Jour 1

10 h 00

Un événement est considéré comme décisif lorsqu’il désaxe totalement votre vie. C’est ce que Camille Verhœven a lu, quelques mois plus tôt, dans un article sur « L’accélération de l’histoire ». Cet événement décisif, saisissant, inattendu, capable d’électriser votre système nerveux, vous le distinguez immédiatement de tous les autres accidents de l’existence parce qu’il est porteur d’une énergie, d’une densité spécifiques : dès qu’il survient, vous savez que ses conséquences vont avoir pour vous des proportions gigantesques, que ce qui vous arrive là est irréversible.

Par exemple, trois décharges de fusil à pompe sur la femme que vous aimez.

C’est ce qui va arriver à Camille.

Et peu importe que ce jour-là vous vous rendiez, comme lui, à l’enterrement de votre meilleur ami et que vous ayez le sentiment d’avoir déjà votre dose pour la journée. Le destin n’est pas du genre à se contenter d’une pareille banalité, il est parfaitement capable, malgré cela, de se manifester sous la forme d’un tueur équipé d’un Mossberg 500 calibre 12 à canon scié.

Reste à savoir maintenant comment vous allez réagir. C’est tout le problème.

Parce que votre pensée est à ce point sidérée que vous réagissez le plus souvent de manière purement réflexe. Par exemple lorsque avant les trois décharges, la femme que vous aimez est littéralement passée à tabac et qu’ensuite vous voyez clairement le tueur épauler son fusil après l’avoir armé d’un coup sec.

C’est sans doute dans ces moments-là que se révèlent les hommes exceptionnels, ceux qui savent prendre les bonnes décisions dans les mauvaises circonstances.

Mais si vous êtes quelqu’un d’ordinaire, vous vous défendez comme vous pouvez. Et bien souvent, face à un tel séisme, vous êtes condamné à l’approximation ou à l’erreur, quand vous n’êtes pas carrément réduit à l’impuissance.

Lorsque vous êtes suffisamment âgé ou que ce genre de choses est déjà venu foudroyer votre vie, vous imaginez que vous êtes immunisé. C’est le cas de Camille. Sa première femme a été assassinée, un cataclysme, il a mis des années à s’en remettre. Quand vous avez traversé une pareille épreuve, vous pensez qu’il ne peut plus rien vous arriver.

C’est le piège.

Parce que vous avez baissé la garde.

Pour le destin, qui a un œil très sûr, c’est le meilleur moment pour venir vous cueillir.

Et vous rappeler l’infaillible ponctualité du hasard.


Anne Forestier entre dans la galerie Monier peu après l’heure d’ouverture. L’allée principale est quasiment vide, il flotte encore une odeur un peu entêtante de produit détergent, les boutiques ouvrent lentement, on sort les étals de livres, de bijoux, les présentoirs.

Cette galerie, construite au XIXe siècle en bas des Champs-Élysées, est composée de commerces de luxe, papeteries, maroquineries, antiquités. Elle est recouverte de verrières et, en levant les yeux, le flâneur avisé peut découvrir un tas de détails Art déco, des faïences, des corniches, des petits vitraux. Anne pourrait les admirer elle aussi si elle en avait envie mais, elle le concède volontiers, elle n’est pas du matin. Et à cette heure-ci, les hauteurs, les détails et les plafonds sont le cadet de ses soucis.

Avant tout, elle a besoin d’un café. Très noir.

Parce qu’aujourd’hui, comme un fait exprès, Camille a traîné au lit. Lui, au contraire d’elle, serait plutôt du matin. Mais Anne n’avait pas trop le cœur à ça. Donc, le temps de repousser gentiment les avances de Camille — il a des mains très chaudes, ce n’est pas toujours facile de résister —, elle a filé sous la douche en oubliant le café qu’elle avait fait couler, elle est revenue à la cuisine en se séchant les cheveux, s’est retrouvée avec un café déjà froid, a rattrapé une de ses lentilles de contact à quelques millimètres de la bonde du lavabo…

Après quoi, c’était l’heure, il fallait partir. Le ventre vide.

Dès son arrivée passage Monier, vers dix heures et quelques minutes, elle s’assoit donc à la terrasse de la petite brasserie qui se trouve à l’entrée et dont elle est la première cliente. Le percolateur est encore en chauffe, elle doit patienter pour se faire servir et si elle consulte plusieurs fois sa montre, ce n’est pas qu’elle soit pressée. C’est à cause du garçon. Pour tenter de le décourager. Comme il n’a pas grand-chose à faire en attendant que la machine chauffe, il en profite pour essayer de lier conversation. Il essuie les tables autour d’elle en la regardant par-dessous son bras et, l’air de rien, se rapproche par cercles concentriques. C’est un grand type, maigre, hâbleur, un blond aux cheveux gras, du genre qu’on trouve souvent dans les zones touristiques. Quand il a achevé son dernier tour, il se campe près d’elle, une main dans les reins, pousse un soupir admiratif en regardant vers l’extérieur et livre sa pensée météorologique du jour, navrante de médiocrité.

Ce serveur est un imbécile mais il ne manque pas de goût parce qu’à quarante ans, Anne est toujours ravissante. Brune avec délicatesse, un beau regard vert clair, un sourire assez étourdissant… C’est franchement une femme lumineuse. Avec des fossettes. Et des gestes lents, souples, vous avez immanquablement envie de la toucher parce que chez elle, tout semble rond et ferme, ses seins, ses fesses, son petit ventre, ses cuisses et, en fait, tout ça est réellement rond et ferme, le genre de truc qui rend dingue.

Chaque fois qu’il y pense, Camille se demande ce qu’elle fait avec lui. Lui a cinquante ans, il est à peu près chauve, mais surtout, surtout, il mesure un mètre quarante-cinq. Pour fixer les idées, c’est à peu près la taille d’un garçon de treize ans. Autant le préciser tout de suite pour éviter les spéculations : Anne n’est pas grande mais elle mesure quand même vingt-deux centimètres de plus que lui. Ça fait à peu près une tête.

Anne répond aux avances du serveur par un sourire charmant, très expressif : allez vous faire foutre (le garçon fait signe qu’il a compris, on l’y reprendra à se montrer aimable), et sitôt son café avalé, elle emprunte le passage Monier en direction de la rue Georges-Flandrin. Elle arrive quasiment à l’autre extrémité lorsqu’elle plonge la main dans son sac, sans doute pour y prendre son portefeuille, et ressent une impression d’humidité. Ses doigts sont pleins d’encre. Un stylo qui fuit.

Pour Camille, c’est avec ce stylo que l’histoire commence à proprement parler. Ou avec le fait qu’Anne choisisse d’aller dans cette galerie-là et pas dans une autre, précisément ce matin-là et pas un autre, etc. La somme de coïncidences nécessaires pour qu’une catastrophe survienne est proprement déroutante. Mais c’est aussi à une telle somme de coïncidences que Camille doit d’avoir un jour rencontré Anne, on ne peut pas toujours se plaindre de tout.

Donc ce stylo, à cartouche d’encre, ordinaire et qui fuit. Bleu foncé et très petit. Camille le revoit bien. Anne est gauchère, quand elle écrit la position de sa main est tout à fait particulière, on ne sait pas comment elle y arrive mais en plus, elle fait de très grandes lettres, on dirait qu’elle aligne rageusement une série de signatures, et curieusement, elle choisit toujours des stylos minuscules, ce qui rend la scène encore plus étonnante.

Quand elle sort de son sac sa main pleine d’encre, Anne s’inquiète aussitôt des dégâts. La voilà qui cherche une solution, qui trouve, sur sa droite, un bac de plantes. Elle pose le sac sur la bordure en bois et commence à tout sortir.

Elle est passablement agacée mais il y a plus de peur que de mal. D’ailleurs, quand on la connaît un peu, on ne voit pas ce qu’il y aurait à craindre, Anne ne possède rien. Ni dans son sac ni dans sa vie. Ce qu’elle porte sur elle, n’importe qui pourrait se l’offrir. Elle n’a acheté ni appartement ni voiture, elle dépense ce qu’elle gagne, pas plus mais jamais moins. Elle n’épargne pas parce que ce n’est pas dans sa culture : son père était commerçant. Juste avant de faire faillite, il s’est enfui avec la caisse d’une quarantaine d’associations dont il s’était fait récemment élire trésorier, on ne l’a jamais revu. Ce qui explique sans doute qu’Anne a un rapport assez distant à l’argent. Ses dernières inquiétudes financières remontent à l’époque où elle élevait seule sa fille, Agathe, c’est déjà loin.

Anne jette aussitôt le stylo dans la poubelle, enfourne son téléphone portable dans la poche de son blouson. Son portefeuille est taché, à jeter lui aussi, mais les papiers à l’intérieur sont intacts. Quant au sac, la doublure est humide mais l’encre n’a pas traversé. Anne se promet peut-être d’en acheter un autre dans la matinée, une galerie commerciale c’est l’endroit idéal, mais on ne le saura jamais parce que ce qui va suivre va l’empêcher de faire des projets. En attendant, tant bien que mal, elle tapisse le fond avec les mouchoirs dont elle dispose. Une fois tout cela terminé, ce qui la préoccupe, ce sont ses doigts pleins d’encre, aux deux mains maintenant.

Elle pourrait revenir à la brasserie mais retrouver le serveur est une perspective assez décourageante. Elle s’apprête néanmoins à s’y résoudre lorsqu’elle aperçoit, devant elle, un panneau indiquant des toilettes publiques, ce qui n’est pas si fréquent dans ce genre de lieu. C’est un espace situé juste après la pâtisserie Cardon et la joaillerie Desfossés.

C’est à partir de ce moment que les choses s’accélèrent.

Anne parcourt les trente mètres qui la séparent des toilettes, elle pousse la porte et se trouve face aux deux hommes.

Ils sont entrés par l’issue de secours qui donne sur la rue Damiani et se dirigent vers l’intérieur de la galerie.

À une seconde près… Oui, c’est ridicule, mais c’est une évidence : si Anne était entrée cinq secondes plus tard, ils auraient déjà remonté leurs cagoules et tout aurait été bien différent.

Sauf que ça se passe ainsi : Anne entre, tout le monde est surpris et se fige.

Elle regarde tour à tour les deux hommes, surprise par leur présence, leur tenue et surtout leurs combinaisons noires.

Et leurs armes. Des fusils à pompe. Même quand on ne connaît rien aux armes, c’est très impressionnant.

Un des types, le plus petit, pousse un grognement, c’est peut-être un cri. Anne le regarde, il est ébahi. Elle tourne ensuite la tête vers l’autre. Il est plus grand, avec un visage dur, rectangulaire. La scène ne dure que quelques secondes mais les trois personnages restent muets, fixes, aussi stupéfaits les uns que les autres, tout le monde est pris de court. Les deux hommes remontent précipitamment leur cagoule. Le plus grand lève son arme, se tourne à demi, et comme s’il tenait une hache et s’apprêtait à abattre un chêne, il frappe Anne en plein visage avec la crosse de son fusil.

De toutes ses forces.

Lui explose littéralement la tête. Il pousse même un han qui vient du ventre, comme les tennismen quand ils tapent dans une balle.

Anne part en arrière, tente de s’agripper à quelque chose mais ne rencontre rien. Le coup a été si soudain et si violent qu’elle a l’impression que sa tête s’est détachée du reste du corps. Elle est projetée plus d’un mètre derrière elle, l’arrière de son crâne heurte la porte, elle écarte les bras et s’effondre au sol.

La crosse en bois a ouvert à peu près la moitié du visage, de la mâchoire jusqu’à la tempe, elle a écrasé la pommette gauche qui s’est fendue comme un fruit, explosant la joue sur une dizaine de centimètres, le sang a jailli aussitôt. De l’extérieur le bruit a ressemblé à celui d’un gant de boxe dans un sac d’entraînement. Pour Anne, de l’intérieur, c’est comme un coup de marteau mais un marteau d’une vingtaine de centimètres de large, tenu et assené à deux mains.

L’autre homme se met à hurler, l’air furieux. Anne l’entend mais très vaguement parce que son esprit a beaucoup de mal à retrouver son cap.

Comme si de rien n’était, le plus grand s’avance vers Anne, dirige le canon de son arme vers sa tête, l’arme d’un large coup sec et s’apprête à tirer lorsque son complice hurle à nouveau. Bien plus fort, cette fois. Peut-être même l’attrape-t-il par la manche. Anne, groggy, ne parvient pas à ouvrir les yeux, seules ses mains s’agitent, s’ouvrent et se ferment sur le vide, dans un mouvement spasmodique et réflexe.

L’homme qui tient le fusil à pompe s’interrompt, se retourne, hésite : c’est vrai que des coups de feu, c’est la façon la plus sûre de faire arriver les flics avant d’avoir commencé, tous les professionnels vous le diront. Pendant une seconde, il balance sur la jurisprudence à suivre et une fois son choix arrêté, il se retourne de nouveau vers Anne et lui décoche une longue série de coups de pied. Au visage et au ventre. Elle tente d’esquiver mais, même si elle en trouvait la force, elle en est empêchée par la porte contre laquelle elle est coincée. Pas d’issue. D’un côté la porte contre laquelle elle est plaquée, de l’autre l’homme, en équilibre sur le pied gauche, qui la frappe violemment de l’extrémité de sa chaussure. Entre deux salves, Anne reprend fugitivement sa respiration, le type s’arrête un court instant et, sans doute parce qu’il n’obtient pas le résultat escompté, il décide de passer à une méthode plus radicale : il retourne son fusil, le lève au-dessus de sa tête et se met à la pilonner à coups de crosse. À toute force, à toute volée.

On dirait qu’il essaye d’enfoncer un pieu dans un sol gelé.

Anne se contorsionne pour se protéger, se détourne, glisse dans son sang, déjà abondant, et croise ses deux mains sur sa nuque. Le premier coup arrive au niveau de l’occiput. Le second, mieux ajusté, lui écrase les doigts.

Le changement de méthode ne fait pas l’unanimité parce que l’autre homme, le plus petit, s’accroche maintenant à son complice et l’empêche de continuer à frapper en lui agrippant le bras et en criant. Qu’à cela ne tienne, le type abandonne son projet, retour à la pratique artisanale. Il recommence à shooter dans le corps d’Anne, des coups bien alignés, portés avec une très grosse chaussure en cuir, du genre dont s’équipent les militaires. Il vise la tête. Ramassée sur elle-même, Anne continue de s’abriter de ses bras, les coups pleuvent sur le crâne, la nuque, les avant-bras, le dos, on ne sait pas combien de coups de pied, les médecins diront au moins huit, le légiste plutôt neuf, allez savoir, ça tombe de tous les côtés.

C’est à ce moment qu’Anne perd connaissance.

Pour les deux hommes, l’affaire semble réglée. Mais le corps d’Anne bloque la porte qui conduit à la galerie marchande. Sans se concerter, ils se penchent, le plus petit saisit Anne par un bras et tire vers lui, la tête de la jeune femme cogne et roule sur le carrelage. Lorsque la porte peut enfin s’ouvrir, il relâche le bras qui retombe lourdement mais dans une position presque gracieuse, les mains de certaines madones sont ainsi peintes, sensuelles et alanguies. S’il avait assisté à cette partie de la scène, Camille aurait tout de suite discerné l’étrange ressemblance du bras d’Anne, cet abandon, avec celui de La Victime ou L’Asphyxiée de Fernand Pelez, ce qui aurait été très mauvais pour son moral.

Toute l’histoire pourrait s’arrêter là. L’histoire d’une circonstance malencontreuse. Mais le plus grand des deux hommes ne l’entend pas ainsi. Il est visiblement le chef et il prend très vite la mesure de la situation.

Que va-t-il se passer maintenant avec cette fille ?

Va-t-elle sortir de son évanouissement et se mettre à hurler ?

Ou faire irruption dans la galerie Monier ?

Pire : s’enfuir, sans qu’il s’en aperçoive, par la porte de secours et appeler à l’aide ?

Se cacher dans l’une des cabines des toilettes, prendre son portable et appeler la police ?

Il avance alors le pied pour maintenir la porte ouverte, se penche vers elle, l’attrape par la cheville droite et quitte les toilettes en la traînant sur le sol sur une trentaine de mètres, comme un enfant tire un jouet, avec cette facilité, cette indifférence à ce qui se passe derrière soi.

Le corps d’Anne bute ici et là, l’épaule cogne contre l’angle des toilettes, la hanche contre le mur du couloir, la tête dodeline au gré des secousses, heurte tantôt une plinthe, tantôt le coin de l’un des bacs de plantes qui bordent la galerie. Anne, ce n’est plus qu’un chiffon, qu’un sac, un mannequin amorphe, sans vie, qui se vide de son sang et traîne derrière lui une large trace rouge qui coagule au fil des minutes, le sang sèche vite.

Elle est comme morte. Lorsque l’homme la relâche, il abandonne sur le sol un corps désarticulé qu’il ne regarde même pas, ce n’est plus son affaire, il vient d’armer son fusil d’un geste sûr, définitif, qui dit toute sa détermination. Les deux hommes font irruption dans la joaillerie Desfossés en hurlant des ordres. Le magasin vient tout juste d’ouvrir. Un observateur, s’il y en avait un, ne manquerait pas d’être surpris par le décalage entre la brutalité dont ils font preuve dès leur entrée et le peu de monde qui se trouve dans la boutique. Les deux hommes aboient leurs ordres en direction du personnel (il n’y a que deux femmes), distribuent aussitôt les coups, dans le ventre, au visage, tout va très vite. Il y a des bruits de vitre cassée, des cris, des gémissements, des halètements de peur.

Est-ce l’effet de sa tête raclant le sol sur trente mètres, des secousses de ce transport, une soudaine pulsion de vie… c’est le moment où Anne tente de se reconnecter à la réalité. Son cerveau, comme un radar fou, cherche désespérément un sens à ce qui se passe mais rien à faire, sa conscience s’est égarée, littéralement anesthésiée par les coups, par la soudaineté de ce qui arrive. Quant à son corps, il est abruti par la douleur, impossible de faire bouger le moindre muscle.

Le spectacle du corps d’Anne traîné dans l’allée et gisant dans une mare de sang à l’entrée de la boutique va avoir un effet positif : il va donner un grand coup d’accélérateur à la situation.

Ne sont présentes que la patronne et une apprentie, une petite de seize ans, mince comme une feuille, qui se fait un chignon de vieille pour gagner un peu de prestance. Dès qu’elle voit entrer les deux hommes cagoulés et armés, qu’elle comprend qu’il s’agit d’un hold-up, elle ouvre la bouche comme un poisson, hypnotisée, sacrifiée, passive comme une victime prête à l’immolation. Ses jambes ne la portent pas, elle doit se retenir au comptoir. Avant que ses genoux cèdent, elle reçoit le canon d’une arme en plein visage, elle s’effondre lentement, comme un soufflé. Elle passera le reste du temps dans cette position, à compter les battements de son cœur, les bras en corbeille au-dessus de la tête comme si elle s’attendait à une chute de pierres.

La propriétaire de la joaillerie, elle, s’étrangle en découvrant le corps inanimé d’Anne tiré sur le sol par un pied, la jupe remontée jusqu’à la taille, et laissant derrière elle une large traînée de sang. Elle tente de prononcer un mot qui reste bloqué quelque part. Le plus grand des deux hommes s’est posté à l’entrée de la boutique, il surveille les abords, le plus petit s’est précipité sur elle, le canon de son arme devant lui. Il le lui rentre brutalement dans le ventre, à hauteur de l’abdomen. Elle retient tout juste une nausée. Il ne prononce pas un mot, ce n’est pas nécessaire, elle est déjà en pilotage automatique. Elle déverrouille maladroitement le système de sécurité, cherche les clés des vitrines mais elle ne les a pas toutes sur elle, elle doit se rendre dans l’arrière-boutique, c’est en faisant le premier pas qu’elle se rend compte qu’elle a pissé sous elle. Elle offre tout le trousseau d’une main tremblante. Elle ne le dira jamais dans aucune déposition mais à ce moment elle murmure à l’homme : « Ne me tuez pas… » Elle échangerait la Terre entière contre vingt secondes d’existence. Disant cela, sans qu’on le lui commande, elle se couche au sol, les mains sur la nuque, on l’entendra marmonner fiévreusement des paroles, ce sont des prières.

À constater la brutalité de ces hommes, on se demande vraiment si des prières, même ferventes, constituent une solution pratique. Peu importe, pendant les prières, on ne traîne pas, on ouvre toutes les vitrines et on vide le contenu dans de grands sacs en toile.

Le braquage est très bien organisé, il dure moins de quatre minutes. L’heure a été bien choisie, l’arrivée par les toilettes bien réfléchie, les rôles sont répartis de manière très professionnelle : tandis que le premier homme rafle les bijoux des vitrines, le second, près de la porte, campé sur ses jambes, solide et décidé, surveille la boutique d’un côté, la galerie de l’autre.

Une caméra vidéo, située à l’intérieur du magasin, montrera le premier braqueur ouvrant les vitrines, les tiroirs et raflant la mise. Une seconde caméra couvre l’entrée de la joaillerie et une petite partie de la galerie marchande. C’est sur les images de celle-ci que l’on voit Anne allongée dans le passage.

C’est à compter de cet instant que l’organisation du braquage est prise en défaut. À partir du moment où, sur les images, on voit Anne bouger. C’est infinitésimal, ça ressemble à un geste réflexe. Camille a d’abord douté, pas certain d’avoir bien vu, mais oui, pas de doute, Anne bouge… Elle remue la tête, la tourne de droite à gauche, très lentement. Camille connaît ce geste, à certains moments de la journée, quand elle veut se détendre, elle fait jouer ses cervicales et les muscles du cou, elle parle du « sterno-cléido-mastoïdien », Camille ne savait même pas que ça existait. Évidemment, cette fois le mouvement n’a ni l’amplitude ni la quiétude du geste de relaxation. Anne est allongée sur le côté, la jambe droite repliée, son genou touche sa poitrine, la jambe gauche est étendue, son buste est tourné de travers, on dirait qu’elle est en train de se retourner sur elle-même, sa jupe, largement retroussée, exhibe son slip blanc. Le sang coule abondamment de son visage.

Elle n’est pas allongée, elle a été jetée là.

Au début du braquage, l’homme qui reste près d’Anne a jeté de rapides coups d’œil vers elle mais comme elle ne bougeait plus, toute son attention s’est concentrée sur la surveillance des alentours. Il ne s’en occupe plus, il lui tourne le dos et ne s’aperçoit même pas qu’une rigole de sang a atteint son talon droit.

Anne, elle, sort à peine d’un cauchemar et cherche à donner du sens à ce qui se passe autour d’elle. Lorsqu’elle relève la tête, la caméra capte très brièvement son visage. C’est déchirant.

Lorsqu’il le découvre, Camille est tellement saisi qu’il manque la commande, s’y reprend à deux fois, stoppe, revient en arrière : il ne la reconnaît même pas. Rien de commun entre Anne, son teint lumineux, ses yeux rieurs, et ce visage baigné de sang, boursouflé, aux yeux vides, qui semble avoir déjà doublé de volume et perdu ses formes.

Camille étreint le bord de la table, il a immédiatement envie de pleurer parce que Anne est face à l’objectif de la caméra, tourné à peu près dans sa direction, comme pour lui parler, pour lui demander du secours, c’est tout de suite ce qu’il imagine et c’est très nocif, ce genre d’attitude. Imaginez un de vos proches, parmi ceux qui comptent sur votre protection, imaginez-le en train de souffrir, en train de mourir, vous allez ressentir des sueurs froides, mais élargissez la perspective et imaginez-le en train de vous appeler à l’instant où sa terreur est insurmontable, vous allez avoir envie de mourir. Camille est dans cette situation, devant cet écran, totalement impuissant, il ne peut rien faire d’autre que regarder ces films alors que tout est terminé depuis longtemps…

C’est insupportable, proprement insupportable.

Il va visionner ces images des dizaines de fois.

Anne, elle, va se comporter comme si l’environnement n’existait pas. Le braqueur se placerait au-dessus d’elle et pointerait de nouveau le canon de son fusil sur sa nuque qu’elle ferait la même chose. C’est un formidable réflexe de survie même si, vu de l’autre côté de l’écran, ça ressemble plutôt à un suicide : dans cette position, à moins de deux mètres d’un homme armé qui a montré, quelques minutes plus tôt, qu’il était prêt à lui tirer une décharge en pleine tête sans la moindre émotion, Anne s’apprête à faire ce que personne d’autre ne penserait à faire. Elle va tenter de se lever. Sans aucun égard pour les conséquences. Elle va tenter de s’enfuir. Anne est une femme de caractère, mais de là à affronter un fusil à pompe à mains nues, il y a une marge.

Ce qui va se passer est le résultat presque mécanique de la situation, deux énergies opposées vont se confronter. Il faudra que l’une ou l’autre l’emporte. Elles sont prises dans un engrenage. Le biais, c’est évidemment que l’une de ces énergies est soutenue par un calibre 12. Indiscutablement, ça aide à prendre le dessus. Mais Anne est incapable de mesurer l’état des forces en présence, de calculer raisonnablement ses chances, elle se conduit comme si elle était seule. Elle rassemble toute la vitalité qui lui reste — et, sur les images, on voit tout de suite que c’est très peu de chose —, elle ramène sa jambe, pousse sur ses bras, c’est très laborieux, ses mains glissent dans la mare de son sang, elle manque de s’étaler, s’y reprend une seconde fois, la lenteur avec laquelle elle tente de se relever donne à la scène quelque chose d’hallucinant. Elle est terriblement lourde, engourdie, on l’entend presque ahaner, on voudrait pousser avec elle, la tirer, l’aider à se mettre debout.

Camille, lui, aurait plutôt envie de la supplier de ne rien faire. Même si le type met une minute avant de se retourner, dans l’état d’ivresse, d’égarement dans lequel se trouve Anne, elle n’aura pas parcouru trois mètres que la première décharge de fusil l’aura quasiment coupée en deux. Mais Camille est derrière l’écran, plusieurs heures après, et ce qu’il peut penser maintenant n’a plus aucune importance, c’est trop tard.

Le comportement d’Anne n’est commandé par aucune pensée, c’est de la résolution à l’état pur, qui échappe à toute logique. On le voit de façon criante sur la vidéo : dans sa détermination, il n’y a pas d’autre cause que l’envie de survivre. On ne dirait pas une femme menacée, à bout portant, par un fusil à pompe, mais une ivrogne en fin de soirée, qui va ramasser son sac — auquel elle est restée cramponnée depuis le début, qu’elle a traîné derrière elle et qui baigne dans son sang — et, en titubant, chercher la sortie pour rentrer chez elle. On jurerait que son principal adversaire, c’est sa conscience embuée et pas un fusil de calibre 12.

Les choses essentielles ne mettent pas une seconde à se produire : Anne ne réfléchit pas, elle se relève péniblement. Elle trouve un semblant d’équilibre, sa jupe est restée coincée et découvre une jambe jusqu’en haut… Elle n’est même pas encore debout qu’elle a déjà commencé à s’enfuir.


À partir de là, tout va se dérouler de travers, ce n’est plus qu’une suite d’incohérences, de hasards et de maladresses. On dirait que Dieu, dépassé par les événements, ne sait plus où donner de la tête, alors les acteurs improvisent et c’est mauvais, forcément.

D’abord parce que Anne ne sait pas où elle est, géographiquement elle n’arrive pas à se repérer. Elle est même franchement dans le mauvais sens pour s’enfuir. Elle tendrait le bras, elle toucherait l’épaule de l’homme, ça ne traînerait pas, il se retournerait…

Elle vacille un long moment, ivre, hébétée. Son équilibre chancelant tient du miracle. Elle balaye son visage ensanglanté d’un revers de manche, penche la tête sur le côté, comme pour écouter quelque chose, elle veut faire un pas… Et d’un coup, allez savoir pourquoi, elle se décide à courir. En voyant cela sur la vidéo, Camille en perd ses assises, il sent se dissoudre le peu de charpente émotionnelle qui lui reste.

L’intention d’Anne est bonne. C’est la concrétisation qui pèche parce que ses pieds glissent dans la mare de sang. Clairement, elle patine. Dans un dessin animé ça ferait peut-être rire, dans la réalité c’est pathétique parce qu’elle patauge dans son propre sang, qu’elle tente de rester debout, qu’elle cherche sa direction et ne fait que s’agiter en flottant dangereusement. Elle donne l’impression de courir au ralenti au-devant de ce qu’elle veut fuir, c’est effrayant.

L’homme ne s’est pas tout de suite rendu compte de la situation. Anne est à deux doigts de chuter sur lui mais ses pieds rencontrent soudain un peu de terrain sec, elle trouve un semblant d’aplomb, il n’en faut pas plus, comme sous l’effet d’un ressort elle démarre.

Et part dans le mauvais sens.

Elle dessine d’abord une trajectoire étrange, en tournant sur elle-même, comme une poupée désarticulée. Elle fait un quart de tour, avance d’un pas, s’arrête, tourne de nouveau comme un marcheur désorienté qui chercherait à retrouver son cap et finit miraculeusement par prendre à peu près la direction de la sortie. Il se passe quelques secondes avant que le braqueur voie que sa proie est en train de s’enfuir. Dès qu’il s’en aperçoit, il se retourne et il tire.

Camille passera et repassera la vidéo : pas de doute, le tireur a été surpris. Il tient son arme à hauteur de la hanche. Avec un fusil à pompe, c’est le genre de position qu’on adopte pour dégommer tout ce qui se trouve à peu près n’importe où dans un éventail de quatre ou cinq mètres. Peut-être n’a-t-il pas tout à fait retrouvé son aplomb. Peut-être est-il au contraire trop sûr de lui, ça arrive fréquemment, prenez un grand timide, donnez-lui un fusil de calibre 12 et la liberté de s’en servir, il va tout de suite friser la hardiesse. Ou alors c’est la surprise, ou un mélange de tout cela à la fois. Toujours est-il que le canon est dirigé vers le haut, bien trop haut. C’est un tir réflexe. Rien d’ajusté.

Anne, elle, ne voit rien. Déphasée, elle avance dans un trou noir lorsque la pluie de verre s’abat sur elle avec un bruit torrentiel parce que le tir a fait exploser l’imposte qui se trouve au-dessus d’elle, à quelques mètres de la sortie, un vitrail en demi-lune de près de trois mètres de base. À l’éclairage de la destinée d’Anne, c’est cruel à constater : le vitrail représentait une scène de chasse à courre. Deux cavaliers fringants caracolaient à quelques mètres d’un cerf aux bois démesurés littéralement assailli par une meute débordante d’agressivité, crocs étincelants, gueules rapaces, on ne donnait pas cher de sa peau, au cerf… C’est dingue, la galerie Monier et son vitrail en croissant avaient survécu à deux guerres mondiales et il a fallu l’irruption d’un braqueur armé et maladroit… Il y a des choses difficiles à admettre.

Tout tremble, les vitres, les glaces, le sol, chacun, à sa manière, se protège instinctivement.

— J’ai rentré la tête dans les épaules, dira l’antiquaire à Camille en mimant la scène.

C’est un homme de trente-quatre ans (il a insisté sur le chiffre, ne pas confondre avec trente-cinq). Il porte une moumoute un peu trop courte qui rebique devant et derrière. Il a un nez large et son œil droit reste quasiment fermé, un peu comme le personnage casqué de l’Idolâtrie de Giotto. Rien que d’y repenser, il est encore ébahi par cette explosion.

— C’est pas compliqué : j’ai cru à un attentat terroriste. (Il pense avoir tout dit.) Mais j’ai pensé aussitôt : non, un attentat ici, c’est ridicule, ce n’est pas une cible, etc., etc.

Le genre de témoin qui refabrique la réalité à la vitesse de la mémoire. Pour autant, pas le genre à perdre le nord. Avant d’aller voir dans la galerie ce qui se passait, il a jeté un œil alentour dans sa boutique pour voir s’il y avait des dégâts.

— Pas ça, dit-il, émerveillé, en faisant claquer l’ongle de son pouce sous son incisive.

La galerie est bien plus haute que large, c’est un couloir d’une quinzaine de mètres bordé par des magasins tout en vitrines. La déflagration est colossale pour un tel espace. Passé l’explosion, les vibrations enflent à la vitesse du son puis tournent sur elles-mêmes, se répercutent ensuite contre tout ce qui fait obstacle, ça donne l’impression d’un écho dont toutes les vagues arriveraient en rangs serrés.

Le coup de feu puis les milliers d’éclats de verre qui dégringolent en grêle ont stoppé Anne dans son élan. Pour se protéger, elle lève les bras au-dessus de sa tête, rentre le menton dans la poitrine, titube, tombe, cette fois sur le côté, son corps roule sur les débris, mais il faut plus qu’un tir de fusil et l’explosion d’une verrière pour arrêter une femme pareille. On ne sait pas comment, la voilà de nouveau debout.

Le tireur a manqué son premier coup, la leçon a été profitable, maintenant il prend son temps. Sur les images, on le voit réarmer son fusil, pencher la tête, si la vidéo était suffisamment précise, on verrait son index se contracter sur la détente.

Une main apparaît soudain, gantée de noir, c’est l’autre homme qui le pousse à l’épaule exactement au moment où il tire…

La vitrine de la librairie s’effondre en centaines d’éclats, des pans entiers de verre, parfois grands comme des assiettes, coupants comme des rasoirs, chutent et explosent au sol.

— J’étais dans l’arrière-boutique…

Une femme dans la cinquantaine, commerçante jusqu’aux ongles, courte et large, sûre de soi, une fortune en fond de teint, l’esthéticienne deux fois par semaine, et avec ça des bracelets, des colliers, des chaînes, des bagues, des broches, des boucles (on se demande vraiment pourquoi les braqueurs ne l’ont pas emportée avec le butin), la voix éraillée, la cigarette, l’alcool aussi peut-être, Camille n’a pas le temps de creuser. Tout cela s’est passé à peine quelques heures plus tôt, il va très mal, il veut savoir, impatient.

— Je me suis précipitée…, dit-elle avec un grand geste en direction de la galerie.

Elle marque un temps, elle raffole de tout ce qui la met en valeur. Elle ménage ses effets. Avec Camille, ça ne va pas durer bien longtemps.

— Magnez-vous ! murmure-t-il d’une voix rauque.

Pas très poli pour un flic, se dit-elle, ça doit être la taille qui fait ça, ça doit provoquer des désirs de revanche, des agacements. Ce qu’elle a vu, peu après le coup de feu, c’est le corps d’Anne propulsé dans les présentoirs, comme si une main géante l’avait poussée dans le dos, rebondir ensuite contre la vitrine et s’écrouler au sol. L’image est encore tellement forte que la libraire en oublie ses effets.

— Elle s’est écrasée contre la vitrine ! Mais elle avait à peine touché le sol qu’elle essayait déjà de se relever ! (Elle est sacrément épatée, admirative même.) Elle était en sang et très fébrile, très agitée, les bras dans tous les sens, elle dérapait sur place, vous voyez…

Sur la vidéo, pendant un court instant, les deux hommes semblent figés. Celui qui a fait dévier le tir en poussant brutalement son complice a jeté ses sacs au sol. Les bras ballants, il est prêt à en découdre. Sous son passe-montagne, on ne voit que ses lèvres serrées, on dirait qu’il crache les mots.

Le tireur, lui, a baissé son fusil. Ses mains se contractent sur son arme, on sent qu’il hésite mais finalement le principe de réalité prend le dessus, il renonce. Il se retourne à regret dans la direction d’Anne. Il la voit sans doute se relever et tituber vers la sortie du passage Monier mais le temps presse, une alarme doit s’allumer quelque part dans son esprit : tout cela commence à durer un peu longtemps.

Le complice attrape les sacs et en jette un entre les mains du tireur, ce geste le décide. Tous deux s’enfuient en courant et disparaissent de l’écran. Une fraction de seconde plus tard, le tireur fait demi-tour, on le voit resurgir de la droite : il ramasse le sac d’Anne qu’elle a abandonné dans sa fuite et il repart. Cette fois, il ne reviendra pas en arrière. On sait que les deux hommes ont regagné les toilettes et débouché quelques secondes plus tard rue Damiani où leur complice les attendait en voiture.

Anne, elle, ne sait plus où elle en est. Elle tombe, se relève mais elle parvient tout de même, on ne sait pas trop comment, à la sortie de la galerie et arrive dans la rue.

— Il y avait tellement de sang sur elle et elle marchait… On aurait dit un zombie !

D’origine sud-américaine, des cheveux noirs, teint cuivré, une vingtaine d’années. Elle travaille dans le salon de coiffure, juste à l’angle, elle était sortie chercher des cafés.

— Notre machine est tombée en panne, faut aller au café pour les clientes.

C’est la patronne qui explique. Janine Guénot. Solidement plantée face à Verhœven, on dirait une maquerelle, elle en a tous les attributs. Le sens des responsabilités aussi, elle ne laisserait pas une de ses filles causer avec des hommes sur le trottoir sans veiller au grain. Peu importe la raison du déplacement, les cafés, la panne de la machine, Camille balaye ça d’un geste. Enfin, non, pas tout à fait.

Parce qu’à l’instant où Anne fait irruption, la coiffeuse porte un plateau rond avec cinq cafés et elle marche vite, c’est que les clientes, dans ce quartier, sont particulièrement chiatiques, elles ont beaucoup d’argent, être exigeantes, pour elles, c’est comme l’usage d’un droit millénaire.

— Un café tiède, c’est un drame, explique la patronne avec un regard douloureux.

Donc la jeune coiffeuse.

Déjà surprise et intriguée par les deux explosions qu’elle a entendues depuis la rue, elle court sur le trottoir avec son plateau et se trouve nez à nez avec une folle, couverte de sang, qui sort de la galerie commerciale en titubant. Ça lui fait un choc. Les deux femmes se heurtent, le plateau vole, adieu les tasses, les soucoupes, les verres d’eau, la coiffeuse réceptionne tous les cafés sur son tailleur bleu, l’uniforme du salon. Les coups de fusil, les cafés, le temps perdu, passe encore, mais un tailleur de ce prix, merde, cette fois la patronne monte dans les aigus, elle veut montrer les dégâts, ça va, ça va, dit Camille d’un geste, elle demande qui va payer le pressing, ça doit bien être prévu par la loi quand même, ça va, répète Camille.

— Et elle ne s’est même pas arrêtée…! souligne la patronne comme s’il s’agissait d’un accrochage avec une mobylette.

Elle raconte maintenant l’affaire comme si tout ça lui était arrivé à elle. Elle a pris la parole d’autorité parce que avant tout il s’agit de « sa fille » et parce que le coup des cafés renversés sur le tailleur, ça lui donne des droits. La clientèle, ça déteint toujours. Camille lui attrape le bras, elle baisse les yeux vers lui, curieuse, on dirait qu’elle regarde une merde sur le trottoir.

— Vous…, dit Camille d’un ton très bas, arrêtez de me faire chier.

La patronne n’en croit pas ses oreilles. De la part de ce nain ! On aura tout vu. Mais Verhœven la fixe droit dans les yeux, c’est quand même impressionnant. Devant ce malaise, la petite coiffeuse veut montrer qu’elle tient à son emploi.

— Elle gémissait…, précise-t-elle pour faire diversion.

Camille se retourne vers elle, il veut en savoir plus. Comment ça, elle gémissait ? Oui, des petits cris, comme des… c’est dur à expliquer… je ne sais pas comment dire. Essayez, dit la patronne qui veut tout de même se racheter aux yeux de la police, on ne sait jamais, elle pousse sa fille du coude, voyons, faites ce que vous dit le monsieur, ces cris, quels cris ? La fille les regarde, cille des yeux, pas certaine d’avoir bien compris ce qu’on lui demande et du coup, au lieu d’essayer de décrire ces cris, elle tente de les imiter, elle se met à pousser des petites plaintes, des sortes de gémissements, elle cherche la bonne tonalité, hi, hi, ou plutôt hun, hun, c’est plutôt ça, dit-elle, très concentrée, hun, hun, et comme elle a enfin trouvé la bonne sonorité, elle monte le volume, ferme les yeux, les rouvre, écarquillés, au bout de quelques secondes, hun, hun, on jurerait qu’elle va jouir.

On est dans la rue, il y a pas mal de monde (on est à l’endroit où les employés de la ville ont passé distraitement le jet d’eau sur le sang d’Anne, il y en avait jusque dans le caniveau, les gens marchent sur les auréoles encore visibles, Camille, ça lui fait un mal…), les passants découvrent un flic d’un mètre quarante-cinq avec, en face de lui, une jeune coiffeuse au teint bistre qui le fixe étrangement et qui pousse des cris orgasmiques et suraigus, sous le regard approbateur de la mère maquerelle… Bon Dieu, ici, on n’avait jamais vu ça. Les autres commerçants, sur le pas de leurs boutiques, assistent à ce spectacle, atterrés. Déjà que les coups de feu, pour la clientèle, ça n’est pas la publicité idéale, mais maintenant, cette rue, ça devient carrément le bobinard.

Camille va accumuler les témoignages, faire les recoupements et comprendre comment tout ça se termine.

Anne débouche du passage Monier rue Georges-Flandrin, à la hauteur du numéro 34, totalement déboussolée, elle tourne à droite et remonte en direction du carrefour. Quelques mètres plus loin, elle heurte la coiffeuse mais elle ne s’arrête pas, poursuit son chemin en se retenant, pas après pas, à la carrosserie des voitures en stationnement, on trouve des traces de ses paumes ensanglantées, bien à plat, sur le toit des véhicules, sur les portières. Pour tout le monde, dehors, après les explosions venant de la galerie, c’est une véritable apparition, cette femme en sang des pieds à la tête. Elle flotte en marchant, elle tangue mais elle est incapable de s’arrêter, elle ne sait plus ce qu’elle fait, où elle est, elle avance, elle gémit (hun, hun) comme une femme ivre, mais elle avance. On s’écarte sur son passage. Quelqu’un tout de même se risque et lance : « Madame ? » mais il est bouleversé par tout ce sang…

— Je vous assure, monsieur, elle m’a fait peur cette jeune dame… Je n’ai pas su quoi faire.

Il est décomposé. Un vieil homme au visage calme, au cou effroyablement maigre, le regard un peu voilé, la cataracte, se dit Camille, son père avait la même à la fin de sa vie. Après chaque phrase, il sombre dans un rêve. Ses yeux se fixent sur Camille, une brume voile son regard et avant qu’il reprenne son récit, il y a un temps. Il est désolé, il écarte les bras, très maigres eux aussi, Camille avale sa salive, bombardé par les émotions.

Le vieux monsieur appelle : « Madame ! », il n’ose pas la toucher, elle est comme avec une somnambule, il la laisse passer, Anne marche encore un peu.

Et là, elle tourne de nouveau sur sa droite.

Ne cherchez pas pourquoi. Personne ne sait. Parce qu’à droite, c’est la rue Damiani. Et que deux ou trois secondes après qu’Anne apparaît, la voiture des braqueurs roule à tombeau ouvert.

Dans sa direction.

Et que voyant sa victime à quelques mètres de lui, le type qui lui a défoncé la tête et l’a manquée à deux reprises ne peut pas résister à l’idée de reprendre son fusil. De terminer le boulot. Quand la voiture arrive à la hauteur d’Anne, la vitre est baissée, l’arme est de nouveau pointée sur elle, ça va très vite, elle distingue l’arme mais elle est incapable de faire un geste de plus.

— Elle a regardé la voiture…, dit le monsieur, je ne saurais pas vous dire… comme si elle l’attendait.

Il a conscience de dire une énormité. Camille comprend. Il veut dire qu’il y a, chez Anne, une immense lassitude. Maintenant, après tout ce qu’elle a vécu, elle est prête à mourir. Tout le monde d’ailleurs semble d’accord là-dessus, Anne, le tireur, le vieux monsieur, le destin, tout le monde. Même la petite coiffeuse :

— J’ai vu le canon du fusil sortir par la vitre. Et la dame aussi, elle l’a vu. On l’a tous suivi des yeux, sauf que la dame, elle, elle était juste en face, vous comprenez.

Camille retient sa respiration. Donc tout le monde est d’accord. Sauf le chauffeur de la voiture. Selon Camille — il a longuement réfléchi à la question —, le chauffeur ne sait pas alors exactement où on en est de cette tuerie. Depuis son véhicule en planque, il a entendu les détonations, le temps prévu pour le braquage est dépassé depuis longtemps. Impatient, inquiet, il devait taper nerveusement sur le volant, peut-être hésiter à fuir lorsqu’il a enfin vu surgir ses complices, l’un poussant l’autre vers le véhicule… Il y a des morts ? se demande-t-il. Combien ? Enfin, les braqueurs montent en voiture. Sous la pression de l’événement, le chauffeur démarre et voilà qu’à l’angle de la rue — ils ont parcouru, quoi, deux cents mètres, le véhicule a dû ralentir considérablement pour aborder le carrefour —, il découvre sur le trottoir une femme en sang qui titube. En l’apercevant, le tireur lui hurle sans doute de ralentir encore, il descend précipitamment sa vitre, peut-être même pousse-t-il un cri de victoire, une dernière chance, ça ne se refuse pas, c’est quasiment le destin qui l’appelle, c’est comme s’il venait subitement de rencontrer l’âme sœur, il n’y croyait plus et la voilà ! Il saisit son fusil, épaule et vise. Le chauffeur, lui, se voit, en une fraction de seconde, complice d’un assassinat quasiment à bout portant, devant une bonne douzaine de témoins, sans compter ce qui a pu se passer dans la galerie, qu’il ne sait pas mais dont il est solidaire. Le braquage a tourné à la catastrophe. Il ne voyait pas les choses comme ça…

— La voiture a pilé, dit la coiffeuse. Net ! Le bruit de freins que ça a fait…

On relèvera les traces de gomme sur le bitume qui permettront de déterminer la marque, un Porsche Cayenne.

À l’intérieur de l’habitacle, tout le monde passe cul par-dessus tête, y compris le tireur. Son tir explose les deux portières et les vitres latérales du véhicule en stationnement près duquel Anne est figée, prête à mourir. Dans la rue, tout le monde se couche au sol, sauf le vieux monsieur qui n’a pas le temps d’esquisser un geste. Anne s’effondre, le conducteur écrase la pédale d’accélérateur, le véhicule bondit, les pneus crissent de nouveau sur le bitume. Quand elle se relève, la coiffeuse voit le vieux monsieur qui se tient d’une main contre le mur, l’autre sur le cœur.

Anne, elle, est allongée sur le trottoir, son bras dans le caniveau, une jambe sous la voiture en stationnement. « Scintillante », dira le vieux monsieur, forcément, elle est couverte de débris du pare-brise qui a explosé.

— Sur elle, ça faisait comme de la neige…


10 h 40

Pas contents, les Turcs.

Pas contents du tout.

Le gros, avec son air buté, conduit prudemment mais il traverse la place de l’Étoile et descend l’avenue de la Grande-Armée en serrant les poings sur le volant. Il fronce les sourcils. Il se veut démonstratif. Ou alors c’est culturel de manifester ainsi ses émotions.

Le plus excité, c’est le petit frère. Un teigneux. Brun comme pas possible, un visage brutal, on sent le caractère ombrageux. Très communicatif lui aussi, il brandit l’index, menace, c’est assez fatigant. Je ne comprends rien à ce qu’il dit — moi, l’espagnol… — mais ça n’est pas difficile de deviner : on nous fait venir pour un braquage rapide et juteux et on se retrouve dans une fusillade à n’en plus finir. Il ouvre les mains grand et large : et si je ne t’avais pas retenu ? Un ange un peu lourdaud flotte dans l’habitacle. Il pose sa question avec une insistance visible, il demande certainement ce qui se serait passé si la fille était morte. Du coup, c’est plus fort que lui, la colère le reprend : on va sur un braquage, pas sur une tuerie, etc.

Vraiment fatigant. Heureusement que je suis un homme calme, si je m’énervais, l’affaire aurait vite fait de dégénérer.

Ça n’a aucune importance mais c’est pénible. Ce garçon s’épuise dans la récrimination, il ferait mieux de conserver des forces, il va avoir besoin de ses réflexes.

Tout ne s’est pas passé exactement comme prévu mais l’objectif global est atteint, voilà l’essentiel. Il y a deux gros sacs posés au sol. De quoi voir venir. Et ce n’est que le début parce que si tout va bien, je vais remonter le fil et des sacs, je vais en trouver d’autres. Le Turc les reluque aussi, les sacs, il parle à son frère, ils semblent se mettre d’accord, le conducteur fait des signes d’assentiment. Ils font leur petite cuisine en famille, comme s’ils étaient seuls, ils doivent évaluer le dédommagement qu’ils sont en droit d’exiger. D’exiger… on croit rêver. De temps en temps, le petit s’interrompt pour s’adresser à moi, rageur. On comprend deux ou trois mots : « pognon », « partage ». C’est à se demander où il les a appris, ils sont en France depuis vingt-quatre heures… Les Turcs sont peut-être doués pour les langues, allez savoir. Peu importe d’ailleurs. Dans l’immédiat, il suffit de prendre un air embarrassé, de courber un peu l’échine, d’opiner du chef avec une grimace désolée, on est déjà à Saint-Ouen, quand ça roule bien, pas de problème.

La banlieue défile. Qu’est-ce qu’il peut gueuler, l’Ottoman, c’est pas croyable. À force de vociférer, quand on arrive devant le box, l’atmosphère dans la voiture est devenue irrespirable, on sent qu’on va vers la Grande Explication finale. Le plus petit hurle une question, plusieurs fois la même, il exige une réponse, et pour montrer à quel point il est offensif, il brandit son index et tapote sur son autre poing fermé. Le geste doit avoir une signification claire à Izmir, mais à Saint-Ouen, c’est plus problématique. On comprend tout de même l’intention globale, c’est revendicatif et menaçant, il faut faire oui de la tête, dire qu’on est d’accord. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment un mensonge parce qu’on va se mettre d’accord très vite.

Pendant ce temps-là, le chauffeur est descendu de voiture mais il a beau s’escrimer sur la serrure du box, pas moyen d’ouvrir le rideau de fer. Il essaye de tourner la clé dans tous les sens, il est sidéré, il se retourne vers la voiture, on voit qu’il s’interroge, quand il l’a essayée, ça marchait du tonnerre, il transpire pendant que le moteur tourne. Pas de risque de se faire repérer, c’est une longue impasse au milieu de nulle part, mais je ne voudrais pas qu’on s’éternise trop.

Pour eux, c’est encore un contretemps, un de plus. Et un de trop. Cette fois, le petit est à la limite de l’apoplexie. Rien ne va comme prévu, il se sent floué, trahi, « Français de merde », il faut prendre un air intrigué, cette histoire de porte qui ne s’ouvre pas, on ne comprend pas, ça devrait marcher, hier on a même essayé ensemble. Je sors calmement de voiture, étonné et embarrassé.

Le Mossberg 500 est un fusil à sept coups. Au lieu de beugler comme des hyènes, les Incas, ils auraient mieux fait de compter les munitions. Ils vont apprendre que quand on est mauvais en serrurerie, il vaut mieux être bon en arithmétique parce qu’une fois debout, portière ouverte, il me suffit d’avancer jusqu’au rideau de fer, de pousser légèrement le chauffeur pour prendre sa place — laisse-moi essayer… — , et quand je me retourne, je suis dans la position idéale. Il reste juste ce qu’il faut dans le fusil pour aligner le chauffeur et le clouer d’une décharge en pleine poitrine contre le mur en béton. Et pour le petit, tourner légèrement le canon, c’est un vrai soulagement de lui éclater la tête à travers le pare-brise. Une gerbe fulgurante. Le pare-brise explose, les vitres latérales se couvrent de sang, on ne voit plus rien. Il faut s’approcher pour découvrir le résultat, la tête a volé en éclats, reste rien, juste le cou avec, en dessous, le corps qui se dandine, les poulets font ça aussi quand on les décapite, ils continuent à courir. Les Turcs, c’est un peu pareil.

Le Mossberg fait un peu de bruit mais après, quel calme !

Maintenant, ne pas traîner. Mettre les deux sacs de côté, sortir la bonne clé pour ouvrir le box, traîner le gros frère dans le garage, rentrer le véhicule avec le petit en deux morceaux à l’intérieur — je dois passer sur le corps de l’autre, pas grave, il n’a plus les moyens d’être rancunier —, fermer la porte et le tour est joué.

Il suffit alors de reprendre les sacs, d’aller au bout de l’impasse et de monter dans la voiture de location. En fait, tout n’est pas terminé. À bien regarder, on n’en est même qu’au début. Il faut solder. Sortir le téléphone portable, composer le numéro de l’appareil qui déclenche la bombe, la détonation se ressent jusqu’ici. Je suis pourtant assez loin mais la voiture de location tremble sous l’effet du souffle. À plus de quarante mètres. Ça c’est de l’explosion ! Pour les Turcs, c’est tout droit vers le Jardin des Délices. Ils vont pouvoir tripoter les vierges, ces cons-là. Une gerbe de fumée noire monte au-dessus des toits des ateliers, ils sont presque tous murés ici, la ville exproprie pour reconstruire. Somme toute, je viens de donner un coup de main à la collectivité. Comme quoi on peut être braqueur et avoir le sens du service public. Les pompiers vont se mettre en route dans les trente secondes. Ne pas perdre de temps.

Déposer les deux sacs de bijoux dans une consigne de la gare du Nord. C’est là que le receleur va envoyer quelqu’un pour ramasser le tout. La clé dans une boîte aux lettres du boulevard Magenta.

Et enfin, prendre la mesure des choses. Il paraît que les tueurs reviennent toujours sur les lieux de leurs crimes.

Respectons les traditions.


11 h 45

Deux heures avant de se rendre à l’enterrement d’Armand, au téléphone, on demande à Camille s’il connaît une certaine Anne Forestier. Son numéro, qui figure en tête du répertoire, est le dernier qu’elle a composé. L’appel lui fait froid dans le dos : c’est de cette manière qu’on apprend la mort des gens.

Mais Anne n’est pas morte. « Victime d’une agression, elle vient d’être hospitalisée. » À la voix de la préposée, Camille comprend tout de suite qu’elle est dans un sale état.

En fait, Anne est dans un très sale état. Trop faible même pour qu’on l’interroge. Les policiers chargés de l’enquête ont dit qu’ils appelleraient, ils viendront la rencontrer dès que ce sera possible. Il a fallu plusieurs minutes de négociation avec l’infirmière de l’étage, une femme d’une trentaine d’années, avec des lèvres trop remplies et un tic à l’œil droit, pour que Camille obtienne le droit d’entrer dans sa chambre. À la condition de ne pas rester longtemps.

Il pousse la porte et demeure un instant debout sur le seuil. La découvrir ainsi le dévaste.

Il ne voit d’abord que sa tête entièrement bandée. On jurerait qu’elle est passée sous un camion. La moitié droite de son visage n’est qu’un énorme hématome bleu-noir tellement gonflé que ses yeux disparaissent, comme enfoncés à l’intérieur de la tête. Le côté gauche laisse voir une longue plaie, d’une dizaine de centimètres, aux bords rouge et jaune, refermée par des points de suture. Ses lèvres sont fendues, tuméfiées, les paupières bleutées et boursouflées. Le nez, fracturé, a triplé de volume. La gencive inférieure est touchée en deux endroits, Anne garde la bouche légèrement entrouverte, laissant couler en permanence un filet de salive. Elle a l’air d’une vieille femme. Au-dessus des draps reposent ses deux bras emmaillotés jusqu’aux doigts à l’extrémité desquels on discerne des attelles. La main droite porte un pansement plus léger qui désigne une plaie profonde et suturée.

Lorsqu’elle s’aperçoit de la présence de Camille, elle essaye de lui tendre la main, son regard se brouille de larmes puis son énergie semble retomber, elle ferme les yeux, les rouvre. Des yeux vitreux, embués, ils ont même perdu leur jolie couleur vert clair.

La tête penchée sur le côté, elle s’exprime d’une voix éraillée. Sa langue, lourde, est très douloureuse, elle s’est mordue profondément, on comprend à peine ce qu’elle dit, les labiales ne passent pas.

— J’ai mal…

Camille en a la voix coupée. Anne tente de parler, il pose la main sur le drap pour la calmer, il n’ose même pas la toucher. Anne, elle, est soudain très nerveuse, agitée, il voudrait faire quelque chose mais il ne sait pas quoi. Appeler ? Le regard d’Anne est fiévreux, elle veut absolument exprimer quelque chose, d’urgence.

— … rappée… or…

La soudaineté des événements la laisse encore stupéfaite, comme s’ils venaient seulement de se produire.

Penché vers elle, Camille l’écoute avec attention, fait semblant de comprendre, tente de sourire. On dirait qu’Anne mastique en permanence une purée bouillante. Il attrape des syllabes très déformées, mais à force de se concentrer, après quelques minutes, il commence à deviner les mots, à déduire le sens… Mentalement, il traduit. C’est fou ce qu’on s’adapte vite. À tout. C’en est déprimant parfois.

« Attrapée », comprend-il, « frappée », « fort ».

Les sourcils d’Anne se soulèvent, ses yeux s’arrondissent de frayeur, comme si l’homme était de nouveau devant elle, qu’il s’apprêtait à la pilonner de nouveau à coups de crosse. Camille tend la main, la pose sur son épaule, Anne sursaute violemment en poussant un cri.

— Camille…, dit-elle.

Elle tourne la tête de droite à gauche, sa voix devient presque inaudible. Les dents qui manquent la font chuinter, parce qu’il y a ça aussi, trois dents cassées, des incisives du côté gauche, en haut et en bas, quand elle ouvre la bouche, Anne a trente ans de plus, on dirait Fantine dans une mauvaise version, elle a insisté auprès de l’infirmière mais personne ne veut lui donner un miroir.

D’ailleurs, même si c’est difficile, elle essaye de masquer sa bouche quand elle parle. Du dos de la main. Le plus souvent, elle n’y parvient pas, la bouche est un trou béant, aux lèvres molles, bleues.

— … vont m’opérer…?

C’est la question que Camille croit discerner. Les larmes reprennent, on a l’impression qu’elles sont indépendantes de ce qu’elle dit, elles surgissent et coulent, sans logique apparente. Le visage d’Anne, lui, n’exprime rien d’autre qu’une stupeur muette.

— On ne sait pas encore… Calme-toi, dit Camille, très bas. Ça va aller…

Mais l’esprit d’Anne est déjà reparti ailleurs. Elle tourne la tête de l’autre côté, comme si elle avait honte. Du coup, ce qu’elle dit est encore moins audible. Camille croit entendre : « Pas comme ça… », elle voudrait que personne ne la voie dans cet état. Elle parvient à se tourner entièrement. Camille pose sa main sur son épaule mais Anne ne réagit pas, figée dans une position de refus, son dos reflète seulement ses sanglots silencieux.

— Tu veux que je reste ? demande-t-il.

Pas de réponse. Il reste là, à ne savoir quoi faire. Au bout d’un long moment, Anne fait non de la tête, non, on ne sait pas à quoi, à tout ça, à ce qui se passe, ce qui s’est passé, à cet absurde qui saisit nos vies sans prévenir, à l’injustice à laquelle les victimes ne peuvent s’empêcher de donner une signification personnelle. Impossible de dialoguer avec elle. C’est trop tôt. Ils ne sont pas dans le même temps. Ils se taisent.

S’endort-elle, on ne sait pas. Elle se retourne lentement, revient sur le dos, les yeux fermés. Et ne bouge plus.

Voilà.

Camille la regarde, sa main sur sa main, il écoute fébrilement sa respiration, tente de comparer ce rythme à celui de son sommeil qu’il connaît comme personne. Il a consacré des heures à la regarder dormir. Au début, la nuit, il se relevait même pour l’observer et dessiner son profil, semblable à celui d’une nageuse, parce que dans la journée il ne parvenait jamais à retrouver la magie exacte de son visage. Il a ainsi fait d’elle des centaines de croquis, passé un temps infini à tenter de traduire ses lèvres, cette pureté, ses paupières. Ou d’esquisser sa silhouette surprise sous la douche. À la splendeur de ses échecs, il a compris à quel point elle était importante : si, de n’importe qui, il peut, après quelques minutes seulement, reproduire les traits avec une exactitude quasi photographique, Anne recèle quelque chose d’irréductible, d’insaisissable, qui échappe à son regard, à son expérience, à son observation. Or la femme allongée là, tuméfiée, bandée, comme momifiée, ne possède plus aucune magie, il ne reste d’elle que son enveloppe, c’est un corps laid, terriblement prosaïque.

Voilà ce qui, au fil des minutes, fait monter la colère de Camille.

Parfois, elle se réveille brusquement, pousse un petit cri, regarde autour d’elle et Camille découvre chez elle ce qu’il a vu aussi chez Armand dans les semaines qui ont précédé sa mort : des expressions inconnues, totalement nouvelles, qui expriment la stupeur d’en être là, l’incompréhension. L’injustice.

Il n’est pas remis de sa première détresse, l’infirmière vient déjà lui rappeler que son temps de visite est écoulé. Elle se fait discrète mais ne quitte pas la chambre tant qu’il n’est pas parti. Sur son badge : « Florence ». Elle se tient les mains dans le dos, dans une position qui conjugue insistance et respect avec un sourire compréhensif que le collagène ou l’acide hyaluronique a rendu totalement artificiel. Camille aurait voulu rester jusqu’à ce qu’Anne puisse lui raconter, il est terriblement impatient de savoir comment les choses se sont passées. Mais il n’y a rien à faire qu’attendre. Sortir. Anne doit se reposer. Camille sort.

Pour comprendre, il faudra attendre vingt-quatre heures.

Or vingt-quatre heures, c’est beaucoup plus de temps qu’il n’en faut à un homme comme Camille pour ravager la Terre.

En sortant de l’hôpital, il ne dispose que des quelques explications qu’on lui a fournies au téléphone et ici, à l’hôpital. En réalité, hormis les généralités, personne ne sait rien, il est encore impossible de retracer précisément le fil des événements. Camille n’a que l’image terrible d’Anne défigurée, ce qui est beaucoup pour un homme déjà très poreux aux sensations fortes, et ce spectacle encourage sa colère naturelle.

Dès la sortie des urgences, il est entré en ébullition.

Il veut tout savoir, tout de suite, être le premier à savoir, il veut…

Il faut bien comprendre : Camille n’a rien d’un vengeur. Il a des rancunes, comme tout le monde, mais pour ne prendre que cet exemple, Buisson, l’homme qui a tué sa première femme quatre ans plus tôt[1], vit toujours et Camille n’a jamais voulu le faire assassiner dans sa prison, avec les relations qu’il a dans le milieu, ça n’aurait pourtant rien de compliqué.

Aujourd’hui, avec Anne (elle n’est pas sa seconde femme mais il ne sait pas très bien quel mot il faut employer), avec Anne, ce n’est pas cela, non, ce n’est pas l’esprit de vengeance.

C’est comme si sa propre vie était menacée par cet événement.

Il a besoin d’agir parce qu’il est incapable d’imaginer les conséquences d’un acte qui touche à sa relation avec elle, la seule chose qui, depuis la mort d’Irène, a redonné du sens à sa vie.

Si vous pensez que ce sont des grands mots, c’est que vous n’êtes pas responsable de la mort de quelqu’un que vous avez aimé. Ça fait une sacrée différence, je vous assure.

Tandis qu’il descend fébrilement les marches de l’hôpital, il revoit le visage d’Anne, ses yeux aux cernes jaunes, la vilaine couleur des hématomes, les chairs boursouflées.

Il vient de la voir morte.

Il ne sait pas encore de quelle manière ni pour quelle raison mais quelqu’un a voulu la tuer.

C’est cette répétition qui le met en alarme. Après l’assassinat d’Irène… Les deux circonstances n’ont strictement rien à voir. Irène était personnellement visée par un assassin, Anne a seulement croisé la mauvaise personne au mauvais moment, mais à cet instant, Camille ne fait pas le tri entre ses émotions.

Il est juste incapable de laisser faire sans agir.

Sans tenter d’agir.

Il a d’ailleurs posé un premier acte sans même s’en apercevoir, par instinct, dès la conversation téléphonique du début de matinée. Anne a été « blessée » lors d’une attaque à main armée dans le VIIIe arrondissement et « molestée », lui a dit l’employée de la préfecture de Police. Camille adore ce mot, « molester ». Dans la police, on l’adore. On adore aussi « individu » et « stipuler » mais « molester », c’est beaucoup mieux, avec trois syllabes on couvre une gamme qui va de la simple bousculade au passage à tabac, l’interlocuteur comprend ce qu’il veut, rien de plus pratique.

— Comment ça, « molestée » ?

L’employée n’en savait pas plus, elle devait lire un papier, c’était même à se demander si elle comprenait réellement ce qu’elle disait :

— Un vol à main armée. Il y a eu des coups de feu. Mme Forestier n’a pas été touchée mais elle a été molestée. Elle a été conduite aux urgences.

Quelqu’un avait tiré ? Sur Anne ? Lors d’une attaque à main armée ? Présenté ainsi, ce n’était pas facile à saisir, à imaginer. Anne et « à main armée » sont deux concepts tellement éloignés l’un de l’autre…

La fille a expliqué qu’Anne n’avait aucun papier sur elle, pas de sac, qu’on avait seulement trouvé son nom et son adresse dans son téléphone portable.

— On a appelé chez elle mais il n’y a personne.

On s’était rabattu sur le numéro le plus souvent composé, celui de Camille, tout en haut dans la liste des contacts.

Elle lui a demandé son nom, pour son rapport. Elle prononçait « verveine », Camille a dû préciser : Verhœven. Après un court silence, elle lui a demandé de l’épeler.

Le déclic, chez Camille, est venu à ce moment-là. Un réflexe.

Parce que Verhœven, ça n’est déjà pas un nom bien courant, mais chez les flics, il est franchement rare. Et sans vouloir en rajouter, Camille fait partie des commandants de police dont on se souvient. Pas seulement à cause de sa taille, à cause aussi de son histoire personnelle, de sa réputation, d’Irène, de l’affaire des bombes[2], de toutes ces choses. Pour pas mal de gens, il porte le label « Vu à la télé ». Il y a fait quelques apparitions remarquées, les cameramen adorent le saisir en plongée avec son regard d’aigle et son crâne luisant. Mais Verhœven, le flic, la télé, tout ça, l’auxiliaire n’a pas fait le rapprochement, elle lui a demandé d’épeler son nom.

Rétrospectivement, la colère souffle à Camille que cette ignorance est peut-être la première bonne nouvelle d’une journée qui n’en comptera pas d’autres.

— Vous m’avez dit Ferven ? a insisté la fille.

Camille a répondu :

— Oui, c’est ça. Ferven.

Et il l’a épelé.


14 h 00

L’humanité est ainsi faite, un accident et chacun se penche au-dessus de la balustrade. Tant qu’il reste un gyrophare ou une traînée de sang, il reste quelqu’un pour regarder. Et cette fois, il en reste beaucoup. Vous parlez, un braquage et des coups de fusil en plein Paris. À côté, la foire du Trône, c’est de la rigolade.

Théoriquement, la rue est fermée mais ça n’empêche pas les piétons de passer, la consigne est de ne laisser filtrer que les riverains, peine perdue, tout le monde est devenu riverain parce que tout le monde veut savoir de quoi il retourne. Maintenant, le calme est revenu mais à entendre les commentaires, en fin de matinée, c’était un beau bordel. Des voitures de flics, des camionnettes, des techniciens, des motos, tout ça rassemblé en bas des Champs-Élysées, l’encombrement gagnait aux deux bouts, en deux heures il paraît que tout était bloqué de la Concorde à l’Étoile et de Malesherbes au palais de Tokyo. Penser que je suis l’auteur d’une telle effervescence est assez grisant.

Quand on a tiré à plusieurs reprises sur une fille en sang des pieds à la tête et qu’on a décollé ensuite en 4 x 4 dans un hurlement de pneus avec cinquante mille euros de bijoux, forcément, revenir sur les lieux vous fait un peu le coup de la madeleine de Proust. Pas déplaisant, d’ailleurs. Quand les affaires marchent, on a toujours l’âme légère. Il y a un café, rue Georges-Flandrin, juste à la sortie du passage Monier. Très bien placé. Le Brasseur. Il y a encore une de ces agitations ! On y discute sec. C’est simple, tout le monde a tout vu, tout entendu et sait tout.

Je me fais discret, loin de l’entrée, je reste à l’extrémité du bar, là où il y a le plus de monde, je me fonds dans la masse et j’écoute.

Une sacrée brochette d’andouilles.


14 h 15

On dirait que le ciel d’automne a été peint pour lui, ce cimetière. Il y a beaucoup de monde. C’est l’avantage des fonctionnaires en activité, aux enterrements ils se déplacent en délégation, ça fait tout de suite foule.

De loin, Camille aperçoit les proches d’Armand, sa femme, ses enfants, les frères, les sœurs. Tous lisses, droits, tristes et sérieux. Il ne sait pas exactement à quoi ça ressemble dans la réalité mais l’ensemble lui fait penser à une famille de quakers.

La mort d’Armand, quatre jours plus tôt, a immensément peiné Camille. Elle l’a aussi libéré. Des semaines et des semaines à venir le voir, à lui tenir les mains, à lui parler y compris quand plus personne n’était capable de dire s’il entendait ou comprenait encore quoi que ce soit. Aussi, il se contente d’un signe de tête, d’assez loin, à l’adresse de son épouse. Après cette longue agonie, tous ces mots dits à sa femme, à ses enfants, Camille n’a plus rien pour eux, il aurait même pu ne pas venir, tout ce qu’il pouvait donner pour Armand, il l’a déjà donné.

Plusieurs choses les reliaient, Armand et lui. Le fait qu’ils avaient commencé leur carrière ensemble, un lien de jeunesse d’autant plus précieux qu’ils n’avaient jamais été vraiment jeunes ni l’un ni l’autre.

Ensuite, le fait qu’Armand était un avare pathologique. Dans ce domaine, personne ne peut imaginer de quoi il était capable. Il avait engagé une lutte à mort contre la dépense et finalement contre l’argent. Camille ne peut pas s’empêcher d’interpréter sa mort comme une victoire du capitalisme. Ce n’est évidemment pas cette avarice qui les unissait, mais ils avaient tous les deux quelque chose d’effroyablement petit et l’obligation de devoir composer avec plus fort que soi. C’était, si on veut, une sorte de solidarité de handicapés.

Et puis, toute son agonie l’a confirmé, Camille était le meilleur ami d’Armand.

C’est un lien sacrément fort, ce qu’on est pour les autres.

Des quatre membres historiques de son équipe, Camille est le seul vivant présent dans ce cimetière, ça lui fait quelque chose de difficile à expliquer.

Louis Mariani, son adjoint, n’est pas encore arrivé. Pas d’inquiétude, homme de devoir, il sera là à temps : dans sa culture, manquer un enterrement, c’est comme roter à table, inimaginable.

Armand, lui, est excusé pour cause de cancer de l’œsophage, rien à dire.

Reste Maleval, que Camille n’a pas revu depuis des années. Il a été une recrue brillante avant d’être renvoyé de la police. Louis et lui étaient de bons copains, malgré la différence de classe, ils étaient à peu près du même âge et assez complémentaires. Jusqu’au séisme : c’est Maleval qui a autrefois renseigné l’assassin d’Irène, l’épouse de Camille. Il ne l’a pas fait exprès mais il l’a fait quand même. Sur le coup, Camille l’aurait tué de ses propres mains, on est passé à deux doigts d’une belle tragédie, les Atrides version Brigade criminelle. Mais après la mort d’Irène, le courage de Camille s’est cassé net, la dépression l’a foudroyé et après, ça n’avait plus aucun sens.

Armand lui manque plus que tout autre. Avec lui, la brigade Verhœven a disparu du paysage. Avec cet enterrement s’ouvre le troisième chapitre d’une histoire sur laquelle Camille tente de rebâtir sa vie. Rien de plus fragile.

La famille d’Armand commence à entrer dans le crématorium lorsque Louis arrive. Costume Hugo Boss beige, très chic. Bonjour, Louis. Louis ne répond pas bonjour patron, Camille l’interdit, il dit qu’on n’est pas dans une série télé.

La question que Camille se pose parfois sur lui-même est encore plus justifiée pour son adjoint : qu’est-ce que ce type fait dans la police ? Il est né riche au-delà du raisonnable et, pour faire bonne mesure, doté d’une intelligence qui lui a ouvert les portes des meilleures écoles que peut fréquenter un dilettante. Après quoi, inexplicablement, il est entré dans la police pour un salaire d’instituteur. Au fond, Louis est un romantique.

— Ça va ?

Camille fait signe que oui, ça va, mais bien sûr, il n’est pas là. La plus grande partie de lui-même est restée dans la chambre d’hôpital où Anne, à demi abrutie par les analgésiques, attend d’aller passer les radios, le scanner.

Louis regarde son chef une seconde de trop, hoche la tête, fait une sorte de hmmm. C’est un garçon extrêmement fin et chez lui, hmmm, c’est comme la remontée de sa mèche, main droite, main gauche un langage à part entière. Et ce hmmm-là dit clairement : vous n’avez pas une tête d’enterrement, il y a donc autre chose.

Et pour que ça prenne plus de place aujourd’hui que la mort d’Armand, ce doit être bien important…

— On va être saisis sur un braquage qui a eu lieu ce matin, dans le VIIIe

Louis se demande si c’est la réponse à sa question.

— Du grabuge ?

Camille hoche la tête, oui, non.

— Une femme…

— Morte ?

Oui, non, pas vraiment, Camille regarde devant lui, comme s’il y avait du brouillard, en fronçant les sourcils.

— Non… Enfin, pas encore…

Louis est passablement surpris. Ce n’est pas de ce genre d’affaire que leur unité est ordinairement saisie, le braquage n’est pas la spécialité du commandant Verhœven. En même temps, semble se dire Louis, pourquoi pas, mais il a suffisamment travaillé avec Camille pour sentir quand les choses ne tournent pas rond. L’expression de sa surprise, c’est un regard vers ses chaussures (des Crockett & Jones parfaitement cirées), accompagné d’une petite toux sèche, à peine discernable. C’est à peu près le summum de l’émotion qu’il peut exprimer.

Camille désigne le cimetière, l’entrée du funérarium.

— Dès que tout ça sera terminé, j’aimerais que tu te renseignes un peu. Discrètement… On n’est pas encore saisis, tu vois… (Camille tourne enfin les yeux vers son adjoint.) C’est histoire de gagner du temps, tu comprends ?

Dans la foule, il cherche déjà Le Guen du regard et le trouve sans peine. Impossible de le manquer, c’est un mastodonte.

— Bon, faut y aller.

Quand Le Guen était encore son divisionnaire, Camille n’avait qu’à lever le petit doigt pour obtenir ce qu’il voulait, maintenant, c’est plus difficile.

Juste à côté du contrôleur général Le Guen se dandine la divisionnaire Michard, on dirait une oie.


14 h 20

Le Brasseur vit l’un des grands moments de son existence. Un braquage comme celui-là, on n’en verra pas deux dans le siècle, l’avis est unanime. Même ceux qui n’ont rien vu sont d’accord. Les témoignages vont bon train. On a vu une fille, parfois deux, ou une femme, armée, pas armée, mains nues, et elle criait. C’est pas la propriétaire de la bijouterie ? Non, c’est sa fille ! Ah bon ? On ne savait pas qu’elle avait une fille, vous êtes sûr ? Un braquage en voiture, quel genre de voiture ? Les opinions couvrent à peu près la totalité de la gamme des voitures étrangères vendues en France.

Je sirote calmement mon café, c’est mon premier moment de repos dans une journée passablement longue.

Le patron, une vraie tête à claques, estime le butin à cinq millions d’euros. Pas moins. On ne sait pas où il est allé chercher ce chiffre mais il est formel. On a envie de lui tendre un Mossberg chargé et de le pousser à la porte de la première bijouterie du quartier. Quand il aura braqué le personnel et qu’il rentrera dans son bistro, il pourra compter la recette et s’il obtient le tiers de ce qu’il espère, qu’il prenne sa retraite, cet abruti, parce qu’il ne trouvera jamais mieux.

Et la voiture qu’ils embarquent ! Laquelle ? Celle-là ! On dirait qu’elle a arrêté un buffle en pleine course ! Ils l’ont attaquée au bazooka ou quoi ? On y va de ses commentaires balistiques, comme pour les voitures : tous les calibres y passent, ça donne envie de tirer en l’air pour obtenir le silence. Ou dans le tas pour obtenir la paix.

Gonflé de son importance, le patron lance, péremptoire :

— Vingt-deux long rifle.

Il ferme les yeux à la fin de sa phrase, sûr de son expertise.

Je l’imagine décapité comme un Turc par du calibre 12, ça me remonte le moral. Vingt-deux long rifle, ou autre chose, la clientèle approuve, personne n’y connaît rien. Avec des témoins comme ça, les flics vont s’amuser.


14 h 45

— Mais… pourquoi vous voulez ça ? demande la commissaire divisionnaire en se retournant.

Elle effectue une vaste rotation autour de son axe majeur : un cul titanesque, babylonien. Hors de toute proportion. La commissaire Michard a, disons, entre quarante et cinquante ans, un visage qui a porté quelques promesses jamais tenues, des cheveux très noirs, sans doute assez blancs au naturel, de grandes dents de lapin sur le devant avec, au-dessus, des lunettes rectangulaires qui clament qu’elle est une femme d’autorité, qui a de la poigne. Un caractère dit « bien trempé » (en clair, c’est une emmerdeuse), une intelligence très vive (son pouvoir de nuisance en est décuplé) mais avant tout, et c’est le plus spectaculaire, ce cul majuscule. D’un volume hallucinant. À se demander comment il tient. Curieusement, la commissaire Michard (avec un nom pareil, on imagine sans peine les plaisanteries, qui, à mesure qu’on la connaît mieux, descendent dans le graveleux jusqu’au sordide) a un visage assez mou qui contredit tout ce qu’on sait d’elle : sa compétence indiscutable, son sens suraigu de la stratégie, des faits d’armes assez remarquables, le genre de chef qui travaille dix fois plus que les autres et se félicite d’être une meneuse. Quand il a assisté à sa prise de poste, Camille a compris qu’avec Doudouche (c’est sa chatte, une caractérielle, hystérique certainement, il l’adore), il avait déjà une emmerdeuse à la maison, que maintenant il en aurait également une au bureau.

Et donc « pourquoi vous voulez ça ? »

Devant certains êtres, il est difficile de rester calme. La commissaire Michard s’approche de Camille, très près. Elle lui parle toujours ainsi. Son physique de fauteuil club face à l’évanescence de Verhœven, on dirait un casting pour une comédie américaine, mais le ridicule ne lui fait rien à cette femme.

Tous deux face à face gênent le passage qui conduit au crématorium, ils sont dans les derniers à entrer. Camille a sacrément manœuvré pour en être là, à cet instant précis. Parce que au moment où il a fait sa demande, juste à côté d’eux passait le contrôleur général Le Guen, l’ami intime de Camille, le prédécesseur de la commissaire (le jeu des chaises musicales, l’un monte à la sous-direction, l’autre devient divisionnaire). Or, tout le monde le sait, Camille et Le Guen sont plus que des amis, Camille est même le témoin de tous ses mariages, c’est une occupation considérable, Le Guen vient de se marier pour la sixième fois en réépousant sa deuxième femme.

La divisionnaire Michard, qui vient d’être nommée, doit encore « ménager la chèvre et le chou » (elle adore les expressions stéréotypées auxquelles elle se fait fort de redonner une certaine fraîcheur), elle doit analyser les enjeux avant de commencer à faire des vagues. Et quand l’ami de son supérieur demande quelque chose, forcément, ça donne à réfléchir. Surtout que maintenant ils sont les derniers à entrer. Il faudrait se donner le temps de mûrir la demande mais Michard a la réputation d’un esprit vif, elle se pique de décider tout très vite. Le maître de cérémonie les fixe depuis l’entrée de la salle, on va commencer, il porte un costume croisé, il a des cheveux blonds décolorés, on dirait un footballeur, les croque-morts ne sont plus ce qu’ils étaient.

Cette question — pourquoi Verhœven veut-il s’occuper d’une affaire pareille ? — est la seule que Camille a pris le temps de préparer, parce que c’est la seule qui se pose réellement.

Le braquage s’est déroulé vers dix heures, il n’est pas quinze heures. Sur place, passage Monier, les techniciens finissent les constatations, les collègues achèvent les interrogatoires des premiers témoins mais l’affaire n’a pas encore été affectée à un groupe.

— Parce que j’ai un indic, lâche Camille. Très bien placé…

— Vous étiez au courant du braquage ?

Elle écarquille les yeux de manière très théâtrale, Camille pense tout de suite aux regards furibonds des samouraïs dans l’iconographie japonaise. Elle veut dire : vous en dites trop ou pas assez, le genre d’expression toute faite dont elle raffole.

— Bien sûr que non, je n’en savais rien ! s’écrie Camille. (Il est très convaincant, dans ce sketch, et donne vraiment l’impression de penser ce qu’il dit.) Moi non, poursuit-il, mais mon indic j’en suis moins sûr… Et il est chaud. De la braise. (Verhœven est certain que c’est le genre d’image qu’affectionne la Michard.) Il est très coopératif en ce moment… Ce serait dommage de ne pas en profiter.

Il suffit d’un regard pour que la conversation, de technique, devienne purement tactique. Un regard de Camille vers le fond du cimetière pour que la figure tutélaire du contrôleur général vienne faire planer une ombre sur le dialogue. Silence. La commissaire sourit, signe qu’elle a compris : d’accord.

Pour la forme, Camille ajoute :

— Ce n’est pas seulement un braquage, il y a tentative de meurtre aggravée et…

La commissaire le regarde bizarrement puis hoche la tête, lentement, comme si, au-delà de la manœuvre, somme toute assez lourdingue, du commandant, elle discernait une petite lueur, indéfinissable, comme si elle cherchait à comprendre quelque chose. Ou comme si elle comprenait. Ou qu’elle était sur le point de comprendre. Camille sait combien cette femme est sensitive, dès qu’il y a une emmerde, son sismographe hurle à la mort.

Il reprend alors l’initiative, de son ton le plus convaincant, en parlant très vite :

— Je vais vous expliquer. Mon type a été en relation avec un autre type qui a fait partie d’une équipe, c’était l’an dernier, l’histoire n’avait rien à voir mais on avait…

La divisionnaire Michard lui coupe la parole d’un geste, l’air de dire qu’elle a déjà sa dose de problèmes. Qu’elle a compris. Que de toute manière, elle est trop récente sur ce poste pour s’interposer entre son patron et son subordonné.

— D’accord, commandant. Je vais en parler au juge Pereira.

Il ne le montre pas mais c’est exactement ce qu’espérait Camille.

Parce que s’il n’avait pas obtenu cette reddition aussi rapidement, il n’a pas la moindre idée de la manière dont il pouvait terminer sa phrase.


15 h 15

Louis est parti rapidement. Camille, prisonnier de sa fonction, a dû attendre presque jusqu’au bout. La cérémonie était longue, très longue, limitée à l’opportunité pour chacun de montrer ce qu’il sait faire en matière de discours. Camille s’est esquivé discrètement dès qu’il l’a pu.

Tandis qu’il rejoint sa voiture, il écoute un message qui vient juste d’arriver. C’est Louis. Il a passé aussitôt quelques coups de fil, il a déjà l’essentiel :

— Le Mossberg 500 dans un braquage, on ne trouve qu’une seule occurrence. Le 17 janvier dernier. La ressemblance fait peu de doute. Et cette affaire, ce n’est pas rien… Vous me rappelez ?

Camille rappelle.

— En janvier, explique Louis, c’était autrement plus sévère. Quadruple braquage ! Un mort. Le patron du gang est connu. Vincent Hafner. On n’avait plus de nouvelles de lui depuis l’affaire de janvier. Il signe là un retour très remarqué…


15 h 20

Agitation soudaine au Brasseur.

Les conversations sont interrompues par les sirènes, tout le monde se précipite vers la terrasse, se penche sur la rue, on dirait que les gyrophares montent d’un ton. Le patron est définitif : c’est le ministre de l’Intérieur. On cherche son nom, en vain, ce serait un présentateur télé, ce serait plus facile. Les commentaires reprennent. Certains pensent que cette agitation est due à un rebondissement, on a découvert un cadavre ou un truc comme ça, le patron ferme de nouveau les yeux, suffisant. La contradiction de la clientèle est un hommage à son érudition.

— Ministre de l’Intérieur, je vous dis.

Il essuie les verres sereinement avec un petit sourire, sans regarder du côté de la terrasse, pour souligner à quel point il est certain de son diagnostic.

On attend avec fébrilité, on retient son souffle, comme pour le passage d’une étape du Tour de France.


15 h 30

L’impression que sa tête est remplie de coton hydrophile avec, tout autour, des veines grosses comme le bras qui cognent, tambourinent.

Anne ouvre les yeux. La chambre. L’hôpital.

Elle tente de remuer les jambes, tétanisée, comme une femme âgée percluse de rhumatismes. C’est douloureux mais elle soulève un genou, puis l’autre, les jambes repliées lui procurent un instant de soulagement. Elle bouge lentement la tête pour retrouver des sensations, sa tête pèse une tonne, ses doigts, recouverts de bandages, ressemblent à des pinces de crabe, en plus sale. Les images se brouillent un peu, la porte des toilettes dans la galerie marchande, une nappe de sang, les détonations, la sirène de l’ambulance, entêtante, le visage du radiologue et, quelque part, derrière lui, la voix d’une infirmière qui dit : « Mais qu’est-ce qu’on lui a fait ? » L’émotion l’envahit aussitôt, elle retient ses larmes, respirer à fond, se maîtriser, ne pas se laisser aller, ne pas s’abandonner.

Pour ça, se lever, rester vivante.

D’un geste, elle écarte le drap, passe une jambe après l’autre. Saisie par un éblouissement elle demeure un instant en équilibre sur le bord du lit, pousse sur ses pieds, se hisse, doit se rasseoir, elle ressent maintenant les vraies douleurs, partout, précises, le dos, les épaules, la clavicule, elle a été broyée, elle cherche sa respiration, se hisse de nouveau, elle est enfin sur pied, si l’on peut dire parce qu’elle doit se retenir à la table de nuit.

En face, c’est le cabinet de toilette. Comme en escalade, elle passe d’un appui sur l’autre, du traversin à la table de nuit puis à la poignée de la porte, au lavabo, la voici face au miroir, mon Dieu, c’est elle ?

Les sanglots qui montent, cette fois, elle ne peut rien y faire. Ces pommettes bleues, ces ecchymoses, ces dents cassées… Et la plaie sur la joue gauche, la pommette a explosé, cette longue série de points de suture…

Qu’est-ce qu’on lui a fait ?

Anne se retient au lavabo pour ne pas tomber.

— Mais qu’est-ce que vous faites debout ?

Anne se retourne, un étourdissement la terrasse, l’infirmière n’a que le temps de la rattraper, la voilà allongée par terre, l’infirmière se relève, passe furtivement la tête dans le couloir.

— Florence, tu peux venir m’aider ?


15 h 40

Camille marche à grands pas nerveux, Louis à ses côtés. Juste quelques centimètres derrière son chef, la mesure exacte de la distance qu’il maintient avec Verhœven est le résultat d’un dosage savant entre respect et familiarité, il n’y a que lui pour savoir réaliser des combinaisons aussi délicates.

Camille a beau être pressé et soucieux, il a machinalement levé les yeux vers les immeubles qui bordent la rue Flandrin. Architecture haussmannienne, noire de fumée, il y en a tellement dans ce quartier, on ne la voit plus. Son œil saisit à la volée la ligne des balcons soutenue aux extrémités par deux atlantes monumentaux dont le pagne est gonflé par une protubérance exceptionnelle et, sous chaque balcon, par des cariatides aux seins outrageusement généreux qui regardent le ciel. Ce sont les seins qui regardent le ciel, les cariatides, elles, ont le regard doucereux et faussement prude de celles qui sont sûres de leur coup. Camille poursuit sa marche rapide mais hoche la tête, admiratif.

— René Parrain, à mon avis, dit-il.

Silence. Camille ferme les yeux dans l’attente de la réplique.

— Chassavieux, plutôt, non ?

C’est toujours pareil. Louis a vingt ans de moins que lui et sait vingt mille fois plus de choses. Le plus pénible, c’est qu’il ne se trompe jamais. Ou quasiment. Camille a essayé de le coller, essayé, essayé, rien à faire, ce type est une encyclopédie.

— Mouais, dit-il. Peut-être.

En s’approchant du passage Monier, Camille bute sur le véhicule qui a été explosé au calibre 12 et que la dépanneuse est en train de charger sur son plateau.

Il va apprendre que c’est de l’autre côté de cette voiture qu’Anne a été visée, en pleine face.


C’est le petit qui commande. Chez les flics, de nos jours, c’est comme en politique, le grade est inversement proportionnel à la taille. Ce flic-là, tout le monde le connaît, forcément, avec un physique pareil… Il suffit de l’avoir vu une fois, on s’en souvient, mais pour son nom, dans le café, les propositions sont très variables. On se rappelle que c’est étranger mais quoi ? Allemand, danois, flamand ? Quelqu’un dit russe, un autre lance oui, Verhœven, c’est ça, on s’esclaffe, c’est ce que je disais, on avait raison, on est content.

On le voit se pointer à l’entrée du passage. Il ne montre pas sa carte, au-dessous d’un mètre cinquante on est dispensé. Derrière la vitrine de la terrasse, on retient son souffle mais une sensation chasse l’autre, quelle journée magnifique : vient d’entrer dans le bar une fille, très brune. Le patron salue bruyamment son arrivée, on se retourne. C’est la coiffeuse d’à côté. Elle commande des cafés, quatre, la machine du salon est en panne.

Elle sait tout, elle sourit modestement en attendant qu’on la serve. Qu’on la questionne. Elle dit qu’elle n’a pas le temps mais elle rosit, c’est tout dire.

On va tout savoir.


15 h 50

Louis serre les mains des collègues. Camille veut voir la vidéo. Tout de suite. Louis s’étonne. Il sait le peu d’estime de Camille pour les usages et les protocoles mais un pareil manque de méthode a de quoi surprendre de la part d’un homme de son niveau et de son expérience. Louis remonte sa mèche main gauche mais il suit son chef dans l’arrière-boutique de la librairie, réquisitionnée comme QG provisoire. Camille serre distraitement la main de la commerçante, cet arbre de Noël, elle fume une cigarette plantée dans un fume-cigarette en ivoire, le genre de chose qu’on ne voit plus depuis un siècle. Camille ne s’arrête pas. Les collègues ont récupéré les bandes vidéo des deux caméras.

Dès qu’il est devant l’écran de l’ordinateur portable, il se retourne vers son adjoint.

— C’est bon, dit-il, je vais regarder ça. Toi, tu fais le point.

Il désigne la pièce d’à côté, autant dire qu’il désigne la porte. Sans attendre il s’assoit devant l’écran et regarde tout le monde. On jurerait qu’il veut être seul pour visionner un film porno.

Louis adopte le comportement de celui qui trouve tout cela parfaitement logique. Un petit côté majordome.

— Allez, dit-il en repoussant les autres, on va s’installer là-bas.

La bande qui intéresse Camille est celle de la caméra placée au-dessus de l’entrée de la joaillerie.

Vingt minutes plus tard, tandis que Louis la visionne à son tour, compare les images avec les premiers témoignages et monte ses premières hypothèses de travail, Camille gagne l’allée centrale et se poste à peu près à l’endroit où se trouvait le tireur.

Les relevés sont terminés, les techniciens sont partis, les débris de verre ont été ramassés, le périmètre du braquage est sécurisé avec de l’autocollant, on attend les experts et les assureurs, après quoi on repliera tout, on fera venir les entreprises et dans deux mois tout sera remis à neuf, un braqueur dingue pourra revenir aligner les clientes aux heures d’ouverture.

Le lieu est gardé par un képi, un grand maigre au regard fatigué, au visage prognathe, des valises sous les yeux. Camille le reconnaît aussitôt, il l’a déjà croisé cent fois sur des scènes de crime, comme un acteur de second rôle dont on n’a jamais su le nom. Ils se font un petit signe de la main.

Camille regarde le magasin dévasté, les vitrines effondrées. Il n’y connaît rien, lui, en bijouterie, il a l’impression que ce n’est pas le genre qu’il aurait choisi s’il avait voulu faire un braquage. Mais il sait aussi que c’est une impression terriblement trompeuse. Vous regardez une agence bancaire, elle ne paie pas de mine, et si vous raflez tout ce qui s’y trouve vous avez quasiment de quoi la racheter.

Camille s’efforce de conserver son calme mais il garde les mains dans les poches de son pardessus parce que depuis qu’il a visionné la vidéo — il l’a passée et repassée autant de fois que le temps le lui permettait, ces images l’ont sidéré, anéanti —, ses mains tremblent.

Il remue la tête comme s’il avait de l’eau dans les oreilles, qu’il voulait vider le trop-plein d’émotion, retrouver de la distance, tu parles, ces halos, là, par terre, c’est le sang d’Anne, elle était ici, recroquevillée au sol, le type devait être là, Camille s’éloigne de quelques pas, le grand flic le fixe, presque inquiet. Soudain, Camille se retourne, il tient à la hanche un fusil imaginaire, le grand flic pose sa main sur son walkie-talkie, Camille fait trois pas, il regarde tour à tour l’emplacement du tireur et la sortie de la galerie et d’un coup, sans prévenir, il se met à courir. Cette fois, pas de doute, le flic empoigne son talkie mais Camille s’arrête brusquement, le flic suspend son geste. Camille, soucieux, un doigt sur les lèvres, revient sur ses pas, il lève les yeux, leurs regards se croisent, ils se sourient craintivement, comme s’ils voulaient sympathiser bien qu’ils ne parlent pas la même langue.

Qu’est-ce qui a pu se passer réellement ?

Camille regarde à droite, à gauche, en haut vers l’imposte explosée à coups de fusil, il s’avance, le voici à la sortie de la galerie, rue Georges-Flandrin. Il ne sait pas ce qu’il cherche, un signe, un détail, un déclic, sa mémoire quasi photographique des lieux et des gens reclasse ses réminiscences dans un ordre différent.

Inexplicablement, il a maintenant le sentiment de faire fausse route. Qu’il n’y a rien à voir ici.

Qu’il ne prend pas cette affaire par le bon bout.

Alors il revient sur ses pas et reprend les interrogatoires.

Aux collègues qui ont pris les premières dépositions, il dit qu’il veut « se faire son idée », il voit la libraire, l’antiquaire, sur le trottoir il interroge la coiffeuse. La joaillière, elle, a été hospitalisée. Quant à son apprentie, elle a passé tout le temps du hold-up le nez au sol en se tenant la tête. Elle fait un peu pitié, cette enfant, effacée, insignifiante, Camille lui dit de rentrer chez elle, il demande si on doit la ramener, elle dit que son ami l’attend au Brasseur, elle montre le café de l’autre côté de la rue, la terrasse est noire de monde, tous les visages tendus vers eux. Camille dit : allez, sauvez-vous.

Il a écouté les témoignages, regardé attentivement les images.

Cet acharnement à vouloir tuer Anne est d’abord dû à l’électricité, à la tension terrible qui règne lors d’un braquage, et après, l’enchaînement des circonstances. L’engrenage.

Mais quand même, cette obstination, cette férocité…


Le juge est annoncé, il sera là d’une minute à l’autre. En attendant, il revient en arrière. Ce braquage ressemble, trait pour trait, à un autre, effectué en janvier dernier.

— C’est bien ça ? demande Camille.

— Absolument, confirme Louis. La seule chose qui change, c’est l’échelle. Aujourd’hui on a un hold-up, en janvier, ils en ont effectué quatre. Quatre bijouteries braquées en moins de six heures…

Camille laisse échapper un petit sifflement admiratif.

— Même méthode qu’aujourd’hui. Trois hommes. Le premier fait ouvrir les coffres et rafle les bijoux, le deuxième le couvre avec un Mossberg à canon scié, le troisième conduit le véhicule.

— Et en janvier, il y a un mort, tu dis ?

Louis consulte ses notes.

— Ce jour-là, leur première cible se situe dans le XVe arrondissement, à l’ouverture de la boutique. Ils règlent l’affaire en dix minutes chrono, c’est le coup le plus propre de la journée parce que vers dix heures et demie, ils font irruption dans une joaillerie de la rue de Rennes et quand ils repartent, ils laissent sur le carreau un employé qui a tardé à ouvrir le coffre de l’arrière-boutique, traumatisme crânien, quatre jours de coma, le garçon s’en sort mais avec des séquelles, il bataille avec l’administration pour obtenir une pension d’invalidité partielle.

Camille écoute avec une attention tendue. Voilà à quoi Anne a échappé par miracle. Il a les nerfs en pelote, obligé de respirer à fond, de se forcer à détendre les muscles, comment, déjà, « sterno… claudio… » et merde.

— Vers quatorze heures, poursuit Louis, à la réouverture de l’après-midi, le gang débarque dans une troisième joaillerie, au Louvre des Antiquaires. Ils ne font pas de détail, ils sont rodés. Une dizaine de minutes plus tard, ils repartent en abandonnant sur le trottoir le corps d’un client qui a levé la main un peu trop haut… Moins grave que l’employé du matin mais tout de même, son état est jugé sérieux.

— C’est l’escalade, dit Camille qui poursuit son idée.

— Oui et non, répond Louis. Les types ne perdent pas les pédales, ils font simplement le job à leur manière.

— Ils font quand même une grosse journée…

— Certes.

Même pour une équipe bien rodée, préparée et motivée, quatre braquages en six heures ça représente un rendement exceptionnel. Au bout d’un moment, forcément, la fatigue finit par vous prendre. Le hold-up, c’est comme la descente à ski, l’accident survient toujours en fin de journée, c’est le dernier effort qui fait le plus de dégâts.

— Rue de Sèvres, reprend Louis, le directeur de la joaillerie veut jouer les résistants. Au moment où le gang s’apprête à repartir, il s’imagine qu’il peut tenter de le retarder, il attrape la manche de celui qui est chargé de rafler la mise, il essaye de le faire tomber. Le temps que le couvreur pointe sur lui son Mossberg, l’autre a déjà riposté et lui a collé deux balles de 9 mm en pleine poitrine.

On ne saura sans doute jamais si leur journée était terminée où s’ils avaient encore des projets et que la mort du bijoutier les a contraints à prendre la fuite.

— Si ce n’était le nombre de bijouteries dans la même journée, la manière d’opérer est très classique. Les nouveaux professionnels, les jeunes, hurlent, gesticulent, tirent en l’air, sautent par-dessus les comptoirs, ils choisissent des armes comme ils en ont vu dans les jeux de rôle, totalement surdimensionnées, et on sent tout de suite qu’ils crèvent de trouille. Nos braqueurs à nous sont très décidés, très organisés, ils ne bougent pas à tort et à travers. S’ils n’étaient pas tombés sur un aspirant à l’héroïsme, ils repartaient en laissant derrière eux quelques dommages collatéraux, rien de plus.

— Le butin en janvier ? demande Camille.

— Six cent quatre-vingt mille euros, annonce alors Louis. Déclarés.

Camille lève un sourcil. Non pas qu’il s’étonne, les bijoutiers ne déclarent jamais la totalité des vols, ils disposent tous de valeurs non déclarées, non, Camille demande simplement la vérité :

— Nettement plus du million. À la revente, six cent mille. Peut-être six cent cinquante. Très beau résultat.

— On a une idée du circuit ?

Pour un butin pareil, à la fois élevé et très disparate dans sa composition, il y a beaucoup de perte à la revente et pas beaucoup de receleurs compétents sur la place de Paris.

— On suppose que la marchandise est passée par Neuilly mais bon…

Évidemment. Ce serait le meilleur choix. Il se chuchote que le receleur est un curé défroqué. Camille n’a jamais vérifié mais il n’est pas autrement étonné, les deux fonctions lui semblent assez semblables.

— Tu envoies quelqu’un y faire un tour.

Louis enregistre la commande. Dans la plupart des affaires, c’est lui qui distribue les tâches.


Sur ce, voici le juge Pereira. Des yeux bleus, un nez trop long et des oreilles de chien. Soucieux, affairé, il serre la main de Camille tout en marchant, bonjour commandant, et derrière lui, sa greffière, une bombe de trente ans avec des seins partout, ses talons vertigineux résonnent sur les carreaux de ciment, quelqu’un devrait lui dire que c’est trop. Le juge sait qu’elle fait un tintamarre pas possible mais bien qu’elle marche trois pas derrière, pas de doute, c’est elle qui mène la danse. Si elle voulait, elle pourrait même déambuler dans la galerie en faisant des bulles avec son chewing-gum. Camille trouve que Lolita, à trente ans, a viré franchement pute.

Tout le monde se regroupe, Camille, Louis, deux collègues de l’équipe qui viennent d’arriver sur place. Louis est l’officiant. Synthétique, précis, méthodique, informé (naguère il a réussi le concours d’entrée à l’ENA, il a préféré Sciences po). Le juge écoute avec attention. On parle d’accents de l’Est. On évoque un gang de Serbes ou de Bosniaques, des hommes violents, on ne manque pas de cas où ils ont tiré alors qu’ils pouvaient l’éviter. Et Vincent Hafner dont on déroule rapidement les faits d’armes. Le juge hoche la tête. Hafner avec des Bosniaques, mélange explosif, étonnant même qu’il n’y ait pas plus de dégâts, ce sont des méchants, dit le juge et il a raison.

Il s’intéresse ensuite aux témoins. Habituellement, à l’ouverture de la joaillerie, en plus de la gérante et de l’apprentie, il y a aussi une employée, mais elle était en retard ce matin-là. Arrivée après la bataille, elle a juste entendu le dernier coup de feu. Quand un employé échappe par miracle au hold-up de la boutique ou de l’agence bancaire où il travaille, les flics se font tout de suite soupçonneux.

— On l’a embarquée, dit un des flics (il n’est pas très convaincu.) On va creuser mais elle a l’air d’avoir le nez propre.

La greffière, elle, s’ennuie terriblement. Elle se tortille sur ses échasses, danse d’un pied sur l’autre en regardant ostensiblement du côté de la sortie. Elle porte un vernis d’un rouge très sombre, comprime ses seins dans un chemisier dont les deux premiers boutons sont ouverts, comme s’ils avaient craqué, exhibant un sillon blanc incroyablement profond, on guette nerveusement celui qui tient encore et autour duquel le tissu s’étire dangereusement, comme un sourire carnassier. Camille la regarde, la dessine mentalement, elle fait de l’effet mais globalement. Parce que en détail, c’est autre chose : de grands pieds, un nez court, des traits un peu grossiers, des fesses très rebondies mais perchées tellement haut. Un cul pour alpiniste. Elle porte un parfum, aussi… À l’iode. L’impression de discuter à côté d’une bourriche d’huîtres.

— Bien, chuchote le juge en tirant Camille à part. Vous avez un indic, m’a dit Mme la divisionnaire…

Il dit « madame » avec une voix affectée, comme s’il s’entraînait à dire « monsieur le ministre ». Les apartés, la greffière, elle déteste. Elle pousse un long soupir bruyant.

— Oui, confirme Camille. J’en saurai plus demain.

— Donc ça ne devrait pas traîner.

— Ça ne devrait pas…

Le juge est satisfait. Il n’est pas divisionnaire mais il aime quand même les statistiques favorables. Il décide de lever le camp. Un œil sévère à sa greffière :

— Mademoiselle ?

Ton autoritaire. Cassant.

À voir la tête de Lolita, il va le payer cher.


16 h 00

Pas mal, le témoignage de la petite coiffeuse. Elle répète ce qu’elle a dit aux flics en baissant les paupières comme une jeune mariée. C’est le plus précis de tout ce qu’on a entendu. Très précis même. Avec des gens comme ça, on ne regrette pas d’avoir porté une cagoule. Vu l’agitation qui règne dehors, je me tiens le plus loin possible de la terrasse, près du bar, je recommande un café.

La fille n’est pas morte, c’est la voiture en stationnement qui a tout pris. Elle a été emmenée par le Samu.

Maintenant, l’hôpital. Les urgences. Avant qu’elle sorte ou qu’on la transfère.

Mais d’abord, refaire le plein. Sept munitions dans le Mossberg.

Le feu d’artifice ne fait que commencer.

On va repeindre le décor.


18 h 00

Malgré sa nervosité, Camille est empêché de tambouriner sur le volant. Dans sa voiture, toutes les commandes sont centralisées, il n’y a pas d’autre solution quand on a les pieds qui ballottent à plusieurs centimètres du sol et les bras trop courts. Et dans une voiture équipée pour les handicapés, il faut faire attention où on pose les doigts, un geste intempestif et vous voilà dans le décor. D’autant que Camille, entre autres défauts, n’est pas très habile de ses mains, en dehors du dessin il est même franchement maladroit.

Il se gare, traverse le parking de l’hôpital en répétant ses phrases destinées au médecin, le genre de phrases ciselées que vous polissez des quarts d’heure entiers et que vous oubliez quand l’occasion se présente. Ce matin, l’accueil grouillait de monde, il est monté directement à la chambre d’Anne. Cette fois, il s’arrête, le comptoir est à la hauteur de ses yeux (un mètre cinq selon Camille qui, sur ce sujet, se trompe rarement de plus d’un centimètre ou deux). Il fait le tour et pousse d’autorité le petit portillon sur le côté, sur lequel on a collé l’interdiction de rigueur, « Défense d’entrer ».

— Et alors, hurle la fille, vous savez pas lire ?

Camille tend sa carte.

— Et vous ?

La fille se marre aussitôt, le pouce en l’air.

— Excellent !

Elle apprécie vraiment. Elle est noire, maigre, avec des yeux très vifs, une poitrine plate, des épaules tout en os, la quarantaine. Antillaise. Son badge indique « Ophélia ». Elle porte un chemisier à jabot d’une laideur ahurissante, de grandes lunettes blanches, hollywoodiennes, en forme de papillon, et elle sent le tabac à plein nez. Une paume grande ouverte vers Camille pour lui dire d’attendre, elle prend un appel, l’expédie, raccroche puis se retourne et le regarde avec admiration.

— Vous êtes vachement petit ! Pour un policier, je veux dire… Y a pas une taille minimale, pour entrer dans la police ?

Camille n’a pourtant pas le cœur à ça mais la fille le fait sourire.

— J’ai eu une dispense, dit Camille.

— Un piston, oui !

Dans cinq minutes, la bonhomie va tourner à la désinvolture. Police ou pas police, on va se taper sur l’épaule. Camille coupe court et demande à parler au médecin qui s’occupe d’Anne Forestier.

— À cette heure-ci, c’est l’interne de l’étage qu’il faut voir.

Camille fait signe qu’il a compris et se dirige vers l’ascenseur. Il revient sur ses pas.

— Elle a eu des appels ?

— Pas que je sache…

— Sûre ?

— Faites-moi confiance. D’autant qu’ici, les patients sont rarement en état de répondre aux appels.

Camille s’en va.

— Hep hep hep !

De loin, elle agite une feuille de papier jaune, comme si elle éventait quelqu’un de plus grand qu’elle. Camille revient sur ses pas. Elle le couve d’un regard gourmand.

— Un billet doux…, murmure-t-elle.

C’est un formulaire de l’administration. Camille le fourre dans sa poche et monte à l’étage, demande le médecin, il faut attendre.


Aux urgences, le parking est plein à ras bord. Idéal pour planquer : une voiture scotchée ici, à condition de ne pas se fixer trop longtemps à la même place, personne ne s’en aperçoit. Il suffit de rester vigilant, discret. Mobile.

Et de tenir son Mossberg chargé sur le siège avant, sous un journal. Au cas où.

Et maintenant, réfléchir, se projeter dans l’avenir.

Attendre que la fille sorte de l’hôpital est une première option. C’est même la plus simple. Tirer sur une ambulance est contraire aux conventions de Genève sauf si on s’en fout complètement. Les caméras de surveillance fixées au-dessus du hall d’entrée ne servent à rien, elles sont là pour dissuader les éventuels candidats, mais rien n’empêche de les dégommer au calibre 12 avant de commencer le travail. Moralement, rien d’insurmontable. Techniquement, rien d’impossible.

Non, dans cette solution, le point épineux, c’est plutôt la logistique, la sortie proprement dite. Un goulot d’étranglement. On peut toujours dézinguer le planton pour forcer la barrière, la convention de Genève ne prévoit rien au sujet des plantons, mais ce n’est pas le plus pratique.

Autre solution : après la barrière. Là, il y a une petite fenêtre de tir parce que en quittant l’hôpital, les ambulances sont obligées de tourner à droite et d’attendre le passage au feu vert une quarantaine de mètres plus loin. Elles sont pressées en arrivant, elles transportent des colis encombrants, en revanche, pour repartir, c’est assez pépère. Lorsque l’ambulance est arrêtée au feu, un tireur motivé arrive tranquillement par-derrière, ouvre le hayon en une seconde, ajoutez une seconde pour ajuster et une autre pour tirer, si vous tenez compte de l’ahurissement dans lequel ce type de situation plongera l’ambulancier et les éventuels spectateurs, ça laisse largement le temps de remonter en voiture et de filer à contresens pendant quarante mètres, après quoi un boulevard à deux voies et le périphérique dans la foulée. Peinard. Affaire réglée. La mécanique est relancée, le pognon se rapproche à vue d’œil.

Dans les deux cas, il faut qu’elle sorte, qu’elle rentre chez elle ou qu’elle soit transférée.

Si cette fenêtre de tir ne s’ouvre pas, il faudra étudier la question.

Reste l’éventualité de livrer à domicile. Comme le fleuriste. Ou le pâtissier. On monte à la chambre, on frappe poliment, on entre, on distribue les macarons et on ressort. Il faut être très précis. Ou, à l’inverse, faire carrément dans le tapageur. Deux tactiques différentes, chacune a ses vertus. La première, celle du tir ciblé, demande plus de savoir-faire et donne plus de satisfaction, mais c’est une méthode plus narcissique, on pense plus à soi qu’à l’autre, ça manque un peu de générosité. La seconde, arroser large, est une approche indiscutablement plus généreuse, plus magnanime, quasiment philanthropique.

En fait, ce sont souvent les événements qui décident pour nous. D’où la nécessité de calculer. D’anticiper. C’est ce qui leur manquait, aux Turcs, ils étaient organisés mais franchement, côté anticipation, ils étaient nuls. Quand on quitte sa province pour aller faire un coup dans une capitale européenne du crime, on prévoit ! Mais eux, non, ils sont arrivés à Roissy en fronçant leurs gros sourcils noirs pour faire bien comprendre qu’on avait affaire à des terreurs… Tu parles, les cousins d’une pute de la porte de la Chapelle, tout ce qu’ils ont fait de plus conséquent, c’est le braquage d’une épicerie dans la banlieue d’Ankara et d’une station-service à Keskin, avec ça… Pour le rôle qu’ils avaient à tenir dans l’histoire, il n’était pas nécessaire de recruter dans les hautes sphères mais quand même, devoir embaucher de pareils couillons, même si c’était le plus pratique, c’est presque humiliant.

Passons. Ils auront au moins vu Paris avant de mourir. Ils auraient pu dire merci.

La patience est toujours récompensée. Voici notre flic qui traverse le parking de sa petite démarche empressée et entre aux urgences. J’ai trois foulées d’avance sur lui et je compte bien les conserver jusqu’au bout. D’ici, je le vois se planter devant le comptoir d’accueil, la fille qui est derrière ne doit voir dépasser que sa tonsure, comme dans Les Dents de la mer. Il piétine, ce flic est un nerveux. D’ailleurs, il fait tout de suite le tour.

Petit mais autoritaire.

Pas grave, on va lui apporter la contradiction à domicile.

Je quitte la voiture. Je pars en repérage. L’important, c’est de faire vite, de liquider cette affaire.


18 h 15

Anne s’est endormie. Les bandages autour de la tête sont tachés de produits cautérisants, jaune sale, qui donnent à son visage un blanc laiteux, ses paupières fermées semblent gonflées à l’hélium et sa bouche… Camille en grave la forme dans son souvenir, cette ligne qu’il faudra retrouver pour la dessiner, mais il est interrompu, la porte s’ouvre, un regard passe, on l’appelle, Camille sort dans le couloir.

L’interne est un Indien sérieux, avec des petites lunettes et sur son badge un nom de famille de soixante lettres. Camille doit montrer sa carte une nouvelle fois, que le jeune médecin étudie longuement, cherchant sans doute l’attitude à adopter en pareil cas. Les flics sont fréquents aux urgences, la Criminelle, c’est plus rare.

— J’ai besoin de savoir comment va Mme Forestier, explique Camille en désignant la porte de sa chambre. Le juge va devoir l’interroger…

Cette question concerne le chef de service, selon l’interne, qui décidera de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas.

— Hmmm… Et quel est l’état de… Quel est son état ? interroge Camille.

L’interne tient des radios à la main et les pages de conclusion mais il n’en a pas besoin, il connaît le dossier sur le bout des doigts : une fracture du nez (« propre », souligne-t-il, qui ne nécessitera pas d’intervention), une clavicule fêlée, deux côtes cassées, deux foulures (poignet et pied gauches), des doigts cassés, proprement là aussi, un nombre incalculable de coupures sur les mains, les bras, les jambes, le ventre, une entaille profonde à la main droite mais aucun nerf n’a été touché, un peu de rééducation sera tout de même nécessaire, la longue plaie au visage est un peu plus problématique, la persistance d’une cicatrice n’est pas totalement impossible, on ne compte plus les ecchymoses pourtant les radios sont formelles :

— C’est très spectaculaire mais la commotion n’a pas provoqué de perturbations neuropsychologiques ou neurovégétatives. Pas de fracture crânienne non plus, il y aura de la chirurgie dentaire, on va devoir plâtrer aussi un peu… Et encore, ce n’est pas certain. On verra en fonction du scanner. Demain.

— Elle souffre ? demande Camille. Je vous demande ça, ajoute-t-il précipitamment, c’est pour l’entretien avec le juge, vous comprenez…

— Elle souffre le moins possible. Nous avons une certaine expérience dans ce domaine.

Camille parvient à sourire, balbutie un remerciement. L’interne le fixe étrangement, il a un regard très profond. L’émotion de cet homme, semble-t-il se dire… Comme s’il ne trouvait pas Camille très professionnel, qu’il avait envie de lui redemander sa carte. Mais il préfère puiser dans sa réserve de compassion parce qu’il ajoute :

— Il va falloir du temps pour que tout se remette en place, les hématomes vont se résorber, il va rester des cicatrices ici et là mais Mme… (il cherche le nom sur son dossier) Forestier n’est plus en danger et elle ne souffre pas de lésions irréversibles. Je dirais que le problème principal de cette patiente, ce ne sont déjà plus les soins mais le choc. Nous allons la mettre en observation un jour ou deux. Ensuite… elle pourrait avoir besoin d’aide.

Camille remercie. Il devrait partir, il n’a plus rien à faire ici, mais bien sûr c’est hors de question. Il en est incapable.


Rien d’utile sur le côté droit du bâtiment. En revanche, côté gauche, c’est beaucoup mieux. Une issue de secours. On est tout de suite en terrain de connaissance : la porte est quasiment la même que celle des toilettes du passage Monier. Le genre de porte coupe-feu avec une grosse barre horizontale à l’intérieur, de celles qu’on crochète si facilement de l’extérieur avec une plaque de métal souple qu’on se demande si les ingénieurs ne les ont pas inventées pour les cambrioleurs.

J’écoute, ce qui ne sert à rien, la porte est trop épaisse. Tant pis, un coup d’œil de chaque côté, glisser la plaque entre les deux battants, ouvrir, je tombe sur un couloir. Au bout, un autre couloir, quelques pas très assurés et volontairement bruyants pour le cas où je croiserais quelqu’un, et me voilà… au fond du hall, juste derrière le comptoir d’accueil. À croire que les hôpitaux n’ont pas été conçus pour les tueurs.

À main droite, le plan d’évacuation de l’étage. Le bâtiment est compliqué, fruit de nombreux ajouts, reconstructions, remaniements, un casse-tête pour la sécurité. D’autant que ces plans fixés au mur, personne ne les regarde jamais, il faudrait improviser un jour d’incendie, on aurait des regrets, mais quand on les voit, comme ça, à froid… Surtout dans un hôpital. On a l’impression que même si le personnel est débordé, on est en de bonnes mains alors qu’une bonne connaissance du plan d’évacuation, face à un type résolu et armé d’un Mossberg à canon scié, c’est autrement plus utile.

Peu importe.

Je sors mon portable, je flashe le plan. Tous les étages se ressemblent, à cause des ascenseurs et des colonnes d’eau on est prisonnier d’une certaine configuration.

Retour à la voiture. Réfléchir. Le risque mal calculé, c’est exactement ce qui peut vous faire échouer à quelques centimètres du but.


18 h 45

Dans la chambre d’Anne, Camille n’allume pas, il reste assis sur sa chaise dans la pénombre (dans les hôpitaux, les chaises sont très hautes), il tente de reprendre ses esprits. Tout va terriblement vite.

Anne ronfle. Elle a toujours ronflé un peu, ça dépend de sa position. Quand elle s’en rend compte, elle est confuse. Aujourd’hui, tout est recouvert par les hématomes mais en temps ordinaire, quand elle rougit, c’est très joli, elle a presque une peau de rousse, avec de minuscules taches très claires qui ne se révèlent que dans l’embarras et quelques autres circonstances.

Camille lui dit souvent :

— Tu ne ronfles pas, tu respires fort, ça n’a rien à voir.

Elle rosit en tripotant ses cheveux, pour prendre une contenance.

— Le jour où tu prendras mes défauts pour des défauts, dit-elle en souriant, il sera temps de tirer le rideau.

C’est habituel, de sa part, d’évoquer leur séparation. Elle parle sans distinction des moments où ils sont ensemble et de ceux où ils n’y seront plus comme s’il n’y avait, entre eux, qu’une question de nuance. Camille est rassuré par cette approche. Réflexe de veuf, de dépressif. Il ne sait pas s’il est encore dépressif, mais il reste veuf. Depuis Anne, les choses sont moins nettes, moins formelles. Ils avancent ensemble dans une durée dont ils ne savent rien, discontinue, incertaine et reconductible.

— Camille, je suis désolée…

Anne vient de rouvrir les yeux. Elle articule chaque mot avec volonté. Malgré les labiales lourdes, les dentales chuintantes, la main devant la bouche, Camille comprend tout, tout de suite.

— Mais désolée de quoi, mon cœur ? demande-t-il.

Elle désigne son corps allongé, la chambre, son geste englobe Camille, la chambre d’hôpital, leur vie, le monde.

— Tout ça…

Son regard perdu lui donne cette allure de rescapée qu’on voit chez les victimes d’attentat. Il lui prend la main, ses doigts tombent sur les attelles. Il faut que tu te reposes, il ne peut rien t’arriver, je suis là. Comme si ça changeait quelque chose. Bien qu’il soit bombardé par des sensations très personnelles, les réflexes professionnels remontent. Et la question qui le taraude, c’est tout de même la persévérance avec laquelle le tueur du passage Monier a voulu la tuer. Au point de s’y reprendre à quatre fois. La tension du hold-up, l’engrenage, bien sûr, mais tout de même…

— Là-bas, à la bijouterie, tu as vu ou entendu autre chose ? demande Camille.

Elle n’est pas certaine de bien comprendre la question. Elle articule :

— Autre chose… que quoi ?

Non, rien. Il tente de sourire, ce n’est pas très convaincant, il pose la main sur son bras. La laisser dormir maintenant. Mais le plus vite possible, il faut qu’elle lui parle. Qu’elle raconte tout, dans le détail, il y a peut-être quelque chose qui lui échappe. Savoir quoi, tout est là.

— Camille…

Il se penche.

— Je suis désolée…

— Mais…, répond-il avec gentillesse, arrête avec ça !

Avec ses bandages, ses chairs tuméfiées qui lui noircissent le visage, sa bouche creuse, dans la pénombre de la chambre, Anne est d’une laideur totale. Camille voit le temps défiler. Les hématomes, terriblement gonflés, passent insensiblement du noir au bleu, avec des nuances de violet, du jaunâtre. Il va falloir partir, qu’il le veuille ou non. Ce sont les larmes d’Anne qui lui font le plus de mal. Elles coulent comme d’une fontaine. Même quand elle dort.

Il se lève. Cette fois, il est décidé à partir.

Ici, de toute manière, il ne peut plus rien faire. Il ferme la porte de la chambre avec précaution, comme pour une chambre d’enfant.


18 h 50

La fille de l’accueil a souvent du boulot par-dessus la tête. Quand le rythme est un peu plus calme, elle va s’offrir quelques cigarettes. C’est normal, dans les hôpitaux, on considère le cancer comme un collègue de bureau. Elle croise les bras en fumant tristement.

L’occasion rêvée. Se faufiler le long du bâtiment, ouvrir la porte de secours, un regard pour vérifier que la standardiste n’est pas revenue à son poste, on la voit de dos, là-bas sur le parvis.

Trois pas, allonger le bras, le cahier des admissions. Il suffit de tendre la main.

Ici, les médicaments sont sous clé mais les fiches personnelles des patients restent à portée de main. Quand on est infirmière, on croit que le danger vient des maladies et des médicaments, c’est logique, on ne pense pas aux braqueurs de passage.

Prv : Passage Monier — Paris VIII

Int : SAMU LR-453

Heure d’arrivée : 10 h 44

Nom : Forestier Anne

Chambre : 224

Date de naissance : n.c.

Adresse : 26, rue de la Fontaine-au-Roi.

Transfert : n.c.

DPS : Scann. progr.

Prise en charge : En attente

Intervention : Gd-11.5

Retour au parking. La standardiste allume déjà une nouvelle cigarette, j’avais le temps de photocopier le cahier tout entier.

Chambre 224. Deuxième étage.

De retour à la voiture, je caresse, sur mes genoux, le canon du Mossberg, comme un animal de compagnie. J’espérais savoir si la patiente serait transférée dans un service spécialisé ou si elle allait rester ici, j’en suis pour mes frais.

S’il y a encore du fric à la clé, il y en a pas mal. C’est tout l’un ou tout l’autre, ce genre de truc. Et avec la préparation à laquelle il a fallu se livrer, je ne vais pas risquer maintenant de tout perdre par manque de concentration.

Sur mon téléphone, la photo du plan d’évacuation confirme que personne n’a plus aucune idée d’ensemble de ce que représente ce bâtiment, une sorte d’étoile dont certaines branches seraient pliées, en le prenant d’un côté vous avez un polygone, retournez-le, comme sur ces dessins d’enfant où il faut chercher le loup, vous découvrez une tête de mort. Pour un établissement hospitalier, ça n’est pas très délicat.

L’important n’est pas là. Si mes déductions sont justes, je dois pouvoir monter à la chambre 224 par l’escalier, une fois à l’étage, la chambre est à moins de dix mètres. Pour la sortie, il faut opter pour un parcours plus complexe, histoire de brouiller les pistes, monter d’un étage, traverser le couloir, remonter encore, après les chambres de neurochirurgie, trois portes battantes successives, on arrive à l’accueil par l’ascenseur opposé, à vingt pas de la sortie de secours, et ensuite le grand tour du parking jusqu’à la voiture. Quand vous avez fait votre petit effet, pour vous chercher ici, faut se lever tôt…

Reste la possibilité qu’elle soit transférée. Dans ce cas, il vaut mieux attendre ici. Je connais le nom de la patiente, le plus sûr maintenant est d’aller aux nouvelles.

Je cherche puis je compose le numéro de l’hôpital.

Taper 1, taper 2, c’est pénible. Le Mossberg est autrement plus rapide.


19 h 30

Comme il n’a pas mis les pieds au bureau de toute la journée, Camille appelle Louis pour faire le point des affaires en cours. En ce moment, ils ont un travesti étranglé, une touriste allemande qui s’est sans doute suicidée, un automobiliste poignardé par un autre automobiliste, un SDF vidé de son sang dans le sous-sol d’un gymnase, un jeune drogué repêché dans un égout du XIIIe arrondissement et un crime passionnel, le coupable vient de passer aux aveux, il a soixante et onze ans. Camille écoute, donne des instructions, approuve des mesures mais il n’est pas vraiment là. Louis, heureusement, continue de s’occuper du quotidien.

Lorsqu’il a terminé Camille n’a quasiment rien retenu.

S’il fait le bilan, le constat s’impose : quels dégâts !

Avec le recul, il prend la mesure de la situation. Il a mis le doigt dans un mécanisme difficile à maîtriser. Il a triché auprès de la commissaire divisionnaire en prétextant un indic qu’il n’a pas, il a menti à sa hiérarchie, donné un faux nom à la préfecture de Police dans le but d’être chargé d’une affaire à laquelle il est lié personnellement…

Pire, il est l’amant de la principale victime.

Qui se trouve être aussi le premier témoin dans une affaire de hold-up violent elle-même liée à un braquage mortel…

Quand il pense à cet enchaînement de circonstances, cette série catastrophique de décisions imbéciles, indignes même de son expérience, il est atterré. Il se sent prisonnier de lui-même. De ses emportements. Il est totalement idiot parce qu’il agit comme s’il n’avait confiance en personne, lui qui, justement, ne se fait aucune confiance. Au fond, incapable de se dépasser, il est réduit à ne faire que ce qu’il sait faire. L’intuition, qui fait parfois sa singularité, tourne cette fois à la passion, à la démesure, à l’aveuglement.

Son attitude est d’autant plus stupide que l’affaire n’est pas très compliquée à comprendre. Des types débarquent pour un braquage et tombent sur Anne qui voit leurs visages. Ils la frappent et la traînent jusque devant la bijouterie pour le cas où elle aurait la mauvaise idée de s’enfuir. Ce qu’elle finit d’ailleurs par tenter de faire. Le guetteur lui tire dessus, pris au dépourvu, il la manque, et lorsqu’il veut remettre le couvert, son complice s’interpose. Il est temps de quitter les lieux avec le butin. Dans la rue Flandrin, il a une dernière chance mais les complices s’emmêlent une nouvelle fois, ce qui sauve la vie à Anne.

L’acharnement de ce type fait terriblement peur mais il est indexé sur la tension de l’instant, il court après Anne parce qu’elle est à portée de fusil.

Maintenant, la messe est dite.

Les braqueurs doivent être loin. On les imagine mal rester dans le coin. Avec un pareil butin, ils peuvent aller n’importe où, ils n’ont que l’embarras du choix.

Leur arrestation repose sur la capacité d’Anne à en reconnaître au moins un. Ensuite, c’est classique. Avec les moyens dont on dispose et les affaires qui vont continuer de s’accumuler tous les jours, une chance sur trente de les retrouver rapidement, une sur cent de les retrouver dans un délai raisonnable, et une sur mille de les retrouver un jour par hasard ou par miracle. Dans tous les cas, d’une certaine manière, l’affaire est déjà froide. Il y a tellement de braquages aujourd’hui que lorsqu’on n’arrête pas les auteurs tout de suite, s’ils sont des professionnels, ils ont toutes les chances de rester introuvables.

Alors, se dit Camille, le mieux consiste à tout arrêter avant que cette histoire dépasse le niveau de Le Guen. Lui peut encore tout arranger, sans problème. Un petit mensonge de plus, pour lui, ce n’est rien, il est contrôleur général, mais si ça passe au-dessus de lui, là, plus rien à faire. Si Camille lui explique, Le Guen dira un mot à la divisionnaire Michard, qui sera ravie de gagner ainsi auprès de son chef un crédit dont elle aura forcément besoin un jour, elle le considérera même comme une sorte d’investissement. Il faut que tout s’arrête avant que le juge Pereira ne s’inquiète.

Camille plaidera la tentation, la colère, l’aveuglement, l’égarement, personne n’aura de mal à lui reconnaître toutes ces qualités.

Il est soulagé de sa décision.

Arrêter tout ça.

Que quelqu’un d’autre s’occupe de les retrouver, ces braqueurs, il a des collègues très compétents. Qu’il consacre son temps à aider Anne, à la soigner, c’est de cela qu’elle va avoir le plus besoin.

D’ailleurs, qu’est-ce qu’il ferait de mieux que les autres ?

— Dites voir…

Camille s’approche de la standardiste.

— Deux choses, dit-elle. Le formulaire de prise en charge, vous l’avez fourré dans votre poche. M’est avis que vous vous en foutez comme de l’an quarante mais ici l’administration est plus sourcilleuse, si vous voyez ce que je veux dire.

Camille exhume le formulaire. En l’absence de son numéro de sécurité sociale, la prise en charge administrative d’Anne n’a pas été faite. La fille désigne du doigt une affiche ternie dont les coins, collés au scotch sur la vitre, sont à demi déchirés et elle récite le slogan :

— « À l’hôpital, l’identité, c’est la clé du dossier. » On nous fait même suivre des formations sur le sujet, vous voyez l’importance du truc. Le manque à gagner, il paraît que ça se chiffre en millions.

Camille fait signe qu’il comprend, il va devoir aller chez Anne. Il fait oui de la tête, ce que ça peut l’emmerder ces choses-là…

— Autre chose, reprend la standardiste. (Elle fait une mine aguichante, un air de petite fille charmeuse, totalement raté.) Pour les contraventions, demande-t-elle, vous pouvez intervenir ou c’est trop demander ?

Putain de métier.

Camille, épuisé, tend la main, fataliste. La fille ne demande pas trois secondes, elle ouvre son tiroir. Il y a au moins quarante PV. Elle sourit, comme si elle lui montrait un trophée. Elle n’a pas deux dents de la même taille.

— Bon, dit-elle d’un ton cajoleur. Là, je fais la nuit mais… pas tous les jours.

— C’est noté, dit Camille.

Putain de métier.

Les contraventions ne tiennent pas toutes dans sa poche, il les répartit, à droite, à gauche. Chaque fois que les portes vitrées s’ouvrent, l’air de l’extérieur vient le gifler mais le réveille à peine.

Tellement fatigué, Camille.


Pas de transfert prévu. Rien avant un jour ou deux, dit la fille au téléphone. Je ne vais pas poireauter deux jours sur le parking. Il y a déjà suffisamment de temps que j’attends.

Il est presque vingt heures. Drôle d’horaire pour un flic. Il s’apprêtait à sortir mais il est devenu soudain tout pensif, absorbé par ses pensées, il regarde les portes vitrées comme si elles ne le concernaient pas. Dans quelques instants, il va quitter les lieux.

Le moment est venu.

Je démarre, je vais me garer à l’autre extrémité, personne ne se place à cet endroit, trop éloigné des entrées, juste contre le mur d’enceinte, à deux pas de la sortie de secours par laquelle je pourrai sortir si Dieu le veut. Et il a intérêt à vouloir parce que je ne me sens pas vraiment d’humeur…

Se glisser hors de la voiture, retraverser le parking en restant bien à l’abri derrière les véhicules stationnés, j’arrive rapidement à l’issue de secours.

Voici le couloir. Personne.

Au passage, j’aperçois, de loin, de dos, la silhouette du petit flic qui continue de remâcher ses pensées.

Il va bientôt avoir d’autres occasions de méditer, je vais le propulser dans la stratosphère, moi, ça va pas traîner.


19 h 45

Tandis qu’il pousse la porte vitrée conduisant au parking, Camille repense au coup de téléphone de la préfecture et prend soudain conscience que le hasard vient de le désigner comme l’être le plus proche d’Anne. Évidemment, ce n’est pas vrai, mais c’est lui qui a été prévenu, lui qui a la charge d’informer les autres.

Quels autres ? se demande-t-il. Il a beau fouiller, il ne connaît pas « les autres » dans la vie d’Anne. Il a croisé quelques-unes de ses collègues, il revoit notamment une femme d’une quarantaine d’années aux cheveux peu fournis, avec des grands yeux fatigués, marchant à pas mesurés, on dirait qu’elle grelotte. « Une collègue… », a dit Anne. Camille cherche son nom. Charras, Charron… Charroi, le nom lui revient. Ils traversaient le boulevard, elle portait un manteau bleu, elles se sont fait un petit signe de connivence, un sourire, Camille l’a trouvée touchante. Anne a détourné la tête. « Une vraie gale… », a-t-elle chuchoté en souriant.

Il appelle toujours Anne sur son portable. Avant de quitter l’hôpital, il cherche le numéro fixe de son travail. Il est vingt heures mais sait-on jamais. Une voix de femme :

— Wertig & Schwindel, bonjour. Nos bureaux…

Camille ressent une brusque poussée d’adrénaline. Sur le coup, il a cru que c’était la voix d’Anne. Il est bouleversé parce qu’il a vécu la même circonstance avec Irène. Un mois après sa mort, il a appelé par erreur son propre numéro, il est tombé sur la voix d’Irène : « Bonjour, vous êtes bien chez Camille et Irène Verhœven. Nous ne sommes pas là pour le… » Foudroyé, il a éclaté en sanglots.

Laisser un message. Il balbutie : je vous appelle au sujet d’Anne Forestier, elle est hospitalisée, elle ne pourra pas… (quoi ?) reprendre son travail… pas tout de suite, un accident… pas grave, enfin, si (comment dire ?), elle va vous rappeler rapidement… si elle le peut. Une prestation empêtrée, filandreuse. Il raccroche.

L’agacement de soi monte à la vitesse d’une marée galopante.

Il se retourne, la standardiste le regarde, l’air de se marrer.


20 h 00

Voici le deuxième étage.

À droite, l’escalier. Tout le monde préfère l’ascenseur, on ne voit jamais personne dans les escaliers. Surtout dans les hôpitaux, on se ménage.

Le Mossberg est équipé d’un canon de quarante-cinq centimètres et des poussières. Avec une poignée de pistolet, l’ensemble tient sans difficulté dans la grande poche intérieure de l’imperméable. Ça oblige à marcher un peu raide, une allure de robot, très guindée, parce qu’il faut tenir l’arme serrée contre la cuisse, mais impossible de faire autrement, on doit être prêt à tirer ou à détaler. Ou les deux. Quoi qu’on fasse, l’important est d’être précis. Et motivé.

Le petit flic est descendu, elle est seule dans sa chambre. S’il n’est pas encore parti, d’en bas il va entendre le raffut, il a intérêt à se remuer pour remonter sinon c’est la faute professionnelle. Je ne parie pas lourd sur son avenir.

Arrivée au premier. Le couloir. Traverser le bâtiment, voici l’escalier opposé. Monter au second.

L’avantage du service public : ils ont tellement de boulot, personne ne fait attention à vous. Dans le couloir, des familles angoissées, des amis impatients, on entre et on sort des chambres sur la pointe des pieds, comme dans une chapelle, l’institution intimide, on croise des infirmières affairées à qui on n’ose pas adresser la parole.

Le couloir est libre. Un vrai boulevard.

La chambre 224 est à l’extrémité opposée, idéalement située pour le repos maximal. Question repos, on va quand même donner un coup de main.

Quelques pas vers la chambre.

Il faut ouvrir la porte avec précaution, un fusil à canon scié qui chute brutalement sur le sol dans un couloir d’hôpital, ça inquiète tout de suite, les gens ne cherchent pas à comprendre. La poignée de la porte plie avec une douceur d’ange, le pied droit dans l’ouverture, le Mossberg passe d’une main dans l’autre, l’imperméable s’ouvre largement, elle est allongée dans le lit, du seuil j’aperçois ses pieds, comme des pieds de morte, immobiles, abandonnés, en me penchant légèrement voici le corps entier…

Merde, quelle tête !

Je l’ai vraiment bien arrangée.

Elle dort la tête sur le côté, elle bave, ses paupières sont gonflées comme des outres, pas le genre de fille qu’on a envie de séduire. Ce qui me revient, c’est l’expression « la tête au carré ». Très juste, très imagée. La sienne, on dirait un bloc, comme un carton à chaussures, ce sont les bandages sans doute, mais rien que la couleur de la peau, c’est impressionnant. Du parchemin. Ou de la bâche. Et toute boursouflée. Si elle avait des projets de sortie, il va falloir remettre à plus tard.

Rester sur le seuil et, surtout, bien montrer le fusil.

On n’est pas venu les mains vides.

Malgré la porte grande ouverte sur le couloir, elle continue de dormir. C’est bien la peine de se déplacer, pour être accueilli comme ça, merci bien. Habituellement, les grands blessés sont un peu comme les bêtes, ils sentent les choses. Elle va se réveiller, c’est une question de secondes. L’instinct de conservation. Ses yeux vont tomber sur le fusil, ils se connaissent bien, elle et lui, ils sont copains quasiment.

Dès qu’elle va nous voir, le Mossberg et moi, elle va être immédiatement terrifiée. Forcément. Elle va s’agiter, se redresser sur ses oreillers, la tête va battre de droite à gauche.

Et elle va commencer à beugler.

Normalement, avec ce qu’elle a pris dans les mâchoires, elle ne devrait pas être capable d’un discours bien construit. Tout ce qu’elle pourra bramer, ce sera « vouhou » peut-être ou « vouhon », enfin quelque chose de ce genre, mais à défaut d’être claire, elle va donner dans le volume, le hurlement à gorge déployée, de quoi attirer tout le personnel. Si ça arrive, avant de passer aux choses sérieuses, lui faire signe de se taire, chttttt, l’index collé aux lèvres, chtttt. Elle va continuer de hurler à la mort. Chtttt, on est dans un hôpital, merde !

— Monsieur ?

Dans le couloir, juste derrière moi.

Une voix, assez loin.

Ne pas se retourner, rester droit, raide.

— Vous cherchez…?

Ici, personne ne fait attention à personne mais vous vous pointez avec un fusil de chasse, vous avez tout de suite une fonctionnaire zélée sur le dos.

Lever les yeux vers le numéro de la chambre, comme quelqu’un qui s’aperçoit de son erreur, l’infirmière n’est plus très loin. Sans se retourner, d’une voix balbutiante, articuler :

— Je me suis trompé…

Le sang-froid, voilà la clé de tout. Que vous fassiez un braquage ou que vous veniez rendre une visite de sympathie à une patiente aux urgences, le sang-froid est essentiel. Mentalement, je revois clairement le plan d’évacuation. Il faut gagner l’escalier puis monter d’un étage, ensuite c’est juste à gauche. Il vaudrait mieux accélérer parce que s’il faut se retourner maintenant, je devrai dégager le Mossberg, tirer et priver l’hôpital public d’une infirmière, comme s’il y avait suffisamment de personnel, donc allonger la foulée. Mais d’abord, armer. On ne sait jamais.

Or, pour faire monter une munition, il faut placer les deux mains devant soi. Et ça fait un bruit très spécial, une arme comme celle-ci, très métallique. Dans un couloir d’hôpital, ça résonne de manière très inquiétante.

— Les ascenseurs sont par là…

Au claquement de l’arme, la voix s’interrompt brutalement, laisse la place à un silence anxieux. Une voix jeune, fraîche mais troublée, comme saisie en plein vol.

— Monsieur !

Maintenant que le fusil est prêt à l’emploi, il suffit de prendre son temps, de rester méthodique. L’important est de bien rester de dos. L’imperméable laisse deviner la raideur du fusil, comme si je portais une jambe de bois. Je fais trois pas, l’imperméable s’entrouvre à peine, une fraction de seconde qui laisse apparaître l’extrémité du canon du Mossberg, c’est prodigieusement fugitif, comme une traînée de lumière ou un éclat de soleil sur un morceau de verre. Presque rien, indéfinissable, et quand on n’a vu des armes qu’au cinéma, il est très difficile de faire le rapprochement avec ce qu’on vient de voir. Pourtant, on a bien vu quelque chose, on hésite à se dire que oui, ça pourrait être ça, non, impossible, mais enfin, tout de même…

Le temps pour l’infirmière de réaliser…

Le monsieur s’est retourné, il avait la tête baissée, il a dit qu’il s’était trompé, il a resserré son imperméable, il a pris l’escalier… Au lieu de descendre, il est monté. Bah non, il ne fuyait pas, sinon il serait descendu. Et cette raideur… C’est bizarre. Difficile d’être sûre. C’était quoi ? Sur le coup, on aurait dit un fusil. Ici ? À l’hôpital ? Non. Elle n’y croit pas. Le temps de courir à l’escalier…

— Monsieur… monsieur ?


20 h 10

Il est l’heure de partir. Policier en mission, Camille ne peut pas se conduire comme un vulgaire amoureux. Imagine-t-on l’enquêteur passer la nuit au chevet de la victime ? Il a déjà fait suffisamment de conneries pour la journée.

Justement. Son portable vibre : commissaire divisionnaire Michard. Il renfourne l’appareil au fond de sa poche, se retourne vers la standardiste, lève la main en guise d’au revoir. Elle lui répond par un petit clin d’œil et un signe de l’index, elle l’invite, venez un peu par ici. Camille hésite à faire semblant de ne pas comprendre mais il s’approche quand même, c’est l’effet de la lassitude, plus beaucoup de résistance. Après les contraventions que va-t-elle demander ?

— Ça y est, on décolle ? Dites donc, on se couche pas tôt dans la police…

Il doit y avoir un sous-entendu parce qu’elle sourit de toutes ses dents inégales. Perdre du temps pour entendre ça. Il expire profondément, fait mine de sourire, lui aussi, il a besoin de dormir. Il a déjà fait trois pas quand :

— Il y a eu un appel, j’ai pensé que vous seriez content de l’apprendre…

— Quand ?

— Tout à l’heure… Vers sept heures.

Et avant que Camille pose la question :

— Son frère.

Nathan. Camille ne l’a jamais vu, il a entendu sa voix plusieurs fois sur le répondeur d’Anne, une voix fiévreuse, pressée, et jeune, ils ont plus de quinze ans de différence. Anne s’est beaucoup occupée de lui, elle en est très fière, il est chercheur dans un domaine impénétrable, la photonique, les nanosciences, quelque chose comme ça, le genre de discipline dont Camille ne comprend même pas l’intitulé.

— Et pour un frère, il n’est pas très aimable. À l’entendre, on ne regrette pas d’être fille unique.

La conclusion explose dans le cerveau de Camille : comment a-t-il su qu’elle est hospitalisée ?

Il est aussitôt réveillé, il se précipite jusqu’à la porte battante, la pousse, passe de l’autre côté du comptoir d’accueil, la standardiste n’a pas besoin qu’on lui pose la question pour répondre.

— Une voix d’homme et… (Ophélia roule des gros yeux.) plutôt direct ! « Forestier… Bah oui, comme Forestier, vous voulez l’écrire comment ? Avec deux f ? (Elle prend un ton désagréable, autoritaire.) Elle a quoi, exactement ? Les médecins, ils disent quoi ? (Son imitation tourne à la grossièreté.) Comment ça, on ne sait pas ? (La voix outrée, scandalisée presque.)… »

— Un accent ?

La standardiste fait non de la tête. Camille regarde autour de lui. La conclusion va émerger, il le sait, il attend que s’effectuent les connexions neuronales, ce n’est qu’une question de secondes…

— Une voix jeune ?

Elle fronce les sourcils.

— Pas jeune-jeune… Dans les quarante, je dirais. Pour moi, s…

Camille n’écoute pas la suite. Il se met aussitôt à courir, bouscule tout le monde sur son passage.

Voici l’escalier, il ouvre à la volée la porte du palier qui claque violemment derrière lui. Il est déjà en train de grimper, aussi vite que le lui permet la taille de ses jambes.


20 h 15

À entendre le bruit des pas, l’homme est monté d’un étage, se dit l’infirmière. Vingt-deux ans, le crâne presque rasé et un anneau dans la lèvre inférieure, l’air provocateur mais à l’intérieur rien de tout ça, tout est prêt à fondre, dans la vie elle est même presque trop sage, et gentille, pas croyable. Ensuite on entend la porte claquer, le temps de réfléchir, d’hésiter, il peut être n’importe où, cet homme, dans le couloir, à l’étage supérieur, il peut redescendre, ou au contraire traverser par la neurochirurgie et après, pour le localiser…

Que faire ? D’abord, il faudrait être sûre, on ne déclenche pas une alarme pour rien, je veux dire, quand on n’est pas sûre… Elle revient vers le bureau des infirmières. Non, ce n’est pas possible, on ne vient pas dans un hôpital avec un fusil. Qu’est-ce que ça pouvait être ? Une prothèse ? Certains visiteurs viennent avec des bouquets de glaïeuls longs comme le bras, c’est la saison des glaïeuls ? Il s’est trompé de chambre, c’est ce qu’il a dit.

Elle se méfie un peu. À l’école, elle a fait une option sur les femmes battues, elle sait que les maris sont pugnaces, tout à fait capables de poursuivre leurs épouses jusque dans un hôpital. Elle revient sur ses pas et jette un œil dans la chambre 224. Cette patiente ne fait que pleurer, tout le temps, chaque fois qu’on entre dans sa chambre, elle est en train de pleurer, elle n’arrête pas de passer ses doigts sur son visage, de suivre la ligne de ses lèvres, elle parle en masquant sa bouche avec le dos de sa main. Deux fois on l’a trouvée devant la glace de la salle de bain alors qu’elle tient à peine sur ses jambes.

Tout de même, se dit-elle en repartant (parce que ça la rend soucieuse), qu’est-ce qu’il pouvait avoir sous son imperméable, cet homme, qui faisait comme un manche à balai, et pendant le court instant où l’imper s’est entrouvert… comme de l’inox, du métal. Qu’est-ce qui peut ainsi ressembler à un canon de fusil ? Elle pense à une béquille.

Elle en est là de ses réflexions lorsque, de l’autre extrémité du couloir, surgit le policier, le petit, celui qui est là depuis le début de l’après-midi — fait pas un mètre soixante, chauve, un beau visage mais sévère, ne sourit pas —, il court comme un fou, presque à la bousculer, il ouvre la porte de la chambre à la volée, se précipite, on dirait qu’il va se vautrer sur le lit, il crie :

— Anne, Anne…!

Pour y comprendre quelque chose… Il est policier mais à le voir comme ça, on dirait son mari.

La patiente, elle, est très agitée. Elle tourne la tête en tous sens et devant le flot des questions, elle lève une main : arrête de crier. Le policier répète :

— Ça va ? Ça va ?

Je suis obligée de lui demander de se calmer. La patiente laisse retomber son bras sur le drap et me regarde. Ça va…

— Tu as vu quelqu’un ? demande le policier. Quelqu’un est entré ? Tu l’as vu ?

Sa voix est grave, angoissée. Il se retourne vers moi.

— Quelqu’un est entré ?

Dire oui, enfin, pas vraiment, non…

— Quelqu’un s’est trompé d’étage, un monsieur, il a ouvert la porte…

Il n’attend pas la réponse, se tourne de nouveau vers la patiente, la fixe intensément, elle hoche la tête, on dirait qu’elle perd le fil de sa pensée. Elle ne dit rien, fait simplement non de la tête. Elle n’a vu personne. Maintenant, elle se laisse couler dans le lit, remonte les draps jusque sous son menton, elle pleure. Forcément, le petit policier lui fait peur, avec ses questions. Il est excité comme une puce. J’interviens.

— Monsieur, vous êtes dans un hôpital !

Il fait signe que oui mais on voit bien qu’il pense à autre chose.

— D’ailleurs, les visites sont terminées.

Il se redresse :

— Il est parti par où ?

Et comme je ne réponds pas assez vite :

— Votre type, là, qui s’est trompé de chambre, il est parti par où ?

Je prends le pouls de la patiente. Je dis :

— L’escalier, là…

Vous parlez si je m’en fous maintenant, ce qui m’intéresse c’est la patiente. Les maris jaloux, c’est un autre métier.

Je n’ai pas fini ma phrase qu’il détale comme un lapin. Je l’entends, dans le couloir, qui se précipite sur la porte, qui prend l’escalier, j’écoute, impossible de savoir s’il monte ou s’il descend.

Et cette histoire de fusil, j’ai rêvé ou quoi ?


L’escalier en béton brut résonne comme dans une cathédrale. Camille attrape la rampe, dévale les premières marches. Et s’arrête.

Non. Ce serait lui, il monterait.

Demi-tour. Ce ne sont pas des marches normalisées, elles doivent faire chacune un demi-centimètre de plus que la normale, dix marches vous êtes fatigué, vingt vous êtes épuisé. Surtout Camille, avec ses petites jambes.

Il arrive à l’étage hors d’haleine, hésite, à sa place, je monterais encore un étage ? Oui ? Non ? Il se concentre, non, je sortirais là, sur ce palier. Dans le couloir, Camille percute un médecin qui crie aussitôt :

— Eh ben alors !

Juste le temps de l’apercevoir, pas d’âge, blouse repassée (on voit encore les plis), des cheveux uniformément blancs, il s’est arrêté, les deux poings dans ses poches, l’air effaré de voir surgir ce type aussi excité…

— Vous avez croisé quelqu’un ? hurle Camille.

Le médecin prend sa respiration, adopte une contenance de dignité, s’apprête à une repartie.

— Un homme, merde ! crie Camille. Vous avez croisé un homme ?

— Non… euh…

Camille, ça lui suffit amplement, il se retourne, ouvre la porte comme s’il voulait l’arracher, reprend l’escalier puis le couloir, d’abord à droite, puis à gauche, hors d’haleine, personne nulle part, il revient sur ses pas, il court, quelque chose lui dit (la fatigue peut-être) qu’il fait fausse route, dès que vous vous dites ça, vous commencez à courir moins vite, d’ailleurs ce serait impossible d’accélérer, voilà Camille à l’extrémité du couloir, un angle droit, il bute sur un mur avec une armoire électrique dont la porte, deux mètres de haut, est criblée de symboles indiquant tous : « Danger de mort ». Merci du renseignement.


Le grand art consiste à ressortir comme on est venu.

C’est le moins facile, il faut force, concentration, vigilance, lucidité, qualités rares chez un seul homme. Pour les braquages, c’est un peu pareil, c’est toujours vers la fin que ça risque de partir en torche, on arrive avec des résolutions pacifiques, on rencontre de la résistance et si on manque de calme, on se retrouve à arroser la foule au calibre 12 et on laisse derrière soi un carnage simplement dû à un petit manque de sang-froid.

Mais la voie a été libre jusqu’au bout. Hormis un toubib, planté dans l’escalier, à se demander ce qu’il foutait là et que j’ai esquivé, personne.

Au rez-de-chaussée, sortie à pas rapides. Les gens ici ont beau être pressés, l’hôpital n’est pas un lieu où on court, alors quand vous pressez le pas on vous suit des yeux, mais je suis dehors avant que quiconque ait eu le temps de réagir. D’ailleurs, réagir à quoi ?

Juste à droite, le parking. L’air frais fait du bien. Tenir le Mossberg bien droit sous l’imperméable, on ne va pas commencer à effrayer les patients, d’autant qu’aux urgences ils sont déjà mal en point. Et puis, l’ambiance ici est assez calme.

Là-haut, en revanche, ça doit s’exciter. Le mirmidon doit humer l’atmosphère, le museau en l’air comme les chiens de prairie, chercher à comprendre ce qui se passe.

La petite infirmière, elle, ne doit pas être bien certaine, un fusil… et quoi encore ?

Elle en parle à ses collègues, tu rigoles, un fusil, tu es sûre que c’était pas un canon de 70 ?

Et vas-y sur les blagues, qu’est-ce que tu bois pendant le service, tu fumes quoi en ce moment ?

Une autre dit : quand même, tu devrais en parler à…

Et tout ça, c’est plus de temps qu’il n’en faut pour traverser le parking, rejoindre la voiture, monter, démarrer tranquillement, prendre la file des véhicules qui quittent l’hôpital, en trois minutes je suis dans la rue, je tourne à droite, le feu rouge.

À cet endroit, il y aura une fenêtre de tir.

Et sinon, ce sera juste après.

Quand on est motivé…


Camille se sent battu mais il a tout de même accéléré le pas.

Il a choisi l’ascenseur, cette fois, le temps de reprendre haleine. Il serait seul, il taperait du poing sur la cloison. Il se contente d’une profonde respiration.

En débouchant dans le hall d’accueil, il confirme son analyse de la situation. La salle d’attente est pleine, des patients, du personnel, des ambulanciers ne cessent d’entrer et de sortir, sur sa droite un couloir donne vers des issues de secours, un autre sur la gauche débouche sur le parking.

Et ce n’est que l’une des sept ou huit possibilités pour quitter le bâtiment sans se faire remarquer.

Interroger qui ? Prendre des dépositions, des témoignages ? Les dépositions de qui ? Le temps de faire venir une équipe, les deux tiers des patients auront été remplacés par de nouveaux venus.

Il se donnerait des gifles.

Tout de même, il remonte à l’étage, se pointe à la porte du bureau des infirmières. La fille aux lèvres gonflées, Florence, est penchée sur un registre. Sa collègue ? Non, elle ne sait pas, elle dit cela sans lever les yeux. Mais devant l’insistance de Camille :

— Nous avons beaucoup de travail, dit-elle.

— Raison de plus, elle ne doit pas être bien loin…

Elle veut répondre mais il est déjà sorti. Il fait les cent pas dans le couloir, passe la tête dès que s’ouvre la porte d’une chambre, s’il le faut il ira visiter les toilettes des femmes, dans l’état où il est rien ne l’arrêtera, mais ce n’est pas la peine, la fille apparaît.

Elle a l’air contrarié, elle passe sa main sur son crâne rasé, Camille le dessine en pensée, très régulier, cette tonsure donne à son visage un aspect très fragile, on dirait qu’elle est impressionnée mais c’est trompeur, en fait elle est solide. Sa première réponse le confirme. Elle parle en marchant, Camille est obligé de courir à ses côtés :

— Le monsieur s’est trompé de chambre, il s’est excusé…

— Vous avez entendu sa voix ?

— Pas vraiment, je l’ai juste entendu s’excuser…

Mais courir comme ça, à côté d’une jeune fille dans un couloir d’hôpital pour tenter d’obtenir les informations dont il a absolument besoin pour sauver la vie de la femme qu’il aime, Camille, ça le fait exploser. Il attrape le bras de la fille, elle est contrainte de s’arrêter et de regarder vers le bas pour trouver son regard et elle est saisie par la détermination qu’elle y lit, d’autant qu’il lui parle d’une voix calme, sombre, orageuse :

— Je vais vous demander de vous concentrer, mademoiselle…

Camille lit le prénom inscrit sur son badge : « Cynthia ». Des parents nourris aux séries TV.

— Vous allez vous concentrer, Cynthia. Parce que j’ai absolument besoin de savoir…

Elle raconte, l’homme devant la porte ouverte qui se retourne, la tête baissée, la confusion sans doute, un imperméable, il a l’air de marcher un peu raide mais bon… Ensuite, il emprunte l’escalier et un homme qui s’enfuit ne monte pas, il descend, c’est l’évidence, non ?

Camille soupire et dit oui, bien sûr, c’est l’évidence.


21 h 30

— Elle va arriver…

Le responsable de la sécurité n’aime pas ça. D’abord, il est tard, il a fallu se rhabiller. Un soir de match, en plus. C’est un ancien gendarme, assez sourcilleux, tout en ventre, pas de cou, un sanguin, nourri au charolais. Pour visionner le travail des caméras, il faut une autorisation. Signée du juge. En bonne et due forme.

— Au téléphone, vous m’avez dit que vous l’aviez…

— Non, dit Camille avec assurance. Je vous ai dit que j’allais l’avoir.

— C’est pas ce que j’ai compris.

Genre têtu. Généralement, Camille négocie, mais cette fois, il n’a ni l’envie ni le temps de faire le tour.

— Et vous avez compris quoi ? demande-t-il.

— Bah, que vous aviez une comm…

— Non, coupe Camille, je ne vous parle pas de la commission rogatoire, je vous parle du type qui est entré dans votre hôpital avec un fusil de chasse, vous avez compris quoi ? Vous avez compris qu’il était monté au deuxième étage dans le but de dézinguer une de vos patientes ? Et que s’il avait trouvé du monde sur son chemin, il aurait sans doute tiré dans le tas ? Et que s’il revient et qu’il fait un massacre, vous allez plonger la tête la première et vous retrouver à la diète ?

De toute manière, ce sont les caméras qui couvrent l’entrée des urgences, il y a peu de chances que l’homme, s’il existe, soit passé par là, il n’est pas idiot. S’il existe.

D’ailleurs, sur la plage horaire où il pouvait être là, rien de particulier. Camille revérifie. Le responsable de la sécurité danse d’un pied sur l’autre et souffle fort pour manifester son exaspération. Camille se penche sur l’écran, le flot des ambulances, des véhicules du Samu et des particuliers, des gens qui entrent et sortent, blessés, pas blessés, marchant ou courant. Rien de saillant qui puisse aider Camille.

Il se lève et s’en va. Revient sur ses pas, appuie sur le bouton, éjecte le DVD, et s’en va.

— Vous me prenez pour un con ? s’égosille le responsable. Et le PV ?

Camille, d’un geste : on verra ça plus tard.

Il est déjà de retour sur le parking. Ce serait moi, se dit-il en observant les alentours, je passerais par le côté. L’issue de secours. Il se penche sur la porte pour y voir de près. Doit sortir ses lunettes. Pas de trace d’effraction.

— Quand vous allez fumer dehors, qui vous remplace ?

La question s’impose. Camille est revenu à l’accueil, il est allé au fond du hall et à main gauche il a trouvé, comme par hasard, le couloir qui conduit à une issue de secours.

Ophélia sourit de toutes ses dents jaunes.

— On n’a déjà pas de remplaçant pour les congés maternité, ils ne vont pas nous en donner pour les pauses-cancer !

Venu ? Pas venu ?

En regagnant sa voiture, il écoute ses messages.

— Michard ! (Ton cassant.) Rappelez-moi. N’importe quand, je n’ai pas d’heure. Dites-moi où vous en êtes. Et de toute manière, votre rapport demain matin à la première heure, n’est-ce pas ?

Camille se sent seul. Très seul.


23 h 00

La nuit, dans les hôpitaux, c’est quelque chose. Même le silence a l’air en sursis. Ici, aux urgences, les civières ne cessent de sillonner les couloirs, on perçoit des cris, parfois lointains, des éclats de voix, des pas précipités, des sonneries.

Anne parvient à s’endormir mais d’un sommeil agité, plein de coups, de sang, elle sent sous sa main le ciment du passage Monier, ressent avec une exactitude hyperréaliste la pluie de verre s’abattre sur elle, revit la chute contre la vitrine et le bruit des détonations dans son dos, elle halète, la petite infirmière avec l’anneau dans la lèvre hésite à la réveiller. Ça n’est d’ailleurs pas la peine, à la fin du film Anne se réveille toujours en sursaut, elle se redresse en hurlant. Devant elle, l’image de l’homme qui rabat sa cagoule sur son visage, suivie de la crosse de son fusil en gros plan qui s’apprête à s’écraser sur sa pommette.

Dans son sommeil, du bout des doigts, Anne touche son visage, rencontre des points de suture, puis ses lèvres, elle cherche ses dents, trouve les gencives, des morceaux de dents cassées qui dépassent, comme des chicots.

Il voulait la tuer.

Il va revenir. Il veut la tuer.

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