Non, Bath n’est pas si bath que ça et surtout pas aussi petit que je ne me l’étais imaginé d’après les dires de mon compatriote, le garagiste de Northampton.
C’est une ville industrielle assez noire. Plus triste encore que le reste du pays. Le ciel y est bas, la mer y souffle des nuages que la suie semble souder solidement les uns aux autres. J’ai la sensation que le soleil, écœuré par le paysage, s’est trissé ailleurs, histoire d’éclairer une autre planète dont les habitants seraient moins locdus.
Il fait si gris qu’on se croirait au crépuscule, et pourtant, c’est au milieu de l’après-midi que nous arrivons. Grace, bercée par la voiture et aussi soûlée de caresses, s’est endormie. J’ai sa tête sur mon épaule. Ses cheveux me caressent la joue. Je penche un peu ma hure pour humer son tendre parfum. Cette môme, c’est la seule chose intéressante que j’aie trouvée au cours de ce lugubre voyage. Vous allez finir par croire que je suis anglophobe, ce faisant vous vous mettriez le finger dans l’œil jusqu’à l’épaule. Seulement, débarquer dans un pays inconnu en plein brouillard pour venir y voir pendre quelqu’un, découvrir des cadavres dans les jardins et apprendre que les bistrots ferment l’après-midi, voilà qui ne vous met guère dans une bonne ambiance touristique.
Comme la route était assez longue, on s’est arrêté dans une auberge, sur les bords de la Tamise. On y a bouffé comme des malheureux. Chez nous, à l’Armée du Salut on graille mieux que ça, et pour moins cher.
En partant j’étais tellement mécontent que j’ai fait un peu de pelotage sur la personne de Grace histoire de me dégourdir les doigts ; un peu comme un pianiste qui fait des gammes ou un chanteur des vocalises.
Grace s’est départie de son flegme national. Elle s’est mise à gueuler des trucs terribles, tout en anglais-pâmé ! Il nous a fallu un bout de temps pour nous y retrouver.
Enfin, malgré cet intermède burlesque, nous voilà à Bath. La grisaille m’envahit à nouveau. Le premier épicemard venu, je lui achète une bouteille de raide, nature, pour me rebecqueter. L’homme a besoin de faire son plein d’essence dans ces cas-là.
Je freine en voyant un bureau de poste. Cette manœuvre éveille ma douce amie.
— Où sommes-nous ? demande-t-elle.
— À Bath…
Elle s’accroche à mon bras.
— Dites, implore-t-elle, m’aimez-vous ?
— Tu ne sauras jamais à quel point, fais-je.
Elle est choucarde, c’est vrai. Elle se fait calcer comme une reine, c’est vrai encore, pourtant faudrait pas qu’elle se mette à me jouer la sérénade en permanence. Y a le bouillavage d’un côté — et d’un bon côté — mais y a aussi le turbin.
Je descends et je m’enfonce dans la porte-tambour du bureau de poste. L’annuaire du téléphone ! Vite !
Je cherche les « T ».
Il y en a toute une séquelle. Mais je ne dégauchis pas de Tone. J’éprouve un choc au battant. Mon copain Alexandre se serait-il gouré ?
J’appelle Grace et je lui dis de téléphoner au garage Excelsior de Northampton.
— C’est toi, Alexandre ?
Il reconnaît ma voix illico.
— Commissaire ! Alors, qu’est-ce qui t’arrive ? La guimbarde est en panne ?
— Non. C’est moi qui suis en panne. Je ne trouve pas de Tone, dans l’annuaire du téléphone de Bath.
— Sans rire ? Pourtant je suis certain du blaze ; plus je gamberge à ça plus je sais que je ne me trompe pas.
— Peut-être que le zig n’a pas de bignou. Tu ne te souviens pas de l’adresse exacte ?
— Tu me prends pour Inaudi, sans blague !
— Tu sais, c’est grand, Bath… C’est grand et c’est moche !
— C’était peut-être en meublé qu’il habitait, le copain… Et pourtant un type qui habite en meublé n’a pas des bobines de voiture à prêter à ses copains ; tu devrais voir dans les garages…
— Il n’y avait pas le mot garage dans l’adresse ?
— Ça non, j’en suis sûr !
Je soupire :
— Eh bien ! ma foi, je vais voir. Je tenais simplement à t’entendre confirmer ta certitude de ne pas faire erreur…
Alexandre, c’est le type des illuminations de dernière seconde.
Comme je vais raccrocher, il brame :
— Attends !
— T’as une idée ?
— Oui… Je parie que tu as cherché dans les T, non ?
— Et alors, s’il s’appelle Tone ?
— Ça vient de l’accent anglais, faut croire que je l’ai maintenant. Ça se prononce Tone mais ça s’écrit Stone… Stone veut dire caillou. Tu entraves ? Caillou Bath, j’avais retenu ça parce que c’était amusant.
Je n’en écoute pas davantage. Je raccroche si vivement que le déclic doit lui perforer le tympan.
Je ne trouve pas de Tone, mais alors, cette fois, des Stone, j’en ai à ne savoir qu’en faire. Si vous en avez besoin, ne vous gênez pas et profitez de l’occase : je les brade ! Quatorze en tout !
Avec ça je suis beau… Je ne sais pas par quel bout les attraper.
Je réfléchis un brin ; et je décide de les contacter par téléphone, d’abord parce que ça ira plus vite, ensuite parce que le couple que nous formons, Grace et moi, doit avoir l’air bizarre.
Je donne mes instructions à la pépée et je lui prends une douzaine de jetons.
Le numéro commence.
À chaque correspondant, elle demande s’il est M. Stone. Lorsqu’elle a l’intéressé, elle lui dit qu’elle l’appelle de la part d’Higgins.
Les gonzes demandent qui est Higgins ou lui font répéter le nom.
Elle donne un hâtif signalement de l’homme aux cheveux gris et mentionne l’Hillmann rouge. Quand elle est bien sûre que le Stone du moment ne connaît pas le locataire du sinistre pavillon, elle s’excuse et raccroche.
Le manège dure un bon bout de temps au huitième, un zig à la voix nasillarde (je tiens l’écouteur) demande qui est à l’appareil.
— Une amie d’Higgins. Je voudrais vous voir.
— Pourquoi ?
— C’est privé.
— C’est bon, arrivez !
Lorsqu’elle m’a traduit ces quelques répliques, je jubile vachement.
Remarquez que je me fais une fausse joie sans doute, mais j’aime bien avoir du nouveau dans une enquête, c’est, au fond, comme une maison que l’on construit moellon par moellon.
Nous voilà partis.
Cette affaire nécessite une sacrée bougeotte, vous ne trouvez pas ?
Le Stone qui connaît Higgins se prénomme Arthur. C’est joli sur une plaque de cuivre ; ça fait noblesse déchue.
J’appuie sur le timbre.
L’immeuble est confortable. Un domestique au gilet rayé vient nous ouvrir.
— Nous sommes attendus, lui dit Grace.
L’autre s’incline.
Quatre minutes plus tard, après une courte halte dans une antichambre somptueuse, le larbin nous introduit dans un bureau un tout petit peu plus grand que le Cirque d’Hiver.
Un vieil homme chauve se tient derrière un secrétaire d’acajou. Il nous regarde d’un air surpris.
— Parlez-vous français ? je questionne à bout portant.
— Oui, me dit-il sans sourciller. Pourrais-je savoir à qui j’ai affaire ?
Son français est impeccable, avec une imperceptible pointe d’accent toutefois.
— Je suis le commissaire San-Antonio, des services secrets français.
— Très heureux. Mais je ne vois pas…
Il nous désigne deux chaises perdues dans l’immensité de la pièce comme deux petites nébuleuses au milieu de la voie lactée.
— Je m’intéresse à un certain Higgins, lequel compte parmi vos relations, si je ne m’abuse…
— Une très vague relation, rectifie Stone.
Son visage paraît sculpté dans du buis. Il en a la couleur et aussi, dirait-on, la dureté.
— Il y a longtemps que vous le connaissez ?
— Fort peu de temps…
— Parlez-moi de lui, voulez-vous ?
— Eh bien ! je dirige une petite compagnie de navigation. Il est venu me trouver au sujet d’un transport de bois…
— Quel genre de transport ? Quelle sorte de bois ?
L’autre ne répond pas tout de suite. Il tire une paire de lunettes de sa poche et l’assujettit sur son nez. Puis il contemple Grace d’un œil critique.
— Mademoiselle vous accompagne en qualité de ?… demande-t-il.
— D’interprète, fais-je, en évoquant fugitivement la belle partie de jambes en l’air de l’après-midi.
« L’ignardise de la police française est proverbiale, poursuis-je. Je ne parle aucune langue étrangère, sinon l’argot de Montmartre ! »
L’explication paraît le satisfaire.
Pourquoi ai-je l’impression qu’il n’a créé cette diversion que pour se donner le temps de réfléchir ?
— Et pourquoi ne puis-je m’empêcher de songer qu’il est chef de compagnie de navigation et que…
— Higgins voulait ramener du bois des îles en Angleterre. Il est venu me trouver à ce sujet. Il m’a donné peu de précisions. L’affaire paraissait bien amorcée mais je suis sans nouvelles de lui.
— Vous lui avez prêté une bobine à huile pour sa voiture ?
Il fronce le sourcil.
— Oh ! oui… Il était en panne, je lui ai dit d’aller à mon garage car j’ai un garage qui assure le transport par voie de terre des marchandises importées…
— Et il a retourné cette bobine au garage ?
— Non, nous l’avons reçue ici, sans doute n’avait-il pas d’autre adresse. Mais que diable cette histoire de bobine vient-elle faire dans tout cela, commissaire ?
Je souris.
— C’est par elle que j’ai pu vous joindre…
— Comment cela ?
— Permettez-moi de vous dire que ceci relève du secret professionnel.
Stone s’incline.
— Pouvez-vous me donner l’adresse de cet Higgins ?
— Comment ! Vous ne l’avez pas ?
— J’ai son adresse à Northampton, mais j’aimerais savoir sa nouvelle.
— Je l’ignore. Il y a un certain temps que je ne l’ai vu.
— Et il ne vous a rien dit qui puisse me mettre sur la voie ?
Il réfléchit ou fait mine de réfléchir.
— Non, rien !
— Alors, n’en parlons plus…
Je me lève et fait signe à Grace que nous allons lever le siège.
— Il ne me reste plus qu’à m’excuser, monsieur Stone, pour avoir abusé de votre temps qui doit être précieux. Le temps des hommes d’affaires est toujours terriblement précieux et j’ai scrupule à le leur faire perdre.
Il s’incline.
— Du tout, vous ne m’avez pas dérangé.
Avant de franchir la porte, je me retourne. Depuis mon entrée, j’ai affûté ma petite idée.
— Oh ! monsieur Stone, dites-moi, vous connaissez bien l’un de mes compatriotes, un certain M. Rolle ?
J’ai lâché le pacson au moment où il nous croyait déjà hors de la pièce.
Il se raidit.
— Hum… Que dites-vous, monsieur le commissaire ? Rolle, non, je ne connais pas … jamais entendu ce nom…
— En ce cas, excusez-moi encore…
Maintenant, c’est le bouquet : il flotte !
Les gros nuages d’importation océanique crèvent sur la ville et pissent une flotte sombre. La nuit tombe, des lumières s’allument.
Je suis au volant de la guinde, mais je ne roule pas. Appuyé sur le disque de conduite, je réfléchis.
Higgins m’échappe. Il m’échappe en tant que personnage. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il est exactement. Il est fantomatique, impalpable… Chose curieuse, je ne le « sens » pas à travers les gens qui l’ont connu. Alexandre, le garagiste, n’a pas conservé un souvenir très vif, très marqué de lui. Et l’armateur non plus. Pourtant, bien qu’il s’agisse d’une vague relation d’affaires, il l’envoie se faire dépanner à son propre garage.
Il est en affaires avec lui, mais il n’a pas de nouvelles…
Comme tout cela est flou… Ça ressemble à ce putain de brouillard dans lequel tout se dilue, tout s’escamote.
Voilà un chouette titre pour un journaleux en délire : « Higgins, l’homme qui s’escamote… »
Je me tourne vers Grace qui assiste, muette et pourtant attentive, à mes cogitations.
— Si on allait vider un glass ? je suggère. Est-ce qu’à cette heure les troquets sont ouverts ?
Elle consulte sa montre.
— Oui…
— Eh bien ! voilà au moins une bonne chose d’acquise.
Nous choisissons un pub vachement rupin.
— On se remet au scotch ?
— Si vous voulez.
— Tu peux me tutoyer, mon amour, je lui dis.
— Pour nous autres, Anglais, ça n’est pas facile, dit-elle. Le tutoiement n’est pas courant…
— Eh bien ! exerce-toi, poulette !
« On peut téléphoner, au moins, dans cette taule ? »
Elle s’informe. Le barman répond que oui. Je vais dans la cabine avec Grace, toujours pour me demander la communication. Cette môme me devient tellement indispensable que je vais finir par l’emmener aux gogues avec moi.
Lorsque j’ai le « Lion Couronné » de Northampton, je demande à parler au Chief Inspecter Brandon.
Justement, il est là. Il prend le thé.
— Brandon ?
— Yes…
— Ici, San-Antonio…
— Oh ! Et alors, quoi de nouveau de votre côté ?
— Rien, dis-je sèchement, et du vôtre ?
— La fille est morte empoisonnée. Une dose de curare, vous savez, ce poison indien dont les naturels se servaient pour empoisonner leurs flèches…
— Du curare ! Ça fait roman policier anglais ! je rigole.
Mais lui ne partage pas mon hilarité.
— Le décès remonte à près de trois semaines…
— Des nouvelles d’Higgins ?
— Aucune… Son signalement est communiqué. J’ai fait passer un avis dans les journaux, pour dire que la police aimerait entendre son témoignage.
— Jolie formule, apprécié-je… Il est vrai que vous avez le respect de la réputation, chez vous…
— Nous sommes prudents, dit-il, avec une certaine satisfaction. Pour nous, il n’y a officiellement pas de suspects, mais seulement des innocents ou des coupables. Tant que nous n’avons pas la preuve formelle de la culpabilité…
— Je sais, coupé-je. Dites, Higgins a-t-il un dossier chez vous ?
— Non.
Il doit en avoir classe d’être interrogé car c’est lui qui passe à l’offensive :
— D’où téléphonez-vous ?
— De Bath…
— Bath ?
Il freine sur les bouchons de roue pour se retenir de me demander ce que j’y fous.
— Bon, dis-je, eh bien ! Bonne chance, mon cher…
— Bonne chasse, répond-il.
Nous raccrochons…
Grace va pour sortir de la cabine, mais je la retiens.
— Cherche dans l’annuaire les bureaux de Stone. Il doit en avoir… Non ?
Je vais l’attendre au zinc.
Le barman a servi deux scotch que nous lui avons commandés. Un troisième verre, vide celui-ci, repose à côté des nôtres.
— What is it ? me hasardai-je à demander.
Le barman sourit poliment de mon accent et, dans un français aussi rigolard que mon anglais, me dit que c’est la consommation d’un client qui n’a fait qu’entrer et sortir.
Ce disant il enlève le verre, mais il s’y prend si mal qu’il renverse le mien.
Il s’excuse et me remet un autre glass. J’ai idée que ce verre renversé sera aux frais du patron.
Je torche une grande lampée…
C’est du chouette. Le whisky, je m’y mettrais rapidement. Je suis plus doué sur les alcools étrangers que sur les langues étrangères.
Moi, à part les langues fourrées…
— How many ? dis-je en sortant du fric de ma poche.
Il annonce la couleur. J’ai rien pigé à son baratin. Je lui fais confiance, j’étale mon pognozof sur le comptoir en lui faisant signe de se sucrer.
En procédant à cet étalage, j’avise un petit objet rond que j’avais totalement oublié. Il s’agit du bouton que la môme Martha tenait serré dans sa main.
Drôle de message, par-delà la tombe, que ce bouton… Et un des siens !
Je l’examine. Au verso, il y a quelques chiffres gravés. Ça donne ceci : 18-15-12-12-5.
Ce qui m’a tout l’air d’être un message.
Il faudra que j’étudie cela d’un peu plus près…
Sur ce, Grace radine de la cabine.
— Tu as trouvé ? je questionne.
— Oui, dit-elle.
— Comment t’y es-tu prise ?
— J’ai téléphoné au syndicat d’initiative, tout simplement.
— Bonne idée…
— Les bureaux de la Compagnie Stone se trouvent à Bristol. Voici l’adresse, je l’ai copiée…
— Bravo… On va arroser ça…
— Tu trouves que c’est un grand pas en avant ? demande-t-elle.
— Si on n’arrosait que les grands pas en avant, on ne boirait pas souvent, assurai-je.
Je trinque.
Elle empoigne son godet, le lève légèrement en me regardant intensément comme pour me dédier son contenu, le boit, fait la grimace et tombe, foudroyée.
Tout cela se déroule avec une telle soudaineté que je n’ai même pas le temps d’intervenir. Il me semble que je rêve, que tout va recommencer du bon côté.
À mes pieds il y a Grace, la petite Grace. Elle est étendue à terre, aussi morte que la reine Victoria. Ses yeux sont révulsés, ses narines pincées et ses lèvres ont une couleur verdâtre repoussante.
Le barman se précipite avec des cris. Je me baisse et ramasse le plus gros morceau du verre dans lequel elle buvait. Il y a encore sur la paroi une odeur bizarre. Grace a été empoisonnée…
Je me penche par-dessus le bar et je saisis le verre qui m’était destiné et que le garçon a renversé : il sent la même chose. Pas d’erreur, on a voulu nous farcir comme des doryphores, la petite et moi.
Pendant dix minutes c’est la grande confusion. Le barman a appelé le patron, qui a appelé le médecin et la police. Tout est de plus en plus irréel. Je suis soûl de stupeur, de chagrin. Rigolez pas, tas de noix ! Cette souris, je m’y étais déjà attaché. Elle me plaisait bien… Qu’on vienne lui refiler le potage à mon nez et à ma barbe, ça fait incroyable et j’arrive pas à m’enfoncer cette évidence dans le dôme, même avec un marteau !
Enfin, les bourdilles d’ici rappliquent. L’un d’eux parle le français. Je décline mon identité, j’allonge le blaze de l’inspecteur Brandon comme référence et je dis que je me tiens à leur disposition si besoin est…
Je demande au policier de se faire donner par le barman un signalement précis du mec qui est entré derrière nous vider un godet. C’est cette salope qui nous a versé sa jouvence. Sans la maladresse du garçon, à l’heure qu’il est, votre petit copain San-Antonio serait sur le macadam, aux côtés de la môme Grace, bien raide, bien pâlichon… Et pour ce qui est de la fin de l’enquête, vous auriez dû vous reporter à votre romancier habituel…
Le policier questionne le serveur.
— L’homme qui est entré est assez jeune. Il était blond… Vêtu en bleu.
— Et il portait un gilet en daim marron, non ?
Le policier sollicite ce complément de signalement.
— C’est exact, dit-il. Vous le connaissez ?
— Non…
Je porte la main à mon chapeau et, après un dernier regard à Grace, je quitte ce funeste troquet.
Un boxeur amateur qui descend du ring après avoir essuyé quinze rounds contre le champion du monde de sa catégorie n’est pas plus flottant que je ne le suis.
J’ai les tiges en aluminium. Je me sens tout creux et une vague envie de dégueuler me triture les tripes.
Cette fois, la guerre est déclarée… Si l’on examine les choses de très près — et froidement — on peut même dire que ce meurtre et cette tentative de meurtre ont du bon, au point de vue de l’enquête. Surtout, ne sautez pas ! J’ai raison ; et je vais vous le prouver sur-le-champ : voyons, si le jeune homme blond qui est un des personnages de mon histoire, un des personnages insaisissables, se manifeste pour tenter de me buter, c’est qu’il estime que je deviens dangereux, si je deviens dangereux c’est que je brûle…
Seulement comment sait-il que j’existe, ce brave garçon ?
Tout bonnement parce qu’au cours de ces deux jours, j’ai interrogé quelqu’un qui était en cheville avec lui.
Je fais une revue de mon activité…
En quarante-huit heures je n’ai pas perdu mon temps et j’ai vu pas mal de gens : le patron du « Lion Couronné », la mère Fig, le pharmacien, le garagiste, l’accidenté, Stone…
Oui, on peut dire que ma visite au pays de la royauté a été bien employée.
Je m’ébroue un bon coup.
— Et, comme toujours dans les cas sérieux, je me convoque pour un sermon bien venu :
« Écoute, mon gars San-Antonio. Les choses sont embrouillées. Tu travailles en plein cirage dans une contrée débectante. Tu le fais pour toi seul, car tu n’as pas d’ordres pour agir comme tu le fais. C’est un luxe que tu te paies. Simplement, le mystère te chiffonne et tu fonces dessus comme un taureau fonce sur un chiffon rouge. D’accord, les taureaux ne sont pas des cérébraux, mais le Bon Dieu les a faits comme ça… Alors, mon gentil petit homme, tu vas serrer les dents, serrer les poings, serrer… Enfin, serrer tout ce qu’il faudra et tu vas te démerder de liquider cette affaire. Oublie ce coup dur qu’est la mort de Grace ; oublie ce pays triste, son brouillard, ses mystères… Va de l’avant… »
Je suis remonté dans la tire d’Alexandre tout en m’adressant cette exhortation.
« Non, ça n’est pas seulement pour ma satisfaction personnelle que j’agis de la sorte. C’est surtout parce que j’ai encore dans les oreilles les dernières paroles d’Emmanuel Rolle : « Je suis innocent ! »
« Il a tenu le coup… Même à moi, il n’a rien voulu dire.
« Et puis, il a eu la petite cagoule noire sur le visage, lorsqu’il a senti la corde sur ses épaules…
« S’il était innocent, pourquoi s’est-il chargé d’un meurtre qu’il n’avait pas commis ? »
Je débraye. Un facteur rentre chez lui, les mains aux poches.
— Hé ! Postman !
Il s’arrête, cherche autour de lui, puis, m’ayant aperçu s’avance vers la voiture.
— Yes, sir ?
Comment vais-je m’y prendre ?
— Please, the road of Bristol, please ?
Je pimente avec ces please la carence de mon vocabulaire.
Il m’indique le chemin à suivre.
— Merci…
Je quitte enfin Bath…
Une grande route noire où s’effilochent des écharpes de brume !
La lumière blonde des phares me fait penser aux cheveux d’or de Grace… Bon Dieu ! Jamais une souris m’est entrée dans le crâne à ce point.
J’ai pas encore bien réalisé sa mort. Je ne peux pas me figurer que ça y est ! Je l’ai tuée indirectement… Quelle idée aussi de trimbaler une gonzesse dans le turf ? C’est vrai qu’elle aimait ça et qu’elle me servait d’interprète… C’était le prétexte que je me donnais…
Si le zig au gilet de daim me tombe dans les pattes, parole de poulet, il la sentira passer !
Oh ! bien entendu, c’est écrit autrement mais c’est du moins la traduction de l’immense enseigne en caractères de marbre qui surmonte une vaste vitrine dans laquelle se trouve toute une flottille en réduction.
Je vais un peu plus loin, remiser ma bagnole. Puis, à pas lents je reviens aux Messageries Stone. La rue est obscure, le brouillard a remplacé la pluie. Minuit à sonné il y a un bon moment déjà… Minuit, l’heure du crime ! Tu parles !
Je renouche autour de moi : rien ! Ce coin de Bristol paraît vide comme la poche d’un contribuable.
Alors, que voulez-vous, j’oublie les leçons du chef et je sors mon ouvre-boîte particulier, celui qui met K.O. les serrures les plus prétentieuses.
En deux temps et trois mouvements il y a une effraction de plus à ajouter à mon palmarès. Me voilà dans la place. Et pour y branler quoi, juste ciel ?
Vous cassez pas le bol, je marche de plus en plus au pifomètre. Le nez, c’est mon radar à moi ; presque mon subconscient… Je le suis en fermant les yeux afin de repousser le vertige. Jusqu’ici il m’a fait traverser de sales coins, mais il m’a toujours conduit là où je voulais aller comme un cheval d’ivrogne qui ramène son maître à la maison.
J’ai trouvé dans la niche du tableau de bord de la voiture une lampe électrique. Une fois rentré, je referme la porte, tire le verrou et vais à tâtons au fond du vaste hall. Parvenu là, je mets la lampe dans ma chemise et l’allume. La petite tache orangée qui paraît sortir de ma carcasse me permet de découvrir une porte. Je la pousse, elle dit non. Mais mon Sésame est là pour la faire changer d’avis.
La petite porte communique avec un couloir sur lequel ouvrent plusieurs autres portes.
J’extrais la lampe de mon giron et j’en promène le faisceau autour de moi.
C’est l’administration dans toute sa splendeur. L’administration privée, si j’ose dire… Privée et luxueuse. Le sol est recouvert d’une moquette plus épaisse que le Bottin de Paris. Avec ça, inutile de marcher sur la pointe des pieds ! Vous pourriez faire défiler la cavalcade de Barnum sans réveiller les voisins !
Je pousse les portes. Elles s’ouvrent toutes et laissent voir un univers de bureaux et de classeurs… Aucun intérêt… Je les referme les unes après les autres et je poursuis mes investigations.
Ce que je viens chercher ?
Oh ! tonnerre, me brisez pas les claouis ! Si je le savais seulement.
Je suis venu là parce que Stone ne m’a pas paru franco, parce qu’il est Messager maritime, et parce que Rolle s’occupait des affaires de son papa, lequel fait du trafic avec l’Afrique… Car enfin, je suis sur les traces d’un Higgins que je soupçonne d’avoir démoli Martha Auburtin, bon, bravo, mais je ne suis pas payé par le gouvernement français pour suppléer la police britannique, hein ?
L’affaire ne m’intéresse qu’à cause du rapport qu’elle peut avoir avec l’aventure d’Emmanuel Rolle. Or, depuis que je suis parti, le nez au vent, comme un chien de chasse, il n’a plus été question de Rolle… Non, à cause de lui j’ai été amené à m’intéresser à Martha et le cadavre de Martha m’a conduit à Higgins… À son tour, sans le savoir, Higgins m’a envoyé à Stone… Marrant comme les gens sont socialement emboîtés les uns dans les autres !
Me voici devant la porte du fond. J’aurais dû commencer par elle car elle porte en caractères noirs, ce mot alléchant pour un flic ou un voleur : « Private. »
« Private », c’est pour moi une invitation à entrer…
À moi Sésame ! Les serrures d’outre-Manche ne sont pas plus maries que les serrures de chez nous.
Je pige tout de suite. Voilà le bureau directorial.
C’est cossu, les meubles sont massifs comme la Tour de Londres. Au mur on voit le portrait d’un mec à favoris qui semble s’être servi du dentier de sa femme un jour qu’il avait oublié le sien dans le slip d’une tapineuse. Il a la mâchoire en tenaille et la bouche en ouverture de tronc des écoles laïques. Il ressemble à Stone comme une vieille pantoufle ressemble à une autre vieille pantoufle. Ça sent bon la tradition dans la pièce.
Le Stone père ne sourcille pas lorsque je lui file le faisceau de ma lampe dans les carreaux. Au contraire, nullement aveuglé, il fixe sur moi un regard hautement réprobateur…
— Te frappe pas, pépé, je lui dis… Je viens simplement en badaud…
Je remarque que la pièce est munie d’une fenêtre dont les volets sont fermés… D’après mon estimation elle doit donner sur une cour, donc je peux m’offrir l’électricité de la maison. Aussitôt dit, aussitôt fait…
Grâce à l’éclairage au néon, je ne perds aucun détail des lieux. J’avise un coffre-fort qui pourrait donner asile à des réfugiés. Le voilà mon objectif principal… Seulement Sésame est trop jeune pour s’attaquer à un gros méchant de ce format…
Perplexe je le contemple… Puis je soulève le gros médaillon qui masque la serrure. C’est un coffre à chiffres… Il est muni d’un cadran assez semblable à un cadran de téléphone. J’essaie de tourner, mais il tourne à vide… Rien n’est plus déprimant…
Bon Dieu, être venu jusqu’ici, risquer de se faire appeler Victor par les bourdilles au casque à étage et se laisser intimider par un morcif en fonte renforcée, c’est vexant…
J’essaie encore des combinaisons… Mais autant frotter le cerveau de M. André Billy sur un morceau de glace jusqu’à ce qu’il fasse des étincelles !
C’est comme si je voulais grimper après le rayon d’un projecteur !
Je sue sang et eau… J’enrage…
Je tourne ce disque comme un perdu…
J’aurais dû apporter un chalumeau ! Mais on n’a pas un chalumeau sur soi en permanence.
Je vide mes poches désespérément comme si j’espérais y découvrir un matériel complet de perceur de murailles.
Alors, vous comprenez — ou plutôt non, vous êtes trop bouchés pour comprendre ! — le merveilleux intervient, comme il intervient toujours dans la vie des mecs gonflés qui vont jusqu’au bout des choses… En vérifiant le contenu de mes vagues, je récupère le bouton de la morte. Le bouton chiffré :
18-15-12-12-5.
J’applique cette combinaison en me traitant de nave, de portion de courge, de tordu et autres qualificatifs somme toute assez péjoratifs…
Je suis en train d’épuiser mon stock d’invectives et d’en inventer de nouvelles lorsque la porte du coffre s’ouvre !
Des chiffres sur un bouton. Et la porte du coffre s’ouvre. Ça me fait penser aux histoires loufoques, vous savez ? Étant donné que le bateau fait vingt nœuds à l’heure et qu’il va à Gibraltar, quel est l’âge du capitaine ?
Enfin je reviens de ma stupeur et, me promettant d’examiner cette relation de bouton à coffre un peu plus tard, j’inventorie le contenu de ce dernier…
Il y a tout d’abord une pile de dossiers. Je ne cherche pas à les ouvrir car ils contiennent des paperasses rédigées en anglais, c’est-à-dire illisibles pour moi.
Ces dossiers occupent les deux rayons supérieurs. Mais dessous se trouve comme un autre coffre dans le grand. Fort heureusement, ce petit enfant dans les entrailles de sa mère s’ouvre à la clé, donc mon appareil lui convient.
En effet, une rapide démonstration et j’en ai raison. Ouf ! Ce que j’aurai pu forcer comme lourdes, cette nuit ! Parole, je vais en rêver bientôt…
Dans le petit coffre il y a une multitude de petits sacs en cuir.
— De l’or ! je murmure…
Et mon cœur se met à cogner. Le cœur des hommes — même celui des honnêtes bourdilles de mon espèce — se met toujours à faire du ramdam lorsqu’il se trouve devant un amoncellement de jonc. Doit y avoir une influence qui relève du magnétisme dans ce phénomène…
En tremblant un peu je m’empare du sac de cuir. Chacune de ces poches est de la dimension d’une livre de farine… en paquet.
Je l’ouvre. Cramponnez-vous bien : c’est pas du gold mais bel et bien de la farine que le sac contient. Du moins cette poudre blanche a-t-elle toutes les apparences du froment.
Seulement je ne vous souhaite pas de becqueter du brignole fabriqué avec ça ! Ah ! foutre non ! Car cette farine ne s’emploie qu’en toute petite quantité. Et on ne se la met pas dans la bouche mais dans le nez. Bref ! il s’agit de neige, de coco, quoi !
Il doit bien y en avoir une vingtaine de kilos en tout. Non, mais vous vous rendez compte d’une fortune ?
Je commence à entraver pas mal de choses maintenant.
Je referme mon sac-échantillon et le remets dans le coffre. Décidément, je viens de marquer un point capital dans la marche de l’enquête…
Et ce, sans jacter un mot d’anglais, sans avoir les moyens formidables du Yard… Lorsque le Brandon va savoir ça, je suppose qu’il va sortir de sa réserve… Mon rêve serait de l’entendre dire merde ; même en anglais, ce serait marrant et ça ferait plaisir à l’esprit de Cambronne s’il rodaille dans le secteur.
Seulement, voyez-vous, ça n’est pas tout de suite que je pourrai révéler le pot aux roses à mon british collègue.
Non, et ce ne sera peut-être jamais car lorsque je me retourne je constate sans plaisir que je ne suis pas seul dans la pièce.
Dans l’encadrement de la porte se trouvent deux hommes. L’un est le bon M. Stone, l’autre un grand jeune homme au gilet de daim marron. Stone a les mains dans ses poches, mais le jeune homme, par contre, tient un revolver à gros barillet et à canon court. C’est une de ces armes qui font dans la bidoche des trous grands comme l’entrée de Prisunic…
Et si vous voyiez le grand jeune homme, vous ne douteriez pas un instant de son envie de tirer.
Il a un menton carré, proéminent. Des yeux fauves, si terribles qu’ils foutraient les jetons à un boa constrictor. Son front est sillonné de rides rageuses et une mèche lui pend entre les sourcils.
— Un petit malin, hé ? murmure-t-il dans un français parfait.
Si ce mec n’est pas né à Paris, il a du moins été élevé à Saint-Cucufa…
— Oh ! fais-je, un compatriote… Ça fait rudement plaisir d’entendre parler sa langue maternelle… C’est brusquement comme si le clocher de mon village venait me rendre une visite de politesse.
Il hausse les épaules…
— Le clocher de ton village va te sonner les cloches, poulet…
— Allons, trésor, ne te fâche pas…
— Garde tes petits mots pour amadouer le diable, dit-il…
Il avance légèrement le bras pour me plomber.
— Non, intervient Stone… Pas ici… Il y aurait du sang et de la cervelle partout, rien n’est plus écœurant…
— Merci, Mr Stone, fais-je. Vous êtes bien aimable…
Son sens de l’hygiène et de la propreté prolonge ma gentille existence de quelques instants. Quelques instants ne sont pas à dédaigner, surtout lorsqu’il s’agit des derniers.
L’autre ramène son feu contre sa hanche, mais l’orifice noir ne me perd pas de vue pour autant…
— Comment êtes-vous arrivé ici ? questionne Stone.
— Vous n’avez jamais entendu parler du petit doigt ? Explique-lui, toi, le mitrailleur…
— Répondez ! intime Stone.
Il enchaîne :
— Comment avez-vous trouvé la combinaison de ce coffre ?
— Devinez ?
Maintenant il ne s’agit plus d’ergoter… Je dois gagner du temps coûte que coûte si je veux sauver mes os. En un temps record je fais un tour d’horizon…
Stone est à la tête d’un trafic important de stupéfiants. Ma visite de tantôt lui a filé les copaux et il s’est dit que je devais aller engraisser les asticots au plus vite. Alors il a attaché à mes pas le gars au gilet de daim (dont il ne savait pas que je connaissais l’existence) avec mission de m’envoyer le potage à la première occase.
À cet instant, ma mort était décidée à titre, si l’on peut dire, préventif.
Seulement, depuis qu’elle a raté, il est intervenu un fait capital : j’ai découvert le stock de neige et j’ai su ouvrir le coffre, Stone ne peut plus laisser exécuter un gars détenteur de ce secret avant de savoir d’où il sort… Ce serait de la dernière imprudence…
Donc, si je la boucle et si je suis capable de planquer le bouton, j’ai une chance de me prolonger et, qui sait, de m’en sortir…
Pourvu que Stone comprenne bien tout cela…
— Je ne sais pas si vous réalisez très bien la situation, dit-il ; mais l’heure n’est plus aux plaisanteries stupides. Vous allez parler, et parler vite… Et tout nous dire…
— Oh ! Mr Stone, fais-je, connaissez-vous la France ?
— Vous dites ?
— Vous savez que la cuisine française est la meilleure du monde ?
— Que signifie ?
— Enfin, vous me demandez de vous parler, je vous parle…
Il blêmit ; ses doigts noueux se crispent.
— C’est un malin, dit le garçon blond… Je savais pas que les poulets étaient aussi futés. Jusqu’ici, tous ceux que j’ai mis en l’air avaient une cervelle dure comme une bordure de trottoir…
« Et puis d’abord, reprend-il, qu’est-ce que tu fous ici ? Un poulet français, c’est fait pour emmerder les gens de France… »
— Suppose que j’aime les voyages….
Du moment qu’on bavarde, y a du bon. Je me suis toujours sorti des situations périlleuses lorsqu’on se mettait à tailler une bavette, les types qui voulaient me dessouder et moi.
Si vous saviez comme j’ai l’œil… Je me dis, par exemple, que le soufflant du gars pèse dans les deux kilos et qu’on se fatigue de tenir deux kilos trop longtemps…
De fait, insensiblement le canon de l’arme s’abaisse tandis que le garçon blond discute le bout de gras.
Mine de rien, je fais une rapide évaluation. Elle me conduit à penser que si le zig pressait la détente de son feu, la balle ne risquerait guère de m’atteindre que les cannes, ce qui n’est pas rigoureusement mortel…
Je remercie le ciel d’avoir choisi comme chaussures des mocassins noirs ; c’est-à-dire des pompes qu’on peut ôter sans avoir à les délacer. Je fais mine d’être fatigué de ma position debout et je me mets à danser d’un pied sur l’autre. En réalité, ce manège a pour but de me permettre de dégager mon pied gauche. Lorsque la godasse ne tient plus à ma personne que par le coup de pied, je murmure…
— Allons, les gars, on ne va pas se tirer la bourre pendant mille ans ! On va faire un petit marché : je vous dis tout et vous me laissez la vie sauve, c’est d’accord ?
Les deux hommes se regardent.
— C’est d’accord, décide Stone.
Il a la voix aussi innocente que celle du gars qui vend sa petite sœur pour pouvoir s’offrir un costume neuf. Faudrait être un lardon de cinq piges pour s’y laisser prendre !
Mais je fais mine d’encaisser ses salades comme argent comptant.
— Eh bien ! voilà, fais-je.
Je shoote puissamment en assujettissant bien mon coup. Ma godasse quitte mon pinceau et décrit une brève trajectoire qui la conduit droit sur la pommette du mec blond…
Ce dernier pousse un juron qui doit réveiller les naturels du Congo. Il tire au jugé, tout en levant son arme en un geste de parade et la balle siffle à mes oreilles.
Je ne perds pas mon temps, je vous jure. Tant pis pour le revolver et son stock de valdas. Je décris un bond qui laisserait baba un léopard diplômé de l’académie des sports et j’atterris en plein dans le buffet de mon mitrailleur. La collision lui fait pousser un « Aah ! » terrifiant. Un nouveau saut et me voilà à pieds joints sur un beau gilet. Ça représente près de deux cents livres et vous conviendrez que ça se pose un peu là en fait de cataplasme.
L’oxygène se taille de ses poumons comme les rats d’un grenier en flammes. Ça fait un petit bruit rigolo de pneus crevés… Ma rage est telle que je ne me sens plus. Je lui refile un coup de talon dans le pif, un autre sur la tempe. Bref, le petit gars ne se souvient bientôt plus s’il est Ramsès II ou le petit lord Fauntleroy.
Je ponctue chacun de mes coups d’une exclamation qui fouette mon énergie.
— Tiens, vache ! Tiens, ordure ! Tiens, pourri !
Il geint :
— Non, non ! Arrêtez, pardon…
Puis il ne geint plus du tout…
Un filet de sang coule de son blair, un autre lui sort de l’oreille. Ses yeux ressemblent à ceux de ces lièvres qu’on voit à l’étalage des marchands de venaison.
— Tu as ton compte, hein, ma carne ? je lui demande…
Mais je n’attends pas la réponse…
Presto je me baisse pour ramasser le soufflant.
Je n’ai pas besoin de me relever. Ici, c’est une maison où l’on vous facilite le boulot. Je prends un de ces gnons sur la théière qui compte dans la vie d’un flic…
Je pige que le père Stone vient de prendre part aux réjouissances. Si ça n’est pas son dessus de bureau en marbre qu’il m’a téléphoné sur l’occiput, c’est un duvet de canard !
Je dodeline comme un taureau touché à mort, puis lentement je me précipite à l’avance du plancher.
Un long moment j’ai l’impression d’être allongé en pleine mer, sur un radeau pneumatique moelleux comme du Montbazillac.
La mer est bleue… Bleue à dégeuler…
Et elle danse, madame !
Je ferme les yeux et je lâche la rampe.