Deuxième jour

4 h 55


Assis, les bras croisés, le menton à l’horizontale… Pelletier, le commandant de l’Antiterrorisme, prend son dessaisissement comme un désaveu. À l’entrée de Camille, quand il se lève, on dirait qu’il monte sur la pointe des pieds pour le toiser d’encore plus haut. Il y a cinquante ans que Verhœven connaît ces stratagèmes, ça l’agace toujours, mais il en faut davantage pour l’impressionner, et il est trop fatigué pour se battre. Sans compter que la guerre des polices, à ses yeux, fait un peu cliché. Il fixe tout de même Pelletier dans les yeux. Par en dessous, forcément. L’Antiterrorisme, ce n’est pas un service, c’est une mission ; plus que des flics, nous sommes des experts ; là où l’AT n’a pas de résultat, personne n’en aura. Voilà quelques-uns des messages que hurle le regard de Pelletier.

Camille compatit sincèrement. Le nombre de fois où il a lui-même été dessaisi ou menacé de l’être…

Pas le temps de s’éterniser, il y a l’autre. C’est un homme important, on va lui mettre une majuscule, l’Autre. Si Pelletier montre de l’animosité, l’Autre, lui, exhale l’assurance de soi et le feutré des cabinets ministériels ; à 5 heures du matin, il est frais comme un gardon, d’une jeunesse décourageante, un poste de pouvoir à trente ans, tout ce que ça suppose de famille, de talent, de volonté, de travail, d’ambition et de chance, le genre de cocktail qui vous prend à la gorge, qui vous prive de réfléchir. Sa coiffure, son costume, ses chaussures, son maintien, sa montre, même sa manière de se racler la gorge, tout fait image, des pieds à la tête. Camille ferme les yeux et serre sa main sèche. Le commandant Pelletier, au moins, dans sa colère, dans sa frustration, ressemble à tout le monde…

Camille en est là de ses notations lorsque Louis entre à son tour dans le bureau.

Brusque changement de décor, on dirait que tout bascule d’un coup, la bombe de Jean Garnier a dû provoquer un effet du même genre. Pelletier n’a pas bougé d’un cil, mais l’Autre, en une fraction de seconde, blêmit, se tasse, se tasse ; s’il continue, il fera la même taille que Camille. Il balbutie trois mots en s’approchant de Louis, les deux hommes se donnent une brève accolade. Louis sourit calmement et le désigne à Camille.

— Nous avons préparé l’ENA ensemble, explique-t-il.

Camille apprendra tout à l’heure que Louis était major de sa promotion, tandis que l’Autre se traînait en queue de peloton ; on a beau réussir, ces complexes-là sont indélébiles. Louis penche légèrement la tête vers lui. C’est à toi, on t’écoute.

Bon, l’Antiterrorisme a fait de son mieux, bla-bla-bla (même pas un coup d’œil vers Pelletier, mort aux perdants), mais il faut être « réaliste », le ministre lui-même, bla-bla-bla, la stratégie, période délicate pour le gouvernement, bla-bla-bla… Camille en a vite marre, il n’attend même pas la fin.

— D’accord, murmure-t-il.

Puis, sans prévenir, il tourne les talons, quitte la pièce, emprunte un couloir, ouvre une porte… D’abord surpris, tout le monde se précipite à sa suite, mais on bute sur lui, et on reste figés sur le seuil de la salle parce que Jean Garnier n’est pas beau à voir.

Pas de doute, il a eu affaire aux spécialistes des interrogatoires.

Camille cherche un mot : éprouvé ? lessivé ? exténué ? abruti ? Tout ça à la fois, mais aussi esquinté ; les hématomes virent au violet, on ne voit que son visage, tuméfié, on pressent ce qu’il y a sous ses vêtements…

Camille observe Jean et, vraiment, quelque chose ne va pas.

Quoi ?

Impossible de mettre le doigt dessus.

C’est peut-être son léger sourire. On comprend : il a gagné, il voulait Verhœven, il a Verhœven, il a mis en échec les experts, mais ce sourire, quand même… Dans l’état où il est…

Camille claque la porte derrière lui, s’avance, pose ses deux mains à plat sur la table.

— On ne va pas tourner autour du pot, mon petit Jean, dit-il. Tu as une révélation à faire, c’est ce que tu as assuré pour que je revienne, je suis là, je t’écoute. Tu as sept secondes, une seconde par obus, après quoi, je quitte la pièce, je te repasse à mes collègues et je rentre me coucher. Un, deux, trois…

Il compte vite.

— Quatre, cinq…

Il se relève.

— Six…

Il recule d’un pas, prêt à sortir.

— La bombe, dans l’école… dit Jean.

Sa voix ne manifeste rien de l’épuisement qui se lit sur toute sa personne.

— C’est pour ce matin. Neuf heures.

Le cerveau de Camille balaye la somme affolante de ce qu’il va falloir faire en moins de quatre heures.

— Bon, ça, tu nous l’as déjà dit, c’est pas un scoop. Moi, je veux de la nouveauté, de l’original, sinon je te restitue au commando de la mort, et…

Jean le coupe.

— J’ai posé la bombe dans une école maternelle.

Camille se retient à son bureau, tout danse autour de lui.

— Où ça, espèce d’enfoiré ? Quelle école ?

Jean montre ses paumes. Je ne dirai rien de plus.

Camille, affolé, cherche l’âge des gamins en maternelle, deux ans, trois, quatre ? Lui n’a pas eu d’enfant. Une école maternelle… C’est dingue. À Paris, il y en a plus de trois cents ! Quand il tente d’imaginer les victimes, Camille en a des nausées. Comment peut-on faire une chose pareille ? Jean regarde fixement le plancher. Visiblement, rien ne compte que lui, sa mère, sa demande, le monde entier peut crever, la mort de cent mômes ne lui semble pas disproportionnée face à un billet pour l’Australie… Camille a envie de le tuer. Il pourrait aussi essayer de le convaincre, mais c’est sans espoir. Buté, fermé. Au cours des interrogatoires précédents, il a tenté de l’impressionner, de jouer sur la peur, la pitié, la compassion, sur la complicité, on l’a confié aux durs des durs, rien n’a servi à rien.

— Vous savez ce que je demande, reprend Jean. C’est à vous de voir. J’ai l’impression que vous n’êtes pas encore prêt, je sais pas ce qu’il vous faut…

Il dodeline de la tête, semble désolé.

— En attendant, reprend-il, si vous avez besoin de moi, il faut me laisser dormir un peu.

Les menottes sont trop courtes pour qu’il pose la tête sur ses avant-bras, alors il se penche, colle sa joue droite à même la table, ferme les yeux.

Instantanément, sa respiration ralentit.

Il dort.


5 h 25

On a tiré du lit des fonctionnaires, des techniciens, des ingénieurs, on leur a envoyé des véhicules, des motards pour ouvrir la route, on a rouvert des bureaux, activé des systèmes informatiques, on a mobilisé toutes les données disponibles. Si vite que l’on fasse, tout prend du temps, un temps fou.

Au cours des six derniers mois, quasiment toutes les écoles maternelles de la capitale ont connu des travaux, les services techniques expliquent qu’ils doivent profiter des vacances scolaires pour intervenir. Il faut aussi compter avec toutes les interventions jouxtant les écoles, dans les rues limitrophes, les parkings, etc. Le plus difficile est de juger de leur importance ; les travaux doivent avoir duré plusieurs jours et avoir provoqué une ouverture suffisante pour que Garnier puisse venir y enfouir une bombe de la taille d’un obus. Dans celle-ci, on a refait l’électricité, dans cette autre, on a remplacé les sanitaires, on affiche les plans, on interroge les techniciens qui se consultent fiévreusement : possible de placer une bombe ou pas possible ? La pression est infernale. Il y en a même un qui a fait une crise de nerfs.

— On ne peut pas me demander ça !

Cette responsabilité l’angoissait, le submergeait ; on l’a raccompagné chez lui, on a fait venir son adjoint. Ils sont une quinzaine, de toutes spécialités, voirie, plomberie, terrassement, toiture… Une bombe : possible ? Pas possible ?

Pour le moment, on ne trouve aucune école dans laquelle ou près de laquelle des tranchées ont été pratiquées au cours des huit derniers mois.

Si on prend en compte toutes les possibilités de cacher un obus, les égouts, les caves, les sous-sols, les parkings, etc., cette bombe devient une aiguille dans une meule de foin.

— Ton école, Jean, on ne la trouve pas…, dit Camille.

Jean regarde la pendule murale.

— C’est une question de temps. Vous allez la trouver, je vous assure.

Il n’a pas tort.

Parce que, une quinzaine de minutes plus tard, à l’autre bout de Paris, dans un bureau décentré de la préfecture de police, un type décroche le téléphone, tape du poing sur la table rageusement jusqu’à ce qu’enfin quelqu’un décroche :

— Ça y est, on l’a !

Dès que l’information lui parvient, Camille se rue dans la salle d’interrogatoire, ouvre la porte à la volée, court sur Jean Garnier, lui saisit l’épaule. Terrifié, Garnier tente de se protéger le visage, mais ses mains sont toujours liées à la table en fer.

— École Charles-Frécourt ? hurle Camille. C’est ça, Jean ? Frécourt, dans le 14e ?

Les techniciens continuent de peigner les fichiers, mais on n’a trouvé que celle-ci, située rue Philibert-Beaulieu. Tout correspond. Il y a trois mois, affaissement soudain du sol à l’extrémité de la cour de récréation, la directrice affolée appelle la mairie qui appelle les techniciens qui appellent une entreprise, les parents d’élèves s’inquiètent en voyant le goudron de la cour enfoncé comme sous le choc d’une météorite, on pose des barrières, on diagnostique une fuite de canalisation qui a fragilisé, miné le sous-sol et, quatre jours plus tard, on profite du week-end pour ouvrir la cour, creuser une tranchée ; en fait, il faudra près d’une semaine pour venir à bout de cet effondrement, les gamins passaient leur temps agrippés aux barrières, à vingt mètres des ouvriers, comme au spectacle.

Jean Garnier ne répond pas, il fixe Camille puis baisse les yeux.


5 h 40

Cette fois, pas de précautions, pas le temps. Avec les riverains, les journalistes, on s’expliquera plus tard. L’urgent, c’est d’intervenir, de trouver cette bombe, de la désamorcer, on regarde sa montre en courant vers l’école. La police a bouclé tout le secteur de la rue Jardin-Beaulieu, les pompiers arrivent dans la foulée et, derrière eux, les ouvriers. Déjà, les démineurs de la Sécurité civile scannent la cour.

Basin a étalé les plans de l’école directement sur le sol, il donne des ordres en parlant au téléphone avec Camille.

Il ne voyait pas les choses comme ça.

Camille reçoit ce doute comme un coup de poing.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demande-t-il.


6 h 20

— Les ouvriers ont ouvert la cour, a expliqué Camille au juge d’instruction, mais on savait déjà que c’était impossible. La tranchée était trop étroite pour que Garnier y descende et enfouisse, sans qu’on le voie, un obus de cette taille.

D’ailleurs, Jean l’a confirmé.

— Vous ne m’avez pas laissé le temps… Je vous l’aurais dit.

On a vraiment envie de le tuer parfois.

Le juge, maintenant, exige la confrontation avec la mère et Camille n’a plus de raison de s’y opposer.

Rosie est plus tendue encore que la première fois. Maigre, flétrie. Son visage exprime une angoisse absolue. Camille prend quelques instants pour observer cette femme et se poser, pour la millième fois, les mêmes questions. Entre la mort de l’amie de Jean et la menace de cette vague d’explosions, qu’y a-t-il ?

Quel secret entre la mère et le fils ?

La seule manière de le comprendre est de les placer face à face. Pourtant, on a beau être à moins de trois heures de l’explosion, Camille ne s’y fait pas. L’impression d’être au bord du puits et de devoir plonger. Il s’y résout, mais contre lui-même.

— Votre fils menace de faire sauter une école maternelle, madame Garnier ! Vous voyez ce que ça veut dire ?

Il explique. Si on apprend où se trouve la bombe, on manque de temps pour la neutraliser.

Silence.

— Mais il est encore possible d’évacuer, vous comprenez ? Faute de quoi la bombe va exploser avec des dizaines et des dizaines de gamins à l’intérieur…

Rosie hoche la tête, elle comprend.

— Il faut que nous sachions où est cette école, très vite !

On la sent au bord des larmes, elle résiste, prend sa respiration. Ils sont devant une porte fermée.

— C’est là ? demande-t-elle.

Camille ouvre. Dès qu’il aperçoit sa mère, Jean baisse la tête. Les flics qui le gardent se reculent. Camille saisit Rosie par le coude et la conduit jusqu’à la chaise où elle se laisse tomber. De l’autre côté de la vitre et derrière les écrans qui renvoient les images de la scène, trente personnes sont en apnée.

Rosie regarde fixement son fils. Lui, garde les yeux fixés au mur, juste au-dessus d’elle. Rosie allonge d’abord lentement les bras, ses mains glissent sur la table, à la recherche de celles de Jean, retenues par les menottes, deux petites bêtes blanches et inanimées qui avancent, rampent sur l’acier froid et s’arrêtent lorsque Rosie, littéralement aplatie, ne peut aller plus loin. Sa joue est collée à la table, les bras étendus devant elle, leurs mains à tous deux sont à quoi, vingt centimètres les unes des autres, c’est assez difficile à supporter, sans doute aussi à cause du silence et du temps qui passe.

Rosie pleure, on n’entend qu’elle.

Jean est toujours raide comme un cierge, d’une extrême pâleur, il n’a pas esquissé un mouvement, il ne regarde pas sa mère, on dirait un sujet lobotomisé, sauf qu’il tremble comme on voit chez certains chiens, on ne sait pas si c’est leur état normal ou une maladie. Chez Jean, ce frémissement de tout le corps est impressionnant comme une transe, Camille ne voit que deux larmes rondes, lourdes, qui glissent sur ses joues, seuls témoins d’une émotion intense qu’on sent terriblement solitaire.

Rosie allongée sur la table, Jean raide et droit, la scène pourrait durer des heures, des jours.

Camille a envie de regarder sa montre, mais il ne parvient pas à se défaire de l’impression qu’il se passe là quelque chose d’anormal.

Parce que le visage de Rosie n’est pas malheureux. Elle ferme les yeux, mais pas comme une femme éprouvée. Est-ce de revoir enfin Jean ? Est-ce de se retrouver inscrite avec lui dans cette histoire sans issue ? Camille scrute ce visage dans lequel, bizarrement, il croit pressentir l’enfant qu’elle a été autrefois.

Et soudain, il comprend.

Ce sourire n’est pas de chagrin, ni d’angoisse, ni même de soulagement, c’est un sourire de victoire.

D’ailleurs, Rosie soulève la tête, les bras toujours allongés, sans même tenter d’essuyer ses larmes, elle fixe son fils qui continue de regarder au-dessus d’elle et elle dit, doucement :

— Je savais que tu ne m’abandonnerais pas.

Sa voix est basse, très dense.

— Tu vas réussir, je le sais…

Dès qu’il comprend que cette confrontation tourne au piège, Camille se précipite. Rosie élève la voix :

— Je t’aime, tu sais !

Camille est déjà sur elle, il l’agrippe aux épaules, mais elle se tient à la table. Elle crie :

— Je n’ai que toi, Jean, ne me laisse pas !

Camille la tire de toutes ses forces, mais ce qui le glace, c’est le rire de Rosie Garnier, un rire de folle, délirant, surexcité.

— Je savais que tu viendrais me chercher, Jean ! Je le savais !

L’affolement est général.

Louis, le premier, a quitté la salle d’observation. Il ouvre à la volée la porte de la salle d’interrogatoire suivi de trois collègues, tous empoignent Rosie, mais elle se retient toujours à la table, elle hurle (« Jean ! Ne me laisse pas ! »), on l’arrache de la table, elle saisit les accoudoirs de sa chaise (« Ne m’abandonne pas ! »), impossible de l’emmener, des sanglots lui coupent le souffle (« Ils ne peuvent rien contre nous, mon Jean ! ») et, comme elle ne veut toujours pas lâcher la table, on la traîne sur le sol, vers la porte, elle s’accroche alors au chambranle, il faut lui écarter les doigts, un à un, tandis que ses hurlements redoublent, c’est un spectacle pitoyable.

Jean, lui, regarde toujours devant lui.

Il n’a pas esquissé un geste, impossible de savoir ce qu’il ressent.


7 heures

Farida est une femme sympathique, mais désordonnée, tout le monde l’aime bien, mais vraiment… Elle commence ici, elle continue là, elle laisse le travail en plan, on ne sait jamais où elle en est. Normalement, elle commence à 7 heures et pour ça, rien à dire, c’est une femme ponctuelle. Mais au lieu de se concentrer sur les classes comme on le lui a demandé cent fois, elle astique d’abord la cafetière, fait les poussières chez la directrice, lave le sol de la salle des institutrices, le couloir, ensuite elle fait les vitres, elle passe d’une tâche à l’autre dans une succession que personne ne comprend. Moyennant quoi, lorsque tout le monde arrive, elle s’affole, court dans tous les sens, mais elle est incorrigible, le lendemain est semblable à tous les autres jours. On l’a sermonnée des dizaines de fois, rien à faire, c’est une question de structure mentale, Farida est ainsi. Mme Garrivier, la directrice, est excédée. La semaine passée, elle l’a informée : elle a demandé son remplacement à la mairie. Pas rancunière, Farida a dit qu’elle comprenait qu’on la nomme au gymnase, ce qui ne lui plaît pas du tout, elle n’aime pas cette ambiance, l’odeur d’embrocation à l’eucalyptus, au camphre, les douches dallées… Elle ne le sait pas encore, mais de toute manière, et même si la directrice ne l’avait pas demandé, Farida aurait été déplacée au gymnase vu que dans quelques heures, il n’y aura plus de ménage à faire parce qu’il n’y aura plus d’école. Volatilisée. Quand on le sait, c’est même assez pathétique de voir Farida astiquer les petites tables, la petite fontaine où les gamins vont se laver les mains, les toilettes qu’on dirait faites pour les sept nains, quand on sait que tout cela va partir en fumée.

L’obus de 140 mm est placé à moins d’un mètre en dessous du couloir qui distribue les classes. C’est une cave dans laquelle personne ne descend jamais parce qu’on ne peut rien y entreposer, elle est basse, mais surtout elle est inondable, on a tout essayé, rien à faire, d’un bout de l’année à l’autre, on y trouve de dix à trente centimètres d’eau. Il y a une dizaine d’années, lorsque Jean préparait un CAP d’électricien, il a fait un stage dans une entreprise qui intervenait dans cette école, il est plusieurs fois descendu dans cette cave. Depuis cette date, l’entreprise a fait faillite et Jean, finalement, n’a pas passé son CAP, il a changé de filière au profit de l’électromécanique, mais il s’est souvenu de l’école. À cause de l’eau, il a dû monter son obus sur des parpaings et des madriers qui traînaient là depuis des lustres, qui baignaient dans la flotte. C’est d’ailleurs aussi bien, l’obus est quasiment au niveau du couloir, l’explosion ne rencontrera aucune résistance. Les enfants entrent dans l’école vers 8 h 15, Mme Garrivier tient beaucoup à la ponctualité. La bombe est programmée pour 9 heures.


7 h 15

On va devoir déclencher les grandes manœuvres, on ne voit pas ce qu’on pourrait faire d’autre. Dans le secret du bureau du président (entouré de trois ministres, d’un chef d’État-major, de hauts responsables de la Sécurité civile, de la police, etc.), on a évoqué, à mots couverts, quelques solutions épouvantables pour extorquer la vérité à Jean Garnier.

Comme à l’accoutumée, les idées de psychotropes, de sérum de vérité, tous ces trucs de romancier, ont refait surface et, une fois de plus, ils ont été évacués par les professionnels : les sujets réagissent de manière trop variable, mélangent les faits réels et l’imaginaire au point que vérifier leurs propos prend quasiment autant de temps qu’attendre l’explosion de leurs bombes…

Avant qu’ils achèvent l’exposé de leurs théories, le président les a interrompus d’un revers de main, c’est un homme pragmatique ; il ne répugnerait pas à des remèdes inavouables, mais c’est trop tard.

— Sa force, Président, c’est le temps, lui dit-on. Il nous menace d’une bombe par jour et se constitue prisonnier après l’explosion de la première, c’est bien calculé. Dans un tel délai, les services ont fait ce qu’ils pouvaient faire, mais…

Le président ne le laisse pas terminer.

— Bien sûr, bien sûr…

Personne ne sait ce qu’il pense vraiment, mais on va le savoir assez vite parce que cette histoire va faire des dégâts. Pas seulement dans les écoles, les magasins et les endroits où Garnier a enterré des obus, dans la hiérarchie aussi. Il est rare qu’une affaire d’une telle ampleur ne fasse pas des victimes collatérales dans l’administration.

On n’en est pas encore là.

Le président relit la note du ministre de l’Intérieur. Ce qui est insupportable, c’est de constater à quel point on est démuni !

Bon alors, cette note… Le président hoche la tête, plan ORSEC, oui, principe de précaution, élémentaire…

Il faut s’y résoudre.

À 7 h 16, le président donne l’ordre de préparer l’évacuation de toutes les écoles maternelles de Paris.

Toutes.

Trois cent quarante-neuf écoles. Quarante-cinq mille gamins.

Aussitôt, la machine se met en branle ; on rédige les ordres de mission, bruits précipités de pas dans les couloirs, ça bourdonne de partout, les téléphones sonnent, on s’interpelle d’un bureau à l’autre. Il faut organiser des accueils, sécuriser le pourtour des écoles, réquisitionner des véhicules, trouver et dépêcher des personnels, plusieurs centaines, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’interdire l’entrée dans les écoles, il faut des moyens pour regrouper les enfants, les transporter dans des gymnases, des salles municipales, prévoir des ravitaillements, des postes de secours, c’est absolument colossal. En deux heures ! C’est quasiment infaisable mais, dans quelques minutes, le président n’aura qu’à allumer la mèche et toutes les administrations concernées démarreront à fond de train. Et elles sont capables de réussir.

Mais avant, il y a quelque chose de plus urgent que l’évacuation, c’est la communication. Ce matin, les Parisiens vont se réveiller quasiment en état de guerre ; des camions de pompiers, des secours militaires vont sillonner la capitale dans tous les sens et on devra leur dire que leurs enfants sont menacés par une bombe… On voit l’effet d’ici, l’opposition hurlant à la mort, exigeant des explications, la saisie du Parlement. Quoi ? Un type seul met en échec le pays tout entier, on croit rêver ! Le président, quand il était encore dans l’opposition, aurait adoré cette situation : un gouvernement incapable d’assurer la sécurité de nos enfants ! Et qui cède devant la menace d’un terroriste isolé ! Une défaite en rase campagne ! « Avec ce gouvernement, la lâcheté ne le cède qu’à l’incompétence ! », il adorait ce genre de phrases quand il pouvait les prononcer.

Aujourd’hui, il est président, c’est différent.

Il consulte ses conseillers en communication, écoute ses ministres et réfléchit à sa position personnelle. Il tranche. Le Premier ministre parlera le premier, lui se réserve pour après, on va faire…

Et d’un coup, tout retombe.

Fini le plan ORSEC, finies la communication de crise et la riposte politique. Plus rien. On annule tout parce que Camille Verhœven a téléphoné, son message est arrivé jusqu’à l’Élysée à la vitesse de la lumière.

Il y a tout juste quatre minutes, Garnier a parlé, un Garnier épuisé, blême, presque sans voix, juste un filet, il fallait se pencher pour comprendre ce qu’il voulait dire. Il était déjà éprouvé, la rencontre avec sa mère l’a visiblement achevé.

— La deuxième bombe…

Camille s’est penché, il ne comprenait rien et ça lui faisait un sale effet, comme d’un tortionnaire qui ne parviendrait pas à comprendre ce que lui dit la personne qu’il a martyrisée. À cet instant, son mobile a vibré dans sa poche. Camille a dit « merde ! », s’est contorsionné pour rester en position tout en essayant d’extraire son téléphone de sa poche, c’était un sms d’Anne : « Passé la nuit toute seule… c’est bien triste. » Quel décalage !

— Hein, quoi ? demande Camille qui a entendu « je suis… ».

Garnier chuchote dans son oreille :

— … parce que je suis sympa.

Camille se recule, surpris.

— Toi, sympa ? C’est pas le mot qui me viendrait à l’esprit…

Garnier tangue sur sa chaise, prêt à tomber, Camille se penche de nouveau.

— Cherchez pas, murmure Garnier. L’école…

Voilà enfin du nouveau, Camille enfourne le mobile dans sa poche sans répondre. Le bluff est en passe de céder devant la violence de la circonstance, Camille ressent un soulagement profond, jusque dans ses doigts.

— C’est ça, Jean ? Il n’y a pas de bombe, c’est ça ?

Il lui parle en lui tenant la nuque dans la main.

— Dans une école, si… dit Jean. Mais pas à Paris.

Aussitôt, on annule tout, le plan ORSEC, les évacuations. On reconsidère la situation.

La bombe est dans une école en province.

Catastrophique.

— Il y a seize mille écoles maternelles en France, dit le ministre de l’Intérieur. Deux millions de gamins à évacuer. C’est totalement impossible.

On a beau retourner le problème dans tous les sens, à moins de vouloir provoquer une panique générale, impossible de dire à tous les directeurs d’école du pays : « Un dingue a posé une bombe dans une école, peut-être dans la vôtre, et on est incapables de l’arrêter, alors vous allez tous quitter les écoles et vous éloigner aussi rapidement que vous le pourrez. »

Le ministre de l’Intérieur, lui aussi, est un homme pragmatique.

— Les parents, les grands-parents, les proches, ça nous ferait environ trois millions d’adultes à gérer.

D’autant qu’au-delà des parents d’élèves, l’affolement va se généraliser à toutes les populations parce qu’il faudra expliquer à la presse qu’on en est seulement au début, qu’on attend l’explosion de cinq autres bombes après celle-ci et qu’on est incapable de les localiser…

Pas davantage possible de lancer une campagne d’inspection de toutes les écoles, il faudrait quadriller la France entière, ça prendrait des mois.

D’autant que personne ne peut savoir si Garnier dit vrai ou s’il bluffe.

Une seule chose à faire, attendre 9 heures.

Ça rend fou.

Les flics, les politiques, les techniciens, tout le monde s’assoit, chacun médite sur la capacité des démocraties modernes à résister aux agressions.

Basin l’a dit à Camille.

— On pense que le terrorisme, c’est très sophistiqué, mais en fait, pas vraiment.


8 h 15

Lucas, Théo, Khalidja, Chloé, Océane et les autres se tiennent par la main et se rendent dans le fond de la cour. Il a fallu des semaines, non, des mois, pour obtenir le bon de commande de la mairie, mais Mme Garrivier est têtue. Elle rêvait d’un petit potager, elle a dû plaider, expliquer, argumenter, bon Dieu, pour une tonne de terre et quelques cailloux ! Mais enfin, elle y est arrivée. Il y a quelques mois, on lui a aménagé son potager. Les enfants ont fait pousser des tomates, des haricots, des fleurs, ils raffolent de cette activité. Mme Garrivier aussi ; son père était agriculteur.

Les enfants ont quatre ans. En moyenne. Parce que Maxime, par exemple, a trois ans tandis que Sarah, elle, en a presque cinq.

L’école comprend six classes.

Cent trente-quatre élèves au total. Mais c’est celle de Mme Garrivier (vingt-deux élèves) qui est la plus concernée parce qu’elle est la plus proche de l’endroit où Jean a posé sa bombe. Ça ne veut pas dire que les autres ne seront pas touchés, bien sûr, mais les dégâts se feront d’abord ici.

On peut d’ailleurs le dire tout de suite, la classe va littéralement s’évaporer. Ce sera l’affaire d’une seconde ou deux. Le toit va être transpercé, comme si on avait tiré un boulet de canon à travers sans rencontrer de résistance parce que les murs porteurs auront été repoussés par la force du souffle ; comme un gros oiseau noir, un pan entier de la toiture va s’envoler, flotter un court instant au-dessus de la cour puis s’écraser sur le jardin potager.

L’incendie va se déclarer et tout l’établissement partir en fumée en moins d’une heure.

Jean a choisi de programmer sa bombe à 9 heures. Considéré de son point de vue, c’est un choix très judicieux, à cette heure-là, tous les enfants sont dans les classes, sauf ceux de Mme Garrivier, qui sont au potager.


8 h 30

Camille regarde Jean. Il hésite entre la rancune, l’emportement, la brutalité, mais c’est vain.

Le jeune homme est épuisé, on ne lui a pas laissé une seule minute de répit, et il ne dira rien, il résistera, Camille le sait, il a déjà résisté aux experts, il a fait l’essentiel. Même le psychologue de service en est réduit aux banalités d’usage. Camille a feuilleté rapidement le profil de Jean Garnier établi par l’expert qui l’a rencontré une heure et à qui Jean n’a pas accordé une seule syllabe, il en a été réduit à la lecture du dossier et aux maigres résultats des interrogatoires : personnalité anxieuse, introvertie, dotée d’un solide contrôle émotionnel… Nous voilà bien avancés, s’est dit Camille.

Face à sa mère, Jean était tendu comme un arc.

Face à Verhœven, il est relâché. Même son regard est plus calme… C’est assez dingue. On le place dans une atmosphère extrêmement éprouvante, n’importe qui aurait déjà rendu les armes, mais si on évalue son état en fonction des circonstances dans lesquelles il est plongé, celui-ci n’est pas si mauvais.

— Une chose m’étonne, dit Camille. Dans ton dossier, j’ai vu que tu avais fait du baby-sitting dans ta cité, autrefois. Des gens ont témoigné. Une vraie petite nurse… Très contents, les parents. Tous.

Jean lève un sourcil circonspect.

— Bah oui, reprend Camille. Tu n’as pas le profil d’un type qui pose des bombes dans les écoles maternelles.

Une ombre passe sur le visage de Jean.

— Tu es un assassin d’enfants, Jean ?

Jean avale sa salive.

— Vous verrez bien…


8 h 53

C’est une veillée d’armes de moins d’une heure. On ne reste d’ailleurs pas les bras ballants, les services s’activent furieusement, à la manière de ces équipes perdantes qui ne capitulent pas et s’acharnent jusqu’au coup de sifflet final. On continue de remonter dans la vie de Jean Garnier, mais surtout de chercher cette école où il aurait pu placer son obus. L’obstacle principal tient à ce que les municipalités ne préviennent pas le ban et l’arrière-ban chaque fois qu’elles entament des travaux dans des établissements qui relèvent de leur compétence. On ne dispose d’aucun fichier centralisé en cette matière, alors on fait avec les moyens du bord, on téléphone dans les grandes villes ; dans les autres, on tâche d’envoyer des mails, des fax qui doivent arriver dans l’indifférence totale, parce qu’il n’est pas possible de leur dire : répondez vite, il y a peut-être une bombe dans l’école maternelle d’à côté… Pour créer la panique et le scandale, rien de plus sûr. Or, pour les destinataires, répondre au ministère qu’on a fait des travaux il y a un mois, ou trois mois, on ne voit pas l’urgence que ça représente, alors on remet ça à la semaine prochaine.

Et l’heure tourne.

Dans les immenses salles des ministères, dans les bureaux donnant sur les jardins, sous les magnifiques dorures républicaines, chacun retient son souffle. On a travaillé à toutes sortes de scénarios, mais qu’on soit flic ou président, ministre ou directeur d’une administration centrale, à quelques minutes de l’échéance, imaginer une bombe faire exploser une centaine de mômes de quatre ans, ça vous ravage le cœur.

À l’heure prévue pour l’explosion, il règne, dans les bureaux, un silence inquiétant ; les soldats ressentent cette impression-là à l’instant de charger, l’envie d’en découdre enfin, d’en finir, quitte à mourir, mais neuf heures passent et rien, puis le quart, rien, Jean est toujours attaché à sa table.

Camille est déjà remonté à son bureau, il lit et relit fébrilement des pages entières du dossier, les notes de Louis, il griffonne sur tout ce qui passe à sa portée.


9 h 21

Les bureaux recommencent à bruisser, on n’ose pas se sentir soulagé, le temps continue de passer, Camille, lui, reste plongé dans le dossier. La demie sonne enfin, le cabinet du ministre a été informé, le préfet a rappelé deux fois, le juge fait les cent pas, comme un jeune père un jour d’accouchement. On se rend à l’évidence, soulagement, comme un jour d’armistice.

Jean, lui, transpire.

Ses yeux, naguère figés, font des allers-retours entre la table et la porte. Quelque chose est détraqué.

Camille lui rend visite et sourit.

— Alors, mon grand, cette fin du monde, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

Les gouttes de transpiration coulent sur les paupières de Jean, qu’il tente d’essuyer nerveusement. Il dit seulement :

— Je ne comprends pas…

et semble désemparé, mais, pour Camille qui l’observe, il est difficile de qualifier ce qu’il aperçoit. Un curieux mélange de confusion et de distance.

Cette bombe n’a pas explosé. Ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas d’autres, mais pour celle-là, c’est plié, tout le monde est du même avis.

Basin pense que c’est peut-être un obus hors service.

On est déjà à chercher l’obus suivant.

On reprend l’interrogatoire, le compte à rebours s’est réinitialisé, on a de nouveau vingt-quatre heures devant soi.

S’il y a une autre bombe.

Chantage ou danger majeur ? C’est la grande question.

— Et c’est aussi le piège, analyse Camille. On court après des bombes dont on sait qu’elles ont de fortes chances de ne pas exploser…

Il a raison. C’est paradoxal, mais le chantage de Jean est rendu encore plus efficace par cette incertitude : on hésite entre courir comme des fous après des bombes qu’on n’a pas une chance sur mille de trouver et ne rien faire, attendre et s’abandonner à l’angoisse que l’une d’elles explose, fasse des dizaines de morts sans qu’on ait levé le petit doigt.

Il y a deux camps.

Ceux qui pensent que Jean Garnier n’a posé qu’une seule bombe pour crédibiliser son bluff, mais qu’il n’y a plus rien à craindre.

Et ceux qui n’en savent rien, qui doutent, qui changent d’avis en fonction du moment, qui aimeraient acquérir une certitude, mais n’y arrivent pas.

Entre les deux camps, ou plutôt, à côté, il y a Camille et Louis.


10 heures

Marcel, le gardien, ouvre les grilles du square Dupeyroux. Il regarde toujours sa montre à cet instant-là. Revanche invisible sur sa destinée de fonctionnaire municipal, il tire une satisfaction inavouée à ouvrir tous les jours avec une ou deux minutes de retard. La grille du jardin a été forcée et impossible d’obtenir que les services techniques se déplacent, Marcel rédige des bons de commande, des demandes de travaux, rien n’y fait. Alors, le soir, il se contente de tirer la grille, de la maintenir fermée avec un morceau de carton. Personne ne s’en est encore aperçu. Ce serait quand même mieux de la réparer, parce que si les dealers s’aperçoivent de ça et, la nuit venue, envahissent le jardin, les riverains vont se manifester et la municipalité va se remuer, je peux vous le dire.

Le temps que Marcel fasse son premier tour d’inspection, il y a déjà du monde sur les bancs.

Il jette un œil sur un fourré, depuis quelques semaines, il voit que quelqu’un se faufile, il y a une trouée, il est allé voir, rien, pas de seringue, c’est sa hantise, ça, les seringues, à cause des enfants. Il y a juste la trappe en fer qui donne accès au couloir technique. Avant, il allait inspecter une fois tous les deux ou trois mois, il a fait ça onze années de suite sans jamais rien trouver, alors il s’est lassé, sans compter l’arthrose, les douleurs dans le dos, c’est qu’il faut y descendre, dans ce truc, marcher plié, merci bien. De toute façon, des ouvriers de la ville s’y rendent trois ou quatre fois dans l’année, s’il y avait quelque chose à voir, ils le verraient.

Marcel se retourne brusquement. Il a « un œil dans le dos », c’est ce qu’il dit aux gamins pour qu’ils se méfient de lui. Dès que quelqu’un s’aventure sur une pelouse interdite, il ne le voit pas forcément, mais il le sent. Cette fois, c’est une fillette. Marcel dégaine son sifflet à une vitesse proprement incroyable, la gamine en est clouée sur place.


10 h 15

Camille, sans même s’en rendre compte, s’est placé hors du mouvement général.

Jean Garnier est repassé chez les interrogateurs, Camille n’en espère rien.

Il l’a dit à Louis :

— L’affaire Garnier, c’est d’abord l’affaire Rosie Garnier.

Louis a réfléchi une fraction de seconde, il a été d’accord.

Depuis les premières heures de la matinée, ils continuent d’éplucher tout ce qui arrive au sujet de Jean, comptes rendus d’interrogatoires, éléments de calendrier, etc., mais c’est dans le dossier de Rosie qu’ils passent le plus de temps, c’est elle la clé de toute l’affaire. Non qu’elle soit l’instigatrice de la stratégie de son fils (trop sophistiquée, elle en serait incapable), mais Camille ne parvient pas à la considérer seulement comme la meurtrière de la petite Carole. Rosie a toutes les apparences de l’assassin d’impulsion, qui agit sans penser. Ce soir-là, elle a pris sa voiture, folle de rage, sa colère a dû monter pendant les heures où elle a fait le guet et, lorsqu’elle a vu apparaître la môme sur son vélomoteur, son sang n’a fait qu’un tour, elle l’a fauchée et s’est enfuie, elle n’avait même pas imaginé de mettre sa voiture ailleurs que dans son propre box !

Voilà pour la version officielle.

Tout le dossier d’instruction exhale ce parfum d’acte manqué. Le juge débordé par la somme des affaires à instruire, les flics satisfaits de l’arrestation de Rosie Garnier, tout le monde s’arrête à cette explication, qui est d’ailleurs la ligne de défense de son avocat, Maître Depremont, une fille ravissante, du genre qui vous liquéfie dès qu’elle apparaît ; elle parle avec un léger accent étranger (allemand ? néerlandais ?). Camille regarde sa main, voit son alliance, elle a dû épouser un Français. Un visage parfaitement triangulaire, avec des pommettes hautes et un regard d’un vert qui n’existe nulle part ailleurs… Dès qu’elle se tourne vers vous, vous ne savez plus où vous en êtes. Camille l’a fait venir la nuit dernière. Il était 3 heures du matin, elle était déjà belle comme un astre. L’entretien n’a pas duré longtemps, elle n’avait rien à dire ; pour elle aussi, le meurtre commis par Rosie Garnier est un acte quasiment instinctif, elle va plaider l’irresponsabilité. Ce qui est certainement vrai. Mais peut-être insuffisant.

Bien, merci maître, a dit Camille, il n’a même pas posé de questions.

— Elle ne sait rien, a-t-il commenté pour Louis. Et si on veut en savoir davantage, elle va se retirer sous sa tente, secret professionnel et tout le bordel. Perte de temps, rien d’autre.

Louis passe son temps à lancer des requêtes, à imprimer des pages, par dizaines, que Camille parcourt, inlassablement.

Précédents logements : Rosie paie scrupuleusement ses loyers, présente ses attestations d’assurances, les états des lieux de ses appartements prouvent son souci de propreté, de netteté.

Relevés bancaires : Rosie gagne peu, mais parvient à épargner, peu, mais elle épargne.

Fichiers de la Sécurité sociale : Rosie dispose d’une belle santé, peu d’arrêts, pas de médicaments.

Dossiers administratifs : ses demandes répétées de logement social, Rosie n’en obtient jamais, mais ne se décourage pas, elle remplit de nouveau les imprimés.

Son dossier auprès de la Ville : elle ne sollicite jamais d’aide sociale, l’honneur un peu vain des gens modestes.

Dossier employeur : aucune promotion depuis son entrée dans l’administration, promise au bas de l’échelle jusqu’à la retraite, ne passe jamais de concours internes, aucune demande de mutation, caractère définitivement sédentaire. Sans ambition…


11 heures

Rosie, comme une adolescente prise en faute, baisse le regard en plissant les lèvres. On dirait qu’elle a simplement volé un T-shirt dans une grande surface et non encouragé son fils à faire exploser six bombes en plein Paris.

— Alors, dites-moi, Rosie, ce « père inconnu », ça a l’air de le chagriner pas mal, votre Johnny.

Elle pose sur Camille son regard de poule, fixe, vitreux. Elle ouvre la bouche.

— Ah non ! l’interrompt Camille en hurlant. Ne me servez pas vos salades à la con ! C’est peut-être suffisant pour Jean, mais ici vous êtes à la police, Rosie ! Et la police, elle veut la vérité ! D’accord ?

Camille a sous le coude la liste des objets trouvés dans la valise en carton qui se trouvait dans son armoire de chambre : magazines des années 1980, Podium, OK Magazine, Top 50, 45 tours de Peter et Sloane (« Besoin de rien, envie de toi »), de Marie Myriam (« L’oiseau et l’enfant ») et une collection vertigineuse de photos de Joe Dassin. Celle qui est dédicacée à Rosie a été collée sur un carton et encadrée avec des cœurs autocollants tout autour.

— Vous fatiguez pas, dit Camille. Moi, je vais vous dire : vous avez quinze ans et vous êtes enceinte…

Rosie commet alors le genre d’erreur qu’il ne faut pas faire avec un interrogateur comme Verhœven :

— Entre mon père et lui, dit-elle en adoptant un regard de femme blessée, ça n’allait pas du tout. Mon père s’est opposé au mariage. Lui, je veux dire le père de Jean, il a insisté, il voulait vraiment, il a même proposé qu’on parte ensemble, mais quitter mon père, vous voyez, c’était impossible. Il était seul depuis la mort de ma mère, et…

Camille soupire en souriant.

— Arrêtez vos conneries, Rosie, ne vous fatiguez pas.

Il est calme, les bras croisés, la tête légèrement penchée.

— Ça, c’est l’histoire pour Jean. Un joli drame sur mesure avec tout ce qu’il faut : un père rigide, une mère morte, un fiancé passionné et, au milieu de tout ça, l’enfant du péché. Une histoire de roman sentimental, vous n’avez pas dû chercher bien loin. Je vais vous dire la vérité, moi : le type avec qui vous avez couché, si ça se trouve, vous ne savez même pas de qui il s’agit.

Elle rougit aussitôt.

— Tiens, on va parier : vous avez toujours dit à Jean que son malheureux papa était parti pour l’Australie, je me trompe ?


12 h 30

Il s’appelle René René. Cons de parents. Son père était douanier, René dit toujours que c’est pour cette raison qu’il était aussi con. Aujourd’hui, il a près de soixante ans, il y a prescription, mais il reste un homme grincheux, rancunier, comme parfois les alcooliques amers, le genre à parler dans sa moustache.

D’ailleurs quand son collègue l’appelle (« René ! René, viens vite, bordel ! »), René se contente de marmonner : « Ça va, ça va, y a pas le feu. »

Il descend lentement les barreaux de fer. Il a « touché ses chaussures » la semaine passée, la paire que l’entreprise lui doit, c’est la loi, c’est obligatoire, René note scrupuleusement la date à laquelle on doit les lui remettre, au moindre jour de retard, il fait un foin terrible. Pareil pour le bleu de travail, obligatoire. Il note aussi cette date-là. Il dit qu’il n’est pas « du genre à se laisser emmerder ». Et justement, la paire de chaussures qu’on lui a remise lui fait un mal terrible, à se demander si on ne lui a pas donné une paire d’une demi-pointure inférieure. Ou alors ses pieds ont grossi, ça lui semble difficilement concevable. Il a tout essayé, de les bourrer toute la nuit avec du papier-journal mouillé, de les porter sans marcher, devant la télé, rien n’y fait, elles lui font un mal épouvantable.

Chaque barreau de fer est un calvaire et c’est comme ça toute la sainte journée. Vivement la retraite.

Rien de moins sûr qu’il verra la retraite, René René, parce qu’arrivé en bas de la chambre télécom, le voilà nez à nez avec son collègue qui fixe, terrorisé, un obus de 140 mm auquel est scotché un réveil numérique dont les chiffres bleus palpitent chaque seconde.


14 heures

On comprend tout de suite le projet de Garnier. L’obus a été placé dans une chambre télécom située au 144, boulevard de Mulhouse. En journée, c’est un boulevard passant, mais pas un axe majeur, vous faites sauter un obus de 140 mm, vous obtenez trois morts, un rendement faible par rapport à l’effort de guerre.

Le soir, en revanche, vers 20 heures par exemple, on trouve facilement sept ou huit personnes au mètre carré parce que le no 144 est un cinéma multisalles et que la plaque de fonte qui recouvre la chambre souterraine se situe exactement à l’endroit des files d’attente ; si vous comptez avec les dommages collatéraux (les immenses baies vitrées vont exploser et projeter des millions d’éclats de verre et des traverses en aluminium à une vitesse hallucinante jusqu’à quinze mètres de distance et dans toutes les directions), vous pouvez provoquer une bonne quinzaine de morts et, pour les blessés, sans exagérer, vous pouvez espérer la soixantaine.

En arrivant sur place, Basin comprend immédiatement que la bombe est sûrement programmée pour le soir ; il consulte sa montre, ne s’affole pas, prend les dispositions techniques, on ceinture le quartier, on évacue le périmètre sur une centaine de mètres ; comme toujours à Paris, l’encombrement, en quelques minutes, prend des proportions inouïes.

Puis la Sécurité civile se met à l’ouvrage. Des artistes.

Tout s’est bien passé : l’évacuation, le déploiement de police, le discours rassurant à la population, la presse tenue à distance respectable et même le communiqué mensonger de la préfecture qui, à défaut d’imaginatif (le coup de la conduite de gaz…), se révèle convaincant.

La palme de la réussite revient naturellement aux démineurs, Basin en tête. Il ne s’est pas trompé. L’obus était programmé pour 20 h 15, dans trois jours. Dans la logique de Garnier, c’était l’obus numéro 5.

— De toute façon, il n’aurait pas explosé, explique-t-il au téléphone à Camille. Le détonateur ne contenait plus de substance explosive et l’amorce elle-même était hors service.

Voilà pour la bonne nouvelle.

Reste la mauvaise. Depuis 9 h 30, depuis que la bombe dans l’école maternelle a joué les filles de l’air, on respirait en se disant que cette histoire de sept bombes, une par jour, était un bluff total.

On a maintenant la preuve du contraire.

Le premier obus a explosé rue Joseph-Merlin, le deuxième n’a pas explosé, le cinquième a été retrouvé à temps, il en reste quatre.

Le prochain sous vingt-quatre heures.


18 heures

Camille est allé dormir une heure ; une partie du réfectoire a été équipée de lits de camp, les agents épuisés viennent s’y écrouler avant de revenir dans leurs bureaux, les yeux bouffis de sommeil, les traits allongés par cette veille qui n’en finit pas. Camille s’est étendu, endormi aussitôt, mais il ne s’est pas reposé. Son cerveau a remué des tas d’informations issues des dossiers des Garnier mère et fils, des comptes rendus d’interrogatoire, des noms, des images, des bombes et aussi, qu’il croyait enfoui, le visage de ce petit garçon hébété avec son étui à clarinette vide, étendu dans la rue Joseph-Merlin.

De retour, il tape sur l’épaule de Louis, ils échangent leurs places.

Louis, à son tour, va s’allonger.

Pendant le sommeil du commandant Verhœven, il a aligné des dates, sur deux colonnes : à droite, Rosie ; à gauche, Jean. Ils cherchent des correspondances, mais de quelle nature ? Eux-mêmes ne le savent pas. Camille survole une page, la seconde ; Louis a fait un travail de fond, comme à l’accoutumée, il ne laisse rien passer et il travaille, sans en avoir l’air, à une vitesse surprenante.

Page trois. Page quatre. Page cinq.

Camille s’arrête, revient en arrière, pose le doigt sur une ligne.

Nous sommes en mai, il y a cinq ans. Rosie Garnier est malade.

Dans la colonne de gauche, on voit qu’à cette période Jean est en province, dans les Pyrénées-Atlantiques.

Camille est parfaitement réveillé d’un coup.

Il se lève, cherche, sur le rayonnage, un rapport, enfoui dans la pile de documents de Louis, mais il est incapable de le trouver.

— Vous cherchez quoi ?

Il se retourne. C’est Louis. Il ne dormait pas, il a préféré revenir travailler.

Sans l’ombre d’une hésitation, il exhume le rapport concernant Alberto Ferreira. C’est l’artisan chez qui travaillait Jean à cette époque-là. Ce type est mort depuis, on recherche la date : 24 mai. Louis consulte le Net, c’est un mardi.

Déjà, Camille a repris la déposition de Marie-Christine Hamrouche, la copine et collègue de Rosie. « […] Elle se plaignait tellement de son fils. […] Ils s’engueulaient sur tout […]. Quand il a parlé de partir, Rosie était resplendissante ! Comme si c’était elle qu’on avait demandée en mariage. »

Enfin, nous y voilà.

Extrait du procès-verbal :

M.-C. Hamrouche — C’était toujours la même histoire. Il partait, Rosie revivait et il revenait et rebelote pour les engueulades. C’était sans fin.

L’Agent — Jean Garnier a souvent quitté le domicile de sa mère ?

M.-C. Hamrouche — Non, pas « souvent ». Trois ou quatre fois. Je me souviens qu’il y a quatre ou cinq ans, il a été embauché par un artisan qui est allé s’installer dans le Sud, il avait proposé à Jean de venir avec lui. Parce que le gosse travaillait bien, vous savez. Enfin, quand il travaillait… Bref. Rosie était si heureuse qu’elle a aussitôt pris du congé. Ça l’a prise comme ça, d’un coup, l’effet du soulagement, en somme. Elle m’en a parlé le soir, pour le lendemain ! Elle qui ne partait jamais… Elle est allée passer une semaine chez sa tante, en Bretagne.

L’Agent — Et Jean Garnier est revenu quand ?

M.-C. Hamrouche — Tout de suite ! Bon, cette fois-là, c’est la faute à pas de chance, son patron s’est tué sur un chantier. Du coup, la délocalisation dans le Sud est tombée à l’eau, forcément.

[…]

Le reste est sans intérêt.

Camille et Louis se regardent.

Si les vérifications confirment leur intuition, ils tiennent un premier fil.

Il va falloir ensuite tout dérouler, ce qui va prendre du temps, mais c’est la toute première éclaircie dans un ciel sacrément orageux depuis deux jours…


20 heures

Recoupements, vérifications, demandes complémentaires, contrôles… Camille n’a pas voulu demander de l’aide. Louis n’était pas trop d’accord, il a plaidé sa cause, on perd un temps précieux, mais Camille a dit :

— Tant que je ne suis pas certain, on n’en parle pas… Je veux bien passer pour un emmerdeur, je ne veux pas passer pour un con.

Il y a du monde derrière la glace sans tain. Le juge, deux huiles de la police, un de la préfecture, l’Autre qui vient de rappliquer du ministère…

Et dans la salle d’interrogatoire, face à Jean Garnier, Camille et Louis. Devant le premier, rien, devant le second, un dossier de quelques pages qui a l’air inoffensif.

— Je ne sais pas pour toi, Jean, mais moi, j’ai l’impression qu’on se connaît depuis des lustres ! En fait, tu n’es avec nous que depuis vingt-quatre heures, mais il s’est passé tellement de choses !…

Jean, libéré de ses menottes, se frotte lentement les poignets qui sont très abîmés. Il est assis depuis des heures et doit avoir une envie folle de se lever, de se détendre, mais il n’en montre rien. Il se contente de regarder la table, devant lui, de ne manifester aucune émotion. Il a les yeux rouges, son teint est gris cendré sous la barbe rendue presque bleue par la lumière. Peut-être que les promesses de déflagration qui tournent à l’eau de boudin lui en ont fichu un coup.

— On est un peu des intimes, non ? reprend Camille. Et pourtant… On croit qu’on connaît les gens et puis en fait, pas du tout ! Tiens, au hasard, prenons ta mère.

Jean marque le coup. Depuis qu’il s’est constitué prisonnier, on lui pose des questions sur lui, ce qu’il a fait, où il est allé, il résiste à tout, tant bien que mal, mais maintenant qu’il s’agit de sa mère, un voile d’inquiétude passe devant ses yeux.

— Rosie, on lui donnerait le bon Dieu sans confession, et pourtant…

Camille regarde rapidement autour de lui, comme pour vérifier qu’il n’est pas entendu, puis il fait mine de se pencher vers Jean pour lui faire une confidence.

— À mon avis, c’est pas la première fois qu’elle fait des siennes… Chtttt…

À la réaction de Jean, Camille comprend instantanément que son intuition ne l’a pas trompé.

Louis vient de glisser vers lui le dossier que Camille ouvre.

— Alberto Ferreira. Ça ne te dit rien ? Mais si, voyons, il t’a embauché il y a trois ans. Comme électricien. Ah, ça remonte ? Bon… Vous aviez l’air de drôlement bien vous entendre tous les deux. Il t’embauche en janvier et en avril, il te verse déjà des primes. Bon, pas énormes, mais de la part d’un employeur, ce sont des gestes qui comptent. Il est satisfait de ton travail. Remarque, pour le peu que je sais de toi au plan technique, tu m’as l’air soigneux, comme garçon. Appliqué. Scrupuleux, même ! Évidemment, tu es dépendant du fait que les obus que tu as choisis sont encore en état de marche, mais si on en juge par l’organisation, pas de doute, tu es organisé. On en était où ? Ah oui ! Alberto Ferreira. Oh, dis donc, mon Jeannot, en voilà un qui n’a pas eu de chance. Même pas quarante ans et déjà mort. Ce que c’est que la vie, hein ? Et c’est d’autant plus dommage qu’il avait des projets magnifiques : le Sud-Ouest, le soleil et la mer ! Il rachète une société près de Biarritz qui installe des climatiseurs, il décide de partir en septembre et il est tellement content de toi, qu’il t’emmène avec lui ! À Biarritz ! Dis-moi, Johnny, t’as trouvé ça comment, toi, Biarritz ? Je veux dire, c’est propre ? On se loge facilement ? Parce que je vois là (il tapote de l’index sur une feuille de son dossier) que tu pars là-bas en éclaireur. Tu devais être sacrément content parce que tu as fait tes valises en moins de deux. Rosie est bien gentille, mais elle te pompait un peu l’oxygène, avoue ?

Jean avale sa salive. Il ne peut empêcher son regard de chercher un repère qu’il ne trouve pas.

— Donc te voilà sur place qui commence à travailler en attendant l’arrivée de ton patron qui doit rappliquer un mois plus tard avec armes et bagages et patatras, huit jours avant de quitter Paris, v’là t’y pas que le Ferreira, qui travaille le soir sur son dernier chantier en banlieue parisienne, fait un pas de trop et bascule bêtement du septième étage. Adieu Biarritz et les climatiseurs. Et retour de l’enfant prodigue à la maison. Parce que tu reviens illico chez maman. Jusqu’ici, j’ai tout bon, John ? Bien… Alors, moi, imagine-toi que cette histoire, elle m’a touché. Si, si, je t’assure, l’entrepreneur entreprenant, le travailleur travaillant, c’est beau comme l’Antique ! Donc, je m’y suis intéressé. Et alors, c’est drôle, dès qu’on fouille… C’est fascinant, le hasard… Tiens, par exemple, au moment où Alberto se défenestre accidentellement, Rosie est en congé. Oui, je suis d’accord, on ne voit pas tout de suite la relation, mais attends, tu vas comprendre : juste après ton départ pour Biarritz, le lendemain exactement, Rosie quitte son boulot. À sa meilleure copine, elle raconte qu’elle part chez sa tante en Bretagne, sauf que Rosie n’a jamais eu de tante, ni en Bretagne ni ailleurs. Elle doit être bien pressée de s’absenter parce que, comme elle n’a plus le temps de poser des congés auprès de son employeur, elle prétexte la maladie. Mais comme elle a autre chose à faire qu’à aller voir un médecin, elle ne produit pas de certificat. Elle disparaît quatre jours comme si elle se foutait complètement des conséquences. D’ailleurs, ça ne rate pas : à son retour, elle reçoit un avertissement et on lui retient quatre jours sur son salaire. Le troisième jour est justement celui de la mort d’Alberto… Après, le temps de remonter à Paris, de faire un brin de toilette… Bon, tu n’as pas l’air convaincu. Je vais te montrer…

Camille cherche dans son dossier, saisit une feuille, la retourne vers Jean afin que celui-ci puisse la lire, mais Jean n’y est pas prêt, il garde la tête basse, on dirait un animal têtu qui refuse d’avancer.

— C’est le procès-verbal établi à la mort d’Alberto. Personne n’y comprend rien, à cette histoire. Il est 21 heures ! Il y a belle lurette que le chantier est vide, ne reste que Ferreira qui continue de travailler, qui passe des câbles avant qu’on coule les chapes au sol. Il met les bouchées doubles parce qu’il en a marre, il veut terminer ce dernier travail et partir pour Biarritz, on le comprend. Alberto est un homme expérimenté, pas le genre à s’approcher de la partie de la dalle qui donne dans le vide, et à basculer par-dessus le parapet en bois qui sert de protection. Et pourtant, le voilà qui tombe à la renverse cul par-dessus tête et qui va s’écraser trente mètres plus bas ! À n’y rien comprendre. C’est ce que dit le rapport. Il y a un sérieux doute. Mais bon… Personne sur place, pas d’indices sur le corps, pas d’ennemi connu, pas d’héritage… Qu’est-ce que tu veux, nous, la police, nous, la justice, on conclut à l’accident. Dû à la fatigue, au surmenage. C’est normal. Quand on fouille un peu dans le mobile d’Alberto, on trouve quatre fois le numéro de Rosie. À l’époque, les enquêteurs n’y ont pas vu malice, ils ont interrogé ta maman, elle leur a dit qu’elle voulait avoir des nouvelles de son fils et que, comme Alberto ne répondait jamais, elle a rappelé plusieurs fois. Elle aurait voulu savoir où il était, prendre contact ou rendez-vous avec lui, elle ne s’y serait pas prise autrement. Son appel est le dernier que Ferreira a reçu, c’est marrant, non ?

Camille s’arrête soudainement.

— Dis-moi, mon Jeannot, tu n’as pas l’air convaincu. Je reconnais, c’est tiré par les cheveux, mais… (Il frappe dans ses mains comme s’il venait de découvrir la solution à la quadrature du cercle.) Tiens, à propos de cheveux !… Encore le hasard, tu me diras. La Bouveresse !

Jean continue de fixer la table, mais son visage s’est comme vitrifié, durci. Camille, qui n’a pas l’air de s’en préoccuper, lui trouve un air têtu qui rappelle terriblement Rosie. Les ressemblances familiales sont souvent déprimantes.

— Je dis la Bouveresse, c’est de mauvais goût, excuse-moi, en fait, c’est Françoise Bouveret. Tu la rencontres quand, déjà ? (Camille consulte son dossier, Louis pose son index sur une ligne.) Voilà, merci, Louis, en mars, il y a quatre ans.

Camille retire ses lunettes, les place posément devant lui.

— Là, Jean, sans vouloir te faire de reproches, je pense que Rosie, tu l’as carrément vexée. Parce que ta souris, la Bouveret, bon, elle ne pourrait pas être ta mère (une mère, on n’en a qu’une, hein ?), mais enfin, tout de même : trente-huit ans ! Treize de plus que toi ! Ça n’est même pas la question de l’âge, mais enfin, je ne veux pas te froisser, mais avec ses bagouzes de maquerelle et son maquillage de Noël (j’ai vu des photos), ça n’est pas franchement le genre dont ta mère devait rêver pour son fils unique et préféré. Peu importe. Toi, elle te botte, tu t’en mets jusque-là, de la Bouveret, tu as besoin d’expérience, c’est normal, et pour en profiter encore mieux, trois mois après, tu fais tes valoches et te voilà à demeure chez elle. Deux mois, ça tient. On a découvert ça dans le dossier d’instruction de ta maman, on a fait les recoupements, on a exhumé les P-V, je te passe les détails et je reconnais que tu n’as pas de chance, Jean. Alors que tu files avec elle le parfait amour, que ta bougresse t’apprend toutes sortes de trucs dont tu n’avais même pas idée, voilà qu’elle ne trouve rien de mieux que de vouloir se sécher les cheveux dans son bain. Quelle conne, à trente-huit ans, elle ne savait pas ça ? Détail curieux, la porte de l’appartement n’était pas complètement fermée, on s’est un peu inquiété, forcément, on s’est demandé s’il n’y avait pas anguille sous roche. Toi, tu n’avais aucun mobile et en plus, tu avais un alibi. Tu n’étais pas là, huit collègues jurent sur la Bible que tu étais avec eux sur un chantier à Poitiers. Et personne ne s’est inquiété de Rosie. À l’époque, elle ne fait pas partie du tableau. Et on a tort, si tu vois ce que je veux dire… Je vois que tu vois. On va reprendre tout ça, point par point, on va rouvrir le dossier, mais l’important, à ce moment-là, c’est que pour toi, mon Jean-Jean, c’est de nouveau retour au bercail. Ferreira, Bouveret, Carole… J’ai comme l’impression que Rosie s’accroche un peu, non ?

L’atmosphère est pesante. Camille laisse passer un long moment. Derrière la vitre sans tain, on comprend enfin où Camille veut en venir. Mentalement, tout le monde croise les doigts.

— Ta mère est en préventive pour le meurtre de Carole. Ça passe pour un coup de tête, on ne cherche pas plus loin. Comme elle n’a pas vraiment le profil d’un serial killer, on reste sur l’idée d’un crime par impulsion. Mais si on regarde les choses sous un autre angle, si on s’interroge sur ses motivations et qu’on se pose les bonnes questions, remonter à ses anciens faits d’armes, ça n’est pas si difficile. C’est un peu comme pour les obus, si tu veux… Il suffisait d’y penser.

Camille sourit, pédagogue.

— Tu t’en vas, elle panique, elle te rattrape, elle ne peut pas se passer de toi. Tu essayes de la quitter, mais tu ne peux pas te passer d’elle non plus. Tu sais parfaitement ce qu’elle fait pour te garder, tu la connais, vous n’en parlez jamais, mais vous savez ce qui vous lie, ce qui vous attache l’un à l’autre, ce pacte silencieux que vous avez ensemble. Au tout début, tu n’oses pas trop dire. Après, c’est l’engrenage, celui qui conduit Rosie jusqu’ici. Alors, toi, le bon fils, tu viens chercher ta maman…

Camille se tait, tous deux regardent le sol. Quoi dire ? Camille se laisse glisser de sa chaise, fatigué. Il observe un instant les mains de Jean, celles qui tremblaient comme des feuilles en face de sa mère.

— Tu es un bon fils, somme toute. Peut-être qu’elle te fait peur, aussi, Rosie. C’est souvent comme ça, les ogresses…

Silence.

— Mais maintenant, Jean, c’est le moment ou jamais. Tu as fait pas mal de dégâts, mais rien encore d’irréparable, tu n’as pas encore de morts sur la conscience. Le jour venu, un bon avocat va faire vibrer le tribunal sur le thème de la mère abusive, tu vas passer pour une victime et ça ne sera pas vraiment faux. Si tu lâches tout de suite, tu fais d’une pierre deux coups. Tu te libères de Rosie, il est grand temps, et tu évites de sombrer avec elle. Il y a vingt-quatre heures que tu es là. Si nos autorités avaient l’intention de céder à ton chantage, ce serait déjà fait. Elles ne céderont pas. Et avec le dossier qu’on est en train de constituer, Rosie va frôler la perpétuité. Toi, tu as une dernière chance de t’en sortir pas trop mal. Le juge te reçoit, vous passez un accord, tu nous dis tout ce qu’on a besoin de savoir et tu reviens dans la ligne. Regarde-moi, Jean.

Jean ne bouge pas d’un cil.

— Regarde-moi, Jean.

Camille parle d’une voix basse et douce.

Jean lève enfin le regard vers lui.

— Rosie est totalement dingue, tu le sais, n’est-ce pas ? On ne la libérera jamais, c’est un combat perdu d’avance. Pense à toi. Pour elle, tu as fait tout ce que tu pouvais et c’est très bien, tout le monde peut le comprendre, tout le monde le comprendra. Mais maintenant, c’est fini.

Jean hoche la tête. Camille s’interroge un court instant : conclure ou laisser décanter. Il y a le feu, il faut aller vite.

— Tu es prêt à me parler, Jean ?

Jean fait signe que oui. Il est prêt.

Il cille nerveusement, on dirait qu’il a un projecteur dans les yeux.

— Bien, dit Camille. C’est la bonne décision.

Jean approuve à nouveau. Camille se rassoit, sort son stylo, referme le dossier, il prendra ses notes sur la page de garde.

— On commence par quoi, Jean ? À toi de me dire.

— Par la rançon.

Camille est tétanisé. D’où il est, on croirait entendre les réactions effarées, de l’autre côté de la vitre.

Jean Garnier ne laisse personne reprendre son souffle.

— Oui, pour la rançon, je vous ai dit que j’accepterais trois millions. Mais c’était hier. Aujourd’hui, c’est quatre ou rien.


20 h 56

Camille est anéanti par l’échec. Il ne comprend pas. Comment a-t-il pu commettre autant d’erreurs pour arriver à un tel fiasco ? Il n’y croit pas lui-même. C’est un homme pétrifié qui assiste au débriefing du juge et du directeur de la Police judiciaire.

Tout le monde se retrouve dans la grande salle, mais l’Autre, du ministère, n’attend pas, il est déjà dans le couloir, il chuchote dans le téléphone, il rend compte à ses supérieurs.

À partir de cet instant, tout le monde se souviendra précisément de la succession des événements.

Ceux qui s’en souviendront le mieux sont ceux qui ont consulté l’heure parce qu’il était exactement 21 h 07 lorsque le téléphone sonna dans la pièce.

Le juge fit un geste excédé.

Louis fit un pas, décrocha, écouta, raccrocha, fixa le juge qui suspendit sa phrase pour entendre Louis déclarer :

— Une explosion vient de détruire entièrement une école maternelle à Orléans.


21 heures

De même qu’il ouvre systématiquement avec une ou deux minutes de retard sur l’horaire officiel, Marcel aimerait bien fermer son square avec une ou deux minutes d’avance. Mais ça n’est jamais possible. Tantôt des amoureux découverts dans un coin, le temps de les refouler, ils traînent les pieds, il est 21 heures passées de trois minutes. Tantôt ce sont des jeunes qui veulent rester, ou qui arrivent avec des canettes de bière, il faut parlementer, quand ils sortent enfin, il est 21 h 05. Quand ce n’est pas pire encore. Il a tout essayé, siffler la sortie un quart d’heure avant, vingt minutes avant, rien n’y fait, cet horaire de fermeture tourne à la malédiction.

Sauf ce soir. Allez savoir pourquoi, c’est quasiment la première fois depuis… depuis longtemps en tout cas parce qu’il ne parvient pas à s’en souvenir. Il vérifie, incrédule. Oui, il n’est pas tout à fait l’heure et le square est aussi vide qu’il doit l’être.

Cette circonstance lui semble si étonnante qu’elle le met mal à l’aise. Quelque chose lui aurait-il échappé ?

Incapable de se retenir, Marcel refait un tour, mais non, personne.

Lorsqu’il ferme enfin, en plaçant le morceau de carton pour retenir la porte, il est 21 h 04.


21 h 40

C’est comme si on avait entendu la détonation jusqu’à Paris. Effervescence. Le cabinet du ministre vient aux nouvelles, on s’inquiète pour la presse, pour l’effet de panique, les préfets s’entretiennent. Aucune victime, mais l’école a littéralement volé en éclats. La nuit tombe, heureusement, il faut être prêt pour les éditions du matin, mais ça laisse un peu de temps. Et il va en falloir parce que personne ne sait où il en est.

Les secours sont sur place, la Sécurité civile a déjà confirmé que l’explosion ressemble en tous points à celle de la rue Joseph-Merlin.

Côté police, on se perd en conjectures.

Pour les spécialistes, sur son réveil numérique, Garnier a confondu « 9 heures am » et « 9 heures pm ».

L’hypothèse semble à peine croyable.

Camille interroge Basin. C’est possible ?

— Très possible. Au fond, c’est un bricoleur et on a vu pire, je t’assure. Pourquoi penses-tu qu’il y ait autant d’amateurs qui se font sauter le caisson avec leurs propres engins ? Le tien, il est dangereux comme la vérole, mais si, en plus, il est maladroit, ça devient un électron libre. Avec encore quatre bombes introuvables, s’il n’a pas été foutu de les régler correctement, même lui ne peut pas nous aider.

Tandis qu’autour d’eux tout s’agite, que les téléphones hurlent dans tous les sens, Louis regarde Camille.

Il était tout à l’heure tendu à l’extrême. Il est maintenant détendu, pensif, on jurerait qu’il s’apprête à rentrer chez lui après une journée bien remplie. D’ailleurs, il se lève, toujours concentré, traverse tranquillement le bureau, emprunte le couloir, descend deux étages, prend sur sa droite, passe devant le flic en uniforme qui garde la salle où se trouve Jean, ouvre la porte d’à côté, la salle d’observation.

Et il s’assoit, comme au spectacle.

De l’autre côté de la glace sans tain, Pelletier, de l’Antiterrorisme, est de nouveau à la manœuvre avec deux autres flics devant Jean, qui, debout, le dos au mur, les talons collés à la cloison, les mains sur la nuque, dodeline de la tête, ouvre difficilement les yeux, manque de basculer chaque seconde.

— Tu comptes faire beaucoup de morts, avec tes bombes ? demande Pelletier. Pour libérer ta salope de mère, tu comptes faire combien de morts ?

— Autant qu’il faudra… répond Jean.

Camille tend le bras et coupe le son. Il se concentre sur l’image. Cette histoire d’école maternelle, cette bombe programmée à 21 heures… Il a du mal à y croire. Le fait est là, mais dans le visage de Jean, il cherche autre chose qui lui aurait échappé jusqu’ici. Il se sent encouragé par la vérification de son intuition concernant Rosie, qui est peut-être une meurtrière d’impulsion, mais qui a tout de même des impulsions assez fréquentes.

Jusqu’à présent, la police a été contrainte par les événements à penser dans le droit fil de la situation.

Dans la logique imposée par Jean.

Pour trouver la solution, il doit falloir sortir du cadre.

Comment ?

Camille va rester près d’une heure à observer Garnier, à regarder ses lèvres bouger, les flics se succéder, lui mettre une pression folle.

Il ne s’interrompt qu’une minute pour lire le sms d’Anne : « Tu es devenu invisible ou tu m’as quittée en oubliant de m’informer ? »


23 heures

Camille prend Louis à part.

— Ces visites de maintenance dans les chambres télécoms, elles sont planifiées combien de temps à l’avance ?

— Je dois vérifier, mais je crois que c’est un planning trimestriel…

Louis ne demande pas pourquoi.

— Tu peux me montrer ? demande Camille en désignant l’écran de l’ordinateur.

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