San-Antonio Sérénade pour une souris défunte

À Roger et Jeannette BRUNEL, en toute amitié.

S. — A.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER Où il est question d’un coup de volant d’un coup de manivelle d’un cou cravaté de chanvre et d’un coup fourré

Le bonhomme a un regard comme deux œufs sur le plat. Il est petit avec des cheveux gris et il a le teint d’un homme qui s’est nourri exclusivement de yoghourt sa vie durant.

Il sanglote doucement sur le buvard du chef et ses larmes forment des étoiles roses.

Au moment où j’annonce mes quatre-vingt-dix kilogrammes dans la carrée, le chef me fait une petite grimace embêtée…

Des mecs qui chialent, c’est pas ce qui manque dans les locaux de la grande turne. Et c’est pas non plus ce qui nous contriste. En général, un mec qui commence à se répandre chez les flics, c’est un mec qui a fait une couennerie et qui se prépare à jouer la grande scène du trois aux jurés…

Le chef murmure :

— San-Antonio, je vous présente M. Rolle, un de mes amis…

J’en suis baba. Le boss n’a pas l’habitude de présenter ses aminches au personnel ; et je n’avais jamais pensé que, le jour où il le ferait, le pote en question serait en train de se liquéfier.

— Très honoré, je murmure, avec la voix d’un homme qui présenterait une collection d’aspirateurs à un escargot.

L’homme redresse sa bouille de supervégétarien.

Il me tend une paluche molle comme une livre et demie de foie de veau…

— Je presse ce truc écœurant et il le laisse retomber sur son genou.

Tout ce que je peux vous dire, c’est que ma curiosité fait de la fumée… Et cette fumée doit me sortir du tarin, because le grand patron se décide enfin à me rencarder.

— Avez-vous lu l’affaire Rolle, dans les journaux ? me demande-t-il.

Je secoue la calbombe négativement.

Moi, quand j’achète un journal, c’est pour bigler les programmes de cinéma et, à la rigueur, lire les bandes dessinées.

— Eh bien ! voilà, explique le boss. M. Rolle, ici présent, a un fils : Emmanuel. C’est un garçon studieux, calme, pondéré…

J’ai envie de lui demander s’il est à marier, mais le boss a horreur des interruptions et des calembredaines.

— Ce jeune homme, poursuit-il, est allé terminer ses études en Angleterre… M. Rolle possède, en effet, des comptoirs en Afrique du Sud, et il a tenu à ce que son fils ait une formation britannique car il projetait de l’envoyer là-bas…

Du coup, l’homme au regard en œuf sur le plat se fout à chialer comme trente-six bonniches qui se prénommeraient Madeleine.

Le chef s’interrompt et nous observons une minute de silence gêné.

Pas besoin d’être le fakir Duchenock pour comprendre qu’il est arrivé un turbin au fiston.

Le boss se masse le crâne — ce bath crâne en matière plastique couleur ivoire qui est le plus ravissant skating à mouches de la région parisienne.

— Et alors ? je susurre, pour essayer de rambiner le coup.

— Il vivait en Angleterre depuis un an. Son père allait le voir assez fréquemment et il avait l’impression que son fils menait à Londres une existence très studieuse… La chose devait du reste s’avérer exacte par la suite.

« Puis il y eut le drame…

En parfait narrateur, il reprend son souffle et laisse ma curiosité faire des bulles.

Enfin, il remet ça :

— Un jour, sur la route Londres-Northampton, il a, à la suite d’un coup de volant malheureux, renversé un cycliste. Et c’est alors que la conduite de ce garçon si sérieux devient stupéfiante : au lieu de s’arrêter pour porter secours à sa victime, il appuie sur l’accélérateur.

Je fais la grimace.

Le boss amorce un signe qui signifie :

« Pas beau, hein ? »

— Ça n’est pas tout, enchaîne-t-il…

Je suis tout ouïe, comme un poisson hors de l’eau.

— Après s’être enfui, Emmanuel Rolle a été pris en chasse par un maraîcher qui avait assisté à l’accident. Ce dernier possédant une petite camionnette neuve, très rapide, a réussi à le coincer contre le talus. Ne sachant s’il avait affaire à un malfaiteur, cet homme s’est armé de sa manivelle d’auto.

Le fils de M. Rolle s’est alors jeté sur lui, il lui a arraché ladite manivelle et lui en a porté un coup terrible sur le crâne. L’autre a été tué sur le coup.

Nouveau temps…

— Hum, grommelé-je, c’est plutôt moche comme histoire… Et en Angleterre c’est un genre de truc qui peut vous coûter cher…

« Ensuite ?

— Ça a coûté très cher à Emmanuel, poursuit le patron. Il a réussi à gagner Londres et, une heure après y être parvenu il est allé se constituer prisonnier.

— Curieux, je murmure…

— Oui… Il a été jugé et condamné à mort pour homicide volontaire. Il sera exécuté demain matin…

Là, le pauvre père Rolle pousse un glapissement et se casse en deux. On a beau avoir un cœur en acier chromé, la douleur d’un daron sachant que son hoir va passer à la casserole le lendemain, vous triture toujours la manette des larmes.

Je me détourne pour cacher mon émotion. Le chef tire sur ses manchettes impeccables. Ce gars-là doit faire des bonnes manières à une blanchisseuse qui ne rechigne pas sur l’amidon.

Enfin, dominant mon apitoiement, je réalise que cette histoire est bien pénible mais je ne vois pas pourquoi le boss vient me la raconter…

Il suit ma pensée comme on suit les numéros enregistrés sur le cadran lumineux d’un billard électrique.

— San-Antonio, reprend le patron, je vais vous demander un service ; un grand service, à titre tout ce qu’il y a de privé…

« M. Rolle, ici présent, aurait voulu embrasser son fils une dernière fois, mais la chose s’avère impossible. Il s’est adressé à moi en me demandant qu’au moins le pauvre garçon soit assisté en ses derniers instants par un de ses compatriotes. J’ai établi un contact à cet effet avec le Yard. Tout ce que nos confrères peuvent admettre, c’est que le fils Rolle bénéficie du concours d’un prêtre français. Or, le jeune garçon n’ayant pas le moindre sens religieux, ce prêtre, si vous acceptez, ce sera vous… »

Je croasse :

— Moi !

— Y voyez-vous un inconvénient ?

— Eh bien !.. Non… Simplement je suis surpris… Et puis… Bref, je ne me croyais pas désigné pour jouer les pêcheurs d’âmes, vous comprenez ?…

Le chef me cligne de l’œil imperceptiblement…

— Enfin, m’empressé-je, j’accepte volontiers…

Le père Rolle renifle sa détresse. Il se dresse, se précipite sur moi… Il me serre la main, me secoue le bras comme un levier de pompe. Il hoquette, il postillonne, il dit des choses éternelles, il suinte, il coule, il m’inonde…

En suite de quoi il sort de son portefeuille une liasse de billets épaisse comme un pouf marocain et la pose sur le bureau du boss.

— Pour les frais de voyage du commissaire San-Antonio, dit-il…

Et le voilà qui repart dans les pleurnicheries…

— Vous direz à mon fils que…

— D’accord, je murmure, je sais ce qu’il faudra lui dire…

On a toutes les peines du monde à le virer du bureau. Il n’en finit pas de chialer, de dire des trucs bien larmoyants, bien sentis.

Lorsqu’on reste seuls, le patron et moi, notre premier mouvement est de nous éponger le front. Puis nous nous asseyons et nous nous regardons mornement, comme deux sujets de serre-livres.

— Pénible, n’est-ce pas ? murmure le boss.

— Très…

— Vous devez vous demander pourquoi je vous ai choisi…

— En effet, ne puis-je m’empêcher de murmurer…

Le chef hausse les épaules.

— À vrai dire, je n’en sais presque rien moi-même, voyez-vous…

Comme gêné par cet aveu qui n’est pas en harmonie avec sa façon d’agir, il reprend :

— Je sens qu’il existe un mystère Emmanuel Rolle. Je connais ces gens depuis très longtemps. Ce sont de bons petits bourgeois soucieux de faire des affaires et non pas de tuer des gens…

— Chaque famille a sa brebis galeuse…

— Hum, je sais… Pourtant, Emmanuel…

Il hausse les épaules.

— Voilà un garçon qui donne un coup de volant maladroit. Il fuit au lieu de stopper… Il tue le quidam qui cherche à l’appréhender… Et puis il va se constituer prisonnier, vous trouvez ça normal ?

— On a vu pire… Il a eu une grosse émotion en renversant le cycliste, ça lui a fait perdre la tête… Se voyant menacé par le maraîcher, il a voulu se défendre. C’est un sale réflexe, mais c’est néanmoins un réflexe humain. En France, il s’en serait tiré avec cinq ans de taule et quelques briques de dommages-intérêts… C’est la guigne qui a voulu que ça ait lieu de l’autre côté du Chanel. Les English ne badinent pas avec la mort !

Il ne paraît pas apprécier mon jeu de mots d’inspiration pourtant littéraire.

— Tout ce que vous dites constitue effectivement une explication fort valable de l’incident, admet-il… Dans l’abstrait, c’est même très pertinent, San-Antonio, seulement…

— Seulement ?

— Seulement, dans le cas présent, je vous le répète, il s’agit d’un garçon calme, énergique, pas d’un être flottant dont le comportement serait justifiable de la façon que vous dites.

« Emmanuel Rolle, s’il n’avait eu une raison impérieuse pour agir ainsi, se serait arrêté après avoir renversé le cycliste. Ou bien, s’il avait fui et fracassé le crâne d’un témoin pour assurer cette fuite, il aurait gardé le silence…

« Pour tout dire, cela me chiffonne et puisqu’un moyen s’offre d’avoir un suprême entretien avec ce garçon, je saisis l’occasion… »

Il reprend une cuillerée à café d’oxygène. J’en profite pour placer mon pion.

— Je n’aurai pas beaucoup de temps pour le… confesser, chef.

— Je sais, vous ferez pour le mieux…

— Et s’il ne veut pas du secours d’un prêtre ?

— C’est une chance à courir…

Une fois que je suis lancé dans les objections, vous pouvez toujours essayer de me glisser des peaux de bananes sous les nougats…

— Et supposez qu’il veuille vraiment un prêtre ?

— J’en doute, murmure le boss.

Il se caresse la rotonde.

— J’en doute, répète-t-il, mais si le cas se produisait, vous n’auriez qu’à agir comme si vous en étiez un…

— Je ne suis pas foutu de chanter la messe…

— Il ne vous la demandera pas…

Cette fois, y a pas à insister : je fais camarade.

— Eh bien ! patron, j’agirai pour le mieux…

— Allez chercher une tenue d’ecclésiastique chez Tranouez, le costumier du cinéma. Vous la revêtirez et vous irez prendre l’avion qui part à dix heures du soir. Je vous fais déposer votre billet à la gare aérienne d’Orly. D’autre part, voici de l’argent, pour vos frais de séjour. Plus une lettre de recommandation pour l’officier de police Brandon, qui est un ami à moi…

— Il est dans la combine ? je demande…

— Non, dit le chef… Il croira que vous êtes un véritable curé.

Il sourit :

— Surveillez un peu votre langage devant lui…

— Faites confiance, boss, à l’Académie française on ne jactera pas mieux…

Il se lève et me tend la main.

— Merci, dit il… Vous êtes chic d’accepter…

CHAPITRE II Où il est question d’un curé en rogne et d’un condamné en forme

Le haut-parleur d’Orly aboie dans le bar. Il dit aux voyageurs pour London de se manier la rondelle because le zoiseau à roulettes ne va pas tarder à mettre les adjas.

Nous sommes donc toute une flopée qui nous pressons sur l’aire d’envol.

Je prends place aux côtés d’une jolie souris platinée comme un bouchon de radiateur de Rolls. Elle a des cils façon ramasse-miettes et ce qu’elle s’est collé comme parfum pourrait camoufler les abattoirs de la Villette.

Elle entame la conversation.

— Est-ce la première fois que vous prenez l’avion, monsieur l’abbé ?

Il me faut une bonne douzaine de secondes pour réaliser qu’elle s’adresse au mec San-Antonio. Et je renaude d’être loqué en vicaire ! Avec cette robe, je me sens aussi à l’aise qu’un poisson rouge dans un litre de porto. J’ai l’impression d’être déguisé en pédoque. Je suis le gars respectueux de la religion, mais cette soutane me cause un malaise physique. Et puis elle me gêne aux entournures…

Je me tourne vers la mousmé et je lui file mon sourire le plus pur, style superdentifrice Colgate…

— Non, mon enfant, je lui bonnis. L’avion ça me connaît…

Je regrette aussitôt d’avoir pris langue avec elle car c’est une gonzesse qui ne peut pas garder son tiroir fermé plus de deux secondes.

La voilà lancée.

Elle me dit qu’elle a fait sa première communion aux Buttes-Chaumont, qu’elle n’oublie jamais d’élever son âme dans les grandes occasions et que son rêve ça serait de voir le pape.

J’en profite pour lui glisser que si elle espère bigler le Saint-Père, elle s’est gourée de bolide car Londres est le dernier endroit de la planète où le Père de l’Église catholique aurait l’idée de tirer une bordée.

— Vous l’avez vu ? questionne-t-elle, prête à s’extasier…

— Comme je vous vois…

— Oh ! c’est inouï ! Comment est-il ?

— Habillé de blanc…

Elle est émerveillée.

— Vous appartenez à quel ordre ? me demande-t-elle.

Ça c’est la tuile. De ma lointaine formation religieuse il ne reste que des bribes de commandements de Dieu, et encore…

— Heu ! je dis, je fais partie des julistes…

— Connais pas, s’étonne-t-elle…

— Congrégation fondée par saint Jules de Belleville, je complète.

Ça lui en met plein les calots.

— Ah ! très bien… En effet, je me souviens en avoir entendu parler.

Ce qui prouve qu’effectivement, il n’y a que la foi qui sauve !

Elle me pose un tas de colles comac et je me retiens de l’envoyer tartir.

Le zinc ronronne d’une façon réglo, pas de mouron à se faire de ce côté-là…

Soudain, pourtant, il y a un trou d’air et l’appareil fait un plongeon terrible ; c’est un truc qui vous broie l’œsophage. La môme, instinctivement, se raccroche à mon brandillon.

Morte de frousse, elle pose sa tête sur mon épaule. Alors que voulez-vous, le gars San-Antonio est peut-être un peu curé, mais il n’est pas encore saint. De sentir sa chaleur, son parfum, ça me chavire et je fonds comme un comprimé d’aspirine dans un verre d’eau bouillante. Je la chope par le cou et je lui roule le patin-maison, un siècle d’expérience, système breveté !

— Oh ! mon père ! balbutie-t-elle…

Elle est à la fois confuse et excitée. Un cureton, vous pensez ! Elle va drôlement vanner auprès de ses copines.

— Je vous demande pardon, je murmure…

— Il y a de quoi vous faire excommunier ! murmure-t-elle.

— Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine, je lui objecte.

Elle est tellement soufflée qu’elle va éclater si je ne calme pas ses scrupules.

— Chez les Julistes, nous ne faisons pas le vœu de chasteté, je lui annonce.

— Ah ! très bien, dit-elle, pleinement rassurée…

Le voyage se termine sans autres incidents. Il y a un brouillard aussi épais que dans les films de Marcel Carné lorsque nous atterrissons in London.

Dans le halo vaporeux des projecteurs, des silhouettes sont figées, immobiles…

Je m’approche des lumières en même temps que les autres voyageurs. Un grand type mince comme une paie de manœuvre s’avance droit sur moi, d’une démarche de robot. Il est vêtu d’un pardessus noir, il porte des lunettes, un chapeau à bord roulé, un parapluie roulé également et je suis persuadé que sa bourgeoise doit être aussi très bien roulée.

Il a des taches de son plein le portrait et une petite moustache du genre pinceau usagé surmonte ses lèvres minces.

Dans un français très pur, il me dit :

— Excusez-moi, monsieur le curé, n’êtes-vous pas envoyé par les services de police français ?

— Juste !

Je lui tends la paluche.

— Je suis Brandon, dit-il.

J’admire la courtoisie de mes collègues anglais. Voilà des gnaces qui n’hésitent pas à faire tintin avec les plumes pour venir jouer les guides en pleine nuit à l’aéroport.

— Enchanté, je déclare.

On se fait la valise. Il m’ouvre la portière d’une voiture noire, carrée comme un paquet de sucre mais dans laquelle il fait bon vivre.

Brandon est muet comme trente-trois carpes. J’essaie d’amorcer une conversation sur le temps… Je peste contre son brouillard proverbial, mais ça n’a pas l’air de lui plaire tellement.

Il me dit que le brouillard est une légende et qu’en réalité, il ne fait pas plus mauvais à Londres qu’ailleurs.

Probable qu’il s’est habitué à vivre dans la pommade, ce zig ! Du reste, il conduit avec une rare maestria alors que je ne reconnaîtrais pas mon excellente femme de mère à trente centimètres même si elle me disait son nom…

Une heure plus tard nous stoppons devant une grande bâtisse, ni plus folichonne ni moins sinistre que toutes les prisons du monde. Brandon sonne à la porte. Un judas s’entrouvre et, derrière les barreaux d’une grille, j’aperçois le visage carré d’un gardien.

Brandon lui jacte une phrase courte. L’autre ouvre sa lourde.

Nous pénétrons dans une étroite courette pavée. Elle ressemble à une sorte d’antichambre à ciel ouvert. Un autre portail se dresse, façon cauchemar… Il faut à nouveau sonner et parlementer… On nous ouvre…

Nous suivons un couloir glacial qui aboutit à une rotonde d’où partent une flopée de couloirs, comme des rayons partent d’une roue.

Au milieu de la rotonde se dresse une grande table avec des gardiens assis autour. Chaque début de couloir est fermé par une grille dont les barreaux sont épais comme ma cuisse.

Brandon discute le bout de gras avec un chef. Celui-ci s’incline devant moi et je lui accorde une petite bénédiction urbi et orbi.

La balade se poursuit dans la sinistre crèche. Maintenant nous sommes flanqués d’un gardien qui ressemble tellement à un gorille que j’ai presque envie d’aller lui acheter des cacahuètes.

Nous allons dans le quartier des condamnés à mort.

Un sale quartier, croyez-moi.

Je juge le moment venu pour brandir mon bréviaire.

S’agit de faire vrai :

Une petite porte…

— C’est là…

Le gardien l’ouvre et je pénètre dans une pièce étroite, plus que sommairement meublée.

Le fils Rolle est là.

C’est un grand garçon, brun, aux yeux clairs et énergiques.

Il est assis sur un escabeau et il semble rêvasser. Ici, les condamnés à mort savent le jour du procès, la date de leur exécution, alors ils ont la possibilité de réfléchir à tous les problèmes de la terre et à ceux du ciel…

Lorsque je pénètre dans sa piaule, il se dresse légèrement.

Un voile passe sur ses yeux. Il a un sourire amer.

Et il me bonnit une brusque tirade en anglais. Comme je n’y entrave que pouic, je hausse les épaules.

— Te casse pas la nénette, fiston, je murmure… J’ai jamais été doué pour les langues étrangères…

Il reste le bec ouvert.

— Vous êtes Français ?

— Aussi Français que des gars qui s’appellent Durand depuis cent seize générations !

Il hausse les épaules.

— L’administration pénitentiaire britannique fait décidément bien les choses, murmure Rolle. Elle offre des aumôniers d’importation à chaque étranger qu’elle va mettre à mort.

Il n’a pas l’air de se laisser abattre, le garçon. C’est un mec courageux et qui saura crever gentiment.

Je me dirige vers son lit et je m’y assieds.

— C’est gentil d’être venu, ricane-t-il, mais excusez-moi, l’abbé, je m’arrangerai directement avec le Bon Dieu, tout à l’heure. Vous savez ce qu’on dit chez nous : il vaut bien mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints ?

— Je sais, dis-je…

Je soupire…

— Mais ça n’est pas pour vous évangéliser que je suis venu…

— Ah ! non ?

— Non… D’autant que je partage absolument votre point de vue sur la religion…

Du coup il en prend plein les carreaux…

— Comment cela ?

— Écoute, mon gars, je murmure, c’est pas la peine de t’enchetiber, ce serait pas correct en un pareil moment. Je joue franco : je ne suis pas plus curé que toi tu n’es le pape. Mon blaze est San-Antonio et je suis flic. Ton vieux est un pote de mon chef, c’est ce dernier qui a obtenu des English la permission d’envoyer un curé de chez nous pour t’assister. Seulement, au lieu de te dépêcher un représentant du clergé qui t’aurait cassé les pattes avec ses salades, il a trouvé plus judicieux d’envoyer quelqu’un de chez lui…

L’autre paraît méfiant, soudain. Son regard se plisse.

— Drôle d’idée, fait-il enfin…

Nous nous regardons en silence un certain temps.

— J’ai vu ton père, petit… Cette histoire lui en a fichu un sérieux coup dans la pipe… Il m’a chargé de te dire tout son amour…

Ma gorge se serre. Il me semble que j’avale une patte de volaille aux doigts écartés.

Les yeux du fils Rolle s’embuent. Il se lève, croise ses mains et fait craquer ses jointures comme du bois sec. Tout à l’heure, ce seront ses vertèbres qui feront ce petit bruit-là…

— Merci, lâche-t-il enfin.

Il ajoute…

— Vous direz à mon père que… je regrette cette stupide histoire.

— D’accord…

— Vous lui direz aussi que ma dernière pensée…

— Mais oui…

Je savais que c’était un foutu boulot, mais je ne pensais pas que ce serait aussi compliqué, aussi pénible. Ce turf-là, c’est un turf de vrai curé, moi ça me contriste.

— Tu n’as rien à me dire ? je reprends…

Il secoue la tête.

— Non, fait-il, c’est tout…

J’ai une parole malheureuse. Quand je vous dis que le sentiment c’est pas ma partie.

— Profites-en ! Je lâche…

Sous-entendu :

« … pendant que je suis là…

Lui, il comprend autre chose.

— Oui, dit-il, je n’en ai plus pour bien longtemps…

— Ça n’est pas ce que je voulais dire…

Il secoue la tête.

— Je n’ai rien à ajouter…

Je me lève et vais m’adosser au mur, tout près de lui. Je lui pose la paluche sur l’épaule.

— Mon patron, je commence, tu le connais ? Il est chauve comme un pamplemousse avec des idées à part…

Il sourit en évoquant le boss.

— Je le connais, fait Emmanuel.

— Il s’est dit que tu aurais peut-être quelque chose qui te tracasserait en ce moment.

— Tu parles ! gouaille le jeune homme.

Seconde parole malheureuse de ma part.

In petto je me traite de tous les noms possibles et imaginables.

Seulement ça ne sert à rien de vouloir rectifier le tir. Au point où il en est, Rolle se torche bien avec les convenances.

Pas bavard le futur pendu, hein ?

— Alors ? interrogé-je.

— Alors rien, dit-il.

J’attaque.

— Mon chef…

Il sourit…

— Vous êtes de l’espèce mégalomane, remarque-t-il…

— Assez, admets-je… C’est congénital, dans la police… Cette maladie-là se développe comme la coqueluche dans une école maternelle. Donc, pour en revenir à mon chef, il trouve que ton histoire n’est pas claire…

— Voyez-vous…

Pour un condamné à mort qui sera accroché par le cou dans un instant, il a de l’aplomb.

— Il prétend que ça n’est pas ton genre tout ça… que tu n’es pas le type à abandonner un blessé sur la route, et pas non plus le type à cabosser le crâne d’un type qui voudrait te donner une leçon de civisme…

Emmanuel a un petit sourire triste.

— Pas mon genre, rêvasse-t-il…

— Non. Et maintenant, rien qu’à te voir je suis prêt à penser comme lui. Écoute, mon gars, ne finassons pas. Tu vas y aller du cigare et je le regrette. Ton histoire se serait passée en France, ça se tassait sans bobo, mais il est trop tard… Seulement, il se pourrait que tu aies eu des ennuis… Que tu aies agi sous le coup d’une influence étrangère… Je ne sais pas… Bref, il est à penser — et nous le pensons — que quelque chose bougeotte là-dessous. Alors je profite de cet ultime entretien pour te demander quoi…

Il reste immobile. Il est un poil plus pâle que lorsque je suis entré…

Ses yeux sont pleins de je ne sais quoi…

— Je n’ai rien à dire, fait-il… Non, tout s’est passé tel que je l’ai dit… C’est ridicule, mais je paie, alors qu’on me foute la paix…

Je n’ai plus qu’à lui souhaiter une bonne mort.

Sur ce, on frappe à la lourde. Brandon est là, avec des gardiens et un autre zigoto à l’air compassé qui doit être le dirlo de la cabane.

Ce petit trèfle s’annonce dans la cellote. Le directeur bonnit un laïus à Emmanuel. Je comprends que c’est la formule sacramentelle pour lui annoncer que la sentence va s’accomplir.

Emmanuel le regarde bien tranquillement. Ce gaillard-là a un drôle de souffle, je vous le dis !

Les gardes encadrent le condamné. Brandon me fait signe de suivre le cortège. Nous voilà partis en vadrouille dans les couloirs tristes.

La salle des exécutions est dans une aile extrême de la maison. C’est une pièce nue, blanchie à la chaux. La potence est sans majesté. Elle fait même foutriquet. C’est une potence pour pauvre homme. Au-dessous, il y a une trappe, fermée pour le moment. Le bourreau est un homme entre deux âges qui a une tête de comptable et des yeux myopes.

Il est loqué en gris-noir. Il a une chemise blanche et une cravate noire. Il fait très « j’ai perdu ma belle-mère la semaine dernière. »

Les gardiens amènent Emmanuel sur la trappe. Ils lui lient les mains et les jambes…

Pendant ce temps, le bourreau prépare sa ficelle. Mon cœur cogne à plein tube. Des hommes, j’en ai dessoudé des pleins paniers, mais c’était dans le feu de l’action — en situation, comme on dit au théâtre. Cette mise à mort, froide et méthodique me glace…

Je regarde Emmanuel Rolle et il me regarde… Ses yeux sont intenses…

Le directeur s’avance à nouveau et bonnit un nouveau laïus sur l’air des sermons de la B.B.C.

Emmanuel l’écoute sans piper. Puis il secoue négativement la tête et ses yeux reviennent se fixer sur moi.

Je n’y tiens plus. Je m’avance sur la trappe et je le cramponne par le cou. Je l’embrasse fraternellement sur les deux joues.

— Tu as du cran, je lui chuchote, tu es un homme, Rolle. Je leur dirai que tu es mort comme un champion…

Ça lui fait du bien…

Brusquement, je ne vois plus ses yeux. Le bourreau vient de lui passer une cagoule noire sur le visage.

Ça fait une sacrée impression de se trouver face à face avec un type coiffé de ce machin-là et ayant une corde autour du cou.

— Courage ! je dis…

Alors, je vois bouger la cagoule à l’emplacement des lèvres.

— Je suis innocent, émet une voix étouffée.

Brandon qui se tient derrière moi me fait reculer.

La trappe s’ouvre, un éclair noir me passe devant les yeux et je n’ai plus devant moi qu’une corde tendue qui oscille doucement.

Il me semble que je viens de rêver tout cela…

Je reste un instant prostré… Le coup a été rude…

— Venez, monsieur le curé, m’ordonne Brandon.

Je le suis…

C’est encore une fois la morne procession dans les couloirs. Nos pas me résonnent dans le crâne…

Je vais mornement, comme un bœuf va à l’abattoir…

— Cette exécution me paraît vous avoir beaucoup affecté, me dit mon collègue anglais.

— Assez, oui, je murmure… Vous avez entendu ce qu’il a dit, une fois qu’il a eu la cagoule ?

— Non.

— Qu’il était innocent !

Brandon secoue doucement la tête.

— Ils disent tous ça à ce moment-là. Comme s’ils espéraient que cette négation suprême provoque un sursis…

Une fois hors de la prison, je sens que ça va un peu mieux.

— Monsieur le curé, dit Brandon, je suppose que vous aimeriez prendre un peu d’alcool pour vous remettre.

— Volontiers…

Il ouvre la portière de sa voiture carrée et me laisse monter. Après quoi il s’installe au volant.

— Les pubs sont fermés à ces heures, dit-il… Allons à mon club.

Il navigue dans le brouillard comme un poisson dans la flotte. Pour s’y reconnaître dans ce coton, faut avoir une boussole dans chaque œil, je vous le jure !

Dix minutes plus tard, il se range devant la façade d’un grand immeuble et m’invite à le suivre. Nous pénétrons dans un immense hall décoré de plantes vertes et nous nous engageons dans un monumental escalier.

Le club est au premier.

À ces heures il n’y a presque personne. Simplement quatre tordus qui jouent aux brêmes à une table… et deux employés en uniforme qui essayent de ne pas bâiller.

Brandon s’assied au plus profond d’une bergère. Je m’écroule dans un fauteuil.

— Whisky ? demande-t-il…

J’accepte d’un signe.

— Deux scotch doubles, fait-il.

Bien qu’il l’ait dit en anglais, j’ai pigé. Il y a des mots que j’entrave dans toutes les langues !

— Alors, monsieur le commissaire, poursuit-il, que concluez-vous de votre voyage ?

CHAPITRE III Où il est question de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os !

Je prends le verre de scotch que le barman ensommeillé mais correct dépose devant moi et je le siffle d’un trait.

Brandon boit le sien aussi, mais lentement, poliment. Enfin je le regarde et j’éclate de rire.

— Vous m’avez reconnu ? dis-je.

Il a un sourire bref.

— Non, fait-il… Mais lorsqu’un chef de la police française m’a demandé d’envoyer un prêtre pour assister Rolle, j’ai tout de suite pensé que ce prêtre-là aurait de larges épaules et qu’il n’aurait pas des manières d’ecclésiastique.

« Je ne me suis pas trompé. Je sais qu’il y a dans les services secrets français un commissaire San-Antonio qu’on charge des missions hors série… Je sais que ledit commissaire est un franc buveur et qu’il n’a pas la langue dans sa poche, comme vous dites en France…

Il lève son verre.

— À votre santé, monsieur le commissaire…

J’hésite.

— À la vôtre. Brandon, on peut remettre ça ?

Mon collègue fait claquer ses doigts. Le barman marche au geste. Bientôt j’ai la possibilité de tremper ma trompe dans un godet grand format.

— Ce voyage, demande mon compagnon, vous a-t-il enseigné quelque chose ?

Je hausse les épaules.

— Non, rien. Simplement, il a jeté en moi le doute…

— Le doute ?

— Oui…

— Quant à la culpabilité de Rolle ?

— C’est ça…

Il médite un instant. Il se tient très droit sur sa chaise avec cet air embarrassé du mec qui a accompagné sa souris dans un salon d’essayage.

— Je vais être franc avec vous, commissaire, dit-il. Honnêtement, je suis convaincu qu’Emmanuel Rolle était coupable. J’ai beaucoup vécu en France et, intérieurement, je déplore certains côtés rigoureux de notre justice. Cet homme n’avait pas tout son bon sens lorsqu’il commit cet acte de violence, pour tout vous dire il avait bu. J’ai moi-même enquêté là-dessus. J’ai interrogé l’aubergiste de Northampton chez lequel il a festoyé en compagnie d’une amie. Ce dernier m’a dit qu’ils avaient commandé deux bouteilles de Bourgogne.

— Et alors je demande, pour un Français, qu’est-ce qu’il y a d’extraordinaire là-dedans ?

Il me regarde et alors il sourit largement ; pour la première fois il paraît vraiment humain.

— Damné french boy !

Je me gondole itou.

— Deux bouteilles à deux, c’est ce qu’on prend comme café au lait le matin, de l’autre côté du Chanel, je lui certifie. Alors pas la peine d’en faire un monde…

Il redevient grave.

— Enfin, ivre ou non, il a bel et bien renversé le cycliste…

— Le cycliste l’a reconnu ?

— Oui…

— Comment va-t-il ?

— Mieux : quelques côtes enfoncées et une plaie à la tête…

— Rolle était seul ?

— Oui…

— Et la fille avec laquelle il a becqueté ?

— Il a quoi ? demande Brandon, ahuri…

— Bouffé, morfilé, morgané, mangé, quoi !

— Nous l’avons interrogée. C’est une ancienne condisciple de Rolle. Une demoiselle Auburtin, Martha Auburtin, préparatrice en pharmacie à Northampton…

— Ils étaient amants ?

— C’est possible, bien que l’un et l’autre aient assuré le contraire…

— Elle dit que Rolle était ivre en sortant de table ?

— Elle l’a juré devant le tribunal, en tout cas…

Je vide mon fond de verre sous le regard lourd du barman qui n’en revient pas de voir lichetrogner à cette cadence un brave curé.

— Parlez-moi du meurtre, Brandon…

Il se recueille parce que c’est un homme qui n’a pas l’habitude de s’acheter une paire de lacets sans avoir au préalable pesé le pour et le contre avec une balance de Roberval.

— Le maraîcher Harris passait sur la route au moment où l’accident a eu lieu. Il a pris Rolle en chasse. Sa camionnette neuve montait très haut au compteur, beaucoup plus que le petit cabriolet de Rolle. Il l’a dépassé et l’a coincé contre le talus.

« À tout hasard, il a saisi sa manivelle qui se trouvait sous son siège afin de tenir l’énergumène en respect. Mais Harris était un petit homme chétif et d’un certain âge. Rolle lui a sauté dessus, lui a arraché la manivelle qu’il brandissait et la lui a abattue sur le crâne… C’est du moins la version qu’il a donnée. Seulement le coup a été porté sur la base du crâne, ce qui implique que l’agresseur a tapé alors que sa victime était, soit penchée en avant, soit détournée…

— Il n’y avait pas de témoins ?

— Aucun, la nuit commençait à tomber et la route était déserte. À cet endroit elle traverse un bois de chênes…

Je fais un signe affirmatif…

— Et alors ?

— Rolle prétendit avoir frappé Harris de face. Pour expliquer la plaie derrière le crâne, il a fait remarquer qu’une manivelle d’auto est une ligne brisée…

Il me regarde.

— Rolle est remonté dans sa voiture et a regagné Londres. Trois heures plus tard il allait au commissariat central se livrer…

— Avez-vous vérifié son emploi du temps entre son arrivée à Londres et sa reddition ?

— Oui… Il est allé au cinéma…

— Au cinéma !

— Il a prétendu qu’il était comme hébété et qu’il a eu besoin de noir, pour réfléchir. Il est allé au Byron, cela a été vérifié.

Je ne vois plus rien à demander.

— Bon, dis-je, je vous remercie…

Je déboutonne ma soutane et je la donne au barman.

Il la considère avec effroi comme s’il s’agissait du scalp de son frère jumeau.

— Je voudrais laisser ça en dépôt, dis-je…

Mais il n’entrave pas plus le français que le gars San-Antonio ne jacte l’anglais.

Heureusement, Brandon sert d’interprète.

— Que comptez-vous faire ? demande-t-il…

— Je ne sais pas, fais-je… Renifler un peu…

Je pense à cette voix étouffée, venant de sous la cagoule noire… C’était déjà une voix d’outre-tombe. C’était la voix d’un mec costaud qui, brusquement, au moment de lâcher la rampe, voulait faire savoir au monde qu’il était innocent.

Car Emmanuel Rolle était innocent. Je vous parie douze cachets d’aspirine contre une place de Président de la République d’occasion qu’il n’a pas buté le mec… Dans sa cellule, dès le premier regard, j’ai pigé que ce petit gars n’était pas un criminel. Faites confiance au bonhomme, je reconnais les innocents comme les maquignons reconnaissent les chevaux panards.

— Brandon, dis-je, je vous remercie bougrement pour votre courtoisie, qui me prouve que la réputation du Yard n’est pas surfaite. Avec votre permission…

(In petto je pense : « Et même sans. »)

— … avec votre permission je vais jeter un coup d’œil à cette histoire, simplement afin d’avoir quelque chose de concret à sortir à mon chef. Une sorte de version française du drame, en somme.

Il approuve d’un hochement de tête. Il n’a pas du tout l’air sarcastique. Ce serait un Anglais qui viendrait chez nous parler de contre-enquête, on le traiterait de peigne-zizi, de puant et de va-de-la-gueule… Mais lui, au contraire, me donne raison. Il ne nie pas que je puisse trouver des truffes là où il n’a déniché que des champignons vénéneux.

— Vous seriez gentil de me donner l’adresse de la fille avec laquelle il a festoyé à…

— Northampton, complète en souriant Brandon.

— C’est ça… Ainsi que celle de l’hostellerie et de l’accidenté…

Il me rédige tous ces rancards sur une feuille de papier blanc, de cette écriture britannique droite et arrondie.

Il y joint même l’adresse d’Harris, la victime…

— Je vais vous inscrire mon numéro de téléphone, dit-il, si vous avez besoin d’aide, vous pourrez me joindre…

Nous sortons du club. Le jour rodaille à travers le brouillard. Les becs électriques ont un halo plus ténu, plus dilué…

Brandon me serre la pince…

— Je suppose que vous allez vous reposer un peu, dit-il. Allez à l’hôtel Wuich de ma part. Il se trouve près de la station « Elephant and Castle ».

— Merci…

Je lui tends la patte, on s’en serre cinq et me voilà tout seulard au milieu de la purée de pois.

Ce patelin, je vais vous dire, c’est exactement le dernier coin de la terre où j’irais porter mes pieds si je cherchais à m’expatrier. J’ai horreur du brouillard, moi… Mes éponges peuvent pas se contenter de vapeur. C’est lugubre et ça vous imprègne de tristesse jusqu’au plus intime du calbard.

Je danse d’un pied sur l’autre, indécis.

Vais-je suivre le conseil de Brandon et aller me fourrer dans une paire de draps, ou bien au contraire, dois-je décarrer sur le sentier tortueux de la guerre ?

J’opte rapido pour la seconde formule. Je n’ai pas sommeil et la petite cérémonie à laquelle je viens d’assister m’a chaviré le palpitant.

Je me mets à arpenter les rues désertes. Des voitures commencent à circuler. Tout est feutré et gris. Tout est sombre, hostile, farouche… Et moi je me sens comme le petit Poucet au milieu de la forêt après que les zoziaux eurent moufeté les miettes de brignole dont il marquait sa route…

Soudain j’avise un taxi en stationnement.

— Mande pardon, patron, je fais.

Le zig est un grand sec avec une tête comme un plumeau sans plumes.

Il a le regard chassieux.

Je réalise que je lui parle dans une langue qu’il ne connaît pas.

— Je ne parle pas français, récite-t-il avec un accent à découper au chalumeau oxhydrique.

— Et moi, I not speak english je déclare.

Ça le fait marrer. Lorsqu’il rit, on dirait que sa bouche va faire des petits.

Je me cramponne le bocal et je réfléchis.

— Je go to Northampton, dis-je enfin.

Comme dit un pote à moi : je suis polygone, j’habite Vincennes.

Le chauffeur me sort un grand baratin que je ne pige pas et il me fait signe de grimper dans son bahut.

Ça m’étonnerait qu’il me pilote jusqu’à la ville en question, mais enfin, il va peut-être me faire faire un bout de chemin.

Dix minutes plus tard, sa tire stoppe devant un édifice qui ressemble plus à une gare qu’à une pissotière.

— Northampton ! dit le grand mec.

J’ai pigé. Un crétin pigerait, y a pas de mérite !

J’allonge un biffeton d’une livre et il me rend la monnaie.

— Merci, dis-je en m’engouffrant dans la station.

La matinée est déjà assez avancée pour son âge lorsque je débarque à Northampton. Le brouillard s’est fait la valise ou alors il est resté dans la région londonienne.

Vous allez peut-être me traiter de menteur, mais je vous affirme qu’il y a des bribes de soleil sur les toits…


J’avise un policeman avec un casque à impériale et je lui demande l’auberge du « Lion Couronné ». Il me l’indique illico car c’est à deux pas, sur une petite place aux pavés bien égaux.

La ville est construite en briques rouges et, je ne sais pourquoi, me fait penser à Toulouse.

J’entre dans l’auberge. Il faut descendre deux marches. C’est d’un rustique coquet, pimpant. Ça sent la cire et l’encaustique pour cuivre. Ça sent aussi la bière.

Un patron grassouillet, mais avec la figure colorée comme une endive, se tient assis au fond de la salle basse. Il plume une oie.

Il me baragouine un salut obséquieux au milieu d’un nuage de duvet.

— Vous parlez français ? je demande…

Il secoue négativement la trombine.

Me voilà gentil. J’ai bonne mine de vouloir enquêter dans un patelin dont je ne comprends pas le langage.

J’ai l’air à ce point désolé qu’il se met à bramer à la cantonade :

— Mary ! Mary !

Une fille rousse, à l’air sournois, apparaît.

Le taulier me désigne en lui expliquant que je ne pige pas une broque à la langue de Shakespeare.

— Vous désirez ? demande-t-elle.

Son français est à peu près fumable.

— Voilà, expliqué-je, je fais partie de la police parisienne.

Comme preuve de ce que j’avance, je lui montre ma carte. Elle l’étudie très attentivement, avec le même soin qu’un douanier diligent.

— Que pouvons-nous pour vous ?

Elle explique à son patron de quoi il retourne. Lorsqu’il est affranchi, il fronce le sourcil.

— Je viens au sujet du jeune Français qui a été exécuté ce matin, fais-je…

— Oh ! yes, fait la servante. Je me souviens très bien…

— Il a pris un repas ici, le jour de son crime, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Il était avec une jeune fille ?

— Oui.

— Vous aviez déjà vu ce garçon et cette fille auparavant ?

— Il venait ici toutes les semaines, le vendredi… Ils faisaient un repas en tête à tête…

— Aviez-vous l’impression qu’ils… qu’ils s’aimaient ?

Elle rougit comme les fesses d’un nouveau-né.

— Je ne sais pas…

— Enfin, d’après leur attitude…

Elle secoue la tête…

— Non, ils étaient très corrects.

Je la regarde et je lui souris, histoire de la mettre en confiance, mais elle s’était fait porter pâle le jour où la fée Marjolaine distribuait la bonne humeur. Elle est renfrognée comme un pékinois.

— Aucun incident particulier n’a marqué ce déjeuner ?

Elle réfléchit.

— Non, aucun…

— Vous êtes certaine ?

— Oui…

— Voulez-vous demander à votre patron s’il a remarqué quelque chose ?

Elle se tourne vers le gros zig à la peau grise. Elle lui traduit ma question et je le vois qui se met à réfléchir.

Puis soudain, il commence à jacter à tout berzingue. Il en dit épais comme de la gelée de groseille. Il s’anime, ce qui est rare pour un Anglais… Je flaire du bon…

La servante a l’air surpris. Enfin, lorsque l’autre se bouche la valve, elle récite, docilement :

— Mr Benett — je comprends qu’il s’agit du gargotier — dit qu’au cours de ce repas, il y avait un homme assis à la table voisine de celle des jeunes gens. Il a bu de la bière. À un certain moment, le jeune homme français s’est levé pour aller acheter le journal dans la rue à un marchand qui passait. L’homme a lancé discrètement une boulette de papier à la demoiselle. Mr Benett avait le dos tourné, mais il a vu le manège dans la glace…

Tiens, tiens, voilà enfin du nouveau…

— Qu’a fait la jeune fille ? je demande.

La grosse enflure de taulier s’explique.

J’attends la traduction ; j’ai un peu l’impression d’être à l’O.N.U.

— Elle a glissé la boulette de papier dans sa poche. Lorsque son ami français est rentré, tenant le journal, elle s’est excusée et est allée aux lavatories…

Évidemment, pour lire…

Je me mordille la lèvre inférieure.

— L’homme est parti ?

— Presque tout de suite…

— Comment était-il ?

Elle va aux informations auprès du père plume-volaille. Celui-ci fait une description qui m’est livrée mot à mot. Le mec-lanceur de boulettes était grand, jeune, blond. Il portait un complet bleu marine et un gilet de daim marron. C’est tout ce qu’on peut me dire…

— Y a-t-il autre chose pour votre complaisance ? demande la môme.

J’ai envie de lui proposer quelques cours de français supplémentaires, histoire de parfaire son vocabulaire… Des cours du soir pour adulte, de préférence. Mais décidément elle est trop locdue, trop triste.

— Oui, dis-je, il y a une chose que vous pouvez faire pour moi, c’est une paire d’œufs au bacon !

Elle passe la commande en direct à son employeur. Ce dernier, du moment que je deviens client, s’active. Il me désigne une table près d’un grand poêle en faïence, une table coquette avec une nappe à petits carreaux rouges…

Je m’assieds et c’est avec une joie féroce que je crève les jaunes de mes œufs.

En mastiquant allègrement je fais un petit voyage à rebours. C’est de cette salle d’auberge anglaise, qu’est parti le drame… Vous haussez les épaules ? Parole ! mon renifleur n’est pas une betterave. Depuis le temps qu’on se fréquente vous devez savoir que lorsque je démarre sur une piste, même inconsistante, c’est que quelque chose ne tourne pas rond… Je me suis rarement gouré. Là, le boss avec son crâne déplumé et ses manchettes amidonnées a vu juste. Il existe une affaire Rolle. Une affaire beaucoup moins simple que ne l’a cru la police anglaise.

Je bouffe lentement mes œufs frits en regardant la table qu’occupait le mystérieux couple…

CHAPITRE IV Où il est question d’une souris partie sans laisser d’adresse

« Chemist’s shop », mon tom-pouce français-anglais indique que ça se dit aussi « Pharmacy ». C’est pas ça qu’il y a écrit en caractères dorés au-dessus de la porte, mais le truc de chimiste que je viens de vous bonnir en respectant l’orthographe.

Je pousse le bec-de-cane et je trouve en face de moi une sorte de héron frileux habillé en blanc.

— Mr Standley ? je demande en m’efforçant d’attraper un accent anglais carabiné.

— Yes, me répond cet honorable commerçant.

— Parlez-vous français ?

Toujours ma petite question que je promène comme une sébile sous le nez des naturels d’ici. Faut dire que le petit dico dont je me suis armé pour me permettre de déblayer les barricades du vocabulaire, en cas de nécessité absolue, est un peu sommaire.

— Un petit peu, dit le pharmago.

— À la bonne heure !

Je le regarde. Non, ça n’est pas à un héron qu’il ressemble, mais à un pélican, car il porte un goitre volumineux sous le menton.

— Pourrais-je parler à Mlle Auburtin ?

Il ouvre la bouche et j’aperçois des chicots noirs qui ne font pas honneur à sa profession de marchand de pâte dentifrice.

— Elle m’a quitté ! dit-il…

Je sursaute vachement.

— Quand ?

— Il y a quelque temps. Elle n’est pas venue travailler un matin, elle m’a téléphoné que sa tante de Londres était très malade et qu’elle devait se rendre à son chevet. Une fois à Londres, elle m’a écrit en me disant que sa tante allait un peu mieux mais que, dorénavant, elle demeurerait auprès d’elle. Elle s’excusait et me donnait sa démission…

— Voyez-vous ça…

Il me regarde avec surprise.

— Puis-je vous demander qui vous êtes ? demande le pélican frileux.

— Je suis un policier français. En accord avec Scotland Yard, je fais une petite enquête au sujet de ce drame survenu il y a trois mois sur la route qui va à Londres, vous voyez ?

Il a dû avaler trois ou quatre pacsons de coton hydrophile qui lui sont restés dans le gosier. Il clignote des châsses en me biglant…

— Oui, fait-il, je suis au courant. Il s’agit d’un de vos compatriotes, n’est-ce pas ?

— C’est ça… Et il frayait votre souris…

Il se triture le corgnolon. De ses mains grêles, il masse sa gorge enceinte.

— Je ne comprends pas ce que vous dites, fait-il. Excusez-moi, mon français est très imparfait !

Je réprime mon hilarité.

— Cet Emmanuel Rolle fréquentait, voyait votre assistante, n’est-il pas vrai ?

Si je reste un poil de plus dans ce pays, je vais finir par apprendre le français, ce qui est un comble, car je suis obligé d’utiliser les termes les plus académiques de ma langue d’origine.

Le bonhomme fait un signe affirmatif.

— Il l’attendait, parfois, devant le magasin, dans un petit cabriolet noir.

— Souvent ?

— Pas plus qu’une fois à la semaine…

— Quel effet vous faisait-il ?

Il ne pige pas très bien…

J’explique :

— Quelle impression éprouviez-vous en le voyant ?

— Une impression favorable. Il était très gentleman, j’ai été very surpris en apprenant l’horrible chose…

— Votre assistante, Martha Auburtin, était-elle une fille sérieuse ?

— Sérieuse ?

Je constate avec surprise que nos mots, chez nous, s’installent, prennent leurs aises dans la conversation, tandis qu’à l’étranger ils sont enfermés dans leur sens littéral. Par exemple, sérieux veut dire grave à Northampton, et c’est tout.

Une fille sérieuse c’est une fille qui ne rigole pas, et non une fille qui n’a pas les jambes en brancards.

— Voyait-elle d’autres hommes ?

— Je ne m’occupais pas de sa vie privée…

— Cette discrétion vous honore, Mr heu… Standley, pourtant, de même que vous avez eu connaissance des relations Auburtin-Rolle, vous auriez pu, sans le vouloir, découvrir des relations Auburtin-X, vous pigez, pardon, vous entravez, Mr Standley ?

Il palpe son goitre comme on palpe un pneu de vélo que l’on gonfle. Mais la protubérance n’est pas à point car il hausse les épaules tristement et laisse retomber sa main.

— Non, je ne connaissais pas d’autres amis à Martha.

— Vous ne l’avez jamais vue en compagnie d’un homme jeune, grand, blond, portant un gilet de daim ?

Il réfléchit.

— Je ne crois pas.

— Vous n’en êtes pas certain ?

— Je ne me souviens pas d’un homme répondant à ce signalement.

— Bon. Martha Auburtin est une fille comment ?

— S’il vous plaît ?

— Est-ce une bonne employée ?

— Très bonne.

— Sur le plan travail ?

— Très travailleuse…

— En somme vous la regrettez ?

— Très beaucoup…

— Monsieur Standley, avez-vous encore en votre possession la lettre de démission de cette jeune fille ?

— Certainement.

— Puis-je vous demander de me la montrer ?

Il fait un signe affirmatif et s’éloigne dans son arrière-boutique. Tandis qu’il est absent, j’examine l’endroit. La « Pharmacy » est vieille comme les rues. Il ne doit pas y avoir lerche de clients dans ce magasin. Les rayonnages sont poussiéreux, les bocaux sont constellés de chiures de mouches…

— Now, dit le goitreux, voilà la lettre.

Je me saisis du papelard et alors je rigole. Comme un gland je m’imaginais qu’elle était écrite en français. Inutile de vous dire que je ne pige rien de rien à cette missive.

— Puis-je la conserver ? je demande.

— Sorry, répondit-il, mais c’est une pièce dont je ne puis me dessaisir puisqu’elle m’apporte la démission de mon employée…

— Parfait. Mais gardez-la précieusement. Il se peut que la police anglaise vous la demande un de ces jours…

Il opine du bonnet.

— J’aimerais avoir l’adresse de Martha Auburtin…

— Je ne l’ai pas…

— Comment ? Elle ne vous la donne pas sur cette lettre ?

— Non, un oubli sans doute…

— En ce cas, donnez-moi son ex-adresse, celle d’ici.

— 14, Fidelity road.

J’inscris ça sur mon calepin-maison, celui qui a une couverture en moleskine noire.

— Très bien. Pardonnez-moi de vous avoir importuné, Monsieur Standley.

Vous vous rendez compte un brin de la façon dont je jacte, maintenant ? Quand je vais rentrer à Pantruche mes relations vont être siphonnées.

À propos de rentrer en France, il faut que je prévienne le chef, il doit commencer à croire que je me suis fait naturaliser english ou que le port de la soutane m’a converti.

Un grand coup de bada au père la pilule et je les mets. À trois pas y a un bâtiment avec « Post Office » écrit dessus. J’entre et à grand renfort de dictionnaire, je demande la communication avec Paris.

Il me faut un petit quart d’heure d’attente. Enfin j’ai la voix du boss dans les manettes. C’est pas que je la trouve radiophonique, mais, dans ce bled, elle me fait l’effet d’une douce musique de chambre.

— Allô, patron ?

— Ah ! c’est vous, San-Antonio, alors ?

— Eh bien ! ça y est, le petit copain a eu droit à sa cravate.

— Pénible ?

— Un truc de ce genre n’est jamais rigolo, mais ça ne s’est pas trop mal passé.

Je lui bonnis un compte rendu succinct de l’exécution. Je parle de son murmure suprême concernant son innocence. Je raconte l’histoire de la môme Martha, la petite pharmacienne qui se faisait payer à bouffer et à qui ses voisins de table lançaient des messages.

— Et comme par enchantement elle a disparu, vous ne trouvez pas ça bizarre ?

Un court silence. Lorsque le patron la boucle, c’est que ça se bouscule à son carrefour cérébral.

— Si, dit-il…

— Vous ne pensez pas, chef, que je pourrais m’occuper un peu de tout ça ? Je sais bien que le gars Emmanuel est viande froide maintenant, mais tout de même je bicherais si je pouvais découvrir la vérité.

— Vous croyez qu’il y a une vérité à découvrir ? demande-t-il.

Je le contre très sec.

— Je le crois autant que vous, patron.

Il ne dit rien. Il fout ça dans sa fouille avec son tire-gomme par-dessus.

— Écoutez, San-Antonio, murmure-t-il, je vous accorde quatre jours de vacances, si vous voulez visiter l’Angleterre…

— Merci, patron.

— Seulement, je vous recommande la discrétion et même la prudence. Là-bas, vous l’avez vu, on ne plaisante pas avec les gens violents. Souvenez-vous qu’en cas de coup dur je ne pourrais rien pour vous. RIEN !

— C’est entendu, chef.

— Inutile de me rappeler… Simplement soyez ici dans quatre jours.

Il raccroche.

Cet homme, je le connais comme si je l’avais trouvé à côté de moi dans mon berceau le jour où j’ai ouvert les yeux.

Il m’a envoyé ici parce qu’il avait pigé que ça ne carburait pas normalement. Seulement c’est un monsieur qui tient à son grade et il ne voudrait pas que son cher subordonné ait maille à partir avec la police britannique.

M’est avis que je vais devoir marcher sur la pointe des tiges.

Tout en gambergeant à ces détails intérieurs de la maison poulaga, je parvins à la Fidelity road que m’a indiquée la postière. Le 14 est un petit pavillon de briques à deux étages. Devant se trouve un jardinet grand comme le Larousse illustré. Une grille cerne le tout.

Je tire la sonnette.

Une fenêtre, presque immédiatement, s’ouvre au rez-de-chaussée…

La bonne dame qui encadre sa physionomie par l’ouverture devait me guetter. Elle a dû servir de modèle au mec qui a dessiné la vignette figurant sur les bouteilles de Marie Brizard. Elle est vieille, avec des cheveux abondants, surmontés d’un chignon posé sur le sommet de la tête comme une pomme. Peut-être que c’est Mme Guillaume Tell, après tout ?

— Excuse-me, dis-je courageusement. But I will speak with you…

Ceci éructé, je m’éponge en me votant des félicitations car je sens que mon anglais s’améliore à toute pompe.

La vioque n’y a pas compris grand-chose, pourtant ma bouille ne l’effraie pas car elle vient ouvrir. Elle me pose une question que je renonce à me traduire.

— I am french, je murmure avec un beau sourire… Parlez-vous français ?

Elle me fait risette.

— No…

Je fais claquer mes doigts.

Impossible de tailler une bavette dans ces conditions…

Ah ! je m’en souviendrai de cette enquête. Si un flic ne peut pas poser de questions, c’est la fin de tout. Il n’a plus qu’à aller s’acheter une canne à pêche chez le premier marchand du coin.

Mais la dame n’est pas la moitié d’une truffe. Comprenant que nous ne pourrons avoir aucune conversation et curieuse comme une pie, elle use du même subterfuge que le taulier du « Lion Couronné ».

Elle traversa la rue et appelle :

— Grace ! Grace !

Une fille apparaît. Y a que les filles qui parlent le français, décidément, de ce côté de l’île… Probable qu’elles tiennent à pouvoir discuter le bout de gras avec les petits potes de chez nous lorsqu’ils sont en vadrouille dans leur bled…

La mère Marie Brizard tartine. Grace descend et s’approche. C’est une souris comme vous aimeriez en rencontrer une lorsque vous sortez des Folies-Bergère, un soir que votre bonne femme est chez sa vieille mère.

Elle est mince, blonde, avec des petits seins qu’on a envie de recueillir dans ses mains en creux, comme des petits oiseaux tombés du nid. Elle porte les cheveux longs et pendants, à la Françoise Hardy, vous voyez ? Elle a un visage aigu, pas désagréable au fond, pas joli non plus, mais curieux. Ses yeux marron sont vifs et hardis… Sa voix est rauque et elle dépasse votre tympan pour couler dans vos veines.

Un gentil petit lot, franchement.

— Vous êtes Français ? questionne-t-elle.

— De père en fils, je rétorque.

— Mme Fig demande de ce que vous lui voulez ?

— J’aimerais parler à Martha Auburtin…

— Martha Auburtin n’est plus chez elle depuis plusieurs semaines.

— Je sais… Puis-je… obtenir sa nouvelle adresse ?

Grace pose ma question à la mère Fig.

— Mrs Fig n’a pas sa nouvelle adresse…

Je me rembrunis. Tout ça est bien étrange.

Cette souris qui s’esbigne un beau jour sur la pointe des pieds, sans crier gare, me paraît bien étrange.

— Qu’a-t-elle dît en partant ?

Petit à petit, j’apprends tout : Martha est rentrée du turf, un soir, très excitée. Elle était en compagnie d’un jeune homme pilotant une auto…

J’interromps ma narratrice.

— Vous l’aviez déjà vu ce garçon ?

— Non, jamais.

— N’était-il pas blond et ne portait-il pas un gilet en daim marron ?

— Si fait…

— Continuez…

Martha a dit à sa logeuse qu’elle était appelée au chevet de sa tante : — air connu, voir le pharmago goitreux ! Elle a fait rapidement sa valoche et elle a mis les adjas en disant au revoir. Trois jours plus tard, la Marie Brizard a reçu une bafouille identique à celle du potard : Martha demeurait chez sa tante… Elle disait à la mère Fig de conserver sa malle jusqu’à nouvel ordre et qu’elle l’enverrait faire prendre à l’occasion.

— Cette malle est toujours ici ?

Grace demande la réponse. C’est oui.

Cette conversation a eu lieu dans la petite rue. La logeuse me regarde avec gourmandise, souriant éperdument lorsque mes yeux tombent sur elle. Ma traductrice, au contraire, conserve son sérieux. Sa voix rauque n’arrête pas de me faire frissonner.

— Écoutez, lui dis-je, je suis commissaire de police à Paris, et je travaille ici avec l’accord officieux de la police anglaise. Je suis très handicapé parce que je ne parle pas votre langue… Aussi vous remercié-je pour votre précieux concours.

Elle a un bref signe de la tête.

— J’aimerais que vous expliquiez tout cela à cette brave Mme Fig et que vous lui demandiez pour moi la permission de jeter un petit coup d’œil à la malle de son ex-pensionnaire…

Grace baratine la vioque. C’est du gâteau. La logeuse pousse de petites exclamations très minaudières lorsque l’autre lui révèle ma profession.

Enfin, elle me fait signe de la suivre.

Je me tourne vers Grace.

— Puis-je encore abuser de votre temps, miss ? Il se peut que j’aie d’autres questions à poser à madame…

— Je suis en vacances, dit-elle…

Laconique, la gosse, mais gentille.

Nous franchissons la grille et filons le train à la mère Fig qui boitille comme toute une famille de canards…


La chambre de Martha est vide. La vieille explique par le truchement de sa jeune voisine qu’elle n’a pas retrouvé de locataire depuis…

Toutes les affaires de la jeune fille ont été par ses soins empilées dans une malle plate.

J’ouvre ladite malle et je me mets à l’inventorier soigneusement sous le double regard des deux mômes.

Elle ne contient que du linge, des chaussures, des objets de toilette.

Je tombe sur un vieux sac à main. À l’intérieur, il y a des épingles de sûreté, des papiers démaquillants, un tas de bricoles sans importance que la môme fourrait dans ce réticule dont elle ne se servait plus.

Je déballe néanmoins son contenu et bien m’en prend car, à l’intérieur d’une petite poche à fermeture éclair, je mets le nez sur un morceau de lettre. C’est la première moitié d’une bafouille ancienne, oubliée dans cette niche. Et je comprends pourquoi la gosseline l’avait déchirée, c’était pour conserver une adresse, bien que je ne pige pas l’english, je vois un numéro et je lis Custom Market.

— Pouvez-vous me traduire ceci, miss Grace ?

Elle s’empare de la feuille et lit :

Cher Mar,


Je suis obligé d’aller à Londres demain, mais tu pourras le rencontrer 122 Custom Market, à l’heure prévue. Il aura ce qui t’intéresse. Au sujet du vieux, je crois que tu as tort de croire qu’il ne…

La baveuse s’arrête là…

Je dis à la môme Grace :

— Voulez-vous me la relire une fois encore ?

Docile, elle obtempère…

Qui a écrit cette missive ? Qui est le type dont le rédacteur a soigneusement omis de dire le nom ? Qui est le vieux ?

Enfin, j’ai toujours une adresse.

— Custom Mark, c’est loin d’ici ?

— Dans la banlieue… Un autobus y mène…

— Ça vous ennuierait de m’indiquer le chemin à suivre ?

Elle secoue la tête.

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

La proposition est formulée d’un ton paisible.

Je la regarde, elle me regarde bien placidement.

— C’est très gentil à vous ; mais je ne voudrais pas abuser de vos vacances.

— Les vacances ici n’ont rien de très drôle, murmure-t-elle.

— Alors je suis votre homme.

Je toussote car avec la façon qu’ont les Anglais de tout traduire littéralement elle va croire que…

Je m’incline très bas devant la mère Fig. Elle jacasse comme une perdue et Grace ne se donne même pas la peine de lui répondre, ni de traduire…

J’ai idée qu’elle n’est pas près d’oublier mon intrusion dans sa bicoque, la Marie Brizard. Avant une plombe, tout le quartier saura qu’un french poulet est venu ramener son pique-bise dans le coinceteau.

Je referme la grille derrière moi.

Le ciel se bouche à nouveau et la nuit ne va pas tarder à nous tomber dessus avec sa chape de brume…

Putain de contrée !

Heureusement, la souris est gentille. Le bruit de ses hauts talons sur les pavetons, c’est une musique qui me plaît !

CHAPITRE V Où il est question d’un jardin, d’un mouchoir, d’un bouton et du reste

Nous sommes assis face à face dans un bus poussif. Autour de nous, c’est plein d’une population laborieuse qui regagne son clapier lisant les nouvelles qui ne la concernent pas avec des mines de clergyman triste.

Grace est gentille tout plein dans son imperméable. Elle a une chose qui me plaît énormément : cette gravité des Anglais.

Chez les autres, ça fait triste, mais à elle ça lui va bien. Comment vous expliquer, ça lui confère un petit côté romantique… Elle me plaît, cette gosse. Si elle n’avait pas l’air aussi sérieux, j’aimerais lui raconter l’histoire du petit gars qui apprenait à la fille du crémier à jouer au bilboquet-maison.

Je la reluque en loucedé. Elle se rend fort bien compte de la chose mais elle ne témoigne d’aucun sentiment.

— Vous connaissez cette Martha Auburtin ? je demande…

— Oui, dit-elle, à plusieurs reprises j’ai pris le thé en sa compagnie chez Mme Fig.

— Quelle sorte de fille est-ce ?

— Intellectuelle tourmentée…

— Jolie ?

— Très jolie, mais pas en admiration devant un miroir… Elle avait des idées sur tout, sauf sur la mode. Elle s’habillait à la diable, sans recherche, sans idée, même…

— Sérieuse ?

— Je l’ignore… En tout cas elle ne recevait personne chez elle.

Un pâle sourire égaie son visage crispé.

— Mme Fig ne l’aurait du reste pas toléré…

— Et vous ? j’attaque…

— Moi, quoi ?

— Que faites-vous, dans la vie ?…

Elle hausse les épaules.

— Je vis, dit-elle.

— Très bonne réponse, on dit un truc de ce genre dans le Roi de Thulé. Du moment que vous êtes en vacances c’est que vous exercez un métier, non ?

— Je suis secrétaire…

— Vous tapez à la machine ?

— Avec dix doigts, oui… Il y a au-dessus de ma tête un tube au néon, et sous mes pieds une carpette en caoutchouc…

Elle n’a pas du tout l’air satisfaite de sa condition.

— Où avez-vous appris le français ?

— Dans les livres, puis en France… Le système des correspondants au pair, vous savez ?

— Vous connaissez Paris ?

À la façon dont elle répond « oui », je comprends que non seulement elle connaît, mais encore qu’elle regrette.

— C’est gentil de m’accompagner. C’est par distraction ?

— Exactement.

C’est net, elle n’a pas du tout envie de se laisser baratiner.

J’essaie sournoisement de lui coincer une patte entre les miennes, mais elle se dégage doucement, gentiment presque, afin de ne pas me vexer…

Je bigle alors mon voisin de gauche. Il est morne comme un hareng pas frais… Il lit son canard en posant le nez dessus.

Je réprime un bâillement.

— C’est encore loin, Custom Market ?

— Non, prochaine station…

Je sors une cigarette de ma poche. Je vais pour allumer, mais elle me stoppe.

— Défense de fumer !

— Charmant, je bougonne, est-ce qu’on a au moins la permission de regarder les jolies filles ?

Elle détourne les yeux.

Ah ! l’Angleterre, je vous jure !


On longe le mur interminable d’une usine et on débouche sur une grande place sans vie où le brouillard coule comme du lait sale.

— Nous y voici !

Je m’efface pour la laisser passer et je saute du bus.

— C’est Custom Market ?

— Oui…

— Bon, il ne reste plus qu’à dénicher le 122.

Je n’ai pas fini de parler que je sursaute. Le hasard a bien fait les choses : l’arrêt de l’autobus est pile devant.

Je regarde la maison de briques, pareille aux autres, qui se dresse devant nous. Les volets sont mis ; aucune lumière ne filtre…

Au fond, pouvez-vous me dire ce que je viens renifler là ? Et, pendant que vous y serez, pourrez-vous me dire aussi ce que je maquille autour de la miss Auburtin ? Elle ne m’a rien fait, cette souris… Tout ça c’est du vent… Je ferais mieux de retourner to London et de cramponner le prochain zoiseau pour la France… Les petits bistrots de Paname, les bonnes voix de Paname, l’odeur de Paname, tout cela me manque d’une façon presque insupportable. Je suis comme un poisson d’eau douce qu’on larguerait en plein Atlantique. Je me sens mal à l’aise et perdu.

— Que faites-vous ? demande ma compagne.

Elle me met dans l’obligation d’agir par cette simple question.

Je tire sur la chaîne pendue à côté de la grille.

Une sonnette grelotte quelque part… Rien ne répond. Ce coup de sonnette c’est vraiment une formalité, car la baraque sent l’inhabité.

— Personne, fais-je.

— Nobody, répète-t-elle…

Je mets mes yeux dans les siens, perplexe.

Elle ne bouge pas, car c’est une fille qui respecte les hésitations d’autrui.

— Voulez-vous me rendre un nouveau service, miss Grace ? je demande.

Ses chasses répondent oui.

— Demandez donc aux voisins qui habitent cette maison, et tâchez d’accumuler le maximum de tuyaux sur le locataire en question… Ça ne vous ennuie pas de jouer les détectives ?

— Au contraire, ça m’amuse…

Elle a dû s’alimenter au Peter Cheney, cette momaque. La voilà partie, piaffant.

Machinalement, je chope la poignée de la grille et je tourne. Stupeur profonde : la lourde s’ouvre.

J’entre dans un jardinet coquet où l’herbe commence à réclamer la tondeuse…

Je gravis les deux marches du perron, je tabasse à la porte. Mes fesses ! C’est le grand silence…

J’essaie d’ouvrir mais y a pas mèche… Cette lourde-là est aussi fermée que l’esprit d’un gardien de la paix.

Je fais le tour de la cambuse : des clous ! Pas moyen d’introduire le moindre bout de regard à l’intérieur. Notez que j’ai mon petit Sésame sur moi — ouvre-boîte diplômé S.G.D.G. — seulement je me rappelle les paroles du chef : « Pas d’histoires ! Vous êtes en Angleterre et en cas de pépin je ne peux rien pour vous. » Donc je dois gaffer vilain pour tenir mon nez propre. Emmanuel Rolle m’a prouvé que les tours d’à-l’œil ne payaient pas.

Comme j’arrive derrière la cambuse, je découvre un mouchoir. Il est roulé en boule et porte des traces de rouge à lèvres. C’est un mouchoir de gonzesse.

Je le ramasse et l’examine ; il ne porte pas d’initiale. À tout hasard je le colle dans ma profonde.

Le derrière de la maison est constitué par un minuscule potager où en les serrant vachement on arriverait à planter une demi-douzaine de choux.

Je constate que l’on vient de remuer la terre et d’y faire des semis. C’est surprenant, étant donné l’abandon du devant.

Je reste debout devant ce jardinet.

Un haut mur l’entoure. Au fond s’élève un petit appentis. J’y vais. Quelques outils : une bêche, une pioche, un râteau… J’examine la bêche et je constate qu’elle est maculée, au manche, de taches noirâtres qui m’ont bel et bien l’air d’être du sang.

Je l’empoigne et je retourne dans le jardinet, juste à la planche de semis.

Le proprio va faire une drôle de cerise en revenant lorsqu’il découvrira que ses salades romaines ont été retournées. Du coup il le sera aussi.

San-Antonio, vous pouvez le constater, c’est un vrai chien de chasse. Il a le nez tellement creux que, sans forcer, on arriverait à y loger une famille de douze membres avec leurs meubles.

Voilà comme je suis, mes aminches : j’entre, je regarde, je hume et j’éprouve un picotement. Me voilà en train de jouer les chiens ratiers…

Un mec qui me verrait et qui aurait un appareil photo pourrait prendre un cliché pour servir de couverture aux graines Vilmorin.

J’ai un petit côté : « le jardinage chez soi » qui ravirait une vieille fille à marier.

Et je te creuse, et je te retourne la glèbe.

La glèbe !

Vous bilez pas si j’emploie des mots aussi calés, c’est uniquement un exercice de style !

La glèbe britannique ! Sujet de conférence pour les Annales.

Y aurait long à tartiner là-dessus. Et avec une suite, mes enfants ; une suite qui pourrait s’intituler : l’Angleterre, pays des morts étranges…

Aux suprêmes lueurs du jour — un jour tellement malade que ça ne vaut plus la peine d’en parler — je découvre un soulier de femme. Drôles de semis, hein ? Peut-être qu’on plante des godasses dans ce patelin, histoire de récolter des tatanes.

Seulement, lorsque je tombe sur le pied qui va dans la godasse, sur la jambe qui surmonte le pied, sur le corps qui surmonte la jambe et sur la tête qui couronne le tout, je me dis que, cette fois, plus la peine de se chercher des raisons. Le mec qui a planté ce corps dans son jardin n’attend pas qu’il monte en graine. Il a mis les adjas presto et sa carrée est à louer…

Je frotte une allumette et me penche au-dessus de la fosse. La souris défunte devait être jolie avant que les petits asticots s’occupent d’elle. Sans jeu de mot car il serait atroce comme on dit dans les milieux chics, elle a de beaux restes !

Comme l’allumette s’éteint j’entends un bruit de pas sur le gravier. C’est ma petite interprète qui la ramène. Elle me regarde avec surprise, s’avance et se penche au-dessus du trou à son tour.

— C’est Martha Auburtin, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-elle…

Elle met la main devant sa bouche et se recule. Elle manque d’entraînement, Grace.

— Comment avez-vous deviné que c’est elle ? demande-t-elle.

Je montre le mouchoir.

— Voici un mouchoir que j’ai ramassé dans le jardin. Un mouchoir de femme. Il n’a aucune initiale, et il n’est pas parfumé… Un mouchoir de femme non coquette…

Elle approuve du bonnet et, pour la première fois depuis que je l’ai vue, quelque chose qui ressemble à de l’admiration se manifeste sur sa physionomie.

— Il faut appeler la police, dit-elle.

— O.K., fais-je, mais, s’il vous plaît, pas celle du bled. Je n’ai pas de temps à perdre avec des types qui m’interrogeront alors que j’ai, moi, tant de gens à questionner. C’est le Yard que je vais alerter, avec votre concours, du reste, puisque, décidément, je vous mobilise…

Je reporte les outils au fond du jardin, dans le minuscule appentis. J’y découvre un rouleau de carton goudronné et je l’amène près de la sépulture afin de la recouvrir.

Comme je commence ce turf, j’aperçois la main droite de la morte serrée contre sa poitrine. Elle paraît tenir quelque chose contre son sein. Je lui ouvre les doigts, ce qui est un sale travail car il me semble que je manœuvre une statue de marbre. Du marbre, non ! Plutôt du bois. Ça craque sinistrement, mais je parviens à lui arracher sa proie : il s’agit d’un bouton… Un simple bouton en corozo qui faisait partie de son tailleur et qu’elle a arraché je ne sais pourquoi, dans quel but ou par quel réflexe ?…

Je mets cet innocent bouton dans la poche de mon gilet.

— Bon, on peut se tailler maintenant, dis-je… Allons dans un pub pour téléphoner à Londres…

Grace marche tête basse.

— Elle a été assassinée ? demande-t-elle.

— J’ai tout lieu de le croire bien que je n’aie vu aucune plaie… Mais comme on n’a pas l’habitude de mettre dans son jardin les gens morts naturellement…

Il fait nuit noire et le brouillard a repris possession de cette partie de l’univers. Nous marchons côte à côte, abîmés en nos pensées…

Elle est à la hauteur, Grace. Dans un cas comme celui-ci, une autre souris aurait fait un méchant chabanais, se serait trouvée mal et aurait appelé à la garde !

— Ça vous fait une sale impression, non ? je demande brusquement.

Elle répond, d’un ton morne.

— C’est très pénible, en effet…

— Vous n’aviez jamais vu de morts ?

— Non…

— Mes compliments, vous avez bien tenu le coup…

« Au fait, vous avez obtenu des renseignements sur le locataire de la maison ?

— Oui…

— Je vous écoute…

— Il s’agit d’un certain Higgins. Il a loué le pavillon voici trois ou quatre mois. Il est voyageur de commerce et ne l’occupait presque jamais.

— Comment est-il, Higgins ?

— Taille moyenne. Il a les cheveux grisonnants.

— Il recevait des visites ?

— Martha quelquefois, et un jeune homme blond… J’ai compris à la description qu’on m’a faite qu’il s’agissait de Martha…

— Où travaille-t-il ?

— Les voisins l’ignorent. Il ne parlait à personne… Il venait, il restait un jour ou deux, puis repartait pour une semaine…

Il se déplaçait comment ?

— En voiture. Une Hillmann décapotable rouge vif…

— Bravo, je murmure, vous avez des dons certains, mon petit…

Elle a une petite moue de modestie.

Trois marches : nous poussons la porte d’un pub. Dans ce pays, il y a toujours des marches à monter ou à descendre pour accéder quelque part.

Nous nous installons au bar.

— Que buvez-vous ? je m’informe poliment.

— Comme vous, dit-elle.

— Moi ce sera du whisky…

— Moi aussi…

— Moi c’est un double.

— Alors deux doubles…

— Votre petit cœur est à l’envers ?

— Il y a de ça, oui…

Le barman nous présente deux verres dans lesquels il a laissé juste assez de place pour un cube de glace. Nous buvons avec délectation… Une musique douce joue en sourdine un petit air qui ne vient pas d’Amérique mais bel et bien de France… Ça me fait presque autant de bien que l’alcool…

— Si on téléphonait ? je suggère… Remarquez, rien ne presse, au point où en sont les choses…

Elle saute de son tabouret.

— Suivez-moi.

Nous pénétrons dans une étroite cabine au fond de l’établissement.

— Vous allez demander Scotland Yard, fais-je. Une fois que vous l’aurez, réclamez l’inspecteur Brandon, pour le commissaire San-Antonio. Je lui parlerai moi-même : il comprend ma belle langue.

Grace approuve. Elle se met à jacter à la standardiste.

Dans cette étroite cage de bois je me sens tout chose. La chaleur de la fille, son discret parfum, son odeur de blonde me montent directo dans le mirador.

Nos deux corps sont pressés l’un contre l’autre et je sens que si la communication tarde, il va arriver quelque chose dont la conclusion pourrait bien être une tarte sur la gueule du San-Antonio des familles.

Grace parle, se tait, jette un mot à nouveau… Sans doute, au Yard, lui dit-on de patienter…

Enfin, elle me tend l’écouteur.

La passoire d’ébonite a l’odeur de son rouge à lèvres… L’odeur de son haleine…

Elle veut sortir par discrétion, mais, me payant de culot je la retiens et la plaque contre la cloison. Elle ne bronche pas, n’a aucune réaction, simplement sa poitrine se soulève un peu plus vite, un peu plus fort.

— Allô ! lance une voix lointaine.

— Brandon ?

— Yes…

— Ici commissaire San-Antonio…

— All right ! Comment allez-vous, cher collègue ?

— Mieux que Martha Auburtin…

Il laisse glisser une caravane de pointillés. Puis :

— Il lui est arrivé malheur ?

— Plutôt… Elle est enterrée dans le jardin d’un certain Higgins, 122 Custom Market…

— Vous dites ?

Un peu soufflé, le serviteur de la première police mondiale.

— Comment avez-vous découvert ?

— Au pifomètre…

— Quel est cet ustensile ?

Je rigole.

— Une spécialité française, mon bon.

« J’ai voulu interviewer cette fille. Mais elle avait disparu. Je me suis donné la peine de la chercher. Et voilà. Seulement, soyez gentil. Je tiens à rester en dehors du coup, occupez-vous de cela. D’accord ? Mon temps est très limité et j’ai tellement de choses à voir pour aller jusqu’au bout.

— Qu’appelez-vous jusqu’au bout ?

— Jusqu’à la vérité. Je sais, et vous en avez la preuve, qu’il y a un truc carabiné sous ce banal accident causé par Rolle… vous verrez, Brandon. Vous verrez qu’on découvrira un vache pot aux roses, un de ces quatre…

— Un quoi ?

Je soupire… Non, décidément, je ne pourrai jamais m’acclimater dans ce patelin…

— Vous arrivez ici ?

— Immédiatement.

— Peut-être vous rencontrerai-je, dis-je. Vous descendez où ?

— Eh bien ! mais… à l’hôtel du « Lion Couronné », après tout…

— D’accord, si je ne puis y passer je vous laisserai un message, Brandon.

— Vous comptez partir ?

— Je ne sais pas…

— Puis je vous demander quels sont vos projets immédiats ?

— Boire un double scotch…

— Alors à votre santé, commissaire…

Je pose l’écouteur sur sa fourche.

Grace est toujours là, tout près, immobile, à respirer fortement.

Je la regarde comme un gars regarde une fille de qui il a envie.

Elle sent le danger et ouvre la porte. Nous sommes très rouges, l’un et l’autre, lorsque nous arrivons au bar.

— Deux doubles, dis-je d’une voix assurée pour cacher mon trouble.

CHAPITRE VI Où il est question d’un garagiste qui connaît son métier et d’un mec surnommé San-Antonio ; qui ne fait pas toujours le sien !

Nous lichons nos glass en silence. L’heure tourne, le disque aussi et sûrement la calbombe de la môme Grace aussi car elle vide ses godets comme un brave. Mais elle tient le choc et ça n’est pas tout de suite qu’elle s’écroulera.

Moi, je fais un tour d’horizon en privé.

Jusqu’ici, j’ai trois personnages dans cette histoire : Martha Auburtin, la compagne hebdomadaire de Rolle ; le grand blond au gilet de daim qui semble avoir fait du contrecarre à ce dernier, et Higgins, le locataire de la maison dont le potager sert d’annexe au cimetière de Northampton.

De la première, je sais plusieurs choses ; qu’elle travaillait dans une pharmacie ; qu’elle n’était pas coquette, qu’elle a prétexté un départ subit et surtout qu’elle est morte.

Du second, je sais qu’il porte un gilet de daim marron et qu’il est jeune, grand et blond.

Du troisième, je sais qu’il s’est fait appeler Higgins et qu’il possède un cabriolet Hillmann rouge.

Avec ces détails, il va falloir que je poursuive mon petit bonhomme de chemin dans le brouillard, sans parler l’anglais…

Je tourne vers Grace un regard lourd de réflexions rentrées.

Bon, dis-je, il se fait tard. Je suppose que vous avez envie de rentrer chez vous, non ?

Elle ne me regarde pas mais répond :

— Non.

C’est sec comme un coup de trique.

— Enfin, bougonné-je, je ne vais pas vous trimbaler à mes trousses jusqu’à perpète, non ?

Bien entendu, elle ne peut traduire une phrase aussi particulière et dont aucun dictionnaire ne lui donnera jamais la signification, mais elle en perçoit le sens général.

— Si je vous importune, fait-elle, c’est différent.

Elle glisse de son tabouret.

— Bonsoir. C’était très intéressant.

Déjà elle se dirige vers la porte du pub.

— Hé ! Attendez ! crié-je… Vous n’allez pas vous mettre à faire des complexes ! Je ne demande pas mieux que de vous avoir avec moi, sans vous, maintenant, j’aurais l’impression de me trouver seul au milieu d’une tribu papoue.

— Alors ?

— Ben, seulement j’ai des scrupules…

— On m’a toujours dit que les policiers n’en n’avaient pas…

Elle ne se laisse pas monter sur les targettes.

— Voulez-vous parier que je suis l’exception confirmant la règle ? Mes scrupules font partie des convenances. Je me disais que, peut-être vous aviez quelqu’un qui vous attend.

— Personne ne m’attend.

— À votre âge, c’est anormal…

— Vous trouvez ?

— Et comment, je trouve !

— Mes parents sont morts…

— Et les garçons d’ici, ils font quoi, après le boulot, de la broderie ?

— Plutôt du ping-pong…

Je la boucle. Inutile de piétiner la virilité des naturels de l’endroit. Du reste, leur virilité, elle me paraît assez mal en point comme ça !

— C’est bon, fais-je. Suivez-moi.

En sortant du bar, je suis surpris par l’humidité. La ville n’est plus qu’une monstrueuse éponge. Je me fais l’effet d’un microbe paumé dans le poumon d’un pleurétique.

— Où allons-nous ? demande Grace…

— Attendez un instant, Trésor…

Il me vient une idée… Une idée motorisée…

— Les autos stationnent-elles dehors, la nuit ?

— Non, fait-elle, à cause du brouillard c’est interdit…

— O.K…

Donc, Higgins devait bien carrer son tréteau quelque part lorsqu’il pieutait ici ? Comme il n’y a pas possibilité de garer une voiture dans l’étroit jardinet, j’en conclus qu’il remisait son os dans un garage… Et certainement dans le garage le plus proche de son domicile, c’est normal, non ?

— Faites une chose, Grace, je murmure. Demandez au premier pignouf l’adresse du plus proche garage…

— Entendu.

Avisant un policeman en faction à un carrefour, elle lui pose la question. Le flic se met à tendre le bras en proférant des paroles certainement précises.

— Venez, me dit Grace lorsqu’elle a remercié le zig d’un bref thanks.


Ça s’appelle le garage Excelsior, comme n’importe où !

C’est un garage de dimensions assez modestes.

Grace m’entraîne vers un box vitré, sur la droite.

On voit de la lumière. Là-dedans, il y a un petit type brun au nez busqué qui fume des cigarettes en potassant un catalogue.

Je frappe.

— Come in ! lance le type.

J’entre dans l’aquarium. Il y fait chaud et ça sent bon le pneu neuf. Ça me flanque la nostalgie de ma bagnole.

— Good night, fais-je.

Je me tourne vers Grace.

— Voulez-vous demander à monsieur s’il a eu un Higgins comme client ?

Un éclat de rire retentit. C’est le garagiste qui se fend le parapluie.

— Sans blague ! crie-t-il, un Français !

Il a l’accent de Belleville.

T’es Français ? je demande, ahuri…

— Un petit peu, mon neveu !

On s’en serre dix sous les yeux surpris de la jeune fille.

Le gars se raconte de haut en bas : il est venu ici après Dunkerque, une balle dans la cheville l’avait rendu bon à nib pour la castagne. Il a été soigné à l’hosto de Northampton par la fille d’un garagiste, une gonzesse choucarde qui lui plaisait. Comme il aimait les taches de rousseur et la mécanique, il l’a épousée toute vive. Depuis, le vieux a canné et il est propriétaire du garage.

— Moi, tu vois, dit-il, je suis comme les castors, j’ai fait ma maison avec ma…

Je l’interromps presto afin d’éviter à la môme Grace de jouer la grande scène de la pudeur.

— Et toi ? demande-t-il.

Je lui montre ma carte.

— Merde ! fait-il. Un poulet !

Il se reprend presque aussitôt.

— Vous m’excuserez, commissaire.

— Oh ! fais pas de giries parce que je suis de la grande maison, mon pote. En ce moment y a deux gnaces de Pantruche qui se congratulent…

Je le botte.

— Amène-toi, dit-il, péremptoire, on va déboucher un petit Pouilly. Je le fais venir directo de la propriété. Tu verras, c’est pas de la tisane.

Et nous voilà partis à travers les voitures, jusqu’aux appartements de mon compatriote ; lequel, soit dit entre nous, s’appelle Alexandre Tupin.

Il nous reçoit dans une salle à manger tout ce qu’il y a de pompelard et il va chercher une bouteille.

En la débouchant, il frétille.

— Tu parles d’un pot ! Ça fait une génération que j’ai pas vu un Parisien ! annonce-t-il… Ce que c’est bon d’entendre l’accent de là-bas. Dis voir, la Butte est toujours à la même place ?

— Oui, jusqu’à la prochaine expérience atomique, dis-je.

On cause du patelin, puis soudain, alors qu’il refait une tournée :

— Et à propos, qu’est-ce qui t’amenait dans ma cathédrale, t’as besoin d’une guinde ?

Je secoue la tête…

— D’un tuyau seulement.

— D’échappement ?

Il a de l’esprit, vous voyez… Ce pote doit s’endormir avec un almanach Vermot comme oreiller, nature !

— Dis donc, Alexandre, tu n’aurais pas eu comme client un certain Higgins, il y a quelque temps ?

Il réfléchit.

— Attends voir… Non, je ne pense pas…

La déception me flétrit l’œsophage.

— Tu comprends, continue-t-il, leurs blazes j’y fais attention le moins possible… C’est tellement duraille à retenir… Tu dis, Higgins ?

— Oui…

— Oh ! c’est possible après tout… Il est comment, ce pèlerin ?

— C’est ce que je voudrais savoir…

Il devient grave.

— Ah ! bon. C’est pour du sérieux ?

— Je crois que oui.

— Et il avait quoi comme bahut ?

— Une Hillmann rouge, cabriolet.

Il saute sur sa chaise comme si on y avait versé une bonbonne de fluide glacial.

— J’y suis… Oui, une Hillmann rouge… Higgins, c’est ça… Un costaud avec les cheveux gris.

— C’est bien ça…

— Alors ? poursuivit-il.

— Parle-moi de lui.

— J’aimerais mieux te parler de Tino Rossi. Je sais rien… C’est un client comme ça : il vient, il part : une vidange-graissage ; un lavage, tu vois le topo ?…

— L’as-tu vu en compagnie ?

— Non. Je ne me rappelle pas…

— Tu ne vois pas un fait quelconque, même anodin, qui permettrait de le retrouver ?…

— Facile. J’ai son adresse sur mon livre, c’est Custom Market, je crois… Devant l’arrêt du bus, j’avais remarqué…

— Ça, je le sais. Seulement il s’est tiré et j’aimerais savoir où on peut le repêcher…

Il lève les bras et les laisse retomber.

— Tu m’en demandes trop !

Je renonce à lui tirer quoi que ce soit et je l’aide à finir la bouteille.

Comme je me lève, suivi dans mes moindres gestes par Grace qui a tendance à devenir mon ombre, il se met à barrir…

— J’ai une idée…

— Une idée ?

Pour ton zigoto…

Je le regarde avec appétit.

— Vraiment ?

— Écoute. Un jour, il a claqué sa bobine en voyage ; il est rentré avec une bobine prêtée par un de ses collègues, m’a-t-il dit. Il m’a demandé de la remplacer et de réexpédier la bobine prêtée à son possesseur. Et je me souviens du nom et de l’adresse du gars. Il s’appelait Tone et il crèche à Bath… C’est ce nom : Bath, qui m’a fait rigoler… Il paraît que c’est près de Bristol…

Je répète :

— Tone, à Bath ?

— Oui, oui…

Après tout, ça peut m’aider à retrouver Higgins.

J’inscris ces deux noms sur mon carnet et je prends congé du garagiste.

— Que pensez-vous de tout ça, Grace ?

Elle règle son pas sur le mien… Je suis presque gêné de sa docilité. On peut dire que c’est une femme qui marche au doigt et à l’œil.

Des femmes qui marchent au doigt, on en trouve plein les internats de jeunes filles. Mais des femmes qui marchent à l’œil, c’est déjà plus rare.

— Je ne pense rien, dit-elle… je me laisse aller… Il me semble que je vis un roman. Tantôt, j’étais chez moi, je me préparais à sortir… Ce que j’allais faire ? Je ne le savais pas : sans doute errer le long des rues, ou bien aller au cinéma…

— Vous n’avez pas faim ? Moi, je tombe d’inanition… de sommeil aussi, ça fait quarante-huit heures que je n’ai pas fermé les yeux…

— Il y a un poulet froid à la maison…

— C’est une invitation ?

— Qu’en dites-vous ?

— Je l’accepte sans façon. On achète de quoi l’arroser, ce poulet, et puis un gâteau. J’ai jamais bouffé de pudding, il paraît que ça se laisse manger ?

Nos emplettes faites, nous regagnons sa carrée. Elle occupe un minuscule appartement : un studio, une cuisine et un cabinet de toilette. Le tout est propre, gentiment meublé, mais sans âme. Cette fille est détachée des biens de ce monde.

— Vous n’avez pas peur que je vous compromette ?

— Je me moque du qu’en-dira-t-on, fait-elle. C’est bien ainsi qu’on s’exprime, chez vous ?

— Oui…

Je déballe la camelote tandis qu’elle dresse le couvert.

La radio joue un petit air à base de cornemuses. Un air rouillé et grinçant qui fait mal aux oreilles mais qui égaie le cœur.

En face, il y a de la lumière chez la mère Fig…

En face, il y a l’appartement vide de Martha Auburtin, sa malle…

Quelque part, dans la ville, au milieu du brouillard, se dresse un pavillon que, dans quelques heures, on appellera « la maison du crime ».

— Vous avez l’air triste, fait-elle observer…

— Bast, c’est le climat, sans doute…


La bonne chère, y a que ça pour retaper le moral d’un bonhomme. Lorsque j’ai fini ma seconde aile de poulet et bu mon troisième verre de Châteauneuf, je sens que mon optimisme va faire du rabe.

— Écoutez, Grace, il faut être franche avec moi. Nous sommes en sympathie, alors dites-moi tout…

— Que voulez-vous savoir ?

— Ce qui vous tourmente… On dirait que vous souffrez d’une peine cachée ?

— C’est vrai, reconnaît-elle.

— Je peux la connaître ?

— Oh ! il n’y a rien de très original : j’aimais un jeune homme…

— Et il vous a laissé quimper ?

— Non. Il est mort…

Je baisse la tête ; d’accord, c’est moche… Une gerce qui a du crêpe autour du cœur, ça fait tout de suite pénible.

Elle va s’asseoir sur un divan et rêvasse. Je sors une cigarette, mais, au lieu de l’allumer je la pose sur mon assiette.

Au bout d’une hésitation, je la rejoins.

Je m’assieds à ses côtés ; je passe mon bras par-dessus son épaule et je l’attire contre moi. Elle oppose une résistance de trois secondes puis elle se laisse aller.

— Je n’aime pas que les jolies filles aient du chagrin, dis-je. Vous entendez, mon chou… Je ne peux pas le supporter.

Elle blottit sa tête contre ma poitrine.

— Grace, je sens que j’ai un terrible béguin pour vous. Vous ne savez peut-être pas ce que ça signifie « un béguin » ? Tant pis, je ne chercherai pas à vous traduire…

Je lui lâche l’épaule et, dans mes deux mains je saisis sa tête. Sa bouche maintenant se trouve à moins de trois centimètres de la mienne, le voyage n’est pas long.

Elle a peut-être du chagrin, mais elle embrasse bien. Du reste, c’est une constatation que j’ai faite souvent : une femme dans l’ennui embrasse mieux qu’une autre. Sans doute met-elle plus de passion dans le baiser qu’une autre plus frivole…

Je la renverse sur le plume. Elle se laisse aller, elle est molle et ferme à la fois…

CHAPITRE VII Où il est question d’un accidenté qui a la vue basse

Il fait jour lorsque je m’éveille.

Le bruit d’un moulin à café fracasse mon engourdissement. Je tâte le plume autour de moi et mes doigts avides ne rencontrent que le creux laissé par le corps de Grace.

Alors je me mets sur mon séant.

Elle est en train de préparer le déjeuner. Décidément, c’est une môme de première classe.

— Bien dormi ? gazouille-t-elle.

Elle sourit. Ça a l’air d’aller mieux sur le chapitre de la mélancolie. M’est avis que la petite séance de cette nuit lui a été salutaire, comme une cure à Vichy est salutaire aux hépatiques.

Croyez-moi, les grognaces ont toujours un moyen radical de surmonter leurs dépressions.

— Heureuse ? je demande sans une ombre de modestie…

Elle rougit délicieusement.

— Oui, murmure-t-elle…

Cet hommage étant rendu à mes possibilités, je me sens d’attaque.

Rapidement, j’organise le programme immédiat.

— Dis-moi, chérie, tu m’accompagnes toujours ?

— Oui !

Elle l’a presque crié et elle a même failli le dire en anglais pour aller plus vite.

— Bravo ! Tu vas aller téléphoner à mon petit copain d’hier : le garagiste français. Dis-lui que j’ai besoin d’une auto pour un jour ou deux et qu’il m’en loue une rapidement. Qu’il la fasse amener ici par un de ses employés…


C’est pas marrant de conduire à gauche lorsqu’on a passé sa vie à rouler à droite…

Ça me fait un drôle d’effet. Aussi ne forcé-je pas l’allure.

— Où allons-nous ? demande Grace ? À Bath ?

— Pas encore, dis-je. Auparavant j’ai quelqu’un à voir. Tu connais Ayat ?

— Oui. C’est un petit village pas très loin d’ici…

En effet, il ne nous faut pas longtemps pour atteindre le bled.

À l’entrée du petit bourg, j’avise un maréchal-ferrant occupé à mettre des pompes neuves à un vieux bourrin.

— Demande-lui où habite M. Duggle, ordonné-je.

Grace parlemente.

— C’est la première maison avant d’arriver à l’église…

— J’embraye…

La dernière maison est une maison comme les autres. C’est inouï ce qu’on a le goût de l’uniformité dans ce patelin. Toujours de la brique et des jardinets avec cadavre ou avec rosiers…

Une pancarte se balance au-dessus de la porte.

— Qu’y a-t-il d’écrit, là-dessus ?

— Duggle, radioélectricité, lit-elle.

Nous pénétrons dans la turne.

La porte ouvre sur une grande pièce encombrée de postes de radio et d’ustensiles multiples.

Au fond de la pièce, près d’une fenêtre, se tient un homme derrière un établi. Il bricole sur un poste. Il est petit avec un regard fatigué, des membres trop longs et un commencement de bosse. Il peut avoir une quarantaine d’années.

— Tu vas lui expliquer que je viens au sujet de l’accident dont il a été victime il y a quelques mois ; j’aimerais qu’il me le relate très succinctement…

Mon interprète particulière — ô combien particulière ! — y va de son laïus.

Contrairement à ce que j’espérais, Duggle répond par trois ou quatre mots assez secs.

— Que dit-il ? je demande…

— Il veut savoir qui vous êtes…

— Répondez-lui que je suis un enquêteur français, que je travaille pour une compagnie d’assurances susceptible de le dédommager…

Elle bonnit tout ça au demi-bosco. Ça n’a pas l’air de l’exciter outre-mesure. Je croyais que l’appât du gain le mettrait en train, mais mes choses ! Il est méfiant comme une fouine. Je n’aime pas son œil fuyant, non plus que le reste de sa personne.

Il baragouine encore une demi-douzaine de syllabes.

J’interroge Grace du regard.

— Il dit que vous n’avez qu’à vous adresser à la police anglaise pour avoir communication du dossier où sont consignées toutes ses dépositions…

J’enrage. Si au moins nous parlions la même langue, lui et moi, j’aurais vite fait de lui sortir ses quatre vérités, en admettant qu’il en ait quatre à ma disposition.

Je force le ton pour qu’au moins il pige bien que je suis en renaud.

— Dis à ce peigne-cul que s’il ne veut pas parler, je reviendrai en compagnie d’un inspecteur du Yard… Dis-lui également que, s’il a des doutes, il peut téléphoner à l’inspecteur chef Brandon qui doit se trouver présentement à l’auberge du « Lion Couronné » à Northampton… C’est lui qui était chargé de l’enquête…

J’attends les résultats de la traduction.

Il me paraît que Duggle vient à des sentiments plus amènes.

Cette fois il en crache pendant cinq bonnes minutes d’horloge.

Grace l’écoute attentivement, la mâchoire serrée.

— Voilà, dit-elle. M. Duggle roulait à bicyclette sur la route Ayat-Northampton…

— Tiens, fais-je, je m’étais imaginé que l’accident était un accident de doublage. Comment se fait-il que la collision ait eu lieu s’ils se sont croisés ?

— M. Duggle ne sait rien. Il a vu une voiture foncer sur lui, il y a eu un choc terrible, il a perdu connaissance. C’est absolument tout ce qu’il peut dire…

En effet, c’est maigre. Aussi maigre que lui…

— L’accident s’est produit de nuit ?

Ma question est transmise.

— Oui…

— Il avait ses phares allumés ?

Réponse :

— Non.

— Alors, s’il a vu l’automobile foncer sur lui, il a dû apercevoir le conducteur ?

Réponse :

— Oui.

— Il y avait quelqu’un à côté du chauffeur ?

Réponse :

— Personne.

Autant essayer d’arracher un discours sur l’art étrusque à une motte de beurre.

J’hésite : une idée idiote sans doute me trotte par la tronche.

Je chope Grace à part.

— Demandez-lui s’il connaît une certaine Martha Auburtin.

Je guette le bonhomme sans qu’il s’en doute.

Lorsque le nom de la morte est prononcé, il bat rapidement des paupières comme une chauve-souris éblouie par la lumière. Ce signe-là ne trompe pas ; du moins il ne trompe pas un flic de mon espèce qui a appris à lire sur la bouille de ses contemporains mieux que dans son journal habituel. Duggle connaît au moins ce nom, Auburtin. Dans cette histoire tout se tient par les cheveux, c’est ma conviction profonde. Tenez, je vais faire un charmant jeu de mots (du moins c’est moi qui le dis) : oui tout le monde est à tu et à toi.

Les victimes et les assassins ; les innocents et les coupables.

Quelle salade, ma douleur !

— C’est parfait, dis-je à Grace, laissons cet honorable électricien, maintenant…

J’adresse un sourire perfide au chétif et je fonce à l’extérieur.

Je fonce comme un bourrin qui se détache du peloton et qui sait qu’il franchira en grand vainqueur la ligne d’arrivée. Maintenant j’ai les cartes en main, la partie reste à jouer…

Deux objectifs seront à atteindre ; simultanément de préférence : primo, avoir une conversation avec Higgins ; deuxio, en avoir une autre avec le grand jeune homme au gilet de daim.

— Allez fillette, dis-je à Grace, cette fois on met le cap sur Bath.

Загрузка...