QUATRIÈME PARTIE

CHAPITRE XIV Où il est question de neige en plein été !

L’heure la plus épatante dans cette clinique de Londres, c’est celle qui précède le sommeil du soir.

Car il y a plusieurs sommeils : celui du matin, celui de l’après-midi et celui de la nuit !

Le soir, après le repas, entre la poire et le dodo, je reste une petite demi-heure seul avec mon infirmière. Elle s’appelle Dolly et elle parle le français… Elle est blonde et rose.

Je l’ai paluchée un soir à l’improviste, comme elle était penchée sur moi pour ajuster mes oreillers.

Nos yeux se sont croisés et elle a rougi parce que les miens contenaient un tas de choses qui font rougir les gonzesses bien élevées.

J’ai fait : « Mff » avec ma bouche pour l’inviter à trinquer.

Elle a hésité. Je croyais qu’elle allait m’envoyer ramasser des fraises mais, brusquement, j’ai eu ses lèvres sur les miennes, comme on dit dans les romans pour jeunes filles avancées. Sa bouche avait un goût de fruit mûr… J’ai mordu là-dedans comme dans une pomme. Et ma main est allée en exploration… D’abord, elle s’est cambrée… Elle a failli m’échapper, la petite garce ! Seulement, j’ai attaqué d’après mon dispositif 32 bis amélioré et tout ce qu’elle a pu faire, ç’a été de se jeter sur moi.

Y a des habitudes à prendre. Tous les soirs on remet la gomme ! En variant, bien sûr… Et elle tire le verrou… C’est rigolo tout plein ; les dames qui voudraient des explications complémentaires n’ont qu’à se mettre en rang par deux, je leur expliquerai ça en long et peut-être en large…

— Alors, murmure Dolly, lorsque, ce soir-là, j’ai achevé ma démonstration, vous partez demain ?

— Mais oui, mon ange.

— Vous retournez en France ?

— Pas tout de suite. J’ai un petit travail à terminer…

— Alors nous pourrons nous revoir ?

— C’est ça, et nous revoir dans un endroit peinard où je pourrai te parler de la France, chère âme !

Elle m’embrasse farouchement et sort.

C’est une drôle de pétroleuse. Des gerces comme ça feraient fondre une banquise.

Lorsqu’elle est sortie, je me mets à penser avec méthode. Pas à elle, non ! Les souris ça va sur le moment, seulement faut pas leur consacrer son intellect because on est vite déguisé en vieillard sénile !

Je pense à l’affaire, car elle est loin d’être terminée.


Peut-être, curieux comme vous l’êtes, aimeriez-vous être affranchis sur mes ultimes aventures ? C’est bien simple, un chalutier, alerté par les S.O.S. du yacht, est arrivé sur les lieux du sinistre. Il n’a trouvé qu’un pauvre mec évanoui tenant serré un tronçon de mât… J’étais, paraît-il, tellement mal en point qu’ils m’ont cru mort. Seulement, San-Antonio ne calanche pas comme ça.

Pour être fadé, j’étais fadé. Jugez-en plutôt !

Une congestion pulmonaire ! Une blessure large comme un verre à porto au sommet de l’épaule ! Un état de faiblesse catastrophique ! Ma tension, pour vous dire, était tombée à quatre et on avait peur que le transport me soit fatal… Mais j’ai tenu le coup.

Voyez : auréomycine, transfusions et tout le barnum !

Au bout de huit jours, j’étais tiré d’affaire. Au bout de quinze, je n’avais plus de température et je me levais, au bout de vingt je pouvais quitter la clinique…

L’histoire du yacht a fait un drôle de cri dans la presse. Mais on a mis ça sur le compte d’un accident. L’épave ayant coulé, il ne restait pas traces du massacre. Les matelots rescapés n’ont pas soufflé mot.

Brandon est venu me reconnaître, il a alerté le chef qui, malgré son soi-disant désintéressement de l’affaire, a bondi à mon chevet. À eux deux, ils ont fait le nécessaire pour que mon nom ne soit pas prononcé…

La justice anglaise est tellement pointilleuse ! Mieux valait pour ma tranquillité que le coup s’efface…

J’ai fait à Brandon un résumé impeccable des faits, sans rien omettre. Qu’il se débrouille…

Un coup discret est frappé à la porte.

— Entrez ! dis-je.

La garde de nuit passe sa trogne de mulot par l’entrebâillement.

— It’s a policeman ! dit-elle…

— O.K. !

Brandon entre. Il porte un imperméable de bonne marque, couleur de muraille triste. Il a son chapeau à bords roulés à la main, son parapluie roulé accroché au bras, et sa femme bien roulée aussi doit être at home en train de rouler le pudding familial.

— Tiens ! fais-je, quel bon vent !

Brandon m’adressa un sourire compatissant, courtois, plein de bonne camaraderie. Il jette un coup d’œil professionnel à ma feuille de température dont la ligne journalière est descendante.

— Vous allez bien ! fait-il d’un ton empli d’une réconfortante certitude.

— Le Pont-Neuf ! admets-je…

— Bravo… Votre blessure ?

— Douloureuse, mais en bonne voie et le toubib m’a juré que je ne resterai pas paralysé…

— Parfait, parfait…

Il pose la main sur le dossier d’une chaise.

— Vous permettez ?

— Faites…

Il s’assied, pose son parapluie bien roulé entre ses jambes, accroche après le manche de l’engin son chapeau à bords roulés et tapote le col de chemise que sa femme bien roulée lui a amidonné afin qu’il ait davantage l’air d’un dindon, sans doute.

— Commissaire, je suis venu vous parler de notre affaire.

— Bonne idée !

— Suivant vos indications, j’ai perquisitionné chez Stone. J’ai pu ouvrir le coffre et j’ai découvert la cargaison de cocaïne. Cet homme était à la tête d’un important trafic de stupéfiants. Il avait de nombreux revendeurs dans tout le pays et je le soupçonne même d’avoir eu un rayonnement international.

— Je suis bien aise de l’entendre…

— Ce que je ne comprends pas, dit-il, c’est comment, partant de Rolle, condamné à mort pour homicide, vous êtes parvenu à démasquer cet homme ?

— Je crois vous avoir résumé le processus de mes investigations, mon cher collègue.

— C’est vrai. Aussi, comprenez, ça c’est pas une question que je vous pose. Je dis cela sur un ton vague. D’après vous, quel rapport existe-t-il entre Stone et Rolle ? Car il en existe un, puisque partant de l’un, vous êtes arrivé à l’autre…

Je me frotte le menton où ma barbe n’en finit pas de croître.

— Cette fille, Martha Auburtin… dis-je enfin. Je voulais l’interroger au sujet d’Emmanuel Rolle. En la cherchant j’ai trouvé son cadavre. Ce qui, automatiquement, m’a amené à chercher son assassin présumé…

— Higgins ?

— Higgins, oui… L’homme aux cheveux gris. À propos de ce mec, vous avez du nouveau sur lui ?

— Non. Il semble s’être volatilisé…

— Sa voiture, l’Hillmann rouge ?

— Nous l’avons trouvée dans un garage de Douvres où il la laissait régulièrement, ce qui m’inciterait à penser qu’il a filé en France.

Elle s’y trouvait depuis plusieurs semaines. Aucune trace intéressante. Cette auto portait un faux numéro minéralogique…

Je fais la moue.

— Oui, de ce côté, ça m’a l’air bougrement négatif ?

— Ça l’est !

— Vous pensez qu’Emmanuel Rolle était affilié à la bande ?

Je hausse les épaules.

— Difficile à dire. Franchement, je ne puis me prononcer…

— Tout ceci reste très mystérieux, soupire Brandon…

— En effet…

Son nez pointu bouge. On dirait un lapin. Il a envie de me demander quelque chose, mais il n’ose le faire… J’attends qu’il se décide ; de mon plumard, je suis le petit roi.

— Dites-moi, San-Antonio, dit-il. Vous sortez de l’hôpital demain, n’est-ce pas ?

— Exact.

— Vous… vous rentrez en France immédiatement, bien entendu ?

Je souris.

— Pas sûr…

— Vraiment ?

— Non, j’aimerais retourner un peu à Northampton. J’ai dans l’idée qu’il y a des choses à découvrir là-bas… C’est de ce pays que partait la ficelle remontant à la source, c’est-à-dire au coffre de Stone. Il faut toujours reprendre les choses à la source…

— Très bien…

Il paraît soulagé.

— M. le commissaire, verriez-vous un inconvénient à ce que je vous assiste ?

Je le regarde.

— Écoutez, Brandon, fais-je, jouons franc-jeu, voulez-vous ? Sous le terme courtois « d’assistance » vous entendez me surveiller car vous me trouvez un peu trop saccageur, non ?

Il se tait. Ses genoux pointus se serrent sur le pépin roulé.

— Nullement, assure-t-il. Je suis sincère, commissaire… Je pense que vous êtes une nature d’exception car votre méthode relève plus du « sens » que de la logique et j’aimerais vous voir travailler. De plus, il me semble que vous ne parlez pas l’anglais…

Je l’examine attentivement. Son visage criblé de taches de rousseur est pur comme un ciel de printemps.

Il est sincère, je le sens.

— À mon tour d’être franc, Brandon. Oui, je marche au pifomètre, au nez, au pif, au tarin pour être précis ; seulement c’est un système qui ne peut avoir d’efficacité que dans la fantaisie…

« Oui… Si vous m’accompagniez, mes faits et gestes prendraient aussitôt des allures de démarche et c’est ça que je dois éviter… »

Il soupire :

— Sorry…

— Non, ne regrettez pas. Tenez, on va faire une chose : attendez-moi à partir de demain soir à l’auberge du « Lion Couronné ». Au moindre accroc je vous fais signe, ça boume ?

Il a un petit rire en incisives.

— Ça boume, répète-t-il avec son accent qui fait très Philéas Fog.

Il reprend son riflard, son chapeau et sa dignité. Il se lève.

— Avez-vous besoin de quelque chose ?

— D’une voiture automobile…

— J’en mettrai une à votre disposition demain dans la cour de la clinique…

— Merci. Oh ! dites, à propos de voiture, j’en avais loué une à un compatriote à moi : garage Excelsior, Northampton. Cette guindé est restée devant chez Stone…

— Ne vous tourmentez pas, murmure Brandon, il y a longtemps que je l’ai réexpédiée à son propriétaire.

Il sort.

Ces mecs du Yard, y a pas à baver, ils sont organisés…

Enfin, ce qui fait plaisir dans tout ça, c’est que les caïds anglais demandent à prendre du feu…

Le petit Français déguisé en curé qui vient leur lever une affaire de neige…

En plein été !

Vous allez dire que je vanne. Sans doute est-ce vrai, mais avouez qu’il y a de quoi !

CHAPITRE XV Où il est encore question d’un pélican triste

— Bonjour, monsieur Standley, vous me reconnaissez ?

Le vieux pharmago est plus triste que jamais, avec son goitre, sa peau grise et ses yeux à demi fermés…

Il a un signe de tête affirmatif…

— À la bonne heure ! Je vois que vous êtes physionomiste…

Il me considère mornement. Sa boutique est vide de clients. Des araignées sont en train de mettre au point un service d’urbanisme pour la capture générale de toutes les mouches qui décorent les bocaux de points noirs. Leurs toiles s’étendent de partout…

Je referme la porte et je m’avance dans le magasin.

— Vous avez vu, cette pauvre Martha ? dis-je… Pas de chance, hein ? Une jolie fille comme ça…

Il hoche la tête d’un air lamentable. Lui, il n’a plus la force de s’apitoyer sur les malheurs de ses relations, il est descendu jusqu’au fond de la tristesse et il y bivouaque.

Veuillez enregistrer que, depuis mon entrée, il ne s’est pas exprimé autrement que par signes, ce qui pourrait laisser entendre qu’il est devenu muet, depuis la dernière fois…

— Tiens ! fais-je… J’ai beaucoup parlé de vous, il y a quelque temps…

Il lève une paupière, une seule, et son œil jaunâtre de cheval malade me fixe durement soudain.

— Vraiment ? murmure-t-il…

C’est bon de l’entendre parler. Son verbe ressemble un peu à un croassement, mais c’est du moins un bruit. Et le bruit, dans ce magasin, c’est ce qui fait le plus défaut (ça et les clients !).

— Oui, renchéris-je, revenant à mon idée. Je parlais de vous…

— Puis-je savoir avec qui ?

— Avec un homme qui vous connaissait… Je dis qui vous connaissait car il est mort… Vous avez dû lire ça dans le journal, puisqu’il s’agit de M. Stone.

Il rabaisse sa paupière lourde…

— N’est-ce pas ? insisté-je.

— Je ne sais pas de qui vous parlez, fait le bonhomme ? Comment avez-vous dit ?

— Stone… Les Messageries Stone, Bristol… Le yacht en feu…

« Vous ne lisez donc pas les journaux ? »

— Fort peu, et les faits divers ne m’intéressent pas beaucoup…

— Pourtant Stone vous connaissait puisqu’il m’a parlé de vous, dis-je, mentant avec l’aplomb que vous savez.

— Cela me surprendrait, fait le potard sans élever la voix d’un quart de poil.

Il va être dur à manœuvrer. Il est Anglais, il connaît la loi anglaise. Il sait que sans une ombre de preuve je ne puis rien contre lui…

Seulement, il ne connaît pas encore San-Antonio, ce marchand de purges ! Il ne sait pas que la loi anglaise, moi, je m’en torche !

Du reste, je vais le lui prouver sur l’heure !

— Je crois que nous ferions bien de mettre les choses au point, monsieur Standley…

Il reste debout, pensif, ressemblant de plus en plus à un pélican triste qui croyait s’être tapé un bon poisson et qui s’aperçoit qu’il n’a cravaté que des ressorts de sommier.

— Voyez-vous, dis-je, j’ai pu, grâce à certaines indications, découvrir le pot aux roses… J’ai mis la patte sur cette affaire de stupéfiants… Stone, acculé, m’a appris que vous étiez dans le circuit. Votre soi-disant assistante faisait le transport et votre officine en demi-faillite servait de plaque tournante à la drogue…

Il secoue ses épaules en bouteille d’eau Perrier.

— Vous construisez un roman, ricana-t-il… Je ne vois pas pourquoi vous me le racontez à moi… Si vous pensez une chose semblable, allez le raconter à la police !

Je vous avouerai que je suis un peu décontenancé par la fermeté de cette attitude. Fais-je fausse route ? Pourtant mon instinct me dit que le vieux bluffe vachement. De toute façon il n’est plus temps de battre en retraite…

— Écoutez, Standley. Je pense que vous êtes un homme sensé, hé ?

— Je le pense également, répondit-il.

— Bon, alors ouvrez grandes vos esgourdes (oreilles en français académique) et ne vous hâtez pas de me répondre… Si je suis venu seul ici, c’est parce que j’ai une idée derrière la tête et cette idée consiste en un marché que je vous propose…

— Tiens, tiens…

— Interjections non valables, je rigole. Attendez la suite. Je sais quel rôle vous avez joué dans cette histoire. J’ai trouvé une lettre que le grand au gilet de daim, vous savez, le Français ? a écrite à Martha. Dans cette lettre il parlait de vous…

Je ne précise pas qu’il se contentait de l’appeler « le vieux ».

« Cette bafouille, poursuis-je, je l’ai jointe au long rapport que j’ai écrit sur mon enquête. Le Yard serait très heureux de l’avoir. Il vous coûterait cher, ce rapport, Standley : très cher. N’oubliez pas que Martha Auburtin est morte empoisonnée. Elle était votre complice et vous, vous êtes marchand de poison, ce sont là deux considérations dont la police anglaise ne manquera pas de tenir compte, croyez-moi… Si bien que vous pourriez fort bien vous retrouver un matin avec deux mètres de chanvre noués autour du cou. Vous voyez ce que je veux dire ? J’ai vu pendre Emmanuel Rolle, c’est même pour l’assister que j’étais venu dans votre brumeux patelin ; eh bien ! ça n’a rien de folichon, parole de flic !

Il demeure immobile…

— Vous ne dites rien ? fais-je, histoire de l’asticoter…

Il hausse les épaules.

— Que répondrai-je à une histoire aussi stupide, aussi privée de sens pour moi ? Vous faites fausse route, monsieur le policier ; remettez ce rapport, cette lettre aux autorités d’ici qui agiront comme bon leur semblera…

Merde arabe ! Je n’en viendrai jamais à bout !

Je me lève…

— D’accord, murmuré-je, puisque vous y tenez… Moi, ça m’aurait arrangé de devenir amnésique moyennant un millier de livres !

Il hausse son même store.

— Oui. Vous comprenez, insistai-je, ici j’enquête à titre officieux, tout ce qu’il y a d’officieux et de privé. Je n’ai qu’un souci : rentrer au plus tôt chez moi et oublier tout ce biseness à la graisse de cheval mécanique, vous comprenez ?

— Vous êtes un maître-chanteur ? demande-t-il, exactement avec la voix qu’il aurait pour demander un renseignement à l’agence Cook.

— Oh ! C’est là un bien gros mot, monsieur Standley…

— Est-ce une caractéristique de la police française ? insiste-t-il.

— C’est aller un peu vite et un peu loin que de prétendre cela !

— Alors, voulez-vous avoir la bonté de partir d’ici ? déclare-t-il.

— Je vais prévenir la police…

— Vous vous répétez. Faites-le, mais quittez mon domicile…

Je n’ai encore jamais trouvé un oiseau possédant cette maîtrise.

J’avise un appareil téléphonique mural.

— Vous l’aurez voulu, dis-je…

J’écarte le vieux jeton d’une bourrade ferme. Je vais à l’appareil. Dieu merci ! je me suis muni du numéro de l’auberge afin de pouvoir appeler Brandon.

Je décroche. La standardiste gueule :

— Allô !

— Give-me the 41–42, please !

Elle me le passe.

— Inspector Brandon, please !

La voix du collègue retentit.

— Oh ! C’est vous. Heureux de vous entendre. Du nouveau ?

— Oui, dis-je en regardant le pharmacien droit dans les mirettes. Voulez-vous me rejoindre chez Standley, l’employeur de feue Martha Auburtin. Je vais vous y donner une preuve de sa culpabilité !

— J’arrive.

Je pose l’écouteur sur sa fourche.

— Voilà, dis-je, puisque vous préférez ça…

Cette fois, il a l’air ébranlé. Il tourne la tête de côté.

— Ça peut encore s’arranger moyennant mille livres, insisté-je…

Pour toute réponse, il a un haussement d’épaules méprisant.

Vieux fumelard ! Il m’aurait lâché un millier de lacsés, cela constituait une preuve.

Lentement, il passe derrière ses vitrines.

— Hé là ! petit père, dis-je en exhibant ma rapière, cherchez pas à voyager ou alors je fais du dégât dans la trass !

Il ne répond rien. Il ouvre un petit tiroir… Si c’est un pétard qu’il cherche, je lui promets une décoction de valdas avant qu’il l’ait levé de dix centimètres… Mais non… Il sort une petite boîte de bonbons. Il l’ouvre, s’empare délicatement d’une sorte de boule de gomme et se la fourre dans le bec.

— C’est pour la toux ? je demande en riant.

Il secoue la tête.

— Oui, dit-il, et pour le reste.

Paroles sibyllines, penserez-vous ?

Pas tellement, car ce sont ces dernières. Il s’effondre comme un mur s’écroule, sans pousser un cri…

Le cyanure est une chose qui ne pardonne pas.

Je bondis. Il est trop tard. Il aura prononcé ses derniers mots en français… La vie est étrange !

Ce que j’ai pris pour des bonbons, ce sont des boules de poison.

Il s’est fait ça à la Goering, Standley… Le voilà débarrassé de son goitre, de la vie et de ses emmerdements.

Moi qui voulais obtenir une preuve de sa culpabilité !

Seulement hélas, les morts ne sont pas bavards.


— L’hécatombe continue, Brandon, dis-je à mon confrère au parapluie roulé.

Ce gars-là, vous le feriez asseoir sur un ménage de hérissons, il ne se départirait pas pour autant de son petit air d’enfant bien sage. Il fait écolier studieux et, sur sa mine, on est prêt à lui refiler le premier prix d’exactitude et un accessit en math.

Il examine le cadavre du potard tandis que je lui relate mon entretien avec celui-ci.

— Vous passez sur les malfaiteurs comme un faucheur dans un pré, dit-il avec une ombre de reproche… Le régime de la terre brûlée, en quelque sorte…

— Excusez-moi… Cela relève de la méthode dont je vous parlais à l’hosto. Vous vous souvenez ?…

— La méthode particulière, ironise-t-il.

— C’est ça… Elle est un peu expéditive, mais elle a du bon. Ainsi, ne possédant aucune preuve contre lui, vous n’auriez pu forcer son mur de silence… Maintenant il s’est mis à jour lui-même vis-à-vis de la société… Il ne vous reste plus qu’à perquisitionner par ici pour dénicher la neige poudreuse et, certainement, un quelconque registre secret des abonnés à la drogue…

CHAPITRE XVI Où il est question d’une visite, à la nuit

Ce repas pris en tête à tête avec Brandon sera le dernier, je pense, que je consommerai en Angleterre, en tout cas au cours de ce voyage !

J’ai décidé de mettre les adjas ; j’en ai ma claque de ces aventures de drogue, après tout. Ça n’est pas mes oignons et je n’ai pas à faire le turf des petits aminches du Yard ! Ah ! non. J’espérais encore vaguement découvrir ce qu’Emmanuel Rolle maquillait parmi ces truands, mais depuis que Standley, dernier personnage de ma fresque britannique, est clamsé, je dis « pouce ».

Cette nuit, à partir de dix plombes, je dois retrouver ma petite infirmière chez elle car elle aura terminé son service. Je lui ferai mettre les doigts de pieds en bouquets de violettes et au matin ; voyez nuages ! Je reprends le bolide to Paris…

Pigalle ! La Seine… Mes chers bistrots !

— À quoi pensez-vous ? demande Brandon, que le vin rend un peu plus humain…

— À quoi voulez-vous qu’un Parisien pense lorsqu’il est hors de France ?

— À Paris ?

— Oui… Un jour faudra venir nous dire un bonjour, à la Grande Taule. On vous fera faire la tournée des grands ducs, Brandon…

— Volontiers…

Nous parlons de multiples futilités en consommant une dinde très comestible.

— Vous sentez-vous rétabli ? demande-t-il.

— À peu près. Oui… Il me reste, en plus de ma blessure à l’épaule, une certaine mollesse par tout le corps… Trois jours de repos en arrivant, trois autres jours de pêche à la ligne au pont de Saint-Cloud et il n’y paraîtra plus, soyez tranquille…

Il est près de huit heures lorsque je lui en serre cinq en songeant que je vais salement être en retard au rambour de la môme Dolly si je ne me manie pas la rondelle.

Aussi si vous voyiez le bonhomme sur la route de Londres : un vrai météore ! Les gnaces qui me regardent passer se demandent s’ils n’ont pas trop de tension et s’ils n’ont pas des vertiges…

Je bombe comme ça un bout de moment. Et puis, soudain, je freine sec. Une pancarte indicatrice vient de me dire : Ayat !

Ayat ! Le bled qu’habite le fameux cycliste accidenté. C’est à cause de lui, dans le fond, que tout est arrivé…

Je revois la forge où le maréchal-ferrant m’a indiqué la maison de Duggle, la victime taciturne…

Un rougeoiement, une odeur de corne brûlée… Il marne encore, le brave artisan. Scène biblique : l’homme au travail…

J’arrête la voiture… Tant pis pour Dolly, elle en sera quitte pour m’attendre.

Le maréchal ferre un gros bourrin pommelé à la lueur de sa forge. Deux ou trois hommes le regardent œuvrer en silence, les mains au dos.

Je m’approche. Six regards méfiants m’accueillent.

— Good night, gentlemen, dis-je en soulevant un bada imaginaire.

Un murmure me répond.

— Y a-t-il parmi vous un honorable citoyen sachant le français ?

Un petit maigre vêtu de noir murmure :

— Moi. Je suis l’instituteur…

— Oh ! Enchanté.

— Mon nom est Robson…

— Commissaire San-Antonio. J’appartiens à la police française et j’enquête pour le compte d’une compagnie d’assurances au sujet de l’accident dont fut victime M. Duggle…

— Ah ! Parfaitement.

Il est gentil, le petit instituteur. Vaguement timide, moche comme un pou et terriblement jeune. Avec sa bouille de collégien trop vite grandi et abruti par les études je comprends qu’il vienne regarder ferrer les canassons plutôt que de charger les donzelles du patelin.

— Puis-je vous parler tranquillement ?

Nous sortons.

— Voyez-vous, monsieur… euh…

— Robson !

— C’est ça. Voyez-vous, monsieur Robson, je voudrais avoir une idée de la personnalité de Duggle. D’abord quelle est son activité réelle ?

Le petit pédago hésite.

— Il fabrique des condensateurs de radio, dit-il…

— Ah ! … Et c’est d’un bon rapport ?

— Sans doute. Il travaille surtout pour l’étranger. C’est un modèle spécial, paraît-il, qu’il a mis au point et qui se vend beaucoup en France et en Belgique…

Je deviens rêveur…

— Voyez-vous… Des condensateurs de radio ! Je me serais plutôt figuré qu’on les fabriquait dans les usines spécialisées, pas vous, monsieur euh…

— Robson.

— Pas vous, monsieur Robson ?

— En effet, murmure-t-il.

Ce qu’il vient de me dire m’ouvre des horizons fabuleux…

— Soyez gentil, monsieur Ronson…

— Robson !

— Soyez un amour, monsieur Robson, accompagnez-moi jusque chez Duggle. Vous me servirez d’interprète.

— Volontiers…

Serviable, cet instituteur… Si j’avais des relations à l’Académie britannique, je lui ferais voter de l’avancement !


C’est Duggle qui nous ouvre.

Illico, je comprends que j’ai eu raison de me faire accompagner de l’instituteur, ça lui cause un choc psychologique, car un instituteur dans un village — même anglais — c’est une personnalité et ma démarche revêt du coup un caractère officiel.

— Vous allez traduire à Duggle ceci, fais-je, décidant comme à mon habitude de plonger carrément le fer dans la plaie !

Je me concentre afin d’assembler convenablement mes idées…

— Dites-lui que je suis au courant de sa participation dans la bande des trafiquants de stupéfiants…

L’instituteur est le premier à sursauter… Mais Duggle lui fait un digne pendant. Il blêmit et parle avec volubilité.

— Pas tant de chare ! je gueule, comme s’il pouvait m’entendre.

« Il nie ? je demande à l’instituteur.

— Oui.

— Dites-lui que ça n’est pas la peine, j’ai les preuves. Il introduisait des quantités très fortes de cocaïne dans ces fameux condensateurs, c’était une façon astucieuse d’exporter la drogue.

Voilà, maintenant je démarre à fond parce que je suis sûr de moi. Je retrouve cet état d’hypnose qui me guide toujours au grand final de mes enquêtes. C’est bon de se sentir fabriquer la vérité. Le décalage de cet interrogatoire est un atout de plus, il me permet de concrétiser ma pensée.

Je parle comme un médium, les yeux mi-clos… Je ne m’occupe pas de l’instituteur qui se grouille de traduire, éberlué par mes paroles.

— Il était en combine avec Standley, le pharmacien, Stone, Higgins, Martha Auburtin. Un jour, avec Martha, ils ont décidé de tricher et de garder par devers eux une petite quantité de coco sur les envois camouflés… La fille se chargeait d’écouler la came mise à gauche par Duggle.

— Permettez, fait le petit instituteur, que signifient les termes « camouflé », « came » et « mise à gauche » ?

Je balaie ces soucis de vocabulaire d’un geste…

— Vous occupez pas, il comprend ce que je dis, va… Donc il faisait le trafic en douce pour leur compte. Seulement les patrons s’en sont aperçus. Ils ont décidé de supprimer Duggle, lequel était dangereux car il pouvait manger le morceau… L’accident n’était pas un accident, mais un attentat ! Un attentat qui a échoué. Il a servi d’avertissement sérieux à Duggle. Les autres ne pouvaient plus le mettre en l’air tout de suite, car l’attention s’était portée sur Duggle, à cause du meurtre du témoin…

Je fais claquer mes doigts, je rouvre mes yeux et je contemple le bricoleur.

Il s’est laissé choir sur un siège et il parle, il parle…

— Que dit-il ?

L’instituteur est méprisant. Il ne regarde cette loque que du bout des yeux et traduit ses paroles du bout des lèvres…

— Il avoue… Il prétend qu’il n’était qu’un comparse ; il ne sait rien…

Je pense à Martha.

Pour elle ça été plus cher ; ils l’ont eue et maintenant elle a un petit jardin sur le ventre…

— Bon. Questions sérieuses, dis-je. Où étaient expédiés les fameux « condensateurs » ?

Traduction :

— Les adresses variaient. C’était toujours, en tout cas, dans un dépôt de gare, soit en France, soit en Belgique ou en Italie.

— Connaissez-vous Higgins ?

Réponse :

— Je l’ai vu une ou deux fois…

— Où se cache-t-il ?

Réponse :

— Je l’ignore.

— Avait-il une particularité quelconque ?

Réponse :

— L’accent français.

Je m’arrête… Voilà qui est important.

— Connaissiez-vous Rolle, Emmanuel Rolle ?

Réponse :

— Je l’avais vu parfois en compagnie de Martha…

— Appartenait-il à la bande de Stone ?

Réponse :

— Je l’ignore.

— Lors de… « l’accident », était-il seul à bord de la voiture ?

Réponse :

— Non. Il était avec Higgins.

— Qui conduisait ?

Réponse :

— Higgins…

Je pousse un cri de triomphe. Donc le condamné n’a pas menti. Emmanuel Rolle était innocent ! Je soupçonnais un truc de ce genre, mais je pensais vaguement que l’accident avait eu lieu à cause de Martha et que c’était pour lui sauver la mise qu’il s’était accusé…

Tout ça flotte encore dans le mystère le plus épais…

— C’est bien, fais-je… monsieur Rotson…

— Robson !

— Monsieur Robson, je vous remercie pour votre précieux concours. Le temps presse, je dois partir. Prenez cette arme et tenez cet homme en respect en attendant l’arrivée du chief-constable que je vais alerter… Lorsqu’il radinera, vous lui direz de téléphoner immédiatement à l’inspector Brandon, Hôtel du « Lion Couronné » Northampton… Vous vous rappellerez ?

Il fait un signe affirmatif et, d’un œil éperdu fixe le revolver que je viens de lui glisser dans la main. De toute évidence, il préférerait tenir un porte-plume…

— Au revoir, monsieur Ropson…

Il trouve malgré tout le courage de protester doucement, pour la millième fois :

— Robson !

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