17 heures
La rencontre imprévue qui va faire basculer votre vie, la plaque de verglas sournoise, la réponse que vous donnez sans réfléchir… Les choses définitives ne mettent pas un dixième de seconde à se produire.
Prenez ce petit garçon, il a huit ans. Qu’il fasse simplement un pas de côté et tout peut changer, irréversiblement. Sa mère s’est fait tirer les cartes, on lui a prédit qu’elle serait veuve dans l’année. Elle a raconté ça à son fils en pleurnichant, les poings serrés sur la poitrine, des sanglots dans la voix. Il fallait que j’en parle à quelqu’un, tu comprends ? Lui n’avait jamais vraiment imaginé la mort de son père qui lui semblait indestructible. Maintenant, il vit dans la peur. Il y a de ces mères, tout de même… Celle-ci a trente ans, mais une maturité de collégienne. Cette prédiction, il y a longtemps qu’elle l’a oubliée (en plus d’une certaine inconséquence, elle est assez oublieuse, une pensée chasse l’autre à une vitesse parfois désespérante). Pour son petit garçon évidemment, c’est une autre paire de manches. Son imaginaire s’est engouffré tout entier dans cette histoire de sorcière, il n’en parle à personne, fait cauchemar sur cauchemar. Certains jours, l’idée de la mort de son père l’habite jusqu’au malaise ; des semaines entières, elle disparaît, comme par enchantement. Quand elle revient, c’est avec une puissance décuplée, parfois, ça lui coupe les jambes, littéralement, il faut qu’il se retienne à quelque chose, qu’il s’assoie.
Lorsque la menace réapparaît, il exécute toutes sortes de rites conjuratoires, convaincu que si son père meurt, ce sera sa faute.
Aujourd’hui, « si je ne pose pas le pied sur un joint du trottoir, mon père ne mourra pas ». C’est seulement à partir du boulanger que ça compte.
Il est quasiment en apnée depuis la maison et le chemin est long jusqu’à l’école de musique. Quelque chose lui dit que cette fois il n’y arrivera pas, mais il ne trouve rien, pas de prétexte, aucune exception qui pourrait l’autoriser à un renoncement valide. Une rue, deux rues, on voit déjà le boulevard, mais l’angoisse grandit et il lui semble que plus il approche de la délivrance, plus il approche de la catastrophe. Il marche le regard rivé au trottoir, son étui de clarinette se balance à peine au bout de son bras. Il en a des transpirations. Il est à deux cents mètres de l’école de musique. Allez savoir pourquoi — un pressentiment peut-être —, tout en avançant, il lève les yeux et voit soudain apparaître son père dans l’autre sens. À cet endroit de la rue, un échafaudage oblige à un contournement, il faut passer sur une passerelle en bois qui mord sur la chaussée. Le passage est étroit. L’épaule en avant, son père se fraye un chemin d’un pas décidé. Quand il marche de cette manière, on dirait que rien ne peut l’arrêter. Le garçon est surpris parce que c’est rare de le voir arriver aussi tôt.
Les images qui suivent s’inscriront au ralenti dans son souvenir.
Car évidemment cette seconde d’inattention est de trop, le temps de se reprendre, de baisser les yeux, l’enfant est stoppé net : son pied est posé en plein milieu du joint en ciment…
Et donc son père va mourir, c’est fatal.
Oui, les choses définitives surviennent à une vitesse stupéfiante.
Prenez encore cette fille, à quelques mètres derrière notre petit garçon. Pas très jolie, étudiante en économie, jamais eu de relation sexuelle. Elle dit simplement que « ça ne s’est pas présenté », c’est bien plus compliqué, mais peu importe, on est en mai, elle a vingt-deux ans, voilà tout ce qui compte parce qu’à cet instant précis, elle se trouve à l’angle de la rue Joseph-Merlin devant un homme qui la désire ; il l’a invitée pour ça, lui dire qu’il la désire. Il suffit qu’elle réponde oui ou non pour que tout bascule dans un sens ou dans l’autre. Et pas seulement pour cette question assez prosaïque de sa virginité. Parce qu’elle va dire non. L’homme va alors l’assurer qu’il comprend (tu parles…), elle va le suivre des yeux et à l’instant où elle commencera à regretter son refus, à vouloir le rappeler…
Trop tard.
L’explosion est tellement puissante qu’elle fait vibrer tout le quartier. C’est comme un séisme, on en ressent le souffle à une centaine de mètres.
En une fraction de seconde, le petit garçon voit le grand corps de son père s’envoler, on jurerait qu’une main géante vient de le pousser brutalement au niveau de la poitrine. La jeune fille, elle, n’a que le temps d’ouvrir la bouche, son ex-futur amant est déjà en l’air et traverse, la tête la première, la vitrine du magasin Women’ Secret.
Cette rue Joseph-Merlin est très commerçante. Vêtements, chaussures, alimentation, pressing, droguerie… c’est même la plus commerçante du quartier, après, pour trouver mieux, il faut monter jusqu’au carrefour Pradelle. Nous sommes le 20 mai, un soleil d’une douceur estivale s’est installé depuis quelques jours, il est 17 heures, pour un peu, on se croirait en juillet, il vous vient des envies d’apéritif en terrasse, il y a du monde partout, alors forcément, quand la bombe explose, c’est une catastrophe, mais c’est aussi une injustice.
En même temps, si le monde était juste…
Les passants projetés au sol se protègent avec les bras. Une femme en robe imprimée est propulsée en arrière, sa tête heurte violemment la balustrade du passage en bois aménagé devant l’immeuble. Du côté des numéros pairs, un homme descendant de son scooter est fauché par une traverse sortie d’on ne sait où, elle le percute à la taille et le casse en deux ; il porte encore son casque, mais il n’est pas certain que cela suffise à lui sauver la vie.
Au bruit de l’explosion succède un assourdissant vacarme métallique : avec un léger retard sur la détonation, comme s’il avait pris le temps de la réflexion, l’immense échafaudage, saisi d’un soubresaut, se soulève légèrement de terre puis s’effondre massivement, on dirait qu’il s’assoit, comme, à la télévision, ces barres d’immeubles qui donnent l’impression de fondre d’un coup. Sur l’autre trottoir, côté numéros impairs, une jeune fille portant des bottes blanches à talons hauts lève la tête et voit les tubulures se disloquer dans le ciel, à la manière d’un feu d’artifice, et redescendre vers elle à une vitesse à la fois lente et inexorable…
La déflagration balaye les vitrines, les véhicules et tout ce qui se trouve dans les cerveaux. Pendant de longues secondes, personne ne pense, les idées semblent soufflées elles aussi, comme des bougies. Même les bruits ordinaires ont été repoussés, il règne sur le lieu du sinistre un calme inquiétant, vibrant, on dirait que toute la ville vient de mourir, tuée net.
Lorsque l’information a suffisamment pris son élan, elle éclate enfin dans les esprits. Au-dessus de la rue, les fenêtres qui n’ont pas volé en éclats s’ouvrent timidement, quelques visages apparaissent, incrédules.
En bas, ceux qui ont échappé au cataclysme se relèvent et regardent, sans rien comprendre, le paysage nouveau qui s’offre à eux.
Une ville en guerre.
Les devantures des magasins se sont volatilisées, deux murs situés sous l’échafaudage se sont effondrés, provoquant un nuage de plâtre qui se dépose partout, lentement, comme de la neige sale. Le plus spectaculaire est évidemment, qui empiète largement sur la chaussée, cet amoncellement de barres métalliques et de planches en contreplaqué, quatre étages de tubulures, ça n’est pas rien. L’ensemble s’est écroulé quasiment à la verticale, recouvrant deux véhicules garés le long du trottoir. Le monceau de traverses est hérissé de tubes qui pointent vers le ciel, comme une gigantesque coiffure punk.
Combien sont-ils sous les décombres, les débris de verre et les morceaux de bitume ? Impossible à dire.
Ce qu’on voit, ce sont, ici et là, quelques corps allongés, de la terre, du sable, partout cette poussière de plâtre et aussi des choses assez étonnantes, comme ce cintre, accroché à un panneau de sens interdit, portant une veste à parements bleus. Après les séismes, sur les gravats des maisons dévastées, on voit cela parfois, un berceau de bébé, une poupée, une couronne de mariée, des petits objets que Dieu semble avoir déposés là avec délicatesse pour montrer qu’avec Lui, tout doit se comprendre au second degré.
Le père, sous les yeux de son fils, a effectué une curieuse trajectoire. L’explosion qui l’a cueilli sur la passerelle de bois l’a soulevé du sol pour l’asseoir sur l’avant d’une camionnette en stationnement. Il reste là, immobile, comme s’il s’apprêtait à disputer une partie de dominos avec son fils, sauf que son regard est vide, son visage en sang, il dodeline de la tête de droite et de gauche, on dirait qu’il veut détendre ses vertèbres cervicales.
Le garçonnet, lui aussi, a été soufflé par l’explosion. Maintenant, une joue contre terre, les yeux écarquillés, allongé devant une porte cochère qui a stoppé sa trajectoire, il tient toujours son étui à clarinette, mais le couvercle s’est ouvert, l’instrument a disparu, on ne le retrouvera jamais.
Les sirènes commencent déjà à mugir.
La confusion cède la place à l’urgence, à l’énergie, aux secours, les personnes valides se précipitent vers les corps étendus.
Certains se relèvent, difficilement, retombent à genoux, exténués.
Au silence de la stupéfaction succède le brouhaha progressif des cris, des hurlements, des instructions, des sifflets.
Les gémissements sont recouverts par le concert des klaxons.
17 h 01
Un homme posté à l’angle des rues Joseph-Merlin et Général-Morieux n’a rien perdu de la scène. Bien qu’il ait une trentaine d’années, on parlerait plutôt d’un garçon, il y a en lui quelque chose de juvénile, d’immature peut-être, qui tranche étonnamment avec son physique de paysan, assez lourd. Il est emprunté, mais loin d’être maladroit. Il a d’ailleurs fabriqué sa bombe tout seul, c’est dire… Il l’a réglée sur 17 heures, mais c’est théorique parce qu’en réalité, ces machins-là, on ne sait jamais si ça va marcher comme on veut.
Et même si ça va marcher tout court.
On comprend mieux son état de nervosité quand on sait que c’est sa première bombe. Plusieurs semaines de travail. Il n’évalue d’ailleurs pas précisément les dégâts qu’il va provoquer. Malgré ses prévisions, c’est vraiment l’inconnu. Un professionnel saurait sans doute avec davantage de certitude. Lui est un amateur, contraint de se fier en grande partie à son intuition. Il a fait pas mal de calculs, mais la réalité n’a pas grand-chose à voir avec les calculs, tout le monde le sait. Quoi qu’il en soit, il a fait au mieux avec les moyens dont il disposait. Maintenant, comme dit Rosie : « Le travail ne fait pas tout dans la vie. Il faut aussi de la chance. »
Et de toute manière, maintenant, c’est trop tard.
Il a eu beau se forcer à faire détour sur détour, rien à faire, il était tellement nerveux qu’il est arrivé en avance, vers 16 h 40. Vingt minutes à ne rien faire, dans ces conditions-là, c’est une éternité. Il y avait pas mal de monde installé à la terrasse et, bien sûr, la place qu’il avait repérée de longue date n’était pas libre, occupée par un jeune couple. Il n’a pas pu s’empêcher de manifester son agacement, la fille a froncé les sourcils, son ami a levé la tête pour le détailler à son tour. Alors, il s’est assis, mais ensuite il s’est relevé, il a changé de chaise… Il a dû consulter sa montre une bonne dizaine de fois, il aurait voulu se faire repérer, il ne s’y serait pas pris autrement.
Vers 16 h 55, il a posé son téléphone mobile sur la table, à la verticale, l’objectif fixé vers l’immeuble ; il s’est penché pour vérifier le cadrage, corriger la position. La date et l’heure s’affichent en bas de l’écran. Aujourd’hui, il ne se passe rien, nulle part, qui ne soit capté par un appareil, qui ne génère au moins une image instantanée. Ainsi, même cette explosion, inattendue et improbable à cet endroit de Paris, sera immortalisée par une vidéo. La chose est évidemment facilitée par le fait que c’est le poseur de bombe qui assure le reportage. C’est un peu comme si Jupiter avait tenu lui-même la caméra à Fukushima.
L’explosion a lieu à une cinquantaine de mètres de là. Il a beau s’y attendre et même l’espérer, l’ampleur le sidère. Il entrouvre la bouche, son visage affiche une mimique à la fois admirative et affolée.
La détonation vient gifler les clients du café et faire trembler le sol, comme si, sous leurs pieds, le métro avait soudain cédé sa place au TGV ; les tables sont saisies de convulsions, les verres s’entrechoquent puis se renversent, il faudra plusieurs secondes avant que les regards stupéfaits se tournent dans la bonne direction. Ce sera exactement l’instant ou l’échafaudage se mettra en mouvement avant de s’effondrer dans un fracas épouvantable.
Le jeune homme se lève et part sans même payer sa consommation, mais personne ne pensera à cela. En quelques enjambées, il est loin, il marche en direction du métro.
Appelons-le Jean. En fait, il s’appelle John, mais c’est une longue histoire, il se fait appeler Jean depuis l’adolescence, on s’intéressera à ça plus tard. Donc, pour le moment, Jean.
La bombe a convenablement fonctionné ; sur ce plan, il a tout lieu d’être satisfait. Même s’il a des inquiétudes sur le bilan exact de l’opération, elle devrait porter ses fruits.
Les rescapés tentent déjà de secourir les victimes restées au sol. Jean s’engouffre dans le métro.
Lui ne va secourir personne. Il est le poseur de bombe.
17 h 10
Camille Verhœven, c’est un mètre quarante-cinq de colère. Un mètre quarante-cinq, c’est peu pour un homme, mais pour de la colère concentrée, c’est énorme. Sans compter que pour un flic, la fureur, même rentrée, n’est pas une vertu cardinale. Au mieux, c’est une aubaine pour les journalistes (dans quelques affaires médiatiques, ses réponses au rasoir ont eu pas mal de succès), mais avant tout, c’est un casse-tête pour la hiérarchie, pour les témoins, les collègues, les juges, à peu près tout le monde.
Camille crie ou s’emporte parfois, mais il se méfie terriblement de lui-même. C’est plutôt le type à bouillir de l’intérieur. Pas trop le genre à taper du poing. D’ailleurs, il fait bien, parce que dans sa voiture, à cause de sa taille, toutes les commandes sont au volant, il faut faire attention où vous posez les doigts, un geste intempestif et vous voilà dans le décor.
Son irritation d’aujourd’hui (il trouve un motif par jour) est survenue pendant sa toilette, il s’est vu dans le miroir, il s’est déplu. Il ne s’est jamais beaucoup aimé, mais jusqu’ici, il a toujours lutté victorieusement contre le ressentiment de n’avoir pas grandi comme les autres. En fait, depuis la mort d’Irène, sa femme, il y a des moments où la détestation de soi prend des proportions inquiétantes.
Il y a six mois qu’il n’avait pas utilisé ses congés. Mais sa dernière grosse affaire s’est soldée par un échec : la fille qu’il cherchait était morte quand il l’a retrouvée[1], ça l’a pas mal bousculé (en réalité, ce n’est pas un échec à proprement parler, il a arrêté l’assassin, mais c’est comme ça avec Camille, il regarde toujours le mauvais côté des choses). Et donc, il a pris quelques jours. Il a failli proposer à Anne de le rejoindre à la campagne, c’était l’occasion de lui faire découvrir son refuge, mais non, il n’y a pas assez longtemps qu’ils se connaissent, il a préféré être seul.
Il a passé trois jours à dessiner, à peindre. Il a trop de talent pour être flic, mais pas assez pour être artiste. Alors, il est flic. De toute manière, il n’aurait pas voulu être un artiste.
En voiture, comme chez lui, Camille n’écoute jamais de musique, ça le distrait de ses pensées. Avec son goût pour les formules lapidaires, il simplifie en disant « Je n’aime pas la musique ». Et au fond, c’est vrai, s’il aimait cela, il en achèterait, il en écouterait. Or il ne le fait jamais. Alors, autour de lui : quoi, comment peut-on ne pas aimer la musique, c’est invraisemblable, on n’y croit pas, on le fait répéter, ça alors, on en reste comme deux ronds de flan, c’est inconcevable, ne pas aimer la peinture ou la lecture, passe encore, on peut comprendre, mais la musique ! Alors Camille en rajoute, c’est plus fort que lui, ce genre de réaction, ça l’encourage, il est ainsi, c’est un type vraiment chiant parfois. Un jour, Irène lui a dit : « Dommage que les misogynes ne te connaissent pas, ça les aiderait à relativiser. »
À défaut de musique, Camille écoute les radios d’information continue.
Le premier flash spécial intervient à l’instant où il allume. « … d’une puissante explosion dans le 18e arrondissement de Paris. Les causes exactes ne sont pas encore connues, mais il s’agirait d’un sinistre de grande ampleur. »
Le genre de nouvelle à laquelle vous ne prêtez attention que si vous habitez le quartier, ou si le nombre de morts est vraiment spectaculaire.
Camille poursuit sa route et suit les flashes d’information : « Les secours sont sur place. On ignore le nombre de victimes. Selon certains témoins, il semble… »
Ce que Camille craint, avec cette information, ce sont les encombrements à l’entrée de Paris.
17 h 20
C’est quelque chose, un pays moderne.
Les victimes ont à peine le temps de retrouver leurs esprits que les pompiers sont déjà sur place. Quatre casernes mobilisées. Des ambulances et les unités d’intervention convergent vers les lieux du drame à une vitesse hallucinante tandis que le SAMU, à la lisière du périmètre que la police a aussitôt ceinturé, ouvre les portes de ses véhicules pour débarquer des civières, des couvertures de survie, des appareils de perfusion ; on décharge des cartons de produits pharmaceutiques, de désinfectants, de bandages ; des techniciens calmes, rapides, précis, occupent chacun le poste que le Plan de secours et d’évacuation leur assigne. Les urgentistes sont déjà au travail. La Sécurité civile dispatche, organise, fait passer des lignes informatiques et téléphoniques. Les tentes destinées aux premiers soins semblent émerger de la poussière de l’explosion qui n’en finit pas de retomber.
Sous cet angle, on voit à quoi servent nos impôts.
Ah oui, il y a également les journalistes. Des professionnels eux aussi. Les camions des chaînes de radio et d’information continue arrivent en même temps que les secours ; on tire les câbles, on s’apprête aux premiers directs ; des reporters qui jouent aux correspondants de guerre cherchent la bonne place, celle où les décombres seront visibles derrière eux, pendant leur intervention.
C’est ça, une démocratie moderne : un pays où les professionnels ont pris le pouvoir.
17 h 30
Ministère de l’Intérieur. Réunion de crise.
— Que dit le PR ? demande le chef de cabinet.
Le ministre de l’Intérieur ne répond pas, ce que dit le président ne regarde personne. D’autant qu’il est comme tout le monde, le président, il attend d’en savoir plus.
Le ministre s’avance, mais reste debout, signe qu’il n’a pas l’intention de s’attarder. Il donne, d’un signe de tête, la parole au patron de la Direction centrale du renseignement intérieur, la DCRI, qui confirme ce que chacun pense depuis l’annonce de l’explosion : pas d’islamiste dans ce coup. Ça ne durera peut-être pas, mais on est en phase d’accalmie sur ce front-là. Les tractations avec les groupuscules leaders avancent positivement depuis plusieurs mois dans le secret absolu : le gouvernement s’apprête — en démentant l’information — à lâcher un gros paquet d’euros pour récupérer deux otages, les intégristes n’ont aucun intérêt à sectionner le pipeline qui leur permet d’aspirer une partie du Trésor français. Sans compter que ce n’est ni leur technique ni leur genre de lieu, aucun signalement ne fait état d’une action suspecte ni chez les indics ni chez les agents infiltrés, rien, non, vraiment…
— Le terrorisme religieux, c’est exclu.
Reste la piste politique. Plus compliquée. Sur ce terrain, rien n’est parvenu aux Grandes Oreilles depuis plusieurs mois, mais il existe une telle galaxie de groupuscules de toutes sortes… Il en naît et en meurt tous les jours ; les mouvements, en perpétuelle reconfiguration, sont assez instables, des actions quasiment individuelles ne sont jamais totalement exclues.
— Tout le monde est sur le pont…
Côté bilan, les premières estimations devraient tomber dans une heure. Deux, au maximum.
Le ministre hoche la tête. Il s’adresse au fonctionnaire en charge de l’information.
— Pour la presse, on enquête. Et rien d’autre.
Il fixe tout le monde calmement.
— Et personne ne bouge jusqu’à nouvel ordre. Avertissement sans frais : pas d’agitation intempestive ni de remue-ménage suspect dans les services.
Message ostensible envoyé à la presse : l’administration ne s’affole pas.
C’est clair pour tout le monde.
La voiture est en bas, le ministre va se rendre sur place, manifester sa compassion, assurer « que toute la lumière sera faite, bla-bla-bla ».
Les catastrophes font partie du boulot.
17 h 55
Les nourrices du square Dupeyroux ont rapproché des chaises pour papoter ; près de l’aire de jeux, quelques mères suivent d’un œil inquiet les aventures de leurs enfants. Généralement, c’est vers le milieu du square que Jean prend place. Il a son banc, en quelque sorte.
Le gardien, Marcel, règne en maître sur son carré de service public, sévère et bienveillant, le sifflet un peu prompt, mais il n’a jamais mis une contravention en vingt-quatre ans de carrière. Attentif aux habitués, il passe devant Jean et le salue d’un signe de tête. Il a quelque chose du barman, c’est à la fidélité de la clientèle qu’il doit la sécurité de son emploi.
Jean est installé comme il l’est toujours, le dos bien droit, les genoux serrés, les mains jointes entre les cuisses. Au passage du gardien, il se contente d’un infime mouvement des lèvres, c’est sa manière de saluer. Jamais on ne le voit avec un journal ou un téléphone mobile ; il regarde le square, l’air concentré sur ses pensées. Cet après-midi, assis comme à son habitude, il cligne des yeux un peu plus nerveusement que de coutume, il a encore le cœur qui cogne, mais, de l’extérieur, impossible d’imaginer que ce garçon vient de faire exploser une bombe dans l’arrondissement voisin. D’ici, on entend encore les pompiers, les ambulances qui se succèdent sur le boulevard en direction de la rue Joseph-Merlin.
Dès que le gardien du square s’éloigne, bref coup d’œil à droite puis à gauche, Jean se lève, contourne le banc et s’enfonce rapidement dans le fourré. Aussitôt à genoux, caché par le buisson, il utilise l’outil qu’il a fabriqué et qui sert à débloquer la trappe de fer afin de la soulever. Elle grince, il faut savoir la prendre, mais le plus difficile, une fois qu’on s’est glissé dessous, c’est encore de rabattre la trappe sans la faire claquer. Il y a quelques jours, lorsqu’il a apporté la bombe et tout son matériel, quelle épopée !
Le voici à genoux, accroupi dans l’étroit réduit en béton. C’est l’entrée d’une « chambre télécom ». Passent ici des gaines électriques, des tuyaux, des canalisations, de la fibre optique, d’impressionnants faisceaux de câbles qui irriguent tout le quartier. La plupart de ces chambres sont situées sous la chaussée et leur accès recouvert d’une plaque en fonte. Dans Paris, il en existe des centaines, comme dans toutes les grandes villes de province. Jean a déniché celle-ci un peu par hasard, en allant rechercher la balle d’un môme désespéré de ne pouvoir s’enfoncer dans le taillis.
Il lui faut une minute pour calmer sa fébrilité, après quoi il sort de la poche de son blouson la lampe avec laquelle il vérifie que la voie est libre, que personne n’est entré dans le souterrain depuis son dernier passage.
Il éclaire ainsi un couloir d’une quinzaine de mètres, bas de plafond, qu’il doit parcourir légèrement courbé. À l’extrémité du couloir, Jean parvient à une pièce assez large où cette fois il peut se tenir debout. Des compteurs, des coffrets fixés aux murs et deux armoires électriques sur les portes desquelles des affichettes rouge et noir promettent au visiteur imprudent une électrocution en bonne et due forme. Avertissement qui ferait rire Jean si c’était dans sa nature.
Il plie proprement son blouson au sol, s’installe en tailleur et sort, un à un, les outils du sac à dos qu’il laisse sur place à chacune de ses visites. Mais que, cette fois, il remportera parce qu’il n’aura plus besoin de revenir. Il éteint sa lampe, allume la frontale qui lui sert pour les travaux de précision et se met au travail.
Il se trouve exactement au centre du square Dupeyroux.
Au-dessus de sa tête, à quelques mètres sur la droite, il y a l’aire de jeux réservée aux enfants de moins de six ans, avec les toboggans, les balançoires, les jeux sur ressorts et ces cubes empilés les uns sur les autres qu’on peut escalader de tous les côtés.
Les mômes adorent.
18 h 03
Quand il arrive chez lui, sitôt la porte ouverte, Camille s’excuse auprès de Doudouche, sa chatte tigrée — sale caractère, comme son maître — pour l’avoir laissée seule trois jours. Il ouvre les fenêtres en grand et pendant que la chatte, assise sur un coin de table, joue les belles indifférentes (c’est une hystérique), il se débarrasse de sa veste, renouvelle le stock de croquettes et, fruit de sa mauvaise conscience, verse exceptionnellement un peu de lait froid dans une soucoupe qu’il pose au sol.
— Doudouche ?
Elle regarde ostensiblement par la fenêtre.
— Bon, c’est là, dit Camille. Maintenant, c’est à toi de voir.
Il prend alors ses aises, se sert un whisky.
Il n’est pas content de son congé exceptionnel. Parce qu’il a voulu rester seul ? Sur le répondeur, il trouve un message d’Anne. Une voix chaude : « Si tu ne rentres pas trop tard, tu passes dîner ? » C’est curieux d’ailleurs, Camille n’a pas voulu qu’elle l’accompagne à Montfort et en son absence, il n’a pas cessé de la dessiner. En sirotant son whisky, il passe en revue et trie les croquis. Il travaille de mémoire, toujours. Tout ce qui le frappe dans la vie quotidienne (visages, silhouettes, expressions, le détail des choses) se retrouve tôt ou tard sur son bloc.
Il continue de feuilleter ses dessins, et compose le numéro d’Anne.
— Ça dépend de ce qu’il y a à manger, dit-il d’emblée.
— Quel mufle tu fais…
Ils sourient, chacun de son côté.
Ça fait un long silence, vibrant, dans lequel ils se disent un tas de choses.
— Dans une heure, ça va ?
18 h 05
Une heure après l’explosion, tous les blessés de la rue Joseph-Merlin ont été évacués vers les services d’urgence.
Et pour le moment, le bilan ressemble à un miracle : vingt-huit blessés, aucun mort. « Du moins pas encore », disent les pessimistes, mais il n’y a personne en situation critique. Bras et jambes cassés, luxations, contusions, hématomes, fractures, brûlures, côtes enfoncées, tout ça va nécessiter des opérations chirurgicales, demander des semaines de rééducation, mais les vrais dégâts se situeront plus dans les esprits que dans les corps. Le petit garçon n’a eu que le bras cassé ; à l’école, il sera considéré comme un héros, il va faire signer son plâtre par tous les copains de la classe. La jeune fille vierge s’est retrouvée sur le derrière ; son soupirant, lui, a été emmené aux urgences avec une luxation de l’épaule, il devra expliquer à sa femme pour quelle raison on l’a repêché les quatre fers en l’air dans un magasin de sous-vêtements féminins dans un quartier où il n’avait rien à faire.
Bien sûr, on peut encore découvrir un mort sous les décombres (sous l’amas des tubulures d’échafaudage, par exemple), mais le périmètre a été sondé par les spécialistes, les chiens sont venus à la rescousse. Verdict : personne là-dessous.
Un miracle.
Les reporters le relèvent d’ailleurs à grand renfort d’épithètes. Ce sont des professionnels, donnez-leur une information vide, ils en font une nouvelle majeure. Ici : le coup du prodige. Bon, ça ne vaut pas de vrais morts, simples à gérer, effets garantis. Avec les non-morts, il faut tirer sur les bras, mais c’est affaire d’expérience. Et c’est justement à l’expérience que se reconnaissent les professionnels. Les policiers dépêchés sur place n’en manquent pas non plus. Ils sont une trentaine sur le pied de guerre, certains sont rattachés à la brigade antiterroriste. Quelques-uns ont pu, sur autorisation des medecins, questionner les victimes légères avant leur évacuation, mais la plupart d’entre eux sillonnent le quartier à la recherche de témoins extérieurs, les habitants dont les fenêtres donnent sur le lieu du sinistre, les commerçants, les passants qui n’ont pas été touchés directement par l’explosion.
Ils sont reliés aux équipes qui, dans les bureaux, cherchent les propriétaires, les locataires des immeubles, des boutiques, interrogent les banques de données, rapatrient le contenu de deux caméras de surveillance (bien qu’on soit certain qu’elles n’auront rien saisi, à cause de leur angle de prise de vue) ; dès qu’une nouvelle identité est connue, celle d’un témoin, d’un passant, on peigne tous les fichiers le concernant, l’attentat remonte à une heure, déjà, les informations recueillies se chiffrent en dizaines de gigaoctets.
Et pour le moment, le seul témoignage réellement fiable est celui de Clémence Kriszewckanszki.
Son nom est tellement compliqué à écrire que tout le monde s’applique… Moralité, en vingt-deux ans d’existence, elle n’a vu que deux fois son nom écrit avec une faute. C’est une jeune fille d’un physique banal, dans la vie on ne doit pas beaucoup la remarquer. C’est elle qui était installée à la terrasse, à quelques mètres de Jean. Au moment de l’explosion, son copain a basculé en arrière et s’est ouvert le crâne, il a été emmené aux urgences.
— Julien… dit-elle, presque à voix basse.
— Julien comment ? demande le flic, prêt à noter.
Elle est embêtée, ils étaient là à s’embrasser, à se caresser, mais elle ne connaît pas son nom de famille. Un copain d’un copain… Elle plisse les lèvres, elle a vraiment peur de passer pour une putain. Le flic, lui, s’en fiche complètement, elle pourrait faire le trottoir depuis l’âge de treize ans, c’est le cadet de ses soucis : elle a peut-être vu le poseur de bombe, voilà l’essentiel.
Ils sont trois autour d’elle, assis sur des chaises en plastique rouge, dans l’arrière-salle d’un restaurant dont la vitrine a été pulvérisée par l’explosion.
— Grand, se souvient Clémence. Plus de un mètre quatre-vingts. Il avait l’air plutôt empoté, vous voyez ? Lourdaud. Des cheveux bruns plantés assez bas sur le front, avec une légère tache brune sous l’œil droit, des lèvres assez fortes, il portait un jean beige avec les coutures apparentes et une ceinture Harley Davidson. Il…
— Attendez, attendez, l’interrompt le flic visiblement débordé. Vous avez remarqué sa boucle de ceinture ?
Sans attendre la réponse, le chef dit un mot à voix basse dans l’oreille du troisième agent qui quitte aussitôt la pièce.
Les flics ont l’air sceptique. Clémence les regarde sans comprendre. Le chef lui fait signe, allez, continuez. Elle reprend son témoignage, détaille les vêtements du jeune homme, la marque de son téléphone, le sac qu’il avait posé près de lui, ses chaussures, même ses gestes, et surtout sa manière de viser l’immeuble avec son mobile posé en équilibre sur la table, devant lui… Un jeune flic en civil entre, l’air pressé, pose une feuille de papier sur la table, balbutie quelque chose d’inaudible et ressort. Les trois hommes regardent Clémence silencieusement.
Elle les fixe à son tour, un par un, elle ne comprend pas ce qui se passe.
— L’agent qui vient d’entrer, demande le chef, vous pouvez me le décrire ?
C’est un coup classique, mais moyen de faire autrement ?
— Je dirais trente ans, dit Clémence.
Elle parle avec un ton d’évidence comme si on la faisait répéter ce que tout le monde sait déjà.
— Un pantalon bleu évasé en bas, un pull genre jacquard avec des motifs bleus, comme des chevrons, il porte une chaîne avec une médaille en or autour du cou…
Les trois flics se regardent avec un demi-sourire, le juge va adorer ce témoin.
On reprend la description du poseur de bombe. On fait venir l’Identité pour en dresser le portrait-robot. Un portrait hyperréaliste, même ses copains de maternelle seront capables de le reconnaître.
Les choses se présentent rarement aussi bien.
18 h 08
Pendant ce temps, à moins de cent mètres de là, deux hommes s’apprêtent à donner à cette affaire un éclairage déroutant.
Le premier s’appelle Basin. C’est l’un des responsables du Laboratoire central de la Préfecture. Une cinquantaine d’années, haut et large, natif du Sud-Ouest, du rugby toute sa jeunesse, mais pas moyen de faire carrière, il a des mains de dentellière, impropres au ballon, mais parfaites pour le déminage, il y a d’ailleurs passé sa vie.
Il est planté devant le trou aménagé par la bombe.
Il en a vu des choses, mais celle-ci le laisse rêveur.
— Bah merde, dit une voix près de lui.
C’est Forestier, un collègue, un vieux de la vieille, il a perdu un doigt au Kosovo, depuis ce jour-là il n’est plus le même. Perdre un doigt, en temps normal, ce n’est pas grand-chose, mais quand on se croit immortel, c’est une faillite. Lui aussi regarde le trou. On n’en voit qu’une partie à cause de l’amoncellement des pièces d’échafaudage, mais ces types-là, vous leur montrez quarante centimètres de cratère, juste le bord, ils vous recomposent toute la scène.
Et ce cratère-là, quand on l’aura complètement dégagé, il fera trois à quatre mètres de circonférence, sur une profondeur de un mètre.
— Bordel de Dieu, dit Forestier.
Ils sont soufflés tous les deux.
Ils hochent la tête, ils ont un petit sourire, discret, mais n’y voyez pas le moindre cynisme, c’est purement professionnel.
Mais c’est vrai qu’en plein Paris, un obus de 140 mm, il y a longtemps qu’on n’a pas vu ça.
19 heures
— Merde ! Un obus ?
— Oui, monsieur le ministre, répond l’expert de la Sécurité civile. Sans doute de la Première Guerre mondiale.
— Ça marche encore, ces trucs-là ?
— Pas toujours, monsieur le ministre, il y a beaucoup de déchet. Mais visiblement, celui de la rue Joseph-Merlin était en bon état…
Le ministre se tourne vers la DCRI, il interroge du regard. Le fonctionnaire fait une grimace pour montrer son embarras.
— Nous ne sommes pas devant un cas de figure classique. Si c’est un acte isolé, ce sera une aiguille dans une meule de foin. Il faut donc espérer une revendication rapide. Et si possible une demande de rançon. Qu’on puisse mordre dans quelque chose. En attendant, on fait les collectionneurs d’armes, les fondus de 14–18, quelques groupuscules réputés violents, on piste les menaces récentes qui n’ont pas été retenues. En clair, on racle les fonds de tiroir. En aveugle.
Le ministre est un homme d’action. Il déteste lorsqu’il n’y a rien à faire d’autre qu’attendre.
Il se lève, il faut aller rendre compte au PR. Cette perspective le rassure. Le travail de ministre, c’est un emmerdement par minute. Président, c’est le triple.
19 h 15
S’il n’y avait pas eu tous ces encombrements, Camille aurait été à l’heure chez Anne. D’ordinaire, il est ponctuel. Mais comme si les informations ne l’avaient pas suffisamment alerté (« … le ministre de l’Intérieur s’est rendu sur place… »), il est passé à moins de deux arrondissements de la rue Joseph-Merlin, catastrophe assurée. Dès que sa voiture a été bloquée, il a compris qu’il s’était mis dans la gueule du loup. En distance, il n’est pas loin du but, mais en temps… Dans ces cas-là, pas mal de collègues collent le gyrophare sur le toit et foncent dans la circulation, tous phares allumés. S’il était de bonne foi, Camille devrait concéder que de temps à autre, il a, lui aussi, cédé à cette tentation. Mais rarement. Et pas cette fois. Il interroge son GPS pour chercher un chemin alternatif, il lâche ses lunettes qui tombent au sol, pour les rattraper, c’est toute une acrobatie et, naturellement, c’est ce moment que le téléphone choisit pour sonner.
— Tu es où ? demande Anne.
Camille lâche la commande, la voiture cale dans un soubresaut, il se précipite sur ses lunettes, coince le téléphone contre son épaule et, à bout de souffle, murmure :
— Pas loin, pas loin…
Anne, amusée :
— Tu es en voiture ou tu viens en courant ?
Et soudain, devant Camille, la rue se dégage. Le temps de remonter sur son siège sous les klaxons impatients, il attrape sa ceinture de sécurité, démarre le moteur, enclenche une vitesse, la troisième, il a toujours le téléphone coincé contre l’épaule gauche. La voiture broute.
— J’arrive, dit-il, cinq minutes…
Mais il reperd aussitôt le téléphone qui tombe cette fois sur ses genoux et, bien sûr, sonne de nouveau.
La circulation est fluide, on a ouvert un itinéraire de délestage. Camille dépasse un flic agité qui fait tournoyer son bâton en sifflant comme un damné. On roule bien maintenant. Camille se concentre, ne pas perdre son chemin. En fait, il ne se voyait pas si près, il est à quelques rues de chez Anne.
Le téléphone indique un appel de Louis, son adjoint. Tiens, lui aussi, on se demande ce qu’il fait dans la police. Il est riche comme Crésus, il pourrait passer sa vie à faire la sieste sans s’appauvrir. Et cultivé avec ça, c’est une encyclopédie, pour le prendre en défaut… Malgré tout, il a choisi la Criminelle. Au fond, c’est un romantique. Bref.
Camille décroche.
Louis évoque l’explosion de la rue Joseph-Merlin.
— J’ai entendu, oui, dit Camille.
Il cherche une place, dépasse l’immeuble où habite Anne, s’apprête à refaire un tour du pâté de maisons.
— Le ministère est sens dessus dessous, la Préfecture a…
— Bon, accouche, dit Camille.
Il est nerveux parce qu’une place est libre, là, juste devant ses yeux, et faire un créneau en tenant le téléphone… Il ralentit, allume le warning.
— Un homme est ici, dit Louis. Il demande à vous parler.
— C’est pour ça que tu m’appelles ? Reçois-le !
— Il ne veut parler qu’à vous. Il dit que c’est lui qui a posé la bombe.
Camille s’arrête. La voiture, derrière lui, fait des appels de phares.
— Écoute, Louis, des types qui…
Mais Louis ne lui laisse pas le temps de terminer :
— Il a commencé à filmer les lieux près d’une minute avant l’explosion, alors, il y a peu de doute. Si ça n’est pas lui, il est sacrément bien informé.
Cette fois, Camille n’hésite pas, il baisse la vitre, colle le gyrophare sur le toit, allume ses phares et accélère.
— C’est moi, dit-il à Anne. Pour ce soir, je crois que c’est compromis.
19 h 45
Cette histoire de bombe avait déjà électrisé toute la Maison, la Brigade criminelle était aux cent coups ; l’arrivée du garçon qui prétend être l’auteur de l’attentat de la rue Joseph-Merlin a fait l’objet d’une traînée de poudre.
Au rez-de-chaussée, Camille croise Basin, le type du Labo. Ils se connaissent, ils ont travaillé sur deux affaires ensemble, ils s’entendent bien.
— La bombe est sans doute un obus de 140 mm, dit Basin en accompagnant Camille vers l’escalier.
— Mais… c’est énorme, ces trucs-là !
Basin écarte les mains comme s’il montrait la taille d’un brochet.
— 50 sur… 14. Non, c’est pas énorme. Un peu lourd, c’est tout.
Camille enregistre l’information.
— Et côté diagnostic, on en est où ?
— La présence de l’échafaudage, énumère Basin, la traversée en bois, la retenue due à la façade du bâtiment, le niveau d’enfouissement de la bombe… plusieurs facteurs convergents ont limité l’onde de choc et l’effet de souffle. Sans ces obstacles, les dégâts humains auraient pu être considérables. Imagine, s’il avait mis son obus sous un cinéma et qu’il l’avait programmé pour 21 heures, tu avais vingt morts.
Il semble douter, se ravise.
— Plutôt trente.
Basin repart dans l’autre sens, Camille poursuit vers son bureau et croise la jeune fille, assise dans le couloir. Apeurée. Deux képis, rien que pour elle.
— C’est le seul témoin, dit Louis, Clémence Kriszewckanszki. J’ai prévu un tapissage.
Camille entre dans son bureau.
— Allez, Louis, dis-moi tout.
— Il s’appelle Garnier.
Louis tient son joli carnet, son joli stylo, il remonte sa mèche, côté droit.
— Mais pourquoi il veut me parler à moi ? demande Camille, agacé. Il n’y avait personne d’autre ?
— Il dit qu’il vous a vu à la télé.
— Ça donne une idée de son niveau…
Louis ne relève pas et poursuit :
— Son nom ne figure pas au Fichier, mais on trouve celui de sa mère, Rosie Garnier. Elle est en préventive depuis huit mois pour meurtre.
— Ça donne une idée de la famille.
Camille prend la feuille que lui tend Louis. Synthèse parfaite en trente lignes. Camille ne se souvient jamais si c’est le concours de l’ENA que Louis a réussi ou celui de Normale Sup’. De toute manière, il n’y est pas allé, il est entré dans la police. Trente lignes qui expliquent le dossier Garnier, mère. Sur le fils, on n’a rien.
Sur la table, des clichés de l’attentat, pris quelques minutes après l’explosion. Décor de fin du monde. Remontent à l’esprit de Camille des images de la rue des Rosiers ou de la rue Copernic… L’attentat du RER, c’était quelle année ? Il n’a pas mémoire des dates.
Il s’arrête sur le visage hébété d’un petit garçon allongé sur le trottoir, le visage en sang, une joue posée sur le bitume, qui tient à la main un étui de clarinette béant et vide.
Les enfants, ça le bouleverse souvent, Camille, il se sent toujours proche d’eux, à cause de la taille.
En même temps, il est le genre de flic à s’émouvoir facilement. La larme facile.
Pour un flic… enfin, passons.
19 h 55
D’après Camille, il doit avoir une trentaine d’années.
— Vingt-sept. En juin, précise Jean, comme si ça avait de l’importance.
Ses yeux ne savent pas où se poser. Il se frotte lentement les mains à plat l’une contre l’autre, entre ses genoux, mais ça ne veut rien dire. Quand on voit Camille pour la première fois, avec son mètre quarante-cinq, qu’il faut baisser les yeux pour le regarder en face, ou qu’il s’assoit devant vous avec ses pieds à dix centimètres du sol, beaucoup de gens sont embarrassés. Le jeune homme connaît Verhœven qui, pour lui, porte le label « Vu à la télé », mais il se trouve en face du vrai Verhœven, c’est toujours un peu différent.
Et malgré son physique d’agriculteur, c’est un timide.
— Garnier, John, dit Camille.
— Jean !
Il a sursauté. L’air d’y tenir, à cette précision. Camille, sceptique, plisse les yeux sur la carte d’identité, comme s’il déchiffrait une langue étrangère :
— Désolé, moi, je lis « John ».
Le garçon le regarde en face.
— Bon, d’accord, concède Camille, ça s’écrit John, mais ça se prononce Jean. Et donc, Jean (Camille appuie sur la syllabe), c’est vous qui avez posé une bombe rue Joseph-Merlin.
Puis il croise les bras.
— Expliquez-moi ça.
— Pendant les travaux, dit Jean. J’ai mis la bombe avant qu’ils referment.
Camille reste sans réaction. Dans ce genre de situation, les suspects parlent, se coupent et se recoupent, se contredisent, une fois sur deux, ils se délitent d’eux-mêmes, le plus sûr, c’est de les laisser faire.
— L’obus, précise Jean. Je l’ai posé de nuit.
Camille se contente de lever un sourcil sceptique. Jean (ou John) a une voix grave qui fléchit après quelques mots, comme s’il mettait des points partout, qu’il faisait des phrases rudimentaires, verbe sujet complément.
— Ils faisaient des travaux de canalisation. La chaussée est restée ouverte pendant plusieurs jours. Ils avaient mis une barrière de sécurité. Pour que les gens ne risquent pas de tomber dans le trou. J’y suis allé de nuit, j’ai posé une bâche sur la tranchée, je suis descendu et après j’ai travaillé sous la bâche. J’ai creusé la paroi de la tranchée. J’ai posé l’obus, à cinquante centimètres en dessous du trottoir, j’ai mis un détonateur, un réveil, j’ai programmé et après j’ai rebouché.
Avec lui, pas de mystère. Au contraire, il veut s’expliquer, il suffit de demander.
Louis est derrière son écran. D’un regard à Camille, il confirme : le mois dernier, on a effectivement changé des conduites d’eau, rue Joseph-Merlin.
— Et pourquoi vous avez fait ça ? demande Camille. Qu’est-ce que vous voulez ?
Mais Jean ne répond pas aux questions. Il dit tout, mais dans son ordre personnel, il faut que les choses se déroulent comme il les a imaginées. Il est très appliqué.
— Des obus… J’en ai mis sept. Il en reste six. Une explosion par jour. C’est prévu comme ça.
— Mais… répète Camille abasourdi, vous voulez quoi ?
Jean veut qu’on les libère, sa mère (qui est en préventive) et lui (qui va être placé en garde à vue).
— Une procédure du genre « protection des témoins », précise-t-il.
C’est idiot, mais la première réaction de Camille est d’éclater de rire. Jean, lui, reste imperturbable.
— Vous nous donnez une nouvelle identité, poursuit-il. Vous nous faites passer en Australie avec de l’argent, de quoi nous installer. J’ai pensé à cinq millions. Dès qu’on passe la frontière, je vous donne l’endroit des six obus qui restent.
— Mais ce truc-là, ça se pratique aux États-Unis, explique Camille. Pas ici ! Vous avez regardé trop de séries télé, mon vieux ! On est en France et…
— Oui, je sais (Jean balaye devant lui, vraiment agacé), je sais ! Mais s’ils peuvent le faire là-bas, on peut le faire ici. D’ailleurs, je suis certain qu’on l’a déjà fait. Pour des espions, des mafieux, ce genre de trucs, renseignez-vous. De toute manière, c’est ça ou rien, alors…
Le garçon est assez rustique, évidemment immature (cette idée de l’Australie est stupide comme un rêve d’adolescent), mais il est loin d’être bête. Et si sa menace se confirme, sa capacité de nuisance est prodigieuse.
— Bon, dit Camille en se levant, on va reprendre tout ça depuis le début, si vous voulez bien.
Pas de problème.
Jean est d’accord, plus les choses seront claires, plus vite on en finira.
— Pour l’argent, je peux descendre à quatre millions. Mais pas moins.
Il n’a pas l’air d’avoir le moindre doute.
20 h 05
En sortant, Camille se retrouve face à face avec la jeune fille au nom imprononçable. Il lui sourit, s’avance.
— Ça va ?
Elle se contente d’un signe de tête.
— On va avoir besoin de vous, reprend Camille. Ensuite, vous pourrez rentrer.
Elle confirme. D’accord.
Juste avant son entrée dans la salle de tapissage, Camille prend Louis à part.
— Tu sors Garnier…
Louis remonte sa mèche, signe d’embarras. Ça n’est pas…
— Oui, je sais, Louis, le coupe Camille, mais je m’en fous. Si c’est lui, la régularité de la procédure sera le cadet de nos soucis. Allez, grouille-toi.
Et donc, quand la jeune Clémence regarde les cinq hommes qu’on a installés debout face à elle, sans ceinture, sans lacets, sans cravate, des jeunes, des vieux, cinq flics provenant de tous les services, elle hoche la tête, elle regrette, mais vraiment…
— C’est pas un de ceux-là, assure-t-elle.
Elle a une jolie voix, douce, un sourire emprunté, elle veut bien faire, elle aurait aimé reconnaître le jeune homme… Même quand on lui demande de les regarder une nouvelle fois, non, celui qu’elle a vu à la terrasse du café n’est pas là.
Camille hausse les épaules, l’air de dire, c’est ainsi, on ne gagne pas à tous les coups.
Après quoi, il ouvre la porte et naturellement, dès qu’elle fait un pas dans le couloir, Clémence se retourne vers le commandant, comme si elle voulait fuir dans l’autre sens. Elle désigne du pouce, derrière elle, l’un des garçons assis sur la banquette à côté de deux jeunes flics en civil, tous les trois ont l’air d’attendre leur tour dans un cabinet médical.
— C’est lui ! murmure-t-elle fiévreusement, les dents serrées. C’est lui !
C’est une bonne nouvelle et le début des emmerdements. Il confie Clémence à l’un des jeunes flics, qui va la raccompagner.
Avant de regagner son bureau, il appelle le standard et demande qu’on lui passe Basin. Autour de lui, on se tait, la présence de celui qui prétend être l’auteur de l’attentat excite tout le monde, on attend la confirmation.
— Alors ? demande Basin au téléphone.
— Je ne veux pas t’en dire trop, répond Camille, mais à mon avis, c’est du lourd. J’aimerais vraiment que tu entendes ça… Que tu me dises. Techniquement.
En attendant, Camille s’avance vers la fenêtre, il tâche de mettre de l’ordre dans ses pensées. « Six bombes à venir, se dit-il. Une explosion par jour. »
Il a beau se le répéter, c’est un peu comme « raz-de-marée » ou « tremblement de terre », on sent que c’est catastrophique, mais tant qu’on n’y est pas, l’idée reste assez abstraite.
20 h 15
Jean Garnier a vu Camille revenir dans le bureau accompagné d’un homme grand, large d’épaules et aux mains de femme, qui s’est installé sur une chaise, derrière lui, bras croisés. Ça n’a pas l’air de le déranger.
On reprend tout depuis le début.
— Et donc vous avez acheté sept obus ?
— Non, explique Jean, pas achetés. Je les ai ramassés sur la route de Souain-Perthes, en direction de Sommepy. Et à Monthois.
Camille, par-dessus l’épaule de Jean, interroge Basin qui approuve d’un léger mouvement de la tête. C’est dans l’Est, expliquera-t-il un peu plus tard, du côté de Châlons, dans la Marne. Chaque année, des dizaines d’obus de 14–18 remontent encore à la surface ; les agriculteurs les stockent en bout de chemin en attendant le passage des services de déminage.
Camille est sidéré.
Le type a simplement ramassé des obus sur le bord de la route…
— Et vous les avez transportés comment ?
Jean se retourne vers Louis sur le bureau duquel on a placé tout ce que contenait le sac de sport avec lequel il est arrivé. Il tend le bras, désigne un paquet de tickets de caisse, reliés par un gros trombone.
— J’ai loué une voiture. Vous avez la facture, là.
Lorsque Basin prend la parole, Jean ne se retourne pas vers lui, il reste concentré. Basin veut savoir de quelle manière il s’y est pris. Ramasser un obus est une chose, le faire exploser en est une autre.
— Un détonateur et un relais électrique, dit Jean sur le ton de l’évidence, c’est pas sorcier.
Il tend l’index vers un appareil numérique qui fait réveil et calendrier.
— C’est avec ça que j’ai programmé toutes les bombes. 3,99 euros sur le Web.
Louis extrait la facture du paquet ; Garnier a payé par carte, on a la carte bancaire dans son portefeuille, pas de doute, c’est la même. C’est la première fois qu’on voit un assassin apporter les factures pour prouver qu’il est bien le coupable.
Jean montre une boîte remplie de détonateurs, des tubes de la longueur d’une cigarette.
— Je les ai volés chez Technic’Alpes, explique-t-il. C’est un dépôt de matériel de travaux publics en Haute-Savoie.
Louis vérifie sur le Net.
— Sur place, commente Jean, il y a juste un gardien à mi-temps. C’était vraiment pas difficile.
— La société existe, confirme Louis depuis son écran, le siège est à Cluses.
— Le siège peut-être, dit Jean, mais le dépôt est à Sallanches.
Dans la pièce, tout le monde commence à ressentir un gros malaise.
Parce que s’il dit vrai sur cette bombe de la rue Merlin, il dit sans doute vrai sur les autres. Les six obus à venir. C’est d’ailleurs ce que pense Basin qui ne cesse d’opiner de la tête en direction de Camille, pour lui, il n’y a aucun doute. Techniquement, ça peut tout à fait être lui.
Basin se lève, contourne la chaise de Jean Garnier, il reste debout, face à lui.
— Ces obus de la Première Guerre, si on les retrouve, c’est parce qu’ils n’ont pas explosé. Il n’y en a pas un sur quatre capable de fonctionner…
Jean fronce les sourcils, soucieux. Comprend pas.
— Je veux dire, reprend Basin patiemment, votre menace n’est réelle que si vos obus fonctionnent. Vous comprenez ?
Basin lui parle comme à un débile ou à un sourd-muet. On ne peut pas le lui reprocher, Jean Garnier n’a pas un visage pétillant d’intelligence.
Basin poursuit, pédagogue :
— Vous ne pouvez pas être certain que tous vos obus vont exploser. Votre menace…
— Et d’un, l’interrompt Jean en comptant sur ses doigts : le premier a très bien fonctionné. Et de deux : c’est pour ça qu’il y en a encore six, pour tenir compte de ceux qui ne marcheront pas. Et de trois : si vous êtes prêts à courir le risque, moi, c’est comme vous voulez.
Silence.
Basin cherche une contenance.
— Tout ce que vous avez utilisé est là ?
— Les relais électriques, les câbles, dit Jean, j’ai tout acheté chez Leroy-Merlin.
Personne ne réagit, peu importe, il a décidé de tout expliquer, alors il explique tout.
— Ah oui !… Chez moi, vous ne trouverez pas d’ordinateur, je l’ai jeté. Je sais que vous pouvez fouiller dedans même si les données ont été effacées, alors…
Pareil pour le téléphone, il a résilié son abonnement depuis longtemps.
Camille a du mal à réaliser. Il a besoin de faire le point avec Basin et Louis.
Ils confient Jean à un képi, on pourrait même le laisser seul, aucun danger, tout le monde est d’accord.
Ils sortent dans le couloir.
— Merde alors, dit Camille la porte à peine refermée. On peut terroriser une ville en achetant des réveils sur le Net, des relais chez Leroy-Merlin et en ramassant des obus le long des routes ?
Basin hausse les épaules.
— Oui, facilement. Il s’est tiré, au cours de la Grande Guerre, un milliard d’obus dotés d’une énergie cinétique incroyable : un sur quatre s’est enfoncé dans le sol sans exploser. Ils continuent de remonter à la surface, comme des poissons morts, il n’y a qu’à se baisser. On en a récupéré vingt-cinq millions, autant dire rien du tout. Si on voulait retirer tout ce qui reste dans le sol français, au rythme où on va, il faudrait sept cents ans… Il y a beaucoup de déchets, mais il y a aussi beaucoup d’obus, ceci compense cela. Tu en prends sept, statistiquement tes chances d’en avoir un ou deux qui fonctionnent sont assez élevées. Si tu es chanceux, tu peux même monter ton score à trois, quatre, cinq obus. Le gros lot, c’est quand ils sont tous en état.
— Et pour le système de déclenchement, il a utilisé un radioréveil, mais tout ce qui produit une impulsion peut servir : une sonnette de porte, un téléphone mobile…
C’est un éclairage nouveau pour Camille.
— On pense souvent que le terrorisme, c’est sophistiqué, conclut Basin, mais en fait, non, pas vraiment.
20 h 45
À l’excitation a succédé l’effervescence. Pendant que les informations transitent, par les canaux de la hiérarchie, vers les sommets de l’État, la Criminelle n’attend pas et s’organise.
Le divisionnaire Le Guen, pachyderme shakespearien au pas pesant, mais à l’esprit aiguisé, en a référé au juge qui vient d’être désigné ; tous deux sont d’accord sur un point : le commandant Camille Verhoeven est chargé de l’enquête, « jusqu’à mise en place de nouvelles dispositions ».
Camille regarde sa montre en rigolant.
— Ça devrait arriver d’ici, quoi… une heure ?
Louis pense qu’il en faudra deux, peu importe, le délai sera court. Camille est seulement chargé de déblayer. Après quoi il sera débarqué ; mais il n’envie pas son successeur, cette histoire ne sent pas bon du tout.
En attendant, il se voit adjoindre du personnel supplémentaire, une quinzaine d’agents. Louis s’est chargé de les mettre au courant. Lorsque Camille entre, ils savent pourquoi ils sont là. Le brouhaha cesse dès son entrée. Il fait toujours cet effet-là : sa taille théâtralement petite, sa calvitie rutilante, son regard surtout, une lame. Théâtral justement : dans les grandes circonstances, c’est un homme qui a tendance à se taire. Du coup, tout le monde fait silence, il attend encore quelques secondes. C’est un comportement un peu scénique, mais personne ne lui en veut. Ici, chacun le connaît, connaît son histoire, celle de sa femme puis sa dépression, puis son absence puis son retour… Verhœven est à deux doigts de la légende.
Il évoque succinctement le coupable autoproclamé tandis que Louis distribue sa synthèse rédigée au fil du clavier, impeccable, précise, argumentée, rien à dire.
— Si Garnier dit la vérité, commente Camille, une deuxième bombe devrait exploser dans moins de vingt-quatre heures. Et comme sa première salve, rue Joseph-Merlin, n’était pas franchement de la rigolade, nous devons considérer sa menace comme sérieuse.
Il pourrait en profiter pour prononcer une parole historique du genre : « La première bombe n’a fait aucun mort, c’est le premier miracle. Vous êtes chargés du second… », mais contrairement à ce que croit Garnier, la réalité n’a rien à voir avec une série télé.
Camille se contente d’une recommandation :
— Je ne sais pas encore comment nos autorités vont vouloir gérer cette affaire. Donc, en attendant, aucune information ni à la presse ni à quiconque. Je vous rappelle que vous êtes une équipe réduite…
Il laisse un silence, que tout le monde décrypte parfaitement, traverser la salle : l’auteur de la moindre fuite sera dans de sales draps.
Pour autant, Camille ne se fait pas d’illusions. La presse est aux abois, la reddition de Jean Garnier va rapidement transpirer ; vouloir le secret sur une affaire de cette dimension relève du fantasme pur et simple.
— Vous vous concentrez sur l’histoire de Jean Garnier, reprend-il, ses copains, ses relations, etc. Et principalement sur ce qu’il a fait hier, avant-hier, le jour d’avant, qui il a vu, rencontré, croisé, ses relations, le voisinage. Le but, c’est de retracer ses faits et gestes au cours des dernières semaines.
Camille explique comment les équipes sont composées, qui fait quoi, et il conclut simplement :
— Louis Mariani est chargé de la coordination, tout ce qui remonte passe par lui. Bon courage à tous.
Puis il traverse la cantine et rejoint le juge.
Louis tient aussitôt table ouverte, des groupes se pressent autour de lui. Dans son joli costume Armani, il a l’air d’un petit marquis, mais sacrément efficace. Il répond calmement, précisément, on dirait qu’il peut renvoyer les balles comme ça toute la nuit, sans jamais transpirer.
Vingt minutes plus tard, tout le monde est parti et Louis, installé dans une salle avec les informaticiens, s’apprête à trier les appels des flics en expédition, à sélectionner les informations, à épingler des images et des données sur le mur, à rédiger des synthèses partielles pour le divisionnaire, pour le juge, pour Camille.
21 h 10
Camille s’est accroché à la ceinture de sécurité tout le long du trajet. Avec les gyrophares, les sirènes, impossible de se concentrer. Le chauffeur est un slalomeur dans l’âme, pour lui, relier Paris à Bagnolet ne doit pas nécessiter plus de quatre ou cinq coups de frein.
Mais les ordres de Camille étaient péremptoires, aussi, à quelques minutes du domicile de Jean, on éteint les gyrophares, on ralentit, on laisse partir devant la voiture de Verhoeven ; les techniciens vont arriver discrètement, on ne veut pas affoler le quartier, on va procéder rapidement, mais en douceur.
La cité où habitent Rosie et Jean Garnier est un ensemble de bâtiments sans caractère. Pauvre dans les années 1970, baptisé « modeste » la décennie suivante, aujourd’hui conquis par des trentenaires bien dans leur époque et des cadres moyennement supérieurs, il aspire maintenant au statut de « résidence ». D’ailleurs, c’est comme ça qu’il faut dire. Pas cité, résidence. On n’est pas chez les ploucs.
Le n° 21 est le premier bâtiment à droite. Il y a des voitures partout. La cité n’a pas été conçue sur l’hypothèse de trentenaires écologiques adorant la bagnole, les services de police sont contraints de se garer en double file, Camille leur fait signe, dégagez, allez attendre là-bas. Mais si discret soit-on, dès qu’on arrive à la porte, les premiers pas résonnent dans l’escalier de béton, des voisins viennent aux nouvelles, ils restent là, quatre puis cinq, perchés sur les marches comme des poules, à attendre que quelqu’un sorte, qu’on puisse se mettre quelque chose sous la dent. On chuchote, tout le monde sait quelque chose, du moins tout le monde a son idée. Camille demande à un collègue de les interroger ; on leur demande leur avis sur leurs voisins, vous parlez s’ils sont contents…
Camille entre. Dans la foulée, deux agents et deux techniciens investissent l’appartement.
Les volets sont tirés, les plantes regroupées dans la baignoire avec de l’eau à mi-hauteur ; pour celles qui craignent la noyade, on a planté des bouteilles en plastique renversées dans la terre. Tout est propre, le réfrigérateur est vide, débranché, la porte laissée ouverte, les lits sont faits, les armoires en ordre, l’aspirateur a été passé avec soin. Flottent des odeurs de liquide de ménage, de dépoussiérant en bombe, tout l’arsenal de la propreté industrielle au service des particuliers.
Le mobilier est ancien, mais très entretenu : dans le salon, une table en teck avec les chaises assorties, comme on en faisait il y a trente ans, un buffet long dans lequel toute la vaisselle est soigneusement rangée. Dans une vitrine, sur les étagères en verre, sont alignés des bibelots, des chevaux en verre filé, des souvenirs de vacances, une poupée en costume dont Camille se demande de quelle région elle peut provenir. Dans la modeste bibliothèque, des livres bon marché reliés avec des titres dorés (Les Rougon-Macquart, Les Grandes Batailles de France, Le Secret des Templiers…) vendus en souscription et dont aucun volume n’a jamais été ouvert. Tandis que les agents ouvrent tous les placards, Camille jette un œil à la chambre de Rosie. Le lit, parsemé de peluches comme on en gagne dans les foires, semble attendre son retour. Au sol, une descente de lit en fourrure synthétique. Minutieusement alignés sur une étagère, une quantité impressionnante de romans sentimentaux (Coupable attirance, Un pont vers le bonheur, La Magie d’une nuit…). À l’instant de quitter la pièce, Camille s’arrête sur une valise qu’un agent vient de sortir de l’armoire. Le contenu sent le souvenir. Camille y jette un rapide coup d’œil.
— Consignez-moi tout ça, dit-il.
Dans la chambre de Jean : posters de footballeurs aux murs, une batterie de jeux vidéo et de films d’horreur, ici aussi tout est parfaitement à sa place, rien ne dépasse.
L’appartement appartient à l’OPHLM. Jean Garnier arrêté, dans deux mois, il sera vidé et proposé à une nouvelle famille, tout ce qui est là finira à la benne. Que les occupants se proposent de revenir ou qu’ils soient définitivement partis revient au même : tout était prêt pour une visite de la police.
La thèse de Jean Garnier poseur de six autres bombes prêtes à exploser prend soudainement du poids.
21 h 45
Les premiers témoignages renvoient l’image d’un garçon assez inhibé, mais serviable.
— Il vient faire des bricoles à la maison, dit un voisin (la cinquantaine bouffie, ventripotente et satisfaite). Changer un joint de robinet, refixer une prise, vous voyez le genre de truc, histoire de se faire quelques sous… Bon évidemment, pas causant, oui, non et c’est tout. Si vous le faites venir pour la conversation, c’est cuit. Mais un gentil garçon. Ne ferait pas de mal à une mouche.
— Pour les mouches, je reconnais, dit Camille. Rue Joseph-Merlin, tu n’en as pas tué une seule.
Le jeune homme est menotté à la table en fer, déjà fatigué. Il s’est constitué prisonnier deux heures plus tôt, deux heures sous le feu roulant des questions, les flics se relayent toutes les dix à quinze minutes.
Pendant que Camille s’entretenait avec les autorités, les collègues de relève l’ont un peu bousculé. Il se tient le ventre, il a un hématome assez large sur la joue gauche, une coupure profonde sur le front et du mal à respirer. « Il est tombé dans le couloir », a-t-on dit à Camille.
Pour les affaires de terrorisme, on dispose d’un arsenal juridique impressionnant, la garde à vue pourrait quasiment durer un siècle. On en profite, il n’est pas près de voir son avocat. De toute manière, Jean dit qu’il ne veut pas.
— On peut savoir pourquoi ? a demandé Camille.
— Pas besoin. Vous me donnez ce que je demande, je vous donne ce que vous voulez, c’est tout. Sinon, ça va faire des centaines de morts et je vais prendre la perpétuité. Je ne vois pas ce qu’un avocat va y changer…
Il tâte sa joue.
— Vos collègues se sont un peu énervés, mais vous avez besoin de moi pour trouver les bombes, alors…
Ce geste arrête net Camille.
— Parce que Jean va bien. Très bien même ; si on considère les circonstances.
Dans sa carrière, Camille a vu beaucoup de suspects malmenés, il connaît toute la gamme des réactions et c’est ce qui l’alarme dans le cas présent. Jean a été sérieusement malmené, mais il réagit comme s’il n’y avait rien de plus normal, qu’il s’y attendait, qu’il avait prévu l’attitude de la police.
Jusqu’où a-t-il anticipé ?
Il a l’air étonnement bourru et renfrogné pour un homme capable d’un plan aussi élaboré.
Quelque chose ne colle pas ?
— John Garnier, lit Camille à haute voix, football amateur, CAP en électromécanique. Réputation de bricoleur. Petits boulots… Un peu de chômage.
Jean a un visage qui marque vite. Son hématome commence déjà à virer au violet. Camille replonge dans son dossier, puis relève la tête, admiratif.
— Et tu vis toujours chez ta mère. À vingt-sept ans !
Jean reste fermé à la remarque.
— Né de père inconnu… Allez, parle-moi un peu de ça, Jean.
— Père inconnu, ça veut dire que je ne le connais pas, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?
— Oui, mais ça, c’est pour l’état civil, Jean. Ce qui m’intéresse, moi, c’est ce que Rosie t’a raconté.
— Il n’a pas voulu me reconnaître, c’est son droit !
Garnier a monté la voix sans s’en rendre compte, il a dû se répéter cette phrase des centaines de fois en vingt-sept ans d’existence, le genre de slogan qui contourne la vérité, qui permet de ne pas trop penser, qui aide à surmonter la difficulté.
— C’est son droit, dit Camille, tu as raison.
Si on ne connaît pas Verhœven, on jurerait qu’il pense ce qu’il dit. Silence.
— Il n’a pas pu épouser ma mère, reprend Jean d’une voix plus calme. Il voulait mais il ne pouvait pas, alors il est parti à l’étranger. Voilà.
— Mme Garnier et son fils ? Ils se disputaient beaucoup…
C’est la voisine du dessus, elle vit seule avec des chats. Une femme suspicieuse. Contrairement aux autres qui ne demandaient qu’à voir leur photo dans le journal, elle n’a ouvert la porte qu’après avoir téléphoné au commissariat, pour vérifier. Et elle reçoit l’enquêteuse sur le palier.
— Vous savez pourquoi ils se disputaient ?
— Pour rien, pour tout ! Tous les jours ! Enfin, presque… Moi, je suis descendue dix fois frapper à la porte, ils n’ouvraient jamais. Le lendemain, elle partait au travail comme si de rien n’était. Lui, c’est simple, il ne dit jamais bonjour. Et que je te casse de la vaisselle, et que je te claque les portes. Et que je t’envoie des noms d’oiseaux jusqu’à pas d’heure !
Elle hoche la tête, comme si, en s’écoutant, elle s’épatait elle-même. Après quoi, elle se ferme.
— Au moins, depuis qu’elle est en prison, l’immeuble est redevenu calme.
— Avec ta mère, reprend Camille, vous ne pouvez pas vous supporter, et tu poses sept bombes pour la faire libérer, c’est déjà étrange. Mais depuis que tu es là, tu n’as même pas demandé à la voir… On n’y comprend rien, Jean, à ton histoire, je t’assure.
— Pas besoin de comprendre, dit-il sans lever les yeux. Vous nous laissez partir, je vous dis où sont les obus, c’est tout.
Camille surprend son regard vers l’horloge murale.
— La prochaine bombe, c’est demain à quelle heure, mon petit Jean ?
Jean se fend d’un mince sourire.
— Vous avez tort de me prendre pour un con. Vous allez changer d’avis, vous allez voir.
On ne lui propose pas à manger, il ne demande rien, on a posé devant lui une bouteille d’eau et un gobelet, il n’y a pas touché. Il regarde par terre, il a déjà le teint cendré des suspects qui mordent sur leurs réserves, mais il tient le coup.
Camille s’absorbe dans le dossier d’instruction de sa mère, Rosie Garnier.
Il y a deux ans, Jean tombe amoureux d’une fille, Carole Wendlinger, vingt-trois ans. Elle vient d’Alsace, rêve d’y retourner. Lui rêve de Carole, ils décident de partir ensemble.
— Moi, je te comprends, lâche Camille.
Sur la photo, Carole est jolie, incroyablement blonde, souriante, les yeux bleus.
Marie-Christine Hamrouche, quarante ans, collègue de Rosie et sa meilleure copine. Elle a déjà déposé lors de l’arrestation de Rosie, elle devra sans doute le refaire le jour du procès, mais elle aime bien raconter cette histoire, elle ne s’en lasse pas.
— Vous comprenez, Rosie se plaignait tellement de son fils… Pas un jour sans qu’elle revienne avec une nouvelle histoire, une nouvelle dispute avec lui, ça ne s’arrêtait jamais. Il ne voulait pas faire les courses, mais si elle ne rapportait pas exactement ce qu’il voulait, il se mettait en pétard ! Ils s’engueulaient sur tout, sur le programme de télé, sur le linge sale, le ménage, les sorties, l’argent, l’arrosage des plantes, le bricolage dans l’appartement, les cendriers pleins… Tous les jours, c’était une nouvelle affaire ! Je lui disais, à ce tarif-là, autant prendre un mari, au moins il rapporte sa paie !
L’agent qui l’interroge approuve calmement, il pense vaguement à sa propre femme.
— Tandis que le Jean, lui, pour le faire travailler, il fallait se lever de bonne heure ! Alors, quand il a rencontré la petite, on a tous pensé : pourvu qu’ils fassent affaire tous les deux. Je vous jure, quand il a parlé de partir avec elle, Rosie était resplendissante ! Comme si c’était elle qu’on avait demandée en mariage. Un soulagement… Pour nous aussi d’ailleurs, je veux dire, nous, les collègues, parce que Rosie et son fils étaient tellement remontés, tôt ou tard, ça allait mal finir…
Là, elle s’arrête. À cet instant de son récit, les mots lui manquent toujours, elle regarde l’agent, les yeux ronds.
— Alors, quand on a appris, vous pensez si on a été surpris !
— Je résume, Jean, dit Camille, tu m’arrêtes si je me trompe. Ta mère et toi vous êtes chien et chat, mais elle a beau se plaindre à tout bout de champ, l’idée de te perdre, de se retrouver seule, ça la tourmente pas mal. Personne ne sait comment ça s’est réellement passé, mais je suppose qu’elle résiste, qu’elle pleure, qu’elle tambourine ; elle menace peut-être même, mais comme elle n’arrive à rien, et que tu en tiens dur comme fer pour ta Carole, elle fait mine de renoncer, elle ronge son frein et un soir que ta copine rentre du supermarché après sa nocturne, ta mère la fauche en bagnole. Tuée sur le coup. Elle rêvait de l’Alsace de son enfance, ta Carole, maintenant elle dort au cimetière de Pantin. Ta mère planque la voiture. Là-dessus, un mois plus tard, concours de circonstances : en pleine journée, incendie dans le sous-sol, les pompiers forcent quelques box en l’absence des propriétaires, on découvre la voiture. Fin de l’histoire. J’ai tout bon, Jean ?
Difficile de savoir si Jean écoute ou non, il a plutôt l’air d’un type qui attend un train.
— À l’arrestation de ta mère, on t’inquiète bien un peu… Dame… La voiture qui a servi au meurtre retrouvée dans le box familial, ça pourrait faire de toi un parfait complice, mais le juge ne t’en tient pas rigueur ; tu n’utilises jamais la voiture, on ne trouvera même pas tes empreintes à l’intérieur et, comme tu t’apprêtais à filer avec Carole, on n’imagine pas que tu sois le complice de son assassinat…
Jean ne bouge pas d’un cil.
— Sauf qu’aujourd’hui, la donne change. Parce que tu tentes de faire libérer ta mère. Remarque, ça montre que tu n’es pas rancunier, c’est un bon point pour toi. Mais rétrospectivement, la mort de Carole s’envisage sous un autre jour. Elle va même commencer à te peser sur les épaules parce que la thèse de la complicité va drôlement séduire le juge.
Jean regarde le mur et soupire, excédé d’avoir ainsi à se répéter sans cesse :
— Si je fais encore exploser six bombes en pleine ville, je serai pas à ça près.
— Mais ta mère a tué ta copine, Jean ! Pourquoi veux-tu la défendre ?
— Parce que c’est injuste ! hurle Jean. Elle a fait ça sur un coup de tête !
Puis il se tait, comme s’il regrettait de s’être emporté, d’avoir livré quelque chose d’intime.
— Je veux dire… c’est pas sa faute.
La pression est retombée, mais Camille, pendant une pincée de secondes, a surpris quelque chose de fondamental, qui explique peut-être tout le comportement de Jean Garnier : sa colère. Une colère qui, comme celle de sa mère le jour où elle est allée tuer Carole, s’est transformée en fureur. Sauf que chez lui cette colère s’est ensuite comme refroidie. Et qu’elle a donné naissance à un projet terrible, une planification de la terreur. Garnier a perdu pied avec les proportions de la réalité.
— Raison de plus, dit Camille doucement. Si ça n’est pas sa faute…
Garnier fronce les sourcils. Camille explique, calmement :
— Si tu penses que ta mère peut bénéficier de circonstances atténuantes, pourquoi tu ne la laisses pas aller jusqu’au procès ? Jusqu’au tribunal ? Tu témoignes en sa faveur, les psychiatres expliquent qu’elle a été prise d’un coup de folie, qu’elle n’est pas vraiment responsable, et…
— Et ils la mettent dans un asile, merci bien.
Camille rapproche sa chaise.
— Écoute-moi, Jean. Ta première bombe n’a fait que des victimes légères, mais tu ne vas pas toujours avoir autant de chance. (Il a envie d’ajouter : « Nous non plus », mais il se retient). Pour l’instant, les autorités s’organisent. Comme tu as souhaité me parler à moi, ils laissent faire, mais si je n’obtiens pas des résultats rapidement, je veux dire, tout de suite, ils vont passer à la vitesse supérieure… Et je peux t’assurer que les gens à qui ils vont te confier, ce ne sont pas des humoristes.
Il s’approche encore, Jean penche la tête vers lui, comme pour écouter une confidence.
— Je t’assure, Jean, ces gars-là sont vraiment très méchants…
Il se recule. Garnier est pâle. Sa lèvre inférieure tremble légèrement.
— Tu ne devrais pas insister, Jean. Personne ne te donnera jamais ce que tu demandes.
Garnier avale sa salive.
— Ça m’étonnerait, dit-il simplement. Vous verrez…
22 h 05
Le juge a été diligent. Rosie Garnier, quarante-six ans, factrice, incarcérée à Fleury-Mérogis, a été extraite en quatrième vitesse.
On l’a installée dans un bureau vide, sur une chaise. Rien d’autre dans la pièce, si on veut s’asseoir face à elle, il faut apporter sa propre chaise. C’est ce qu’a fait Camille. Ce sont des chaises en fer, lourdes comme un âne mort, il a tiré la sienne derrière lui plus qu’il ne l’a portée, les crissements des pieds sur le sol en béton ont fait plisser le front de Rosie Garnier. Après quoi, il a grimpé dessus, comme un personnage de David Lynch.
Camille ouvre son dossier sur ses genoux. Il regarde la photo de Rosie, remontant à l’an dernier, juste avant son incarcération. Aujourd’hui, elle fait vingt kilos de moins, mais facilement dix ans de plus, un visage émacié, épuisé, des cernes bleus, elle ne doit pas beaucoup dormir, mal manger, la prison pour femmes, il n’y a que les hommes que ça fasse fantasmer. Ses cheveux, mal coupés, sont blanc et gris, on dirait qu’elle porte une perruque poussiéreuse.
Rosie.
Le dossier d’instruction rapporte l’anecdote. Son père l’a prénommée ainsi en 1964, l’année où Gilbert Bécaud, son idole, chantait Rosy and John. Rosie, attendrie, poursuit la tradition et prénomme son fils John.
— Il n’a jamais aimé… a-t-elle dit au juge. C’est une belle chanson, pourtant…
Camille ne prend pas de gants.
— Votre fils prétend avoir posé sept bombes, dit-il. La première a détruit la moitié d’une rue dans le 18e arrondissement, il en reste encore six. Il nous promet un carnage.
Camille n’est pas certain qu’elle comprenne ce qu’on lui dit. Il choisit la méthode expéditive qui consiste à fermer toutes les portes.
— Il nous dira où il a posé ses bombes si nous acceptons de vous libérer, lui et vous. Et c’est impossible, de vous libérer. Impossible.
Rosie intègre ces informations avec difficulté : des bombes, son fils, les libérer, impossible. Camille enfonce le clou :
— Jean n’obtiendra qu’une chose : la prison à perpétuité.
Il se recule sur sa chaise, comme s’il en avait terminé, que le reste n’était pas son affaire.
Rosie hoche la tête. Elle parle pour elle-même.
— Il n’est pas méchant, Jean…
Elle n’arrive pas à imaginer son fils faire une chose pareille. Camille ne bouge toujours pas. Il faut près d’une minute pour qu’elle saisisse, qu’elle pâlisse enfin, et entrouvre les lèvres sur un « Oh » douloureux, presque inaudible. Le moment pour Camille de reprendre la main.
— Si vous nous aidez, le tribunal en tiendra compte à la fois pour lui et pour vous. Mais je pense surtout à lui. Renverser une jeune fille en vélomoteur, même intentionnellement, et poser une série de bombes dans Paris, c’est une autre paire de manches. Vous pourrez peut-être sortir de prison dans quelques années, mais si une autre de ses bombes explose, Jean, lui, n’a aucune chance d’en sortir. Jamais. Il a vingt-sept ans et cinquante années de prison devant lui.
Rosie l’écoute attentivement, elle comprend.
Camille a lu son bilan psychologique. Pas glorieux. Niveau d’éducation très bas, capacités limitées, jugements peu éclairés, sujette aux décisions impulsives, affectivité désordonnée, exclusivement canalisée dans sa relation à son fils… Il l’observe et se voit confirmé dans son premier jugement. C’est une femme bête. Ce jugement est toujours douloureux à porter, on est saisi d’une compassion gênante, on a presque honte de soi.
Camille est tout de même saisi d’un doute.
— Pour ces bombes, vous étiez au courant ?
— Jean, il ne me dit jamais rien !
Elle dit cela comme un constat habituel. On jurerait qu’elle parle d’un problème domestique.
— Madame Garnier, est-ce que vous vous rendez compte de ce qui se passe ?
— Je peux lui parler ?
C’est toute la question. Le juge pense qu’il faut les confronter rapidement, Camille ne sait pas.
— Jean, je peux le voir ? insiste-t-elle. Lui parler…
Techniquement, le juge a raison, c’est l’évidence, la confrontation s’impose. Sa mère est le meilleur levier sur Jean, sans doute la seule personne au monde à pouvoir le convaincre.
Pourtant, Camille n’arrive pas à se décider. La voix de Rosie lui fait drôle. Quelque chose ne va pas et tant qu’il n’aura pas compris ce qui ne va pas…
— On va voir, répond-il. On va voir…
Au juge, il explique que cette confrontation pourrait avoir un effet contre-productif.
— Sa mère est très atteinte par son séjour en prison. Il doit craindre quelque chose de ce genre parce qu’il lui a rendu visite au début de sa détention, mais n’y est jamais retourné… Il lui écrit toutes les semaines, rien d’autre. Quand il va la voir dans cet état, il y a un risque important que cette vision le renforce dans son désir de la sortir de là…
Le juge est d’accord. On attend.
22 h 15
— Encore six obus ? Une explosion par jour, c’est ça ?
Décidément, l’information ne passe pas.
— Et il veut sa mère ?
— C’est ça, monsieur le Premier ministre. Sa mère.
— Il croit qu’on va l’envoyer en Australie et attendre une carte postale avec l’adresse de ses bombes, il est con ou quoi ?
Alors d’un coup : le black-out. Personne ne sait si c’est la bonne décision, mais de toute manière, on n’a le choix qu’entre de mauvaises solutions.
— Trouvez une explication officielle pour cette explosion, dit le Premier ministre, quelque chose que tout le monde puisse comprendre. Proposez-moi un communiqué, débrouillez-vous. On gagne du temps et vous… (il s’adresse au type de l’Antiterrorisme), euh… faites ce que vous avez à faire.
À l’instant de sortir, il se retourne.
— Arrêtez-moi cette connerie.
Juste après sa sortie, traduction libre du chef de cabinet :
— Jean Garnier, mettez-lui les couilles dans l’étau, messieurs. Et serrez très fort.
Le type de l’Antiterrorisme se lève et sort sans un mot.
Silence. On sent que ça va barder.
Et pourtant, personne ne saurait dire pourquoi, peut-être à cause de la soudaineté, de la violence de la situation, de la manière et de la rapidité avec lesquelles les choses s’enclenchent, on envisage aussitôt les issues désastreuses qui, en politique, sont celles qui ont le plus de chances de survenir.
On dispose d’une belle gamme de plans d’urgence et de plans catastrophes qui prévoient l’organisation des secours lors de la survenue d’événements de grande ampleur. En attendant de savoir si Garnier va ou non se mettre à table, il faut s’y résoudre. On va peut-être devoir activer le plan ORSEC ; il faut lancer l’inventaire et l’analyse des risques potentiels de cette série d’explosions et anticiper la mise en place d’un dispositif opérationnel de mobilisation…
22 h 40
Les témoignages continuent de remonter, mais Louis ne parvient pas à reconstituer les faits et gestes de Jean Garnier au cours de ces dernières semaines.
— Il ne fréquente personne, explique-t-il à Camille. Ses seuls copains sont ceux du football et personne ne l’y a pas vu depuis des semaines. Selon les voisins, depuis l’arrestation de sa mère, il entrait et sortait de l’appartement, on le croisait qui faisait des courses dans le quartier, mais personne n’a rien observé de particulier. J’ai envoyé des équipes vérifier ses achats, sa location de voiture… Jean est le type de client que personne ne remarque et dont personne ne se souvient.
Depuis que Clémence a formellement reconnu Jean Garnier, l’idée est dans toutes les têtes, il faudrait diffuser son portrait dans la presse, faire un appel à témoins. Mais c’est le black-out. Ordre du ministère. Les autorités sont formelles. Le portrait d’un poseur de bombes dans les journaux du matin, c’est la panique assurée.
— Panique d’un côté, massacre de l’autre, dit Camille. Je ne voudrais pas être à la place des décideurs…
— Il va être cuisiné dans peu de temps, il n’y a pas beaucoup de personnes capables de résister à ce genre de spécialistes.
— Ça ne servira à rien jusqu’au bout, dit Camille à Louis devant la machine à café. Ce type-là a une théorie binaire, tout d’un bloc. Sa position est imparable parce qu’elle est rudimentaire, totalement imperméable à la nuance. Pour lui, c’est oui ou non. Nos successeurs vont se casser les dents, je prends les paris.
À propos de successeurs, il regarde sa montre de plus en plus souvent, impatient de sortir de la nasse.
Quatre types ouvrent enfin la porte sans même frapper.
L’Antiterrorisme vient de prendre le relais.
Ils sont tous taillés comme des camions. La démarche, la résolution, le regard, la précision des gestes, tout en eux fait peur. Jean les regarde, impressionné. Il a prévu pas mal de choses et tout semble se dérouler de manière conforme à ses espérances, mais visiblement la donne vient de changer. En quelques secondes il est propulsé debout, les bras dans le dos, menotté, cagoulé, attaché, contraint. Au milieu des quatre hommes, il semble avoir perdu dix centimètres.
Le message est clair : changement de braquet.
Camille ne sourit pas, mais il est soulagé. Moins de trente secondes après leur entrée dans le bureau, les spécialistes disparaissent en emportant Jean Garnier.
Camille salue son collègue, le commandant Pelletier, un grand type à la tête rectangulaire, avec une moustache du siècle dernier, poivre et sel.
— Amusez-vous bien…
Pelletier reste concentré. On sent qu’il est dans son élément. Il sort en dernier. Il n’a pas prononcé un seul mot.
23 h 15
Camille prend la direction de chez Anne, mais il s’arrête en chemin, soucieux, et sort son mobile.
— Ça s’éternise, écrit-il par sms, je suis désolé… Peut-être dans la nuit… Possible ?
Il n’a pas réfléchi. Ce n’est pas qu’il n’aimerait pas aller la retrouver, au contraire, se coucher contre elle, sentir son odeur, la toucher… mais il reste perplexe, préoccupé. Impossible de mettre le doigt sur ce qui ne va pas. Il pense fugitivement aux gars de l’Antiterrorisme, des experts ; sur une affaire comme celle-ci, on n’ose pas imaginer de quoi ils sont capables. Ils vont savoir faire.
Et pourtant…
La réponse d’Anne : « Même tard, mais viens… »
Camille hésite quelques secondes ; non, il va continuer de mentir à Anne. Il va rentrer chez lui.
Doudouche fait la gueule, sans surprise. Il se montre attentionné, mais rien n’y fait, c’est toujours ainsi, quand il rentre tard, elle fait comme s’il n’était pas là.
Il est épuisé, s’allonge tout habillé sur le canapé, mais ne parvient pas à s’endormir ; faire faux bond à Anne, lui mentir ainsi ne lui plaît pas. D’autant qu’il n’avait aucune raison de le faire. Ou peut-être que si. Il n’aurait pas été disponible ; tu n’es plus en charge de l’enquête, se répète-t-il, mais rien n’y fait, il est assis sur le canapé, Doudouche sur les genoux, à crayonner (il n’arrête jamais, partout des croquis, des esquisses, ça l’aide à penser, il a toujours procédé de cette manière, il reproduit tout ce qu’il voit de mémoire, c’est ce qui fait qu’il comprend toujours dans l’après-coup).
Dans son travail, il y a les faits et ce que les faits produisent sur lui. Ce n’est pas qu’il ait une confiance aveugle en lui-même, il serait même plutôt du genre à se laisser envahir par le doute, mais ses impressions, ses résistances, il les écoute, il ne peut pas faire autrement.
Ainsi là, il crayonne, pour le retrouver, le visage de Rosie et, à côté, celui de Jean. Le premier exhale une sorte de bêtise mêlée d’entêtement, le second est plus complexe. De l’entêtement là aussi, mais avec du calcul. Point commun, la détermination. Chez elle, c’est de l’obstination, chez lui, de la volonté. Ils ne paient pas de mine, mais ils sont dangereux comme la vérole.
Regardant leurs portraits, Camille s’interroge sur leur relation.
Rosie tue l’amie de son fils, qui prépare une vague de terrorisme pour la libérer… Mis bout à bout, rien que ces deux morceaux, ça ne colle pas. Disproportionnés. « Tu n’es plus chargé de l’enquête. » Tant mieux pour toi.
Pour Jean Garnier, c’est autre chose, il doit passer un sale quart d’heure. Camille s’arrête de crayonner parce que ce qu’il croit savoir des techniques d’interrogatoire le fait frissonner. Personne n’en dit jamais rien, mais on devine qu’un type qui menace de faire exploser une série de bombes en plein Paris doit se voir offrir le grand jeu. On pense : simulation de noyade, épreuve du mur, arrosage, confinement en espace exigu, hard rock en boucle à haut niveau… Est-ce que tout cela est vrai ?
Penser à autre chose, changer de point de vue. C’est une de ses méthodes. Une enquête, c’est une certaine manière d’éclairer la réalité, alors Camille tente de prendre les choses par l’autre extrémité. Il reproduit, de mémoire, une photographie vue dans le dossier de Rosie Garnier ; celle de la jeune fille renversée, Carole. Il restitue ses cheveux qui font un drapé presque parfait, d’une rare cruauté, à cause de la flaque de sang qui scintille sous les éclairages vifs. Ce sont des cheveux d’enfant. La blondeur, chez les jeunes filles mortes, c’est pire que tout. Et là, sur le papier, il retrouve sa nuque, déchirante.
Puis enfin la fatigue le terrasse, tout habillé, Doudouche pelotonnée sur son ventre.
Lorsque le téléphone sonne, vers 4 heures du matin, il comprend pourquoi il n’est pas allé rejoindre Anne, pourquoi il ne s’est pas couché.
Son intuition ne l’a pas trompé.
Doudouche refuse de bouger, Camille la fait glisser sur le côté, elle ronchonne. Il ressent l’épuisement jusque dans ses os, mais il se met debout et décroche d’une main. De l’autre, il commence déjà à se déshabiller, retirer les boutons de sa chemise, il va devoir prendre une douche, très vite.
Au téléphone, c’est le juge. Camille s’en doutait. Il va devoir repartir. Jean Garnier ne veut plus parler avec les gars de l’Antiterrorisme, c’est sans surprise, il veut Verhœven et personne d’autre. La question que se pose Camille, c’est : pourquoi accède-t-on à sa demande ?
— Parce qu’il y a urgence, dit le juge. Garnier assure que la prochaine bombe est programmée pour 15 heures, il nous reste moins de douze heures.
Dès qu’il raccroche, Camille réveille Louis, l’indispensable Louis qui, lui aussi, doit se rhabiller, venir, tout de suite.
— Mais, dit Louis, une bombe dans douze heures, ça n’a rien de nouveau ! Garnier nous avait prévenus : une par jour, non ?
— Oui, dit Camille. Je ne sais pas comment s’y sont pris nos aimables collègues de l’AT, et je préfère ne pas le savoir, mais Garnier a commencé à faire des aveux, après quoi il s’est fermé comme une huître, il ne veut parler qu’à moi, il dit que ce n’est pas négociable.
— Il a dit où se trouvait sa prochaine bombe ?
— Oui, c’est pour ça qu’on nous rappelle. Garnier dit qu’il l’a posée dans une école.