6 h 00
Rien dormi de la nuit. Quand il s’agit des émotions, Doudouche a des antennes.
Hier soir, Camille a dû repasser au bureau liquider tout ce qu’il n’avait pas eu le temps de faire dans la journée, il est rentré épuisé, s’est couché tout habillé sur le canapé, Doudouche est venue contre lui, ils n’ont plus bougé de la nuit. Il ne l’a pas nourrie, oublié, elle ne réclame rien, elle comprend qu’il est soucieux. Elle ronronne. Camille connaît par cœur les plus fines nuances de son ronronnement.
Il n’y a pas si longtemps encore, des nuits pareilles, blanches, tendues, nerveuses ou cafardeuses, étaient des nuits pour Irène. Avec elle. Il remuait leur vie passée, des images douloureuses. Il n’y avait pas de sujet plus important que la mort d’Irène. Il n’y en avait pas d’autre.
Camille se demande ce qui lui fait le plus mal aujourd’hui, son inquiétude pour Anne, le spectacle de son visage, ses douleurs ou justement ce glissement de toutes ses pensées vers elle, insensiblement, au fil des jours, des semaines. Il y a une forme de vulgarité dans le fait de passer ainsi d’une femme à l’autre, il se sent assujetti à une banalité. Refaire sa vie, il n’y a jamais pensé, mais sa vie est en train de se refaire toute seule, presque malgré lui. Et pourtant, ce qui est tenace, peut-être définitif, ce sont les images d’Irène, déchirantes. Elles résistent à tout, au temps, aux rencontres. Enfin… à la rencontre, parce qu’il n’en a pas fait d’autre.
Anne, il l’a acceptée parce qu’elle n’est, dit-elle, qu’une passagère. Elle a aussi ses propres deuils, elle ne veut pas de projet. Sauf que, même sans projet, elle campe aujourd’hui dans sa vie. Et dans la sempiternelle distinction entre celui qui aime et celui qui est aimé, Camille ne sait pas quelle place il tient.
Ils se sont rencontrés au printemps. Début mars. Il y avait quatre ans qu’il avait perdu Irène, deux ans qu’il était remonté à la surface, pas fringant mais en vie. Il menait l’existence sans risque et sans désir des hommes promis à la solitude. Un homme de sa taille ne trouve pas des femmes si facilement, peu importe, ça ne lui manquait plus.
Les rencontres sont toujours un peu des miracles.
Anne, qui n’est pas d’un naturel colérique, n’a fait un esclandre dans un restaurant qu’une seule fois dans sa vie (elle l’a juré la main sur le cœur avec un sourire fondant), il a fallu que ce soit ce jour-là, chez Fernand, que Camille finisse de dîner deux tables plus loin et que la dispute tourne à l’empoignade.
Il y a des dégâts, des insultes, de la vaisselle, des plats renversés, des couverts en gerbe sur le sol, les clients se lèvent, demandent leurs manteaux, on a appelé Police secours, le patron, Fernand, vocifère en chiffrant les dommages à des montants astronomiques. Anne, elle, s’est soudain arrêtée de hurler. Voyant la scène, elle est saisie d’un fou rire.
Son regard croise celui de Camille.
Camille ferme les yeux un court instant, prend sa respiration, se lève sans hâte, montre sa carte.
Se présente. Commandant Verhœven, Brigade criminelle.
Il semble sorti de nulle part. Anne ne rit plus, elle le regarde avec inquiétude.
— Ah, vous tombez bien ! hurle le patron.
Et puis il a un doute.
— Euh… comment ça, la Criminelle ?
Camille hoche la tête, grosse fatigue. Il attrape le bras du patron, lui fait faire quelques pas.
Et deux minutes plus tard, il quitte le restaurant en compagnie d’Anne qui ne sait plus si elle doit rire, se sentir soulagée, remercier, s’inquiéter. Elle est libre et, comme tout le monde, elle ne sait pas très bien quoi en faire de sa liberté. Camille comprend qu’à cet instant, comme n’importe quelle femme, elle s’interroge sur la nature de la dette qu’elle vient de contracter. Et sur la manière de rembourser.
— Vous lui avez dit quoi ? demande-t-elle enfin.
— Que vous étiez en état d’arrestation.
Il ment. En fait, il l’a menacé d’une descente de police par semaine. Jusqu’à fermeture de l’établissement par assèchement de la clientèle. Abus de pouvoir caractérisé. Il a honte mais le type n’avait qu’à faire des profiteroles acceptables.
Anne, elle, renifle le mensonge mais elle le trouve drôle.
Lorsque au bout de la rue, ils croisent le car de Police secours qui se précipite chez Fernand, elle offre son meilleur sourire, le ravageur, celui avec les fossettes qui se creusent un peu, qui plisse les minuscules ridules sous les yeux verts… Du coup, dans la tête de Camille, cette question de la dette se met à peser lourd. Alors, arrivé à la station, il tranche :
— Vous prenez le métro ?
Anne réfléchit.
— Je préfère le taxi.
Camille trouve ça parfait. Dans tous les cas, il aurait choisi l’inverse. Il se contente d’un petit signe de la main, au revoir, et il dégringole les marches avec une fausse lenteur, en réalité il fait le plus vite possible. Il disparaît.
Ils ont couché ensemble le lendemain.
Quand Camille a quitté la Brigade, en fin de journée, Anne était en bas, sur le trottoir. Il a fait mine de ne pas la voir, il a poursuivi son chemin jusqu’au métro et quand il s’est retourné, Anne était toujours à la même place, sereine. La manœuvre l’a fait sourire. Il était fait comme un rat.
Ils sont allés dîner. Soirée classique. Décevante même, si n’avait plané au-dessus d’eux ce fond d’ambiguïté qui tenait à cette question de la dette et qui rendait la circonstance à la fois excitante et navrante. Pour le reste, que se disent une femme et un homme de quarante et cinquante ans lorsqu’ils se rencontrent, ils tâchent de minimiser leurs échecs sans les masquer tout à fait, d’évoquer leurs plaies sans les exhiber, d’en dire le moins possible. Camille a raconté l’essentiel, en trois mots, sur Maud, sa mère…
— Je me disais aussi…, a dit Anne.
Et devant l’œil interrogatif de Camille :
— J’ai vu quelques-unes de ses toiles. (Elle a hésité.) Montréal ?
Camille a été surpris qu’elle connaisse l’œuvre de sa mère.
Anne, elle, a évoqué sa vie à Lyon, son divorce, elle avait tout quitté et il suffisait de la regarder pour comprendre que c’était loin d’être achevé. Camille aurait aimé en savoir plus. Quel homme ? Quel mari ? Quelle histoire ? L’éternelle curiosité des hommes sur l’intimité des femmes.
Il lui a demandé si elle voulait gifler le patron tout de suite ou s’il pouvait régler l’addition. Le rire d’Anne est certainement ce qui a tout fait basculer. Tellement féminin.
Camille, qui n’avait pas touché une femme depuis des temps immémoriaux, n’a rien eu à faire, Anne s’est couchée sur lui, le reste est venu tout seul, sans un mot, c’était à la fois très triste et très heureux. De l’amour, quoi.
Ils ne se sont pas revus. Mais un peu quand même, de temps en temps. Comme s’ils se touchaient du bout des doigts. Anne est contrôleur de gestion, elle passe la majorité de son temps à visiter des agences de voyages et à en vérifier l’organisation, les comptes, toutes ces choses auxquelles Camille ne comprend rien. Elle n’est jamais plus de deux jours par semaine à Paris. Ces départs, ces absences, ces retours donnaient à leurs rencontres une allure chaotique, imprévisible, l’impression de se retrouver toujours par hasard. Déjà, à ce moment, ils ne savaient pas à quoi ressemblait leur histoire, on verrait, on sortait, on dînait, on se couchait, ça montait, ça montait.
Camille cherche à quel moment il a pris conscience de la place que cette histoire prenait dans sa vie. Pas souvenir.
Sauf que l’arrivée d’Anne a mis à distance la mort d’Irène, cette page incandescente. Il se demande si l’être nouveau capable de vivre sans Irène a enfin fait son apparition en lui. Oublier est inévitable. Mais oublier, ce n’est pas guérir.
Aujourd’hui il est électrisé par ce qui arrive à Anne. Il se sent responsable non pas de la circonstance, il n’y peut rien, mais du dénouement qui dépend de lui, de sa volonté, de sa détermination, de sa compétence, c’est écrasant.
Doudouche a cessé de ronronner pour dormir tout à fait. Camille se soulève, la chatte glisse sur le côté avec un soupir de mécontentement, il va jusqu’au secrétaire, un « carnet d’Irène » est là, il y en avait d’innombrables, il ne reste plus que celui-ci, le dernier, les autres ont été jetés un soir de colère, de découragement. Un carnet saturé d’images d’elle, Irène à une table, levant son verre en souriant, endormie, pensive, Irène ici et là. Il le repose. Ces quatre années sans elle auront sans doute été les plus éprouvantes, les plus malheureuses de sa vie, et il ne peut malgré tout s’empêcher de les considérer comme les plus intéressantes, les plus vibrantes. Il ne s’est pas éloigné de son passé. C’est ce passé qui est devenu (il cherche les mots) plus nuancé ? Plus discret ? Amorti ? Comme le reste dans une addition qu’il n’aurait pas effectuée. Anne n’a rien à voir avec Irène, ce sont deux galaxies différentes, à des années-lumière l’une de l’autre, mais qui convergent toutes deux vers le même point. Ce qui les sépare, c’est qu’Anne est là tandis qu’Irène est partie.
Camille se souvient qu’Anne aussi a failli partir mais elle est revenue. C’était en août. Il est très tard. Elle est debout devant la fenêtre, nue, pensive, les bras croisés, elle dit : « C’est fini, Camille », sans même se retourner vers lui. Puis elle s’habille sans un mot. Dans les romans, ça demande une minute. Dans la réalité, une femme nue qui se rhabille, ça prend un temps fou. Camille reste assis, ne bouge pas, on dirait un homme surpris par un orage, résigné.
Et elle part.
Camille n’a pas esquissé un geste, il comprend. Son départ ne provoque pas un cataclysme, mais un accablement profond et une douleur sourde. Il regrette cette fuite mais il la comprend parce qu’il la pensait inévitable. À cause de sa taille, il y a souvent chez lui des réflexes d’indignité. Il reste ainsi longtemps, puis enfin il bascule, s’allonge sur le canapé, il peut être minuit.
Il ne saura jamais ce qui se passe à cet instant-là.
Anne est partie depuis plus d’une heure, soudain il se lève, il va jusqu’à la porte, sans la moindre hésitation, poussé par une certitude inexplicable il ouvre. Anne est assise dans l’escalier, sur la première marche, dos à lui, les genoux entre ses bras.
Après quelques secondes, elle se lève, le contourne, entre dans l’appartement, se couche tout habillée sur le lit et se retourne contre le mur.
Elle pleure. Camille a connu ça autrefois avec Irène.
6 h 45
L’immeuble, de l’extérieur, n’a pas trop mauvaise mine mais dès l’entrée on sent à quel point il part à l’abandon. La rangée de boîtes aux lettres en aluminium prêtes à rendre l’âme semble gagnée par la désolation. La dernière boîte indique « Anne Forestier », sixième étage, écrit de sa main, de son écriture ravageuse, à l’extrémité de l’étiquette le e et le r sont pressés l’un contre l’autre, pour ne pas déborder, ils en deviennent illisibles.
Camille délaisse le minuscule ascenseur.
Il n’est pas sept heures lorsqu’il frappe trois coups discrets à la porte d’en face.
La voisine ouvre aussitôt, comme si elle attendait son arrivée, la main sur la poignée. Mme Roman, la propriétaire de l’appartement. Elle reconnaît Camille tout de suite. C’est l’avantage de sa taille, personne ne l’oublie. Il sert son mensonge.
— Anne a dû partir précipitamment… (Il imite le sourire bienveillant de l’ami lucide et patient, à la recherche d’une complicité.) Tellement vite que naturellement, elle en a oublié la moitié.
Le « naturellement », de facture très machiste, plaît beaucoup à la voisine. Mme Roman est une femme seule, proche de la retraite, au visage rond et poupin, on dirait une enfant prématurément vieillie. Elle boite un peu, une maladie de la hanche. Pour le peu que Camille en a vu, elle est effroyablement ordonnée, elle met de la méthode jusque dans le moindre détail.
Elle plisse immédiatement les yeux d’un air entendu, se détourne, tend la clé à Camille :
— Rien de grave, au moins ?
— Non, non, non… (Il sourit largement.) Rien de grave. (Il désigne la clé.) Je la conserve jusqu’à son retour…
Impossible de savoir si c’est une information, une question, une demande, la voisine hésite, Camille en profite pour faire un geste de remerciement.
La kitchenette est d’une propreté frappante. Dans le petit appartement, rien ne traîne. Les filles et la propreté, se dit Camille, cette obsession… Un double salon dont la seconde partie sert de chambre, le canapé se transforme en lit deux places, avec un grand trou au milieu, une fosse, on y roule toute la nuit, on finit par dormir l’un sur l’autre. Ça n’a pas que des inconvénients. Et une bibliothèque d’une centaine de livres de poche dont le choix échappe à toute logique, quelques bibelots que Camille la première fois a trouvés assez quelconques. L’ensemble lui a fait une impression un peu triste.
— J’avais très peu d’argent. Je ne m’en plains pas, a répondu Anne, pincée.
Il a voulu s’excuser. Elle lui a coupé l’herbe sous le pied.
— C’est la rançon du divorce.
Quand elle dit des choses graves, Anne vous regarde en face, avec un air de défi presque, on la dirait prête à n’importe quel affrontement.
— J’ai tout laissé quand j’ai quitté Lyon, j’ai tout acheté ici, les meubles, tout, d’occasion. Je ne voulais plus rien. Je ne veux plus rien. Plus tard, peut-être, mais aujourd’hui, ça me convient très bien.
Ce lieu est transitoire. Le mot est d’Anne. L’appartement est transitoire, leur relation est transitoire. C’est certainement pour cela qu’ils sont bien ensemble. Elle dit aussi :
— Le plus long, après un divorce, c’est de nettoyer.
Toujours cette question de la propreté.
La tenue bleue des urgences ressemble à une camisole, Camille a décidé de lui rapporter quelques vêtements. Il pense que ce sera bon pour son moral. Il imagine même que si tout va bien, elle pourra faire quelques pas dans les couloirs, descendre à la maison de la presse du rez-de-chaussée.
Mentalement, il s’était fait une petite liste, maintenant qu’il est là, il ne se souvient plus de rien. Si, le survêtement violine. Du coup, la chaîne associative commence à se dérouler, des tennis, celles avec lesquelles elle court, sans doute celles-ci, usagées, il y a encore du sable sous les semelles. Ensuite, c’est plus difficile. Quoi prendre ?
Camille ouvre la petite penderie, pas tant de choses que ça d’ailleurs pour une fille. Un jean, se dit-il, quel jean ? Il en attrape un. Tee-shirt, chandail, tout devient compliqué. Il abandonne, il fourre ce qu’il a trouvé dans un sac de sport, des sous-vêtements, il ne choisit pas.
Et les papiers.
Camille s’avance jusqu’à la commode. Au-dessus, un miroir mural largement piqueté qui doit dater de la construction de l’immeuble et dans le coin duquel Anne a glissé une photo : Nathan, son frère. Il semble avoir vingt-cinq ans, un garçon au physique banal, souriant et réservé. Est-ce parce que Camille sait deux ou trois choses de lui, sur ce cliché il lui trouve un visage lunaire, comme dépassé par les événements. C’est un scientifique. Il paraît qu’il est très mal organisé, il fait même pas mal de dettes, Anne renfloue. Comme une mère, « d’ailleurs, c’est tout à fait ce que je suis », dit-elle. De tout temps, elle a toujours renfloué. Elle en sourit, comme d’une anecdote, mais on sent bien qu’il s’agit d’un souci. Le studio, les études, les loisirs, on dirait qu’Anne a subvenu à tout, il est difficile de savoir si elle s’en félicite ou s’en désole. Nathan est photographié sur une place, ça pourrait être l’Italie, il y a du soleil, des gens en chemise.
Camille ouvre la commode. Le tiroir de droite est vide. Dans celui de gauche, quelques enveloppes éventrées, une ou deux factures de vêtements, de restaurant, des prospectus surtout, portant le cachet de son agence de voyages, mais rien de ce qu’il cherche, ni carte Vitale ni carte de mutuelle, ce devait être dans son sac. En dessous, ce sont des affaires de sport. Il revient en arrière, il s’attendait à des feuilles de paie, des relevés de banque, des factures d’eau, de téléphone. Rien. Il se retourne. Son regard tombe sur la statuette, la cuillère à la nageuse, la jeune femme taillée dans un bois sombre, allongée sur le ventre, avec sa coiffure à pans triangulaires. Et un cul d’anthologie. Camille la lui a offerte. Musée du Louvre. Anne et lui étaient allés voir tout le Vinci disponible, Camille lui avait tout expliqué, il est intarissable sur le sujet, encyclopédique, et à la boutique, ils sont tombés sur cette jeune fille sortie intacte de la XVIIIe dynastie égyptienne avec son derrière d’un galbe mythologique.
— Je te jure, Anne, tu as le même, exactement.
Elle a souri, manière de dire je voudrais bien mais c’est gentil. Camille, lui, était certain. Elle s’est demandé s’il était sincère ou non. Il s’est penché vers elle, insistant.
— Je t’assure.
Avant qu’elle ait esquissé un geste, il l’a achetée. Le soir, il a procédé aux comparatifs, en connaisseur, Anne a beaucoup ri au début, puis elle a geint, ensuite, vous voyez. Après, Anne a pleuré, elle pleure parfois après l’amour. Camille se dit que ça doit être aussi pour nettoyer.
Et justement, collée contre le mur, la statuette semble punie, un espace vide la sépare des DVD qu’Anne range sur cette étagère. Le regard de Camille effectue un large arc de cercle. Il est un dessinateur exceptionnel grâce à son sens de l’observation et sa conclusion ne tarde pas.
L’appartement a été visité.
Retour au tiroir de droite, il est vide parce qu’il a été intégralement fouillé. Camille va se pencher sur la porte d’entrée, sur la serrure. Rien. Donc ce sont eux, ils ont trouvé l’adresse d’Anne et la clé de son appartement dans son sac, que le braqueur a emporté avec lui en quittant le passage Monier.
Est-ce le même homme que celui qui est venu à l’hôpital ou sont-ils plusieurs et se partagent-ils la tâche ?
La proportion que prend cette chasse a quelque chose d’absurde. Cet acharnement sur Anne semble démesuré par rapport à la circonstance. Quelque chose nous échappe, se répète Camille. Quelque chose que nous n’avons pas vu, pas compris.
Avec les documents personnels qu’ils ont saisis ici, ils savent probablement tout d’elle, où la trouver, ses points de chute éventuels, Lyon, Paris, le bureau où elle travaille, d’où elle vient, où elle peut aller pour se réfugier, ils savent tout.
La pister et la retrouver devient un jeu d’enfant.
La tuer un exercice de style.
Anne met un pas dehors, elle est morte.
Il ne peut pas parler de cette visite à la divisionnaire. Sauf à avouer qu’il connaît Anne intimement et qu’il a menti depuis le début. Hier, rien d’autre qu’un doute. Aujourd’hui, rien d’autre qu’une suspicion. Devant la hiérarchie, ce sera indéfendable. On peut faire venir les techniciens du laboratoire scientifique, avec des gars comme ceux qui sont entrés ici, on ne trouvera rien, pas de trace, rien.
De toute manière, Camille est entré dans l’appartement sans commission rogatoire, sans autorisation, il est entré parce qu’il avait le moyen d’obtenir la clé, parce qu’elle l’a chargé d’aller chercher ses papiers de sécurité sociale, la voisine peut témoigner qu’il vient régulièrement et depuis longtemps…
La somme de ses mensonges commence à s’allonger dangereusement. Mais ce n’est pas ce qui fait le plus peur à Camille.
C’est de savoir Anne en état de survie. Et lui tellement impuissant.
7 h 20
— On ne me dérange jamais.
Si quelqu’un avec qui vous travaillez vous répond une chose pareille au téléphone à sept heures du matin, ne vous posez aucune question, c’est un danger public. Surtout quand ce quelqu’un est commissaire divisionnaire.
Camille commence à raconter.
— Votre rapport…? coupe la commissaire.
— C’est en cours.
— Et donc…?
Camille reprend depuis le début, il cherche les mots, tâche de se montrer technique. Le témoin est hospitalisé et selon toute vraisemblance, le braqueur est allé à l’hôpital, il est monté à sa chambre et il a tenté de la dézinguer.
— Attendez, commandant, je ne comprends pas. (Elle surjoue chaque mot, comme si son intelligence se heurtait à un mur infranchissable.) Ce témoin, Mme Foresti, elle…
— Forestier.
— Si vous voulez. Elle dit qu’elle n’a vu personne entrer dans sa chambre, c’est ça ? (Elle ne lui laisse pas le temps de répondre, ce ne sont pas des questions.) L’infirmière, elle, prétend qu’elle a vu quelqu’un mais finalement elle n’est pas sûre, alors quoi ? D’abord « quelqu’un », c’est qui ? Et même si c’est le braqueur, en fin de compte, il est venu ou il n’est pas venu ?
Il n’y a pas de regret à avoir. Le Guen, à sa place, aurait eu la même réaction. Depuis que Camille a demandé cette affaire, tout semble tourner en sens contraire.
— Moi, affirme Camille, je vous dis qu’il est venu ! L’infirmière a aperçu un fusil.
— Oh, reprend la commissaire d’un ton admiratif. Formidable ! Elle a « aperçu »… Alors, dites-moi, l’hôpital a déposé plainte ?
Camille sait, depuis le début de la conversation, à quoi tout ça va aboutir. Il essaye quand même mais il ne veut pas trop se frotter à sa supérieure. Elle ne doit pas ses promotions au hasard. Et l’amitié de Le Guen, si elle lui a servi à obtenir cette affaire quasiment par effraction, ne va pas le protéger longtemps, elle va même le desservir.
Camille a des picotements aux tempes, un coup de chaud.
— Non, il n’y a pas de plainte. (Ne pas s’énerver, se montrer patient et pondéré, explicatif, convaincant.) Mais je vous dis, moi, que ce type est venu. Il n’a pas eu peur d’entrer dans l’hôpital avec un fusil. L’infirmière évoque une arme qui pourrait ressembler au fusil à pompe utilisé pendant le braquage et…
— « Qui pourrait ressembler »…
— Pourquoi vous ne voulez pas me croire ?
— Parce que sans plainte, sans élément tangible, sans témoignage, sans preuve, sans rien de palpable, j’ai un peu de mal à imaginer qu’un simple braqueur vienne assassiner un témoin dans un hôpital, voilà pourquoi !
— Un « simple » braqueur ? s’étrangle Camille.
— Oui, je reconnais, il semble assez brutal mais…
— « Assez » brutal ?
— Bon, commandant, vous n’allez pas répéter tout ce que je dis en ajoutant des guillemets ! Vous me demandez une protection policière pour ce témoin comme s’il s’agissait d’un repenti en partance pour le tribunal !
Camille ouvre la bouche. Trop tard.
— Je vous donne un képi. Deux jours.
La réponse est d’une rare bassesse. Ne donner personne, ce serait être dans son tort en cas d’incident. Et donner un képi pour arrêter un tueur armé, ça revient à proposer un paravent pour stopper un tsunami. Sauf que, vu de son côté, la divisionnaire a sacrément raison.
— Quel danger Mme Forestier peut bien représenter pour ces hommes, commandant Verhœven ? Elle a assisté à un braquage, que je sache, pas à un attentat ! Ils doivent savoir qu’ils l’ont blessée mais pas tuée et, à mon avis, ils doivent plutôt s’en féliciter.
C’est l’évidence depuis le début.
Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Et votre indic, finalement, il dit quoi ?
L’éternel mystère : comment prenons-nous nos décisions ? À quel moment avons-nous conscience de ce que nous avons décidé ? Quelle part d’inconscient entre dans la réponse de Camille, impossible à dire, sauf qu’elle est immédiate.
— Mouloud Faraoui.
Même lui en est sidéré.
Comme dans un manège de foire, il ressent presque physiquement la trajectoire qu’en prononçant ce nom il vient d’emprunter, une courbe fulgurante qui conduit dans un mur.
— Il est en liberté ?
Et avant que Camille ait pu saisir la balle au bond :
— Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’il fout là-dedans ?
Bonne question. Les gangsters ont tous leur spécialité. Les braqueurs, les dealers, les cambrioleurs, les faussaires, les arnaqueurs, les racketteurs, chacun vit dans sa sphère. Mouloud Faraoui, lui, son truc, c’est le proxénétisme et il est surprenant de voir surgir son nom dans une histoire de braquage.
C’est une connaissance vague de Camille, d’un calibre un peu trop élevé pour jouer les indics. Ils se sont croisés de temps à autre. Un type d’une rare violence, qui a gagné son territoire par la terreur, on lui attribue plusieurs meurtres. Il est habile, méchant et il est resté longtemps imprenable. Du moins jusqu’à ce qu’il tombe pour une histoire dans laquelle il n’était pour rien, un sale piège : trente kilos d’ecstasy découverts dans sa voiture, avec ses empreintes. Le genre de coup fourré qui ne pardonne pas. Il a eu beau plaider que ce sac lui servait justement pour aller à la salle de sport, il s’est retrouvé en cabane avec une colère à dévaster la Terre.
— Quoi ? demande Camille.
— Faraoui ! Qu’est-ce qu’il vient foutre dans votre histoire ? Et d’abord, c’est votre cousin ? Je ne savais pas…
— Non, ce n’est pas mon cousin… C’est plus compliqué, il s’agit d’un truc à trois bandes, vous voyez…
— Non, je ne vois pas très bien justement.
— Je m’en occupe et je vous dirai.
— Vous… vous en « occupez » ?
— Bon, vous n’allez pas répéter tout ce que je dis en ajoutant des guillemets !
— Vous vous foutez de moi !
Michard a crié puis elle a posé précipitamment sa main sur le récepteur, Camille perçoit un « Pardon, ma chérie » balbutiant, prononcé à voix basse, ce qui le plonge dans un gouffre. Elle a des enfants, cette femme-là ? De quel âge ? Une fille ? À sa voix, on ne dirait pas qu’elle s’adresse à une enfant ? La divisionnaire revient à la conversation de manière plus feutrée mais l’énervement y est d’autant plus palpable. Au souffle dans le téléphone, Camille comprend qu’elle est en train de changer de pièce. Jusqu’à présent elle était agacée par Camille, maintenant quelque chose de bouillant, trop longtemps contenu, explose dans sa voix mais les circonstances la contraignent à chuchoter :
— C’est quoi exactement votre histoire, commandant ?
— D’abord, ce n’est pas « mon » histoire. Et pour moi aussi il est sept heures du matin. Alors je ne demande pas mieux que de vous expliquer tout ça mais il faut me laisser le temps de…
— Commandant… (Silence.) Je ne sais pas ce que vous faites. Je ne comprends pas ce que vous faites. (Plus la moindre trace d’énervement, la commissaire a dit cela comme si elle venait de changer de sujet. Et c’est un peu le cas.) Mais je veux votre rapport ce soir, je suis claire ?
— Pas de problème.
Il fait très doux, pourtant Camille est en nage. Une sueur très spéciale, fiévreuse et froide lui coule dans le dos, qu’il n’a plus ressentie depuis ce jour où il s’est mis à courir après Irène, le jour où elle est morte. Ce jour-là il s’est entêté, il a pensé qu’il ferait mieux que n’importe qui… Non, il n’a même pas pensé. Il a agi comme s’il était seul à pouvoir le faire et il s’est trompé : quand il l’a retrouvée, Irène était morte.
Anne, aujourd’hui ?
On dit que les hommes qui sont quittés par des femmes le sont toujours de la même manière, voilà ce qui lui fait peur.
8 h 00
Ils ne savent pas ce qu’ils ont raté, les Turcs. Deux gros sacs de bijoux bien lourds. Même avec ce que le receleur va prendre au passage, ils pourraient peser deux fois moins mais peu importe. Tout est en bonne voie. Et si j’ai un peu de chance, j’espère bien en ramasser encore un paquet.
S’il en reste.
S’il n’en reste pas, ça va saigner.
Pour le savoir, en avoir le cœur net, il faut principalement de la méthode. De la constance.
En attendant… que les lumières s’allument : lecture !
Le Parisien. Page 3.
« Saint-Ouen : Incendie… »
Nickel ! Traversée de la rue. Le Balto. Un café, très noir. Cigarette. Café-clope, voilà la vraie vie. Le café ici est du très bas de gamme, on se croirait dans une gare, mais il est huit heures du matin, on ne va pas jouer les divas.
Ouverture du journal. Roulements de tambour.
SAINT-OUEN
Un important incendie s’est déclaré hier, vers midi, dans la zone des Chartriers, à la suite d’une explosion d’une rare violence. Les casernes de Saint-Ouen sont rapidement venues à bout du sinistre qui a détruit plusieurs ateliers et garages. Rappelons que cette zone, destinée à accueillir la future ZAC, est maintenant désaffectée en quasi-totalité, raison pour laquelle un incendie de cette ampleur est aussitôt apparu mystérieux.
Dans les décombres de l’un des ateliers détruits par le feu, les enquêteurs ont retrouvé la carcasse d’un 4 × 4 Porsche Cayenne et deux corps largement carbonisés. C’est à cet endroit que l’explosion a eu lieu : les traces d’une forte charge de Semtex ont en effet été décelées. À partir des fragments de composants électroniques recueillis sur place, les spécialistes pensent que l’explosion pourrait avoir été commandée à distance par l’utilisation d’un téléphone portable.
Étant donné l’ampleur du sinistre, la reconnaissance des deux victimes s’annonce particulièrement difficile. Tous les éléments convergent vers un assassinat mûrement préparé de manière à empêcher toute identification. Les enquêteurs tenteront notamment de déterminer si les victimes étaient vivantes ou mortes au moment de l’explosion…
Affaire réglée.
« Les enquêteurs tenteront de déterminer… » De quoi se marrer ! Je prends les paris. Et si les flics remontent aux obscurs frères Yildiz qui ne figurent sur aucun fichier, je verse leur part aux Orphelins de la police.
L’heure approche, le périphérique, sortie porte Maillot, la contre-allée, Neuilly-sur-Seine.
Qu’est-ce que c’est beau chez les bourgeois. Ils seraient moins cons, ça donnerait presque envie d’en faire partie. Je me gare à deux pas du lycée, des filles de treize ans y portent des vêtements qui valent treize fois le SMIC. De temps en temps, on regrette que le Mossberg ne soit pas reconnu comme instrument d’égalisation sociale.
Je dépasse le lycée, je tourne à droite. La maison est moins grande que ses voisines, le parc est plus modeste et pourtant, entre les mains du propriétaire de ces lieux, il passe chaque année, en butin de braquages et de cambriolages, de quoi construire une tour à la Défense. C’est un type méfiant, onctueux, qui change sans cesse de protocole. Il a dû faire récolter les deux sacs de bijoux par un commissionnaire à la consigne de la gare du Nord.
Un endroit pour ramasser la came, un autre pour évaluer, un troisième pour négocier.
Il fait payer très cher la sécurité de la transaction.
9 h 30
Camille brûle de l’interroger. Qu’a-t-elle vu exactement, dans ce passage Monier ? Mais lui montrer son véritable degré d’inquiétude c’est admettre qu’elle est en danger, à l’apeurer, ajouter de l’angoisse à la douleur.
Quand même, il est bien obligé d’y revenir.
— Mais quoi ? hurle Anne. Vu quoi ? Quoi ?
Question repos, la nuit ne lui a servi à rien, elle en est sortie plus épuisée qu’en y entrant. Elle est extrêmement nerveuse, toujours au bord des larmes, on le perçoit au vibrato de sa voix, mais elle s’exprime avec un peu plus de netteté que la veille, les syllabes passent mieux.
— Je ne sais pas, dit Camille. Ça peut être n’importe quoi.
— Quoi ?
Camille écarte les mains.
— C’est juste pour être sûr, tu comprends ?
Non, Anne ne comprend pas. Mais elle accepte de chercher, elle penche la tête pour regarder Camille sous un autre angle. Lui ferme les yeux, calme-toi, aide-moi.
— Tu ne les as pas entendus parler ?
Anne ne bouge pas, il n’est pas certain qu’elle ait compris la question. Puis elle fait un geste évasif, impossible à interpréter, Camille se penche.
— Serbe, je crois…
Camille bondit.
— Comment ça, « serbe » ? Tu connais des mots serbes ?
Il est franchement sceptique. Lui, des Slovènes, Serbes, Bosniaques, Croates, Kosovars, il en croise de plus en plus, ils arrivent à Paris par vagues, mais depuis qu’il les rencontre, il n’a jamais été fichu de faire la différence entre leurs langues.
— Non, je ne suis pas sûre…
Puis elle renonce, elle abandonne et retombe lourdement sur ses oreillers.
— Attends, attends, insiste Camille, c’est important…
Anne rouvre les yeux et articule péniblement :
— Kraj… je crois.
Camille n’en revient pas, c’est comme s’il découvrait subitement que la greffière du juge Pereira parle couramment le japonais.
— Kraj ? C’est du serbe ?
Anne approuve mais elle ne semble pas bien sûre d’elle.
— Ça veut dire « stop ».
— Mais… Anne, comment tu sais ça ?
Anne ferme les yeux, l’air de dire qu’il est vraiment pénible, qu’il faut tout le temps lui répéter les choses.
— J’ai fait les pays de l’Est pendant trois ans…
Impardonnable. Elle lui a expliqué mille fois. Quinze ans d’expérience dans le voyage international. Avant de s’occuper de gestion, elle organisait des séjours sur quasiment toutes les destinations du monde. Et notamment tous les pays de l’Est sauf la Russie. De la Pologne à l’Albanie.
— Ils parlaient tous serbe ?
Anne se contente de faire non mais il faut expliquer, avec Camille, il faut toujours tout expliquer.
— J’ai entendu une seule voix… Dans les toilettes. L’autre, je sais pas… (Elle articule mal mais on comprend bien.) Camille, je ne suis pas sûre…
Mais pour lui, la configuration se confirme : celui qui hurle, qui rafle les bijoux, qui bouscule son complice, celui-là est serbe. Et celui qui se charge de la surveillance des lieux : Vincent Hafner.
C’est lui qui tabasse Anne, lui qui téléphone à l’hôpital, lui qui est monté jusque dans la chambre, sans doute lui qui est entré dans l’appartement d’Anne. Et lui, pas d’accent.
La standardiste est formelle.
Vincent Hafner.
À l’heure du scanner, Anne demande des béquilles. Déjà, pour comprendre ce qu’elle veut, il faut du temps. Camille traduit. Elle a décidé de s’y rendre à pied. Les infirmiers lèvent les yeux au plafond et s’apprêtent à l’emporter sans autre forme de procès, elle hurle, se dégage en force et s’assoit sur le lit les bras croisés. C’est non.
Cette fois, pas de doute, tout le monde comprend. L’infirmière de l’étage arrive, Florence, avec ses grosses lèvres de poisson, sûre d’elle, ça n’est pas raisonnable, madame Forestier, on va vous transporter jusqu’au scanner, à l’étage du dessous, ça ira très vite, elle repart sans attendre la réponse, toute sa conduite vise à montrer qu’elle a du travail par-dessus la tête et qu’on ne va pas commencer à l’emmerder avec des gamineries qui… Mais avant qu’elle soit à la porte de la chambre, elle entend la voix d’Anne, étonnamment claire, les syllabes ne sont que de l’à-peu-près mais le sens n’échappe à personne : pas question, j’y vais à pied ou je reste ici.
L’infirmière revient sur ses pas, Camille tente de plaider la cause d’Anne, l’infirmière le fusille du regard, c’est qui d’abord, celui-là ? Il se recule, s’adosse au mur, selon lui, elle vient de gâcher sa dernière chance de trouver une issue simple et pacifique. On va bien voir.
L’étage commence à vibrer, des têtes apparaissent aux portes des chambres, les infirmières tentent de rétablir l’ordre, rentrez dans vos chambres, il n’y a rien à voir, alors forcément l’interne arrive, l’Indien au nom de quatre-vingts lettres, il est là du soir au matin, il doit faire des services aussi longs que son patronyme, payé comme une femme de ménage, normal, il est indien. Il s’approche d’Anne. Il écoute attentivement et tandis qu’il penche la tête vers elle, il détaille ses écchymoses, cette patiente, dans cet état, est assez laide mais ce n’est rien à côté de ce qui l’attend dans quelques jours, les jours suivants, l’évolution d’hématomes de ce type, c’est carrément effroyable. Il tâche de la raisonner d’une voix douce. Avant tout, il l’ausculte, personne ne comprend ce qu’il fait, le scanner n’attend pas les patients, l’heure c’est l’heure. Lui, au contraire…
L’infirmière s’impatiente, les infirmiers rongent leur frein. L’interne, lui, termine son auscultation puis il sourit à Anne et demande des béquilles. Ses collègues ont le sentiment d’être trahis.
Camille regarde la silhouette d’Anne, tassée sur ses béquilles, tenue aux épaules par un infirmier de chaque côté.
Elle avance lentement mais elle avance. Debout.
10 h 00
— C’est pas l’annexe du commissariat, ici…
Un bureau dans un désordre indescriptible. Il est chirurgien, on espère que c’est mieux rangé dans sa tête.
Dainville, Hubert, chef du service traumatologie. Ils se sont croisés la veille dans l’escalier de secours alors que Camille courait après son fantôme. Aperçu rapidement, il n’avait pas d’âge. Aujourd’hui, il a cinquante ans. Facile. Ses cheveux blancs sont naturellement ondulés, on sent qu’ils sont une fierté, l’emblème irrésistible de sa virilité vieillissante, ce n’est plus une coiffure, c’est une conception du monde. Des mains manucurées. Le genre d’homme qui porte des chemises bleues à col blanc et qui met une pochette à ses costumes. Un vieux beau. Il a dû essayer de sauter la moitié de son personnel et doit attribuer à son charme des succès qui ne sont que statistiques. Sa blouse est toujours impeccablement repassée mais il n’a plus du tout l’air d’un abruti, comme à la sortie de l’escalier. Autoritaire au contraire. D’ailleurs, il parle à Camille en faisant autre chose, comme si l’affaire était réglée, pas de temps à perdre.
— Moi non plus, dit Camille.
— Quoi ?
Le docteur Dainville relève la tête, les sourcils froncés. Ne pas comprendre quelque chose, ça le blesse. Pas l’habitude. Il cesse de fourrager dans ses papiers.
— Je dis que moi non plus, je n’ai pas de temps à perdre, reprend Camille. Je vous vois très occupé, il se trouve que j’ai pas mal de boulot, moi aussi. Vous avez des responsabilités, moi aussi.
Dainville fait une moue. Pas très convaincu par l’argumentaire, il reprend ses fouilles administratives. Et comme le petit flic reste à la porte, qu’il n’a pas encore compris que l’entretien était terminé :
— Cette patiente a besoin de repos, lâche-t-il enfin. Elle a subi un traumatisme très violent. (Là, il fixe Camille.) Son état tient du miracle, elle pourrait être dans le coma. Elle pourrait être morte.
— Elle pourrait aussi être chez elle. Ou à son boulot. Tiens, elle pourrait même finir son shopping. Le problème, c’est qu’elle a croisé la route d’un type qui n’avait pas de temps à perdre, lui non plus. Un type comme vous. Qui pensait que ses raisons valent mieux que celles des autres.
Dainville relève brusquement les yeux sur Verhœven. Avec ce genre d’homme, vous êtes tout de suite dans la rivalité, c’est une chevelure blanche montée sur des ergots de coq. Pénible. Et pugnace. Il toise Camille.
— Je sais bien que la police s’estime partout chez elle mais nos chambres ne sont pas des salles d’interrogatoire, commandant. Ici, c’est un hôpital, pas un terrain de manœuvre. On vous voit cavaler comme un dératé à travers les couloirs, affoler le personnel…
— Vous pensez que je cours dans les couloirs pour faire de l’exercice ?
Dainville balaye l’argument.
— Si cette patiente représente un danger, pour elle ou pour l’établissement, vous la transférez dans un lieu plus sûr. Dans le cas contraire, vous nous foutez la paix et vous nous laissez travailler.
— Vous avez combien de places à la morgue ?
Dainville, surpris, fait un petit mouvement sec de la tête, toujours ce côté coq de basse-cour.
— Je vous demande ça, reprend Camille, parce que tant qu’on ne pourra pas interroger cette femme, le juge n’ordonnera aucun transfert. Vous n’opérez pas sans certitude, nous c’est pareil. Et notre problème ressemble beaucoup au vôtre. Plus on intervient tard, plus les dégâts sont importants.
— Je ne comprends rien à vos métaphores, commandant.
— Je vais être plus clair. Il est possible qu’un tueur soit à sa recherche. Si vous m’empêchez de travailler et qu’il vient faire un massacre dans votre hôpital, vous aurez un double problème. Pas assez de places à la morgue et, comme votre patiente est en état de répondre à nos questions, une inculpation pour entrave au travail de la police.
Il est curieux, ce Dainville, il fonctionne sur le modèle de l’interrupteur : le courant passe ou ne passe pas. Entre les deux, rien. Et là, d’un coup, il passe. Il regarde Camille, amusé, un sourire très sincère, avec des dents très égales, bien rangées, une porcelaine de bonne qualité. Et il aime la résistance, le docteur Dainville, il est bourru, hautain, malgracieux, mais il aime les complications. Agressif, belliqueux même, mais au fond, il aime être battu. Camille en a rencontré des tonnes de ces hommes-là. Ils vous laminent et quand vous êtes au sol, ils vous soignent.
Un côté féminin, c’est peut-être pour ça qu’il est médecin.
Ils se regardent. Dainville est un homme intelligent, il sent les choses.
— Bon, dit Camille calmement. Concrètement, on fait comment ?
10 h 45
— On ne m’opère pas, lâche-t-elle.
Il faut quelques secondes à Camille pour intégrer l’information. Il aimerait se réjouir mais il choisit la prudence.
— Bien…, dit-il d’un ton encourageant.
Les radios, le scanner confirment ce que le jeune interne lui a dit la veille. Il y aura de la chirurgie dentaire mais le reste va se remettre tout seul. Il restera sans doute un peu de cicatrices au niveau des lèvres, mais surtout de la joue gauche, ça veut dire quoi « un peu » ? Plusieurs ? Visibles ? Anne s’est scrutée dans la glace, ses lèvres ont tellement éclaté qu’il est difficile de savoir ce qui va rester ou disparaître. Quant à la cicatrice sur la joue, tant qu’elle est recouverte par les points de suture, impossible de se rendre compte.
Une affaire de temps, a dit l’interne.
Le visage d’Anne dit clairement que ce n’est pas du tout son avis. Et justement, du temps, Camille n’en a pas beaucoup non plus.
Il est venu pour faire passer un message essentiel. Ils sont seuls dans la chambre.
Il attend quelques secondes, puis il se lance :
— J’espère que tu pourras les reconnaître…
Anne fait un geste vague qui peut vouloir dire bien des choses.
— Celui qui t’a tiré dessus, tu m’as dit qu’il était assez grand… Il était comment ?
C’est ridicule d’essayer de la faire parler maintenant. L’Identité judiciaire va tout reprendre à zéro, insister de cette manière est même contre-productif. Pourtant :
— Séduisant, dit Anne.
Anne articule avec application. Camille se précipite :
— Quoi… comment ça, « séduisant » ?
Anne regarde autour d’elle. Camille n’en croit pas ses yeux : elle vient d’esquisser une sorte de sourire. Appelons cela un sourire, pour faire court, parce que ses lèvres se sont simplement retroussées sur trois dents cassées :
— Séduisant… comme toi…
Au cours de l’agonie d’Armand, Camille a ressenti cette impression à plusieurs reprises : au moindre mieux, on pousse le curseur du côté de l’optimisme le plus résolu. Anne esquisse une plaisanterie, pour un peu Camille se précipiterait à l’accueil pour exiger sa sortie. L’espoir est une saloperie.
Il voudrait répondre sur le même ton mais il est pris au dépourvu. Il bredouille, Anne a déjà refermé les yeux. Il est au moins certain qu’elle est lucide, qu’elle comprend ce qu’il dit. Il se lance mais il est interrompu par le portable d’Anne qui se met à vibrer sur la table de nuit. Camille le lui tend. Nathan.
— Ne t’inquiète pas, articule Anne d’emblée en fermant les yeux.
Elle a l’air patient de la grande sœur, légèrement excédée, qui prend sur elle. Camille perçoit la voix du frère, insistante, fébrile.
— Je t’ai tout dit dans mon message…
Anne fait beaucoup plus d’efforts pour parler normalement qu’avec Camille. Elle veut se faire comprendre mais surtout calmer son frère, le rassurer.
— Rien de plus à savoir, ajoute-t-elle, presque gaie. Et je ne suis pas seule, tu n’as pas à t’inquiéter.
Elle lève les yeux au ciel en direction de Camille, il a l’air pénible, le Nathan.
— Mais non ! Écoute, je dois aller à la radio, je te rappelle. Oui, moi aussi…
Elle éteint complètement son portable et le tend à Camille en soupirant.
Il en profite parce que leur intimité ne va pas durer longtemps. Son message essentiel :
— Anne… je ne devrais pas m’occuper de ton affaire, tu comprends ?
Elle comprend. Elle répond : « Mmm… », en dodelinant de la tête, ça veut dire oui.
— Tu comprends vraiment ?
Mmm… Mmm… Camille expire, évacuer la pression, pour lui, pour elle, pour eux deux.
— J’ai été un peu pris de vitesse, tu vois. Et après…
Il lui tient la main, la caresse du bout des doigts. Sa main à lui est plus petite mais masculine, fortement veinée, Camille a des mains très chaudes, toujours. Pour ne pas la terrifier, il doit trier dans ce qu’il peut lui dire.
Ne pas dire : le braqueur qui t’a passée à tabac s’appelle Vincent Hafner, il est très violent, il a tenté de te tuer et je suis certain qu’il va recommencer.
Dire plutôt : je suis là, tu es en sécurité.
Éviter : ma hiérarchie n’y croit pas mais si j’ai raison, il est dingue et il n’a peur de rien.
Préférer : on va le trouver très vite et tout sera terminé. Pour ça, il faut que tu nous aides à le reconnaître. Si tu peux.
Oublier : on va te mettre un képi à la porte pour la journée, c’est totalement vain parce que je t’assure, tant que ce gars-là sera en liberté, tu es en danger. Rien ne l’arrêtera.
Ne pas mentionner : la venue de ces types dans ton appartement, le vol de tes papiers, l’organisation qu’ils mettent en place pour te trouver. Ni les moyens dont dispose Camille, à peu près nuls. Par sa faute, en grande partie.
Dire : tout va très bien se passer, ne t’inquiète pas.
— Je sais…
— Tu vas m’aider, Anne, n’est-ce pas ? Tu vas m’aider ?
Anne hoche la tête.
— Tu ne dis à personne qu’on se connaît, d’accord ?
Anne dit oui. Il y a pourtant, dans son regard, une lueur circonspecte. Un nuage de malaise flotte au-dessus d’eux.
— L’agent, dehors, il est là pour quoi ?
Elle l’a aperçu dans le couloir quand Camille est entré. Il lève les sourcils. D’ordinaire, soit il ment avec un aplomb époustouflant, soit il s’y prend avec la maladresse d’un enfant de huit ans. Tout à fait le genre d’homme à passer du meilleur au pire sans transition.
— C’est…
Une seule syllabe suffit. Pour quelqu’un comme Anne, cette syllabe n’est même pas nécessaire. À quelque chose dans l’œil de Camille, à une milliseconde d’hésitation, elle saisit.
— Tu penses qu’il va venir ?
Camille n’a pas le temps de réagir :
— Tu me caches quelque chose ?
Camille hésite juste une seconde, lorsqu’il veut répondre non, Anne a déjà compris oui. Elle le regarde fixement. Il ressent son inutilité, leurs solitudes respectives dans ce moment où ils devraient s’étayer l’un sur l’autre. Anne dodeline de la tête, semble se demander : qu’est-ce que je vais devenir ?…
— Il est venu…, dit-elle enfin.
— Honnêtement, je n’en sais rien.
Ce n’est pas de cette manière que répond un homme qui, honnêtement, n’en sait rien. Aussitôt, Anne se met à trembler. Les épaules d’abord, les bras, son visage pâlit, elle regarde la porte, le décor de la chambre, comme si on venait de lui annoncer que ce lieu serait le dernier qu’elle connaîtrait, imaginez qu’on vous montre votre lit de mort. Maladroit comme jamais, Camille rajoute à la confusion :
— Tu es en sûreté.
C’est comme s’il l’avait insultée.
Elle tourne la tête vers la fenêtre et se met à pleurer.
Le plus urgent maintenant est qu’elle se repose. Qu’elle prenne des forces, toute l’énergie de Camille est tendue vers ce seul but. Si, sur les photos, elle ne reconnaît personne, l’enquête devient une route droite conduisant vers un ravin. Si elle donne un fil, juste le premier, Camille se sent assez fort pour tout rembobiner.
En finir. Vite.
Il en ressent des vertiges, comme s’il avait un peu bu, son épiderme grésille, le réel flotte un peu autour de lui.
Dans quoi est-il entré ?
Comment tout ça va-t-il finir ?
12 h 00
Le technicien de l’Identité a un nom polonais, les uns disent Krystkowiak, d’autres prononcent Krystoniak, il n’y a que Camille à bien le dire : Krysztofiak… Un type avec des rouflaquettes, un côté rocker nostalgique. Il porte son matériel dans une petite valise avec des coins en aluminium.
Le docteur Dainville leur a donné une heure, pensant que ça déborderait à deux. Camille sait que ce sera quatre. Le technicien, qui a un millier de séances à son actif, sait que ça peut prendre six heures. Et aller jusqu’à deux jours.
Il dispose d’un fichier de plusieurs centaines de clichés, il doit faire un tri sévère. Le but est de ne pas en montrer trop parce que au bout d’un moment toutes les têtes se ressemblent, l’épreuve devient totalement vaine. Il a noyé dans la masse celui de Vincent Hafner et de trois autres types dont on sait qu’ils ont été ses complices, on va bien voir. Et tout ce que le fichier connaît comme Serbes ou apparentés.
Il se penche vers Anne :
— Bonjour, madame…
Une jolie voix. Très douce. Des gestes lents, précis, sécurisants. Anne est redressée dans son lit, le visage tuméfié du haut en bas, une foule d’oreillers dans les reins, elle a dormi une heure. Pour montrer qu’elle y met du sien, elle esquisse une espèce de sourire, sans écarter les lèvres, à cause des dents cassées. En ouvrant sa valise pour installer son matériel, le technicien débite les phrases habituelles, parfaitement rodées. Depuis le temps.
— Ça peut aller très vite, des fois, on a de la chance !
Là, il sourit largement, pour encourager. Il essaye toujours de mettre une touche de légèreté dans la situation parce que lorsqu’il montre ses clichés à une personne, soit elle s’est fait démonter le portrait ou elle a assisté à une scène soudaine et violente, soit elle s’est fait violer, soit quelqu’un s’est fait assassiner sous ses yeux, ce genre de choses, donc l’atmosphère est rarement décontractée.
— Mais d’autres fois, poursuit-il avec une mine sérieuse, pondérée, il faut du temps. Alors, quand vous vous fatiguez, vous me le dites, d’accord ? On n’est pas pressés…
Anne hoche la tête. Son regard laiteux va vers Camille, elle comprend. Elle fait signe que oui.
C’est le signal, le technicien dit :
— OK, je vous explique comment on va procéder.
12 h 15
Sur le coup, et bien qu’il ne soit pas d’humeur, Camille pense à un gag ou à une provocation de la commissaire Michard, mais non, rien de plus sérieux. L’agent en uniforme qu’on lui a envoyé, c’est le képi qu’il a croisé la veille passage Monier, le type efflanqué avec des cernes bleus sous les yeux qui lui donnent l’air de sortir de la tombe. Camille, s’il était superstitieux, y verrait un sale présage. Or il est superstitieux. Le genre à se livrer à des gestes conjuratoires, il craint les mauvais signes et en voyant à la porte de la chambre d’Anne un flic à tête de mort, il a du mal à rester calme.
Le flic esquisse un salut de l’index vers la tempe, que Camille interrompt en cours de route.
— Verhœven, dit-il.
— Commandant…, répond tout de même le flic en lui tendant une main squelettique, froide.
Un mètre quatre-vingt-trois, évalue Camille.
Et organisé. Il a déjà rapatrié jusqu’au couloir la meilleure chaise de la salle d’attente. À côté de lui, posé contre le mur, un petit sac marin bleu. Sa femme doit lui préparer les sandwichs, le thermos, mais surtout Camille hume l’odeur de la cigarette. Il serait vingt heures et pas midi, il le foutrait à la porte à la seconde même parce qu’à la première cigarette le tueur embusqué observe son parcours, minute soigneusement son petit rituel, à la deuxième cigarette il vérifie le minutage, à la troisième il le laisse sortir et dès que le flic est à la distance maximale, il n’a plus qu’à monter dans la chambre et arroser Anne au fusil à pompe. On lui envoie le plus grand mais peut-être aussi le plus con. Rien de grave pour le moment. Camille imagine mal le tueur revenir aussi vite et en pleine journée.
C’est la relève de la nuit qui sera névralgique. On avisera. Camille insiste quand même.
— Vous ne bougez pas d’ici, vous m’entendez ?
— Pas de problème, commandant ! répond le flic avec enthousiasme.
Ce genre de réponse, ça fait vraiment peur.
12 h 45
À l’autre extrémité du couloir, il y a une petite salle d’attente où personne ne vient jamais, elle est très mal placée, on se demande ce qu’elle fait là, on a voulu la transformer en bureau mais c’est interdit, a expliqué Florence, l’infirmière qui veut embrasser la vie à pleine bouche. Il paraît qu’il y a des normes, on doit la garder telle quelle, inutile. C’est le règlement. C’est européen. Du coup, le personnel a commencé à y stocker des fournitures, on manque terriblement de place. Au passage de la commission de sécurité, on entrepose tout ça sur des chariots au sous-sol, après quoi on les remonte, la commission de sécurité est très satisfaite, elle tamponne le formulaire au bon endroit.
Camille repousse deux piles de cartons de pansements et tire deux chaises. Sur un coin de table basse, il fait le point avec Louis (costume Cifonelli anthracite, chemise blanche Swann & Oscar, chaussures Massaro, tout est fait sur mesure, Louis est le seul flic de la Criminelle à porter sur lui le montant de son salaire annuel). Louis tient Verhœven informé du développement des enquêtes en cours, la touriste allemande s’est effectivement suicidée, l’automobiliste au poignard est identifié, il est en fuite, on l’aura dans deux ou trois jours, le criminel de soixante et onze ans a avoué son mobile : la jalousie. Camille expédie les affaires, on en revient à ce qui le préoccupe.
— Si Mme Forestier confirme qu’il s’agit d’Hafner…, commence Louis.
— Même si elle ne le reconnaît pas, le coupe Camille, ça ne veut pas dire que ce n’est pas lui !
Louis prend une discrète respiration. Cette nervosité n’est pas dans les usages de son chef. Vraiment, quelque chose ne va pas. Et il ne sera pas facile de lui expliquer qu’on a compris de quoi il s’agit…
— Bien sûr, admet Louis. Même si elle ne le reconnaît pas, ce peut être Hafner tout de même. Reste qu’il avait totalement disparu de la circulation. J’ai contacté les collègues qui se sont occupés du braquage de janvier — ils se demandent, par parenthèse, pourquoi ils ne sont pas chargés de cette affaire-ci…
Camille balaye l’air devant lui, rien à foutre.
— Personne ne sait où il se trouvait depuis janvier, les rumeurs sont allées bon train, on a parlé de l’étranger, de la Côte. Avec un mort sur le dos, surtout en fin de carrière, on comprend qu’il se soit fait discret, mais même ses relations proches n’ont pas l’air de savoir…
— « Pas l’air »…
— Oui, je me suis dit la même chose, quelqu’un doit bien être au courant, on ne disparaît pas comme ça du jour au lendemain. Ce qui est étonnant, c’est ce retour soudain. On l’imaginait plutôt rester en planque.
— On a repéré des fuites ?
La question du renseignement est entièrement ouverte. Des malfrats qui attaquent des magasins et qui se servent, il y en a tous les jours, mais les vrais professionnels, eux, ne passent à l’action qu’avec de relatives certitudes, quand le butin espéré vaut la peine encourue en cas de problème. Et donc la source du renseignement est toujours la première à laquelle s’intéresse la police, la partie commence généralement là. Pour ce qui concerne le passage Monier, l’employée arrivée en retard a été mise hors de cause. Alors, bien sûr, ça tombe sous le sens :
— On demandera aussi à Mme Forestier ce qu’elle faisait passage Monier, dit Camille.
La question sera posée pour la forme, parce que au fond, elle suppose à peine une réponse. Il la posera parce qu’il doit la poser, parce que en temps normal c’est celle qu’il poserait, voilà tout. Il ne comprend jamais rien au planning d’Anne, quels jours elle est à Paris, quels jours elle n’y est pas, il peine à mémoriser ses déplacements, ses rendez-vous, et se contente de savoir si elle est là ce soir, ou demain, le jour d’après c’est la grande inconnue.
Or Louis Mariani est un très bon flic. Ordonné, intelligent, bien plus cultivé qu’il n’est nécessaire, intuitif, et… et…? Et suspicieux. Bravo. Une qualité cardinale, pour un policier.
Par exemple, quand la divisionnaire Michard doute qu’Hafner soit entré à l’hôpital dans la chambre d’Anne avec un fusil, elle n’est que dubitative, mais quand elle demande à Camille ce qu’il fout et qu’elle exige son rapport journalier, elle est suspicieuse. Ou quand Camille se demande si Anne n’aurait pas vu autre chose que la tête des braqueurs, il est suspicieux.
Et quand Louis enquête sur une femme prise à partie dans un braquage, il s’interroge sur la raison qu’elle avait de se trouver à cet endroit, précisément à cet instant. Un jour de semaine où elle aurait dû travailler. À l’heure de l’ouverture des commerces. C’est-à-dire quand il n’y a quasiment pas d’autres passants, ni d’autres clients qu’elle. Il aurait pu le lui demander à elle mais de manière inexplicable, c’est toujours son chef qui l’interroge, cette femme, on pourrait presque croire à une chasse gardée.
Donc Louis ne l’a pas interrogée. Il a fait autrement.
Camille a posé le problème, formalité accomplie, il s’apprête à aborder le point suivant lorsqu’il est interrompu par le geste de Louis qui tend le bras vers le sol et fouille calmement dans sa sacoche. Il en sort un document. Depuis quelque temps, il met des lunettes pour lire. Généralement, se dit Camille, la presbytie arrive plus tard… Mais quel âge a-t-il donc, Louis ? C’est un peu comme s’il avait un fils, il est incapable de se rappeler son âge du premier coup, il le lui demande au moins trois fois par an.
Le document est une photocopie à l’en-tête de la bijouterie-joaillerie Desfossés. Camille à son tour chausse ses lunettes. Il lit « Anne Forestier ». Il s’agit du fac-similé d’un bon de commande pour une « montre de luxe », huit cents euros.
— Mme Forestier venait prendre livraison d’une commande effectuée dix jours plus tôt.
La bijouterie avait demandé ce délai pour faire exécuter la gravure. Le texte est indiqué sur le bon, en grandes lettres capitales parce qu’on ne peut pas faire d’erreur pour un cadeau de ce prix, une faute d’orthographe dans le nom, imaginez un peu la tête de la cliente… On lui demande même de l’écrire elle-même, de sa propre main, comme ça il n’y a pas de discussion possible en cas de pépin. Le document montre la grande écriture d’Anne.
Le nom à graver au dos de la montre : « Camille ».
Silence.
Les deux hommes retirent leurs lunettes. Leur synchronisme accentue la gêne. Camille ne lève pas les yeux, repousse légèrement la photocopie vers son adjoint.
— C’est… une amie.
Louis hoche la tête. Une amie. D’accord.
— Proche.
Proche. D’accord. Louis comprend qu’il a pas mal de retard. Que dans la vie de Verhœven, il a raté des épisodes. À la vitesse maximum, il fait le point de son handicap.
Il en est resté à Irène, il y a quatre ans. Ils se connaissaient bien, ils s’aimaient bien, Irène l’appelait « mon petit Loulou », elle le faisait rougir jusqu’aux oreilles en l’interrogeant sur sa vie sexuelle. Puis, après la mort d’Irène, ce fut la clinique où il s’est rendu régulièrement jusqu’à ce que Camille lui dise qu’il préférait être seul. Ils se sont ensuite croisés, de loin en loin. Et des mois plus tard, il a fallu la manipulation du divisionnaire Le Guen pour que Camille revienne[3], contraint et forcé, sur des affaires « dures », affaires de meurtre, d’enlèvement, de séquestration, d’assassinat… et qu’il demande à Louis de venir le rejoindre de nouveau. Entre la clinique et aujourd’hui, Louis ne sait pas ce que Camille a fait de sa vie. Or, dans la vie d’un homme aussi réglé que Verhœven, l’irruption d’une femme devrait se voir à de multiples signes, à des petites modifications dans le comportement, dans l’organisation du temps, toutes choses auxquelles Louis est généralement très sensible. Et il n’a rien vu, rien perçu. Jusqu’à aujourd’hui, il aurait dit que la présence d’une femme dans la vie de Verhœven était purement contingente, parce qu’une relation amoureuse forte dans la vie d’un veuf à fond dépressif, c’est autrement spectaculaire. Et pourtant, cette exaltation aujourd’hui, cette fièvre… Il y a là une contradiction que Louis ne parvient pas à réduire.
Louis regarde ses lunettes, posées sur la table, comme s’il s’attendait à ce qu’elles lui permettent de mieux voir la situation : donc Camille a une « amie proche ». Elle s’appelle Anne Forestier. Camille s’éclaircit la gorge.
— Je ne te demande pas d’entrer là-dedans, Louis. Moi, j’y suis jusqu’au cou. Je n’ai pas besoin qu’on me rappelle que j’agis contre les règles, ça me regarde, moi seul. Et tu n’as pas à partager ce genre de risque. (Il fixe son adjoint.) Je ne te demande rien d’autre qu’un peu de temps, Louis. (Silence.) Il faut que je boucle cette affaire très vite. Avant que Michard apprenne que je lui ai menti pour me faire charger d’une enquête sur une personne très proche. Si on arrête les types rapidement, tout ça devient du passé. Du moins, on pourra s’arranger avec. Mais dans le cas contraire, si l’affaire traîne en longueur et qu’on me prend la main dans le sac, tu la connais, elle va foutre un bordel noir. Et il n’y a aucune raison pour que tu plonges avec moi.
Louis n’a pas l’air d’être présent, il reste pensif, regarde autour de lui, on dirait qu’il attend un serveur pour passer sa commande. Finalement, il sourit tristement et désigne la photocopie.
— Ça ne va pas nous aider beaucoup ! dit-il. (Il a le ton d’un homme qui espérait une trouvaille et qui est sacrément déçu.) Vous ne trouvez pas ? Camille, c’est un prénom très répandu. On ne sait même pas s’il désigne un homme ou une femme…
Et comme Camille ne répond pas :
— Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse de ça…, conclut-il.
Il remonte son nœud de cravate.
Et sa mèche, main gauche.
Il se lève en laissant le document sur la table. Camille le ramasse, le roule en boule, le met dans sa poche.
13 h 15
Le technicien de l’Identité vient de replier ses affaires et de partir. Il a dit :
— Merci, je crois qu’on a bien travaillé.
La phrase qu’il prononce habituellement, quel que soit le résultat.
Malgré les étourdissements que cela provoque, Anne s’est relevée, elle est retournée à la salle de bain. Elle ne peut pas résister au besoin de se regarder, de vérifier l’étendue des dégâts. Sans les pansements autour de la tête, on ne voit plus que ses cheveux courts et sales, ils ont été rasés en deux endroits pour poser des points de suture. Comme des trous dans la tête. Des points de suture aussi sous la mâchoire. Aujourd’hui, le visage semble plus volumineux encore, c’est comme ça les premiers jours, tout le monde lui répète ça, ça enfle, oui, je sais, vous me l’avez déjà dit, merde, mais personne ne lui a décrit l’effet réel. Ça gonfle comme une outre, le visage devient congestionné, comme celui d’une alcoolique. Le visage d’une femme battue évoque la déchéance, Anne ressent un violent sentiment d’injustice.
Elle touche du bout des doigts ses pommettes, c’est une douleur sourde, diffuse, sournoise, on la dirait installée là pour l’éternité.
Et ces dents, mon Dieu, ça lui fait un effet poignant, elle ne sait pas pourquoi, elle pense que c’est comme si on lui avait fait l’ablation d’un sein, elle se sent atteinte dans son intégrité. Elle n’est plus la même, plus entière, on va lui poser de fausses dents, elle ne se remettra jamais de cette épreuve.
Maintenant, voilà. Elle vient de procéder à la reconnaissance, des dizaines de photos ont défilé. Elle a fait comme on le lui a demandé, elle s’est montrée obéissante, disciplinée, elle a tendu l’index quand elle a reconnu sa photo.
Lui.
Comment tout ça va finir ?
Camille à lui seul est bien incapable de la protéger et pourtant, sur qui d’autre peut-elle compter face à un homme qui a décidé de la tuer ?
Qui, sans doute, veut en finir. Comme elle. Chacun essaye d’en finir, à sa manière.
Anne essuie ses larmes, cherche des mouchoirs en papier. Pour se moucher, c’est toute une affaire, avec une fracture du nez.
13 h 20
Grâce à mon expérience, je finis presque toujours par obtenir ce que je veux. En ce moment, j’ai recours aux grands moyens parce que je suis pressé mais aussi parce que c’est mon tempérament. Je suis comme ça, impatient et expéditif.
J’ai besoin d’argent et je ne veux pas perdre celui que j’ai durement gagné. Cet argent, pour moi, c’est comme des points de retraite mais en beaucoup plus sûr.
Et je ne vais pas laisser n’importe qui siphonner mes perspectives d’avenir.
Alors, je mets les bouchées doubles.
Vingt minutes d’observation attentive après avoir sillonné les environs à pied puis en voiture puis de nouveau à pied. Personne. Je prends encore une dizaine de minutes à observer les alentours à la jumelle. Je confirme ma venue par un SMS, je presse le pas, je traverse l’usine, m’approche du camion, ouvre la porte arrière, je monte et je referme aussitôt.
Le véhicule est garé sur une friche industrielle, ce type trouve toujours des endroits comme ça, je ne sais pas comment il fait, il aurait dû faire dans le cinéma plutôt que dans l’armement.
L’intérieur du camion est rangé comme le cerveau d’un informaticien, tout à sa place.
Le receleur m’a consenti une courte avance, quasiment le maximum autorisé par la situation. À un taux d’intérêt qui mériterait une balle entre les deux yeux mais je n’ai pas le choix, il faut solder cette affaire : j’abandonne momentanément l’usage du Mossberg et je choisis un fusil à six coups, un M40A3 calibre 7,62. Dans l’étui, l’équipement complet, le silencieux, la lunette Schmidt & Bender, deux boîtes de munitions pour le tir de loin, net et précis, six coups à enchaîner. Pour le pistolet, j’opte pour un Walther P99 compact à dix coups muni d’un silencieux épatant d’efficacité. En prime, je prends un poignard de chasse Buck Special de quinze centimètres, c’est toujours très utile.
La greluche a déjà eu un aperçu de mes capacités.
Maintenant, on va passer à la vitesse supérieure, elle a besoin de sensations fortes.
13 h 30
C’est bien Vincent Hafner.
— La fille est absolument formelle. (Krysztofiak, le technicien de l’Identité, a rejoint Camille et Louis dans la petite pièce.) Elle a une bonne mémoire, dit-il, satisfait.
— Pourtant, elle ne les a pas vus bien longtemps…, risque Louis.
— Ça peut suffire, ça dépend surtout des circonstances. Des témoins peuvent voir un sujet pendant des minutes entières sans être capables de les reconnaître une heure après. D’autres aperçoivent un sujet une minute mais ses traits se gravent, on ne sait pas pourquoi.
Camille ne réagit pas, on dirait qu’on parle de lui : lui, il attrape un visage dans le métro, deux mois plus tard il vous le restitue à la ride près.
— Parfois, poursuit Krysztofiak, les sujets refoulent leurs souvenirs, mais un type qui vous passe à tabac et qui vous tire dessus quasiment à bout portant depuis sa voiture, vous avez tendance à vous en souvenir assez bien.
S’il y a de l’humour là-dedans, personne ne le discerne clairement.
— On a élagué avec les tranches d’âge, les catégories physiques, etc. Aucun doute pour elle, c’est Hafner.
Il affiche sur son écran la photo d’un homme d’une soixantaine d’années, grand, saisi en pied, lors d’une arrestation. Un mètre quatre-vingts, estime Camille.
— Quatre-vingt-un, précise Louis qui consulte la fiche signalétique et qui connaît son chef jusque dans ses silences.
Camille superpose mentalement l’homme dont il a l’image sous les yeux et le braqueur du passage Monier, cagoulé, armé, qui épaule et qui tire, qui avant a frappé à coups de crosse, à la tête, au ventre… Il avale sa salive.
La photo montre un homme large d’épaules, au visage anguleux, cheveux poivre et sel, sourcils blancs et minces qui accentuent un regard droit, sans intention. Un vieux de la vieille. Un farouche. Camille semble hypnotisé par la photographie. Louis observe les mains de son chef, elles tremblent.
— Les autres ? demande Louis, toujours volontaire pour les diversions.
Krysztofiak affiche sur son écran une trogne velue, photo prise de face, lumière anthropométrique, sourcils épais, regard noir.
— Mme Forestier a hésité un petit moment. On la comprend, pour nous ils se ressemblent pas mal, on s’y perd un peu. Elle a passé plusieurs clichés, elle est revenue sur celui-ci, elle a souhaité en voir d’autres mais elle reprenait toujours le même. On peut le tenir pour hautement probable. Il s’appelle Dušan Ravic. Il est serbe.
Camille relève la tête. On s’approche. Louis a déjà tapé la requête sur son clavier :
— Installé en France en 1997. (Il feuillette le dossier à toute allure.) Un type habile. (Il doit lire à la vitesse du son et il a encore le temps de synthétiser.) Arrêté deux fois, charges insuffisantes, relâché. Qu’il travaille avec Hafner n’est pas impensable. Les voyous pullulent mais les vrais professionnels sont rares, le milieu est assez petit.
— Et lui, il est où ?
Louis fait un geste évasif. Ça… Depuis janvier, plus de nouvelles, totalement disparu, il a un meurtre sur le dos, avec sa part du quadruple cambriolage il a les moyens de se planquer un bon moment. La réapparition du gang est évidemment étonnante, surtout dans la même configuration. Ils ont un meurtre sur les bras et ils remettent le couvert… Bizarre.
On revient à Anne.
— Quel est le degré de fiabilité de son témoignage ? demande Louis.
— Comme toujours, dégressif. Élevé pour le premier, fort pour le second, il y en aurait trois, ça continuerait de chuter.
Camille ne tient déjà plus en place. Louis fait traîner la conversation parce qu’il espère que son chef va retrouver son sang-froid mais au départ du technicien, il comprend que l’effort a été vain.
— Il me faut ces types, dit Camille en posant calmement ses mains bien à plat sur la table. Il me les faut tout de suite.
Geste passionnel. Louis acquiesce, réflexif : où est le moteur de cette énergie, de cet aveuglement ?
Camille, lui, regarde les deux profils.
— Celui-là, dit-il en désignant la photo d’Hafner, je vais le chercher en priorité. Le danger, c’est lui. Je m’en charge.
Il a prononcé ces mots avec une détermination telle que Louis, qui s’y connaît, sent approcher la catastrophe.
— Écoutez…, commence-t-il.
— Toi, le coupe Camille, tu t’occupes du Serbe. Je vais voir avec le juge et avec Michard et je vais obtenir les autorisations. En attendant, tu contactes tous les gars disponibles. Appelle Jourdan de ma part, demande-lui de nous prêter des hommes. Vois Hanol aussi, consulte tout le monde, je vais avoir besoin de personnel.
Devant l’avalanche de décisions toutes plus nébuleuses les unes que les autres, Louis remonte sa mèche, main gauche. Camille s’en aperçoit.
— Fais comme je te dis, dit-il d’une voix très douce. Je couvre, tu n’as aucune inquiétude à av…
— Je n’ai aucune inquiétude. Simplement, le travail est plus facile quand on comprend.
— Tu as déjà tout compris, Louis. Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus que tu ne sais pas déjà ?
Camille poursuit d’une voix basse, il faut presque tendre l’oreille. Il a posé sa main chaude sur celle de son adjoint. Je ne peux pas rater ça… tu comprends ? (Il est ému mais il reste contenu.) Alors, on secoue le réseau.
Louis fait signe de la tête, d’accord, je ne suis pas certain de tout comprendre mais je vais faire ce que vous me demandez.
— Les indics, poursuit Camille, les balances, les putes, mais avant tout, on tape dans les irréguliers.
Ce sont les sans-papiers connus et répertoriés et sur qui on ferme les yeux parce qu’ils constituent une source inégalée de renseignements en tous genres. L’info ou l’avion de retour, l’alternative est très féconde. Si le Serbe a conservé des liens avec sa communauté (et comment faire autrement), le loger n’est pas une question de jours mais d’heures.
Il a commis un casse spectaculaire vingt-quatre heures plus tôt… Si, après le quadruple braquage et avec un meurtre sur le dos, il n’a pas quitté la France, c’est qu’il a de bonnes raisons d’être resté.
Louis relève sa mèche, main droite.
— Tu prépares l’opération en urgence, conclut Camille. Dès que j’ai le feu vert, je t’appelle. Moi, j’arriverai en cours de route mais je reste joignable.
14 h 00
Camille devant son écran.
Dossier « Vincent Hafner ».
Soixante ans. Près de quatorze années de prison, toutes peines confondues. Jeune, il s’essaye à pas mal de choses (cambriolages, racket, proxénétisme) mais il trouve sa véritable vocation à vingt-cinq ans, en 1972, en braquant un fourgon blindé à Puteaux. Ça bave un peu, les flics débarquent, un blessé, condamnation à huit ans. Il en fait les deux tiers et tire la leçon de l’expérience : le job lui plaît vraiment. Il a seulement péché par imprudence, on ne l’y reprendra pas. En réalité, si, on l’y reprend à quelques reprises mais il n’écope que de condamnations mineures, deux ans ici, trois ans là. Globalement, ce qu’on appelle une belle carrière.
Et à partir de 1985, plus aucune arrestation. Hafner, dans la maturité, est parvenu au summum de son art. On le suspecte de onze braquages mais aucune arrestation, jamais mis en examen, aucune preuve, des dossiers et des alibis en béton, des témoignages en acier trempé. Un artiste.
Hafner est un patron, un vrai, et ses états de service le confirment, du genre qui ne plaisante pas. Il est parfaitement informé, ses coups sont méticuleusement préparés mais une fois dans l’action, il faut que ça pulse. Victimes blessées, frappées ou rouées de coups, séquelles parfois lourdes, on ne fait pas de morts mais les estropiés ne manquent pas. Après le passage d’Hafner, ça clopine, ça béquille, ça claudique, on ne compte pas les visages abîmés et les années cumulées de rééducation. La technique est simple : se faire respecter en amochant le premier venu, les autres comprennent aussitôt et tout va ensuite beaucoup mieux.
La première venue, hier, c’était Anne Forestier.
L’affaire du passage Monier est cohérente avec son profil. Camille crayonne des visages d’Hafner dans la marge de son bloc tout en feuilletant les interrogatoires d’anciennes affaires.
Pendant plusieurs années, Hafner s’appuie sur un vivier restreint d’une dizaine de gars, dans lequel il puise en fonction des besoins et des disponibilités. Camille calcule rapidement qu’il y a toujours en moyenne trois personnes sous les verrous, en préventive ou en conditionnelle. Hafner, lui, passe le plus souvent entre les gouttes. Mais dans le braquage comme dans toutes les entreprises, il est difficile de trouver du personnel stable et qualifié. Le déchet est même supérieur, dans ce domaine, à la moyenne de l’artisanat. En l’espace de quelques années pas moins de six membres historiques du « gang Hafner » se retrouvent dans la sciure. Deux prennent la perpétuité pour meurtre, deux se font descendre (des jumeaux, ils se seront suivis de bout en bout, ces deux-là), un cinquième est en fauteuil roulant à la suite d’une chute en moto, le dernier est porté disparu dans un accident de Cessna au large de la Corse. Série noire pour Hafner. D’ailleurs, pendant de nombreux mois, aucune nouvelle affaire ne lui est imputée. Tout le monde s’accorde sur la conclusion logique : Hafner, qui a dû en mettre pas mal à gauche, a enfin pris sa retraite. Les employés et clients de bijouterie peuvent se fendre d’une bougie à leur saint patron.
Ce quadruple braquage de janvier dernier constitue donc une surprise. D’autant qu’il est, par sa dimension, tout à fait exceptionnel dans la carrière d’Hafner. Le travail à la chaîne est rare chez les braqueurs. On imagine mal ce qu’un seul casse réclame de force physique, de dépense nerveuse, surtout avec des méthodes musclées comme celles d’Hafner. Il faut aussi une organisation à toute épreuve et quand on projette de braquer quatre établissements dans la même journée, il faut que les quatre cibles soient mûres aux mêmes heures, que les distances soient compatibles, que… Il faut la conjonction de tant de conditions positives, pas étonnant que ça se termine aussi mal.
Camille fait défiler les clichés des victimes.
Celle du deuxième braquage de la journée de janvier, d’abord. Le visage du jeune employé de la bijouterie de la rue de Rennes après le passage des grands professionnels. Vingt-cinq ans peut-être, amoché à un point… À côté de lui, Anne a presque l’air d’une communiante. Lui a fait quatre jours de coma.
Celle du troisième braquage. Un client. Si on veut. Il tient plus de la gueule cassée de 14–18 que d’un client du Louvre des Antiquaires. Le dossier précise d’emblée « état jugé sérieux ». Vu sa tête, difforme (il a reçu plusieurs coups de crosse au visage, autre point commun avec Anne), on ne peut qu’être d’accord, état sérieux.
Dernière victime. Celle-ci baigne dans son sang au milieu de sa boutique de la rue de Sèvres. Plus propre d’une certaine manière, deux balles en pleine poitrine.
Ce point aussi est rare dans la carrière d’Hafner. Jusqu’ici, ses affaires ne font pas de morts. Sauf que cette fois, plus d’équipe historique, il doit composer avec le personnel disponible sur le marché. Il a choisi des Serbes. Pas très inspiré. Ils sont courageux mais soupe au lait.
Camille regarde sa page de bloc. Au centre, le visage de Vincent Hafner, inspiré d’une photo anthropométrique, et tout autour, crayonnés à la va-vite, des instantanés de ses victimes, le plus frappant est celui d’Anne, recomposé de mémoire telle qu’il l’a aperçue la première fois en entrant dans sa chambre d’hôpital.
Camille déchire la page du bloc, la froisse et la jette dans la poubelle. Il note ensuite un mot qui résume son analyse de la situation.
« Urgence ».
Parce que Hafner ne renonce pas à sa retraite en janvier dernier — qui plus est avec une équipe de fortune — sans une raison impérieuse.
Hormis le besoin d’argent, on voit mal ce que ça peut être.
Urgence aussi parce qu’il ne se contente pas de revenir dans le circuit. Pour maximiser les profits, il se risque à un quadruple braquage dont le résultat est assez aléatoire.
Urgence enfin parce que après un butin exceptionnel en janvier, lui laissant une part personnelle de deux ou trois cent mille euros, six mois plus tard le voici de retour. Hafner revival. Et si, cette fois, il n’a pas ramassé autant qu’il espérait, il va remettre ça, il y a des innocents en sursis, il serait plus prudent de l’attraper avant.
N’importe qui reniflerait l’embrouille. Camille ne sait pas où elle se trouve mais elle est là. Quelque chose coince. Un événement, quelque part.
Il est suffisamment avisé pour savoir qu’un homme comme Hafner sera très difficile à loger. Et que, pour le moment, le plus rapide, le plus payant consiste à retrouver Ravic, son complice.
En espérant qu’on pourra, grâce à lui, tirer un fil, vers le haut.
Et pour qu’Anne reste en vie, il faut absolument que ce fil soit le bon.
14 h 15
— Ça vous semble… pertinent ? s’inquiète le juge Pereira au téléphone. (Le ton est assez perplexe.) En fait, c’est une rafle que vous voulez faire !
— Non, monsieur le juge, pas une rafle !
Pour un peu, Camille ferait mine d’éclater de rire. Il ne le fait pas parce que le juge est trop fin pour tomber dans le panneau. Mais il est aussi suffisamment occupé pour faire confiance aux policiers expérimentés lorsqu’ils proposent des solutions.
— Au contraire, plaide Camille, ce sera un coup de filet très ciblé, monsieur le juge. Nous connaissons les trois ou quatre contacts auxquels Ravic a pu demander de l’aide dans sa cavale après le meurtre de janvier, il s’agit simplement de secouer un peu le cocotier, rien de plus.
— Qu’en dit la divisionnaire Michard ? demande le juge.
— Elle est d’accord, tranche Camille.
Il ne lui en a pas encore parlé mais il se porte garant de son opinion. C’est la plus ancienne de toutes les méthodes administratives : dire à l’un que l’autre est d’accord et réciproquement. Comme toutes les techniques éculées, elle est très efficace. Bien utilisée, elle est même quasiment imparable.
— Bon eh bien, faites au mieux, commandant.
14 h 40
Le grand flic a poursuivi son jeu de patience sur son téléphone avant de se rendre compte que la personne qui vient de passer est celle qu’il a en charge de garder. Il se lève précipitamment, la suit en l’appelant, madame, il a oublié son nom, madame, elle ne se retourne pas, marque juste un court temps d’arrêt en passant devant le bureau des infirmières.
— Je m’en vais.
Ça sonne assez léger, comme au revoir, à demain. Le grand flic allonge le pas, élève la voix.
— Madame…!
C’est la jeune infirmière avec l’anneau dans la lèvre qui est de garde. Celle qui croit avoir vu un fusil et puis finalement, non, mais tout de même. Elle se précipite sans un mot, dépasse le grand flic, manière de prendre l’affaire en main, on leur apprend aussi la fermeté à l’école, de toute manière, six mois dans un hôpital et vous savez tout faire dans la vie.
Arrivée à la hauteur d’Anne, elle lui prend le bras, très doucement. Anne, qui s’attendait à quelques difficultés, s’arrête et se retourne. Pour la jeune fille, c’est l’attitude de résolution de la patiente qui rend la circonstance délicate, elle est bien campée sur ses pieds. Pour Anne, c’est la capacité de persuasion de l’infirmière qui complique sa décision. Elle regarde l’anneau de la fille, son crâne rasé, ses traits disent une sorte de gentillesse, une fragilité, un visage banal mais des yeux d’animal domestique, du genre qui vous fait fondre, elle sait s’en servir.
Pas d’opposition frontale, ni de réprimande, pas de morale, d’emblée sur un autre registre.
— Si vous voulez partir, il faut que je vous retire vos points de suture.
Anne touche sa joue.
— Non, dit l’infirmière, pas ceux-là, c’est bien trop tôt. Non, ces deux-là.
Elle tend la main vers le crâne d’Anne et passe des doigts très délicats sur la zone, regard de professionnelle mais elle sourit et, considérant la proposition comme acceptée, d’une main elle la ramène vers sa chambre, le grand flic s’écarte, ne sachant s’il doit prévenir sa hiérarchie ou pas, il suit les deux femmes.
On s’arrête en cours de route, juste en face du bureau des infirmières dans une petite salle qui sert pour les soins en déambulatoire.
— Asseyez-vous… (L’infirmière cherche ses instruments. Elle insiste gentiment.) Asseyez-vous…
Le flic reste dehors, dans le couloir, et détourne pudiquement le regard, comme si les deux femmes étaient aux toilettes.
— Chhhhhh…
Anne a sursauté immédiatement. La jeune fille n’a pourtant qu’effleuré sa cicatrice du bout des doigts.
— Ça vous fait mal ?
L’air inquiet : ça n’est pas normal, et si j’appuie là, et là, pour retirer les points de suture, il vaudrait mieux attendre, voir le médecin, il va peut-être demander une nouvelle radio, vous n’avez pas de fièvre ? Elle touche le front d’Anne, pas de mal de tête ? Anne se rend compte qu’elle se retrouve là où l’infirmière voulait la conduire, assise, dépendante, prête à réintégrer sa chambre. D’où sa révolte.
— Non, pas de médecin, pas de radio, je m’en vais, dit-elle en se levant.
Le grand flic met la main sur son téléphone de service, dans tous les cas, quoi qu’il arrive, il appelle son chef pour demander des instructions. Le tueur surgirait à l’autre bout du couloir armé jusqu’aux dents, il ferait la même chose.
— Ce n’est pas prudent, dit l’infirmière, préoccupée. S’il y a une infection…
Anne ne sait pas ce qu’il faut comprendre, si le danger est réel ou si la phrase est simplement destinée à l’impressionner.
— Oh, et à propos (l’infirmière saute du coq à l’âne), votre prise en charge n’est toujours pas faite ? Vous avez demandé qu’on vous rapporte vos papiers ? Je vais insister pour que le médecin passe ou qu’on vous fasse la radio très vite, que vous puissiez partir dès que possible.
Le ton est simple, conciliant, la proposition apparaît comme la bonne solution, la solution raisonnable.
Anne est épuisée, elle dit oui, se dirige vers sa chambre, d’un pas lourd, près de tourner de l’œil, elle se fatigue vite, mais elle a autre chose en tête, qui vient de lui revenir. Qui ne concerne ni la radio ni la prise en charge. Elle s’arrête, se retourne :
— C’est vous qui avez vu l’homme avec un fusil ?
— J’ai vu un homme, répond la fille du tac au tac, pas un fusil.
Elle attendait la question. La réponse est une formalité. Depuis le début de la négociation, elle sent que cette patiente hurle de peur à l’intérieur. Elle ne veut pas partir, elle s’enfuit.
— Si j’avais vu un fusil, je l’aurais dit. Et je pense que vous ne seriez plus ici, on n’est pas un hôpital de campagne.
Jeune mais très professionnelle. Anne n’en croit pas un mot.
— Non, dit-elle en la regardant fixement, comme si elle pouvait deviner ses pensées. Vous n’en êtes pas certaine, c’est tout.
Elle rentre tout de même dans sa chambre, la tête lui tourne, elle a présumé de ses forces, elle est épuisée, besoin de s’allonger. De dormir.
L’infirmière referme la porte. Pensive. Quand même, ce visiteur, ce truc, sous son imperméable, long, encombrant… qu’est-ce que ça pouvait être ?
14 h 45
La divisionnaire Michard passe une grande part de son temps en réunion. Camille a consulté son agenda, les rendez-vous s’enchaînent, elle va d’une réunion à l’autre, la configuration est idéale. Camille a laissé sept messages sur son portable en moins d’une heure. « Important ». « Pressé ». « Prioritaire ». « Impératif ». Dans ses messages, il a quasiment épuisé le lexique de l’urgence, mis la pression maximale, il s’attend à une tonalité agressive. La divisionnaire se montre au contraire très patiente, très mesurée. Elle est encore plus fine qu’on ne l’imagine. Au téléphone, elle chuchote, elle a dû sortir dans un couloir quelques minutes.
— Et le juge est d’accord pour des descentes de police ?
— Oui, assure Camille. Justement parce que ce ne sont pas des « descentes », je veux dire, au sens strict, on v…
— Commandant, vous avez combien de cibles exactement ?
— Trois. Mais vous savez ce que c’est, une cible en amène une autre, il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.
Lorsque Camille recourt à un proverbe, n’importe lequel, on peut dire qu’il est en bout de course.
— Ah, le « fer »…, soupèse la divisionnaire.
— J’ai besoin d’un peu de monde.
On en vient toujours aux mêmes choses, la question des moyens. Michard souffle longuement. C’est ce que vous n’avez pas qu’on vous demande le plus souvent.
— Pas longtemps, plaide Camille. Trois ou quatre heures.
— Pour trois cibles ?
— Non, pour…
— Je sais, pour « battre le fer »… mais dites-moi, commandant, vous ne craignez pas les effets pervers ?
Michard connaît bien la musique, la battue fait du bruit, la cible s’enfuit, plus vous cherchez, plus vos chances diminuent.
— C’est pour cela qu’il me faut du monde.
La conversation peut durer des heures. En fait, que Verhœven conduise une rafle, la divisionnaire s’en moque totalement. Sa démarche consiste uniquement à résister suffisamment pour avoir le droit de dire ensuite : je vous l’avais dit.
— Si le juge est d’accord…, lâche-t-elle. Voyez avec vos collègues. Si vous y arrivez.
Le métier de braqueur ressemble beaucoup à celui d’acteur de cinéma, on passe son temps à attendre et ensuite on fait sa journée en quelques minutes.
Donc j’attends. Et je calcule, j’anticipe, je fais appel à mon expérience.
Si son état de santé le permet, les flics ont dû soumettre la fille à une épreuve de reconnaissance. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, ce n’est qu’une affaire d’heures, on lui passe des photos, si elle est une bonne citoyenne et qu’elle a un peu de mémoire, ils vont se lancer aussitôt sur le sentier de la guerre. Le plus facile pour eux, dans l’immédiat, ce sera de courir après Ravic. Je serais eux, c’est ce que je ferais. Parce que cette technique est la plus simple parmi les plus sûres, on place des pièges à rat dans les couloirs et on balance un bon coup de bélier dans la porte. On fait du bruit, on menace, c’est aussi vieux que la police elle-même.
Et le meilleur observatoire se trouve chez Luka. Rue de Tanger. Un haut lieu de rendez-vous de la communauté serbe. Ce sont des parrains de pacotille, ils passent leur temps à jouer aux cartes, aux courses et à fumer un tabac d’une épaisseur folle, on dirait des apiculteurs à l’heure du traitement des ruches. Ils aiment être informés. Quand survient quelque chose de notable, l’onde atteint le bistro à la vitesse du téléphone.
15 h 15
Verhœven a dit de lâcher les chiens. De mettre tout le monde sur le pont. C’est même un peu démesuré.
Fort de l’accord de la divisionnaire, Camille a élargi à tout le personnel momentanément disponible, il passe des coups de fil sous l’œil inquiet de Louis, il demande un coup de main aux copains, on lui prête ici un gars, là deux, ça tient du bricolage mais ça finit par faire beaucoup, personne ne sait très bien à quel titre il est là mais on se pose peu de questions, Camille donne ses instructions avec une telle autorité et puis, il faut bien le dire, c’est marrant à faire, on colle les gyrophares sur le toit des voitures, on traverse la ville à grande vitesse, on va secouer du monde, bousculer des dealers, des pickpockets, des tauliers, des proxénètes, c’est aussi pour jouer aux cow-boys qu’on est entré dans la police, merde. Camille a dit que c’était juste pour quelques heures. On fout un grand coup de pompe dans le tas et on rentre à la maison.
Il y a ici et là des collègues dubitatifs, Camille est assez nerveux, il fournit des tonnes de raisons mais peu d’explications. Ce qu’il prépare, ce n’est pas exactement ce qu’on avait compris, on pensait qu’il s’agissait simplement de fondre sur trois cibles au même moment, rien d’autre, au lieu de quoi Camille organise une opération aussi foudroyante mais bien plus vaste, il veut toujours plus de monde, personne n’arrive à savoir combien il en a déjà trouvé, on s’inquiète.
— Si on trouve le type qu’on cherche, a expliqué Camille, tout va rentrer dans l’ordre, les supérieurs vont se rengorger, on va distribuer la médaille du mérite à tous les chefs d’équipe. Et puis, quoi, c’est l’affaire d’une grosse paire d’heures, si on bosse bien, avant que les chefs se demandent dans quel bistro vous prenez l’apéro, on est de retour au bureau.
Il n’en faut pas plus pour que les copains cèdent, donnent un peu de monde, les flics montent dans les voitures, Camille en tête de ligne, Louis s’installe au téléphone.
Question discrétion, l’opération Verhœven ne sera pas un modèle du genre. Et c’est exactement le but.
Une heure plus tard il n’y a plus, à Paris, un seul malfrat né entre Zagreb et Mostar qui n’est pas au courant de la recherche fébrile concernant Ravic. Il est planqué quelque part, on enfume tous les couloirs, les tunnels, on secoue les prostituées, on rafle tout ce qui dépasse avec une préférence marquée pour les sans-papiers.
Traitement de choc.
Les sirènes hurlent, les gyrophares arrosent les façades, dans le XVIIIe arrondissement une rue est bloquée aux deux bouts, trois hommes détalent et se font cueillir, Camille, debout près d’une voiture, regarde la scène en s’entretenant au téléphone avec l’équipe qui est en train d’investir un hôtel borgne dans le XXe.
S’il y pensait, Camille pourrait ressentir des nostalgies. Autrefois, dans ce genre de circonstance — on évoque là le temps de la Grande Équipe, de la brigade Verhœven —, Armand s’enfermait aux archives et remplissait de grandes feuilles quadrillées avec les centaines de noms extraits des affaires connexes puis, deux jours plus tard, vous ressortait les deux seuls qui avaient une chance de vous faire avancer d’une case. Et pendant ce temps-là, dès que Louis avait le dos tourné, Maleval bottait le cul de tout ce qui bougeait, foutait des filles à poil à coups de beignes et quand vous étiez prêt à le lui reprocher, il plaidait l’efficacité et vous exhibait un témoignage décisif qui vous faisait gagner trois jours.
Camille n’y pense pas. Il est concentré sur la tâche.
Il grimpe quatre à quatre les escaliers d’hôtels crapoteux accompagné de flics qui font irruption pendant les passes, délogent des maris honteux, la queue à la main, relèvent les prostituées qui sont allongées dessous, on cherche Dušan Ravic, lui, sa famille, n’importe qui, même un cousin fera l’affaire, mais non, ça ne leur dit rien, on continue de les interroger tandis que les clients remettent précipitamment leur pantalon et espèrent sortir sans être vus, la peur de leur vie, les filles ont les seins nus, très petits, minuscules, on voit les os des hanches, Ravic, ça ne leur dit rien. Dušan ? fait répéter l’une d’elles comme si elle ne connaissait même pas ce prénom, elles ont peur quand même, ça se voit. Camille dit : on embarque. Il veut faire peur à tout le monde et il n’a pas beaucoup de temps pour ça. Deux heures. Trois, si tout va bien.
Plus loin, au nord, devant un pavillon de banlieue, quatre flics vérifient une adresse par téléphone auprès de Louis puis ils entrent sans frapper, arme au poing, on fout tout en l’air, on trouve deux cents grammes de cannabis. Dušan Ravic, personne ne connaît, on emmène la famille entière, sauf les vieillards, ça fait quand même du monde.
Camille, dont la voiture hurlante est conduite par un as qui ne descend jamais au-dessous de la quatrième, ne lâche pas son portable, il est en ligne constante avec Louis. À force d’ordres et de pression sur les équipes, le commandant a communiqué sa fièvre à tout le personnel.
On ramène trois jeunes Kosovars au commissariat du XIVe, Dušan Ravic, ils font signe que non, on verra, en attendant on va les remuer un peu, histoire qu’ils annoncent la Bonne Nouvelle : les flics cherchent Ravic.
Camille est informé que deux voleurs à la tire venant de Požarevac sont retenus au commissariat du XVe, il consulte Louis qui consulte sa carte de la Serbie. Požarevac est au nord-est, Ravic est d’Elemir, tout au nord, mais on ne sait jamais. Camille fait signe, on embarque. Faire peur. Impressionner.
Au téléphone, Louis répond à tout le monde, parfaitement calme, son cerveau a cartographié le plan de Paris, classé les lieux, hiérarchisé les populations susceptibles de fournir des informations.
Quelqu’un pose la question à Camille, une idée comme ça, il réfléchit un quart de seconde, il répond oui, alors on fait aussi emballer les accordéonistes du métro, on les prend jusque dans les wagons, on les fait descendre des rames à coups de pied au cul, ils serrent dans leurs poches les petits sacs en toile où cliquette la monnaie. Dušan Ravic ? Regards hébétés, un flic en saisit un par la manche. Dušan Ravic, le type fait non de la tête, il cligne des yeux, celui-là vous me le livrez à domicile, dit Camille qui remonte à l’air libre parce que en bas le portable ne passe pas, et qu’il veut savoir tout ce qui se passe, il regarde sa montre avec inquiétude mais ne dit rien. Il se demande dans combien de temps la divisionnaire Michard va lui tomber sur le poil.
Il y a une heure, les flics ont débarqué chez Luka sans crier gare. Ils ont embarqué un gars sur trois, on voit mal sur quel critère, ils ne le savent peut-être pas eux-mêmes. Le but est d’effrayer. Et ce n’est que le début. Mes calculs sont exacts, dans moins d’une heure la communauté tout entière va être retournée comme une chaussette, les rats vont commencer à cavaler dans tous les sens, chercher des issues.
Moi, un seul rat m’irait bien. Dušan Ravic.
Maintenant que l’opération est commencée, pas de temps à perdre. Le temps de traverser Paris, j’y suis.
Une petite rue du XIIIe arrondissement, entre les rues Charpier et Ferdinand-Conseil, presque une venelle. Un immeuble dont les fenêtres du rez-de-chaussée ont été murées, la porte d’origine est partie en fumée depuis des lustres, remplacée par une planche de contreplaqué rongée par la pluie, sans serrure, sans poignée, elle ne cesse de claquer toute la journée, toute la nuit, jusqu’à ce que quelqu’un se décide à la caler, ça tient ce que ça tient, à l’entrée du visiteur ou de l’occupant suivant elle recommence à battre de manière obsédante. Le défilé est permanent ici, les drogués, les dealers, les travailleurs irréguliers, des familles entières. J’ai passé des jours et des jours (et pas mal de nuits aussi) à planquer ici pour rien, je connais la rue comme ma poche. Je la hais tellement que je pourrais la faire sauter d’un bout à l’autre à l’explosif de chantier sans une seconde d’hésitation.
C’est là que j’ai ramené Ravic, le gros Dušan, un soir de janvier, pendant la préparation du Grand Braquage historique. En arrivant devant l’immeuble, il m’a souri, de ses grosses lèvres rouges.
— Quand j’ai une poule, je l’amène ici.
Une « poule »… Quel con. Un Français n’oserait plus dire un truc pareil, il faut être serbe.
— Une poule…, j’ai dit. Quelle poule ?
En demandant ça, je regardais les lieux, on imagine tout de suite le genre de fille qu’on peut amener ici, d’où elle vient et ce qu’on peut faire avec, du Ravic tout craché.
— Pas une poule, a dit Ravic.
Il était content de passer pour un tombeur. De pouvoir donner des précisions. Ce qu’il fallait comprendre était assez simple : ce crétin des Balkans utilisait un pucier de cet immeuble délabré et squatté pour sauter les grues qu’il avait les moyens de se payer.
Sa vie sexuelle n’a pas dû s’épanouir beaucoup ces derniers temps parce que Ravic n’a pas mis les pieds ici depuis un bail — j’ai assez planqué pour le savoir — et n’a sans doute aucune envie d’y revenir. On ne vient pas dans ce genre d’endroit pour le simple plaisir, poule mise à part, on y vient quand on ne peut pas faire autrement. Et justement, si j’ai un peu de chance et que les flics font convenablement leur boulot, il ne va pas pouvoir faire autrement.
S’ils remuent bien le cocotier, Ravic va hésiter mais il va vite saisir qu’il n’y a plus guère que dans cette planque infâme que personne ne viendra le chercher.
J’ai dévissé le silencieux pour placer le Walther P99 dans la boîte à gants, je peux aller boire quelques cafés mais dans moins d’une demi-heure, je dois être sur le pied de guerre parce que s’il doit revenir ici, le Ravic, je veux être le premier à l’accueillir.
C’est le moins que je lui dois.
On a assis un grand type dans une salle du commissariat, ses papiers disent qu’il est de Bujanovac, Louis vérifie, c’est tout au sud du pays. Dušan Ravic, ou son frère, ou sa sœur ? On n’est pas regardant, tout ce qui nous aidera à le trouver sera le bienvenu, le grand type ne comprend même pas ce qu’on lui demande, on s’en fout, un flic lui colle un pain dans la gueule. Dušan Ravic ? Il comprend mieux cette fois mais il fait signe qu’il ne connaît pas, on lui en recolle un second, Camille dit : laissez tomber, il ne sait rien. Quinze minutes plus tard, elles sont trois, dont deux sœurs, c’est d’une tristesse, elles n’ont pas dix-sept ans, pas de papiers, elles font des pipes porte de la Chapelle, sans capote si on paie le double, elles sont maigres, juste la peau sur les os. Dušan Ravic ? Elles répondent qu’elles ne connaissent pas, pas grave, décide Camille, il leur explique, on va les garder le maximum de temps autorisé par la loi, elles pincent les lèvres, elles savent que leurs macs vont leur foutre une trempe proportionnelle à la durée de leur arrestation, on n’aime pas perdre de l’argent, le capital est fait pour circuler, pour arpenter le bitume, elles se mettent à trembler. Dušan Ravic ? Elles font de nouveau signe que non, elles suivent le mouvement jusqu’au car de police… Dans leur dos, Camille fait discrètement signe au collègue, relâche-les.
Dans les commissariats, on entend des vociférations dans les couloirs, des plaintes, ceux qui parlent un peu le français menacent d’appeler le consulat, l’ambassade, tu parles si on s’en fout. Peuvent bien appeler le pape s’il est serbe.
Louis, toujours le téléphone à l’oreille, distribue les consignes, informe Verhœven, fait déplacer les équipes. Sa cartographie mentale allume des clignotants, surtout vers le nord, le nord-est. Louis centralise, renseigne, dispatche. Camille remonte en voiture. Pas de trace de Ravic. Pas encore.
Les filles, elles sont toutes maigres ? Non, pas vraiment. Dans un immeuble en démolition du XIe arrondissement, celle-ci est même énorme, la trentaine, les mômes pleurent, ils sont au moins huit, le père, en maillot de corps, mince comme un haricot, pas grand mais il regarde quand même Camille de haut, il porte une moustache, ils ont tous une moustache, il va chercher ses papiers dans un tiroir de la commode, tout le monde vient de Prokuplje, au téléphone Louis dit que ça se trouve au centre du pays. Dušan Ravic ? L’homme ne dit rien, il cherche, non, vraiment, on l’embarque, les mômes s’accrochent à ses basques, le mélodrame est un peu leur métier, dans une heure ils seront dans la rue, ils font la manche entre l’église Saint-Martin et la rue Blavière avec un carton écrit au feutre et des fautes d’orthographe.
Et les joueurs de cartes, côté information, on trouve difficilement mieux. Ils passent leurs journées à jacter pendant que les femmes triment, les plus jeunes tapinent, les autres gardent les enfants. Camille débarque avec trois gars, ils jettent leurs cartes sur la table, geste de lassitude, c’est la quatrième fois en un mois qu’on les dérange, mais cette fois il y a le nain, serré dans son manteau, son chapeau sur la tête, il regarde les joueurs un à un dans les yeux, ça vous vrille la rétine, l’air sauvage et résolu, on dirait qu’il cherche pour lui. Ravic ? Oui, on connaît mais vaguement, on se regarde, toi tu l’as vu ? Non, petites moues de désolation, on voudrait bien aider, c’est ça, dit Camille, il prend le plus jeune à part, un type tout en longueur, on dirait qu’il a justement choisi le plus grand et c’est exactement le cas parce qu’il suffit qu’il tende le bras pour lui attraper les couilles, il regarde ailleurs pendant que le grand type se plie sur ses genoux en hurlant. Ravic ? Celui-là, s’il ne dit rien c’est qu’il ne sait rien. Ou que ses couilles ne fonctionnent plus, risque un collègue. On se marre. Camille non, il quitte l’établissement, on embarque tout le monde.
Une heure plus tard, les flics baissent la tête en descendant l’escalier, le plafond est très bas pour accéder à la cave, grande comme un entrepôt mais pas plus d’un mètre soixante de hauteur, vingt-quatre machines à coudre, vingt-quatre irréguliers. Il doit faire trente degrés là-dedans, ils travaillent tous torse nu, aucun n’a plus de vingt ans. Dans les cartons sont empilés des centaines de polos estampillés Lacoste, le patron veut expliquer, on lui coupe la parole. Dušan Ravic ? Cet artisanat local est toléré, on ferme les yeux parce que le patron donne beaucoup de renseignements, cette fois, il plisse les yeux, fait mine de chercher, attendez, attendez, un flic dit qu’il vaudrait mieux appeler le commandant Verhœven.
Le temps que Camille arrive les flics ont renversé tous les cartons, saisi les rares papiers, on épelle, pour Louis, les noms de famille, les jeunes ouvriers se collent contre le mur comme pour se fondre dans la pierre. Vingt minutes après la descente de police, une telle chaleur là-dedans, on les a fait remonter, ils sont maintenant alignés dans la rue, fatalistes ou terrorisés.
Camille est là quelques minutes plus tard. Il est le seul qui n’a pas besoin de baisser la tête pour descendre l’escalier. Le patron est de Zrenjanin, tout au nord, pas loin d’Elemir, la ville de Ravic. Ravic ? Connais pas, dit-il. T’es sûr ? demande Camille.
On sent que ça le démange.
16 h 15
Je ne me suis pas éloigné bien longtemps, trop peur de manquer l’arrivée de mon ami. J’ai aussi trop l’habitude des planques pour faire l’erreur de fumer ou d’ouvrir la fenêtre pour aérer l’habitacle, mais si le gros Ravic doit se réfugier ici, il ferait mieux de rappliquer rapidement parce que son vieux copain va crever de fatigue.
Les flics sont en train de remuer ciel et terre, ça ne devrait pas tarder à le ramener dans les parages.
Et voilà-t-y pas qu’à peine son nom évoqué, qu’est-ce qu’on voit se dessiner à l’angle de la rue ? La silhouette de mon ami Dušan, reconnaissable entre toutes, large comme une cheminée, pas de cou et les pieds à dix heures dix, comme les clowns.
Je suis garé à une trentaine de mètres de l’entrée, à une cinquantaine de l’endroit où il vient de déboucher. Je peux le détailler tandis qu’il marche, légèrement courbé. Je ne sais pas s’il y a une poule au poulailler mais le coq, lui, fait grise mine.
Rien d’héroïque.
Vu ses vêtements (il porte un duffle-coat qui a bien dix ans) et ses chaussures éculées, il ne faut pas être devin pour comprendre qu’il n’a pas un rond.
Et c’est très mauvais signe.
Parce que normalement, avec le butin du braquage de janvier, il a eu les moyens de se rhabiller de neuf. Avec un paquet de pognon, je le vois bien du genre à acheter des costards métallisés, des chemises hawaïennes et des pompes en lézard. Le retrouver en clodo est très inquiétant.
Pour se planquer après le meurtre et les quatre braquages, il en est réduit aux expédients. Dont sa poule était l’un des plus criants. Pour être contraint de se réfugier ici, il faut carrément être au bout du rouleau.
C’est que, selon toute vraisemblance, il s’est fait doubler lui aussi. Tout comme moi. C’était assez prévisible mais c’est assez démoralisant. Je vais devoir faire avec.
Sans hésitation, Ravic pousse la porte en contreplaqué qui rebondit violemment, ce n’est pas un délicat, Dušan, il est même impulsif.
C’est d’ailleurs à cause de sa fougue qu’on en est là, s’il n’avait pas tiré deux balles de 9 mm dans la poitrine du joaillier en janvier dernier…
Je sors discrètement, j’arrive à l’entrée quelques secondes après lui, j’entends ses pas lourds, quelque part sur la droite. Il n’y a plus de plafonnier, le couloir est vaguement éclairé par taches à la hauteur des appartements dont la porte ne ferme plus. Je monte à sa suite, sur la pointe des pieds, un étage, deux, trois, terrible ce que ça pue dans cet endroit, l’urine, le hamburger, le shit. Je l’entends qui frappe, je reste sur le palier du dessous. Je me doutais bien qu’il y aurait du monde, le contact ne va pas en être simplifié, tout dépend combien ils sont.
Au-dessus de moi, une porte s’ouvre, se referme, je monte, elle est équipée d’une vraie serrure mais d’un modèle ancien, qui se crochète facilement. Avant, je colle l’oreille et je perçois la voix de Ravic, rauque à force de tabac, ça me fait drôle de l’entendre de nouveau. Il en a fallu des efforts pour le trouver, le faire sortir de sa tanière.
Ravic, en revanche, n’a pas l’air content. Dans la pièce, il y a du remue-ménage. Et enfin une voix de fille, jeune, elle parle doucement, l’air de se plaindre mais pas fort, de geindre plutôt.
Je guette, de nouveau la voix de Ravic, j’aimerais être certain qu’ils ne sont que deux, je reste ainsi de longues minutes, à n’entendre d’abord que mon cœur qui cogne, selon moi il n’y en a que deux, bon, j’enfile mon bonnet, je ramène bien les cheveux dessous, j’enfile une paire de gants en caoutchouc, je sors le Walther, j’arme, je le prends dans la main gauche le temps de crocheter la porte et quand je perçois le bruit significatif du pêne qui glisse, je reprends le pistolet dans la bonne main, je pousse la porte, je les vois tous les deux de dos, penchés sur je ne sais quoi, quand ils décèlent une présence derrière eux, ils se relèvent brusquement, se retournent, la fille doit avoir dans les vingt-cinq ans, laide, brune.
Et morte. Parce que je lui colle aussitôt une balle au milieu du front. Elle arrondit les yeux, l’air scandalisé, comme si on lui proposait un prix très au-dessous de son tarif ou qu’elle venait de voir entrer le Père Noël en caleçon.
Le gros Ravic, lui, fourre précipitamment sa main dans sa poche, à lui je lui colle une balle dans la cheville gauche, d’abord il saute en l’air, danse d’un pied sur l’autre comme s’il se tenait sur un plancher incandescent puis il s’effondre en retenant un hurlement.
Maintenant qu’on a fêté les retrouvailles, on va pouvoir discuter.
L’appartement n’est composé que d’une seule pièce, assez vaste somme toute, avec un coin cuisine, une salle de bain, mais tout a l’air déglingué et, surtout, ce que ça peut être sale là-dedans.
— Dis donc, mon gros, elle n’était pas soigneuse ta poule.
Au premier coup d’œil j’ai remarqué la petite table sur laquelle gisent seringues, cuillères, papier aluminium… J’espère que tout le pognon de Ravic n’est pas passé dans l’héroïne.
À réception de la balle de 9 mm, la fille s’est écroulée sur le matelas qui est posé directement sur le sol. Elle exhibe des bras maigres piquetés aux veines. Je n’ai eu qu’à lui soulever les jambes pour qu’elle se retrouve allongée sur un beau lit de mort. Le bordel des vêtements et des couvertures en dessous d’elle, ça fait comme du patchwork, c’est très original. Elle a gardé les yeux ouverts mais son air scandalisé de tout à l’heure est devenu plus serein, elle semble en avoir pris son parti.
Ravic, lui, continue de hurler. Il est assis par terre, sur une seule fesse, la jambe allongée, les bras tendus vers sa cheville en compote qui pisse le sang et il gueule des « Ah putain, ah putain… ». Le bruit, ici, tout le monde s’en fout, il y a des télés partout, des couples qui s’engueulent, des mômes qui hurlent et certainement des mecs qui jouent de la batterie à trois heures du matin quand ils sont défoncés comme des terrains de manœuvre… Mais quand même, ne serait-ce que pour discuter, il vaut mieux que mon Serbe préféré se concentre un peu.
Je lui colle un coup de crosse du Walther en pleine gueule, histoire d’attirer son attention sur la conversation, il est un peu calmé, il se tient la jambe mais en retenant ses cris, il geint la bouche fermée. Il est en progrès. Pour autant, je ne suis pas certain que je puisse compter sur lui, sur sa délicatesse, ce n’est déjà pas un garçon bien réservé au naturel, il serait plutôt du genre à bramer. Je roule en boule un tee-shirt qui traîne là et je le lui enfonce dans la bouche. Et pour avoir vraiment la paix, je lui attache une main dans le dos. Avec l’autre, il tente toujours d’attraper sa cheville qui dégouline de sang, il a les bras trop courts, il replie sa jambe sous lui, se contorsionne, il souffre vraiment beaucoup, la cheville, on ne dirait pas mais c’est très sensible, plein de petits os dans tous les sens, déjà, en soi, c’est assez fragile, vous vous tordez le pied sur une marche vous souffrez tout de suite le martyre mais explosée au 9 mm, quand elle n’est plus rattachée à la jambe que par quelques ligaments, un petit bout de muscle et une purée d’os écrasés, c’est carrément atroce. Et très handicapant. D’ailleurs quand je shoote dans ce qui reste de la cheville, je vois bien qu’il en bave, que ça n’est pas du chiqué.
— Dis donc, heureusement qu’elle est morte ta poule parce que ça lui ferait une drôle de peine de te voir dans cet état.
Mais Ravic, allez savoir pourquoi, peut-être qu’il n’y tenait pas tant que ça à sa poule, il n’a pas l’air de se soucier d’elle. On dirait qu’il ne pense qu’à lui. L’atmosphère devient difficilement respirable, l’odeur du sang, l’odeur de poudre, je vais entrouvrir la fenêtre. J’espère qu’il ne paye pas cher, la vue donne sur un mur.
Je reviens, me penche sur lui, il est en nage, le Serbe, forcément, il ne peut pas rester en place, il se tortille dans tous les sens, il presse sa main libre sur sa jambe. Il saigne du crâne. Malgré le bâillon, il parvient à baver aux commissures des lèvres. Je le saisis par les cheveux, seule manière d’attirer son attention.
— Écoute-moi bien, mon gros, je ne vais pas passer la nuit ici. Je vais te donner l’occasion de t’exprimer et je te conseille de te montrer coopératif, à cette heure-ci, je ne suis pas d’un naturel patient. Il y a deux jours que je n’ai pas dormi et si tu as de l’affection pour moi, tu vas répondre à mes questions rapidement et comme ça tout le monde va tranquillement au lit, ta poule, toi, moi, tout le monde, OK ?
Ravic n’a jamais parlé un très bon français, sa conversation est souvent émaillée de tout un tas d’erreurs de syntaxe, de fautes de vocabulaire, il faut toujours s’exprimer clairement avec lui. Trouver des mots simples, des gestes convaincants. Par exemple, à l’appui de ces bonnes paroles, je lui plante le couteau de chasse dans ce qui reste de la cheville, la lame traverse tout, et à l’autre bout se fiche dans le plancher. À tous les coups, un trou dans le plancher, ça lui sera retiré de la caution quand il rendra l’appartement, peu importe. Il parvient à hurler malgré le bâillon, se tord dans tous les sens, comme un ver, de sa main libre il bat l’air à la manière d’un papillon.
Maintenant, je pense qu’il a compris l’essentiel. Je laisse décanter un peu l’information le temps de réfléchir à la situation. Puis enfin j’explique :
— Mon avis, c’est qu’au début, tu t’étais mis d’accord avec Hafner pour me doubler. Toi aussi tu devais penser que trois, c’est beaucoup, qu’on est mieux à deux. Bah oui, ça fait des plus grosses parts, c’est sûr.
Ravic me regarde à travers un rideau de larmes, ce n’est pas le chagrin, c’est la douleur, mais je sens que j’ai tapé juste.
— Mais comme tu es con comme un balai… Ah si, Dušan ! T’es un vrai con ! Tu crois qu’il t’a choisi pourquoi, Hafner, si c’est pas pour ta connerie ? Ah, tu vois !
Il grimace, cette histoire de cheville a vraiment l’air de le turlupiner.
— Et donc tu aides Hafner à me doubler… et tu te fais doubler à ton tour. Ce qui nous ramène à mon diagnostic : tu es con comme un balai.
La mesure de son QI ne semble pas être sa préoccupation principale. Ravic, en ce moment, se soucie plutôt de sa santé, il numérote ses abattis. Et il a bien raison parce que, rien que d’en parler, je vois bien que je m’énerve.
— Je pense que tu n’as pas couru après Hafner. Beaucoup trop dangereux, ce type, tu ne t’es pas senti de taille à aller lui réclamer des comptes, tu n’es pas de taille et tu le sais. Et puis tu avais un meurtre sur le dos, tu as préféré te planquer. Mais moi, Hafner, j’en ai besoin. Alors tu vas m’expliquer tout ce que tu sais pour m’aider à le retrouver : ce qui était convenu entre vous, comment les choses se sont passées, tu vas me dire tout ce que tu sais, d’accord ?
Ma proposition semble raisonnable. Je lui retire son bâillon mais son caractère volcanique reprend aussitôt le dessus, il hurle quelque chose que je ne comprends pas. Il attrape mon col de sa main valide, il a une poigne de paysan, ce con-là, très puissante, je lui échappe par miracle. Voilà ce que c’est que de faire confiance.
Et il me crache dessus.
Dans le contexte, on peut comprendre cette réaction, il n’empêche, c’est inamical.
Je me rends compte que je m’y prends mal. Somme toute, j’ai voulu me montrer bien élevé, mais Ravic est un rustique, si vous faites dans la dentelle, ça lui passe au-dessus. Il souffre trop pour exercer une véritable résistance, il est velléitaire en somme, je l’allonge par terre de deux coups de pied dans le crâne et tandis qu’il tâche de se libérer du couteau qui lui maintient la cheville au sol, je cherche ce qu’il me faut.
Sa poule est dessus. Tant pis, j’attrape la couette (faut pas être dégoûté pour dormir là-dessus) et je tire un grand coup, la fille roule sur elle-même et se retrouve sur le ventre, sa jupe à moitié relevée, elle a des jambes maigres et blanches. Elle se piquait aussi derrière les genoux. De toute manière, son temps était compté.
Je me retourne, à l’instant où mon Ravic parvient à retirer le couteau fiché dans sa cheville. Il a une force de cheval, ce type.
Je lui tire une balle dans le genou, sa réaction est explosive, si je puis dire. Il se soulève littéralement du sol, hurle, mais avant qu’il reprenne ses esprits, je le retourne et je le couvre de la couette sur laquelle je m’assois. Je cherche ma position, je ne veux pas qu’il s’étouffe, j’ai besoin de lui, mais je veux qu’il se concentre sur mes questions. Et qu’il arrête de hurler.
Je tire son bras vers moi, c’est drôle d’être assis sur lui, ça tangue, comme à la fête foraine ou au rodéo, je saisis mon couteau de chasse, je pose sa main à plat sur le plancher, ce qu’il est remuant, cet animal, c’est comme si je faisais de la pêche au gros et que j’étais en train de retirer un poisson de deux cents livres.
Je lui découpe d’abord le petit doigt. Au niveau de la seconde phalange. Normalement on prend le temps de désosser proprement mais avec Ravic, tout ce qui est un peu délicat lui échappe. Je me contente de découper, ce qui est éprouvant quand on est un esthète.
Je suis prêt à prendre les paris que dans moins d’un quart d’heure, mon Ravic va me dire tout ce que j’ai besoin de savoir. Je l’interroge mais pour la forme, parce qu’il n’est pas encore suffisamment concentré et qu’avec la couette et moi dessus, sans compter la cheville, le genou, ça n’est pas facile pour lui de s’exprimer en français.
Je poursuis mon petit boulot, j’attaque l’index, ce qu’il peut remuer, c’est pas croyable, et je repense à ma visite à l’hôpital.
Si mon intuition ne me trompe pas, dans un petit moment, mon Serbe va m’annoncer de très mauvaises nouvelles.
Et la solution devra alors passer par cette fille. Ça me semble vraiment inévitable. Logiquement, maintenant, elle devrait se montrer coopérative.
J’espère pour elle.
17 h 00
— Verhœven ?
Même pas de « commandant ». Trop excédée. Ni de préliminaires, de politesses inutiles. La divisionnaire Michard ne sait plus par où commencer, trop à dire. Alors, vieux réflexe :
— Vous allez devoir rendre des comptes…
La hiérarchie sert toujours de recours aux êtres sans imagination.
— Vous avez parlé au juge d’une « opération ciblée », vous me vendez votre sauce avec « trois cibles » et vous ratissez cinq arrondissements, vous vous foutez de ma gueule ?
Camille ouvre la bouche. Comme si elle le voyait, elle lui coupe la parole aussitôt :
— De toute manière, vous pouvez arrêter votre démonstration de force, commandant, c’est devenu inutile.
Raté. Camille ferme les yeux. Il a entamé une course de vitesse et il vient de se faire doubler à quelques mètres du poteau.
Louis, à côté, regarde alentour en plissant les lèvres. Lui aussi a compris. Camille, d’un doigt, lui confirme que l’affaire est dans le lac, de la main il lui fait signe de congédier tout le monde, Louis compose aussitôt les numéros sur son portable. Le seul visage du commandant Verhœven suffit à comprendre. Près de lui, les collègues baissent la tête, faussement déçus, on va se faire engueuler mais on s’est quand même bien marrés, certains, en partant vers leur voiture, lui adressent un signe de connivence, Camille leur répond d’un geste vaguement fataliste.
La commissaire divisionnaire lui laisse le temps de digérer l’information mais ce silence n’est qu’une pause théâtrale, insidieuse, saturée de sous-entendus.
Anne est de nouveau devant le miroir lorsque l’infirmière fait son entrée. La plus âgée, Florence. Enfin, plus âgée… Elle est sans doute plus jeune qu’Anne, moins de quarante ans, mais elle voudrait tellement en faire dix de moins que ça la vieillit.
— Tout va bien ?
Leurs regards se croisent dans la glace. En notant l’heure sur la tablette fixée au pied du lit, l’infirmière lui sourit. Même avec ces lèvres-là, je n’aurai plus jamais ce sourire, se dit Anne.
— Tout va bien ?
Quelle question ! Elle ne veut pas parler, surtout pas avec elle. Jamais elle n’aurait dû céder à l’autre infirmière, la plus jeune. Elle aurait dû partir, elle se sent en danger ici. En même temps, elle ne parvient pas non plus à s’y résoudre, elle trouve autant de raisons de partir que de rester.
Et puis, il y a Camille.
Dès qu’elle pense à lui, elle est saisie de tremblements, il est seul, impuissant, il n’y arrivera jamais. Et s’il y arrive, ce sera trop tard.
Rue Jambier, au 45, la commissaire dit qu’elle s’y rend tout de suite. C’est dans le XIIIe. Camille sera sur place en moins d’un quart d’heure.
D’une certaine manière, la rafle a porté ses fruits même si ce ne sont pas les bons. La communauté serbe s’est mobilisée pour retrouver la paix, la discrétion dont elle a besoin pour prospérer, pour vivre, ou simplement survivre, elle a fait marcher ses réseaux, elle a isolé Ravic, un jeu d’enfant, et un appel anonyme a signalé son corps, rue Jambier. Camille espérait un corps vivant, c’est raté.
À l’annonce de l’arrivée de la police, l’immeuble s’est vidé en un clin d’œil, plus un chat, il n’y aura personne à interroger, pas un témoin, personne pour avoir entendu ou vu quoi que ce soit. Enquête dans le désert. On a juste laissé les enfants, avec eux rien à craindre, tout à gagner, ils raconteront tout ce qu’on aura besoin de savoir au retour, pour le moment les flics en uniforme les maintiennent au plus loin, sur le trottoir, ils sont turbulents, rieurs, ils s’interpellent, pour eux qui ne vont pas à l’école, un double meurtre c’est l’équivalent d’une récréation.
Là-haut, sur le seuil de l’appartement, la commissaire se tient les mains croisées devant elle, comme à la messe. En attendant l’arrivée des techniciens de l’Identité, elle ne laissera entrer que Verhœven, personne d’autre, précaution sans conviction et certainement improductive, il a dû passer tellement de monde sur le galetas de cette fille qu’on recueillera, au bas mot, une cinquantaine d’empreintes, de cheveux et de poils de provenances différentes, on va le faire mais bon, par respect du protocole.
Lorsque Camille arrive, la commissaire ne le regarde même pas, ne se retourne pas, elle s’avance seulement dans la pièce, d’un pas très mesuré, attentif, précautionneux, Camille met ses pas dans les siens. Silencieusement, chacun procède à son analyse, dresse la liste des évidences. La fille — drogue et prostitution — est morte en premier. À la voir couchée sur le ventre, dans une position presque boudeuse, on devine que la couverture qui recouvre pudiquement le corps de Ravic a été tirée de sous elle, la rejetant brutalement contre la cloison. Il n’y aurait que ce corps blafard, mille fois vu et revu, saisi par la rigidité cadavérique, il n’y aurait pas grand-chose à dire, overdose ou meurtre, elles meurent toutes à peu près dans la même position, mais il y a l’autre corps, une tout autre histoire.
La commissaire avance d’un pas très court, reste assez loin de la mare de sang qui s’est figée sur le parquet sale. La cheville, un amas d’os qui n’est plus retenu à la jambe que par quelques lambeaux de peau. Cisaillée ? Détachée ? Camille sort ses lunettes, s’accroupit, détaille, cherche des yeux sur le sol, isole un peu plus loin l’impact de la balle, revient à la cheville, les os portent la trace d’un couteau, d’un poignard, il se penche très bas, à la manière d’un Indien qui guetterait l’approche d’un ennemi, il repère la marque nette d’une pointe de poignard dans le parquet, lorsqu’il se relève il tente de recomposer cette partie de la scène. Dans l’ordre, la cheville, ensuite les doigts.
La divisionnaire fait l’inventaire. Cinq doigts. Le compte est bon mais pas l’ordre, l’index ici, le majeur là, le pouce un peu plus loin, chacun coupé au niveau de la deuxième phalange. Le moignon de la main pend, exsangue, le long du lit. La couverture est imbibée de sang noir. De l’extrémité de son stylo, la commissaire la soulève. Apparaît le faciès de Ravic, qui en dit long sur ce qu’il a subi.
Tout ça s’est terminé d’une balle dans la nuque.
— Alors alors ? demande la divisionnaire.
Un ton presque joyeux, elle veut des bonnes nouvelles.
— Selon moi, commence Camille, les types entrent…
— Épargnez-moi vos salades, commandant, on voit très bien ce qui s’est passé ! Non, moi ce qui m’intéresse, c’est ce que vous faites, vous !
Qu’est-ce que fait Camille ? se demande Anne.
L’infirmière est repartie, elles ont échangé trois mots, Anne a été agressive, l’autre a fait comme si elle ne le remarquait pas.
— Vous n’avez besoin de rien ?
Non, rien, juste un hochement de tête, Anne était déjà ailleurs. Comme chaque fois, les regards dans la glace lui ont ruiné le moral et en même temps, elle ne peut pas s’en empêcher. Elle y retourne, se recouche, se relève. Maintenant qu’elle a le résultat des radios, du scanner, elle ne tient plus en place, cette chambre l’obsède et la déprime.
Fuir. C’est décidé.
Elle retrouve la force de ses réflexes de petite fille pour s’enfuir, se cacher. Il y a ça aussi de commun avec le viol, elle a honte. Honte de ce qu’elle est devenue maintenant, c’est cela aussi qu’elle a vu tout à l’heure dans la glace.
Qu’est-ce que fait Camille ? se demande-t-elle.
La divisionnaire Michard s’est reculée pour quitter la pièce, au millimètre près elle repose ses pieds à l’endroit exact où elle les a posés pour entrer. Comme dans un ballet bien réglé, leur sortie est coordonnée avec l’arrivée des techniciens. La divisionnaire parcourt un bout de couloir en crabe, à cause de son derrière, s’arrête enfin sur le palier. Se tourne vers Camille, croise les bras et sourit. Racontez-moi ça.
— Le quadruple braquage de janvier était l’œuvre d’un gang conduit par Vincent Hafner et auquel participait Ravic.
Il désigne du pouce l’emplacement de la chambre qui s’éclaire violemment de la lueur des projecteurs de l’Identité, la commissaire hoche la tête, on sait déjà tout ça mais continuez.
— Le gang a repris de l’activité et s’est attaqué hier à la joaillerie du passage Monier. L’opération s’est bien déroulée, mais il y a eu un problème, la présence de cette cliente, Anne Forestier. Je ne sais pas ce qu’elle a vu, hormis leurs visages, mais il s’est passé quelque chose. On continue de l’interroger, autant que son état le permet, on ne comprend pas encore. En tout cas, c’est suffisamment important pour qu’Hafner ait cherché à la tuer à plusieurs reprises. Et jusqu’à l’hôpital… (il lève les deux mains en l’air) je sais ! Même si nous n’avons aucune preuve de sa venue !
— Le juge a demandé une reconstitution du braquage ?
Depuis sa visite passage Monier, Camille n’a informé le juge de rien du tout. Ce qu’il va devoir lui dire va faire beaucoup d’un seul coup, il a intérêt à prendre son élan.
— Pas encore, dit-il d’un ton assuré. Mais vu la tournure de cette histoire, dès que le témoin sera en mesure de le faire…
— Et ici ? On est venu soulager Ravic de sa part du butin ?
— En tout cas, on est venu le faire parler. Du butin, c’est possible…
— Cette affaire pose de nombreuses questions, commandant Verhœven, mais, à la limite, elle en pose moins que votre attitude personnelle.
Camille tente un sourire, il aura vraiment tout essayé.
— Je me suis peut-être montré un peu empressé…
— « Empressé » ? Vous agissez contre toutes les règles, vous prétendez organiser une petite opération, en fait vous raflez tout le XIIIe, le XVIIIe, le XIXe et la moitié du XVe sans demander l’avis de qui que ce soit.
Elle ménage son effet.
— Vous outrepassez clairement l’autorisation du juge.
Il fallait bien que ça tombe mais c’est toujours trop tôt.
— Et celle de votre hiérarchie. J’attends encore votre première ligne de rapport, vous agissez comme un électron libre. Pour qui vous prenez-vous, commandant Verhœven ?
— Je fais mon boulot.
— Quel boulot ?
— « Protéger et servir ». Pro-té-ger !
Camille s’éloigne de trois pas, il aimerait lui sauter à la gorge. Il prend sur lui :
— Vous avez sous-estimé l’affaire, dit-il. Ce n’est pas simplement celle d’une fille salement passée à tabac. Les braqueurs sont des récidivistes, ils ont fait un premier mort en janvier dernier à l’occasion d’un quadruple braquage. Le patron, Vincent Hafner, est un vrai méchant et il est accompagné de Serbes qui ne font pas non plus dans la dentelle. Je ne sais pas encore pour quelle raison mais Hafner veut tuer cette fille, et bien que vous ne vouliez pas l’entendre, ma conviction est qu’il est allé à l’hôpital armé d’un fusil. Si notre témoin se fait descendre, on devra expliquer pourquoi, vous la première !
— D’accord, cette fille est d’une importance stratégique incommensurable et pour anticiper sur un risque que vous ne pouvez pas démontrer, vous raflez dans Paris tout ce qui est né entre Belgrade et Sarajevo.
— Sarajevo, c’est en Bosnie, pas en Serbie.
— Pardon ?
Camille ferme les yeux.
— D’accord, concède-t-il, j’ai manqué de méthode, mon rapport, je v…
— Nous n’en sommes plus là, commandant.
Verhœven fronce les sourcils, son alarme interne clignote fébrilement. Il sait parfaitement où la divisionnaire peut en venir si elle le souhaite. Elle désigne de la tête la pièce où gît le corps de Ravic.
— Vous l’avez contraint à sortir du bois en faisant beaucoup de bruit, commandant. En fait, vous avez facilité la tâche de son tueur.
— Rien ne le dit.
— Non mais la question est légitime. Et a minima, une opération brutale de ratissage exclusivement centrée sur une population étrangère, organisée sans l’aval de votre hiérarchie et en transgressant les autorisations du juge, cela porte un nom, commandant.
Honnêtement, cette approche-là, Camille ne l’a pas anticipée, il blêmit.
— Ça s’appelle une ratonnade.
Il ferme les yeux. C’est une catastrophe.
Qu’est-ce que fait Camille ? Anne n’a pas touché au plateau-repas, la femme de service, une Martiniquaise, l’a remporté tel quel, faut manger, faut pas se laisser aller, si c’est pas pitié de voir des choses pareilles, Anne se sent agressive, tout de suite, avec tout le monde. Avec l’infirmière, tout à l’heure, qui lui disait :
— Tout ira bien, vous verrez…
— Je vois déjà très bien ! a répondu Anne.
L’infirmière était sincère, elle voulait vraiment aider, c’était une mauvaise action que de décourager ainsi sa bonne volonté, son envie de faire du bien. Mais comme elle tentait le grand classique, le coup de la patience, Anne a répliqué :
— Vous avez déjà été passée à tabac, vous ? On a déjà essayé de vous tuer à coups de crosse de fusil, à coups de pied ? On vous a souvent tiré dessus au fusil de chasse ? Allez, racontez-moi ça, ça va bien m’aider, je le sens…
Quand Florence est sortie, Anne l’a rappelée en pleurant, elle a dit : excusez-moi, je suis désolée, l’infirmière a fait un petit signe, pas de souci.
On a l’impression qu’on peut tout leur dire à ces femmes-là.
— Vous avez voulu et demandé cette affaire, en prétextant un indic que vous êtes incapable de produire. D’ailleurs, comment avez-vous eu connaissance de ce braquage, commandant ?
— Guérin.
C’est sorti comme ça. Le premier copain dont le nom lui est venu à l’esprit. En cherchant, il n’a pas trouvé de solution, il s’en est remis à la providence, mais la providence c’est comme l’homéopathie, si on n’y croit pas… Le résultat est catastrophique. Guérin, il va falloir l’appeler mais il n’aidera Camille que s’il ne risque pas trop gros. La divisionnaire est pensive.
— Et Guérin, il l’a su comment ?
Elle se reprend :
— Je veux dire, pourquoi il vous en a parlé à vous ?
La perspective qui se rapproche contraint Verhœven à surenchérir, ce qu’il fait sans cesse, depuis le début.
— Ça s’est trouvé comme ça…
Il est totalement à court d’idées. La commissaire, visiblement, s’intéresse de plus en plus à cette affaire. Il va être dessaisi. Pire, peut-être. La menace d’une information au parquet, d’une enquête de l’Inspection générale des services, se profile avec netteté.
Pendant une fraction de seconde, l’image des cinq doigts coupés s’interpose entre la commissaire et lui, ce sont les doigts d’Anne, il les reconnaît parfaitement. Le tueur est sur la route.
La divisionnaire Michard pousse son gros derrière jusqu’au palier, abandonnant Camille à ses réflexions.
Il pense la même chose qu’elle : il ne peut pas exclure d’avoir aidé le tueur à trouver Ravic mais il n’avait guère d’autre solution s’il voulait faire vite. Hafner veut se débarrasser de tous les témoins et acteurs du hold-up du passage Monier : Ravic, Anne, bientôt peut-être le dernier comparse, le chauffeur…
Dans tous les cas, il est la clé du problème, le patron de toute cette histoire.
IGS, divisionnaire, juge, on verra, se dit Camille. Pour lui, l’urgence absolue, c’est de protéger Anne.
Il se souvient de l’avoir appris à l’école de conduite, quand vous ratez un virage, il y a deux solutions. La mauvaise réaction consiste à freiner, vous avez toutes les chances de partir dans le décor. Paradoxalement, accélérer est plus efficace mais pour y parvenir, il faut lutter contre un réflexe de conservation qui pousse à tout arrêter.
Camille décide d’accélérer.
C’est la seule façon de sortir du virage dangereux. Il ne veut pas penser que c’est aussi celle qu’il faut adopter quand on veut se précipiter dans le ravin.
Et il n’y a pas trente-six manières de faire…
18 h 00
Chaque fois qu’il le voit, Camille se dit que Mouloud Faraoui n’a pas grand-chose à voir avec quelqu’un qui s’appellerait Mouloud Faraoui. Les traces de ses racines marocaines sont encore présentes dans son patronyme mais côté physique, tout s’est dilué en trois générations au gré des unions inattendues, des couplages de rencontre, un brassage cacophonique dont le résultat est surprenant. Le visage de ce garçon, c’est du condensé d’histoire. Châtain très clair, presque blond, un nez assez long, un menton carré traversé par une cicatrice qui a dû faire sacrément mal et qui lui donne un genre mauvais, des yeux d’un bleu-vert glaçant. Son âge doit se situer entre trente et quarante, impossible à dire. Pour en avoir le cœur net, il faut lire son dossier, dans lequel on découvre des états de service qui confirment une rare et précoce maturité. En fait, il a trente-sept ans.
Il est calme, presque nonchalant, économe de gestes et de paroles. Il s’installe en face de Camille sans le quitter des yeux, tendu, comme s’il s’attendait à ce que le commandant dégaine son arme de service. Il est méfiant. Pas assez sans doute, puisque au lieu d’être tranquillement chez lui, il est là, au parloir de la Maison centrale : il risquait vingt ans, il en a pris dix, il en fera sept, il est là depuis deux ans. Malgré ses grands airs, Camille sent, à le voir, que le temps est terriblement long.
Face à un flic, visite inattendue, la méfiance de Faraoui passe au rouge clignotant. Il s’assoit très droit, croise les bras. Entre les deux hommes, il ne s’est toujours rien dit mais le nombre de messages qui se sont déjà échangés est proprement hallucinant.
La seule visite du commandant Verhœven est en soi un message sacrément complexe.
Dans une prison tout se sait. Le détenu n’est pas seulement entré dans le parloir que la nouvelle court déjà à travers les coursives. Qu’est-ce qu’un flic de la Criminelle peut vouloir à un proxénète du calibre de Faraoui, c’est toute la question et, au fond, peu importe la teneur de l’entretien, les rumeurs vont sillonner la Maison, les hypothèses, des plus rationnelles aux plus folles, vont se heurter les unes aux autres comme dans un gigantesque flipper au gré des intérêts de chacun, du poids respectif des gangs en présence, et l’écheveau va se dérouler tout seul.
Voilà pourquoi Camille est là, assis dans le parloir, les mains croisées devant lui, et qu’il se contente de regarder Faraoui. Rien d’autre. Le travail se fait, il n’a même pas à lever le petit doigt.
Mais le silence est vraiment lourd.
Faraoui, toujours assis, attend et guette, sans un mot. Camille ne bouge pas. Il pense à la manière dont le nom de ce malfrat lui est venu à l’esprit lorsque la divisionnaire l’a interrogé. Son inconscient savait déjà ce qu’il allait en faire mais Camille ne l’a compris que plus tard : c’est la voie la plus rapide vers Vincent Hafner.
Pour aller au bout du chemin qu’il vient d’emprunter, ce tunnel, Camille va devoir en traverser des moments difficiles, l’angoisse monte en lui comme l’eau du bain, il ne serait pas observé aussi intensément par Faraoui, il se lèverait, ouvrirait la fenêtre. Déjà, rien que d’entrer dans la Maison centrale, ça lui a fichu un sacré coup.
Respirer. Respirer encore. Et il va même falloir y revenir…
Il repense aussi à la manière dont il a annoncé « un truc à trois bandes ». Son cerveau fonctionne plus vite que lui, il ne comprend qu’après ce qu’il a décidé. Il le comprend maintenant.
L’horloge compte les secondes, bientôt les minutes, dans l’espace du parloir fermé, les non-dits fusent à la vitesse des vibrations.
Faraoui s’est d’abord mépris, il a cru qu’il s’agissait de l’épreuve du silence, celle où chacun attend que l’autre parle, une sorte de bras de fer tout en inertie, une technique assez vulgaire, et il est surpris, il connaît le commandant Verhœven de réputation, ce n’est pas le genre de flic à s’abaisser à ce type de pratique. Donc il y a autre chose, Camille le voit baisser la tête, penser aussi vite qu’il le peut. Et comme il est intelligent, il arrive à la seule conclusion possible, il s’apprête à se lever.
Camille anticipe, tsst tsst tst… sans le regarder. Faraoui, qui a un excellent sens de ses intérêts, décide de jouer le jeu. Le temps continue à courir.
On attend. Dix minutes. Puis un quart d’heure. Vingt minutes.
Camille donne alors le signal. Il décroise les mains.
— Bon. C’est pas que je m’ennuie…
Il se lève. Faraoui, lui, reste assis. Sourire discret, à peine perceptible, il se coule même contre le dossier de sa chaise comme s’il voulait s’allonger.
— Vous me prenez pour le facteur ?
Camille est à la porte. Il frappe du plat de la main pour qu’on vienne lui ouvrir, se retourne.
— En quelque sorte, oui.
— Et ça me rapporte quoi ?
Camille prend un air scandalisé.
— Mais… tu as aidé la justice de ton pays ! C’est pas rien quand même, merde !
La porte s’ouvre, le gardien s’écarte pour laisser passer Camille qui demeure un instant à la porte.
— Dis-moi, Mouloud, à propos… Le type qui t’a balancé, là, euh, comment il s’appelle déjà… Ah merde, j’ai son nom sur le bout de la langue…
Faraoui n’a jamais su qui l’avait balancé, il a tout fait pour le savoir, rien trouvé, il donnerait quatre ans de prison pour ça, tout le monde est au courant. Et personne n’est capable d’imaginer réellement ce que Faraoui fera de ce type le jour où il va le trouver.
Il sourit et hoche la tête. D’accord.
C’est le premier message de Camille.
Rencontrer Faraoui revient à dire à quelqu’un : je viens de passer un marché avec un tueur.
Si je lui donne le nom de celui qui l’a balancé, il ne pourra rien me refuser.
En échange de ce nom, je peux le lancer à tes trousses, il sera dans ton dos avant que tu aies le temps de prendre ta respiration.
À partir de maintenant, tu peux compter les secondes.
19 h 30
Camille s’assied à son bureau, des collègues passent la tête, font un signe de la main, tout le monde a entendu parler de son affaire, forcément, il est au centre de toutes les conversations. Sans compter ceux qui ont participé à la « ratonnade », ils ne seront pas inquiétés mais le mot circule, la divisionnaire a commencé son travail de sape. Une sale histoire. Mais qu’est-ce qu’il fout, Camille ? Personne n’en sait rien. Même à Louis, il n’a quasiment rien dit, et donc la rumeur va déjà bon train, un flic de ce niveau, on dirait qu’il a des trucs à se reprocher, certains sont surpris, d’autres étonnés, on sait que la divisionnaire, elle, est furieuse, et ça n’est rien à côté du juge, il va convoquer tout le monde. Depuis cet après-midi, le contrôleur général Le Guen lui-même n’est pas à prendre avec des pincettes et surprise, quand on passe la tête dans son bureau, on voit Verhœven qui tape son rapport, tranquille comme Baptiste, comme si de rien n’était ou que cette histoire de braquage avec une équipe de tueurs était son carré personnel. J’y comprends rien et toi ? Moi pareil. C’est bizarre quand même. Mais on ne s’arrête pas davantage, on est déjà aspiré ailleurs, on entend du remue-ménage là-bas, dans les couloirs, des éclats de voix. On travaille jour et nuit, ici, jamais de repos.
Camille doit s’attaquer à ce rapport, tenter de circonscrire le désastre qui s’annonce. Ce qu’il lui faut, c’est un peu de temps, très peu, si sa stratégie est payante, il va trouver Hafner rapidement.
Un jour ou deux.
C’est l’objectif de son rapport. Gagner deux jours.
Dès qu’Hafner est logé, arrêté, tout s’explique, les brouillards de cette affaire se dissipent, Camille se justifie, il s’excuse, il reçoit la lettre recommandée avec l’avertissement de l’administration, la mise à pied peut-être, sa promotion bloquée jusqu’à la fin de sa carrière, il devra peut-être même demander — ou accepter — un changement d’affectation, peu importe : Hafner sous les verrous, Anne est à l’abri. Le reste…
Au moment de se mettre à cette rédaction délicate (déjà, les rapports, lui…), il se souvient de la page de bloc qu’il a jetée dans la corbeille, plus tôt dans l’après-midi. Il se lève, l’exhume. Le visage de Vincent Hafner, celui d’Anne sur son lit d’hôpital. Tandis qu’il lisse la feuille froissée sur son bureau du plat de la main, de l’autre il rappelle Guérin, pour lui laisser un message, le troisième de la journée. Si Guérin ne lui répond pas rapidement, c’est qu’il ne veut pas. Le contrôleur général Le Guen, lui, en revanche, court après Camille depuis plusieurs heures, tout le monde court après tout le monde. Quatre messages successifs : « Qu’est-ce que tu fous, Camille ! Rappelle-moi ! », il est aux cent coups. Et il y a vraiment de quoi. D’ailleurs Camille entame à peine les premières lignes de son rapport que son téléphone vibre à nouveau. Le Guen. Cette fois, il décroche et ferme les yeux, attend l’avalanche.
Au contraire, Le Guen parle d’une voix basse, calme.
— Tu ne penses pas qu’on devrait se voir, Camille ?
Camille peut dire oui, ou dire non. Le Guen est un ami, le seul qui lui reste de tous ses naufrages, le seul capable de modifier la trajectoire dans laquelle il est engagé. Mais Camille ne dit rien.
Il se trouve dans un de ces moments décisifs qui peut, ou non, sauver votre vie et il se tait.
Ne pensez pas qu’il soit devenu subitement masochiste ou suicidaire. Au contraire, il se sent très lucide. En trois traits, dans un coin resté vierge, il esquisse le profil d’Anne. Il faisait la même chose avec Irène, dès qu’il avait une seconde devant lui, comme d’autres se rongent les ongles.
Le Guen tente de le raisonner, de son ton le plus persuasif, le plus appliqué :
— Tu as remué la merde tout l’après-midi, tout le monde se demande si on cherche des terroristes internationaux, tu romps tous les équilibres. Les indics hurlent qu’on les prend en traître. Tu te fous à dos tous les collègues qui bossent toute l’année sur ces populations. En trois heures, tu ruines leur boulot pour un an et avec le meurtre de ce Serbe, là, le Ravic, ça devient même très compliqué. Maintenant il faut que tu me dises exactement ce qui se passe.
Camille n’est pas entré dans la conversation, il regarde son dessin. Ça aurait pu être une autre femme, se dit-il, et c’est elle. Anne. Dans sa vie comme au passage Monier. Pourquoi elle et pas une autre ? Mystère. En reprenant, sur le dessin, la forme des lèvres d’Anne, Camille pourrait presque en ressentir le fondant, il souligne un trait, cet endroit, juste sous la mâchoire, qu’il trouve si émouvant.
— Camille, tu m’écoutes ? demande Le Guen.
— Oui, Jean, je t’écoute.
— Je ne suis pas certain que je puisse encore te sauver la mise, tu sais ? J’ai beaucoup de mal à calmer le juge. C’est un type intelligent et, justement, il ne faut pas le prendre pour un con. Et naturellement la direction m’est tombée dessus il y a moins d’une heure mais je pense qu’on peut limiter les dégâts.
Camille pose son crayon, penche la tête, à force de vouloir le corriger, le portrait d’Anne est complètement gâché. C’est toujours comme ça, il faut que ça vienne d’un jet, si on commence à s’y reprendre, c’est cuit.
Et Camille est soudain assailli par une idée neuve, totalement inédite, une question, si surprenant que cela paraisse, qu’il ne s’est pas encore posée : qu’est-ce que je vais devenir, après ? Qu’est-ce que je veux ? Et comme parfois dans les dialogues de sourds, alors qu’ils ne parviennent ni à s’écouter ni à s’entendre, étonnamment les deux hommes arrivent à la même conclusion :
— C’est une affaire personnelle, Camille ? demande Jean. Tu connais cette fille ? Personnellement ?
— Mais non, Jean, qu’est-ce que tu vas chercher…
Le Guen laisse flotter un silence douloureux. Puis il hausse les épaules.
— S’il y a des dégâts, on va fouiller…
Camille comprend soudain que toute cette histoire n’est peut-être pas seulement une question d’amour, que c’est autre chose. Il a commencé à parcourir un chemin obscur et ondoyant, il ne sait pas du tout où ça le mène mais il sent, il sait qu’il n’est pas porté par une passion aveugle pour Anne.
Autre chose le pousse à continuer, quoi qu’il en coûte.
Au fond, il fait avec sa vie ce qu’il a toujours fait avec ses enquêtes, il poursuit jusqu’au bout pour comprendre comment on en est arrivé là.
— Si tu ne t’expliques pas tout de suite, reprend Le Guen, si tu ne le fais pas là, maintenant, la divisionnaire Michard va informer le parquet, Camille. On ne pourra pas éviter une enquête interne…
— Mais… sur quoi, une enquête interne ?
Nouveau haussement d’épaules de Le Guen.
— D’accord. Comme tu veux.
20 h 15
Camille frappe doucement à la porte de la chambre, pas de réponse, il ouvre, Anne est allongée, les yeux au plafond, il s’assoit près d’elle.
Ils ne se parlent pas. Il lui prend simplement la main, elle se laisse faire, tout en elle dit un abandon terrible, comme une démission. Pourtant, après quelques minutes, comme un simple constat :
— Je veux sortir…
Elle se redresse lentement dans son lit, s’appuyant sur les coudes.
— Puisqu’ils ne t’opèrent pas, dit Camille, tu vas pouvoir rentrer rapidement. C’est l’affaire d’un jour ou deux.
— Non, Camille. (Elle parle lentement.) Je veux sortir tout de suite, là, maintenant.
Il fronce les sourcils. Anne tourne la tête de droite et de gauche et répète :
— Maintenant.
— On ne fait pas de sortie comme ça, en pleine nuit. Et puis il faut un avis médical, des prescriptions, et…
— Non ! Je veux partir, Camille, tu m’entends ?
Camille quitte sa chaise, il faut la calmer, elle est en train de s’énerver. Mais elle l’a devancé, elle a passé les jambes par-dessus le lit, elle se met debout.
— Je ne veux pas rester ici, personne ne peut m’y obliger !
— Mais personne ne veut t’obl…
Elle a présumé de ses forces, un étourdissement la saisit, elle se retient à Camille, s’assoit sur le lit, baisse la tête.
— Je suis certaine qu’il est venu ici, Camille, il veut me tuer, il ne va pas en rester là, je le sais, je le sens.
— Tu ne sais rien, tu ne sens rien ! dit Camille.
Passer en force n’est pas la bonne stratégie parce que ce qui conduit Anne, c’est une peur panique, inaccessible à la raison ou à l’autorité. Elle s’est remise à trembler.
— Il y a un gardien à ta porte, il ne peut rien t’arriver…
— Arrête, Camille ! Quand il n’est pas aux toilettes, il fait des réussites sur son téléphone ! Quand je quitte la chambre, il ne s’en aperçoit même pas…
— Je vais demander quelqu’un d’autre. La nuit…
— Quoi, la nuit ?
Elle tente de se moucher mais son nez la fait souffrir.
— Tu sais bien… La nuit, on a peur de tout mais je t’assure…
— Non, tu ne m’assures de rien. Justement…
Ce mot, à lui seul, leur fait un mal terrible, à l’un comme à l’autre. Elle veut partir justement parce qu’il ne peut pas garantir sa sécurité. Tout est sa faute. Elle jette le mouchoir par terre, de rage. Camille essaye de l’aider mais elle ne veut rien, laisse-moi, elle dit qu’elle va se débrouiller toute seule…
— Comment ça, « toute seule » ?
— Laisse-moi maintenant, Camille, je n’ai plus besoin de toi.
Mais disant cela elle se recouche, tenir debout n’est pas simple, la fatigue déjà la terrasse, il remonte le drap. Laisse-moi.
Alors il la laisse, se rassoit, essaye de lui prendre la main, mais c’est une main froide, molle.
Sa position dans le lit est comme une insulte.
— Tu peux t’en aller…, dit-elle.
Elle ne le regarde pas. Le visage tourné vers la fenêtre.