Troisième jour

1 h 45


— Non, dit le juge, offusqué. Et c’est aussi ce qu’a dit le commissaire divisionnaire, sur un autre ton, il connaît son Verhœven, inutile d’en rajouter. Non, a confirmé le préfet de police, on dirait qu’il n’a même pas été surpris de la proposition, il prend l’idée pour une aberration et répond « non » comme si on lui demandait s’il veut du sel dans son café. Pas la peine d’interroger les types de l’Antiterrorisme…

Louis remonte sa mèche, il s’y attendait, Camille aussi. L’Autre a joué la surprise, il a fait mine de ne pas comprendre.

— Si on ne veut aucun mort, a répété Camille, il faut libérer Jean et sa mère. Tout de suite.

— Libérer Jean Garnier ? Vous plaisantez ?

Il a regardé Louis pour la première fois avec condescendance, quand on guette une connerie chez un adversaire, c’est un vrai soulagement lorsqu’elle survient.

— Et quoi encore ? Vous ne voulez pas qu’on lui donne la Légion d’honneur par la même occasion !

Et il est parti d’un grand rire. Le rire, avec l’humour médiocre qui vise à l’humiliation, ce n’est pas ce qu’il faut pratiquer face à un homme comme Camille.

— Vous êtes un imbécile.

L’Autre l’a toisé, mais Camille ne lui a pas laissé le temps de renvoyer la balle.

— Un imbécile parce que vous êtes incapable de comprendre ce que vous ne ressentez pas. Vous prenez Jean Garnier au premier degré parce qu’il est simple, mais c’est votre logique qui est rudimentaire. Vous ne l’observez pas, vous le regardez. Vous ne le comprenez pas, vous le cataloguez. Jean Garnier est un garçon dangereux, mais pas parce qu’il a posé des bombes. Il a même tout fait pour qu’elles ne fassent aucun mort, seulement des blessés et des dégâts matériels. Mais, malgré ses efforts, personne ne peut être certain que tous ses obus se révéleront aussi relativement inoffensifs. Il y a trop d’inconnues, trop d’impondérables. Rue Joseph-Merlin, l’échafaudage aurait pu s’écraser sur un passant. À Orléans, l’explosion aurait pu faucher un promeneur avec son chien… Tôt ou tard, vous aurez des morts. En fait, il n’y a absolument rien d’autre à faire. On relâche Jean et sa mère, pas de morts. Garanti. On les garde, c’est la tuerie, plus que probable. À vous de voir.

L’Autre est blessé, mais c’est un professionnel.

Dans les ministères, un professionnel, c’est quelqu’un qui fait remonter l’information. Donc l’information remonte. Puis elle redescend. Et c’est toujours non.

— Ils n’y croient pas, conclut Camille.

Il va lui falloir vingt minutes pour prendre sa décision.

Vingt minutes pour discuter avec Jean Garnier.

Et trente secondes pour dire au juge :

— Maintenant, c’est à vous de voir. Moi, ça ne me concerne plus. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je rentre chez moi, je suis crevé.


2 h 10

Paris est désert, on roule vite, Camille profite d’un feu vert pour extraire son mobile de sa poche. Au feu suivant, il compose le sms pour Anne : « L’invitation pour (le reste de) la nuit est toujours valable ? » Au troisième feu, il reçoit la réponse : « La porte est ouverte depuis hier… » Normalement, ensuite, il n’y a plus de feu, mais Camille est contraint de s’arrêter par le nouveau message sur son mobile. C’est le juge : « Camille, venez tout de suite à Matignon, je vous envoie une escorte ? »

« Mon cœur, désolé, je suis convoqué chez le Premier ministre… »

« Tu n’as jamais inventé prétexte aussi nul ! »

« Pourtant, c’est vrai, je t’assure, je suis en route ! »

« Tu vas passer la nuit avec lui ? »

« Normalement non, sauf s’il me demande, je me vois mal refuser. C’est un Premier ministre quand même ! »

« Tu demandes un logement social pour moi ? Dans le 7e… »

« OK. S’il faut que je couche, je fais quoi ? »

« S’il te propose un logement dans le 5e, le 6e ou le 7e, tu couches. Si c’est ailleurs, tu reviens et c’est moi que tu baises. »

« Deal. »


2 h 30

Le Premier ministre n’est pas extraordinairement sexy. Ils ne le sont jamais. On dirait même que c’est un critère. Mais c’est un homme très poli, très civilisé ; il se lève, serre la main de Camille avec chaleur (« Très heureux, commandant ! »), il désigne un fauteuil. Dans son immense bureau, il y a huit ou neuf autres personnes. Quand Camille s’assoit, tout le monde s’assoit. Le Premier ministre désigne alors le magnétophone posé sur la table basse.

— On m’a fait part de votre hypothèse, commandant, mais j’aimerais me la voir confirmer.

— Jusqu’ici, et contrairement aux apparences, Jean Garnier a tout fait pour ne causer aucune mort. Rue Joseph-Merlin, il a posé son obus alors que l’échafaudage était déjà en place, il a placé la bombe assez bas et dans une position peu favorable aux dégâts maximums. À Orléans, il a seulement fait semblant de s’être trompé. Ainsi, sa bombe a explosé à un moment où les risques humains étaient quasiment inexistants. Pour la bombe no 5 que nous avons retrouvée, c’est tout sauf un hasard ; les calendriers de visite sont accessibles sur Internet. Garnier a choisi une chambre télécom dont il était certain qu’elle serait visitée hier afin que nous pourrions la désamorcer sans aucun dommage. Toute sa stratégie, depuis le début, consiste à nous faire croire à sa dangerosité. Pour le moment, nous en sommes à trois bombes. La première nous traumatise, la deuxième nous impressionne, la troisième nous catastrophe… Et c’est assez bien vu parce que nous dansons sur un volcan, avec ce type. Il en a posé sept en tout, nous en avons repéré trois : rue Joseph-Merlin, dans l’école maternelle d’Orléans et dans la chambre télécom sous le cinéma ; il en reste quatre. On est sûrs qu’elles vont exploser dans la semaine à venir, je fais le pari qu’il a prévu de ne pas faire de victimes mais, même si j’ai raison, personne ne peut être certain que la chance va nous accompagner encore longtemps. Nous sommes dépendants de ses manipulations, de son matériel, de ses calculs empiriques. Il est organisé, débrouillard, mais c’est un amateur. Et s’il a fait une seule erreur, nous la payerons cash. Au prix fort.

Camille hésite un court instant. Et il enfonce le clou.

— Si curieux que cela paraisse, monsieur le Premier ministre, Garnier n’est pas un assassin.

Silence.

— Mais mon hypothèse, c’est qu’il va le devenir malgré lui. Tôt ou tard, sur les quatre bombes restantes, quelque chose va clocher, c’est inévitable. Et là, il y aura des morts.

Le Premier ministre plisse les lèvres en signe de compréhension.

— Et à ce moment-là, ajoute Camille, nous ne pourrons nous en prendre qu’à nous-mêmes. D’autant qu’il nous prévient clairement.

Il se penche alors vers le magnétophone et le déclenche sans demander l’autorisation à personne.

Non (c’est la voix de Jean), ça ne s’est pas passé comme ça…

Camille appuie sur le bouton d’avance rapide puis de nouveau sur ON.

Pour les premières bombes, vous avez raison, dit Jean. Je ne voulais pas tuer des gens. Sauf pour la dernière…

Explique-moi ça…

Vous comprenez, si ma dernière bombe doit exploser, c’est que j’aurai raté mon coup avec les précédentes. C’est que mon truc n’aura pas marché du tout. Je n’aurai plus rien à perdre. Alors, pour la dernière bombe, j’ai programmé quelque chose… de vraiment meurtrier.

Silence.

Dévastateur… Je vous assure, commandant, vous devriez me croire.

Camille arrête le magnétophone.

— Vous proposez quoi ? demande un type en costume, Camille ne sait pas de qui il s’agit.

— De les libérer, lui et sa mère, en échange des bombes restantes. Je ne pense pas qu’ils vont aller loin…

Les libérer. L’opposition est palpable. Pas loin, ça veut dire quoi ? Ils sont neuf fonctionnaires qui se regardent, sceptiques, on voit mal où ça conduit et ce qu’il a en tête, le petit flic. C’est le moment qu’attend Camille pour planter la dernière banderille.

— Avec son dernier obus, Garnier va faire des dégâts considérables. Quelqu’un ici sait peut-être comment on va expliquer à la presse et au public les deux premières explosions et celle qui va mettre un point d’orgue à son feu d’artifice, mais il va falloir se creuser parce que ça ne va pas être facile.

— Commandant, dit le Premier ministre avec un sourire sincère, vous voulez nous laisser quelques minutes ?

Camille s’assoit dans un salon grand comme quatre fois son appartement. Il rallume son mobile. Message d’Anne :

« Alors ????? Ça marche pour le logement social ? »

« Peux pas encore dire. Il est dans la salle de bains, il se fait beau… »

« Et t’es sûr que ce sera dans le 7e ??? »

« Il dit que ça dépendra de ma prestation. »

« T’es en forme, j’espère ! »

« T’as vu l’heure ???? »

« J’ai la même heure que toi et je suis TRÈS en forme. »

« Je me concentre et… »

— Commandant ?

Camille lève la tête.

— Monsieur le Premier ministre vous demande…


4 heures

— Ce que j’ai obtenu de mieux, Jean, c’est que tu nous livres l’adresse des bombes juste avant le décollage. On ne peut pas attendre que tu sois arrivé en Australie. C’est ça ou rien. Et si ça ne te convient pas, ce ne sera plus de mon ressort, tu devras parler avec quelqu’un d’autre.

Jean a longuement réfléchi, puis :

— Non, ce sera trois heures après le décollage.

— Impossible, Jean ! Tu obtiens ce que tu demandais, mais tu ne peux pas imposer toutes tes conditions.

Il faudra près de vingt minutes pour parvenir à un accord. Jean donnera les coordonnées des bombes restantes au moment du décollage.

— Si nous n’avons pas ton message à l’instant du décollage, l’avion fait demi-tour et te redépose à l’aéroport avec ta maman chérie, c’est clair ?

C’est dingue que Jean soit d’accord avec de telles conditions. Lui qui a programmé son affaire quasiment de main de maître tombe dans un panneau pareil ! Il résiste à peine :

— Et qu’est-ce qui me garantit qu’une fois que j’ai envoyé le message, l’avion ne fera pas demi-tour ?

Depuis le début de la conversation, la voix de Camille s’est faite rauque. On pense que c’est la fatigue, mais pas du tout, c’est la déprime. Imaginez. Vous discutez avec un condamné à mort à brève échéance et vous avez mission de lui parler comme s’il avait toute la vie devant lui…

— Personne n’a intérêt à ce que tu restes ici, explique Camille patiemment. Parce qu’on va devoir t’arrêter officiellement, instruire ton affaire et te déférer devant les tribunaux. On devra alors expliquer qu’on a menti sur deux explosions survenues dans l’espace public et on va passer pour des cons qui ont négocié avec un trou du cul comme toi deux millions en espèces sur les impôts de nos concitoyens et un billet pour l’étranger sous une fausse identité fabriquée par l’État français lui-même !

Ça lui convient, à Jean, cette théorie. C’est incroyable.

Autour de lui, tout le monde pense : « Quel con, ce type ! » Les amateurs font toujours ce genre d’impression aux experts. Ils passent pour des glands.

Une heure de plus a été nécessaire pour faire mine de discuter avec Jean de nombreux détails qui n’ont en fait aucune importance et ne servent qu’à crédibiliser l’accord.

En vérité, Pelletier a expliqué à Camille :

— Jean envoie son message via l’équipe à bord, avec les adresses des bombes, on vérifie… et on le serre aussitôt.

À l’entendre, c’en est décourageant de simplicité.

Camille a envie de demander à Pelletier si, lui aussi, il le prend pour un con. Parce que, évidemment, ça ne se passera pas ainsi. Évidemment que les spécialistes de l’intervention ne vont pas s’embarrasser de détails, personne n’a intérêt à ce que Jean devienne le bâton merdeux du gouvernement.

Sans compter que si, par malheur, Jean traîne un peu et laisse passer, par exemple, une heure avant de lancer son message, il faudra l’arrêter pendant le survol d’un espace aérien étranger, ce qui devient compliqué.

Les techniciens assurent que l’équipe qui montera dans l’avion pourra serrer Jean sans problème dès réception du feu vert. On a déjà pris toutes les précautions. Camille pense que des experts de l’élimination furtive occuperont les sièges devant Jean et sa mère, ainsi que ceux de derrière, que deux ou trois d’entre eux, en hôtesse et en steward, doubleront le personnel navigant… Si Jean respecte sa partition, il se fera discrètement garrotter avant que l’appareil soit au point de non-retour sur sa piste d’envol. Ça ou un équivalent, dans tous les cas, ça ne sera pas beau à voir. Furtif et efficace, mortel en quelques secondes. Pour Rosie aussi. Après quoi, l’avion freine, s’arrête, un véhicule se gare sous l’avion, le commandant informe ses passagers que cet arrêt n’est pas dû à une avarie technique de manière à n’affoler personne, mais au malaise d’un couple de passagers. Là-dessus, on ouvre les portes, on évacue les corps et on repart comme en 14. Personne, à bord, n’y comprendra rien, on s’en fout, l’important, c’est d’avoir l’occasion de débarquer le cadavre de Jean et celui de sa mère dans les jolies civières déjà prêtes pour la circonstance.

Au pire, si Jean traîne un peu pour délivrer son message, on recourra à une variante : l’avion effectuera un demi-tour, les couloirs aériens sont déjà réservés et seront protégés.

On verra, se dit Camille.

Depuis le début, rien ne se passe selon les règles du genre, il ne pense pas une seconde que l’affaire va se terminer comme on l’imagine.

Pour le moment, il organise, planifie, négocie et, comme l’équipe de crise est composée de plusieurs institutions, c’est encore lui qui reçoit les conseils des collègues, les instructions de la hiérarchie.

Jean n’a pas inspecté les deux valises, les vêtements de Rosie et les siens qu’on est allé chercher chez lui.

— Tu veux vérifier ? demande Camille.

Jean sait parfaitement qu’on y a dissimulé des dispositifs pour le suivre à la trace.

— Ça n’a pas d’importance, dit-il en claquant le couvercle.

Les billets de banque lui font davantage d’effet. La négociation a abouti à deux millions. Une valise pleine de pognon en grosses coupures a de quoi émouvoir même les plus blasés.

Enfin, on lui remet les passeports. Il les ouvre, hoche la tête.

Il devient Pierre Mouton. Rosie s’appelle Françoise Lemercier ; il n’aime pas ça du tout, Jean, il le dit :

— Mouton, je trouve ça ridicule.

Camille trouve aussi que baptiser Mouton un type qu’on envoie à l’abattoir, c’est assez nul.

— C’est à prendre ou à laisser.

Jean accepte.

Puis il regarde les billets d’avion.

— Je peux vérifier ?

On lui désigne un poste informatique. On s’attendait à ce qu’il soit un féru du clavier, mais ce n’est pas le cas du tout, il tape lentement, avec application.

Il vérifie l’existence du vol. Il vérifie aussi les réservations.

Il semble soulagé.


4 h 30

Enfin, Rosie arrive.

Son visage est clair, reposé, ce n’est plus la même femme.

Dès qu’elle aperçoit Jean, elle se précipite dans ses bras, mais le jeune homme reste de marbre, les bras ballants, le regard fixé dans le vide. Rosie n’en est nullement troublée, c’est sans doute qu’elle est maintenant avec son Jean.

Quand elle se détache de lui, il la regarde à peine. On les laisse ensemble dans la pièce le temps qu’ils se changent pour le départ.

Les caméras qui renvoient leur image les montrent à trois mètres l’un de l’autre, comme s’ils étaient dans des pièces différentes. Jean s’habille les sourcils froncés, concentré sur sa tâche. Rosie ne cesse de lui jeter des regards admiratifs.

Lorsqu’ils reviennent dans la pièce, elle regarde les flics comme des élèves qui ont encore beaucoup à apprendre.

Camille lui tend un téléphone mobile.

— C’est sur cet appareil que tu prépares ton message avant le décollage, rappelle Camille une dernière fois. Message détaillé, on veut les lieux précis. Les bombes qui restent sont toutes à Paris ?

— Toutes, confirme Jean.

— Bien. Le seul numéro qui est mémorisé là-dedans, c’est le mien. À n’importe quel moment, jusqu’au décollage, tu peux me joindre, quelle que soit la raison. Je suis ton unique interlocuteur, comme tu l’as demandé.

— D’accord.

— Bien. Décollage pour Sydney : 5 h 45. Tout est clair ?

Jean fait signe que c’est clair.

En fait, c’est pathétique.

Il a beau être un poseur de bombes et jouer avec la vie de centaines d’inconnus, ce jeune homme, agent secret de pacotille, qui agit comme il a vu faire dans des séries B, vous fait une drôle d’impression, c’est sa naïveté sans doute. On fait ce qu’il faut faire, mais on se sent mal, parce que, depuis qu’il a baissé ses exigences, c’est devenu trop facile.

Camille, lui, reste ouvert à tous les bouleversements.

Pendant que Jean et Rosie s’habillaient, il a même parié avec Louis.

— Comment ça, a demandé Louis, qu’est-ce qui peut se passer d’autre ?

Camille n’en a aucune idée. Il en est certain, voilà tout. Ça va tourner autrement.

— Quelque chose va nous échapper…

On est en mai, il commence déjà à faire jour à cette heure-ci. Par la fenêtre ouverte, Camille respire l’air de Paris qui n’est pas encore saturé par les gaz d’échappement.

En bas, il voit Jean sortir, Rosie à ses côtés, tous les deux avec leur valise.

Jean refuse de monter dans le véhicule qui l’attend, un agent se précipite, discussion vive, mais Jean ne s’en laisse pas compter, il hèle un taxi. L’agent en reste les bras ballants.

Camille ferme les yeux, il est accablé.

Le taxi qui s’arrête est évidemment celui que les flics ont posté, le chauffeur a l’air vrai.

Jean ne laisse pas le chauffeur descendre, il ouvre le hayon arrière, y fourre les deux valises, fait signe à Rosie de monter, le taxi démarre.

Allons, quand il faut y aller…

Camille enfile sa veste, descend l’escalier et monte à l’arrière de la voiture numéro 1.


5 heures

Dans l’habitacle résonne déjà le faisceau des voix des suiveurs.

— Mouton à 11 heures. 34, à vous…

— 34 bien reçu. Mouton à 13 heures.

Le taxi de Jean roule dans Paris, pisté par une cohorte invisible de près de quinze personnes, voitures, camionnettes, motos…

Ça ressemble au fantôme d’un convoi mortuaire.

Le micro placé dans le taxi ne renvoie que le silence des passagers. Camille imagine Rosie blottie contre son fils, lui tenant fiévreusement la main, et Jean, indifférent, regardant par la vitre, le décor de Paris qui défile…

Camille observe, sur l’écran du GPS, le trajet emprunté par le taxi lorsque la voix de Jean se fait entendre :

— Prenez à droite.

Le chauffeur fait mine de ne pas avoir compris. En professionnel, il tente de gagner du temps et laisse passer la rue que Jean semblait lui désigner.

— C’est pas le chemin pour l’aéroport, monsieur…

— Pas grave, dit alors Jean. Prenez la suivante.

Sa voix est ferme mais calme. Le chauffeur met alors son clignotant à droite et emprunte le boulevard.

— Ici 34 — Mouton vers l’ouest…

— Bien reçu…

Les voix des suiveurs ne s’affolent pas réellement, mais tout de même, ça cloche.

Camille sent, à un petit frémissement dans l’échine, qu’on y est.

Presque.

Pas tout à fait, mais presque.

À l’évidence, ce n’est pas le chemin vers l’aéroport.

Jean prépare-t-il un ultime coup de Jarnac, rien d’impossible.

— Mouton à 13 heures.

— Mouton rue Plantagenet.

Mouton où tu veux, se dit Camille, on ne va pas tarder à savoir ce que vaut le scénario des experts.


5 h 15

Sur les instructions de Jean, le taxi a viré une nouvelle fois sur sa droite, il roule dans la direction exactement opposée à celle de l’aéroport CDG, plein sud.

Dans les haut-parleurs, le ton monte, qu’est-ce qu’il fout, ce con-là. Le portable de Camille sonne toutes les vingt secondes, il le coupe. Et merde.

Lui aussi est tendu.

Est-ce qu’on est en train de se faire balader ?

Par la liaison avec le chauffeur, les équipes demandent des instructions à Camille.

— On suit et on voit.

Le taxi tourne ici et là. On entend Jean donner ses ordres.

— À droite au feu… Première à gauche.

Le chauffeur fait mine de râler :

— Où on va comme ça ? Vous allez manquer votre avion, monsieur…

C’est le code pour demander ce qu’il faut faire. Camille ne fait même pas semblant de maîtriser, en réalité on se laisse embarquer, que faire d’autre ?

Jean visiblement sait où il va, voilà ce qui inquiète tout le monde.

Il sait et nous, on ne sait pas.

Et enfin le taxi s’arrête devant les grilles du square Dupeyroux, un grand rectangle bordé d’immeubles haussmanniens. Les trois rues qui le longent sont plantées de réverbères qui projettent une lumière douce, jaune et bleu. La voiture de Camille dépasse rapidement le taxi, tourne à droite et pile. On attend les instructions. Toutes les unités se mettent en stand-by. Le timing bat de l’aile.

La voix de Jean :

— Vous nous attendez ici, dit-il au chauffeur.

La caméra d’un suiveur attrape Jean et Rosie sortant du taxi, sur l’écran de contrôle on distingue leurs silhouettes qui s’immobilisent devant la grille du square, par le micro dissimulé dans son manteau, on perçoit la voix de Rosie, inquiète :

— Qu’est-ce qu’on vient faire là, Jean ?

On n’entend pas la réponse, y en a-t-il une d’ailleurs ?

Jean tire la porte de la grille qui s’ouvre sans un bruit. Le morceau de carton que pose Marcel tombe au sol. Jean ne fait pas l’effort de le ramasser comme il l’a pourtant fait tant de fois.

Camille est sorti précipitamment de la voiture et s’est mis à courir, d’un coup.

En quelques secondes, le voilà à la grille, il a juste hurlé à toutes les équipes de ne rien faire, les dés sont jetés, combien de bombes vont exploser ? Où et quand ?

Déjà, Rosie et Jean s’enfoncent dans l’ombre du square, vaguement baignée de lumière jaune. À l’instant où Camille y entre à son tour, ils sont arrêtés devant l’aire de jeux. Jean laisse Rosie, fait quelques pas et disparaît.

Des secondes lourdes s’égrènent avec une lenteur de bombe à retardement, Camille hésite à foncer, mais il n’en a pas le temps, voici Jean qui revient. Il sort d’un fourré, il tient un téléphone portable et se tourne du côté de Camille.

C’est curieux, cette scène, comme suspendue.

Dans la lumière diffuse du square, là-bas Rosie, qui serre dans ses mains son sac de vieille fille, à côté d’elle Jean, son grand fils, avec son téléphone à la main, qui regarde le commandant Verhœven, et Camille, stoppé net dans son élan, qui se demande ce qui va se passer.

Jean alors se penche sur son téléphone et presque aussitôt une musique se met à chuinter dans l’appareil, Jean monte le son du haut-parleur.

Camille tend l’oreille, il voit Jean tendre sa paume ouverte à Rosie, comme pour l’inviter à une danse, et c’est bien ça, une danse, Jean et Rosie sont dans les bras l’un de l’autre.

Ils dansent. Elle le regarde comme un amoureux, lui garde le regard fixe, plongé dans le vide, mais il serre Rosie fort, très fort… Ils n’ont fait que deux ou trois tours lorsque Jean, tout en continuant de valser lentement, plonge la main dans la poche de sa veste.

Maintenant, Camille reconnaît la musique, une chanson, chantée par Gilbert Bécaud :

On s’aimait comme personne.

C’était bon, Rosy and John,

Mais la vie, c’est la vie. Et la vie [2]

Jean, en tournant, est placé face à Camille.

Par-dessus la tête de sa mère, qu’il domine de beaucoup et semble même aussi menue et fragile qu’une enfant, Jean regarde fixement dans la direction de Camille qui sent alors son téléphone vibrer.

Il l’arrache précipitamment de sa poche.

C’est un sms de Jean :

« Il n’y a plus de bombes. Merci pour tout. »

Camille relève la tête vers le couple. Il lui revient soudain la phrase de Basin :

— Pour le déclenchement d’une bombe, tout ce qui produit une impulsion peut servir, un téléphone portable…

Camille se jette au sol à la seconde exacte où la bombe explose sous les pas des danseurs.

Le souffle surpuissant le cueille en plein ventre, le projette en arrière et le fait rouler sur le chemin de terre.

Le bruit de la déflagration est assourdissant, à vous faire jaillir les yeux de la tête. Les fenêtres des immeubles de la place volent en éclats, on entend aussitôt le vacarme d’un torrent de débris de verre. L’aire de jeux s’est volatilisée, ce n’est plus maintenant qu’un vaste cratère de trois mètres de large sur environ un mètre de profondeur.

Louis arrive en courant, se précipite vers Camille.

Allongé dans l’allée, immobile, une joue contre terre, les yeux écarquillés, Camille porte, sur son visage en sang, l’air hébété d’un petit garçon.

À quelques mètres d’eux, les arbres du square ont commencé à flamber.

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