es bien de la race de ceux qui disent toujours: «Voilà un honnête homme. Quel intérêt a-t-il à être honnête?» Eh bien! oui, puisque tu veux le savoir, oui, j’ai un intérêt, c’est que si tu l’abandonnes positivement, peut-être voudra-t-elle de moi; et ma foi, je ne ferai pas le difficile; je la prendrai dès demain, si elle veut, et même je t’inviterai à la noce.
– Qui t’empêche de commencer par là?
– Ah! c’est que je veux qu’elle ne doute pas que tu l’abandonnes. Cela pourra la décider en ma faveur. Et pour preuve de cet abandon, je veux que tu sois mon garçon d’honneur, et que tu ailles lui faire ma demande en mariage.
– Tu es fou!
– Je ne suis pas fou du tout; je suis très-sensé. Je la connais depuis sept ans; je l’ai toujours vue aimable, douce, gaie, et fidèle à son devoir et à toi. C’est une femme comme celle-là qu’il me faut. Je me moque du passé. Ne suis-je pas moi-même un enfant trouvé? et si mon cœur est content, ai-je besoin de prendre l’avis du voisin?
– Mais enfin, dit Bernard qui doutait toujours, tu la prends quoiqu’elle ait été ma maîtresse; ne pourrais-tu pas la prendre aussi quoiqu’elle eût appartenu à Matthieu comme à moi?
– Et tu crois cela, imbécile? Matthieu s’est vanté, comme un fanfaron qu’il est, et jamais il n’a baisé le bas de sa robe. D’ailleurs, si tu ne l’aimes plus, que t’importe Matthieu et tout l’univers?
– Mais tu voulais me la faire épouser, tout à l’heure.
– Moi? jamais je ne t’en ai parlé. Je pense que c’est ton devoir parce qu’elle t’aime, et parce qu’elle a une fille de toi; mais je crois aussi que tu la rendras très-malheureuse, car tu es orgueilleux, égoïste, tu crois que le soleil et la lune tournent autour de toi, et tu tournes toi-même à tout vent comme une girouette. Le premier venu te fait voir des étoiles en plein midi. Quand tu es venu ici, l’on t’a fait croire tout ce qu’on a voulu; tu as tout avalé parce que tu es sans réflexion, et tu as rejeté cette pauvre Rose parce que tu es plein de vanité; et si vous vous mariez et qu’une méchante langue te parle encore d’elle, tu es si fou que tu croiras tout, tu te mettras en colère, tu la battras ou la tueras, et, dans tous les cas, tu la rendras éternellement malheureuse. Moi, au contraire, je l’aimerai toute ma vie, et elle m’aimera aussi, je le sais, non pas d’amour, car on n’aime pas deux fois, mais de bonne et tendre amitié; et je serai son mari, je saurai toutes ses pensées, et je l’aimerai et l’honorerai éternellement, et je la protégerai contre tous, et j’ôterai pour elle les cailloux du chemin où elle s’est blessée si souvent, la pauvre fille! Et s’il faut…
– Écoute, interrompit Bernard, tu es un honnête homme, je le sais, et tu ne voudrais pas me tromper. Jure qu’elle ne t’a jamais aimé.
– Je le jure.
– Et jure aussi qu’elle n’a jamais aimé Matthieu.
– Je jure que je le crois, dit Jean-Paul: mais si tu veux savoir la vérité, interroge-le lui-même. J’irai volontiers chez lui avec toi, et je serai votre témoin.
– Eh bien! allons, dit Bernard… Ah! si tu avais dit la vérité, quels remords pour moi!»
Matthieu était chez lui et fronça le sourcil en les voyant entrer. Il se douta bien à leur mine que Jean-Paul et Bernard venaient chercher une explication sérieuse.
«Que me voulez-vous? demanda-t-il.
– Te parler en particulier, dit Bernard. Fais sortir tes enfants.
– Sortons nous-mêmes», dit Matthieu.
Et comme s’il eût craint quelque attaque, il prit dans un coin un fort bâton de houx. À cette vue Bernard, qui comprit sa pensée, en prit une autre de force et de longueur égales; Jean-Paul resta seul sans armes.
«Viens sur la route, un peu loin des maisons, dit Bernard. Il ne faut pas que personne, excepté Jean-Paul que voilà, entende la question que je vais te faire, ni ta réponse.
Matthieu y consentit, et ils marchèrent en silence jusqu’auprès d’un petit bois qui n’était pas fort éloigné.
«C’est là, dit Bernard. Arrêtons-nous. On dit Matthieu, que tu t’es vanté d’avoir eu les bonnes grâces de Rose-d’Amour?
– Je ne m’en suis pas vanté, répondit Matthieu.
– Eh bien! on l’a dit, et tu n’as pas dit le contraire.
– Ce n’est pas à moi à faire taire les langues.
– Voyons, dit Bernard, qui commençait à s’échauffer, as-tu été aimé d’elle, oui ou non?
– De quel droit fais-tu cette question? demanda Matthieu avec un grand sang-froid.
– Je devais l’épouser, et j’ai d’elle une fille. J’ai le droit de savoir si celle que je veux épouser est digne de moi.
– Et quelle preuve as-tu que je vais dire la vérité? Va, laisse parler les femmes. Épouse Rose, si cela te fait plaisir, et ne l’épouse pas si cela t’ennuie; mais ne va pas t’inquiéter et te tourmenter la cervelle pour savoir ce qu’elle a fait en ton absence.
– Ainsi, tu refuses de répondre?
– Je refuse.
– Défends-toi, car je vais te briser le crâne.
– Fou! dit l’autre, qu’est-ce que cela prouvera? Mais si tu veux, je suis prêt. En garde!»
Ils se battirent à coups de bâton pendant un bon quart d’heure, éclairés seulement par la lune. Jean-Paul était témoin. Enfin, Matthieu reçut un dernier coup sur la tête, si violent qu’il en demeura tout étourdi. Il s’assit dans le fossé qui bordait la route, et se lava la figure, qui était couverte de sang. De son côté, Bernard se lavait aussi les mains dans l’eau du fossé.
«Maintenant, dit Matthieu, la bataille est finie, du moins pour ce soir, car je ne puis plus me soutenir, et il faudra me ramener chez moi. Je vais répondre franchement à ta question. Oui, j’ai voulu plaire à Rose-d’Amour; oui je suis allé chez elle un soir sans sa permission…
– Ah! misérable, s’écria Bernard, tu l’avoues donc?
– Pour moi, oui; mais pour elle non. Elle courut dans la rue en me voyant, et, comme je crus qu’elle allait appeler les voisins, je me mis à courir à travers les jardins. C’est ce jour-là qu’on me vit et qu’on fit toutes les histoires que ta mère t’a racontées.
– Et pourquoi n’as-tu pas parlé plus tôt? dit Bernard.
– Pour te donner confiance. Si j’avais parlé avant de me battre, tu aurais cru que je niais pour éviter la bataille. D’ailleurs, entre nous, j’étais un peu jaloux de toi, et j’espérais bien te frotter les épaules. Le bon Dieu a voulu que les miennes fussent frottées et non les tiennes.»
Quand Bernard entendit ces paroles, il fut saisi d’une telle joie, qu’il voulut courir sur-le-champ vers la ville pour se réconcilier avec moi; mais Jean-Paul le rappela.
«Eh! dit-il, donne-moi donc un coup de main pour transporter Matthieu, qui va passer la nuit dans ce fossé si tu ne m’aides.
– Qu’il y crève, s’il veut! dit Bernard; il l’a bien mérité!»
Cependant il vint au secours de son camarade et amena Matthieu, qui était d’ailleurs plus meurtri de coups que grièvement blessé.
Dès qu’il fut dans son lit, Bernard le quitta pour venir se réconcilier avec moi. Bernard courait si vite que l’autre avait peine à le suivre. Il était dix heures du soir, et tout le quartier dormait déjà. Ils virent ma lampe allumée, à travers les vitres, et frappèrent.
Le charbon était à peine allumé depuis une demi-heure, et déjà la fumée se répandait dans l’appartement. Je me sentais défaillir et ne répondis pas à l’appel qu’on me faisait du dehors.
«Rose-d’Amour! c’est moi! c’est moi!» criait Bernard.
Je reconnus cette voix et je crus rêver ou entrer déjà dans la mort. Cependant les cris continuaient, et comme je ne répondais pas, Bernard frappa si violemment la fenêtre qu’elle s’ouvrit, à demi brisée, et il entra en sautant dans la chambre avec Jean-Paul. L’air frais entra avec eux et commença à me ranimer.
«À la malheureuse! dit Jean-Paul, elle a voulu s’asphyxier.»
Et il ouvrit la porte aussitôt.
À ces mots Bernard s’élança vers mon lit, et m’embrassa sans que j’eusse le temps de me reconnaître.
«Rose, chère Rose, c’est moi qui t’aime et qui te demande pardon à genoux!»
Je ne vous répéterai pas, madame, tout ce qu’il me dit dans ce premier instant. Je l’entendais moi-même à peine tant j’étais étonnée, joyeuse et troublée de ce changement. Avoir touché la mort de si près, et rentrer tout à coup dans la vie, dans la joie, dans le bonheur?
«M’aimes-tu, me pardonnes-tu?» demandait mille fois Bernard.
Pour toute réponse, je me laissai aller dans ses bras.
À cette vue, Jean-Paul, que je n’avais pas encore aperçu, détourna la tête et sortit brusquement. Si généreux qu’il fût, notre bonheur lui faisait mal.
Bernard passa la moitié de la nuit à me raconter tout ce qu’il avait souffert à cause de moi, toutes les vilaines histoires qu’on lui avait écrites au régiment, et quand je voulus me plaindre de sa crédulité, il me ferma la bouche d’un baiser. De mon côté, je lui racontai tous mes malheurs, et comment la seule espérance de le revoir m’avait soutenue pendant ces sept années d’infortune.
«Va, va, dit-il, plus rien ne nous séparera. Dans quinze jours nous serons mariés.»
Mais quand je lui montrai notre petite Bernardine, qui dormait et n’avait rien su des événements de la nuit, il s’écria qu’elle était plus belle que tout ce qu’il avait vu sur la terre, moi seule, exceptée, et il me jura si passionnément de m’aimer toujours, que je vis bien qu’il disait vrai et que je serais heureuse dorénavant pour le passé et pour l’avenir.
Douze jours après nous fûmes mariés. La veille, Jean-Paul vint me dire adieu.
«Vous ne restez pas pour la noce? lui dis-je.
– Non, Rose, je vous remercie. Vous êtes heureuse, et par moi; j’en remercie le ciel, mais je ne puis m’accoutumer à vous voir au bras d’un autre. Je pars ce soir pour l’Amérique. Là, je verrai du nouveau, et je vous oublierai peut-être. Adieu.»
Fin
(1889)
[1] Sic. (Note du correcteur – ELG.)