V

Cependant, comme après tout il faut vivre, et comme les pauvres gens ne vivent pas sans manger, et comme ils ne mangent pas sans travailler, et comme il fait froid en hiver, ce qui oblige d’avoir des robes de laine, et chaud en été, ce qui oblige d’avoir des robes de coton, et comme les robes de laine coûtent fort cher, et comme on ne donne pas pour rien les robes de coton, je me remis à travailler comme à l’ordinaire, dès le lendemain du départ de Bernard.


Ce ne fut pas sans une amère tristesse. Bien souvent je baissais la tête sur mon ouvrage, et je m’arrêtais à rêver de l’absent, et à me rappeler les dernières paroles qu’il m’avait dites et les derniers regards qu’il m’avait jetés en partant le sac sur le dos; mais le contremaître de l’atelier ne tardait pas à me réveiller, et je reprenais mon travail avec ardeur.


Car il faut vous dire, madame, que je travaillais dans un atelier avec trente ou quarante ouvrières. Chacune de nous avait son métier et gagnait à peu près soixante-quinze centimes. Pour une femme, et dans ce pays, c’est beaucoup; car les femmes, comme vous savez, sont toujours fort mal payées, et on ne leur confie guère que des ouvrages qui demandent de la patience.


Quinze sous par jour! pensez, madame, si nous avions de quoi mener les violons; encore faut-il excepter les dimanches, où l’on ne travaille pas, les jours de marché, où l’on ne travaille guère, et les jours où l’ouvrage manque, ce qui arrive au moins trois semaines par an. Quand nous avons payé le propriétaire, le boulanger, le beurre, les légumes et les pauvres habits que nous avons sur le corps, jugez s’il nous reste grand’chose et si nous pouvons faire bombance.


Et ce n’est rien encore quand on vit seule ou qu’on n’a pas des enfants à élever et des parents infirmes à soutenir; mais s’il faut élever les enfants (et peut-on les laisser seuls avant l’âge de douze ans?) et travailler en même temps, l’argent du ménage sort presque tout entier de la poche du mari.


Pour moi, qui n’avais ni parents à soutenir, puisque mon père était encore droit et vigoureux, ni enfants à élever, je me trouvais encore l’une des plus riches et des plus favorisées de l’atelier. Quoique la besogne que nous faisions ne fût pas des plus propres, et que parmi la laine et la poussière il y eût bien des occasions de se salir, je savais m’en garantir, et mon bonnet toujours blanc et noué avec soin sous le menton faisait l’envie de mes camarades. «Rose-d’Amour fait la coquette, disait-on; Rose-d’Amour a mis des brides bleues à son bonnet; Rose-d’Amour veut plaire aux garçons.» Et le contremaître de la fabrique commença à me parler d’un ton plus doux qu’à toutes les autres, et à me faire des compliments sur mes beaux yeux, et à me dire qu’il m’aimait de tout son cœur, et qu’il ne tiendrait qu’à moi d’avoir de plus belles robes et de plus beaux fichus que pas une fille de l’atelier, et enfin à vouloir m’embrasser publiquement, par forme de plaisanterie.


Là, madame, je me fâchai. Je ne puis pas dire que ses premiers compliments m’eussent fait de la peine, car enfin l’on est toujours bien aise d’entendre dire qu’on est jolie, surtout quand on n’a pas eu souvent occasion de l’entendre; et franchement, excepté Bernard, les garçons ne m’avaient pas gâtée jusque-là par leurs louanges. Mais quand je vis où le contremaître voulait en venir, je fus indignée de sa conduite, et lorsqu’il m’embrassa, je le repoussai fortement, ce qui l’obligea de s’asseoir brusquement sur un sac de laine pour se garantir de tomber en arrière, et, comme on dit chez nous, les quatre fers en l’air.


Ce commencement, qui aurait dû le décourager, ne fit que l’exciter davantage. Le contremaître, madame, était un gros homme de quarante ans, laid comme les sept péchés capitaux, qui était marié, qui sentait l’eau-de-vie et qui était horriblement brutal. Très-souvent, par pure plaisanterie, il nous donnait des coups de poing dans le dos, ou des coups de pied, ou des tapes sur l’épaule à assommer un bœuf. Ensuite il riait de toutes ses forces. Encore ne fallait-il pas se plaindre, car il était alors tout prêt à recommencer; et si l’on se plaignait au fabricant, il ne faisait qu’en rire, disant que cela ne le regardait pas et que nous saurions toujours bien nous accommoder avec le contremaître, et qu’il ne fallait pas tant faire les renchéries, et toutes sortes de choses que je ne vous rapporterais pas, tant elles sont difficiles à croire.


Cependant, grâce au ciel, j’aurais encore assez bien supporté ses bourrades; mais pour ses caresses, madame, c’était à n’y pas tenir. Comme il savait par les autres filles de l’atelier l’histoire de mes amours avec Bernard, – car le pauvre Bernard avait pris tous ses camarades pour confidents, et ne leur avait rien caché, excepté ce que j’aurais voulu oublier moi-même, – il commença à me dire que Bernard ne reviendrait jamais, qu’il en conterait à toutes les filles qu’il pourrait rencontrer, qu’il était parti pour l’Afrique, et que dans ce pays-là nos soldats ramassaient les mauricaudes au boisseau, qu’il n’y avait qu’à se baisser et prendre, que Bernard n’était certainement pas homme à faire autrement que les autres, que j’en serais pour mes frais de fidélité, et qu’il était bien dommage qu’une fille aussi jolie et aussi aimable que moi fût perdue pour la société.


Je le laissai parler tout son soûl sans lui rien répondre, et je continuai tranquillement mon travail. Ses discours ne faisaient rien sur moi, car j’étais bien résolue à n’aimer jamais que Bernard et à l’attendre éternellement. Les autres filles de l’atelier, un peu jalouses d’abord de la préférence du contremaître, commencèrent, en voyant ma résistance, à se moquer de lui, et son caprice devint une sorte de fureur.


«Mon pauvre Matthieu, disait l’une, tu perds ton temps; Rose-d’Amour ne pense qu’à son bel amoureux; elle ne t’aimera jamais.


– Et pourquoi ne m’aimerait-elle pas, petit tison d’enfer, petit serpent en jupons? Tu m’as bien aimé, toi qui parles.


– Moi?


– Oui, toi; et tu m’en as donné des marques l’année dernière.


– Oh! le menteur.»


Voilà ce qui se disait dans l’atelier, et beaucoup d’autres paroles plus libres que je n’oserais vous répéter ici. Hélas! madame, on nous élève si peu et si mal! Dès que nous sommes nées, il faut marcher; dès que nous marchons, il faut aller à l’atelier; la moitié, que dis-je? les trois quarts d’entre nous n’ont jamais vu l’intérieur d’une école. Comment saurions-nous ce qu’il faut dire et ce qu’il faut faire, si l’on ne nous l’enseigne pas? Ah! les demoiselles qui sont riches, qui sont bien vêtues, bien chaussées, bien couchées, conduites en classe dès le matin et ramenées le soir, qui apprennent à lire, à calculer, à prier Dieu, à faire de la musique, – ces demoiselles-là sont bien heureuses en comparaison de nous qui naissons au hasard, vivons par miracle et mourons si souvent sans secours.


Les discours du contremaître, dont il ne se cachait guère, car ce sont choses trop communes dans les ateliers pour qu’on en fasse mystère, et le soin que je prenais de me taire et de me tenir toujours éloignée de lui, me firent d’abord une grande réputation de vertu, et l’on commença à me citer en exemple aux autres filles du quartier, ce qui ne laissa pas de les exciter un peu contre moi.


Vers ce temps-là, c’est-à-dire à peu près trois ou quatre mois après le départ de Bernard, un matin, je me sentis toute changée et je m’aperçus que j’étais grosse. Hélas! madame, c’était le juste châtiment de Dieu et la juste punition de n’avoir pas su me garder contre Bernard.


À cette découverte un froid glacial s’empara de tout mon corps et je me sentis prête à mourir. Pensez à cette horrible situation. J’étais grosse, et mon amant se trouvait si éloigné de moi qu’il ne pouvait même me donner de ses nouvelles et que je ne savais s’il pourrait jamais revenir. Encore s’il avait été là! il m’aurait soutenue, encouragée, épousée, aimée du moins. Mais non, tout se réunissait contre moi, et je ne vis d’abord à mon malheur d’autre remède que la mort.


Oui, madame, je vous le jure, ma première pensée fut de me jeter dans la rivière; car de paraître devant mon père qui m’aimait tant, qui ne pensait qu’à moi, qui aurait donné pour moi sa vie je n’osais d’abord en soutenir l’idée.


Ce qui rendait mon malheur plus affreux, c’est que je n’osais en parler à personne; car, vous le savez, madame, dans un pareil embarras, on n’est pas seulement malheureux, on est encore plus ridicule. J’entendais par avance les cris et les plaisanteries de mes camarades de l’atelier, de celles surtout dont la conduite n’avait pas été bonne, et à qui l’on me citait pour modèle. Je voyais l’odieuse figure de Matthieu le contremaître, et je les entendais dire en riant:


«Eh bien! Rose-d’Amour, te voilà donc embarrassée! La voilà, cette Rose-d’Amour, cette sainte sainte-n’y-touche [1], cette hypocrite qui faisait tant la vertueuse et qui ne se serait pas laissé baiser le bout des doigts par un garçon, la voilà qui va faire des layettes et occuper la sage-femme. Va-t-on sonner les cloches pour le baptême, et faudra-t-il faire un carillon exprès?».


Dans cette inquiétude horrible, je ne vis qu’une seule personne en qui je pusse avoir confiance; c’était la mère de Bernard.


Elle seule pouvait excuser ma faute: elle m’aimait, elle avait longtemps désiré notre mariage. L’enfant, après tout, était son petit-fils, elle ne pouvait en douter, et si elle me condamnait, elle ne pourrait pas du moins condamner son petit-fils. D’ailleurs, il ne me restait pas d’autre moyen de salut, et j’aurais mieux aimé vingt fois – je vous l’ai dit – me jeter tête baissée dans la rivière que d’en parler moi-même à mon père.


Le soir même, j’allai la trouver. Depuis quelque temps, elle avait quitté notre maison, et rebâti la sienne avec beaucoup de peine et en empruntant quelque argent à gros intérêts. Elle était assise au coin du feu, quand j’entrai, et venait de manger sa soupe.


«Entre, dit-elle, ma pauvre Rose-d’Amour, entre, mon homme n’y est pas, et tu apportes toujours la joie partout où tu vas. Eh bien! as-tu des nouvelles de Bernard?


– Non, lui dis-je en l’embrassant.


– Ni moi non plus. Ah! quel dommage de ne pas savoir lire et écrire comme un savant. Je lui écrirais et je le forcerais bien d’écrire, ce paresseux, car enfin, il a été à l’école, lui, et il lit couramment dans tous les livres. Où est-il maintenant? On m’a dit que son régiment avait quitté Strasbourg et qu’on l’envoyait en Afrique pour baptiser les Bédouins.


Ah! les gueux! ils me le tueront. On dit aussi qu’il fait si chaud là-bas qu’on y fait cuire la soupe au soleil, que les hommes y sont noirs comme des taupes, et qu’il y a des oranges aux arbres comme chez nous des prunes aux pruniers; mais ces gens-là sont si menteurs, ceux qui reviennent de là-bas, et ils savent bien qu’on n’ira pas voir s’ils ont menti.»


Pendant qu’elle parlait, je regardais le feu en cherchant un moyen de lui expliquer pourquoi j’étais venue; mais au moment de commencer, je sentais mon gosier se sécher et mon cœur battre si fort que j’en entendais les battements.


«Mère, lui dis-je en mettant mes bras autour de son cou, comme j’en avais l’habitude, – car de tout temps elle m’avait montré beaucoup d’amitié, – mère, je voudrais te dire un secret, mais je n’ose.»


Au mot de secret, ses yeux brillèrent comme deux charbons allumés.


«Parle, dit-elle, tu sais bien que l’on m’appelle Bouche-Close dans la famille.»


C’était justement tout le contraire, mais enfin je n’avais pas d’autre ressource.


«Eh bien! lui dis-je en faisant un violent effort, mère, vous aurez bientôt un petit-fils.


– Que dis-tu? malheureuse?»


Alors je lui racontai tout ce qui s’était passé entre son fils et moi. Elle écouta sans m’interrompre ce triste récit, qui ne fut pas bien long, comme vous pouvez croire, car l’émotion où j’étais me coupait à chaque instant la parole. Enfin, quand j’eus tout dit, elle se leva de nouveau et me cria:


«Ah! malheureuse, qu’as-tu fait? Que va dire ton père?


– Mon père n’en sait rien, et c’est vous que je veux prier de lui dire.


– Ah! malheureuse! malheureuse! tu avais bien besoin d’aller au bois avec Bernard! N’aurais-tu pas dû l’empêcher de te suivre, ou le repousser bien loin? Ah! mon Dieu! qu’allons-nous devenir?


Bernard est en Afrique et ne reviendra jamais, et voilà ma pauvre Rose-d’Amour qui est sa femme et qui ne sera jamais mariée. Ah! mon Dieu! comment vais-je faire pour l’annoncer à ton père? Il est capable de te tuer, le pauvre homme, dans le premier moment, et c’est bien excusable, car on n’a jamais vu personne se conduire comme tu t’es conduite, ma pauvre Rose; non, jamais! jamais! jamais. Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu!»


Après ce dernier élan de douleur, elle convint pourtant avec moi qu’elle annoncerait cette nouvelle à mon père, et qu’elle lui promettrait d’adopter l’enfant.


Le lendemain à la même heure, j’étais assise toute tremblante à côté de mon père. J’attendais et je craignais horriblement l’arrivée de la mère de Bernard. Contre son usage, mon père qui ne parlait guère, était ce soir-là d’une humeur toute joyeuse.


«Boutonnet, dit-il, me doit cent vingt francs. Je veux te les donner, ma petite Rose, pour que tu fasses réparer ta chambre et que tu y fasses mettre du papier blanc comme une princesse. Au bas je veux planter une vignette et un petit berceau avec cette belle glycine que tu as vue dans le jardin du maire, qui est toute bleue et blanche, et qui s’étend si vite et si loin. Je veux que ta chambre soit la plus jolie de tout le quartier, comme tu en es la plus jolie fille et moi le plus heureux père. Et, ma foi, tiens, s’il faut que je t’avoue mes mauvais sentiments, je suis bien aise maintenant que Bernard soit parti pour l’armée et que votre mariage soit retardé. Il m’ennuyait, ce Bernard. Il était toujours ici, fourré dans la maison ou dans le jardin, il te donnait le bras, il te parlait matin et soir, il te faisait la cour; il ne me laissait rien; il avait tout récolté. À présent, du moins, il ne m’assassine plus de ses visites et je puis t’aimer en toute liberté. Ah! ma bonne Rose, ma chère Rose-d’Amour, tu es aujourd’hui toute ma pensée et ma vie, tu es mon soleil et ma joie. Quand je travaille, c’est pour toi; quand je chante, c’est parce que je t’ai vue; quand je suis triste, je t’écoute et ma tristesse s’en va. Ne me quitte pas, mon enfant; je suis vieux, et quoique fort, je n’ai peut-être pas longtemps à vivre. Sois avec moi toujours, – mariée ou non mariée, – je te devrai mon dernier bonheur. Je ferai danser tes enfants sur mes genoux, et, comme leur mère, ils réjouiront ma vieillesse. Je leur dirai des contes bleus, je les ferai rire, je les amuserai, va, je ne te serai pas inutile. Je t’aime, mon enfant, parce que tu as toujours été bonne et douce, et que même enfant, je m’en souviens encore, tu étais sans malice. Depuis dix-sept ans que tu es née, tu ne m’as pas encore donné un chagrin, et je n’ai pas une pensée qui ne soit pour t’épargner une peine ou pour te faire un plaisir.»


En même temps, il me tenait étroitement serrée sur sa poitrine et m’embrassait avec tendresse. Je ne savais que répondre; j’avais envie de pleurer, en pensant à l’horrible nouvelle qu’il allait recevoir; j’aurais voulu retarder le moment fatal, et empêcher la mère de Bernard de lui tout apprendre. Je cherchais même moyen de l’avertir; mais il était trop tard. Elle entra au même instant.


Après les premiers compliments:


«Va te coucher, dit-elle, ma pauvre Rose-d’Amour; je te trouve maintenant un peu pâle. Tu auras trop veillé. Les veilles ne sont pas bonnes pour la jeunesse. Va te coucher. J’ai quelque chose à dire à ton père que tu ne dois pas entendre.


– Oh! oh! mère Bernard, dit mon père, vous êtes bien discrète aujourd’hui: sur quelle herbe avez-vous marché?


– C’est bon, c’est bon, vieux Sans-Souci. Je sais ce que je dis. Il est temps pour Rose d’aller se coucher.»


De fait, j’avais peine à me soutenir.


«C’est vrai, dit mon père en me regardant, te voilà toute pâle. C’est la croissance, sans doute.»


Il m’embrassa, et je courus m’enfermer et me barricader dans ma chambre, le laissant seul avec la mère de Bernard.

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