VIII

Ce nouveau et terrible malheur, le plus grand de tous peut-être, qui venait de me frapper, aurait dû exciter la pitié de nos voisins; ce fut tout le contraire. Quand j’allai en pleurant, et la tête cachée dans le capuchon de ma mante, mener au cimetière le corps de mon pauvre père, j’entendis de tous côtés des cris contre moi.


«La voilà, cette coquine qui a fait assassiner son père! La voilà, cette dévergondée! Si elle n’avait pas eu une si mauvaise conduite, le pauvre homme vivrait encore. Ah! c’était un digne homme, celui-là, et qui méritait bien de n’être pas le père d’une pareille effrontée!… Pauvre vieux Sans-Souci! il n’aurait pas donné une chiquenaude à un enfant ni fait de mal à une mouche, mais elle l’a tourmenté toute sa vie et n’a pas eu de repos qu’il ne fût tué. La misérable! comment ose-t-elle se montrer dans les rues? On devrait la poursuivre à coups de pierres?»


Voilà, madame, les choses les plus douces qu’on disait de moi et que j’eus tout le temps d’entendre de notre maison à l’église et de l’église au cimetière.


Quand le cercueil fut descendu dans la fosse, et quand les premières pelletées de terre eurent été jetées sur le corps, les cris redoublèrent, et quelques-uns parlaient de me jeter dans la rivière.


À ce moment-là, brisée par la fatigue, par la honte, par le désespoir, je me trouvai mal et je tombai sans connaissance dans le cimetière même. Personne, excepté le vieux Bernard, ne s’occupa de me relever; on cria même que c’était une comédie, que je cherchais à inspirer de la pitié aux assistants; et quand, ranimée par les soins du père Bernard, je pus sortir du cimetière et revenir à la maison, on me suivit dans la rue avec des huées.


Enfin, madame, j’avais bu le calice jusqu’à la lie, et j’étais devenue comme insensible à tout. Au point où j’étais arrivée, je ne craignais ni n’espérais plus rien, et la mort même aurait été pour moi un bienfait.


Quant je rentrai chez moi, le vieux Bernard me quitta. C’était un honnête homme, mais il craignait qu’on ne lui fît un mauvais parti, et il n’était pas de force ni d’humeur à me défendre seul contre tous. La mère Bernard, quoi qu’elle aimât beaucoup Bernardine, ne voulait pas non plus se compromettre pour moi, car on quitte volontiers ceux contre qui le monde aboie, et ce sont de solides amis ceux qui vous défendent quand vous êtes seul contre tous.


Ce soir-là, quand je me vis seule au coin de mon feu, à cette place où mon père était encore assis la veille, je fus prise d’une telle envie de pleurer et d’un tel désespoir que j’eus un instant l’idée de me briser la tête contre les murs. Je pensais que j’étais seule au monde, que Bernard m’avait oubliée ou m’oublierait à coup sûr; que s’il ne m’oubliait pas, ses parents l’empêcheraient d’épouser une fille sans dot et déshonorée, qu’il me trouverait vieille et laide à son tour, qu’on lui ferait cent histoires de moi où je serais peinte comme une mauvaise fille, et qu’il faudrait qu’il m’aimât d’un amour sans pareil s’il pouvait résister à tous ces dégoûts. Enfin, mon cœur ne me fournissait que des sujets de chagrin, et si ce désespoir avait duré quelque temps, je crois que j’en serais devenue folle.


Pendant que je réfléchissais ainsi, ma petite Bernardine, que j’avais mise dans son berceau et oubliée, s’écria:


«Papa! papa!»


À ce cri, qui me rappelait si cruellement ma perte, je me remis à pleurer et j’allais la prendre dans son berceau; mais l’enfant, effrayée sans doute de voir ma figure pâle et décomposée, détourna la tête et se mit à crier plus fort:


«Papa! papa!»


Je sentis alors que j’étais mère et qu’il n’était plus temps de se désespérer.


«Papa est sorti, lui dis-je.


– Il est sorti… Va-t-il revenir bientôt?


– Je ne sais pas.


– Il reviendra en été? dit l’enfant.


– Oui, mon enfant, en été.»


Ces deux mots la calmèrent. Il faut savoir que, lorsqu’elle demandait quelque chose qu’il m’était impossible de lui donner, j’avais l’habitude de lui promettre de le donner en été, et ce mot dont elle ne connaissait pas le sens lui faisait autant de plaisir que si j’avais fait sa volonté.


Au bout d’un instant, Bernardine s’endormit dans mes bras, et je la plaçai sur son lit.


Je demeurai enfermée chez moi pendant plusieurs jours sans voir personne car les parents mêmes de Bernard m’avaient abandonnée, et mes sœurs et mes beaux-frères ne voulaient plus me voir. Enfin, il fallut sortir et aller chercher de l’ouvrage à l’atelier.


Aussitôt qu’on me vit paraître, ce ne fut qu’un cri contre moi. Toutes mes camarades se levèrent pour me chasser et déclarèrent qu’elles partiraient si je rentrais au milieu d’elles. Madame, j’étais si désespérée que je ne ressentis pas ce terrible affront comme j’aurais fait en toute autre circonstance; je m’assis sur une chaise en faisant signe que je ne pouvais plus me soutenir, ni parler, et que je priais qu’on eût pitié de moi.


Mais le triste état où j’étais ne m’aurait pas sauvée de cette avanie si Matthieu le contremaître n’avait pas pris mon parti.


«Que lui voulez-vous, dit-il, à cette pauvre Rose-d’Amour? Elle a un enfant; eh bien! et vous, n’avez-vous pas fait tout ce qu’il faut faire pour en avoir aussi? Asseyez-vous et tenez-vous tranquilles, ou si quelqu’une de vous remue je la mets à la porte de l’atelier. Et vous Rose, allez à votre métier. C’est moi qui aurai soin de vous.


– Il aura soin! il aura soin! dit tout bas en grondant l’une des plus furieuses. Est-ce qu’il va prendre la succession de Bernard?»


Matthieu l’entendit et lui donna un grand coup de poing sur l’épaule.


«Tais-toi, dit-il, ou je vais raconter tes histoires.»


Cette menace fit taire tout le monde, mais on ne cessa par pour cela de me haïr et de me persécuter secrètement; cependant, c’était déjà beaucoup de pouvoir travailler et vivre.


Vous êtes étonnée, madame, et vous croyez peut-être que j’avais affaire à de très-méchantes femmes. Pas du tout: elles n’étaient ni meilleures ni plus mauvaises que celles qu’on voit tous les jours dans la rue; mais elles me voyaient à terre et me frappaient sans réflexion, comme on fait toujours pour le plus faible, dans le grand monde aussi bien que dans le petit.


Quand je revins chez moi, j’y trouvai la mère de Bernard, qui gardait ma petite fille pendant que j’étais à l’atelier. Elle fut bien contente d’apprendre que j’avais enfin trouvé de l’ouvrage.


«Est-ce que tu vas vivre seule? me dit-elle.


– Et comment voulez-vous que je vive? Mes sœurs ne veulent pas de moi.»


Je vis qu’elle était tentée de m’offrir un logement dans sa maison, mais qu’elle n’osait me le proposer de peur de s’engager et d’engager Bernard. D’ailleurs, son mari pouvait le trouver mauvais: il avait été très-fâché du bruit qui s’était fait et des paroles qu’il avait entendues le jour de l’enterrement de mon père; il ne voulait pas s’exposer à une seconde algarade. C’était un homme sage et voyez-vous, madame, les hommes de ce caractère n’aiment pas à s’exposer sans nécessité.


Je vécus donc seule, ne sortant que pour aller le dimanche à la messe et tous les autres jours à l’atelier. Je commençai aussi à réfléchir et à écouter avec plus de soin les exhortations qu’on faisait en chaire tous les dimanches.


Jusque-là j’avais entendu, sans les comprendre, les paroles de l’Évangile que lisait le curé dans sa chaire, ou plutôt, comme font les enfants, je marmottais des prières dont je n’avais jamais cherché le sens; mais quand je sentis que j’étais seule sur la terre, et que je ne pouvais attendre de consolation de personne, je commençai à réfléchir et à vouloir causer avec Dieu même, puisqu’on dit qu’il écoute également tout le monde, et qu’il n’est pas besoin d’être savant pour l’entretenir face à face.


En récitant les premiers mots de la prière que je faisais soir et matin: «Notre Père qui êtes aux cieux», je fus étonnée de n’avoir jamais pensé à ce que je commençai à me faire du ciel une idée que je n’avais jamais eue auparavant.


Je me souvins que mon père, qui n’était pourtant pas un savant, m’avait souvent dit que le ciel était tout autre chose que ce qu’on se figure; que c’était une espace immense où roulaient des milliards d’étoiles, et que ces étoiles étaient un million de fois plus éloignées de nous que le soleil, et qu’elles étaient elles-mêmes des soleils, et qu’autour de chacun de ses soleils tournaient des quantités innombrables de mondes plus grands que la terre entière et la mer; et je fis réflexion que si notre soleil était si petit en comparaison de cet espace immense, et si petite notre terre en présence du soleil, et si petite ma ville en présence de la terre entière, et moi si petite dans cette ville même, ce n’était pas la peine de s’occuper de mes voisins, ni de leur haine, ni de leur mépris; que la vie ici-bas était assez courte pour qu’on pût en oublier facilement et promptement toutes les douleurs; que si ce voisinage m’était insupportable, je pouvais me réfugier dans ma chambre et que mon âme trouverait aisément un abri dans ces pensées et dans ces espérances, qu’il n’était au pouvoir de personne de m’enlever.


Je pensai aussi que cette vie éternelle dont nous parlait le curé n’était peut-être pas autre chose qu’une vie nouvelle dans un monde meilleur, où je pourrais aisément trouver une place si je remplissais tous mes devoirs sur la terre; je pensai aussi avec joie que si j’avais commis une grande et inexcusable faute, je l’avais très-cruellement expiée; que le départ de Bernard, la mort de mon père, la haine et le mépris de mes voisins étaient des châtiments dont la justice divine pouvait se contenter, et que s’il m’arrivait de quitter cette vie avant le retour de Bernard, je pouvais espérer, ne m’étant pas révoltée contre ma destinée, qu’elle cesserait de me poursuivre dans un autre monde, et que je pourrais rejoindre mon père et vivre heureuse à mon tour.


Ces réflexions, que je vous dis bien mal, et que je ne fis pas en un jour, commencèrent à rendre mon esprit plus tranquille. Je ne craignais plus comme auparavant de tomber dans un affreux désespoir; ou plutôt, comme j’étais étendue toute meurtrie au fond du précipice, je ne craignais plus aucune chute ni aucune meurtrissure. Cependant mes épreuves n’étaient pas terminées.

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