7 h 15
Camille n’a quasiment pas dormi depuis deux jours. En se chauffant les mains autour de son mug de café, il regarde la forêt à travers la grande baie vitrée de l’atelier. C’est ici, à Montfort, que sa mère a peint pendant de longues années, jusqu’à sa mort quasiment. Après quoi le lieu a sombré dans l’abandon, squatté, saccagé, Camille ne s’en est pas préoccupé mais il ne l’a jamais vendu, sans très bien savoir pourquoi.
Puis un jour, après la mort d’Irène, il a choisi de ne plus rien conserver de sa mère, aucune œuvre, un très vieux compte à régler avec elle, c’est à cause de son tabagisme qu’il mesure un mètre quarante-cinq.
Certaines toiles sont dans des musées étrangers. Il s’était promis aussi de se débarrasser de l’argent ainsi récolté et, bien évidemment, il n’en a rien fait. Ou plutôt si. Lorsqu’il a repris une vie sociale, après la mort d’Irène, il a reconstruit et réaménagé cet atelier en bordure de la forêt de Clamart, l’ancien pavillon de gardien d’une propriété maintenant disparue. Autrefois, l’endroit était plus isolé encore qu’aujourd’hui où les premières maisons ne sont plus qu’à trois cents mètres, mais ce sont trois cents mètres de forêt dense. Le chemin ne conduit pas plus loin, il se termine là.
Camille a tout remis à neuf, fait poser une tomette rouge pour remplacer celle qui branlait sous chaque pas, créé une vraie salle de bain, monté une mezzanine sur laquelle il a fait sa chambre, tout le bas est un vaste salon, avec une cuisine américaine, dont toute la largeur est constituée d’une grande baie vitrée donnant sur l’orée de la forêt.
Comme lorsqu’il était enfant, qu’il venait passer des après-midi à regarder sa mère travailler, cette forêt continue à le terrifier. C’est aujourd’hui une terreur adulte qui a quelque chose de régressif, de délicieux et douloureux. La seule pointe de nostalgie qu’il s’est autorisée est condensée dans cet énorme poêle à bois, en fonte brillante, planté au centre de la pièce, qui remplace celui que sa mère avait installé et qui a été volé quand la maison était ouverte à tous les vents.
Si on s’y prend mal, la chaleur ne fait que monter, la chambre du haut souffre de la canicule tandis qu’en bas on a les pieds gelés, mais ce mode de chauffage, rustique, lui plaît parce qu’il faut savoir le mériter, il nécessite autant d’attention que d’expérience. Camille sait le charger et le régler pour qu’il tienne toute la nuit. Au plus froid de l’hiver l’atmosphère, le matin, est fraîche mais il considère cette première épreuve, charger et relancer le poêle, comme une petite liturgie.
Il a aussi fait remplacer une large partie de la toiture par des vitres, on voit le ciel en permanence, les nuages et la pluie semblent vous tomber dessus quand vous levez les yeux. Quand il neige, c’est presque inquiétant. Cette ouverture vers le haut ne sert à rien, elle apporte de la lumière mais enfin, la maison n’en manquait pas. Lorsqu’il l’a visitée, Le Guen, homme pratique s’est évidemment interrogé. Camille a dit :
— Qu’est-ce que tu veux, j’ai une taille de caniche mais des aspirations cosmiques.
Il vient ici dès qu’il le peut. Il y vient pour ses congés, ses week-ends, il y invite peu. D’ailleurs, dans sa vie, il n’y a pas grand monde. Louis et Le Guen sont venus, Armand aussi, il ne l’a pas décidé mais ce lieu reste assez secret, il y passe son temps à dessiner, toujours de mémoire. Dans les piles de croquis, dans les centaines de carnets qui s’entassent dans le grand salon, on trouve les portraits de tous ceux qu’il a arrêtés, de tous les morts qu’il a vus et sur lesquels il a enquêté, des juges pour qui il a travaillé, des collègues qu’il a croisés, avec une prédilection marquée pour les témoins qu’il a interrogés, ces silhouettes arrivées et reparties, des passants traumatisés, hébétés, des spectateurs catégoriques, des femmes bousculées par les événements, des jeunes filles submergées par l’émotion, des hommes encore fébriles d’avoir frôlé la mort, ils sont quasiment tous là, deux mille croquis, trois mille peut-être, une gigantesque galerie de portraits sans équivalent : le quotidien d’un policier de la Criminelle, interprété par l’artiste qu’il n’est jamais devenu. Camille est un dessinateur comme il y en a peu, foudroyant de justesse, il dit parfois que ses dessins sont plus intelligents que lui, ce qui est assez vrai. Au point que même les photographies paraissent moins fidèles, moins justes. Lors d’une visite à l’hôtel Salé, Anne lui a semblé si jolie qu’il lui a dit : ne bouge pas, il a sorti son téléphone portable, il a fait une photo d’elle, une seule, pour qu’elle s’affiche quand elle appelle, et puis finalement il a dû photographier un de ses propres croquis, plus juste, plus vrai, plus évocateur.
On est en septembre, il ne fait pas encore froid, Camille s’est contenté, en arrivant cette nuit, d’allumer dans le poêle ce qu’il nomme un feu de confort.
Il faudrait que son chat vienne vivre ici, Doudouche, mais elle n’aime pas la campagne, elle veut Paris ou rien, elle est ainsi. Elle aussi, il l’a beaucoup dessinée. Et Louis. Et Jean. Et Maleval, autrefois. Hier soir, juste avant d’aller se coucher, il a exhumé tous les portraits qu’il a faits d’Armand, il a même trouvé le croquis réalisé le jour de sa mort, Armand allongé sur son lit, avec cette figure longue et enfin calme qui fait que tous les morts se ressemblent peu ou prou.
Devant la maison, à cinquante mètres, à l’extrémité de ce qui fait office de cour, commence la forêt. L’humidité tombe avec la nuit, ce matin sa voiture est couverte d’eau.
Il a très souvent dessiné cette forêt, il s’est même risqué à l’aquareller, il n’est pourtant pas doué pour la couleur. Lui, son truc, c’est l’émotion, le mouvement, le vif du sujet, mais il n’est pas un coloriste. Sa mère, oui. Lui, non.
Son portable vibre à sept heures et quart exactement.
Sans poser son mug de café, il le saisit. Louis s’excuse.
— Non, répond Camille, vas-y…
— Mme Forestier n’est plus à l’hôpital.
Court silence. Si on devait écrire la biographie de Camille Verhœven, la plus grande partie serait consacrée à l’histoire de ses silences. Louis, qui le sait, continue de s’interroger. Cette femme disparue, quelle place occupe-t-elle réellement dans sa vie ? Est-elle la vraie, la seule raison de son comportement ? Quelle part d’exorcisme intervient dans l’attitude de Camille ? En tout cas, le silence du commandant Verhœven dit suffisamment combien sa vie est bousculée.
— Disparue depuis quand ? demande-t-il.
— On ne sait pas, cette nuit. L’infirmière est passée vers vingt-deux heures, elle a parlé avec elle, elle semblait calme, mais il y a une heure, sa remplaçante a trouvé la chambre vide. Elle a laissé l’essentiel de ses vêtements dans la penderie pour faire croire qu’elle s’était simplement absentée. Du coup, ils ont mis un peu de temps avant de se rendre compte qu’elle avait vraiment disparu.
— Le planton ?
— Il dit qu’il a des problèmes de prostate, quand il s’absente ça peut durer assez longtemps.
Camille avale une gorgée de café.
— Tu envoies tout de suite quelqu’un à son appartement.
— Je l’ai fait moi-même avant de vous appeler, dit Louis. Personne ne l’a vue…
Camille fixe l’orée de la forêt, comme s’il en attendait du secours.
— Vous savez si elle a de la famille ? demande Louis.
Camille dit non, je ne sais pas. En fait, si, elle a une fille aux États-Unis. Il cherche le prénom. Agathe. Mais il n’en parle pas.
— Si elle est allée à l’hôtel, reprend Louis, ce sera plus long pour la retrouver mais elle a pu aussi demander du secours à une connaissance. Je vais aller voir du côté de son travail.
Camille soupire :
— Non, laisse, dit-il, je vais le faire. Toi, tu restes concentré sur Hafner. On a quelque chose ?
— Rien pour le moment, il semble avoir disparu pour de bon. Dernier domicile connu, personne. Lieux habituels, pas de trace. Relations connues, on ne l’a pas vu depuis le début de l’année…
— Depuis le braquage de janvier ?
— À peu près, oui.
— Il s’est taillé loin…
— C’est ce que tout le monde pense. Quelques-uns supposent même qu’il est mort mais ça ne tient sur rien. On dit aussi qu’il est malade, l’information revient fréquemment, mais à voir sa prestation passage Monier, je le trouve plutôt fringant, moi. On continue de chercher mais je n’y crois pas beaucoup…
— Et les résultats du labo sur la mort de Ravic, on les aura quand ?
— Rien avant au moins demain.
Louis laisse filer un silence délicat, dans sa culture c’est une qualité de silence très spéciale, réservée aux questions difficiles. Il se lance :
— Pour Mme Forestier, qui prévient la divisionnaire, vous ou moi ?
— Je vais le faire.
La réponse a fusé. Trop vite. Camille repose son mug sur l’évier. Louis, toujours intuitif, attend la suite, qui ne tarde pas.
— Écoute, Louis… je préférerais la chercher moi-même.
On sent que Louis hoche prudemment la tête.
— Je pense que je peux la retrouver… assez vite.
— Pas de problème, décide Louis.
Le message veut clairement dire qu’on n’en parle pas à la divisionnaire Michard.
— J’arrive, Louis. Très vite. Avant, j’ai un rendez-vous mais juste après j’arrive.
La pointe de sueur froide que Camille sent le long de son dos n’a rien à voir avec la température de la pièce.
7 h 20
Il termine de s’habiller rapidement, mais il ne peut pas partir comme ça, c’est plus fort que lui, il faut qu’il s’assure que tout est sécurisé, cette impression agaçante que tout dépend toujours de lui.
Il monte à la mezzanine, marche sur la pointe des pieds.
— Je ne dors pas…
Il s’avance alors plus franchement, s’assoit sur le bord du lit.
— J’ai ronflé ? demande Anne sans se retourner.
— Avec une fracture du nez, c’est inévitable.
Il est soudain frappé par cette position. Déjà à l’hôpital, toujours le visage de l’autre côté, vers la fenêtre, elle ne veut plus me voir, elle me sent incapable de la protéger.
— Tu es en sécurité ici, il ne peut rien t’arriver.
Anne hoche la tête, difficile de savoir si c’est oui, si c’est non.
C’est non.
— Il va trouver. Il va venir.
Elle se retourne alors sur le dos et le regarde. Elle arriverait presque à le faire douter.
— C’est impossible, Anne. Personne ne peut savoir que tu es là.
Anne se contente de hocher encore la tête. On ne peut pas hésiter sur la signification : tu peux dire ce que tu veux, il va me trouver, il va venir me tuer. L’histoire tourne à l’obsession, devient incontrôlable. Camille lui prend la main.
— Après ce qui t’est arrivé, il est normal d’avoir peur. Mais je t’assure…
Cette fois, le hochement de tête peut vouloir dire : comment t’expliquer ? Ou : laisse tomber.
— Je vais devoir y aller, dit Camille en consultant sa montre. Tu as tout ce qu’il faut en bas, je t’ai montré…
Oui. D’un signe. Elle est encore très fatiguée. Même la pénombre de la pièce est incapable de masquer les ravages des hématomes et des meurtrissures.
Il lui a tout montré, le café, la salle de bain, la pharmacie pour les soins. Lui ne voulait pas qu’elle quitte l’hôpital, qui va veiller à l’évolution de son état, retirer les points de suture ? Mais rien à faire, frénétique, nerveuse, elle ne voulait plus de l’hôpital, elle menaçait de rentrer chez elle. Il ne pouvait pas lui dire qu’elle y était attendue, c’était le piège, comment faire, quoi faire, où l’emmener, si ce n’est ici, au bout du monde ?
Alors voilà. Anne est ici.
Aucune femme n’y est jamais venue. Camille chasse cette idée parce que en fait, c’est en bas, près de la porte qu’Irène a été tuée. Depuis quatre ans, tout a changé, il a tout refait mais en même temps tout est pareil. Lui aussi a « nettoyé ». À sa manière, ce n’est jamais très bien fait, des lambeaux de vie restent accrochés ici et là, s’il regarde autour de lui il en voit partout.
— Tu fais comme je t’ai dit, reprend-il, tu ferm…
Anne pose sa main sur la sienne. Avec les attelles aux doigts, le geste n’a rien de romantique. Elle veut dire : tu m’as déjà dit tout cela, j’ai compris, sauve-toi.
Camille se sauve. Il descend les marches de la mezzanine, sort, ferme à clé, monte en voiture.
Sa situation à lui est devenue beaucoup plus compliquée mais celle d’Anne beaucoup plus sûre. Prendre sur lui, tenir le monde sur ses épaules. Il serait d’une taille normale, est-ce qu’il se sentirait autant de devoir ?
8 h 00
La forêt me déprime, j’ai toujours détesté. Celle-ci est pire que les autres. Clamart, Meudon, autant dire nulle part. Triste comme un dimanche au paradis. Une pancarte annonce un faubourg, on ne sait pas ce que c’est, des pavillons, des propriétés de faux riches, ce n’est ni la ville, ni un village, ni la banlieue. C’est la périphérie. La périphérie de quoi, on se demande. À voir le soin qu’ils apportent à leurs jardins, à leurs terrasses, on ne sait pas ce qui est le plus consternant, de la désolation du lieu ou de la satisfaction qu’elle semble procurer aux habitants.
Passé ces alignements de pavillons, plus rien d’autre que cette forêt à perte de vue, la rue du Pavé-de-Meudon que le GPS met deux plombes à repérer, et à gauche cette rue de la Morte-Bouteille, qui a inventé ce nom-là ? Sans compter qu’il est carrément impossible de se garer discrètement, il faut remonter jusqu’au diable vauvert et continuer à pied.
Je suis à cran, je ne mange pas assez, je suis fatigué, je veux tout faire en même temps. Et je n’aime pas marcher. Dans la forêt en plus…
Elle n’a qu’à bien se tenir, la donzelle, je vais lui faire une explication de gravure, moi, ça va pas traîner. Je suis équipé pour m’expliquer clairement. Et quand j’en aurai fini avec tout ça, j’irai dans un endroit où la forêt est interdite. Je ne veux pas un arbre à moins de cent kilomètres à la ronde, je veux une plage, des cocktails d’enfer, quelques bonnes mains au poker et me remettre de mes émotions. J’ai l’âge. Quand tout sera fini, je veux profiter pendant qu’il est encore temps. Pour ça, il faut retrouver son sang-froid, marcher dans cette forêt à la con en faisant attention à tout ce qui passe, on ne dirait pas mais c’est fou ce qu’il peut y avoir comme monde dans un endroit aussi désert, des jeunes, des vieux, des couples, ça crapahute dès les premières heures de la journée, ça se balade, ça fait de l’exercice. J’en ai même croisé à cheval.
Cela dit, plus j’avance, moins il y a foule. La maison est située assez loin en retrait, à plus de trois cents mètres, et le chemin ne conduit que là, après plus rien, c’est la forêt.
Se déplacer ici avec un fusil à lunette, même dans un étui, ça ne faisait pas très couleur locale, je l’ai fourré dans un sac de sport. D’autant que je n’ai pas vraiment le style du gars qui cherche des champignons.
Depuis quelques minutes, je ne vois plus personne, le GPS est perdu mais pas d’autres chemins que celui-là.
On va être tranquille. On va bien travailler.
8 h 30
Chaque porte qui claque, chaque mètre de couloir, chaque regard vers le grillage, tout lui coûte et lui pèse. Parce que au fond, Camille a peur. Lorsqu’il y a longtemps la certitude de venir un jour ici s’est imposée, il l’a aussitôt rejetée. Mais elle est remontée à la surface, elle a continué à s’agiter, comme un gros poisson de vase, à lui chuchoter que le grand rendez-vous aurait lieu, tôt ou tard. Il ne manquait qu’une occasion pour y venir, pour céder à ce besoin irrépressible sans avoir à rougir de soi.
Les lourdes portes métalliques de la Maison centrale s’ouvrent et se ferment, devant, derrière, tout autour.
En avançant, de son petit pas de moineau, si léger, Camille retient une envie de vomir, la tête lui tourne.
Le gardien qui l’escorte se montre déférent, presque précautionneux, comme s’il connaissait la situation et que Camille avait droit, pour cette circonstance exceptionnelle, à des égards particuliers. Camille voit des signes partout.
Une salle, une autre et voici le parloir. On ouvre la porte. Il entre, s’assoit devant la table de fer rivée au sol, son cœur bat à une cadence hallucinante, sa gorge est sèche. Il attend. Pose ses mains à plat, il les voit trembler, il les remet sous la table.
Puis la seconde porte s’ouvre, celle du fond de la pièce.
Il ne voit d’abord que les chaussures, posées à plat sur le rebord métallique du fauteuil roulant, des chaussures en cuir noir, excessivement brillantes, puis le fauteuil glisse, très lentement, donnant une impression d’inquiétude ou de méfiance. Apparaissent alors deux jambes dont les genoux, arrondissant le tissu, disent la corpulence et le fauteuil s’arrête là, à mi-chemin, au seuil de la pièce, ne laissant voir que deux mains potelées, blanches, sans veines, serrées sur les grandes roues caoutchoutées. Encore un mètre et enfin voici l’homme.
Il marque un temps d’arrêt. Dès qu’il entre, il fixe Camille dans les yeux et ne le quitte plus. Le gardien passe devant, écarte de la table la chaise métallique pour laisser place au fauteuil et, sur un signe de Camille, il sort.
Le fauteuil s’avance, tourne sur lui-même avec une légèreté inattendue.
Voilà. Ils sont face à face.
Camille Verhœven, commandant de police judiciaire, se retrouve, pour la première fois depuis quatre ans, face à l’assassin de sa femme.
Il a connu naguère un homme grand, encore mince mais guetté par l’embonpoint, d’une élégance dépassée, un peu fin de race, d’une sensualité presque gênante, surtout la bouche. Le détenu qu’il a devant lui est replet et négligé. Ses traits sont parfaitement identiques à ceux d’autrefois mais noyés dans un ensemble dont toutes les proportions ont changé. Seul son visage ancien demeure, comme un masque finement dessiné posé sur une tête d’obèse. Ses cheveux sont trop longs, gras. Son regard est le même exactement, cauteleux, sournois.
— C’était écrit, dit Buisson. (Sa voix tremble, trop haute, trop forte.) Et c’est maintenant, conclut-il comme si l’entretien venait de s’achever.
Du temps de sa splendeur, déjà, il aimait faire des phrases. En réalité, c’est même ce qui a fait de lui un sextuple meurtrier, ce goût pour la grandiloquence, cette arrogance prétentieuse. Camille et lui se sont tout de suite haïs, dès qu’ils se sont rencontrés. Ensuite, l’histoire, ça arrive, a confirmé que leurs intuitions avaient fait les bons choix. Ce n’est pas le moment de remonter au déluge.
— Oui, répond Camille simplement, c’est maintenant.
Sa voix à lui ne tremble pas. Il est plus calme maintenant qu’il est face à Buisson. Il a beaucoup d’expérience dans le face-à-face et il a compris qu’il n’exploserait pas. Cet homme dont il a si souvent rêvé la mort, la torture, les souffrances, n’est plus le même et en le découvrant ainsi, des années plus tard, Camille comprend qu’il peut maintenant s’abandonner à une rancune sereine, définitive parce qu’il n’y a plus d’urgence. Pendant toutes ces années, il a déposé sur l’assassin d’Irène toute sa détestation, sa violence et son ressentiment, mais c’est de l’histoire ancienne.
Buisson, c’est terminé.
La propre histoire de Camille, elle, en revanche, ne l’est pas.
Sa faute personnelle dans la mort d’Irène continuera à lui livrer bataille. Il n’en finira jamais avec elle, voilà le constat, la certitude qui éclaire tout. Tout le reste, c’est de la fuite.
Lorsqu’il prend conscience de cela, Camille lève la tête vers le plafond et laisse monter des larmes qui le rapprochent aussitôt d’une Irène intacte, ravissante, comme éternellement jeune, pour lui seul. Lui vieillit, elle, plus radieuse que jamais, ne changera plus, ce que Buisson lui a fait n’a plus aucune prise sur son souvenir, ce faisceau intime d’images, de réminiscences, de sensations qui condensent l’amour que Camille a voué à Irène.
Et dont sa vie porte la trace comme une cicatrice sur une joue, discrète mais inaltérable.
Buisson ne bouge pas. Depuis le début de l’entretien, il a peur.
L’émotion de Camille, brève, vite maîtrisée, n’a créé aucun embarras entre les deux hommes. Les mots vont venir, il fallait d’abord que le silence prenne sa place. Camille s’ébroue, il ne veut pas que Buisson voie, dans ce trouble impromptu et leurs silences à tous deux, une sorte de communion muette. Il ne veut rien partager de tel avec lui. Il se mouche, enfonce le mouchoir dans sa poche, pose ses coudes sur la table, croise les mains sous son menton et fixe Buisson.
Depuis hier, Buisson redoute ce moment. Depuis qu’il a appris — et ça n’a pas traîné — que Verhœven avait rendu visite à Mouloud Faraoui, il a compris que son heure avait enfin sonné. Il est resté éveillé toute la nuit, s’est tourné, retourné dans son lit, il n’arrivait pas à y croire que ce soit maintenant. Sa mort ne fait plus l’ombre d’un doute. Le gang de Faraoui, à la Centrale, est omniprésent, il ne permettrait même pas à un cafard de se cacher. Si Camille a trouvé de quoi s’offrir les services de Faraoui — par exemple, le nom de celui qui l’a balancé —, dans une heure, dans deux jours, Buisson va se faire planter un poinçon dans la gorge à la sortie du réfectoire, se faire étrangler par-derrière avec un fil de fer tandis que deux culturistes lui tiendront les bras. Il va se faire catapulter avec son fauteuil par-dessus la rambarde du troisième étage. Ou se faire étouffer sous son matelas. Tout dépendra de la commande, Verhœven peut même, s’il le veut, exiger une mort très longue, Buisson peut agoniser une nuit entière bâillonné dans les toilettes puantes, se vider de son sang goutte à goutte ligoté dans le placard d’une salle de travail…
Buisson a peur de mourir.
Il ne croyait plus que Camille se vengerait. Cette peur, qui l’avait quitté depuis tout ce temps, revient d’autant plus violente, plus effrayante qu’elle lui semble aujourd’hui moins méritée. Ces années de prison, avec tout ce qui lui est arrivé ici, la place qu’il a su se construire, le respect qu’il a su inspirer, le pouvoir qu’il y a acquis, ont fabriqué dans son esprit une sorte de péremption que Verhœven a ruinée en quelques heures. Il lui a suffi de venir rendre visite à Faraoui pour que tout le monde comprenne que la prescription n’était qu’apparente, que Buisson était entré dans ses dernières heures de sursis. On a beaucoup parlé de ça dans les couloirs, Faraoui a largement répandu la nouvelle, ça devait faire partie du deal avec Verhœven, d’effrayer Buisson. Certains matons le savent, les détenus n’ont plus la même tête qu’avant quand ils le regardent.
Pourquoi maintenant, voilà toute la question.
— Il paraît que tu es devenu un caïd…
Buisson se demande si ce constat est la réponse. Mais non. Camille a simplement posé un diagnostic. Buisson est un homme très intelligent. Lors de sa fuite, Louis lui a tiré une balle dans le dos qui l’a cloué dans ce fauteuil, mais avant cela, il avait donné beaucoup de fil à retordre à la police. Il est arrivé en prison précédé d’une flatteuse réputation, il était même devenu une sorte de vedette pour avoir su tenir si longtemps la dragée haute à la Police criminelle, petit capital de sympathie qu’il a su faire fructifier avec beaucoup de talent auprès des autres détenus, en parvenant à se hisser hors des guerres de clans, rendant service aux uns et aux autres : un intellectuel ici, un homme qui sait des choses, est une rareté. Il a tissé, au fil des années, un réseau très serré de relations d’abord ici, puis dehors, grâce aux détenus sortis à qui il a continué de rendre des services, il a fait des présentations, ménagé des entretiens, présidé à des rencontres. L’an dernier, il est même arrivé à intervenir dans une lutte fratricide entre deux gangs de la banlieue ouest, à calmer le jeu, il a proposé les termes de l’accord, il a négocié, un travail d’orfèvre. Il ne trempe dans aucun trafic interne mais il les connaît tous. Et pour ce qui est de l’extérieur de la prison, en matière de délinquance et pourvu qu’elle soit d’assez bon niveau, Buisson sait tout ce qu’il y a à savoir, il est remarquablement informé et donc un homme puissant.
Pour autant, maintenant que Camille l’a décidé, demain peut-être, ou dans une heure, il sera un homme mort.
— Tu as l’air inquiet…, dit Camille.
— J’attends.
Buisson regrette aussitôt ce qui ressemble à une provocation, donc à une défaite. Camille lève la main, pas de problème, il comprend.
— Vous allez m’expliquer…
— Non, dit Camille, je n’explique rien. Je te dis simplement comment les choses vont se passer, voilà tout.
Buisson est très pâle. Le détachement dont fait preuve Verhœven lui apparaît comme une menace supplémentaire. Ça le révolte.
— J’ai droit à une explication ! hurle Buisson.
Physiquement il est aujourd’hui quelqu’un d’autre mais à l’intérieur rien de changé. Toujours cet ego démesuré. Camille fouille dans sa poche. Et pose sur la table une photo.
— Vincent Hafner. C’est…
— Je sais qui c’est…
La réflexion a jailli comme s’il avait été insulté. Elle est aussi l’effet d’un soulagement. En une fraction de seconde, Buisson a compris qu’il tenait sa chance.
Camille a surpris une sorte d’euphorie spontanée et involontaire dans sa voix mais il ne s’y arrête pas. C’était prévisible. Buisson tente aussitôt d’allumer un contre-feu, de noyer le poisson.
— Je ne le connais pas personnellement… Ce n’est pas une légende mais c’est tout de même quelqu’un qui compte. Il a une réputation assez… sauvage. Un brutal.
Il faudrait placer des électrodes sur son crâne pour voir à quelle vitesse impressionnante s’opèrent les connexions neuronales.
— Il a disparu en janvier dernier, reprend Camille. Il est resté introuvable pendant un bon moment, même pour ses proches, ceux qui ont travaillé avec lui. Il n’a plus donné de nouvelles. Et le voilà qui réapparaît comme ça, d’un coup, on dirait même qu’il a pris un coup de jeune, il renoue avec ses bonnes vieilles méthodes. Il se remet au boulot, frais comme un gardon.
— Et ça vous paraît bizarre.
— J’ai un peu de mal à faire coller sa disparition, si soudaine… avec son retour en fanfare. De la part d’un type en fin de carrière, c’est surprenant.
— Et donc quelque chose ne va pas.
Camille montre alors un visage soucieux, le visage d’un homme mécontent de soi, presque en colère.
— On va dire ça comme ça, quelque chose ne va pas. Quelque chose que je ne comprends pas.
À l’infinitésimal sourire de Buisson, Camille se félicite d’avoir parié sur sa suffisance. Elle a fait de lui un assassin récidiviste. Elle l’a conduit en prison. C’est à elle qu’il devra un jour de mourir en cellule. Et pourtant, il n’en a rien appris, son narcissisme, intact, est un puits sans fond, toujours prêt à le faire tomber du côté où il penche. « Que je ne comprends pas », phrase-clé, maître-mot pour Buisson qui, lui, comprend. Et il est incapable de le cacher.
— Il a peut-être une urgence…
Il faut aller au bout. Camille ne montre pas combien il souffre de s’abaisser ainsi à tricher. Il est enquêteur, la fin justifie les moyens. Alors il lève les yeux vers Buisson, fait mine d’être intrigué.
— On dit qu’Hafner est assez malade…, articule lentement Buisson.
Quand on a choisi un stratagème, jusqu’à preuve du contraire le mieux est de s’y tenir :
— Alors qu’il crève, répond Camille.
Le résultat ne se fait pas attendre :
— Justement, c’est ça qui doit l’agiter, de crever bientôt ! Il est avec une fille bien plus jeune… Une pute du plus bas étage, à dix-neuf ans elle avait déjà épongé l’équivalent de Châteauroux. Elle doit aimer les coups, pas possible autrement…
Camille se demande si Buisson va avoir le cran, ou l’inconscience, de pousser jusqu’au bout. Et oui.
— Malgré ce qu’elle est, il paraît qu’Hafner s’est entiché de cette fille. L’amour, commandant, quelle puissance, hein ? Vous en savez quelque chose…
Camille ne le montre pas mais il est éprouvé, à quelques millimètres de la rupture. À l’intérieur, c’est un homme défait. Il vient d’autoriser Buisson à se vautrer dans son histoire. « L’amour, commandant… »
Buisson doit le sentir, un fond d’esprit de conservation prend le dessus sur la jouissance de la situation.
— S’il est très malade, reprend-il, peut-être qu’Hafner veut mettre sa donzelle à l’abri du besoin. Vous savez, on trouve les réflexes les plus généreux chez les âmes les plus noires…
La rumeur courait, Louis le lui avait dit mais cette confirmation, qui a coûté cher, valait le sacrifice.
Pour Camille, une lueur vient de s’allumer, là-bas, tout au fond du tunnel. Ce soulagement n’échappe pas à Buisson. Mais c’est un pervers, en même temps qu’il risque sa vie il ne peut pas s’empêcher de spéculer sur le besoin du commandant Verhœven, sur l’importance qu’il attache à cette recherche pour en être réduit à s’adresser à lui. Sur son urgence. Sa vie à peine sauve, il se demande déjà quel parti il pourrait en tirer.
Camille ne lui en laisse pas le temps.
— Hafner, il me le faut, tout de suite. Je te donne douze heures.
— C’est impossible ! s’étrangle Buisson, éperdu.
En voyant Camille se lever, il voit fuir sa dernière chance de rester vivant. Il tape fébrilement du poing sur les accoudoirs de son fauteuil. Camille reste de marbre.
— Douze heures, pas une de plus. On travaille toujours mieux dans l’urgence.
Il frappe du plat de la main à la porte. Au moment où elle s’ouvre, il se retourne vers Buisson :
— Même après ça, je peux te faire tuer quand je voudrai.
Il a suffi qu’il le dise pour que tous deux se rendent compte qu’il devait le dire mais que ce n’est pas vrai.
Que Buisson serait déjà mort depuis longtemps si cela avait dû se faire.
Que pour Camille Verhœven, commander un assassinat n’est pas compatible avec ce qu’il est.
Et maintenant qu’il sait qu’il ne risque rien, maintenant qu’il comprend qu’il n’a, peut-être, en réalité, jamais rien risqué, Buisson prend la décision de trouver ce que Verhœven a besoin de savoir.
Camille en sortant de la prison se sent à la fois soulagé et terriblement accablé, comme le dernier rescapé d’un naufrage.
9 h 00
La fraîcheur me pose presque autant de problèmes que la fatigue. On ne la sent pas tout de suite mais si on ne s’active pas, on est rapidement gelé jusqu’à l’os. Pour tirer finement, ça va être facile !
Mais au moins, le coin est tranquille. La maison est de plain-pied, tout en largeur, sans étage, bien qu’elle soit haute de toiture. L’espace est très bien dégagé devant. Je m’organise à l’abri d’un minuscule appentis situé à l’extrémité de la cour, ce devait être un clapier ou un truc dans le genre.
J’y stocke le fusil à lunette, je ne conserve que le Walther et le poignard de chasse et je vais, par le grand large, en reconnaissance.
Comprendre la topologie est essentiel. Il faut faire les bons dégâts, là où il faut. Être soigneux. Précis. Comment dit-on, déjà ? Ah oui. « Chirurgical ». Ici, utiliser le Mossberg, ce serait comme utiliser un rouleau pour peindre une miniature. Chirurgical, ça veut dire faire des trous précis, aux endroits précis. Et comme la baie vitrée est visiblement à l’épreuve de pas mal de choses, je me félicite de mon choix du M40A3 avec sa lunette de visée, elle est très précise, cette arme-là. Très perforante.
Un peu sur la droite de la maison, il y a une sorte de tertre. Sur le dessus, la terre a ruisselé avec la pluie, c’est un monticule composé de matériaux de construction, du plâtre, des blocs de ciment, qu’on devait sans doute se promettre d’évacuer, ce que finalement on ne fait jamais. Ce n’est pas la position idéale mais c’est tout ce dont je dispose. De là, je vois une grande partie de la pièce principale mais de biais. Pour tirer, il faudra me mettre debout. À la dernière seconde.
Je l’ai déjà vue passer une fois ou deux mais trop rapidement. Pas de regret, il aurait fallu se précipiter. Or il faut faire les choses bien.
Sitôt levée, Anne est allée à la porte pour vérifier que Camille avait bien fermé les verrous. Il a été cambriolé plusieurs fois, dans un coin aussi isolé, rien d’étonnant, du coup tout est blindé. La grande baie vitrée est un double vitrage renforcé, on doit pouvoir l’attaquer au marteau sans qu’elle frémisse.
— C’est le code pour l’alarme, a dit Camille en lui montrant une page déchirée d’un carnet. Tu tapes dièse, les numéros et dièse. Ça force l’alarme à se déclencher. Ça n’est pas connecté au commissariat, ça ne dure qu’une minute mais je t’assure, c’est très dissuasif.
Ce sont des numéros : 29091571, elle n’a pas eu envie de demander à quoi ils correspondent.
— La date de naissance du Caravage… (Il a eu l’air de s’excuser.) Ce n’est pas une mauvaise idée pour un code, on n’est pas nombreux à le connaître. Mais je t’assure, encore une fois, tu n’en auras pas besoin.
Elle est allée aussi sur l’arrière. Il y a une buanderie et la salle de bain. La seule porte qui donne sur l’extérieur est blindée et verrouillée également.
Anne s’est ensuite douchée, comme elle a pu, impossible de se laver les cheveux correctement, elle a hésité à retirer les attelles de ses doigts. Elle ne l’a pas fait parce que c’est encore très douloureux, dès qu’elle touche l’extrémité de ses phalanges elle retient un cri. Il faut vivre avec. Comme si elle avait des pattes d’ours, saisir la plus petite chose devient un exploit. Elle fait l’essentiel avec le pouce droit, le gauche est foulé.
La douche lui a fait un bien immense, toute la nuit elle s’est sentie sale, l’impression de traîner sur elle des odeurs d’hôpital.
L’eau brûlante d’abord, extrêmement douce, l’a longuement bercée, puis elle a entrouvert la fenêtre et l’air délicieusement frais l’a revigorée.
Son visage, lui, ne semble pas changer. Dans le miroir, il est le même que la veille au soir mais de plus en plus laid, plus bouffi, plus bleu ici, plus jaune là, et ces dents cassées…
Camille conduit prudemment. Trop prudemment. Trop lentement, surtout que la portion d’autoroute n’est pas bien longue, les conducteurs ont tendance à oublier les limitations. Camille a l’esprit ailleurs, à ce point préoccupé que le pilotage automatique en est réduit au minimum : soixante-dix kilomètres-heure, soixante, puis cinquante, avec la conséquence habituelle, les torrents de klaxons, les insultes au passage, les appels de phares, la voiture se traîne jusqu’au périphérique. Tout est parti de cette question : il a dormi, dans le lieu le plus secret de sa vie, avec cette femme mais que sait-il d’elle réellement ? Que savent-ils l’un de l’autre, Anne et lui ?
Il a rapidement fait le compte de ce qu’Anne sait de lui. Il lui a raconté l’essentiel, Irène, sa mère, son père. Sa vie, au fond, ce n’est pas tant de choses que ça. Avec la mort d’Irène, ce serait juste un drame de plus que la plupart des gens.
Et ce qu’il sait d’Anne, ce n’est pas vraiment plus. Un travail, un mariage, un frère, un divorce, un enfant.
Parvenu à ce constat, Camille vire sur la file du milieu, il sort son portable, le connecte à l’allume-cigare, connexion Internet, ouverture du navigateur et, comme l’écran est vraiment petit, il chausse ses lunettes, le téléphone lui échappe des mains, il faut aller le chercher sous le siège passager, quand vous mesurez un mètre quarante-cinq, imaginez si c’est facile.
Alors la voiture prend la file encore plus à droite, celle où on peut ramper, à la limite de la bande d’arrêt d’urgence sur laquelle elle flotte un long moment, le temps pour Camille de récupérer son portable, mais pendant tout ce temps, son cerveau continue sur sa lancée.
Ce qu’il sait d’Anne.
Sa fille. Son frère. Son travail à l’agence de voyages.
Quoi d’autre ?
Le clignotant se manifeste par un picotement. Entre les épaules.
Et un brusque accès de salive.
Une fois le portable remonté à la surface, Camille tape sur le clavier : « Wertig & Schwindel ». Pas facile à taper, il y a plein de lettres impossibles dans ces noms-là, il y arrive tout de même.
Il tapote nerveusement le volant en attendant l’apparition de la page d’accueil, la voici enfin avec des palmiers et des plages de rêve — du moins pour ceux que les plages font rêver —, un semi-remorque le double furieusement en hurlant à la mort, Camille fait une légère embardée mais reste penché sur son minuscule écran, l’organisation, le mot du président, qu’est-ce qu’on en a à foutre, enfin voilà l’organigramme de l’entreprise, Camille roule à cheval sur la ligne de la bande d’arrêt d’urgence, il redresse d’un coup, une voiture le frôle sur sa gauche, re-hurlement, on croit entendre d’ici les insultes du conducteur surexcité. Le service management et contrôle de gestion, dirigé par Jean-Michel Faye. Un œil sur le portable, l’autre sur la circulation, on arrive à Paris, Camille rapproche encore l’écran de son visage, il y a sa photo, à Jean-Michel Faye, trente ans, enveloppé, des cheveux clairsemés mais l’air content de soi, une belle tête de manager.
Lorsqu’il aborde le périphérique, Camille est en train de faire défiler l’interminable page des contacts, celle qui exhibe le pedigree de tout ce qui compte dans l’entreprise, il cherche la photo d’Anne dans la liste des collaborateurs, les photos passent une par une, le pouce sur la flèche du bas, il a manqué la lettre F, le temps de remonter en arrière et derrière lui c’est la sirène, il lève les yeux vers le rétroviseur, il se tasse sur la partie droite de la file la plus à droite mais rien à faire, le motard de la police le dépasse, lui fait signe de sortir du périphérique, Camille lâche son portable. Et merde.
Il se gare. Les flics, c’est vraiment chiant.
Il n’y a rien pour les filles, ici. Pas de sèche-cheveux, pas de miroir, un lieu d’homme. Pas de thé non plus. Anne a trouvé des mugs, elle a opté pour celui qui porte une inscription cyrillique :
Мой дядя самых честных правил,
Когда не в шутку занемог
Elle a trouvé de la tisane mais trop vieille, plus aucun goût.
Elle s’est rendu compte presque tout de suite que dans cette maison, elle est sans arrêt obligée de décomposer ses gestes, de faire un petit effort supplémentaire pour chaque chose. Parce que c’est la maison d’un homme d’un mètre quarante-cinq, tout y est un peu plus bas qu’ailleurs, les poignées de porte, les tiroirs, les objets, les interrupteurs… Un regard panoramique, vous apercevez partout des moyens de grimper, escabeau, échelle, tabourets… parce que, bizarrement, rien n’est vraiment à la taille de Camille non plus. Il n’a pas totalement exclu de partager cet espace avec quelqu’un, tout est situé à une hauteur intermédiaire entre ce qui serait confortable pour lui et acceptable par l’autre.
Anne reçoit ce constat comme un coup au cœur. Elle n’a jamais eu pitié de Camille, ce n’est pas le genre de sentiment qu’il provoque, chez personne, non, elle est émue. Elle se sent coupable, plus ici qu’ailleurs, plus maintenant que jamais, coupable de coloniser ainsi sa vie, de le happer dans son histoire. Elle ne veut plus pleurer, elle a décidé qu’elle ne le ferait plus.
Se reprendre. Elle jette sa tisane dans l’évier d’un geste définitif, geste de colère contre soi.
Elle porte le bas de son survêtement violine, en haut un pull à col roulé, elle n’a rien d’autre à elle ici. Les vêtements qu’elle portait à son entrée à l’hôpital étaient couverts de sang, le personnel a tout jeté et de ceux que Camille avait rapportés de chez elle, il a décidé de laisser l’essentiel dans l’armoire pour faire croire, si on entrait en son absence, qu’elle était juste sortie de la chambre. Il s’était garé près de l’issue de secours des urgences, Anne s’est faufilée derrière le standard, elle est montée dans la voiture et s’est couchée sur le siège arrière.
Il a promis de lui rapporter des vêtements ce soir. Mais ce soir est un autre jour.
À la guerre, les hommes devaient se poser cette question tous les jours : c’est aujourd’hui que je vais mourir ?
Parce que malgré la belle assurance de Camille, il va venir.
La seule question : quand ? La voici plantée devant la grande baie vitrée. Depuis qu’elle tourne dans la pièce, depuis le départ de Camille, elle est aimantée par la présence de cette forêt.
Dans la lumière du matin, c’est une fantasmagorie. Elle se retourne pour aller à la salle de bain mais elle revient à la forêt. Quelque chose d’idiot vient de lui traverser l’esprit : dans Le Désert des Tartares, ce poste avancé, face au désert, par lequel arrive habituellement l’ennemi irréductible.
Comment en sort-on vivante ?
Les flics, c’est vraiment bien.
Dès qu’il est sorti de sa voiture (pour s’extraire, il doit bondir de son siège en jetant les jambes loin en avant, comme un gamin), le collègue à moto a reconnu le commandant Verhœven. Il travaille en binôme et il a son périmètre de mission, il ne peut pas s’éloigner trop loin mais il a proposé de lui ouvrir un peu le chemin, disons jusqu’à la porte de Saint-Cloud, avant quoi il a dit que tout de même, commandant, le téléphone au volant même si on a ses raisons, c’est très imprudent, la PJ ça ne donne pas le droit d’être un danger public même quand on est préoccupé. Camille a gagné une bonne demi-heure, il a continué à tapoter sur le clavier de son téléphone portable, discrètement. Il abordait les quais quand le collègue lui a fait un signe de la main, Camille a renfourché ses lunettes, il lui a fallu une dizaine de minutes pour constater que le nom d’Anne Forestier ne figure pas dans la liste des collaborateurs de Wertig & Schwindel. Mais, vérification faite, la page n’a pas été actualisée depuis décembre 2005… Anne devait être encore à Lyon à cette époque.
Il se gare sur le parking, descend de voiture, il monte déjà les marches vers son bureau lorsque son téléphone sonne.
Guérin. Camille fait demi-tour, prend l’appel et redescend rapidement dans la cour, pas besoin qu’on entende ce qu’il a à demander à Guérin.
— C’est sympa de me rappeler, dit-il d’un ton enjoué.
Il explique juste ce qu’il faut, ne pas affoler son collègue mais être honnête, c’est un service que je te demande, je vais t’expliquer, mais ce n’est pas la peine, Guérin est déjà au courant, la divisionnaire Michard lui a laissé un message elle aussi, sans doute pour le même motif. Et tout à l’heure, quand il va la rappeler, il va bien être obligé de lui dire, comme à Camille, qu’il ne peut pas l’avoir informé de ce hold-up, d’aucune manière :
— Je suis en congé depuis quatre jours, vieux… Je t’appelle de Sicile.
Bordel de Dieu. Camille se mettrait des gifles. Il remercie, non, rien de grave, t’inquiète, oui, à toi aussi, il raccroche. Il est déjà ailleurs parce que l’appel de son collègue n’a pas interrompu le picotement dans l’échine, ni le petit accès de salivation, très désagréable, chez lui ce sont les signes distinctifs de l’excitation professionnelle.
— Bonjour, commandant ! dit le juge.
Camille redescend sur terre. Depuis deux jours, il a l’impression d’être enfermé dans une toupie géante aux accélérations volcaniques. Cette matinée part dans tous les sens, la toupie se comporte comme un électron libre.
— Monsieur le juge !…
Camille sourit aussi largement que possible. Vous seriez le juge Pereira, vous jureriez que Camille vous guettait avec impatience. Mieux, qu’il venait au-devant de vous et que votre apparition lui crée un sacré soulagement, il a la main grande ouverte devant lui, il hoche la tête d’un air épaté, les grands esprits se rencontrent.
Le grand esprit judiciaire ne semble pas aussi enthousiaste que Camille. Il lui serre la main assez froidement. Camille, dans son sillage, cherche la greffière sur échasses mais il n’en a pas le temps, le juge l’a déjà dépassé, il marche raide et pressé, monte l’escalier, toute son attitude exprime le refus de discuter.
— Monsieur le juge ?
Pereira se retourne, s’arrête, prend l’air étonné.
— Je peux vous voir un instant ? demande Camille. Au sujet du passage Monier…
À cause de la chaleur bienfaisante de la salle de bain, maintenant la fraîcheur du salon signe durement le retour dans la vraie vie.
Camille lui a donné des instructions très précises, très techniques concernant le poêle qu’évidemment Anne s’est empressée d’oublier. À l’aide du tisonnier, elle ouvre la plaque de fonte et glisse dans le trou béant une bûche qui peine à entrer, elle force, la bûche cède, le temps de refermer la plaque, flotte déjà dans la pièce une atmosphère de feu de bois un peu âcre. Elle se résout à se faire une tasse de café lyophilisé.
Elle ne parvient pas à se réchauffer, elle a froid à l’intérieur. Nouveau regard sur la forêt en attendant que l’eau soit chaude…
Puis elle s’installe dans le canapé, feuillette les dessins de Camille, elle n’a que l’embarras du choix, il y en a partout. Des visages, des silhouettes, des hommes en uniforme, elle retrouve avec surprise le grand flic avec l’air con et des cernes jaunes, celui qui a été posté devant sa chambre d’hôpital, qui ronflait si profondément lorsqu’elle s’est enfuie. Il est en faction quelque part, trois traits de Camille et c’est hallucinant de réalisme.
Ce sont des portraits émouvants mais sans concession. Parfois Camille se révèle un caricaturiste très fin, plus cruel que drôle, sans illusion.
Et soudain (elle ne s’y attendait pas) dans un carnet posé sur la table basse en verre, la voici, elle, Anne. Sur plusieurs pages. Jamais de date. Les larmes lui montent aussitôt. À cause de Camille d’abord, de l’imaginer seul ici, des journées entières, dessinant de tête des instants qu’ils ont partagés. À cause d’elle-même ensuite. Plus rien à voir avec la femme qu’elle est aujourd’hui, ce sont des croquis qui remontent à la période où elle était encore jolie, avec ses dents intactes, sans les hématomes, les cicatrices sur la joue et autour des lèvres, le regard perdu. Camille, en quelques coups de crayon, n’a fait qu’amorcer les éléments de décor mais Anne retrouve, presque chaque fois, la circonstance dont il s’est inspiré. Anne prise d’un fou rire, la scène se passe chez Fernand, le jour de leur rencontre, Anne debout à la sortie du bureau de Camille, il suffit de suivre le carnet page à page pour retracer leur histoire, voici Anne au Verdun, le café où ils sont allés pour discuter, le deuxième soir. Elle porte un bonnet, elle sourit, elle est sacrément sûre d’elle et à voir la manière dont Camille se souvient de ce moment, elle avait sacrément raison de l’être.
Anne renifle, cherche un mouchoir. Voici sa silhouette marchant dans la rue, près de l’Opéra, elle est venue le rejoindre, il a pris des places pour Madame Butterfly, et donc, juste après, Anne qui imite Cio-Cio-San, dans le taxi. Chaque page les raconte ensemble, semaine après semaine, mois après mois, depuis le début. Anne ici et là, sous la douche puis dans le lit, sur plusieurs pages, elle pleure, elle se sent moche mais Camille, lui, pose sur elle un beau regard. Elle tend le bras vers la boîte de mouchoirs, elle doit se soulever pour y parvenir.
C’est juste au moment où elle attrape le mouchoir que la balle traverse la baie vitrée et fait exploser la table basse.
Anne craint cet instant depuis qu’elle s’est réveillée, elle est quand même surprise. Ce n’est pas le bruit habituel d’une détonation de fusil mais le choc de la balle lui donne l’impression que toute la façade de la maison va s’écrouler. Et la table qui, d’un seul coup, explose sous ses mains la sidère. Elle pousse un cri. Aussi vite que ses réflexes le lui permettent, elle se replie sur elle-même, comme un hérisson. Au premier regard vers l’extérieur, elle voit que la baie vitrée n’a pas explosé. À l’endroit où est passée la balle, il y a un gros trou irisé d’où partent de grandes fêlures… Combien de temps tiendra-t-elle ?
Anne comprend aussitôt qu’elle est une cible parfaite. Où trouve-t-elle l’énergie, impossible à dire : d’un coup de reins, elle bascule par-dessus le dossier du canapé.
La roulade sur le côté écrase ses côtes fêlées, lui coupe le souffle, elle chute lourdement, hurle, mais l’instinct de conservation est le plus fort, malgré la douleur elle s’assoit précipitamment contre le dossier du canapé, se demande immédiatement si une balle peut le traverser et l’atteindre. Son cœur bat à la limite de l’implosion. Elle est reprise de tremblements par vagues, de la tête aux pieds, comme de froid.
Le deuxième tir passe juste au-dessus d’elle. La balle percute le mur, elle baisse instinctivement la tête, reçoit des morceaux de plâtre au visage, dans le cou, dans les yeux, elle s’allonge alors complètement au sol, les mains sur la tête.
Dans la position, à peu près, dans laquelle elle se trouvait dans les toilettes du passage Monier, le jour où il l’a passée à tabac.
Un téléphone. Appeler Camille. Tout de suite. Ou la police. Que quelqu’un vienne. Vite.
Anne comprend la difficulté de la situation : son portable est en haut, près du lit, et pour aller sur la mezzanine il faut traverser toute la pièce.
À découvert.
Lorsque la troisième balle percute le poêle, elle provoque un bruit de gong d’une puissance terrible, Anne en est quasiment assommée, elle plaque ses deux mains sur ses oreilles. Sous l’effet du ricochet, un cadre, là-bas, explose contre le mur. Elle est tellement terrifiée que son esprit ne parvient pas à se fixer sur une idée, elle évolue dans une sorte de stupeur où se mêlent des images du passage Monier, d’autres de l’hôpital et toujours, toujours le visage de Camille, grave, réprobateur, comme dans un retour en arrière, le genre de pensées qu’on doit avoir juste avant de mourir.
C’est ce qui est en train d’arriver. Il ne va pas toujours la manquer. Et cette fois, elle est totalement seule, sans aucun espoir de voir quelqu’un venir à son secours.
Anne avale sa salive. Elle ne peut pas rester à cet endroit, il va réussir à entrer dans la maison, elle ne sait pas encore comment, mais il va y parvenir. Il faut absolument qu’elle appelle Camille. Il lui a dit de déclencher l’alarme mais le papier avec le code est posé près du boîtier de commande, de l’autre côté du salon. Le téléphone, lui, est en haut.
Il faut qu’elle monte à l’étage.
Elle soulève la tête, regarde autour d’elle, le sol, le tapis avec les morceaux de plâtre, mais ce n’est pas de là que peut venir le secours, c’est d’elle-même. Sa décision est prise. Elle roule sur le dos, d’un geste à deux mains elle ôte son pull-over dont les mailles se prennent dans les attelles, elle tire, l’arrache, compte jusqu’à trois et à trois elle s’assoit, le dos plaqué contre le dossier du canapé, le pull tassé en boule contre son ventre. S’il tire dans le dossier, elle est morte.
Ne pas traîner.
Un coup d’œil sur sa droite, l’escalier est à une dizaine de mètres d’elle. Un coup d’œil à gauche mais surtout en l’air ; d’où elle se trouve, à travers la baie vitrée du toit, elle aperçoit les branches des arbres, est-ce qu’il peut monter là-haut, entrer par là ? L’urgence, c’est d’appeler du secours, Camille, la police, n’importe qui.
Elle n’aura pas une autre chance. Elle ramène ses jambes sous elle et lance son pull-over loin sur la gauche, pas trop fort, elle voudrait qu’il plane longtemps dans les airs, assez haut. Elle l’a à peine lâché qu’elle est déjà debout, qu’elle court vers l’escalier. Comme prévu, la première balle qu’elle entend explose juste derrière elle…
J’ai appris ça, il y a longtemps : le tir alterné. On place une cible à droite, une autre à gauche, il faut les toucher l’une après l’autre, le plus rapidement possible.
J’ai épaulé, je surveille la pièce dans le viseur. Quand le pull s’envole d’un côté, je suis prêt, je tire, si elle veut le remettre un jour, il faudra faire une reprise parce que je mets dans le mille.
Aussitôt j’alterne, je la vois se précipiter vers l’escalier, je vise, elle est sur la deuxième marche quand mon tir atteint la première, je la vois disparaître sur la mezzanine.
Il est temps de changer de stratégie. Je repose le fusil dans le clapier et prends le pistolet. Et si nécessaire, pour les finitions, le poignard de chasse. Je l’ai testé avec l’ami Ravic. Très bon matériel.
Elle est maintenant à l’étage. Il n’a pas été trop difficile de l’y conduire, finalement, je m’attendais à des difficultés sans nombre et en fait, c’était juste l’affaire de bien la guider. Il suffit maintenant de faire le tour. Il faut courir un peu quand même, rien n’est jamais totalement offert, parce qu’elle va finir par comprendre.
Mais si tout se passe comme prévu, j’arrive avant elle.
La première marche explose juste sous ses pas.
Anne sent trembler l’escalier sous elle, elle monte tellement vite qu’elle trébuche et s’effondre sur le palier de la mezzanine, se cogne la tête contre la commode, l’endroit est exigu.
Déjà elle est debout. D’un coup d’œil en bas elle vérifie qu’on ne peut pas la voir ni l’atteindre, elle va rester ici. D’abord, appeler Camille. Il faut qu’il vienne tout de suite, qu’il l’aide. Elle farfouille fiévreusement sur la commode, non, il est ailleurs. La table de nuit, toujours pas. Où est ce putain de portable. Et ça revient, elle l’a posé de l’autre côté du lit quand elle s’est couchée, elle l’a connecté au secteur pour recharger la batterie, elle fouille sous les vêtements, le trouve, l’allume. Elle est à bout de souffle, son cœur cogne si fort dans sa poitrine qu’elle en ressent des nausées, elle tape du poing sur son genou, il est si long à démarrer ce téléphone. Camille… Enfin, elle compose son numéro.
Camille, décroche, tout de suite. Je t’en supplie…
Sonnerie une fois, deux fois…
Camille, s’il te plaît, dis-moi ce que je dois faire…
Les mains d’Anne tremblent sur le téléphone.
— Bonjour, vous êtes sur la messagerie de Camille Verh…
Elle raccroche, refait le numéro mais retombe sur la boîte vocale. Cette fois, elle laisse un message :
— Camille, il est ici ! Réponds-moi, je t’en supplie…!
Pereira consulte sa montre. Ça ne semble pas facile de trouver un moment avec le juge. Très occupé. Pour Verhœven, le message est limpide, l’affaire ne lui appartient plus réellement. Le juge hoche la tête, il est contrarié, ces emplois du temps, c’est infernal. Camille complète : trop d’irrégularités, trop de flou, trop de doutes, peut-être même le service va-t-il être dessaisi. En conséquence de quoi, pour résister et pour se couvrir, la divisionnaire Michard va informer le parquet, la menace d’une enquête de l’IGS concernant les activités du commandant Verhœven se profile avec une netteté terrible.
Le juge Pereira aimerait bien trouver le temps, il hésite, petite mimique, voyons voir, consulte sa montre, non vraiment, c’est contrariant, comment pourrait-on faire, il s’est arrêté deux marches plus haut que Camille, il le regarde, il hésite réellement, fuir de cette manière, ce n’est pas dans son tempérament. Il ne cède pas au commandant Verhœven mais à un scrupule éthique.
— Je vous appelle tout à l’heure, commandant. Dans la matinée…
Camille ouvre les mains, merci. Le juge Pereira hoche la tête, pas de problème.
Cette rencontre est celle de la dernière chance, Camille le sait. Entre l’amitié et le soutien de Le Guen et l’attitude assez bienveillante du juge, il lui reste un espoir infime d’échapper au déluge. Il s’accroche à ça, le juge le lit clairement sur son visage. Il y a aussi un effet de curiosité, ne pas se le cacher, ce qui arrive à Verhœven, ce qu’on dit de lui depuis deux jours, semble à ce point étrange qu’on a envie d’y aller voir de plus près, de se faire son idée.
— Merci, dit Camille.
Le mot sonne comme un aveu, comme une demande, Pereira lui adresse un signe puis, gêné, il se retourne, disparaît.
Soudain elle lève la tête. Il ne tire plus. Où est-il ?
L’arrière de la maison. La fenêtre de la salle de bain du bas laissée entrouverte. Bien trop étroite pour passer un corps mais c’est une ouverture et, à partir de là, personne ne sait de quoi il est capable.
Sans réfléchir aux risques qu’elle court, Anne se précipite sans penser qu’il peut être encore en embuscade derrière la baie vitrée, elle dévale l’escalier, elle saute par-dessus la dernière marche, tourne à droite, manque de tomber.
Lorsqu’elle débouche dans la buanderie, il est face à elle, de l’autre côté de la fenêtre.
Son visage souriant s’encadre là comme dans un tableau de genre. Il a passé son bras à travers l’ouverture. Il tient un pistolet à bout de bras pointé dans sa direction, avec le silencieux. Le canon est d’une longueur folle.
Dès qu’il la voit, il tire.
Au départ du juge, Camille avale les escaliers. Au palier, Louis apparaît, beau comme un astre, costume Christian Lacroix, chemise Savile House à fines rayures, chaussures Forzieri.
— Je te vois tout à l’heure, Louis, désolé…
Petit signe de la main, je vous attends, prenez votre temps. Il s’esquive, il repassera, ce type est la discrétion personnifiée.
Camille entre dans son bureau, lance son manteau sur une chaise, cherche et compose le numéro de téléphone du siège de Wertig & Schwindel en regardant sa montre. Neuf heures et quart. Quelqu’un répond.
— Anne Forestier, s’il vous plaît ?
— Ne quittez pas, dit la standardiste, je vais voir.
Respiration. L’étau se desserre. Pour un peu, il pousserait un cri de soulagement.
— Pardon… qui avez-vous dit ? demande la jeune femme. Je suis désolée (une voix rieuse, qui cherche la complicité), je suis remplaçante…
Camille avale sa salive. L’étau refait un tour de vis autour de son plexus mais la douleur irrigue maintenant tout le corps, l’angoisse monte à une vitesse…
— Anne Forestier, dit Camille.
— Dans quel service travaille-t-elle ?
— Euh… contrôle de gestion ou quelque chose comme ça.
— Désolée, je ne la trouve pas sur l’annuaire… Ne quittez pas, je vous passe quelqu’un…
Camille sent ses épaules se tasser. Une femme répond, peut-être celle dont Anne a dit : « C’est une gale », mais ça ne peut pas être elle parce que Anne Forestier, non, ça ne lui dit rien, ça ne dit rien à personne, on se propose de chercher, vous êtes sûr du nom ? Je peux vous passer quelqu’un d’autre, c’est à quel sujet ?
Camille raccroche.
Il a la gorge sèche, il faudrait boire un verre d’eau, pas le temps, les mains qui tremblent.
Son mot de passe.
D’un clic, il bascule vers le réseau professionnel : « Anne Forestier ». Il y en a des tonnes. Simplifier. « Anne Forestier, née le… »
La date, il peut la retrouver, ils se sont rencontrés début mars et trois semaines plus tard, lorsqu’il a appris que c’était son anniversaire, Camille l’a invitée chez Nénesse. Il n’avait pas eu le temps de chercher un cadeau, il a juste lancé l’invitation, Anne a dit en riant que pour un anniversaire, un repas c’est très bien, elle adore les desserts. Il a fait son portrait sur la nappe et le lui a offert, il n’a pas fait de commentaire mais il était très content de ce portrait, très inspiré, très juste. Il y a des jours comme ça.
Il exhume son portable, ouvre son agenda : 23 mars.
Anne a quarante-deux ans. 1965. Née à Lyon ? Pas certain. Il cherche dans son souvenir de la soirée, a-t-elle parlé de son lieu de naissance ? Il efface « Lyon », valide la recherche, la requête lui renvoie deux Anne Forestier, ce qui est fréquent, tapez votre date de naissance, si votre nom est suffisamment commun, vous allez vous trouver des jumeaux partout.
La première Anne Forestier n’est pas la sienne. Celle-ci est morte le 14 février 1973 à l’âge de huit ans.
La seconde non plus. Décédée le 16 octobre 2005. Il y a deux ans.
Camille se frotte les doigts contre les paumes à plusieurs reprises. L’excitation qu’il ressent, il la connaît bien, elle est au cœur de son métier, ce n’est plus seulement l’excitation professionnelle, mais la survenue d’une anomalie. Et côté anomalies, il est un champion incontestable, tout le monde le voit au premier coup d’œil. Sauf que cette fois, cette anomalie répond à une autre, celle de son propre comportement auquel personne ne comprend rien.
Auquel lui-même est en train de ne plus rien comprendre.
Pourquoi se bat-il ?
Contre qui ?
Certaines femmes trichent sur leur date de naissance. Ce n’est pas le genre d’Anne mais sait-on jamais.
Camille se lève et ouvre l’armoire. Personne ne range là-dedans. Son excuse pour ne jamais s’en occuper, c’est sa taille. Lui, quand ça l’arrange… Il lui faut plusieurs minutes pour trouver le mode opératoire qu’il cherche. Il ne peut demander de l’aide à personne.
— Le plus long, après un divorce, c’est de nettoyer, a dit Anne.
Camille pose les mains à plat pour se concentrer. Non, impossible, il lui faut un crayon, un papier. Il esquisse. Il cherche. Ils sont chez elle. Elle est assise sur le canapé-lit, il vient de dire que cet appartement est assez… comment dire, en fait, il est lugubre. Il a cherché un mot qui ne serait pas blessant mais quoi qu’il fasse, une phrase commencée de cette manière, avec un long silence embarrassé, c’est directement la noyade, c’est seulement une question de délai.
— Je m’en fous totalement, dit Anne sèchement. Je voulais me débarrasser de tout.
Le souvenir remonte. Il faut revenir au divorce, ils n’en ont jamais réellement parlé, Camille n’a pas posé de questions.
— Il y a deux ans, dit enfin Anne.
Camille lâche aussitôt son crayon. Un index sur les lignes de procédure, l’autre sur le clavier, il commande une requête concernant le mariage et/ou le divorce en 2005 d’une Anne Forestier, il trie parmi les résultats, sélectionne, élimine tout ce qui sort de sa recherche, reste une Forestier, Anne, née le 20 juillet 1970. Trente-sept ans… Camille consulte : « condamnée pour escroquerie le 27 avril 1998 ».
Anne est fichée.
L’information est si troublante qu’il n’en saisit pas immédiatement toute la portée. Il lâche son crayon. Anne, fichée. Il lit. Condamnation plus récente pour falsification de chèques, faux et usage de faux. Il est tellement assommé qu’il met une grosse poignée de secondes avant de réaliser : Anne Forestier est détenue au centre pénitentiaire de Rennes.
Ce n’est pas Anne mais une autre. Une Forestier, Anne, mais qui n’a rien à voir avec la sienne.
Quoique… Celle-ci a été libérée. Quand ? La fiche est-elle à jour ? Il doit changer de mode opératoire pour savoir comment basculer vers la photo anthropométrique de cette détenue, je suis nerveux, trop nerveux, se dit-il, il lit : « commande F4, valider ». La fille qui apparaît de face et de profil est une femme très grosse et, à l’évidence, asiatique.
Lieu de naissance : Da Nang.
Retour à l’écran. Soulagement. Anne, la sienne, n’est pas connue des services de police. Mais elle est sacrément difficile à trouver.
Camille pourrait respirer un peu mais non, sa poitrine est oppressée, on manque d’air dans cette pièce, il l’a dit mille fois.
Dès qu’elle l’a vu face à elle, Anne s’est effondrée au sol, la balle s’est plantée dans le chambranle, quelques centimètres au-dessus de sa tête. Après celle qui a rebondi sur le poêle en fonte dans un hurlement, la détonation semble presque feutrée mais l’impact dans le bois résonne terriblement.
Anne, à quatre pattes, s’agite frénétiquement pour sortir de la pièce. Affolée. C’est dingue, c’est la même scène exactement que deux jours plus tôt dans le passage Monier. La voici de nouveau à patiner sur le sol avant qu’il parvienne à lui tirer dans le dos…
Elle roule sur elle-même, ses attelles glissent sur la tomette cirée, la douleur ne compte plus, il n’y a plus de douleur, seulement l’instinct.
Une autre balle frôle son épaule droite et se fiche dans la porte. Anne court comme un petit chien, roule de nouveau sur elle-même pour passer le seuil de la pièce. Miraculeusement la voici assise à l’abri, le dos plaqué contre le mur. Est-ce qu’il peut entrer ? Comment ?
Curieusement, elle n’a pas lâché son portable. Elle a dévalé l’escalier, s’est précipitée, elle a couru jusqu’ici sans le lâcher, à la manière de ces enfants qui s’accrochent à une peluche alors qu’autour d’eux pleuvent les bombes et les obus.
Que fait-il ? Elle voudrait regarder mais s’il est en embuscade, elle va prendre la troisième balle dans la tête.
Réfléchir. Vite. Son doigt a déjà recomposé le numéro de Camille. Elle raccroche, elle est seule.
Appeler la police ? Elle est où la police, dans ce bled ? Leur expliquer va prendre un temps fou et s’ils viennent combien de temps vont-ils mettre pour arriver jusqu’ici ?
Dix fois plus qu’il n’en faut à Anne pour mourir. Parce qu’il est là, tout près, de l’autre côté de la cloison.
La solution maintenant, c’est le Caravage.
Drôle d’instrument que la mémoire, maintenant que ses sens sont affûtés comme des lames, tout remonte. Agathe, la fille d’Anne, est étudiante en management. Elle est à Boston. Camille en est certain, Anne a dit qu’elle y était allée (elle venait de Montréal, c’est même là qu’elle a vu une toile de Maud Verhœven), que la ville est très jolie, très européenne, « vieux style », a-t-elle ajouté, sans que Camille comprenne exactement ce qu’elle voulait dire par là, ça lui évoquait vaguement la Louisiane, Camille n’aime pas les voyages.
Il faut recourir à un autre fichier et donc à un autre mode opératoire. Retour à l’armoire, puis la liste des commandes, a priori toujours pas besoin d’autorisation supérieure à celle dont il dispose, le réseau fonctionne vite, université de Boston, quatre mille profs, trente mille étudiants, le résultat est inexploitable, Camille fait le tour par les associations d’étudiants, il copie toutes les listes, les colle dans un fichier dans lequel il dispose d’un instrument de recherche sur le nom.
Aucune Forestier. Elle est mariée, sa fille ? Porte-t-elle le nom de son père ? Le plus sûr est de rechercher avec le prénom. Des Agata, des Agatha mais seulement deux Agathe, une Agate. Trois CV.
Agathe Thomasson, vingt-sept ans, canadienne. Agate Leandro, vingt-trois ans, argentine. Agathe Jackson, américaine. Pas une seule Française.
Pas d’Anne. Maintenant, pas d’Agathe.
Camille hésite à lancer une requête concernant le père d’Anne.
— Il s’était fait élire trésorier d’une quarantaine d’associations. Il a vidé les quarante comptes le même jour, personne ne l’a jamais revu.
En racontant ça, Anne riait mais c’était un drôle de rire. Avec aussi peu d’éléments, ce sera difficile : il était commerçant, que vendait-il ? Où habitait-il ? À quand remontent les faits ? Il y a trop d’inconnues.
Reste Nathan, le frère d’Anne.
Impossible qu’un chercheur (en quoi, déjà, astrophysique, quelque chose comme ça), qui, par définition, a publié, soit introuvable sur le Net. Respiration difficile. La requête met du temps.
Aucun chercheur de ce nom, nulle part. Le plus proche est un Nathan Forest, néo-zélandais, âgé de soixante-treize ans.
Camille change encore d’angle plusieurs fois, il essaye Lyon, Paris, les agences de voyages… Lorsqu’il lance une ultime recherche sur le téléphone fixe d’Anne, son picotement entre les épaules a cessé. Il sait déjà. C’est quasiment une certitude.
Ce numéro est sur liste rouge, il faut faire le tour, c’est fastidieux mais ça n’a rien de compliqué.
Nom de l’abonné : Maryse Roman. Adresse : 26, rue de la Fontaine-au-Roi. En clair, l’appartement qu’occupe Anne appartient à sa voisine et tout est à son nom parce que tout lui appartient, le téléphone, les meubles, et sans doute même la bibliothèque avec ce méli-mélo de livres dont l’entassement ne répond à aucune logique.
Anne loue l’ensemble meublé.
Camille pourrait faire la démarche, envoyer quelqu’un pour vérifier, mais ce n’est plus la peine. Rien n’appartient à ce fantôme qu’il connaît sous le nom d’Anne Forestier. Il a beau retourner la question dans tous les sens, il parvient toujours à la même conclusion.
En réalité, Anne Forestier n’existe pas.
Après qui Hafner court-il donc ?
Anne pose le téléphone au sol, il va falloir ramper, elle le fait avec les coudes, lentement, si elle pouvait se fondre dans le carrelage… Le grand tour du salon. Et voici la petite desserte sur laquelle Camille a laissé le code.
Le boîtier de l’alarme est situé près de la porte d’entrée.
# 29091571 #
Dès que l’alarme commence à hurler, Anne plaque ses mains sur ses oreilles et instinctivement elle se met à genoux, comme si la sirène n’était que la poursuite du tir à balles réelles sous une autre forme. Elle est puissante, elle vous vrille la tête.
Où est-il ? Bien que tout en elle y résiste, elle se relève lentement et tente un regard. Personne. Elle décolle légèrement ses mains mais la sirène est trop puissante, elle l’empêche de se concentrer, de réfléchir. Les paumes plaquées aux oreilles, elle s’avance jusqu’à la baie vitrée.
Parti ? La gorge d’Anne ne parvient pas à se desserrer. Ce serait trop simple. Il ne peut pas s’être ainsi enfui. Aussi vite.
Camille entend à peine la voix de Louis qui vient de glisser la tête dans le bureau, il a frappé mais personne ne répondait.
— Le juge Pereira passe vous voir…
Camille n’est pas encore entièrement sorti de son hébétude. Il faudrait du temps, il faudrait être très intelligent, rigoureux, rationnel, détaché pour comprendre, pour tirer les bonnes leçons, il faudrait tout un tas de qualités que Camille n’a pas.
— Quoi ? demande-t-il.
Louis répète. Bien, murmure Camille en se levant. Il attrape sa veste.
— Ça va ? demande Louis.
Camille n’écoute pas. Il vient d’exhumer son portable. Un message s’affiche. Anne a appelé ! Il appuie précipitamment sur la touche, appelle la boîte vocale. Dès les premiers mots, « Il est ici ! Réponds-moi, je t’en supplie…! », il est à la porte, il dépasse et bouscule Louis, il est dans le couloir, traverse le palier en trombe, l’escalier, l’étage du dessous, il manque de bousculer une femme, c’est la divisionnaire Michard, accompagnée du juge Pereira, ils montent justement pour le voir, lui parler, le juge ouvre la bouche, Camille ne marque même pas une milliseconde d’arrêt, en dévalant l’escalier il lance :
— Plus tard, je vous expliquerai !
— Verhœven ! hurle la divisionnaire Michard.
Mais il est déjà en bas, à sa voiture. La portière claque, le bras gauche passe par la vitre baissée à l’instant où le véhicule entame une marche arrière pour poser le gyrophare sur le toit, déjà la sirène et pleins phares, il sort en trombe, un képi siffle pour arrêter la circulation, le laisser passer.
Camille emprunte la voie des bus, des taxis, il recompose le numéro d’Anne. Le haut-parleur à fond.
Réponds, Anne !
Réponds !
Anne s’est levée. Elle attend un long moment. Cette absence est inexplicable. C’est peut-être une ruse mais les secondes s’égrènent et rien. La sirène vient de cesser laissant la place à un silence rempli de vibrations.
Anne s’avance jusqu’à la baie vitrée, elle reste de biais, à demi protégée, prête à se reculer. Il ne peut pas s’être ainsi enfui. Aussi vite. Aussi soudainement.
À cet instant précis, il surgit devant elle.
Anne recule d’un pas, terrifiée.
Ils sont à moins de deux mètres l’un de l’autre, de chaque côté de la baie vitrée.
Il ne porte pas d’arme, il la regarde dans les yeux, s’approche d’un pas. S’il tendait le bras, il toucherait la vitre. Il sourit, hoche la tête. Anne fixe ses yeux. Elle fait un pas en arrière. Il montre ses mains ouvertes, comme Jésus dans un tableau que Camille lui a fait voir. Les yeux dans les yeux, les mains grandes ouvertes. Il les lève en l’air et tourne lentement sur lui-même, comme si elle le tenait en joue.
Vois, je ne suis pas armé.
Et lorsque après un tour complet il est de nouveau face à elle, il sourit, plus largement encore, les mains toujours offertes, engageant.
Anne reste sans bouger. On dit cela des lapins, qu’ils sont hypnotisés par les phares de voiture, qu’ils restent ainsi, tétanisés, à attendre la mort.
Sans la quitter des yeux, il fait un pas, deux, s’avance lentement jusqu’à la poignée de la baie vitrée sur laquelle il pose la main, très doucement, on sent qu’il ne veut pas l’affoler, d’ailleurs Anne ne bouge toujours pas, elle le regarde, sa respiration s’accélère, son cœur reprend ses palpitations sourdes, lourdes, douloureuses. Il ne bouge plus, même son sourire s’est figé, il attend.
Il faudra bien en finir, se dit Anne, on est presque au bout du chemin.
Elle tourne la tête vers le sol de la terrasse. Elle n’avait pas vu qu’il avait déposé par terre son blouson de cuir, la crosse de son pistolet y est visible, ostensible, et sortant d’une autre poche, le manche d’un poignard. On dirait les dépouilles d’un soldat romain. Il enfonce les mains dans ses poches et les ressort lentement, exhibant la doublure, vois, rien dans les mains, rien dans les poches.
Deux pas à faire. Elle a déjà fait tellement. Lui n’a pas bougé d’un cil.
Elle se décide enfin, d’un coup, comme elle se jetterait dans les flammes. Un pas, la difficulté de tourner le loquet avec ces attelles, sans compter qu’elle n’a plus aucune poigne.
Dès que le loquet cède, que la porte est libre, qu’il n’a plus qu’un pas à faire pour entrer, elle se recule vivement, met la main sur sa bouche, comme si elle prenait soudain conscience de ce qu’elle vient de faire.
Anne garde les bras le long du corps. Il entre. C’est plus fort qu’elle :
— Salaud ! (Elle hurle.) Salaud, salaud, salaud…
En marchant à reculons, à gorge déployée, l’insulte mêlée de larmes qui remontent de loin, du ventre, salaud, salaud.
— Oh là là…
Visiblement, il trouve ça fatigant. Il fait trois pas, l’air curieux et intéressé d’un visiteur, d’un agent immobilier, pas mal la mezzanine, pas mal la lumière… Anne, à bout de souffle, s’est réfugiée près de l’escalier qui conduit à l’étage.
— Ça va mieux ? demande-t-il en se retournant vers elle. T’es calmée ?
— Pourquoi vous voulez me tuer ? hurle Anne.
— Mais… où tu as été chercher ça !
Vraiment contrarié, outragé presque.
Anne est éperdue, toute sa peur, toute sa colère se déversent, sa voix est haut perchée, elle ne met plus sa main retournée devant sa bouche, plus de retenue, de la haine seulement, mais en même temps elle a peur de lui, qu’il la frappe de nouveau, elle recule…
— Vous essayez de me tuer !
Il souffle, fatigué d’avance… C’est pénible. Anne poursuit :
— C’était pas prévu comme ça !
Cette fois, il hoche la tête, désespéré devant une telle naïveté.
— Mais si !
Il faut vraiment tout lui expliquer. Mais Anne n’en a pas fini.
— Non ! Vous deviez juste me bousculer ! C’est ce que vous aviez dit : « Je vais te bousculer un peu » !
— Mais… (Il en a le souffle coupé, de devoir expliquer des choses aussi élémentaires.) Mais il fallait que ce soit crédible ! Tu comprends ça ? Cré-dible !
— Vous me poursuivez partout !
— Oui, mais attention ! C’est pour la bonne cause…
Il rigole. La fureur d’Anne en est décuplée.
— C’était pas convenu comme ça, enfoiré !
— Bon, je ne t’ai pas donné tous les détails, c’est vrai… Et puis ne me traite pas d’enfoiré parce que je vais t’en retourner une, moi, ça va pas traîner.
— Depuis le début vous voulez me tuer !
Cette fois, la colère le saisit.
— Te tuer ? Alors ça, ma petite, certainement pas ! Si j’avais vraiment voulu te tuer, je peux t’assurer qu’avec les occasions que j’ai eues, tu ne serais pas là pour en parler. (Il lève l’index en l’air, pour souligner.) Avec toi, j’ai fait de l’effet, c’est très différent ! Et crois-moi, c’est beaucoup plus difficile qu’on croit. Je t’assure que rien qu’à l’hôpital, pour effrayer ton flic sans faire rappliquer la Garde nationale, c’était du boulot, ça demande du savoir-faire !
L’argument porte. Il la met hors d’elle.
— Vous m’avez défigurée ! Vous m’avez cassé les dents ! Vous…
Il fait une petite grimace compatissante.
— Ça, je dois dire, t’es pas belle à voir. (Il peine à retenir son rire.) Mais ça va s’arranger, on fait des trucs très bien maintenant. Tiens, pour devant, si je touche le pactole, je t’offre deux dents en or. Ou en argent, ce que tu préfères, tu choisis. Si tu veux trouver un mari, pour le devant, comme ça, je conseille plutôt les dents en or, c’est plus chic…
Anne s’est effondrée, à genoux, recroquevillée sur elle-même. Les larmes ne montent plus, seulement la haine.
— Je vous tuerai un jour…
Il rit.
— Et rancunière, avec ça… Tu dis ça parce que tu es en colère. (Il marche dans le salon, comme s’il était chez lui.) Non, non, fait-il d’une voix plus grave, crois-moi, si tout se passe bien, tu vas te faire retirer tes points de suture, tu vas te faire poser des dents en plastique et tu vas rentrer sagement chez toi.
Il s’arrête et regarde, au-dessus de lui, la mezzanine, l’escalier.
— C’est pas mal ici. C’est bien arrangé, hein ? (Il regarde sa montre.) Bon, tu m’excuseras… je vais pas pouvoir rester.
Il s’avance. Elle se plaque aussitôt contre le mur.
— Mais je ne vais pas te toucher !
Elle hurle :
— Foutez le camp !
Il fait signe que oui, mais il est absorbé par autre chose, il est au bas de l’escalier, il regarde la première marche, se retourne vers l’impact de la balle dans la vitre.
— Je suis vraiment bon, hein ? (Il se tourne vers Anne, satisfait, il aimerait la convaincre.) Je t’assure, c’est très difficile à faire ! T’imagines pas !
Il trouve blessant qu’on ne rende pas hommage à son habileté.
— Barrez-vous…!
— Oui, t’as raison. (Coup d’œil circulaire. Satisfait.) Je crois qu’on a fait tout ce qu’on pouvait. On fait une bonne équipe, hein ? Maintenant (il désigne les impacts un peu partout dans la pièce), ça devrait rouler ou je ne m’y connais pas.
Quelques enjambées décidées, il est au seuil de la terrasse.
— Dis donc, pas courageux les voisins ! Ça pourrait sonner toute la journée, pas un rat pour venir voir de quoi il retourne. Remarque, c’était pas difficile à prévoir, c’est pareil partout. Allez…
Il sort sur la terrasse, ramasse son blouson, plonge sa main dans la poche intérieure et revient.
— Ça, dit-il en jetant une enveloppe en direction d’Anne, tu l’utilises seulement si tout se passe comme prévu. Et tu as sacrément intérêt à ce que ça se passe comme prévu. Dans tous les cas, tu ne pars pas sans mon autorisation, on s’est bien compris ? Sinon, ce que tu as vécu jusqu’ici, tu peux le considérer comme un acompte.
Il n’attend pas la réponse. Disparaît.
À quelques mètres, le téléphone portable d’Anne sonne et vibre sur le carrelage. Après la sirène d’alarme, cette sonnerie apparaît aigrelette, comme celle d’un téléphone d’enfant.
C’est Camille. Répondre.
« Tu fais comme je t’ai dit et tout ira bien. »
Anne appuie sur le bouton. Elle ne fait même pas semblant d’être épuisée.
— Il est parti…, dit-elle.
— Anne ? hurle Camille. Qu’est-ce que tu dis ? Anne ?
Camille est affolé, sa voix n’a plus de couleur.
— Il est venu, dit Anne. J’ai déclenché l’alarme, il a eu peur, il est reparti…
Camille l’entend mal. Il éteint la sirène du gyrophare.
— Tu vas bien ? Je suis en route, tu vas bien, dis-moi…!
— Ça va, Camille (elle élève la voix), tout va bien maintenant.
Camille ralentit, il souffle. À l’angoisse succède la fièvre. Il voudrait déjà être là-bas.
— Qu’est-ce qui s’est passé, dis-moi !
Anne, les genoux dans les bras, pleure.
Elle voudrait mourir.
10 h 30
Camille s’est un peu calmé, il a éteint et remisé le gyrophare. Il a beaucoup d’éléments à synthétiser et il est encore bombardé par les émotions, incapable de mettre de l’ordre…
Depuis deux jours, il avance sur une planche instable, un ravin de chaque côté. Et Anne vient d’en creuser un autre, juste sous ses pieds.
Alors qu’il est probablement en train de jouer sa carrière, que depuis deux jours la femme qui est dans sa vie est menacée d’être tuée à trois reprises, qu’il vient de découvrir qu’elle vit près de lui sous un faux nom, qu’il ne sait plus quelle place exacte elle occupe dans cette histoire, il devrait se poser des questions de stratégie, raisonner, mais son esprit est monopolisé par une seule question qui définit l’importance de toutes les autres : qu’est-ce qu’Anne fait dans sa vie ?
Non, pas une seule question, il y en a une seconde : qu’elle ne soit pas Anne, qu’est-ce que ça change ?
Il remonte leur histoire à tous deux, ces soirées à se chercher, à se toucher à peine puis à se rouler dans les draps… En août, elle le quitte, une heure plus tard, il la trouve dans l’escalier, une simple manœuvre de sa part ? Une habileté ? Les mots, les caresses, les embrassades, les heures et les jours, manipulation pure et simple ?
Tout à l’heure, il va se trouver face à celle qui se fait appeler Anne Forestier, avec qui il dort depuis plusieurs mois et qui lui ment depuis le premier jour. Il ne sait pas quoi penser, il est vidé, comme s’il sortait d’une essoreuse.
Quel rapport y a-t-il entre la fausse identité d’Anne et cette affaire du passage Monier ?
Et surtout que fait-il, lui, dans cette histoire ?
Mais ce qui est l’essentiel : quelqu’un essaye de tuer cette femme.
Il ne sait plus qui elle est mais il a une certitude. C’est à lui de la protéger.
Lorsqu’il entre dans la maison, Anne est toujours assise au sol, le dos collé à la porte de l’évier, les bras enserrant ses genoux.
Dans son trouble, Camille en avait oublié la femme qu’elle est devenue. Pendant tout le trajet, c’est l’autre Anne, celle du début, qu’il avait en tête, jolie et rieuse, avec ses yeux verts et ses fossettes. Avec ces points de suture, cette peau jaune, ces bandages, ces attelles salies, la retrouver ainsi défigurée le frappe. Le choc est presque le même que celui qu’il a ressenti, deux jours plus tôt, lorsqu’il l’a découverte dans sa chambre des urgences.
Aussitôt, il perd pied, saisi de compassion. Anne ne bouge pas, ne le regarde pas, les yeux fixés sur un point obscur, comme hypnotisée.
— Ça va, mon cœur ? demande Camille en s’approchant.
Vous diriez qu’il veut apprivoiser un animal. Il s’agenouille près d’elle, la prend contre lui comme il peut, avec sa taille, forcément, ce n’est pas facile, il prend son menton, la contraint à relever le visage vers lui et lui sourit.
Elle le regarde comme si elle découvrait maintenant seulement sa présence.
— Oh, Camille…
Elle avance sa tête vers lui, la pose dans le creux de son épaule.
La fin des temps peut arriver.
Mais la fin des temps n’est pas encore pour maintenant.
— Dis-moi…
Anne regarde à droite, à gauche, difficile de savoir si elle est émue ou si elle ne sait pas par où commencer.
— Il était seul ? Ils étaient plusieurs ?
— Non, tout seul…
Sa voix est grave, vibrante.
— C’est celui que tu as reconnu sur les photos ? Hafner, c’est bien lui ?
Oui. Anne se contente d’un mouvement de tête. Oui, c’est lui.
— Raconte-moi ce qui s’est passé.
Tandis qu’Anne raconte (ce sont juste des mots entrecoupés, jamais de vraies phrases), Camille recompose la scène. Le premier tir. Il tourne la tête vers les morceaux de verre qui jonchent le sol à l’emplacement où se trouvait la table basse, les morceaux de merisier qu’on dirait déchiquetés par une tempête. Tout en écoutant, il se lève, s’avance jusqu’à la baie vitrée, le trou de la balle est situé trop haut pour qu’il le touche, il imagine la trajectoire.
— Continue…, dit-il.
Le voici au mur, puis il revient vers le poêle, pose l’index sur l’impact de la balle, cherche à nouveau, regarde de loin le large trou dans le mur, se dirige ensuite vers l’escalier. Il demeure là un long moment, la main posée sur ce qui reste de la première marche, il regarde vers le haut de l’escalier, pensif, se retourne vers l’endroit d’où le tir est parti, de l’autre côté de la pièce, puis il monte sur la deuxième marche.
— Et après ? demande-t-il en redescendant.
Il quitte la pièce, il passe à la salle de bain. La voix d’Anne est lointaine maintenant, à peine audible. Camille recompose toujours la scène, il est chez lui mais il s’agit d’une scène de crime. Et donc : hypothèses, constatations, conclusions.
La fenêtre entrouverte. Anne arrive dans la pièce, Hafner l’attend de l’autre côté, le bras entier passé par la vitre, il brandit dans sa direction son arme munie d’un silencieux. Au-dessus de lui, Camille découvre l’impact de la balle dans le chambranle, il revient au salon.
Anne s’est tue.
Il va chercher un balai sous l’escalier et pousse hâtivement les morceaux de verre et de bois de la table basse contre le mur. Il époussette rapidement le canapé. Fait chauffer de l’eau.
— Viens…, dit-il enfin. C’est fini…
Ils sont assis, Anne blottie contre lui, ils sirotent ce que Camille appelle du thé, franchement mauvais, Anne n’en fera pas une affaire.
— Je vais t’emmener ailleurs.
Anne fait non de la tête.
— Pourquoi ?
Peu importe, pour elle, c’est non. Les impacts de balles dans la vitre, dans la porte, dans la marche d’escalier, la table basse du salon explosée, tout exprime pourtant l’imprudence de cette décision.
— Je pense qu…
— Non, coupe Anne.
Ça règle la question. Camille se dit qu’Hafner n’a pas réussi à entrer dans la maison, il est peu probable qu’il s’y risque de nouveau dans la journée. Demain, on avisera. Déjà des années sont passées en trois jours, alors vous pensez, demain…
Et ce qui change aussi, c’est que Camille est enfin arrivé au coup suivant.
Il lui a fallu du temps, le temps nécessaire à tout boxeur sonné pour se relever, pour revenir dans le match.
Maintenant, il n’est pas loin d’y être.
Il n’a plus besoin que d’une heure ou deux. Pas beaucoup plus. En attendant, il va refermer la maison, revérifier les issues, laisser Anne ici.
Ils ne parlent plus. Seules les vibrations du portable de Camille viennent interrompre le cours de leurs pensées, les appels n’arrêtent pas. Pas besoin de regarder, on sait de qui il s’agit.
C’est une impression étrange de tenir ainsi contre soi une femme inconnue qu’on connaît si bien. Il faudrait poser des questions mais ce sera pour plus tard. Défaire l’écheveau d’abord.
La fatigue prend Camille. Avec ce ciel bas, cette forêt devant, cette maison lourde et lente transformée en blockhaus, le corps lesté de ce mystère contre lui, il dormirait toute la journée s’il s’écoutait. Mais c’est Anne qu’il écoute, sa respiration, le bruit de sa bouche qui achève de boire son thé, son silence, cette pesanteur muette qui s’est installée entre eux.
— Tu vas le retrouver ? demande enfin Anne à voix basse.
— Oh oui.
La réponse est venue sans effort, l’expression d’une conviction si intime, si forte qu’Anne elle-même en est impressionnée.
— Tu me le diras tout de suite, n’est-ce pas ?
Pour Camille, le sous-texte de chaque question ferait, à lui seul, un roman. Il fronce les sourcils : pourquoi ?
— J’ai envie d’être rassurée, tu peux comprendre ?
Anne a élevé la voix et cette fois, pas de main devant sa bouche, la gencive avec les dents cassées exhibée, comme une gifle.
— Évidemment…
Pour un peu, il s’excuserait.
Leurs silences tombent enfin d’accord. Anne s’est assoupie. Camille n’a pas les mots, il lui faudrait un crayon, il dessinerait, en quelques traits, leur solitude en commun, chacun d’eux est à une extrémité de son histoire, ils sont ensemble et séparés. Inexplicablement, il ne s’est jamais senti plus près d’elle, une obscure solidarité l’attache à cette femme. Il s’esquive doucement, pose délicatement la tête d’Anne sur le canapé et se lève.
Allons. Il faut maintenant aller chercher le fin mot.
Il monte l’escalier avec une lenteur d’Indien, il connaît chaque marche, chaque craquement, il ne fait aucun bruit, et de plus il ne pèse pas bien lourd.
En haut, la chambre est mansardée, le toit chute selon une pente vertigineuse, l’extrémité de la pièce n’est haute que de quelques dizaines de centimètres. Camille s’allonge sur le sol, rampe jusqu’aux confins du lit, jusqu’à un panneau de bois qui bascule vers soi et qui permet d’accéder aux solives du toit, c’est une trappe de visite. L’intérieur est noir de poussière, de toiles d’araignée, y passer la main c’est une aventure, Camille y passe le bras, cherche à tâtons, rencontre le plastique, le saisit et le tire vers lui. Un sac poubelle gris enveloppant un épais dossier fermé par des élastiques. Il ne l’a pas ouvert depuis…
Il sera dit que cette histoire le place sans cesse en face de ce qu’il redoute.
Il cherche autour de lui, retire la taie de l’oreiller, y enfourne soigneusement le sac plastique dont la saleté, comme de la cendre, s’élève en nuage au moindre mouvement. Il se relève, emporte le tout, redescend avec mille précautions.
Quelques minutes plus tard, il laisse un mot à Anne. « Repose-toi. Appelle-moi quand tu veux. Je reviens très vite. » Je vais te mettre à l’abri, non, ça, il n’ose pas l’écrire. Après quoi il fait le tour de la maison, essaye toutes les poignées, vérifie toutes les fermetures.
Avant de sortir, de loin, il regarde le corps d’Anne, allongé sur le canapé. Ça lui serre le cœur de la laisser. Il lui est difficile de partir mais impossible de rester.
Allons. L’énorme dossier sous le bras, enveloppé dans la taie d’oreiller à rayures, Camille traverse enfin la cour, avance vers la forêt, là où il a garé la voiture.
Puis il se retourne. On dirait que la maison silencieuse est posée sur un plateau, au milieu de la forêt, comme le sujet d’une vanité du XVIIe siècle, un coffret. Il pense à Anne endormie.
Mais en fait, lorsque sa voiture, au ralenti, quitte la cour et s’enfonce dans la forêt, Anne, allongée sur le canapé, a les yeux grands ouverts.
11 h 30
À mesure que Paris se rapproche, le paysage mental de Camille se simplifie. Ce n’est pas plus clair mais il sait maintenant où poser les points d’interrogation.
L’urgence est de se poser les bonnes questions.
Au cours d’un hold-up, un tueur saisit cette femme qui se fait appeler Anne Forestier. Il la traque, il veut la tuer et vient la pourchasser jusqu’ici.
Quel rapport entre l’identité cachée d’Anne et ce braquage ?
Tout se passe comme si elle était tombée là par hasard, qu’elle venait simplement chercher une montre commandée pour Camille mais les deux événements, aussi éloignés qu’ils semblaient l’être, sont liés. Étroitement.
Existe-t-il deux choses qui ne sont pas liées ?
Par Anne, Camille n’a pas trouvé la vérité, il ne sait même pas qui elle est en réalité. Il lui faut maintenant partir d’ailleurs. De l’autre extrémité du fil.
Sur son portable, trois appels de Louis, qui n’a pas laissé de message, ce qui est dans son style. Juste un SMS : « Besoin d’aide ? » Un jour, quand il en aura fini avec tout ça, Camille proposera à Louis de l’adopter.
Et trois messages de Le Guen qui reviennent tous à la même chose. Mais la tonalité évolue, la voix de Jean s’éteint de message en message, ils sont de plus en plus courts. Et de plus en plus prudents. « Écoute, il faut absolument que tu me rapp… », Camille zappe. « Bon… Pourquoi tu ne…? » Camille zappe. Dans le dernier, Le Guen est grave. En réalité, il est malheureux : « Si tu ne m’aides pas, je ne peux pas t’aider. » Camille zappe.
Son esprit évacue tout ce qui le gêne et continue à fonctionner sur sa lancée. Rester concentré sur l’essentiel.
Tout se complique singulièrement.
La perspective vient de changer brutalement parce qu’il y a ces dégâts étonnants dans la maison.
Spectaculaires bien sûr, mais sans être un expert en balistique, on se pose forcément des questions.
Anne est seule derrière une baie vitrée de vingt mètres de large. De l’autre côté, un homme motivé, habile, parfaitement équipé. Qu’il ne parvienne pas à aligner Anne proprement, c’est de la déveine. Mais qu’ensuite, fenêtre ouverte, bras tendu, à six mètres, il n’arrive pas à lui loger une balle dans la tête, cette fois, c’est préoccupant. On peut même dire que depuis le passage Monier, ça confine à la malédiction. Joue-t-il donc à ce point de malchance depuis le début ? Une poisse pareille, c’est à peine croyable…
On est même en droit de penser que pour parvenir à ne pas tuer Anne avec autant de chances de le faire, il faut être un excellent tireur. Dans l’entourage de Camille, il n’y en a jamais eu beaucoup.
Et quand on se pose cette question, on se pose forcément toutes les autres.
Par exemple : comment est-on venu traquer Anne jusqu’à Montfort ?
La nuit précédente Camille a fait ce même chemin, dans l’autre sens, depuis Paris. Anne, épuisée, s’est endormie dès le début du voyage, elle ne s’est réveillée qu’à l’arrivée.
Même la nuit sur le boulevard périphérique, sur l’autoroute, la route nationale, il y a toujours beaucoup de monde. Mais Camille s’est arrêté deux fois, il a attendu plusieurs minutes, il a observé la circulation puis il a achevé le trajet par un chemin détourné, empruntant trois routes secondaires sur lesquelles les phares se voient de loin.
Il y a là une répétition inquiétante : il a conduit les tueurs jusqu’à Ravic en procédant à la rafle chez les Serbes, puis il les a conduits vers Anne en l’amenant à Montfort.
C’est l’hypothèse la plus plausible. Du moins, c’est ce qu’on veut lui faire croire. Parce que maintenant qu’il sait qu’Anne n’est pas Anne, que cette histoire n’est pas du tout celle à laquelle il a cru jusqu’à présent, les hypothèses les plus solides deviennent les moins plausibles.
Camille en est certain, il n’a pas été suivi. Ce qui veut dire qu’on est venu chercher Anne à Montfort parce qu’on savait qu’elle s’y rendrait.
Il faut donc envisager une autre solution. Et cette fois, elles se comptent sur les doigts de la main.
Chaque solution est un nom, celui d’un proche. Suffisamment proche de Camille pour connaître Montfort. Pour savoir qu’il est un intime de cette femme passée à tabac dans le passage Monier.
Pour savoir qu’il allait l’amener ici pour la mettre à l’abri.
Camille gratte, creuse mais il a beau chercher encore et encore, des noms, il n’y en a pas vingt. Si l’on excepte Armand, parti en fumée quarante-huit heures plus tôt, la liste est même bien courte.
Et Vincent Hafner, qu’il n’a jamais vu, n’en fait pas partie.
Cette conclusion est abyssale pour Camille.
Il était déjà sûr qu’Anne n’est pas Anne. Il est maintenant certain qu’Hafner n’est pas Hafner.
C’est comme si toute l’enquête se réinitialisait.
Retour à la case départ.
Et pour Camille, après tout ce qu’il a déjà fait, ça revient quasiment à un billet pour la case prison.
Il est de nouveau sur la route, le flicaillon, à faire des allers-retours de Paris jusqu’à sa maison de campagne, on dirait un écureuil dans son tourniquet. Un hamster. Il s’agite, j’espère que ça va finir par payer. Pas pour lui, évidemment, pour lui je pense même que c’est plié, il est dans la nasse, il ne va pas tarder à en avoir la confirmation. Malgré sa taille, il va tomber de haut. Non, j’espère que ça va payer pour moi.
Maintenant plus question que ça m’échappe.
La fille a fait ce qu’il fallait, on peut même reconnaître qu’elle a payé de sa personne, rien à dire. Ce sera serré mais pour le moment, tout marche comme sur des roulettes.
À moi de conclure. Avec mon ami Ravic, j’ai fait un bon tour de chauffe. S’il était encore de ce monde, il pourrait en témoigner, bien que, vu le nombre de doigts qui lui restait à la fin, il n’aurait pas pu jurer sur la Bible.
En y repensant, avec lui, j’ai été gentil, j’ai même fait preuve de compassion. Lui coller une balle dans la tête, c’était quasiment de la charité. Décidément, les Serbes, c’est comme les Turcs, ils ne savent pas dire merci. C’est dans leur culture. Ils sont comme ça. Et ils se plaignent d’avoir des ennuis.
On va passer aux choses sérieuses. D’où il est (je ne sais pas s’il y a un paradis pour les braqueurs serbes, mais certainement, il y en a bien un pour les terroristes), Ravic va être content. Il va prendre une revanche post-mortem parce que je me sens des envies de désosser tout vif. Il me faut un peu de chance, jusqu’ici je n’en ai pas eu besoin, je dois avoir du crédit là-haut auprès des instances décisionnaires.
Et si Verhœven fait son boulot, ça ne va pas traîner.
Pour le moment, je vais rejoindre mon havre de paix, me requinquer un peu parce qu’il va falloir agir très vite.
Mes réflexes sont un peu émoussés mais ma motivation est intacte, c’est l’essentiel.
12 h 00
Dans la salle de bain, Anne regarde à nouveau sa gencive, ce trou, cette laideur. Elle est entrée à l’hôpital sous un faux nom, elle ne pourra pas récupérer son dossier médical, les radios, les analyses, les diagnostics, il va falloir tout recommencer. Tout reprendre à zéro, dans tous les sens du terme.
Il prétend qu’il n’a pas voulu la tuer parce qu’il a besoin d’elle. Il peut dire ce qu’il veut, elle n’en croit pas un mot. Anne aurait fait l’affaire aussi bien morte que vivante. Il l’a frappée si violemment, avec un tel acharnement… Il peut soutenir que c’était nécessaire à sa démonstration, elle n’a pas de doute, il a pris un tel plaisir à la frapper ainsi, s’il avait pu la démolir davantage encore, il l’aurait fait.
Elle trouve, dans l’armoire à pharmacie, des petits ciseaux à bouts pointus et une pince à épiler. Le médecin, le jeune Indien, lui a assuré que c’était une plaie peu profonde, il pensait retirer les points de suture après une dizaine de jours, elle veut le faire tout de suite. Elle a aussi trouvé une loupe dans un tiroir du bureau de Camille mais deux instruments de fortune dans une pièce mal éclairée, pour ce genre de travail, ce n’est pas l’idéal. Sauf qu’elle ne veut pas attendre. Et cette fois, ce n’est pas sa manie du nettoyage. C’est ce qu’elle disait à Camille du temps qu’ils étaient ensemble, qu’elle voulait nettoyer. Pas cette fois. Contrairement à ce qu’il pensera après, quand tout sera fini, elle lui a très peu menti. Le minimum. Parce que c’était Camille, qu’il est difficile de lui mentir. Ou trop facile, ça revient au même.
Anne s’essuie d’un revers de manche, déjà que retirer des points de suture toute seule ce n’est pas simple, si en plus elle a les yeux embués… Il y a onze points. Elle tient la loupe dans la main gauche, les ciseaux dans la main droite. De près, ces petits fils noirs ressemblent à des insectes. Elle glisse la pointe sous le premier nœud, la douleur est immédiate, aiguë, pointue comme les ciseaux. Normalement, ça ne devrait pas faire mal, c’est que la plaie n’est pas refermée. Ou qu’elle s’infecte. Il faut pousser la pointe assez loin pour parvenir à couper les liens, Anne grimace, un coup sec, le premier insecte vient de mourir, il ne reste plus qu’à le retirer. Ses mains tremblent. Le fil résiste, encore collé sous la peau, avec la pince à épiler il faut tirer malgré le tremblement. Il cède enfin, son glissement sous la plaie provoque une sale impression, Anne scrute aussitôt mais elle ne voit rien encore, elle s’attaque au deuxième fil, elle est tellement tendue, nerveuse qu’elle doit s’asseoir, respirer un peu…
De retour devant la glace, elle triture la blessure en grimaçant, voici le deuxième fil, puis le troisième. Elle les retire beaucoup trop tôt, à travers la loupe la plaie est encore rouge, pas refermée. Le quatrième fil est un résistant, plus soudé à la chair que les précédents, mais la volonté d’Anne est inébranlable, elle gratte avec la pointe du ciseau, serre les dents, réussit à passer dessous, l’attrape, le manque, recommence, la plaie se met à saigner, rouverte, le fil cède enfin, elle tire dessus, maintenant la plaie saigne ouvertement, rose en haut et rouge en bas, des gouttes de sang grosses comme des larmes, les fils suivants rendent l’âme à leur tour et glissent sous la peau, elle jette les cadavres dans le lavabo et, pour les derniers, Anne fait ça un peu à l’aveuglette parce que le sang qu’elle essuie remonte tout de suite à la surface, elle ne s’arrête que lorsque tous les fils sont partis. Le sang coule. Coule. Sans réfléchir, elle attrape dans la petite armoire le flacon en plastique d’alcool à quatre-vingt-dix, pas de compresse, la main en soucoupe, l’alcool dedans et l’application directement comme ça, à la main.
Le mal que ça fait… Anne hurle et tape violemment du poing sur le lavabo, ses doigts, mal protégés par les attelles qui se relâchent, la font hurler de nouveau. Mais aujourd’hui ce hurlement est à elle, il lui appartient, personne n’est venu le lui arracher.
Une seconde fois, la main, l’alcool directement sur le visage avec la paume. Anne s’appuie des deux mains sur les bords du lavabo, près de défaillir, mais elle tient bon.
Puis, quand la douleur se calme, une compresse imbibée d’alcool, serrée fort sur la joue. Quand elle la soulève, le pansement exhibe une plaie boursouflée, laide, qui continue à saigner un peu.
Une cicatrice qui va rester. Rectiligne, tout en travers de la joue. Pour un homme, on dit une balafre. Difficile de savoir ce qui restera mais pas difficile de comprendre que ça ne partira plus jamais.
C’est définitif.
Et s’il fallait creuser la plaie au couteau, elle le ferait.
Parce qu’elle veut se souvenir de tout ça. Toujours.
12 h 30
Le parking des urgences est toujours aussi bondé. Cette fois, pour avoir le droit d’y entrer, Camille est obligé d’exhiber sa carte.
La standardiste est épanouie comme une rose. Une rose passablement défraîchie mais qui force la sympathie.
— Alors, elle s’est sauvée ?
Comme si elle savait l’importance que ça revêt pour le commandant Verhœven, elle fait une petite moue chagrine, qu’est-ce qui s’est passé, ça a dû vous faire un coup, c’est un échec pour la police, non ? Camille veut s’en débarrasser mais ce n’est pas aussi facile qu’il l’espère.
— Et sa prise en charge ?
Camille revient sur ses pas.
— C’est pas mon rayon, remarquez bien, mais quand une patiente prend la tangente et qu’on n’a même pas son numéro de sécurité sociale pour facturer son passage, je peux vous dire, là-haut, ça s’agite. Et les chefs, ils tombent sur le râble de tout le monde, responsable ou pas responsable, ils ne font pas de distinction, j’ai eu ma dose, moi aussi… C’est pour ça que je demande.
Camille hoche la tête, je comprends, l’air de compatir, pendant que la standardiste reprend des appels. Évidemment qu’entrée ici sous un faux nom, Anne aurait été bien incapable de fournir une carte de sécurité sociale ou de mutuelle. Voilà pourquoi il n’a trouvé aucun papier à son nom chez elle. Elle n’en a aucun, du moins à ce nom d’emprunt.
Il a soudain très envie de l’appeler, comme ça, sans raison, comme s’il avait peur de régler cette affaire sans elle, hors d’elle, il a envie de lui dire Anne…
Et il prend conscience qu’elle ne s’appelle sans doute pas Anne. Tout ce que ce mot représente dans son imaginaire est bon à jeter, Camille est désemparé, il a perdu jusqu’à son nom.
— Ça va pas ? demande la standardiste.
Si, ça va, Camille prend l’air préoccupé, c’est le plus efficace quand on a besoin de donner le change.
— Son dossier, demande-t-il, il est où ? Son dossier médical.
Anne s’est enfuie la nuit précédente, tout est encore à l’étage.
Camille remercie. Arrivé à l’étage, il ne sait toujours pas comment il va s’y prendre, pas la moindre idée. Alors il fait quelques pas pour réfléchir. Il est au bout du couloir, à quelques mètres de la petite salle d’attente transformée en salle de n’importe quoi, dans laquelle il a improvisé le premier point avec Louis.
Il voit la poignée ployer lentement, la porte s’ouvre timidement, on dirait qu’un enfant va en sortir, timide ou craintif.
L’enfant est en fait plus proche de la retraite que de la maternelle : voici apparaître Hubert Dainville soi-même, le grand patron, le chef de service, le brushing neigeux dressé sur la tête, on dirait qu’il vient de retirer ses bigoudis. Et rouge comme une pivoine quand il aperçoit Camille. D’habitude il n’y a personne ici, cette salle ne donne sur rien, ne sert à rien, personne n’y vient.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? demande-t-il, furieux, autoritaire, prêt à mordre.
Et vous ? La réponse brûle les lèvres de Camille, mais ce n’est pas la bonne méthode, il prend l’air égaré.
— Perdu… (Puis fataliste.) J’ai pris le couloir dans le mauvais sens.
Le chirurgien du rouge passe au rose, la confusion s’estompe, le tempérament reprend ses droits, il s’éclaircit la gorge et entame le couloir d’un pas décidé. Il marche très vite, comme s’il était appelé par une urgence.
— Vous n’avez plus rien à faire ici, commandant.
Camille suit au petit trot, il est à la peine, d’autant qu’il réfléchit aussi vite que la situation le permet.
— Votre témoin a quitté l’hôpital cette nuit ! poursuit le docteur Dainville comme s’il lui adressait un reproche personnel.
— J’ai appris ça, oui.
Camille ne voit pas d’autre solution, il plonge sa main dans sa poche, saisit son portable et le lâche, l’appareil tombe au sol avec un bruit clair, un bruit d’accident domestique.
— Et merde !
Le docteur Dainville, déjà aux ascenseurs, se retourne et voit le commandant agenouillé, de dos, en train de ramasser les éléments de son téléphone. Quel gland. Les portes s’ouvrent, il s’engouffre.
Camille ramasse son portable intact, fait mine de le rafistoler en revenant sur ses pas, vers la petite salle.
Les secondes passent. Une minute. Il hésite à entrer, quelque chose le lui interdit. Quelques secondes supplémentaires. Il s’est certainement trompé. Il attend. Rien. Tant pis. Il s’apprête à rebrousser chemin. Et puis non.
La porte s’ouvre à nouveau, énergiquement cette fois.
La femme qui en sort arbore un air affairé, c’est Florence, l’infirmière. À son tour de rougir, en découvrant Camille, ses lèvres gonflées dessinent un rond parfait, une seconde d’hésitation et c’est trop tard, elle n’a plus aucune chance de faire diversion. Le geste qui signe son embarras, elle ramène une mèche derrière son oreille, regarde Camille en refermant la porte avec un calme appuyé, démonstratif, je suis une femme au travail, occupée et concentrée sur sa tâche, je n’ai rien à me reprocher. Personne ne peut y croire, même pas elle. Camille n’aurait pas absolument besoin de pousser son avantage, il ne se conduirait pas ainsi… Il s’en veut terriblement mais il le faut. Il la regarde fixement, penche la tête, accentue la pression, je n’ai pas voulu vous déranger pendant vos petites affaires, je suis délicat, hein ? Il se conduit comme s’il avait fait une réussite sur son téléphone portable en attendant dans le couloir qu’elle ait terminé son petit job avec le docteur Dainville.
— J’ai besoin du dossier de Mme Forestier, dit-il.
Florence marche dans le couloir mais elle n’allonge pas sa foulée, comme l’a fait volontairement le docteur Dainville. Pas beaucoup de défense. Et aucune méchanceté.
— Je ne sais pas…, commence-t-elle.
Camille ferme les yeux, il la supplie silencieusement de ne pas l’obliger à dire : je vais aller en parler avec le docteur Dainville, je pense que…
Ils sont arrivés au bureau.
— Je ne sais pas… si le dossier est encore là.
Elle ne s’est pas retournée une seule fois vers lui, elle ouvre le grand tiroir avec les dossiers suspendus. Sans hésitation, elle en sort le dossier Forestier, une grande chemise avec le scanner, les radios, les comptes rendus, donner ça au premier qui le demande, même un flic, c’est très grave de la part d’une infirmière…
— Je vais vous faire porter la demande du juge en fin d’après-midi, dit Camille. En attendant, je peux vous signer un reçu.
— Non, dit-elle précipitamment. Je veux dire, si le juge…
Camille prend le dossier, merci. Ils se regardent. Ce qui est douloureux pour lui, à la limite du malaise, ce n’est pas seulement la bassesse de sa méthode pour lui extorquer des informations sur lesquelles il n’a aucun droit, c’est de comprendre cette femme.
De saisir que ces lèvres boursouflées, ce n’est pas le désir de rester jeune mais une irréfragable demande d’amour.
13 h 00
Vous passez la grille, vous marchez dans l’allée. Devant vous, le bâtiment rose, au-dessus de vous, les grands arbres, vous pourriez penser que vous arrivez dans une demeure de maître, difficile d’imaginer que derrière ces fenêtres on aligne des cadavres et qu’on les découpe. Ici, on pèse les cœurs et les foies, on scie les crânes. Camille connaît les lieux par cœur, il les déteste. Ce sont les gens qu’il aime bien, les employés, les techniciens, les médecins, Nguyen surtout. Il a pas mal de souvenirs avec lui, des mauvais, des pénibles, ça crée des liens.
Camille a ses entrées, il adresse des petits signes à l’un à l’autre. Il sent bien qu’il y a de la retenue, que la rumeur l’a précédé ici aussi. Il le sent aux sourires gênés, aux mains qui se tendent, hésitantes.
Nguyen, lui, est toujours le même, une sorte de sphinx, impénétrable, il est un peu plus grand que Camille, aussi mince, la dernière fois qu’il a souri, c’était en 1984. Il serre la main de Camille, il écoute, regarde le dossier qu’il lui tend. Circonspect.
— Juste un coup d’œil. À temps perdu.
« Juste un coup d’œil », ça veut dire : je veux ton avis, j’ai un doute, à toi de me dire, je ne te dis rien, je ne veux pas t’influencer, et si tu pouvais faire ça vite…
« À temps perdu », ça veut dire : ce n’est pas officiel donc c’est personnel — voilà qui confirme la rumeur selon laquelle Verhœven est dans l’œil du cyclone —, et donc Nguyen dit d’accord, à Camille il ne refuse jamais rien. D’autant qu’il ne risque rien et que lui aussi aime les mystères, déceler les failles, mettre le doigt sur le détail, il adore, il est légiste.
— Tu m’appelles vers dix-sept heures ?
Disant cela, il enferme le dossier dans son tiroir, c’est personnel.
13 h 30
Maintenant il est temps de repasser au bureau. Avec ce qui l’attend, il n’en a aucune envie mais il le faut.
Dans les couloirs, Camille salue des collègues, pas besoin d’être bien psychologue pour ressentir le malaise. À l’Institut médico-légal, c’était feutré. Ici, c’est criant. Comme dans tous les bureaux, trois jours est un délai largement suffisant pour une rumeur. Et plus elle est vague, plus elle enfle, l’effet est mécanique. Classique. Certains gestes de sympathie ont des tonalités de condoléances.
Même si on l’interrogeait, Camille n’a aucune envie de parler ni de s’expliquer, avec personne, il ne saurait d’ailleurs pas quoi dire, par où commencer. Par bonheur, de son équipe, presque tout le monde est sur le pont, ils ne sont que deux présents dans les bureaux, Camille fait un signe de la main, le collègue est au téléphone, il lève le bras, bonjour commandant, l’autre a juste le temps de se retourner, Camille est déjà passé.
Aussitôt arrive Louis. Il entre sans un mot dans le bureau du commandant. Les deux hommes se regardent.
— On vous cherche pas mal…
Camille se penche sur son bureau. Une convocation de la divisionnaire Michard.
— Je vois ça…
Dix-neuf heures trente. Horaire tardif. Salle de réunion. Lieu impartial. La convocation ne précise pas qui sera là. La procédure n’est pas habituelle. Quand un flic est dans le collimateur, on ne le convoque pas pour s’expliquer, ce qui reviendrait à le prévenir qu’une enquête pourrait être ouverte le concernant. C’est donc que, prévenu ou pas, ça ne changera rien, que Michard dispose d’éléments tangibles que Camille n’a plus le temps de neutraliser.
Il ne cherche pas à comprendre, ce n’est pas l’urgence, dix-neuf heures trente, autant dire dans mille ans.
Il accroche son manteau, plonge la main dans la poche et en ressort un sac en plastique qu’il manipule à deux mains, comme un bâton de nitroglycérine, pour ne pas toucher le contenu avec ses doigts. Il pose le mug sur son bureau. Louis s’approche, se penche avec curiosité, il lit à voix basse : Мой дядя самых честных правил…
— C’est le premier vers d’Eugène Onéguine, non ?
Pour une fois, Camille a la réponse. C’est oui. Le mug appartenait à Irène, il ne le dit pas à Louis.
— Je voudrais que tu fasses analyser les empreintes. Rapidement.
Louis accepte de la tête, referme le sachet plastique.
— Je mets le bordereau… sur l’affaire Pergolin ?
Claude Pergolin, le travesti étranglé chez lui.
— Par exemple…, approuve Camille.
Il est de plus en plus difficile d’agir de cette manière, sans rien lui dire. Camille hésite à le faire, d’abord parce que c’est une longue histoire à raconter mais aussi parce que tant qu’il n’est au courant de rien, Louis n’encourt aucun reproche.
— Bon, si on veut les résultats tout de suite, dit Louis, je dois profiter que Mme Lambert est encore là.
Mme Lambert en pince sacrément pour Louis ; elle aussi, comme le commandant Verhœven, serait candidate à l’adoption. Elle est une syndicaliste acharnée, son combat, c’est la retraite à soixante ans. Elle en a soixante-huit, elle trouve tous les ans un nouveau subterfuge pour continuer à travailler. Si personne ne la passe par la fenêtre, elle a encore trente ans de militantisme actif devant elle.
Malgré l’urgence, Louis ne bouge pas. Le sac en plastique entre les mains, plongé dans une réflexion intense, il reste sur le seuil du bureau, à la manière d’un jeune homme à l’instant de faire sa demande.
— J’ai raté pas mal d’épisodes, je crois…
— Rassure-toi, moi aussi, répond Camille en souriant.
— Vous avez préféré me tenir à l’écart… (Aussitôt, Louis lève la main.) Ce n’est pas un reproche !
— Si, Louis, c’est un reproche. Et tu as bigrement raison de le faire. Sauf que maintenant…
— C’est trop tard ?…
— Voilà.
— Trop tard pour l’explication ou trop tard pour le reproche ?
— C’est plus emmerdant que ça, Louis. C’est trop tard pour tout. Trop tard pour comprendre, pour réagir, pour t’expliquer… Et sans doute même pour m’en sortir avec les honneurs. La situation n’est pas grandiose, comme tu vois.
Louis désigne vaguement le plafond, les hautes sphères. Il confirme :
— Tout le monde n’a pas l’air aussi patient que moi.
— Tu auras droit au premier scoop, répond Camille. Garanti. Je te le dois largement. Et si tout se passe comme prévu, je te réserve même une surprise. La plus grande réussite dont on puisse rêver quand on est dans la police : briller aux yeux de ses chefs.
— « La réussite, c’… »
— Oh oui, vas-y, Louis ! Une citation !
Louis sourit.
— Non, reprend Camille, laisse-moi deviner : Saint-John Perse ! Non, mieux : Noam Chomsky !
Louis quitte le bureau.
— Ah, si…, dit-il en repassant la tête. Dans votre sous-main… je crois qu’il y a un truc pour vous, je ne suis pas certain…
Tu parles.
Un post-it. La grande écriture anguleuse de Jean : « Bastille, sortie Roquette, 15 heures », ce qui est beaucoup plus qu’un rendez-vous.
Que le contrôleur général ait préféré laisser un message anonyme dans son sous-main plutôt qu’appeler son portable est assez mauvais signe. Jean Le Guen dit clairement : je prends des précautions. Il dit aussi : je suis suffisamment ton ami pour courir le risque mais te rencontrer pourrait bien accélérer ma fin de carrière, alors on va faire ça discrètement.
Avec la taille qu’il a, Camille a une certaine habitude de l’ostracisme, rien que prendre le métro parfois… Mais se retrouver suspect dans la police même, même si, avec ce qui se passe depuis trois jours, ce n’est plus réellement une surprise, ça lui en fiche un sale coup.
14 h 00
Fernand est un brave type. Un imbécile mais pas contrariant. Le restaurant est fermé, il l’a rouvert. J’ai faim, il me fait une omelette aux cèpes. Il est bon cuisinier. Il aurait mieux fait de le rester mais voilà, c’est toujours comme ça, l’employé ne rêve que de devenir chef. Il s’est endetté jusqu’à la moelle et pour quoi ? Pour avoir le plaisir d’être « patron ». Quel con. Moi, ça me va très bien, les cons nous servent. Vu les intérêts prohibitifs que je lui ai imposés, il me doit plus d’argent qu’il ne pourra jamais m’en rembourser. Pendant un an et demi, j’ai renfloué son affaire, quasiment chaque mois. Je ne sais pas si Fernand en a vraiment conscience, son restaurant est à moi, un claquement de doigts, et le soi-disant patron va pointer à la soupe populaire. Je me garde bien de le lui rappeler. Il me rend pas mal de services. Il me sert d’alibi, de boîte aux lettres, de bureau, de témoin, de caution, de distributeur bancaire, je vide sa cave et il me fait à manger en cas de besoin. Au printemps dernier, pour la rencontre avec Camille Verhœven, il a été parfait. Tout le monde a été parfait d’ailleurs. L’esclandre s’est déroulé à merveille. Au bon moment, mon commandant préféré a fini par se lever de table et faire ce qu’il fallait. Ma seule crainte était que quelqu’un d’autre se lève pour intervenir parce que cette fille était sacrément mignonne. Plus maintenant, bien sûr. Aujourd’hui, avec ses cicatrices, ses dents cassées et sa tête en forme d’abat-jour, elle pourrait faire un scandale dans un restaurant, il n’y aurait pas beaucoup d’hommes pour se précipiter à son secours, mais avant elle donnait vraiment l’envie d’aller en découdre avec ce bon Fernand. Jolie, et donc habile, elle a su jeter les regards qu’il fallait, à qui il fallait. Bon gré mal gré, le Verhœven a fini par y aller…
Je repense à tout ça parce que j’ai un peu de temps. Et que le lieu s’y prête.
J’ai posé mon portable sur la table, je ne peux pas m’empêcher de le consulter en permanence. Sous réserve de la fin, je suis content des résultats partiels. J’espère que ça sera un très gros paquet parce que sinon je vais encore me foutre en boule, me sentir d’humeur à désosser n’importe qui.
En attendant, je savoure mes premières heures de vraie détente depuis plus de trois jours et Dieu sait que je n’ai pas chômé.
Au fond, la manipulation a beaucoup de points communs avec le braquage. Il faut beaucoup de préparation et un très bon personnel d’exécution. Je ne sais pas comment elle s’y est prise pour conduire Verhœven à lui faire quitter l’hôpital et l’emmener chez lui à la campagne mais visiblement ça n’a pas fait un pli.
Sans doute le coup de la crise d’hystérie. Avec les hommes sensibles, c’est ce qui marche le mieux.
Coup d’œil au téléphone.
Quand il va sonner, j’aurai ma réponse.
Soit j’ai travaillé pour rien, et là rien à dire, chacun rentre chez soi.
Soit je me dirige vers le gros paquet de fric, et si c’est le cas, je ne sais pas de combien de temps je vais disposer. Certainement pas beaucoup, il faudra faire vite.
Et ce n’est pas à trois foulées du résultat que je vais rater la prise. Alors je demande de l’eau minérale à Fernand, ce n’est pas le moment de faire le con.
Anne a trouvé des pansements dans la pharmacie. Il a fallu en coller deux, bout à bout, pour couvrir la cicatrice. En dessous, c’est toujours brûlant. Pas de regret.
Elle s’est ensuite baissée pour ramasser l’enveloppe qu’il lui a jetée, comme un morceau de viande à un animal de cirque. Elle lui brûle les doigts. Elle l’ouvre.
Dedans une liasse de billets, elle compte deux cents euros.
Une liste de numéros de téléphone : les taxis des environs.
Un plan de situation, une vue aérienne, on voit la maison de Camille, le sentier, l’abord du village, Montfort.
Le tout pour solde de tout compte.
Elle pose le téléphone portable près d’elle, sur le canapé.
Attendre.
15 h 00
Camille s’attendait à un Le Guen éruptif, il le trouve accablé. Assis sur un banc de la station de métro, il regarde ses pieds, l’air désabusé. Pas un reproche. Ou plutôt si. Mais c’est plutôt une sorte de plainte.
— Tu pouvais me demander mon aide…
Camille note l’emploi du passé. Pour Le Guen, une partie de l’affaire est déjà pliée.
— Pour un type de ton niveau…, dit-il. Vraiment, tu les collectionnes…
Et encore, pense Camille, Le Guen ne sait pas tout.
— Tu demandes l’affaire, en soi, c’est déjà assez suspect. Parce que cette histoire d’indic, tu avoueras…
Ce n’est encore rien. Le Guen va bientôt apprendre que Camille a personnellement aidé le témoin-clé de cette affaire à quitter l’hôpital et donc à se soustraire à la justice.
Camille ne sait d’ailleurs pas qui est ce témoin mais s’il se révèle qu’Anne est coupable de quelque chose de grave, allez savoir, il peut se retrouver avec une inculpation de complicité… À partir de là, tout est imaginable : complicité de meurtre, de vol, d’assassinat, de kidnapping, de vol à main armée… Et il aura du mal à faire croire à son innocence.
Il ne répond pas à Jean, il avale sa salive.
— Pour les relations avec le juge, dit Le Guen, t’es sacrément con : tu l’as court-circuité un moment, tu me le disais, on arrangeait le coup, on n’en parlait plus. D’autant que Pereira est un gars avec qui on peut discuter.
Le Guen ne va pas tarder à apprendre que, depuis, Camille a fait beaucoup plus fort, qu’il a subtilisé le dossier médical de ce témoin. Témoin que, par ailleurs, il héberge à son domicile personnel.
— Ta rafle d’hier a fait de sacrées vagues ! C’était prévisible, tu te rends compte de ce que tu fais ? J’ai l’impression que tu es complètement inconscient !
Et le contrôleur général n’imagine même pas que le nom de Verhœven figure sur une pièce du dossier qu’il a carottée à la bijouterie et qu’il a donné une fausse identité à la préfecture. Et il est trop tard maintenant.
— Aux yeux de la divisionnaire Michard, reprend Le Guen, manœuvrer pour obtenir cette affaire, c’est vouloir la couvrir.
— Quelle connerie ! lâche Camille.
— Je m’en doute bien. Mais tu te comportes depuis trois jours comme si tu étais à ton compte. Alors forcément…
— Forcément, admet Camille.
Les rames devant eux se succèdent. Le Guen regarde toutes les filles qui passent, absolument toutes, rien de salace, il est admiratif, de toutes, il leur doit tous ses mariages. Camille a toujours été son témoin.
— Moi, ce que je veux savoir, c’est pourquoi tu fais, de cette enquête, une affaire personnelle !
— Je crois que c’est l’inverse, Jean. C’est une affaire personnelle qui est devenue une enquête.
En disant cela, Camille comprend qu’il vient de toucher juste. Il entre en effervescence, il lui faudrait un peu de temps pour en tirer toutes les conséquences. Il tâche même de graver ces mots dans sa mémoire : c’est une affaire personnelle qui est devenue une enquête.
L’information a plongé Le Guen dans l’incertitude.
— Une affaire personnelle… Qui tu connais, dans cette histoire ?
Bonne question. Il y a quelques heures, Camille aurait répondu : Anne Forestier. Tout a changé.
— Le braqueur, dit machinalement Camille qui continue sa réflexion en marge de la conversation.
Le Guen, lui, passe de l’incertitude à l’inquiétude.
— Tu es en affaires avec un braqueur ? Un braqueur complice du meurtre, c’est ce que je dois comprendre ? (Il a l’air inquiet, en fait il est complètement affolé.) Tu connais Hafner personnellement ?
Camille hoche la tête. Non. Ce serait trop à expliquer.
— Je ne suis pas certain, commence Camille évasivement. Je ne peux pas te dire pour le moment…
Le Guen pose ses deux index joints sur sa bouche, signe d’une réflexion intense et délicate.
— Tu n’as pas l’air de bien comprendre pourquoi je suis là.
— Si, Jean, je comprends très bien.
— Michard va certainement vouloir saisir le parquet. Elle en a le droit, elle a besoin de se protéger, elle ne peut pas fermer les yeux sur tes agissements et je ne vois comment je pourrais m’y opposer. Et dans cette situation, si je t’en parle, je suis en faute moi aussi. Là, en ce moment, je suis en faute.
— Je sais, Jean, je te remercie…
— Ce n’est pas pour ça que je t’en parle, Camille ! Je m’en fous de tes remerciements ! Si tu n’as pas encore l’IGS sur le dos, c’est imminent. Ton téléphone va être, ou est déjà, sur écoute, tu vas être, ou tu es déjà, suivi, tes déplacements surveillés, ton comportement analysé… Et d’après ce que tu me laisses entendre, tu ne risques pas seulement ton boulot, tu risques la taule, Camille !
Le Guen laisse filer une rame supplémentaire, quelques secondes de silence dont il espère beaucoup, il voudrait que Camille se ressaisisse. Ou qu’il s’explique. Et pour l’y contraindre, il n’a pas beaucoup de cartes dans son jeu.
— Écoute, reprend-il, je ne pense pas que Michard va saisir le parquet sans m’en parler. Elle arrive, elle a besoin de mon soutien, ton histoire lui donne auprès de moi un crédit inespéré… C’est pour ça que j’ai pris les devants. J’en profite, tu comprends ? Tu es convoqué à dix-neuf heures trente, c’est moi qui ai organisé ça.
Les désastres se suivent à une cadence quasi grisante. Camille le fixe, interrogatif.
— C’est ta dernière chance, Camille. On sera en petit comité. Tu nous racontes ton histoire et on voit comment on peut limiter les dégâts. Je ne peux pas te promettre que ça en restera là, tout dépendra de ce que tu vas nous dire. Qu’est-ce que tu vas nous dire, Camille ?
— Je ne sais pas encore, Jean.
Il a son idée mais comment expliquer, il lui faut d’abord lever des doutes. Le Guen est vexé. D’ailleurs, il le dit :
— Ça me vexe, Camille. Mon amitié pour toi ne sert à rien.
Camille pose sa main sur l’énorme genou de son ami, il tapote du bout des doigts comme s’il voulait le consoler, l’assurer de sa solidarité.
Le monde à l’envers.
17 h 15
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise… Un passage à tabac en règle.
Au téléphone, Nguyen a une voix très nasale. Il doit répondre depuis une salle vaste, au plafond très haut, sa voix se répercute, on dirait un oracle. C’est d’ailleurs ce qu’il est pour Camille. D’où sa question :
— Est-ce qu’il y a intention de tuer ?
— Non… non, je ne crois pas. Il y a volonté de faire du mal, de punir, de marquer, ce que tu veux, mais pas de tuer…
— Tu en es certain ?
— Tu as déjà vu un médecin certain de quelque chose, toi ? Je dirais seulement qu’à moins d’en être empêché, il suffisait pour le type d’y mettre toutes ses forces et le crâne de cette femme explosait comme un melon.
Pour que ça n’arrive pas, pense Camille, il a dû se maîtriser. Calculer. Il l’imagine lever haut son fusil, abattre la crosse en ciblant la pommette et la mâchoire plutôt que le crâne, retenir son coup à la dernière milliseconde. Un homme qui a du sang-froid.
— Pareil pour les coups de pied, reprend le légiste. Le rapport de l’hôpital dit huit coups, moi je compte neuf, mais ce n’est pas le plus important. L’essentiel, c’est la manière dont ils sont appliqués. Il a envie de casser des côtes, d’en fêler, de faire mal, oui, de faire des dégâts, bien sûr, mais vu l’endroit où ils sont appliqués et le type de chaussures qu’il portait, s’il avait vraiment voulu tuer cette femme, c’était plus que facile. Il pouvait lui exploser la rate, trois coups bien alignés, c’était l’hémorragie interne. La mort de cette femme aurait pu survenir mais par accident : c’est la laisser en vie qui était volontaire.
Le passage à tabac décrit par Nguyen ressemble à un avertissement. Le genre de correction qui annonce que ça pourrait se gâter salement, pas suffisamment pour hypothéquer l’avenir mais assez violent pour être entendu.
Si son agresseur (plus question d’Hafner maintenant, Hafner, c’est de l’histoire ancienne) n’a pas voulu tuer Anne (plus question d’Anne non plus d’ailleurs), ça pose la question de la complicité d’Anne (quel que soit son prénom), qui devient plus que probable, presque certaine.
Sauf que, dans ce cas, la véritable cible, ce n’est pas Anne, c’est Camille.
17 h 45
Il n’y a plus qu’à attendre. L’ultimatum que Camille a fixé à Buisson s’achève à vingt heures mais ce sont des mots, c’est virtuel. Buisson a donné des ordres et fait passer quelques coups de fil. Il a remué ses réseaux, receleurs, revendeurs, fabricants de faux papiers, anciennes relations d’Hafner. Il doit dépenser tout le crédit dont il dispose pour obtenir ce qu’il veut. Il peut réussir en deux heures comme il peut avoir besoin de deux jours et Camille devra attendre la réponse le temps qu’il faudra parce qu’il ne peut pas faire autrement.
Quelle dérision : le gong sera — ou non — sonné par Buisson.
La vie de Camille est maintenant suspendue à l’efficacité de l’assassin de sa femme.
Anne, elle, est assise sur le canapé du salon, elle n’a pas allumé la lumière, la pénombre de la forêt a gagné l’intérieur de la maison. Les seules lueurs sont des clignotants, celui de l’alarme, celui de son téléphone portable, qui égrènent les secondes. Anne ne bouge pas, se répète en boucle les mots qu’elle va dire. Elle sent que l’énergie pourrait lui manquer, mais il faut absolument qu’elle réussisse, c’est une question de vie et de mort.
Si cette mort était la sienne, à cet instant précis, elle céderait.
Elle n’a pas envie de mourir mais elle l’accepterait.
Mais il faut réussir, c’est la dernière marche à franchir.
Fernand joue aux cartes comme il vit, c’est un faible. Il a peur de moi, il fait exprès de perdre, il pense que ça me flatte, il est vraiment con. Il ne dit rien mais il s’inquiète. Dans moins d’une heure, il doit faire rentrer le personnel, diriger la mise en place pour le service du soir, déjà le cuisinier est arrivé, bonjour patron, Fernand, ça le remplit d’orgueil, pour une phrase comme celle-ci il a vendu sa vie et trouve encore le deal avantageux.
Moi, je suis ailleurs.
Je vois passer les heures, ça peut durer comme ça toute la journée, toute la nuit suivante. J’espère que Verhœven va se montrer efficace, sa compétence fait partie des variables sur lesquelles j’ai spéculé. Il n’a pas intérêt à me décevoir.
Selon mes calculs, l’horaire butoir, c’est demain midi.
Si je n’ai pas obtenu gain de cause demain midi, je pense que c’est mort.
Dans tous les sens du terme.
18 h 00
Rue Durestier. Le siège de Wertig & Schwindel. Le hall est divisé en deux parties, à droite les ascenseurs qui montent vers les bureaux, à gauche la boutique de vente de billets. Dans ces immeubles anciens, le hall est démesuré. Pour meubler et rendre l’accueil moins froid, on a réduit la hauteur sous plafond, posé un peu partout des bacs de plantes vertes, de larges fauteuils, des présentoirs avec des catalogues de voyages, des tables basses.
Camille reste à l’entrée. Il imagine parfaitement Anne, installée dans un fauteuil, un œil sur sa montre, attendant l’heure de sortir le retrouver.
Elle prenait un air affairé quand elle arrivait, toujours légèrement en retard sur l’heure du rendez-vous, avec un petit signe, désolée, j’ai fait ce que j’ai pu, le sourire qui va avec et qui donne forcément envie de dire : c’est rien, t’inquiète pas.
Le plan était même encore plus rusé. Camille s’en rend compte lorsqu’il voit soudain apparaître, à l’angle de l’ascenseur, un coursier empressé avec son casque sous le bras. Camille s’avance. Une autre sortie donne rue Lessard. Rien de plus pratique. Si Anne arrivait en retard, elle pouvait entrer par ici et aussitôt ressortir rue Durestier.
Sur le trottoir, Camille ravi, tout le monde était content.
Il a laissé le boulevard derrière lui, s’est installé à la terrasse de la Roseraie, à l’angle de la rue de Faubourg-Laffite. Quitte à laisser le temps passer, autant faire quelque chose, l’inaction, ça vous tue quand vous vous sentez dégringoler.
Camille scrute son téléphone. Rien.
C’est l’heure de sortie des bureaux. Il sirote son café, les yeux au-dessus de la tasse, regardant les passants affairés traverser les rues, se saluer de loin, se sourire, ou, déjà soucieux, se précipiter vers le métro. Des gens de toutes sortes, son regard attrape le profil d’un jeune homme, le connecte à quelques centaines d’autres profils vivant dans sa mémoire, ou le ventre de cet homme, avantageux, revendiqué, ou la silhouette tassée, voûtée de cette fille pourtant jeune encore, qui porte son sac à main à bout de bras, sans désir, sans plaisir, parce qu’une fille doit en avoir un. S’il y porte attention trop longtemps, la vie transperce Camille de part en part.
Et soudain, elle apparaît à l’angle de la rue Bleue, s’arrête, les pieds sagement posés à quarante centimètres du passage piéton, manteau bleu marine. Un visage étrangement ressemblant au Portrait de famille de Holbein mais sans le strabisme, c’est à cette comparaison mentale que Camille doit de s’en souvenir aussi parfaitement. Il a déjà poussé la porte de la terrasse vitrée lorsqu’elle traverse la rue, il sort et l’attend près du feu rouge, elle marque un court temps d’arrêt, son regard exprime la curiosité et une vague inquiétude. Le physique de Camille crée fréquemment cet effet-là. Surtout qu’il la fixe dans les yeux, elle s’avance pourtant, passe devant lui comme si elle l’avait déjà oublié.
— Excusez-moi…
Elle se retourne et baisse les yeux vers lui. Elle mesure un mètre soixante et onze, selon Camille.
— Je suis désolé, dit-il, vous ne me connaissez pas…
Elle semble vouloir dire que si mais elle ne le fait pas. Son sourire est moins triste que son regard, mais il a la même tonalité bienveillante et douloureuse.
— Madame… Charroi ?
— Non, dit-elle en esquissant un sourire de soulagement, vous devez confondre…
Mais elle reste là, comprenant que la conversation n’est pas terminée pour autant.
— Nous nous sommes croisés ici une fois ou deux…, reprend Camille.
Il désigne le carrefour. S’il continue sur sa lancée, il va s’empêtrer dans une explication laborieuse, il préfère sortir son portable, il clique, la femme se penche, curieuse de voir ce qu’il fait, de comprendre ce qu’il veut.
Il ne s’en est pas aperçu, il y a un message de Louis. Sobre : « Empreintes : ISP. »
Inconnue des services de police. Anne n’est pas répertoriée. Fausse piste.
Devant Camille s’étend un couloir dont toutes les portes se ferment l’une après l’autre. Dans une heure et demie, une dernière porte, essentielle, qu’il n’a jamais imaginé voir se fermer, va claquer à son tour, celle de son métier.
La police va l’expulser au terme d’une procédure longue et humiliante. À lui de déterminer s’il le souhaite ou non. Il se dit qu’il n’a pas le choix en sachant bien que choisir ou ne pas choisir, c’est toujours choisir. Pris dans le tourbillon, il ne sait plus ce qu’il veut, c’est affolant cette boucle, cette spirale.
Il relève la tête, la femme est toujours là, curieuse, attentive.
— Excusez-moi…
Camille se repenche sur son portable, ferme un écran, en ouvre un autre, se trompe, recommence, clique sur la liste des contacts et tend enfin l’appareil avec le portrait d’Anne.
— Vous ne travaillez pas avec elle…
Ce n’est pas réellement une question. Pourtant le visage de la femme s’éclaire.
— Non, mais je la connais…
Heureuse de rendre service. Le malentendu ne va pas durer. Elle travaille dans le quartier depuis plus de quinze ans, le nombre de personnes qu’elle connaît de cette manière, à force de les croiser, c’est impressionnant.
— Un jour, dans la rue, on s’est fait un petit signe. Après, quand on se croisait, on se faisait bonjour mais on n’a jamais parlé ensemble.
« Une vraie gale », a dit Anne.
18 h 35
Anne a décidé qu’elle n’attendrait pas plus longtemps. Advienne que pourra. Tant pis, c’est trop long. Et la maison maintenant lui fait peur, comme si, avec la venue de la nuit, la forêt allait se refermer sur elle.
Elle a retrouvé, chez Camille, des gestes de conjuration qui pourraient être à elle, ils se sont reconnus dans leurs attitudes superstitieuses. Par exemple, ce soir, pour ne pas provoquer le mauvais sort (et comme s’il pouvait encore lui arriver quelque chose de pire), elle n’allume pas la lumière. Pour se diriger, elle se contente de la veilleuse qui enveloppe le palier, au bas de l’escalier. Elle éclaire la marche déchiquetée par la balle, sur laquelle Camille s’est arrêté si longtemps.
Quand va-t-il se retourner vers moi et me cracher au visage ? se demande Anne.
Elle ne veut plus attendre. Si près du but, c’est irrationnel mais c’est justement atteindre le but qui lui semble insurmontable. Partir. Tout de suite.
Elle prend son portable et compose le numéro de la compagnie de taxis.
Doudouche fait la gueule, ça lui passera. Il suffit qu’elle se rende compte que Camille n’est pas d’humeur à supporter son humeur à elle pour qu’elle file doux. Un jour, Camille s’est pris à rêver d’une gouvernante acariâtre, une peste, qui ferait chaque jour le ménage jusque sous les pieds des meubles et lui cuisinerait des pommes de terre tristes comme ses fesses. À la place, il a pris cette chatte, Doudouche, ça revient quasiment au même. Il l’adore. Il lui flatte l’échine, lui ouvre une boîte, et l’installe à la fenêtre, elle observe l’activité du canal, juste en bas de l’immeuble.
Il va ensuite dans la salle de bain, manipule avec précaution le sac poubelle afin que la poussière n’envahisse pas la pièce. Puis il rapporte le dossier sanglé sur la table basse du salon.
Doudouche, de la fenêtre, le regarde fixement. Tu ne devrais pas.
— Moyen de faire autrement ? répond Camille.
Il ouvre le dossier et se rend directement à la grosse enveloppe contenant les photos.
La première est un grand cliché en couleur un peu surexposé qui montre les restes d’un corps éventré, les côtes cassées traversent une poche rouge et blanc, sans doute un estomac et un sein de femme découpé et portant d’innombrables marques de morsures. La deuxième photo est celle d’une tête de femme, détachée du corps et clouée au mur par les joues…
Camille se lève, va jusqu’à la fenêtre pour reprendre sa respiration. Ce n’est pas que ces images soient plus pénibles à voir que bien des meurtres sordides découverts au cours de sa carrière mais ceux-là, ce sont en quelque sorte les siens. Les plus proches de lui, ceux qu’il a toujours essayé de garder à distance. Il regarde un instant le canal en caressant le dos de Doudouche.
Il y a des années qu’il n’a pas ouvert ce dossier.
L’histoire a donc commencé ainsi, par un corps de femme découpé dans un loft de Courbevoie. Elle s’est terminée avec la mort d’Irène. Camille revient à la table.
Il faudrait courir à la fin du dossier, trouver rapidement ce qu’il cherche puis aussitôt le refermer et cette fois, au lieu de l’enfermer dans la soupente de sa chambre… Il prend soudain conscience qu’à Montfort, il a dormi à côté de ce dossier pendant des mois et des mois sans y penser et même la nuit dernière, avec Anne lovée contre lui, la nuit entière à lui tenir la main, à tenter de la calmer, elle ne cessait de se tourner et de se retourner.
Camille passe une liasse de photos, s’arrête au hasard. Celle-ci montre un corps, de femme aussi. Un demi-corps, en fait, le bas. Sur la cuisse gauche toute une portion de chair a été arrachée et une large cicatrice, déjà noire, révèle une blessure profonde allant de la taille jusqu’au sexe. À leur position, on devine que les deux jambes ont été brisées à hauteur des genoux. Sur un orteil, l’empreinte appliquée d’un doigt à l’aide d’un tampon encreur.
Ce sont les premiers meurtres de Buisson.
Tous, à la fin, conduisent à l’assassinat d’Irène mais bien sûr, à l’époque où Camille découvre ces scènes de crime, il est loin de s’en douter.
Ensuite, c’est une jeune femme, Camille se souvient très bien, Maryse Perrin, elle avait vingt-trois ans. Buisson l’a tuée à coups de marteau. Camille passe.
Et la petite étrangère, étranglée. Il a fallu du temps pour l’identifier, celle-ci. L’homme qui l’a découverte s’appelait Blanchet ou Blanchard, le nom lui échappe mais Camille revoit très bien son visage, comme toujours, des cheveux blancs clairsemés, des yeux chassieux, on avait tout le temps envie de lui tendre un mouchoir, des lèvres minces comme une lame, une nuque rose, perlée de sueur. La jeune fille, elle, était couverte de vase, son corps avait été déversé brutalement sur le quai par l’engin de dragage dans lequel elle avait été jetée. Blanchet avait été pris d’une soudaine compassion, comme il y avait des dizaines de personnes pour regarder la scène depuis le pont — dont Buisson qui ne manquait jamais une seconde de spectacle — il avait recouvert la jeune femme nue avec sa propre veste. Camille ne peut s’empêcher de feuilleter les photos, la main diaphane de la jeune fille qui apparaît sous la veste, il l’a dessinée vingt fois.
Arrête avec ça, se dit-il, va à l’essentiel.
Il saisit une large liasse de documents mais le hasard, qui n’existe pas, est têtu : il tombe sur la photo de Grace Hobson. Il y a des années de cela mais il se souvient du texte, à la virgule près : « Son corps était partiellement recouvert de feuillages. Sa tête faisait un angle bizarre avec son cou, comme si elle essayait d’écouter quelque chose. Sur sa tempe gauche il vit un grain de beauté, celui dont elle croyait qu’il lui gâcherait ses chances. » Extrait d’un roman. William McIlvanney. Un Écossais. La jeune fille avait été violée, sodomisée. On l’avait retrouvée avec tous ses vêtements, sauf un.
Allez, cette fois, Camille tranche, il saisit le dossier à deux mains, le retourne entièrement et le reprend en remontant les pages à partir de la fin.
Ce qu’il ne veut pas, c’est tomber sur les photos d’Irène. Il n’a jamais pu les regarder, jamais pu les affronter. Quelques minutes après sa mort, il a vu le corps de sa femme, dans un éclair, à peine le temps de s’évanouir, après plus rien, seule cette dernière image est restée. Dans le dossier, il y a toutes les autres, celles de l’Identité judiciaire, celles de l’Institut médico-légal, il ne les a jamais regardées. Aucune.
Et ce n’est pas ce qu’il cherche.
Tout au long de sa longue carrière d’assassin, Buisson n’a eu besoin de personne. Il était effroyablement organisé. Mais pour tuer Irène, pour achever son parcours meurtrier sur un point d’orgue aussi frappant, assassiner la femme du commandant Verhœven, il devait disposer d’informations très sûres, très fiables. Il les a obtenues de Camille lui-même, d’une certaine façon. De son entourage direct, d’un membre de son équipe.
Camille revient à la réalité, un coup d’œil à sa montre, il décroche son téléphone :
— Tu es encore au bureau ?
— Moi, oui…
C’est rare que Louis se permette une phrase pareille, presque un reproche. Son inquiétude est exprimée avec un demi-sourire. Camille n’a plus qu’une vingtaine de minutes pour se rendre à la convocation du contrôleur général et, à la première syllabe, Louis a compris qu’il en est loin. Très loin.
— Je ne voudrais pas abuser, Louis.
— De quoi avez-vous besoin ?
— Du dossier de Maleval.
— Maleval… Jean-Claude ?
— Tu en connais un autre ?
Extraite du dossier concernant la mort d’Irène, la photo, posée devant Camille.
Jean-Claude Maleval, un grand garçon, massif mais très mobile, ancien judoka.
— J’aimerais que tu me bascules tout ce qu’on a sur lui. Sur mon mail personnel, complète Camille.
La photo a été prise lors de son arrestation. Des traits sensuels, il doit avoir trente-cinq ans, un peu plus, Camille ne connaît jamais les âges des gens.
— Je peux savoir ce qu’il vient faire là ? demande Louis.
Exclu de la police après la mort d’Irène pour avoir renseigné Buisson. Il ne savait pas, à ce moment, que Buisson était un assassin, ce n’était pas une complicité objective, le verdict en a tenu compte. Sauf qu’Irène était morte. Camille a voulu les tuer tous les deux, Buisson et lui, mais il n’a jamais tué personne. Jusqu’à aujourd’hui.
C’est Maleval qui est au cœur de cette affaire. Camille le sait. Il a recomposé toute l’histoire depuis le quadruple braquage de janvier dernier jusqu’au passage Monier. La seule chose qu’il ne sait pas, c’est quel rapport avec Anne.
— Tu en as pour longtemps pour réunir tout ça ?
— Non, tout est accessible, il me faut une demi-heure.
— Bon… J’ai aussi besoin que tu restes joignable, Louis.
— Bien sûr.
— Revois aussi le tableau de service, tu pourrais avoir besoin de monde.
— Moi ?
— Qui d’autre, Louis ?
Camille confirme ainsi qu’il est hors course. C’est un choc pour Louis. Personne n’y comprend rien.
Pendant ce temps, il n’est pas difficile d’imaginer ce qui se passe dans la salle de réunion du quatrième étage. Le Guen, vautré dans un fauteuil, tapote du bout des doigts la table en s’interdisant de regarder sa montre. À sa droite, la divisionnaire Michard, masquée par une pile impressionnante de dossiers, feuillette des documents à la vitesse de la lumière, signe, paraphe, souligne, surligne, annote, toute son attitude dit clairement à quel point elle est une femme active, qui ne perd pas une seconde, parfaitement maîtresse de… et merde !
— Il faut que je te laisse, Louis…
Le reste du temps, Camille le passe assis dans le canapé, Doudouche sur les genoux. À attendre.
Le dossier est maintenant refermé.
Il s’est contenté de prendre un cliché de Jean-Claude Maleval avec son téléphone portable puis il a fourré tous les papiers en vrac dans le dossier, serré la sangle. Il l’a même posé près de la porte d’entrée, autant dire la porte de sortie.
L’un à Paris, l’autre à Montfort, Anne et Camille sont tous deux assis dans la pénombre, à attendre.
Parce que évidemment, elle n’a pas appelé de taxi, elle a raccroché aussitôt.
Elle sait depuis toujours qu’elle ne partira pas. La lumière est encore en veilleuse, Anne s’est allongée sur le canapé, elle tient son téléphone portable à la main, de temps à autre elle le consulte, vérifie la charge de la batterie, ou qu’un appel ne lui a pas échappé, ou le nombre de barres indiquant la puissance du réseau.
Rien.
Le Guen a croisé les jambes et tapote dans le vide, du pied droit. Il croit se souvenir que pour Freud, ce geste qui ressemble à de l’impatience n’est qu’un succédané de la masturbation. Quel con, ce Freud, se dit Le Guen qui totalise, bout à bout, onze années de divan en vingt ans de mariage. Il jette un œil oblique à la divisionnaire Michard qui compulse des copies de mails à grande vitesse. Coincé entre Michard et Freud, Le Guen ne donne pas cher du reste de la journée.
Il a une peine immense pour Camille. Il ne sait même pas à qui l’exprimer. À quoi servent six mariages en vingt ans, si on ne peut dire ça à personne ?
Personne n’appellera Camille pour lui demander s’il est simplement en retard. Personne ne l’aidera plus. Quel gâchis.
19 h 00
— Éteins ça, merde !
Fernand s’est excusé, il s’est précipité sur l’interrupteur, il a éteint, grommelé des excuses, trop content d’être enfin autorisé à regagner la salle du restaurant où l’activité du service le réclame.
Je reste seul dans la petite salle du fond où nous avons joué aux cartes. Je préfère être dans le noir. Ça m’aide à réfléchir.
C’est attendre, impuissant, qui m’épuise. Moi, il me faut de l’action. L’oisiveté, ça me rend mauvais. C’était comme ça déjà, plus jeune. Avec l’âge rien ne s’arrange. Il faudrait mourir jeune.
Un bip tire soudain Camille de sa réflexion. L’écran de l’ordinateur clignote et annonce l’arrivée d’un mail de Louis.
Le dossier Maleval.
Camille chausse ses lunettes, respire bien à fond et l’ouvre.
Les premiers états de service de Jean-Claude Maleval sont brillants. En excellente place à la sortie de l’École de police, il se confirme comme un sujet prometteur, ce qui lui vaut, quelques années plus tard, sa nomination à la section de la Brigade criminelle dirigée par le commandant Verhœven.
La grande époque, avec de grosses affaires, assez valorisantes.
Ce dont Camille se souvient n’est pas dans le dossier. Maleval travaille d’arrache-pied, il est très actif, beaucoup d’idées, un flic dynamique, intuitif, il a des journées chargées mais aussi des nuits agitées. Il sort beaucoup, commence à boire un peu trop, il aime les femmes à la folie, pas les femmes vraiment, d’ailleurs, ce qu’il aime, c’est la séduction. Camille a souvent pensé que la police, comme la politique, est une maladie sexuelle. Maleval, à cette époque, séduit, ne cesse de séduire, signe d’angoisse contre quoi Camille ne peut rien, ce n’est pas de son ressort, et ce n’est pas non plus le registre de leur relation. Maleval tourne autour des filles, même autour des témoins quand elles ont moins de trente ans, il prend son service le matin avec la tête de quelqu’un qui n’a pas fermé l’œil. Sa vie un peu dissolue inquiète Camille. Louis lui prête de l’argent qui ne revient jamais. Puis la rumeur commence à se répandre. Maleval secouerait les dealers un peu plus que nécessaire et ne déposerait pas toujours au greffe ce qui tombe des poches. Une prostituée se plaindra d’être détroussée, personne ne l’écoute mais Camille l’entend. Il lui en parle, il le prend à part, l’invite à dîner. Mais c’est déjà trop tard. Maleval peut jurer ses grands dieux, il a déjà pris sa place dans le rapide vers la sortie. Les virées, les nuits, le whisky, les filles, les clubs, les mauvaises fréquentations, l’ecstasy.
Certains flics descendent la pente avec une lenteur, une régularité qui permet à l’environnement de s’habituer, de se préparer. Maleval, lui, est un brutal, il fait dans le fulgurant.
Il est arrêté pour complicité avec Buisson, sept fois meurtrier, scandale que les autorités parviennent à maîtriser. L’histoire de Buisson est tellement démente qu’elle accapare la presse, étouffe tout sur son passage, comme le feu dans une forêt tropicale. L’arrestation de Maleval disparaît quasiment derrière les flammes.
Dès la mort d’Irène, Camille, lui, est hospitalisé, dépression sévère, il va rester des mois en clinique, à regarder par la fenêtre, à dessiner en silence, il refuse les visites, on pense même ne jamais le revoir à la PJ.
Maleval passe en jugement, sa condamnation est couverte par sa période de préventive, il sort, Camille ne l’apprend pas tout de suite, personne ne veut lui en parler. Quand il l’apprend, il ne dit rien, comme s’il s’était passé trop de temps, que le sort de Maleval n’avait plus d’importance, qu’il n’était pas personnellement concerné.
Libéré et rendu à la vie civile, Maleval disparaît. Puis on commence à le revoir, en pointillé, en creux. Camille croise son nom ici et là dans le dossier que Louis a réuni.
Pour Maleval, la fin de la période police coïncide avec le début de la période voyou pour laquelle il montre des dispositions indiscutables, raison sans doute pour laquelle il a été, autrefois, un si bon flic.
Camille feuillette rapidement mais le paysage se discerne petit à petit, voici les premières mains courantes où Maleval réapparaît, petits délits, petites affaires, il est inquiété, rien de grave mais on voit bien qu’il a fait son choix, il ne se contentera pas, fort de son passage dans la police, d’aller pointer dans une quelconque agence de sécurité, de surveiller un supermarché ou de conduire un fourgon blindé. En trois occasions, il est interrogé et relâché. Et on arrive à l’été précédent, il y a dix-huit mois.
Une interpellation suivie d’un dépôt de plainte.
Nathan Monestier.
Nous y voilà, soupire Camille. Monestier, Forestier, on n’a pas cherché bien loin. Vieille technique : pour bien mentir, rester le plus près possible de la vérité. Il faudrait savoir si Anne porte le même nom que son frère. Anne Monestier ? Peut-être. Pourquoi pas.
Au plus près de la vérité : le frère d’Anne, Nathan, est effectivement un scientifique prometteur, précoce et surdiplômé, mais il semble aussi passablement angoissé.
Il est arrêté une première fois pour détention de cocaïne. Trente-trois grammes, ce qui n’est pas rien. Il se défend, panique, évoque Jean-Claude Maleval qui l’aurait fourni, ou présenté à son fournisseur, sa déposition navigue, flotte, il se rétracte. En attendant son jugement, il sort. Et revient très vite, hospitalisé après un passage à tabac assez sévère. Sans surprise, il refuse de déposer plainte… On voit déjà que Maleval règle les problèmes tout en force. On décèle déjà, dans sa méthode expéditive, son futur goût pour le braquage musclé.
Camille ne dispose pas des détails mais il devine facilement l’essentiel. Les camps sont plantés. Maleval et Nathan Monestier sont en affaires. Quelle dette va contracter Nathan vis-à-vis de Maleval ? Finira-t-il par lui devoir beaucoup d’argent ? Quel chantage Maleval va-t-il effectuer sur le jeune homme ?
D’autres noms apparaissent, dans le sillage de l’ancien flic. Certains très menaçants. Celui de Guido Guarnieri, par exemple. Camille le connaît de réputation, comme tout le monde, c’est un spécialiste de la dette : il les rachète à bas prix et se charge de les recouvrer pour son propre compte. Il a été inquiété l’an dernier à propos d’un type dont le corps avait été retrouvé miraculeusement sur un chantier de construction. Le légiste a été formel, l’homme avait été enterré vivant. On met des jours et des jours à mourir, la description des souffrances par lesquelles on passe est proprement inimaginable. Guarnieri est du genre à savoir ce qu’il faut faire pour être craint. Maleval menace-t-il Nathan de vendre sa dette à un homme comme Guarnieri ? Possible.
Peu importe d’ailleurs parce que pour Camille, l’essentiel n’est pas Nathan, qu’il ne connaît pas, qu’il n’a même jamais vu.
L’essentiel est que tout cela conduit à Anne.
Quelle que soit la dette de son frère vis-à-vis de Maleval, c’est Anne qui paie.
Elle renfloue. Comme une mère, « d’ailleurs, c’est tout à fait ce que je suis », dit-elle.
De tout temps, elle a toujours renfloué.
Et comme parfois, c’est quand on a besoin des choses qu’elles arrivent.
— Monsieur Bourgeois ?
Numéro masqué. Camille a laissé sonner plusieurs fois. Jusqu’à ce que Doudouche lève le museau. Une voix de femme. Quarante ans. Vulgaire.
— Non, répond calmement Camille, vous devez faire erreur…
Mais il ne fait même pas mine de raccrocher.
— Ah bon ?
Elle est choquée. Pour un peu, elle lui demanderait s’il est sûr. Elle lit un papier :
— Moi, j’ai : M. Éric Bourgeois, 15, rue Escudier à Gagny.
— Eh bien, vous faites erreur.
— Bon, dit la femme à regret. Excusez-moi…
Il l’entend grommeler quelque chose mais savoir quoi… Elle raccroche, fâchée.
Nous y sommes. Buisson a rendu le service à Camille. Camille peut maintenant le faire tuer quand il le voudra.
Dans l’immédiat, cette information ouvre un nouveau couloir mais avec une seule porte. Hafner a changé d’identité. Il est désormais M. Bourgeois. On ne fait pas mieux, pour un retraité.
Derrière chaque décision se profile une autre décision. Camille regarde l’écran de son portable.
Il peut courir à la convocation : voici l’adresse d’Hafner, s’il est chez lui, on peut le serrer dès demain matin, je vais tout vous expliquer. Le Guen pousse alors un vaste soupir de soulagement mais pas trop fort, il ne veut pas que cet aveu, devant la divisionnaire Michard, résonne comme une victoire, il regarde simplement Camille, lui adresse un signe de tête à peine discernable, tu as bien fait, tu m’as fait peur, et il enchaîne, irrité : cela n’explique pas tout, Camille, je suis désolé !
Mais il n’a pas l’air du tout d’être désolé et personne n’y croit. La divisionnaire Michard se sent flouée, ça lui plaisait tellement de serrer le commandant Verhœven, elle a payé sa place et on lui vole le spectacle. C’est son tour de parler, elle prend un ton posé, méthodique. Sentencieux. Elle aime les vérités qui sonnent, elle n’a pas choisi ce métier pour faire joli, au fond, elle est une femme vertueuse. Quelles que soient vos explications, commandant Verhœven, sachez que je n’ai pas l’intention de fermer les yeux. Sur rien…
Camille lève les mains en l’air, pas de problème. Il s’explique.
L’engrenage.
Oui, il est lié personnellement à la personne qui a été agressée passage Monier, tout est venu de là. Aussitôt le torrent de questions : comment la connaissez-vous ? Quel rapport a-t-elle avec ce hold-up ? Pourquoi n’avez-vous…?
On devine la suite, sans surprise. L’important maintenant est de s’organiser et d’aller chercher Hafner-Bourgeois dans sa planque de banlieue, de le serrer pour vol à main armée, meurtre, passage à tabac. On ne va pas passer la nuit à détailler le cas du commandant Verhœven, on verra plus tard, la divisionnaire est bien d’accord, soyons pragmatiques, c’est un mot à elle, « pragmatique ». En attendant, Verhœven, vous restez là.
Il ne participera à rien, juste spectateur. Comme acteur, il a déjà fait ses preuves, elles sont accablantes. Et quand on sera de retour, on décidera, fautes, mise à pied, mutation… Tout cela est tellement prévisible que ce n’est même plus un événement.
Voilà pour le possible. Camille sait depuis longtemps que ce n’est pas de cette manière-là que vont se passer les choses.
Sa décision est prise, il ne sait même plus à quand elle remonte.
Elle tient à Anne, à cette histoire, à sa vie, tout est dedans, personne n’y peut plus rien.
Il s’est cru ballotté par les circonstances mais il ne l’est pas.
Ce qui nous arrive, nous le fabriquons.
19 h 45
En France, il y a presque autant de rues Escudier que d’habitants. Ce sont des rues droites, perpendiculaires, avec les mêmes pavillons en meulière ou en béton crépi, les mêmes jardins, les mêmes grilles disparates, les mêmes marquises achetées dans les mêmes magasins. Le numéro 15 ne fait pas exception. Meulière, marquise, grille en fer forgé, jardin, tout y est.
Camille a fait deux ou trois passages en voiture, dans les deux sens, à vitesses variables. Lors de son dernier passage, la fenêtre du premier étage s’est brusquement éteinte. Pas la peine de continuer.
Il s’est garé à l’extrémité opposée de la rue. À l’angle, il y a une supérette, le seul commerce sur des kilomètres carrés de désert. Sur le seuil, un Arabe d’une trentaine d’années, échappé d’un tableau de Hopper, mâche un cure-dent.
Lorsque Camille éteint son moteur, il est dix-neuf heures trente-cinq. Il claque la portière. L’épicier lève la main droite dans sa direction, bonjour, Camille fait un signe à son tour et remonte lentement la rue Escudier. Des pavillons avec, pour seule variante, de temps à autre, un chien qui beugle sans trop y croire ou un chat roulé en boule sur le muret et qui vous fusille du regard, les réverbères teintent de jaune le trottoir inégal, on a sorti les conteneurs de poubelles, les autres chats, les sans-domicile fixe, commencent à se battre pour la curée.
Nous voici au numéro 15. La grille sépare le perron de la maison d’une douzaine de mètres. À droite, une large porte fermée sur un garage.
Une autre lumière, à l’étage, s’est éteinte depuis son dernier passage. Seules deux fenêtres sont encore éclairées, toutes deux au rez-de-chaussée. Camille sonne. Si ce n’était l’heure, il pourrait être un représentant de commerce attendant la bonne volonté de la propriétaire. La porte s’entrouvre, une silhouette de femme apparaît. En contrejour, on ne voit pas à quoi elle ressemble, sa voix est jeune :
— C’est pour quoi ?
Comme si elle ne savait pas, comme si le ballet des fenêtres allumées puis éteintes ne disait pas déjà qu’il a été repéré, vu, détaillé. Cette femme, il l’aurait devant lui dans une salle d’interrogatoire, il lui dirait : tu ne sais pas mentir, tu n’iras pas loin. Elle se tourne vers quelqu’un qui se trouve à l’intérieur de la maison, disparaît un court instant. Elle revient vers Camille :
— J’arrive.
Elle descend. Jeune, le corps alourdi pourtant par le ventre qui tombe comme celui d’une vieille femme, un visage un peu gonflé. Elle ouvre le portillon. « Une pute du plus bas étage, à dix-neuf ans, elle avait déjà… », a dit Buisson. Camille ne lui trouve pas d’âge mais il y a chez elle quelque chose de très beau, c’est sa peur, visible à sa manière de marcher, de baisser les yeux en biais, rien de soumis, tout en calcul parce que c’est une peur courageuse, défiante, agressive presque, prête à tout endurer, qui impressionne. Le genre de femme qui peut vous poignarder dans le dos sans l’ombre d’une hésitation.
Elle s’efface sans un mot, sans un regard, sa silhouette dit toute son hostilité et sa détermination. Camille traverse la minuscule cour, monte les marches, pousse la porte qui s’est un peu refermée. Un simple corridor avec un porte-manteau mural vide. Sur la droite, un salon et à quelques mètres, assis dans un fauteuil, dos à la fenêtre, un homme d’une maigreur terrible, les yeux très enfoncés, fiévreux. Bien qu’il soit à l’intérieur, il porte un petit bonnet de laine qui souligne la rondeur parfaite de son crâne. Ses traits sont creusés, Camille remarque aussitôt sa ressemblance avec Armand.
Entre deux hommes de cette expérience, il y a beaucoup de choses qui ne se disent pas, ce serait presque une insulte. Hafner sait qui est Verhœven, un flic de cette taille, tout le monde le connaît. Il sait aussi que s’il était venu pour l’arrêter, il s’y serait pris tout autrement. C’est donc autre chose. De plus compliqué. Attendre et voir.
Derrière Camille, la jeune femme tripote ses doigts, l’habitude d’attendre. « Elle doit aimer les coups, pas possible autrement… »
Camille reste immobile dans le corridor, pris en étau entre Hafner, assis là-bas, face à lui, et cette femme, derrière. Le silence pesant, provoquant, dit assez clairement que ces deux-là ne seront pas faciles à prendre. Mais à eux, il dit aussi que ce petit flic sans allure apporte avec lui le chaos. Dans la vie qu’ils mènent, c’est un autre nom pour désigner la mort.
— On va devoir parler…, dit enfin Hafner à voix basse.
Le dit-il à Camille, à la femme, parle-t-il pour lui-même ?
Camille fait quelques pas, sans le quitter des yeux, s’approche, reste à deux mètres. Chez Hafner, il n’y a rien du fauve décrit par son itinéraire. On le constate d’ailleurs souvent, hormis pendant les quelques minutes où ils se livrent au plus violent de leurs activités, les braqueurs, les voleurs, les gangsters ressemblent à tout le monde. Les assassins, c’est vous et moi. Mais il y a bien sûr autre chose, la maladie, la mort qui rampe. Et ce silence, cette pesanteur, qui résument toutes les menaces.
Camille avance encore d’un pas dans le salon qu’un lampadaire, dans l’angle de la pièce, éclaire faiblement d’une lumière bleutée, diffuse. Il n’est pas plus surpris que cela de découvrir un intérieur sans goût, un grand écran plat, un canapé recouvert d’une couverture en laine, les bibelots de tout le monde et, sur la table ronde, une toile cirée à motifs. Le grand banditisme a souvent des goûts de classe moyenne.
La femme a quitté la pièce, Camille ne l’a pas entendue partir, il l’imagine un instant, assise dans l’escalier, avec un fusil à pompe. Hafner, lui, ne bouge pas de son fauteuil, il attend de voir de quelle manière les choses vont tourner. Pour la première fois Camille se demande s’il est armé, l’idée ne lui est pas venue plus tôt. Ce qui n’a aucune importance, pense-t-il, mais il fait tout de même des gestes lents, on se sait jamais.
Il extrait son téléphone portable de la poche de son manteau, l’active, affiche la photo de Maleval, fait un pas et tend l’appareil à Hafner, qui se contente d’un pli sur les lèvres, accompagné d’un bruit de gorge, il hoche la tête, je vois, puis désigne le canapé. Camille préfère une chaise, la tire à lui, pose son chapeau sur la table, les deux hommes sont face à face, comme s’ils attendaient de se faire servir.
— On vous a prévenu de ma visite…
— Un peu…
Logique. Le type qui a été contraint de donner à Buisson le nouveau nom d’Hafner et son adresse a eu besoin de se protéger. Ce qui ne change rien à la donne.
— Je récapitule ? propose Camille.
Il entend alors, quelque part dans la maison, un cri aigu, lointain, et aussitôt, juste au-dessus de lui cette fois, des pas précipités puis la voix de la femme, étouffée. Camille se demande si ce nouveau paramètre va compliquer ou simplifier l’affaire. Il désigne le plafond.
— Quel âge ?
— Six mois.
— Un garçon ?
— Une fille.
Quelqu’un d’autre demanderait le prénom mais la situation ne s’y prête guère.
— Donc, en janvier, votre femme est enceinte de six mois.
— Sept.
Camille désigne son bonnet.
— Et une cavale est toujours une affaire complexe. À propos, votre chimio, je peux savoir où vous la faites ?
Hafner attend un moment, puis :
— En Belgique mais j’ai arrêté.
— Trop chère ?
— Non, trop tard.
— Donc trop chère.
Hafner laisse passer un semblant de sourire, bien peu de chose, juste une ombre quelque part sur les lèvres.
— En janvier déjà, reprend Camille, il ne vous reste pas beaucoup de temps pour mettre à l’abri votre petite famille. Alors vous organisez le Grand Braquage. Quatre cibles en une journée. Le gros paquet. Vos complices habituels sont peu disponibles — peut-être aussi que vous avez des scrupules à leur faire un sale coup —, bref, vous engagez Ravic, le Serbe, et Maleval, l’ancien flic. À ce propos, je ne savais pas qu’il faisait dans l’attaque à main armée.
Hafner prend son temps.
— Il a un peu cherché sa voie quand vous l’avez viré, dit-il enfin. Il a pas mal fait dans la cocaïne.
— Oui, j’ai cru comprendre…
— Mais le braquage, c’est ce qu’il préfère. C’est assez dans sa morphologie.
Depuis qu’il a compris, Camille essaye d’imaginer Maleval en braqueur, il a du mal à y parvenir. Il n’a pas beaucoup d’imagination. Et aussi Maleval et Louis sont nés dans son équipe, ils sont difficiles à imaginer hors cadre. Comme les hommes qui n’auront jamais d’enfants, Camille est un spécialiste de la proposition paternelle. Sa taille y est pour beaucoup. Il s’est ainsi fabriqué des fils, deux, d’un côté Louis le fils parfait, le bon élève, l’irréprochable, qui vous récompense de tout, et Maleval, le violent, le généreux, l’obscur, celui qui l’a trahi, qui lui a coûté sa femme. Qui portait la menace jusque dans son nom.
Hafner attend la suite. Au-dessus d’eux, la voix de la femme s’est tue progressivement, elle doit bercer l’enfant.
— En janvier, reprend Camille, à un mort près, tout se passe comme prévu. (Il faudrait être naïf pour attendre la moindre réaction d’un homme comme Hafner.) Vous avez prévu de doubler tout le monde et de vous barrer avec le fric. Tout le fric. (Camille désigne à nouveau le plafond de l’index.) C’est normal, quand on a le sens du devoir, on veut mettre les siens à l’abri. Au fond, le fruit de ces braquages, c’était une sorte de donation testamentaire, si on veut. Je n’ai jamais su, c’est imposable, ces trucs-là ?
Hafner ne bouge pas d’un cil. Rien ne le fera dévier de sa trajectoire. À celui qui est venu le déloger jusqu’ici, ce porteur de mauvaises nouvelles, cet annonciateur de la fin, il ne fera pas l’aumône d’un sourire, ni d’une confidence, d’une quelconque connivence.
— Sur le plan moral, poursuit Camille, votre position est inattaquable. Vous faites comme tout bon père de famille, vous essayez simplement de mettre votre nichée à l’abri du besoin. Mais vos complices, allez savoir pourquoi, prennent mal la chose. Ce qui est vain parce que vous avez bien préparé votre coup. Ils peuvent toujours essayer de vous mettre la main dessus, vous avez anticipé, vous avez acheté une identité, coupé tous les fils qui vous reliaient à votre ancienne vie. Je suis étonné que vous n’ayez pas préféré l’étranger.
Hafner d’abord ne dit rien mais il va avoir besoin de Camille, il le sent. Contraint de lâcher un peu de lest, le minimum.
— C’est pour la petite…, lâche-t-il.
Camille ne sait pas s’il désigne la mère ou l’enfant. D’ailleurs, c’est la même chose.
Les réverbères de la rue s’éteignent subitement, à cause de l’heure ou d’une panne de courant. La lumière, dans le salon, descend d’un degré. La silhouette d’Hafner se découpe en contre-jour, comme une grande carcasse vide et menaçante, fantomatique. Au-dessus d’eux, le bébé se remet à pleurer doucement, de nouveau des pas précipités et feutrés, les pleurs cessent. Camille resterait bien là, finalement. Cette demi-pénombre, ce silence. Et ensuite, qu’est-ce qui l’attend ? Il pense à Anne. Allons.
Hafner, lui, décroise et recroise ses jambes, si lentement qu’on dirait qu’il ne veut pas faire peur à Camille. À moins qu’il souffre. Peut-être. Allons.
— Ravic…, commence Camille. (Il constate que sa voix s’est synchronisée à l’atmosphère de la maison, un ton plus bas, amorti.) Ravic, je ne l’ai pas connu personnellement mais je suppose qu’il n’était pas content de s’être fait doubler et de se retrouver sans un rond. D’autant que cette histoire lui valait une accusation de meurtre. Oui, je sais, c’est sa faute, manque de sang-froid, etc. N’empêche. Il avait gagné sa part et vous êtes parti avec. Vous savez ce qu’il est devenu, Ravic ?
Camille croit distinguer, chez Hafner, un imperceptible raidissement.
— Il est mort. Sa petite amie, ou tenant lieu, a écopé d’une balle dans la tête. Et Ravic, lui, avant de rendre l’âme, s’est vu découper les dix doigts, un par un. Au couteau de chasse. Le type qui a fait ça est un sauvage, à mon avis, Ravic était serbe mais enfin, la France est une terre d’asile, non ? Vous trouvez ça bon pour le tourisme, vous, de découper des étrangers en petits morceaux ?
— Vous me faites chier, Verhœven.
Intérieurement, Camille pousse un soupir de soulagement. S’il ne parvient pas à le faire bouger de son mutisme, il n’en tirera rien, se verra condamné à un monologue. Or il a besoin d’un dialogue.
— Vous avez raison, dit-il, l’heure n’est pas aux récriminations. Le tourisme est une chose, le braquage en est une autre. Quoique. Et donc Maleval. Lui, contrairement à Ravic, avant qu’il découpe des mains entières au poignard de chasse, je l’ai pas mal connu.
— À votre place, je l’aurais tué.
— Je vous comprends, ça vous épargnerait de l’avoir aujourd’hui sur les talons. Parce qu’il n’est pas seulement devenu un gros méchant, un sanguinaire, mon Maleval, il est resté un petit malin. Il n’a pas apprécié non plus de se faire doubler, il vous a cherché très activement…
Hafner acquiesce lentement. Il a ses informateurs, il a dû suivre, de loin, les étapes de la recherche de Maleval.
— Mais avec votre changement d’identité, votre manière assez radicale de couper les ponts avec tout et avec tout le monde, la complicité active de tous ceux qui vous estiment ou qui vous craignent, Maleval a pu remuer ciel et terre, il n’avait pas vos appuis, vos relations, votre réputation, il a dû se rendre à l’évidence, il ne vous trouverait pas.
Hafner fronce les sourcils.
— Il a eu une très bonne idée.
Hafner attend la chute.
— Il a confié ce travail à la police. (Camille écarte les mains largement.) C’est votre serviteur qu’il a chargé de l’enquête. Et il a eu raison parce que je suis un flic assez compétent, il me faut moins de vingt-quatre heures pour trouver un type comme vous quand je suis motivé. Et pour développer la motivation d’un homme, quoi de mieux qu’une femme… Surtout une femme battue, vous imaginez, sensible comme je suis, rien de plus efficace. Quelques mois plus tôt, il me l’a mise dans les pattes, sur le coup j’ai été flatté.
Hafner hoche la tête. Il a beau se retrouver dans la nasse, sentir s’approcher l’instant où il va devoir se battre à son tour, il admire le coup. Peut-être, là-bas, dans la pénombre, sourit-il légèrement.
— Pour me confier cette enquête, Maleval organise un braquage qui rappelle irrésistiblement votre manière, qui porte votre patte, si je puis dire : la joaillerie, le Mossberg à canon scié, la manière forte. Pour nous, pas de doute, le braquage du passage Monier, c’est du Hafner tout craché. Moi, je suis très concerné. Que voulez-vous, la femme qui est dans ma vie est tabassée quasiment à mort en venant prendre livraison d’un bijou à m’offrir, forcément ça me fout en boule, je fonce. Je fais tout pour avoir l’enquête et comme je suis assez malin, je l’obtiens. Pour confirmer mon intuition, lors de l’identification, la femme qui est le seul témoin — et qui, bien sûr, ne vous a jamais vu que sur une photo que Maleval a dû lui montrer — vous reconnaît formellement. Vous et Ravic. Elle prétend même avoir entendu des mots en serbe, vous imaginez ! Pour nous, le braquage du passage Monier, c’est vous, c’est garanti, estampillé, pas l’ombre d’une hésitation.
Hafner approuve lentement, l’air de trouver le coup particulièrement bien réfléchi. Et de se dire qu’avec ce Maleval, il a devant lui une adversité de taille.
— Je me mets alors à vous chercher pour le compte de Maleval, conclut Camille. Je deviens son enquêteur privé. Il maintient une grosse pression sur le témoin, j’accélère la cadence. Il menace de la tuer, je double la foulée. Et tout compte fait, il a fait le bon choix. Je suis efficace. Vous trouver m’a coûté une démarche bien pénible, m…
— Quelle démarche ? le coupe Hafner.
Camille lève la tête, comment dire ça ? Il reste un instant plongé dans ses pensées, Buisson, Irène, Maleval, puis il renonce.
— Moi, reprend-il presque pour lui-même, je n’avais de compte à régler avec personne…
— Ça, ce n’est jamais vrai.
— Vous avez raison. Parce que Maleval, lui, a un très ancien compte à régler avec moi. En renseignant Buisson, sept fois meurtrier, il a commis une faute professionnelle très lourde. Alors c’est l’arrestation, l’humiliation, la mise au ban, les gros titres, le juge d’instruction, le procès. Et pour finir la prison. Pas très longtemps mais pour un flic, vous imaginez l’ambiance pendant sa captivité ? Alors, cette fois, il s’est dit qu’il tenait l’occasion rêvée, qu’il pouvait me rendre la pareille. D’une pierre deux coups. Il me charge de vous trouver et en même temps il se charge de me faire virer.
— Parce que vous avez bien voulu.
— En partie… Ce serait compliqué de vous expliquer.
— D’autant que je m’en fous complètement.
— Cette fois, vous avez tort. Parce que maintenant que je vous ai trouvé, Maleval va arriver. Et il ne viendra pas simplement réclamer son dû, croyez-moi. Il voudra tout.
— Je n’ai plus rien.
Camille fait mine de peser le pour et le contre.
— Oui, dit-il enfin, vous pouvez essayer ça, qui ne risque rien n’a rien. Je pense que Ravic a dû essayer, lui aussi : j’ai tout dépensé, il doit me rester un peu de monnaie, pas grand-chose… (Camille sourit largement.) Soyons sérieux. Cet argent, vous le gardez pour le jour où vous ne serez plus là pour protéger vos petites et donc vous l’avez. La question n’est pas de savoir si Maleval va trouver vos économies mais combien de temps il va mettre pour les retrouver. Et accessoirement quelles méthodes il va utiliser pour y parvenir.
Hafner tourne la tête vers la fenêtre, on pourrait se demander s’il ne s’attend pas à voir surgir Maleval, un couteau de chasse à la main. Toujours silencieux.
— Il va venir vous rendre visite. Quand je le déciderai. Il suffira que je donne votre adresse à sa complice, dix minutes plus tard Maleval prend la route, une heure après il fait exploser votre porte au Mossberg.
Hafner penche très légèrement la tête.
— Je vois déjà ce que vous pensez, dit Camille. Que vous allez le sécher sur place. Je ne voudrais pas vous faire injure, mais vous ne me semblez pas dans une forme éblouissante. Il a vingt ans de moins que vous, il est bien entraîné et il est très malin, vous l’avez déjà sous-estimé une fois, vous avez eu tort. Un coup de chance est toujours possible, bien sûr, mais c’est le seul espoir qui vous reste. Et si vous voulez un conseil, ne le manquez pas. Parce qu’il est très remonté contre vous et après avoir collé une balle entre les deux yeux de la jeune maman, quand il va commencer à désosser votre petite, là-haut, ses petits doigts, ses petites mains, ses petits pieds, si vous l’avez manqué, vous allez avoir des regrets, forcément…
— Arrêtez vos conneries, Verhœven, des types comme lui, j’en ai rencontré vingt !
— C’est du passé, Hafner, et votre avenir est derrière vous. Même si vous tentez de planquer vos filles avec votre pactole — en supposant que je vous en laisse le temps —, ça ne servira à rien. Maleval vous a retrouvé, vous, ce qui était difficile. Les retrouver, elles, sera un jeu d’enfant. (Silence.) Votre seule chance, conclut Camille, c’est moi.
— Allez vous faire foutre.
Camille acquiesce lentement, il tend la main vers son chapeau. Tous ses traits expriment le paradoxe, mimique d’approbation mais visage contrarié, bon, j’ai fait ce que je pouvais. Il se lève à regret. Hafner n’esquisse pas un geste.
— Allez, dit Camille, je vais vous laisser en famille. Profitez-en bien.
Il se dirige vers le corridor.
Il n’a aucun doute sur la valeur de sa stratégie, ça prendra le temps que ça prendra, jusqu’au perron, jusqu’aux marches, jusqu’au jardin, peut-être jusqu’à la grille, peu importe, mais Hafner va le rappeler. La lumière dans la rue s’est rallumée, les réverbères, très espacés, font tomber sur le trottoir et l’extrémité du jardin une lumière jaune pâle.
Camille reste sur le pas de la porte, regarde la rue tranquille, puis il se retourne, un geste de la tête vers le haut de l’escalier.
— Elle s’appelle comment, la petite ?
— Ève.
Camille apprécie, joli prénom.
— C’est un bon début, lâche-t-il en partant. Pourvu que ça dure.
Il sort.
— Verhœven !
Camille ferme les yeux.
Il revient sur ses pas.
21 h 00
Anne est restée, incapable de savoir si elle agit par courage ou par lâcheté, simplement elle est toujours là, à attendre. Mais l’heure tourne et l’épuisement lui serre la poitrine. Elle a l’impression d’avoir traversé une épreuve, d’être passée de l’autre côté : elle n’est plus maîtresse de rien, une coquille vide, elle n’en peut plus.
C’est le fantôme d’Anne qui, vingt minutes plus tôt, a rassemblé ses affaires, il n’y a pas grand-chose à porter. Son blouson, l’argent, son portable, le papier avec le plan et les numéros de téléphone. Elle se dirige vers la porte vitrée, fait demi-tour.
Le chauffeur de taxi vient de l’appeler de Montfort, il ne le trouve pas ce bon Dieu de chemin, ça le désespère. Il a un accent asiatique. Elle a dû allumer la lumière dans la maison pour suivre le plan et tenter de le guider, rien à faire, vous dites après la rue de la Longe ? Oui, à droite, mais elle ne sait même pas dans quel sens il roule. Elle va venir à sa rencontre, allez à l’église, ne bougez plus et attendez-moi là, d’accord ? Il est d’accord, il préfère cette solution, il est désolé mais le GPS… Anne raccroche. Puis elle retourne s’asseoir.
Juste quelques minutes, elle s’en fait la promesse. Si le téléphone sonne dans les cinq minutes… Et s’il ne sonne pas…
Dans le noir, elle passe son index fatigué sur la cicatrice de sa joue, sur sa gencive, attrape un carnet de croquis, au hasard. Ici, on peut faire ce geste cent fois sans jamais tomber sur le même dessin.
Juste quelques minutes. Le chauffeur rappelle, il s’impatiente, il ne sait pas s’il doit attendre, partir, il hésite.
— Attendez-moi, dit-elle, j’arrive.
Il dit que le compteur tourne.
— Laissez-moi quelques minutes. Dix minutes…
Dix minutes. Ensuite, que Camille ait appelé ou pas, elle s’en va. Tout ça pour rien ?
Et après, qu’est-ce qui va arriver ?
Son portable sonne juste à cet instant.
C’est Camille.
Ce que c’est pénible d’attendre. J’ai fait dérouler le futon, monter une bouteille de Bowmore Mariner et de la viande froide mais je sais déjà que je ne vais pas fermer l’œil.
De l’autre côté de la cloison, j’entends bruisser la salle du restaurant, Fernand remplit mes caisses, voilà qui devrait me satisfaire mais ce n’est pas ce que je veux, ce que j’attends. Je me suis donné un mal…
Or plus le temps passe, plus mes chances diminuent. Le risque majeur c’est qu’Hafner se soit taillé aux Bahamas avec sa morue. Tout le monde le prétend malade, il a peut-être préféré se dessécher au soleil, allez savoir. Avec mon argent ! Il est peut-être en train de se refaire une santé avec le salaire de ses employés, ça me fout en l’air.
En revanche, s’il a choisi de s’enterrer sur le territoire, dès que j’apprends où il se trouve, je lui saute dessus avant que les flics aient le temps de s’organiser, je vais le treuiller jusque dans sa cave et entamer la conversation au chalumeau.
En attendant, je sirote en tâchant de rester calme, je pense à cette fille que je tiens par les cheveux, à Verhœven que je tiens par les couilles, je pense à Hafner que je vais crucifier…
Du calme.
Camille, revenu à sa voiture, reste un long moment au volant, immobile. Est-ce un effet de la décantation ? L’apparition du bout de la route ? Il se sent froid comme un serpent, prêt à tout. Il a tout organisé pour une fin dans les règles de l’art. Il n’a qu’un seul doute : sera-t-il assez fort ?
L’épicier arabe, du seuil de sa boutique, le regarde en souriant gentiment et poursuit la mastication de son cure-dent. Camille tente de repasser le film de sa relation avec Anne mais rien ne remonte, le film est arrêté. C’est l’effet de l’épreuve qui l’attend.
Non qu’il soit incapable de mentir, loin de là, c’est seulement qu’on hésite toujours un peu devant la fin des choses.
Anne doit se libérer de Maleval et pour cela, elle s’est engagée à espionner Camille dans son enquête.
Elle s’est engagée à lui donner l’adresse où Hafner se planque.
Seul Camille est capable de l’aider à se libérer. Mais cet acte va signer la fin de leur histoire. Comme il a signé déjà la fin de tant d’autres choses. Il y a de l’épuisement dans l’ultime hésitation de Camille.
Allons, se dit-il. Il s’ébroue, saisit son téléphone portable, appelle Anne. Elle décroche rapidement :
— Oui, Camille ?…
Silence. Puis les mots viennent.
— On a logé Hafner. Tu peux être rassurée maintenant.
Voilà. C’est fini.
Il prend une voix calme, censée exprimer à quel point il est maître de la situation.
— Tu en es certain ? demande-t-elle.
— Absolument. (Il entend du bruit autour d’elle, comme un souffle.) Tu es où ?
— Sur la terrasse.
— Je t’avais dit de ne pas sortir de la maison !
Anne n’a pas l’air d’avoir compris. Sa voix est vibrante, son débit précipité.
— Vous l’avez arrêté ?
— Non, Anne, ça ne se fait pas comme ça. On vient juste de le repérer, j’ai voulu te prévenir tout de suite. Tu me l’avais demandé, tu avais insisté. Je ne vais pas pouvoir rester longtemps au téléphone. L’important, tu v…
— Où il est, Camille ? Où ?
Camille hésite, pour la dernière fois sans doute.
— On l’a retrouvé dans une planque…
Autour d’Anne la forêt bruisse. Le vent s’est levé sur le haut des arbres, la lumière qui éclaire la terrasse tremble un peu. Elle ne bouge pas. Elle devrait presser Camille de questions, rassembler toute son énergie, dire par exemple : je veux savoir où il se trouve. C’est le genre de phrase qu’elle a préparée. Ou : j’ai peur, tu comprends ! Faire monter sa voix dans les aigus, l’inquiéter, insister : quelle planque ? Où ça ? Et si ça ne suffit pas, passer à l’agression pure et simple : vous l’avez trouvé… comment en es-tu certain d’abord ? Tu ne me dis rien ! Possible aussi une forme bénigne de chantage : ça m’inquiète encore plus, Camille, j’ai besoin de savoir, tu peux comprendre ça ? Ou le rappel des faits : il m’a battue, Camille, cet homme a voulu me tuer, j’ai le droit de savoir ! Etc., etc.
Au lieu de quoi silence, elle reste sans voix.
Elle a vécu un instant exactement comparable trois jours plus tôt, debout dans la rue, couverte de sang, accrochée des deux mains à la carrosserie d’une voiture en stationnement, le 4 x 4 des braqueurs est arrivé, l’homme a sorti son fusil face à elle, elle revoit l’extrémité de son arme et elle n’a rien fait, vidée, épuisée, prête à mourir, incapable de rassembler la plus petite once d’énergie. Là, c’est pareil. Elle se tait.
Camille va la délivrer, une fois de plus.
— On l’a repéré dans la banlieue est, dit-il, à Gagny. Au 15, rue Escudier. Le quartier est tranquille, pavillonnaire. Je ne sais pas encore depuis quand il est là, je viens juste de l’apprendre. Il se fait appeler Éric Bourgeois, c’est tout ce que je sais.
Dernier silence.
Camille se dit c’est la dernière fois que je l’entends, ce qui n’est pas vrai parce qu’elle continue de le questionner.
— Comment ça va se passer maintenant ? demande-t-elle.
— Il est dangereux, Anne, tu le sais. On va étudier les lieux. Il faut d’abord vérifier qu’il s’y trouve, tâcher de savoir avec qui il est, ils peuvent être plusieurs, on ne peut pas transformer la banlieue parisienne en fort Alamo, on va faire venir une unité spécialisée. Et attendre le bon moment. On sait où le trouver. Et on a les moyens de le mettre hors d’état de nuire. (Il se force à sourire.) Ça va mieux ?
— Ça va, dit-elle.
— Je dois te laisser maintenant. À tout à l’heure ?
Silence.
— À tout à l’heure.
21 h 45
En fait, je n’osais plus y croire. Et pourtant, le résultat est là : Hafner, logé !
Pas étonnant qu’il ait été impossible de le retrouver, le voilà devenu M. Bourgeois. Quand on a connu ce type au sommet de sa gloire, le voir affublé d’un nom pareil, c’est franchement triste.
Mais Verhœven en est certain. Donc moi aussi.
La rumeur de sa maladie était fondée, j’espère seulement qu’il n’a pas dépensé tout son pognon en analyses et en médicaments, qu’il lui en reste suffisamment pour me dédommager de mes efforts parce que sinon, à côté de ce que je lui réserve, les métastases, c’est du bicarbonate de soude. Logiquement, il doit essayer de faire durer son pécule et le garder sous la main en cas de nécessité.
Le temps de sauter dans la voiture, d’avaler le périphérique, un bout d’autoroute, la banlieue, m’y voici.
Un pavillon… Imaginer Vincent Hafner dans un lieu pareil, c’est proprement infaisable. La planque est astucieuse mais je ne peux pas m’empêcher de penser que pour en être réduit à se réfugier dans cette banlieue pavillonnaire, il faut qu’il y ait une fille dans sa vie, pas possible autrement. Sans doute la petite dont on a entendu parler, une passion de vieillesse, le genre de sentiment qui vous fait accepter de devenir M. Bourgeois pour vos voisins.
Ce type de constat vous fait réfléchir sur le sens de la vie : Vincent Hafner, qui a passé la moitié de sa vie à dézinguer son prochain, qu’il tombe amoureux et le voilà malléable comme une pâte à pain.
L’avantage pour moi, c’est que la présence d’une fille est toujours d’une aide très précieuse. Le meilleur des leviers. Vous lui cassez les deux mains, on vous offre les économies, vous lui crevez un œil, vous avez celles de toute la famille, ça va crescendo. Une fille, c’est à peu près comme un donneur volontaire, chaque organe vaut son poids d’or pur.
Bien sûr, rien ne vaut un môme. Quand vous voulez obtenir quelque chose, un gamin, c’est l’arme absolue. On n’ose même pas en rêver.
J’ai d’abord tourné et viré dans le quartier, assez loin de la rue Escudier. Les flics n’approcheront que bien plus tard dans la nuit.
Et encore, ça n’est pas du tout certain parce qu’ils vont devoir prendre un gros élan. Boucler la zone n’a rien de difficile, il suffit de bloquer toutes les rues, mais investir le pavillon sera nettement plus compliqué. D’abord il va falloir s’assurer qu’Hafner est chez lui — c’est le minimum — et qu’il est seul. Ce ne sera pas simple, il n’y a aucun dégagement pour faire stationner les équipes et comme, dans ce quartier, il n’y a quasiment pas de circulation, une voiture en maraude se fait repérer tout de suite. Il faudra coller discrètement un ou deux sous-marins pour surveiller la maison et ça ne va pas se faire en une demi-journée, c’est certain.
Pour l’heure, les types du GIGN en sont certainement à tirer des plans sur la comète, à dessiner des trajectoires sur les cartes aériennes, des zones, des secteurs, ils ne sont pas réellement pressés. Ils ont, au minimum, la nuit devant eux, rien de possible avant au moins demain matin, et ensuite, surveillance, surveillance, surveillance… Ça peut prendre un jour, deux jours, trois jours. Et d’ici là, il y a longtemps que leur proie ne présentera plus de danger parce que je m’en serai chargé personnellement.
Ma voiture est garée à deux cents mètres de la rue Escudier, je suis passé par les clôtures avec mon sac à dos, deux ou trois coups de matraque aux chiens qui voulaient jouer les terreurs et de grille en clôture me voici assis dans un jardin, sous un sapin. Les propriétaires, au rez-de-chaussée, regardent la télévision. De l’autre côté, à trente mètres, à travers le grillage qui sépare les deux pavillons, j’ai une vue parfaite sur l’arrière du numéro 15.
Une seule pièce est éclairée, à l’étage, par une lumière bleutée, intermittente, qui signale un téléviseur. Tout le reste de la maison est éteint. Il n’y a que trois hypothèses : soit Hafner regarde la télé à l’étage, soit il est sorti, soit il est couché et c’est la fille qui s’instruit devant TF1.
S’il est sorti, je lui assure le comité d’accueil à son retour.
S’il est couché, je vais lui servir d’horloge parlante.
Et s’il est devant la télé, il va rater les pubs parce que je vais lui offrir une diversion.
Je me donne le temps d’observer à la jumelle, après quoi j’approche et j’investis. Je bénéficie de l’effet de surprise maximal. Je me régale d’avance.
Le jardin est un lieu propice à la méditation. Je fais le point de la situation. Quand je me suis rendu compte que tout fonctionnait à merveille, quasiment mieux que je ne l’avais espéré, je me suis contraint à la patience parce que de nature, je suis impétueux. En arrivant ici, pour un peu, j’aurais tiré des coups de feu en l’air et je serais passé à l’assaut de la baraque en hurlant comme un damné. Mais me retrouver ici est le résultat de beaucoup de travail, de beaucoup de réflexion et de beaucoup d’énergie, je suis à deux doigts de la grosse galette et donc je me maîtrise. Et une demi-heure plus tard, comme rien ne bouge, je prends le temps de ranger soigneusement mes affaires et de faire le tour de la maison. Pas de système d’alarme. Hafner n’a pas voulu attirer l’attention en transformant son havre de paix en bunker. Il est malin, il s’est fondu dans le paysage, M. Bourgeois.
Je reviens à ma place, m’assieds de nouveau, je resserre les pans de ma parka et je continue d’observer à la jumelle.
Et enfin, vers vingt-deux heures trente, la télé du premier étage s’éteint, la petite fenêtre du milieu s’allume une minute. Cette fenêtre est plus étroite que les autres, ce sont les toilettes. Je ne pouvais pas rêver meilleure configuration. Si j’en juge par ce seul mouvement, il y a du monde mais pas beaucoup. Je me décide, je me lève et je passe à l’action.
La maison est un pavillon des années trente dont la cuisine a été aménagée au rez-de-chaussée sur l’arrière. On y accède par une porte vitrée depuis un petit perron qui donne sur le jardin. Je monte silencieusement, le verrou est tellement âgé, on l’ouvrirait avec un ouvre-boîte.
À partir de là, c’est l’inconnu.
Je dépose mon sac de voyage près de la porte, je ne conserve que mon Walther muni de son silencieux et, dans son étui de cuir à la ceinture, mon poignard de chasse.
Il règne ici un silence palpitant, une maison, la nuit, c’est toujours un peu inquiétant. Il faut d’abord calmer mon rythme cardiaque, sinon je n’entendrai rien.
Je reste un long moment, aux aguets.
Aucun bruit.
Je glisse ensuite sur le carrelage, très lentement parce que certains carreaux sonnent creux. J’arrive, au sortir de la cuisine, à un palier. À ma droite, l’escalier qui dessert les deux étages. En face de moi, la porte d’entrée. À ma gauche, une ouverture, sans doute le salon ou la salle à manger dont la double porte a été retirée pour aérer l’espace.
Tout le monde est à l’étage. Par précaution, je me colle à la cloison au moment de passer devant la porte du salon et atteindre l’escalier, le Walther à deux mains, canon vers le sol…
Je suis tellement stupéfait, j’en reste littéralement scotché : à l’instant où je traverse le palier en direction de l’escalier, sur ma gauche, à l’autre extrémité du salon, dans le noir à peu près complet, seulement baigné par la lumière des réverbères du dehors, Hafner est là, face à moi, dans un fauteuil.
Cette vision me sidère.
Juste le temps d’apercevoir son bonnet de laine enfoncé jusqu’aux sourcils, ses yeux exorbités…
Hafner dans ce fauteuil, je vous jure, on dirait Ma Baker dans son rocking-chair.
Il tient son Mossberg dirigé vers moi.
Dès que j’apparais, il tire.
Le bruit de la détonation remplit d’un coup tout l’espace, une décharge pareille assommerait n’importe qui. Je suis très rapide. Dans la milliseconde, je me suis propulsé sur le palier. Je ne suis pas assez rapide pour éviter son tir qui arrose toute l’entrée mais suffisamment pour ne recevoir qu’une décharge dans la jambe.
Hafner m’attendait, je suis touché, je ne suis pas mort, je suis déjà à genoux, je suis atteint au mollet.
Les événements se succèdent si rapidement que mon cerveau peine à gérer l’information. D’ailleurs il est en retard sur un réflexe quasi reptilien, une réaction qui vient de la moelle épinière. Parce que je fais exactement ce à quoi personne ne pourrait s’attendre : surpris, touché, blessé, je passe à l’action.
Je me retourne sans même prendre le temps de mesurer les conséquences, un vrai saut de carpe, je me jette dans l’embrasure de la porte, au niveau du sol, je vois au visage d’Hafner qu’il s’attendait à tout autre chose qu’à me voir ainsi resurgir, à l’endroit même où il vient de m’atteindre.
Je suis à genoux face à lui, le bras tendu.
Au bout, mon Walther.
Ma première balle lui transperce la gorge, la deuxième se fiche au milieu de son front, il n’a même pas le temps de presser une seconde fois la détente, les cinq balles suivantes lui défoncent la poitrine. Il est saisi de soubresauts furieux, comme s’il luttait désespérément contre une quinte de toux.
Je prends à peine conscience du fait que je suis blessé à la jambe, qu’Hafner est mort et que tous mes efforts convergent vers un monumental ratage, lorsque mon cerveau me livre une information nouvelle : tu es à genoux dans le couloir, ton pistolet est vide et tu as le canon d’une arme contre ta nuque.
Je me fige instantanément. Je pose très lentement mon Walther sur le sol.
L’arme est tenue d’une main ferme. Le canon exerce une légère pression. Le message est clair, je repousse le Walther loin de moi, il fait environ deux mètres et s’arrête.
Je viens de me faire avoir dans les grandes largeurs. J’écarte les bras pour signifier que je ne résiste pas, je me tourne très lentement, la tête basse, en évitant tout mouvement brusque.
Il n’y a pas long à chercher pour deviner qui est ainsi prêt à me tuer. La confirmation m’est apportée aussitôt, lorsque je découvre les chaussures, c’est du très petit modèle. Des chaussures de nain. Mon cerveau, qui continue sa course folle à la recherche d’une issue, me pose la question : comment est-il arrivé ici avant toi ?
Mais je ne m’attarde pas à l’analyse de l’échec parce que avant d’avoir la réponse, je vais prendre une balle dans la tête en toute impunité. D’ailleurs le canon de l’arme glisse sur mon crâne pour se figer au milieu de mon front, exactement là où Hafner a reçu ma deuxième balle, je relève la tête.
— Bonsoir, Maleval, me dit Verhœven.
Il est en pardessus, son chapeau sur la tête, une main dans la poche. On dirait qu’il va partir.
Ce qui est de mauvais augure, c’est qu’à son autre main, celle qui tient fermement son arme, il a enfilé un gant. La panique commence à me gagner. Même si je vais très vite, s’il tire, je suis mort. Surtout avec une patte folle, je perds pas mal de sang, je pense, pas moyen de savoir, ça me lance, je ne sais pas comment cette jambe va réagir si je lui demande quelque chose.
Verhœven le sait d’ailleurs très bien.
Par précaution il recule d’un pas, son bras ne faiblit pas, reste parfaitement rectiligne, il n’a pas peur, il est décidé, son visage anguleux exprime une sérénité sobre, modeste.
Je suis à genoux, il est debout, nos yeux ne sont pas à la même hauteur mais il s’en faut de bien peu. C’est peut-être ma chance, la dernière. Il est à portée de main, si je gagne quelques centimètres, quelques minutes…
— Je vois que tu réfléchis toujours aussi vite, mon grand…
« Mon grand »… Il a toujours été comme ça, Verhœven, protecteur, paternaliste. Vu sa taille, c’est franchement ridicule. Mais il est fin. Et moi qui le connais bien, je vois qu’il n’a pas la tête des bons jours.
— Enfin, vite…, reprend-il. En règle générale. Parce que cette nuit, tu as une petite longueur de retard. Si près du but, c’est rageant. (Il ne me quitte pas des yeux.) Si tu es venu chercher une valise pleine de pognon, ça te fera du bien de savoir qu’elle était bien là. Il y a une heure la femme d’Hafner est partie avec. C’est même moi qui lui ai appelé un taxi. Tu me connais, je suis un homme très obligeant avec les femmes. Qu’elles portent une valise ou qu’elles fassent un esclandre dans un restaurant, je suis toujours prêt à rendre service.
Il ne fera aucune erreur, son pistolet est armé et ce n’est pas une arme de service…
— Oui, dit-il comme s’il suivait mes pensées, l’arme appartient à Hafner. Au premier étage, il y a un arsenal, tu n’imagines pas. C’est lui qui m’a conseillé celle-ci. Moi, dans la situation, tout me va, celle-ci, une autre…
Son regard ne me quitte pas, c’en est presque hypnotique. J’avais souvent remarqué, du temps que je travaillais pour lui, ce regard glacé, comme une lame.
— Tu te demandes comment je suis arrivé ici mais surtout de quelle manière tu vas pouvoir en sortir. Parce que tu devines à quel point je suis furieux.
Son immobilité parfaite confirme que l’issue n’est qu’une question de secondes.
— Et vexé, poursuit Verhœven. Surtout vexé. C’est le pire, pour un homme comme moi. La colère, on fait avec, on finit par se calmer, on relativise, mais l’amour-propre, c’est terrible les dégâts que ça peut faire. Surtout chez un homme qui n’a plus rien à perdre, un homme qui n’a plus rien à lui. Un type comme moi, par exemple. Pour une blessure d’amour-propre, il est capable de tout.
Je ne dis rien. J’avale ma salive.
— Toi, dit-il, tu vas te lancer. Je le sens. (Il sourit.) À ta place, c’est aussi ce que je ferais. Quitte ou double, c’est dans notre nature. Nous sommes assez proches, n’est-ce pas, nous nous ressemblons pas mal. C’est ce qui a rendu cette histoire possible, je crois.
Il disserte mais il ne perd pas de vue la situation.
Je bande mes muscles.
Il sort sa main gauche de sa poche.
Sans bouger les yeux, je calcule ma trajectoire.
Il tient son pistolet à deux mains, exactement pointé sur mon regard. Je vais le surprendre, il s’attend à ce que je charge ou que je m’esquive, je vais reculer.
— Tsst tsst tsst…
Sa main quitte son arme et se porte à son oreille.
— Écoute…
J’écoute. Les sirènes. Elles avancent très vite, Verhœven ne sourit pas, ne savoure pas sa victoire, il est triste.
Si je n’étais pas dans cette sale situation, je le plaindrais.
J’ai toujours su que j’aimais cet homme.
— Arrestation pour meurtre, dit-il (sa voix est très basse, il faut vraiment se concentrer pour l’entendre), hold-up, complicité de meurtre en janvier… Pour Ravic, torture et meurtre, pour sa copine, assassinat. Tu vas rester au trou un sacré moment, ça me fait de la peine, tu sais ?
Il est sincère.
Les sirènes convergent vers la maison à grande vitesse, il y en a au moins cinq, davantage peut-être. Les lumières des gyrophares passent par les fenêtres et éclairent l’intérieur du pavillon comme des néons de foire. Au bout du salon, le visage éteint d’Hafner, effondré dans son fauteuil, se colore alternativement de bleu et de rouge.
Des pas se précipitent. La porte d’entrée semble voler en éclats. Je tourne la tête.
C’est Louis, mon copain Louis qui entre en premier. Clean, coiffé comme un communiant.
— Salut, Louis…
J’aimerais bien prendre un air détaché, être cynique, continuer mon sketch mais retrouver Louis de cette manière, tout ce passé, tout ce gâchis, ça me brise le cœur.
— Salut, Jean-Claude…, dit Louis en s’approchant.
Mon regard revient vers Verhœven. Il n’est plus là.
22 h 30
Les pavillons se sont tous éclairés, les jardins aussi. Les propriétaires sont sur leurs perrons, ils s’interpellent parfois, se questionnent, certains se sont avancés jusqu’à leur clôture, d’autres, plus téméraires, sont venus jusqu’au milieu de la rue mais hésitent tout de même à s’approcher. Deux agents en uniforme viennent se poster aux extrémités pour empêcher les approches intempestives.
Le commandant Verhœven, le chapeau enfoncé sur le crâne, les mains dans les poches de son pardessus, a tourné le dos à la scène, il regarde la rue toute droite éclairée comme une nuit de Noël.
— Je te demande pardon, Louis. (Il parle lentement, comme un homme terrassé par la fatigue.) Je t’ai tenu à l’écart de tout, comme si je me méfiais de toi. Ce n’est pas ça du tout, tu le sais ?
La question n’est pas de pure forme.
— Bien sûr, dit Louis.
Il voudrait protester mais Verhœven a déjà détourné le regard. C’est toujours comme ça entre eux, ça commence, ça finit rarement. Cette fois est évidemment différente. Chacun d’eux a le sentiment qu’ils se voient pour la dernière fois.
Cette perspective donne à Louis une témérité exceptionnelle.
— Cette femme…, commence-t-il.
Deux mots comme ceux-là, c’est énorme de la part de Louis. Camille réagit aussitôt :
— Oh non, Louis, ne pense surtout pas ça ! (Pas fâché, Camille, mais véhément. Comme s’il risquait d’être victime d’une injustice.) Quand tu dis « cette femme », j’ai l’impression d’être la victime d’une histoire d’amour.
Il regarde de nouveau la rue, longuement.
— Ce n’est pas l’amour qui m’a fait agir, c’est la situation.
La rue bruisse du côté du pavillon, du bruit des moteurs, on entend des voix, des ordres, l’atmosphère n’est pas électrique mais calme, studieuse presque.
— Depuis la mort d’Irène, reprend Camille, je croyais tout ça terminé. En fait, la braise couvait encore et je ne le savais pas. Maleval a su souffler dessus, au bon moment, voilà tout. Au fond « cette femme » comme tu dis… elle n’y est pas pour grand-chose.
— Quand même, insiste Louis, mensonge, trahison…
— Oh, Louis, ce sont des mots… Quand j’ai compris l’histoire, j’aurais pu tout arrêter, le mensonge se serait terminé là, il n’y aurait pas eu de trahison.
Le silence de Louis demande : et alors ?
— En fait…
Camille se tourne vers Louis, il semble chercher ses propres mots sur le visage du jeune homme.
— Je n’avais plus envie d’arrêter, je devais aller au bout, pour en finir. Je crois… que c’est de la fidélité. (Il semble étonné lui-même de ce mot. Il sourit.) Et puis cette femme… je n’ai jamais cru qu’elle agissait pour un mauvais motif. Si je l’avais cru, je l’aurais arrêtée tout de suite. Quand j’ai compris, c’était un peu tard mais je pouvais accepter les dégâts, je pouvais encore faire mon travail. Mais non. J’ai toujours pensé qu’accepter tout ce qu’elle endurait… ça ne pouvait pas être pour une mauvaise cause. (Il hoche la tête, l’air de se réveiller, il sourit.) Et j’avais raison. Elle se sacrifiait pour son frère. Oui, je sais, c’est un mot ridicule le « sacrifice » !… Ce n’est pas un mot pour aujourd’hui, plutôt vieux jeu, mais enfin… Regarde Hafner, ce n’était pas un ange mais il s’est sacrifié pour ses filles. Anne, elle, c’est pour son frère… Ça existe ces choses-là.
— Et vous ?
— Moi aussi.
Il hésite, se lance.
— Quitte à toucher le fond, j’ai trouvé que ce n’était pas mal d’avoir quelqu’un à qui sacrifier quelque chose d’important. (Il sourit.) Dans ces temps d’égoïsme, c’est même luxueux, tu ne trouves pas ?
Il remonte le col de son pardessus.
— Bon, c’est pas le tout, j’ai pas fini ma journée, moi. J’ai une lettre de démission à écrire. Je suis pas couché…
Pourtant, il ne bouge pas.
— Eh, Louis !
Louis se retourne. Un technicien l’appelle, à une quinzaine de mètres, sur le trottoir devant le pavillon d’Hafner.
Camille fait signe, vas-y, Louis, ne te retarde pas.
— Je reviens, dit Louis.
Mais lorsqu’il revient, Camille est déjà parti.
1 h 30
Camille a ressenti une brusque accélération cardiaque lorsqu’il a vu la lumière allumée dans la maison.
Il a aussitôt arrêté la voiture, coupé le moteur. Il est resté assis au volant, à se demander comment il allait s’y prendre. Anne est là.
Il n’avait pas besoin de cette déception supplémentaire, de cette épreuve. Il avait besoin d’être seul.
Il soupire, saisit son manteau, prend son chapeau, son gros dossier à sangle puis remonte lentement à pied le chemin en se demandant comment ils vont se retrouver, ce qu’il va lui dire, comment il va le lui dire. Il l’imagine encore au même endroit, assise par terre, près de l’évier de la cuisine.
La porte de la terrasse est légèrement entrouverte.
La lumière diffuse, dans le salon, vient seulement de la veilleuse, sous l’escalier, insuffisante pour voir où Anne se trouve. Camille pose son paquet par terre, saisit la poignée de la baie vitrée, fait coulisser la porte. Il sourit.
Il est seul. Pas besoin de se poser la question mais tout de même :
— Anne…! Tu es là ?
Il connaît déjà la réponse.
Il va jusqu’au poêle, c’est toujours la première chose à faire. Une bûche. Et ouvrir le tirant d’air.
Puis il retire son manteau, allume, au passage, la bouilloire électrique mais l’éteint aussitôt et va jusqu’à l’armoire où il range les alcools, hésite : whisky ? Cognac ?
Allons-y pour le cognac.
Juste un fond.
Ensuite il retourne prendre son paquet laissé sur la terrasse et referme la porte vitrée.
Il va s’y mettre tranquillement, le temps de siroter quelques gorgées. Il aime cette maison. Au-dessus de lui, le toit vitré est couvert de feuillages ombrés et mouvants. D’ici on ne sent pas le vent, on le voit seulement.
C’est curieux, à cet instant — il a pourtant l’âge d’être grand — sa mère lui manque. Immensément. Il pourrait en pleurer s’il se laissait aller.
Mais il résiste. Pleurer seul, ça n’a aucun sens.
Alors il pose son verre, s’agenouille, ouvre le gros dossier avec les photos, les rapports, les comptes rendus, les coupures de presse, il doit y avoir là les dernières photos d’Irène.
Il ne cherche pas, ne regarde pas, il enfourne tout cela méthodiquement, par poignées, dans la gueule béante du poêle qui maintenant ronfle paisiblement, vitesse de croisière.