2.

REDRICK SHOUHART, 28 ANS, MARIÉ, SANS PROFESSION

Redrick Shouhart était allongé derrière la pierre tombale et, écartant de la main une branche de sorbier regardait la route. Les projecteurs de la voiture de la patrouille balayaient le cimetière et de temps en temps l’éblouissaient ; alors il plissait les yeux et retenait son souffle.

Deux heures s’étaient déjà écoulées, mais sur la route tout demeurait comme avant. Le moteur de la voiture bourdonnait paisiblement, tournant à vide ; la voiture ne bougeait pas et fouillait encore de ses trois projecteurs les tombes abandonnées, les croix penchées et rouillées, les pierres tombales, les sorbiers poussant dans tous les sens, la crête du mur de trois mètres de haut qui s’arrêtait brusquement à gauche. Les gens de la patrouille avaient peur de la Zone. Ils ne quittaient pas la voiture. Ici, à côté du cimetière, ils n’osaient même pas tirer. Parfois, leurs voix assourdies atteignaient Redrick, parfois il voyait la petite lueur du mégot s’envoler par la fenêtre de la voiture et rouler sur la chaussée, en sautillant et en projetant de faibles étincelles rougeâtres. Il faisait très humide, la pluie venait de s’arrêter et Redrick sentait le froid même avec sa combinaison imperméable.

Prudemment, il lâcha la branche, tourna la tête et tendit l’oreille. Quelque part à droite, pas très loin, mais pas à côté non plus, ici, au cimetière, il y avait encore quelqu’un. Le bruissement des feuilles retentit, puis ce fut comme si la terre s’éboulait, puis quelque chose de lourd et de dur tomba avec un bruit sourd. Prudemment, Redrick rampa en se plaquant contre l’herbe mouillée. De nouveau, le rayon du projecteur glissa au-dessus de sa tête. Redrick se figea, suivant des yeux son mouvement silencieux, et il lui sembla qu’un homme immobile vêtu de noir était assis sur une tombe entre les croix. Il lui sembla qu’il était assis là, sans se cacher, le dos appuyé contre le monument de marbre, tournant vers Redrick son visage blanc avec les trous sombres des yeux. En réalité, Redrick ne voyait ni n’aurait pu voir tous ces détails en l’espace d’une seconde, mais il se les imaginait. Il rampa encore un peu, tâta la flasque dans la poche intérieure de sa veste, la sortit et resta quelque temps couché, la joue collée contre le métal tiède. Puis, sans lâcher la flasque, il rampa plus loin. Il ne tendait plus l’oreille et ne regardait plus autour de lui.

À un endroit, le mur était brisé et tout près du trou Barbridge était allongé sur un imperméable enduit d’amiante. Il était toujours couché sur le dos, tirant de ses deux mains sur le col de son pull-over. Ses grognements assourdis, pleins de souffrance, se muaient en gémissements. Redrick s’assit à côté de lui et dévissa le bouchon de la flasque. Puis, prudemment, il glissa sa main sous la tête de Barbridge, sentant de toute sa paume la calvitie chaude, gluante de sueur, et il appuya le goulot de la flasque contre les lèvres du vieillard. Il faisait sombre, mais dans les reflets faibles des projecteurs Redrick distinguait les yeux de Barbridge grands ouverts, presque vitreux, et les poils noirs couvrant ses joues. Barbridge avala quelques gorgées avides, puis s’agita, tâtant de la main le sac de verdure.

« T’es revenu…, proféra-t-il. T’es un gars correct… Rouquin… Tu ne laisseras pas un vieux… crever… »

Redrick rejeta la tête et but une bonne gorgée.

« Ils sont là, les crapauds, dit-il. Comme s’ils étaient collés.

— C’est… pas pour rien… », articula Barbridge. Il parlait par saccades, à chaque souffle. « Quelqu’un a mouchardé. Ils attendent.

— Peut-être, dit Redrick. Encore une gorgée ?

— Non. Pour l’instant, ça va. Ne me laisse pas tomber. Si tu ne me laisses pas, je ne crèverai pas. Alors, tu ne regretteras pas. Tu ne me laisseras pas tomber, Rouquin ? »

Redrick ne répondit pas. Il regardait les lueurs bleues des projecteurs dans la direction de la chaussée. Le monument de marbre était visible, mais on ne pouvait pas distinguer si l’autre y était toujours assis ou s’il avait disparu.

« Écoute, Rouquin. Je ne te raconte pas de craques. Tu ne regretteras pas. Tu sais pourquoi le vieux Barbridge est encore vivant ? Tu le sais ? Bob le Gorille a rendu l’âme. Pharaon Banker a péri, comme s’il n’avait jamais existé. Pourtant, quel stalker c’était ! Mais il a péri. Mollusque aussi. Norman le Binoclard. Kallogan. Pete le Bobo. Tous. Il n’y a que moi qui reste. Pourquoi ? Tu sais pourquoi ?

— Tu as toujours été une ordure, dit Redrick, sans quitter la chaussée des yeux. Charognard.

— Une ordure. C’est vrai. On ne peut pas autrement. Ils l’étaient aussi. Pharaon, Mollusque. Mais il n’y a que moi qui reste. Tu sais pourquoi ?

— Oui, dit Redrick pour en finir.

— Tu mens. Tu ne le sais pas. Tu as entendu parler de la Boule d’or ?

— Oui.

— Tu crois que c’est un racontar ?

— Tu ferais mieux de te taire, conseilla Redrick. Sinon tu perds tes forces.

— Ça ne fait rien. Tu me porteras. Nous avons fait tant de chemin ensemble, toi et moi. Me laisseras-tu tomber ? Je t’ai connu quand tu étais encore comme ça. Tout petit. Ton père aussi, je l’ai connu. »

Redrick se taisait. Il avait très envie de fumer, il sortit une cigarette, éparpilla les brins du tabac sur sa paume et se mit à priser. Aucun soulagement.

« Tu dois me tirer de là, proféra Barbridge. C’est à cause de toi que je me suis foutu dedans. C’est toi qui n’a pas voulu emmener le Maltais. »

Le Maltais avait beaucoup insisté pour les accompagner. Il les avait régalés toute une soirée, leur avait proposé une bonne avance, avait juré de se procurer le costume spécial. Et Barbridge, assis à côté du Maltais, cachant son visage derrière sa main lourde et ridée, faisait des clins d’œil appuyés à Redrick : accepte, nous n’y perdrons pas. C’était peut-être pour ça que Redrick avait dit « non ».

« Tu t’es foutu dedans à cause de ton avarice, prononça froidement Redrick. Je n’y suis pour rien. Tu ferais mieux de te taire. »

Pendant quelque temps Barbridge ne fit que grogner. Il glissa de nouveau ses doigts derrière son col et rejeta complètement la tête en arrière.

« Je te donne toute la gratte, râla-t-il, mais ne me laisse pas tomber. »

Redrick regarda sa montre. L’aube était déjà toute proche, cependant, la voiture de patrouille ne partait pas. Ses projecteurs continuaient à fouiller les buissons ; quelque part, tout près, il y avait la Land Rover cachée. On pouvait la découvrir à tout instant.

« La Boule d’or, dit Barbridge. Je l’ai trouvée. Après qu’est-ce qu’on a pu rajouter comme racontars autour ! Moi aussi d’ailleurs. Que, soi-disant, elle réalise n’importe quel vœu. N’importe lequel, mon œil ! Si c’était n’importe lequel, il y a belle lurette que je ne serais plus ici. Je serais en Europe. Je roulerais sur l’or. »

Redrick le regarda du haut en bas. Dans les reflets bleus mouvants, le visage de Barbridge paraissait mort. Mais ses yeux vitreux étaient écarquillés et suivaient Redrick attentivement, sans le quitter.

« La jeunesse éternelle, mon œil, marmonnait-il. L’argent, mon œil. Mais la santé, ça, oui. Mes enfants sont bien. Et moi, je suis vivant. Tu ne croirais jamais les endroits où j’ai été. Et, malgré ça, je suis vivant. » Il se lécha les lèvres. « Je ne lui demande qu’une chose : laisse-moi vivre. Et donne-moi la santé. À mes enfants aussi.

— Ta gueule, finit par dire Redrick. Tu pleurniches comme une bonne femme. Si je peux, je te tirerai de là. J’ai pitié de ta Dina, parce qu’elle ira faire le tapin, la môme…

— Dina…, râla Barbridge. Ma petite chérie. Ma beauté. Tu sais, Rouquin, ils sont gâtés, mes gosses. Ils ne connaissent pas le mot “non”. Ils seront foutus si quelque chose m’arrive. Arthur. Mon Archie. Tu le connais, pas vrai, Rouquin ? Où as-tu vu des enfants pareils ?

— Je t’ai déjà dit : si je peux, je te tirerai de là.

— Non, dit Barbridge, obstiné. Tu me tireras de là dans tous les cas. La Boule d’or. Si tu veux, je te dirai où c’est.

— Bon, dis-le. »

Barbridge gémit et bougea.

« Mes jambes…, grinça-t-il. Tâte voir. »

Redrick tendit la main et glissa sa paume sur la jambe à partir du genou et plus bas.

« Les os… siffla Barbridge. Ils y sont encore ?

— Oui, oui, mentit Redrick. Ne t’agite pas. »

En réalité, il ne sentit que la rotule. Plus bas, vers le pied, la jambe semblait en caoutchouc, on aurait pu en faire un nœud.

« Tu mens, dit Barbridge. Pourquoi mens-tu ? Tu t’imagines que je ne sais pas, que je n’ai jamais vu ça ?

— Les genoux sont intacts, dit Redrick.

— Tu dois mentir, c’est sûr, dit Barbridge avec angoisse. Bon, ça ne fait rien. Mais tire-moi de là. Je ferai tout pour toi. La Boule d’or. Je te dessinerai la carte. Je t’indiquerai tous les pièges. Je te raconterai tout… »

Il parlait, il promettait encore, mais déjà Redrick ne l’écoutait plus. Il regardait vers la chaussée. Les projecteurs ne se démenaient plus sur les buissons, ils s’étaient figés, croisés sur le monument funèbre de marbre, et c’est alors que Redrick distingua nettement, dans le brouillard bleu vif, une silhouette voûtée et noire, rôdant entre les croix. La silhouette paraissait avancer à l’aveuglette, droit vers les projecteurs. Redrick la vit se cogner contre une énorme croix, se rejeter en arrière, se cogner de nouveau contre la croix et après seulement la contourner et reprendre sa marche, ses longs bras aux doigts écartés tendus devant elle. Puis elle disparut soudain, comme si elle était entrée sous terre. Au bout de quelques secondes, elle réapparut, plus à droite et plus loin, avançant avec une obstination incongrue, inhumaine, comme un mécanisme remonté.

Et subitement les projecteurs s’éteignirent. La boîte de vitesses grinça, le moteur hurla sauvagement, les feux de position rouges et bleus se firent voir à travers les buissons, la voiture de patrouille démarra en flèche, roula vers la ville à tombeau ouvert et disparut derrière le mur. Redrick aspira convulsivement et défit la fermeture éclair de sa combinaison.

« On dirait qu’ils sont partis…, marmonna fiévreusement Barbridge ? Rouquin, vas-y… Vas-y vite ! » Il s’agita, tâtonna autour de lui, saisit le sac de gratte et essaya de se relever.

« Allez, qu’est-ce que t’as à rester assis ? » Redrick regardait toujours vers la chaussée. À présent, il y faisait sombre, on ne voyait rien, mais quelque part là-bas se trouvait l’autre qui marchait, comme une poupée mécanique, trébuchant, tombant, se cognant contre les croix, s’emmêlant dans les buissons. « Bien, dit Redrick à haute voix. Allons-y. » Il souleva Barbridge. Le vieillard lui passa son bras gauche autour du cou comme un étau et Redrick, sans avoir la force de se redresser, le traîna à quatre pattes vers le mur, s’accrochant des deux mains à l’herbe mouillée.

« Allez, allez ! râlait Barbridge. Ne t’inquiète pas, je tiens la gratte, je ne lâcherai pas… Vas-y ! »

Le sentier lui était familier, mais l’herbe mouillée glissait, les branches de sorbiers lui cinglaient le visage, le vieillard corpulent était incroyablement lourd, comme un cadavre, en plus, le sac de gratte tintant et cliquetant s’accrochait sans arrêt, et puis il avait peur de tomber sur l’autre, qui, peut-être, rôdait encore dans l’obscurité.

Lorsqu’ils atteignirent la chaussée, il faisait toujours nuit, mais on sentait que l’aube était proche. Les oiseaux encore endormis, incertains, se mirent à piailler dans le petit bois de l’autre côté de la chaussée ; au-dessus des maisons noires d’une banlieue lointaine, au-dessus des réverbères jaunes et rares, l’obscurité nocturne bleuissait déjà ; un petit vent perçant, humide, en venait. Redrick coucha Barbridge sur le bord du chemin, jeta un regard tout autour et traversa la chaussée comme une grande araignée noire. Il retrouva rapidement la Land Rover, repoussa du capot et du toit les branches qui avaient servi à la dissimuler, se mit au volant et roula sur l’asphalte avec prudence, sans allumer les phares. Barbridge était assis, tenant d’une main le sac de gratte et de l’autre tâtant ses jambes.

« Vite ! râla-t-il. Fais vite ! Mes genoux, ils sont encore intacts, mes genoux… Pourvu qu’on me sauve mes genoux ! »

Redrick le souleva et, grinçant des dents dans son effort, le fit basculer par-dessus bord. Barbridge s’écroula bruyamment sur le siège arrière et gémit. Il ne lâchait toujours pas le sac. Redrick ramassa par terre l’imperméable et en couvrit le vieillard. Barbridge avait réussi à traîner l’imperméable avec lui.

Redrick sortit une petite lampe de poche et fit un aller-retour le long du chemin, scrutant les traces éventuelles. C’était comme s’il n’y en avait pas. Roulant sur la chaussée, la Land Rover avait écrasé les hautes herbes, mais d’ici à quelques heures elles devaient se redresser. Autour de l’endroit où était garée la voiture de patrouille s’entassait une quantité énorme de mégots. Redrick se rappela qu’il avait envie de fumer depuis longtemps, sortit une cigarette et l’alluma, bien que son désir le plus ardent fût de bondir au volant et de s’enfuir d’ici comme si tous les diables de l’enfer lui couraient aux trousses. Mais pour l’instant, il ne le pouvait pas. Il devait tout faire lentement, en calculant chaque geste.

« Alors ? » dit de la voiture Barbridge d’une voix plaintive. « Tu ne jettes pas l’eau, l’attirail de pêche est sec… Qu’attends-tu ? Planque la gratte !

— Ta gueule ! dit Redrick. Fous-moi la paix ! » Il aspira la fumée. « On va prendre par la banlieue sud.

— Comment, la banlieue ? T’es fou ? Tu me foutras mes genoux en l’air, ordure ! Mes genoux ! »

Redrick tira la dernière bouffée et fourra le mégot dans une boîte d’allumettes.

« T’agite pas, Charognard, dit-il. On ne peut pas aller droit sur la ville. Il y a trois barrages, on se fera arrêter au moins une fois.

— Et alors ?

— Ils verront tes sabots et on sera cuit.

— Quoi, mes sabots ? On dira qu’on a péché à la dynamite, que j’ai pris un coup sur les jambes, et voilà !

— Et s’ils te les tâtent ?

— Me les tâtent… Je pousserai un tel hurlement que ça leur fera passer à tout jamais l’envie de tâter les jambes à quelqu’un. »

Mais pour Redrick l’affaire était réglée. Il souleva le siège du conducteur, s’éclairant de sa lampe, ouvrit un couvercle secret et dit :

« Envoie la gratte. »

Le réservoir à essence sous le siège était faux. Redrick prit le sac et le fourra à l’intérieur du réservoir, entendant le contenu qui tintait.

« Je ne peux pas prendre de risques, marmonna-t-il. Je n’en ai pas le droit. »

Il remit le couvercle à sa place, y jeta des chiffons en vrac et rabattit le siège. Barbridge grognait, exigeait plaintivement qu’on se dépêche, promettait de nouveau la Boule d’or, mais s’agitait inlassablement sur place, scrutant, inquiet, l’obscurité qui se dissipait. Redrick n’y prêtait aucune attention. Il éventra le sac en plastique plein d’eau et de poissons, versa cette eau sur l’attirail de pêche posé dans la cabine et mit les poissons qui frétillaient dans un sac de grosse toile. Il plia le sachet en plastique et le fourra dans la poche de sa combinaison. À présent, tout était en ordre : deux pêcheurs revenaient d’une pêche pas trop fructueuse. Il se mit au volant et démarra.

Il roula jusqu’au tournant sans allumer les phares. À sa gauche il y avait un mur solide de trois mètres de haut qui encerclait la Zone, à droite des buissons, de petits bois clairsemés, parfois des cottages abandonnés avec des fenêtres obstruées de planches et les murs écaillés. Redrick voyait bien dans le noir ; d’ailleurs, l’obscurité n’était plus aussi dense, et c’est pour cela qu’il ne freina même pas lorsqu’apparut devant lui une silhouette voûtée marchant d’un pas mesuré. Il se pencha juste sur le volant. L’autre déambulait en plein au milieu de la chaussée et, comme eux tous, se dirigeait vers la ville. Redrick le dépassa, serrant à gauche, puis écrasa l’accélérateur.

« Vierge Marie ! marmonna Barbridge. Rouquin, t’as vu ça ?

— Oui, dit Redrick.

— Seigneur !… C’est la seule chose qui nous manquait ! » bredouilla Barbridge et il se mit soudain à réciter à haute voix une prière.

« Ta gueule ! » lui cria Redrick.

Le tournant devait être tout proche. Redrick ralentit, scrutant la ligne de maisonnettes et de haies penchées qui s’étirait à sa droite. Un vieux transformateur… un poteau étayé… une petite passerelle pourrie au-dessus du caniveau. Redrick tourna. La voiture bondit sur une bosse.

« Où vas-tu ? hurla sauvagement Barbridge. Tu vas me bousiller les jambes, ordure ! »

Redrick se tourna rapidement et frappa à toute volée le vieillard au visage, sentant du dos de la main sa joue mal rasée. Barbridge s’étrangla et se tut. La voiture sautait, ses roues dérapaient sans arrêt dans la boue fraîche après la pluie nocturne. Redrick alluma les phares. La lumière blanche qui bondissait éclaira d’anciennes traces de roues avec de l’herbe qui poussait dedans, des flaques d’eau énormes, des haies pourries, bancales. Barbridge pleurait, en reniflant et en se mouchant. Il ne promettait plus rien à présent, il se plaignait et menaçait, mais à voix très basse, inintelligible, ce qui faisait que Redrick n’entendait que des mots détachés. Quelque chose à propos de ses jambes, de ses genoux, du bel Archie… Puis il se tut.

Le village longeait la banlieue ouest de la ville. Autrefois, il y avait des pavillons, des potagers, des jardins fruitiers, les résidences d’été des autorités de la ville et des administrateurs de l’usine. Des endroits verts, gais, de petits lacs avec des plages de sable propre, où on élevait des carpes. La puanteur de l’usine, ses fumées âcres n’y arrivaient jamais, pas plus, d’ailleurs, que la canalisation de la ville. À présent, c’était abandonné, oublié, et tout au long de leur trajet ils ne virent qu’une maison habitée : une petite fenêtre aux rideaux tendus irradiait une lumière jaune ; le linge mouillé par la pluie pendait sur les cordes ; un chien énorme, s’étranglant de rage, bondit de côté et pendant un certain temps poursuivit la voiture dans des tourbillons de boue jaillissant sous les roues.

Redrick franchit prudemment un vieux petit pont penché et lorsqu’il aperçut devant lui le tournant pour la route de l’Ouest, il arrêta la voiture. Il descendit sans se retourner vers Barbridge et avança, les mains frileusement enfoncées dans les poches humides de sa combinaison. Il faisait déjà complètement jour. Autour tout était mouillé, silencieux, endormi. Il arriva jusqu’à la chaussée et jeta un coup d’œil prudent de derrière les buissons. D’ici on voyait bien le barrage de police : une petite caravane, trois lucarnes illuminées ; la voiture de la patrouille était rangée sur le bord du chemin, personne ne s’y trouvait. Pendant un certain temps Redrick resta debout à regarder. Sur le barrage – aucun mouvement. Les membres de la patrouille avaient sans doute eu froid la nuit, ils étaient éreintés et maintenant ils devaient se réchauffer dans leur caravane : ils somnolaient, la cigarette collée à la lèvre inférieure. « Les crapauds », dit Redrick à mi-voix. Il tâta un coup-de-poing dans sa poche, glissa les doigts dans les trous ovales, serra le métal froid dans sa main et, toujours frileusement voûté, sans sortir les mains des poches, rebroussa chemin. La Land Rover, un peu penchée, était garée dans des buissons. L’endroit était perdu, oublié ; personne n’avait dû y mettre les pieds depuis une bonne dizaine d’années.

Quand Redrick s’approcha de la voiture, Barbridge se souleva et le regarda, la bouche entrouverte. À cet instant, il paraissait encore plus vieux que d’habitude : ridé, chauve, couvert de poils sales, avec les dents pourries. Pendant un temps ils se regardèrent silencieusement, puis, soudain, Barbridge marmonna :

« Je te donnerai la carte… tous les pièges, tous… Tu la trouveras tout seul. Tu ne regretteras pas… »

Redrick l’écoutait sans bouger, puis desserra les doigts, relâchant le coup-de-poing dans sa poche, et dit : « Bon. Ton affaire, c’est de rester évanoui, compris ? Gémis et ne laisse personne te toucher. » Il prit le volant, mit le moteur en marche et démarra. Tout se passa bien. Personne ne sortit de la caravane lorsque la Land Rover, respectant soigneusement les signes et les panneaux, passa lentement devant, puis, augmentant sans arrêt sa vitesse, fila vers la ville par la banlieue sud. Il était six heures du matin, les rues étaient vides, l’asphalte mouillé, les feux noirs automatiques, solitaires aux carrefours faisaient de l’œil en vain. Ils dépassèrent le fournil avec ses fenêtres hautes, brillamment éclairées, et Redrick reçut la vague d’une odeur tiède, extraordinairement agréable.

« J’ai envie de bouffer », dit Redrick et, détendant ses muscles ankylosés par la tension, s’étira, les mains appuyées contre le volant.

« Comment ? demanda Barbridge d’un ton apeuré.

— Je dis que j’ai envie de bouffer… Où est-ce que je te dépose ? Chez toi ou directement chez Boucher ?

— Chez Boucher, fonce chez Boucher ! » marmonna rapidement Barbridge, s’élançant en avant. Sa respiration fiévreuse, chaude, atteignit la nuque de Redrick.

Droit chez lui ! Vas-y tout droit ! Il me doit encore sept cents billets… Vas-y plus vite que ça, qu’est-ce que t’as à ramper comme une limace crevée ! » Brusquement, il se mit à jurer avec impuissance et méchanceté, crachant des mots noirs, sales, projetant de la salive, s’étranglant dans des rafales de toux.

Redrick ne lui répondit pas. Il n’avait ni le temps ni la force d’apaiser Charognard déchaîné. Il fallait en finir vite avec tout ça et aller dormir ne serait-ce qu’une heure, ne serait-ce qu’une demi-heure avant le rendez-vous au Métropole. Il tourna dans la Seizième rue, passa deux pâtés de maisons et s’arrêta devant un hôtel particulier en pierre grise d’un étage. C’est Boucher en personne qui lui ouvrit ; apparemment, il venait de se lever et se préparait à passer dans la salle de bains.

Il portait une robe de chambre somptueuse aux franges dorées. Il tenait un verre avec son dentier dedans. Ses cheveux étaient ébouriffés, des poches sombres alourdissaient ses yeux troubles.

« Ah ! fit-il. Rouquin ? Qu’as-tu tonc à me tire ?

— Enfile tes dents et viens avec moi, dit Redrick.

— Oui », répliqua Boucher qui fit un mouvement de tête invitant Redrick dans le hall et se dirigea vers la salle de bains d’un pas étonnamment rapide, raclant le plancher de ses mules persanes.

« Qui ? demanda-t-il de la salle de bains.

— Barbridge, répondit Redrick.

— Quoi ?

— Les jambes. »

Dans la salle de bains l’eau coula, les ébrouements et le clapotement retentirent, quelque chose tomba et roula sur le carrelage. Redrick s’assit lourdement dans un fauteuil, sortit une cigarette et l’alluma, regardant autour de lui. Oui, pas mal, le hall ! Boucher ne regardait pas à la dépense. C’était un chirurgien très expérimenté et très à la mode, une lumière de la médecine non seulement en ville, mais dans tout l’État, et ce n’est certainement pas à cause de l’argent qu’il s’était mis en cheville avec des stalkers. Lui aussi se faisait payer par la Zone : en nature, en gratte variée qu’il utilisait pour sa médecine, en savoir. Il étudiait sur des stalkers estropiés des maladies, des difformités et des traumatismes inconnus jusque-là ; il se faisait payer en gloire : la gloire du premier médecin de la terre à être spécialiste des maladies inhumaines chez les humains. Cela dit, il acceptait aussi l’argent.

« Quoi exactement, avec les jambes ? » demanda-t-il, sortant de la salle de bains, une énorme serviette-éponge sur l’épaule. Avec, il essuyait soigneusement ses doigts longs et nerveux.

« Il s’est fourré dans la “gelée” », dit Redrick.

Boucher émit un sifflement.

« C’est donc la fin de Barbridge, marmonna-t-il. Dommage. C’était un sacré stalker.

— Ça ne fait rien, dit Redrick, se rejetant dans son fauteuil. Tu lui feras des prothèses. Avec ces prothèses il cavalera encore dans la Zone.

— Bon », dit Boucher. Son visage était à présent tout à fait sérieux. « Attends, je vais m’habiller. »

Pendant qu’il s’habillait, qu’il téléphonait quelque part – probablement à sa clinique pour qu’on préparât la salle d’opération – Redrick resta allongé, immobile dans le fauteuil en train de fumer. Il ne bougea qu’une seule fois : pour sortir sa flasque. Il buvait à petites gorgées, parce qu’il n’en restait qu’un doigt, il tâchait de ne penser à rien. Il attendait simplement.

Puis, ensemble, ils sortirent. Redrick se mit au volant de la voiture, Boucher à côté de lui et aussitôt, se penchant par-dessus le dossier, il se mit à ausculter les jambes de Barbridge. Un Barbridge à présent silencieux et recroquevillé qui marmonnait des paroles plaintives, jurait de couvrir d’or Boucher, évoquait sans cesse ses enfants et sa défunte femme, suppliait qu’on lui sauve ne serait-ce que les genoux. Ne retrouvant pas ses infirmiers devant l’entrée, Boucher jura, sauta de la voiture en marche et disparut derrière la porte. Redrick alluma une nouvelle cigarette et Barbridge prononça soudain d’une voix claire et nette, comme s’il s’était définitivement calmé :

« Tu avais envie de me tuer. Je m’en souviendrai.

— Mais je ne t’ai pas tué, dit Redrick, indifférent.

— Non, tu ne m’as pas tué… », Barbridge se tut. « Ça non plus, je ne l’oublierai pas.

— Bon, n’oublie pas, dit Redrick. Toi, bien sûr, tu ne m’aurais pas tué… » Il se tourna et regarda Barbridge. Le vieillard avait la bouche tordue, ses lèvres desséchées étaient parcourues de tics. « Tu m’aurais simplement laissé tomber, dit Redrick. Tu m’aurais abandonné dans la Zone, ni vu ni connu. Comme Binoclard.

— Binoclard est mort tout seul, protesta sombrement Barbridge. Je n’y suis pour rien. Il s’est fait coincer.

— Tu es une ordure », dit Redrick avec indifférence, se détournant de lui. « Charognard. »

Des infirmiers endormis, ébouriffés, jaillirent de l’entrée et, dépliant un brancard en courant, se précipitèrent vers la voiture. Tirant de temps à autre sur sa cigarette, Redrick regardait avec quelle habileté ils avaient sorti Barbridge, l’avaient couché sur le brancard et porté vers l’entrée. Barbridge, allongé immobile, les bras croisés sur la poitrine, regardait le ciel d’un air détaché. Ses pieds énormes, cruellement mangés par la « gelée » étaient tournés d’une façon étrange, anormale. Il était le dernier des vieux stalkers, de ceux qui avaient commencé la chasse aux trésors extra-terrestres aussitôt après la Visite, quand la Zone ne s’appelait pas encore la Zone, quand il n’y avait ni instituts, ni mur, ni forces de police de l’ONU, quand la ville était paralysée d’horreur, tandis que le reste du monde ricanait du dernier canular des journalistes. Redrick avait alors dix ans, Barbridge était un homme fort et agile, il adorait boire aux dépens d’un autre, se bagarrer et peloter dans un coin une nana imprudente. À l’époque, ses propres enfants ne l’intéressaient absolument pas. Il était déjà une ordure, car, une fois ivre, il battait sa femme avec une volupté ignoble, bruyamment, pour que tout le monde fût témoin… Vint le jour où elle ne s’en était pas remise.

Redrick fit demi-tour et, sans prêter attention aux feux, fonça tout droit chez lui, à la maison, en faisant aboyer le klaxon contre les rares passants, en coupant les virages.

Il s’arrêta devant le garage et lorsqu’il sortit de la voiture, vit le gérant qui s’approchait de lui du côté du petit square. Comme toujours, le gérant était de mauvaise humeur, son visage fripé aux yeux bouffis exprimait le comble de la répugnance, comme s’il ne marchait pas sur de la terre, mais sur du fumier liquide.

« Bonjour », lui dit Redrick poliment.

Le gérant s’arrêta à deux pas de lui et pointa son pouce par-derrière son épaule.

« C’est votre travail ? » demanda-t-il en marmonnant. On voyait que c’était les premières paroles depuis la veille.

« De quoi parlez-vous ?

— Cette balançoire… C’est vous qui l’avez installée ?

— Oui.

— Pour quoi faire ? »

Sans répondre, Redrick alla vers la porte du garage et se mit à ouvrir la serrure. Le gérant le suivit et s’arrêta derrière lui.

« Je vous demande pourquoi vous avez installé cette balançoire ? Qui vous a prié de le faire ?

— Ma fille », dit Redrick très tranquillement. Il fit coulisser la porte.

« Je ne vous demande pas si c’est votre fille. Le gérant haussa la voix. Votre fille, c’est à part. Je vous demande qui vous a permis ? Qui, en fait, vous a permis de disposer du square ? »

Redrick se tourna vers lui et pendant quelque temps resta immobile, scrutant la racine du nez pâle, striée de petites veines. Le gérant recula d’un pas et prononça d’un ton plus bas :

« Et ne repeignez pas le balcon. Combien de fois je vous ai dit…

— Vous vous fatiguez pour rien, fit Redrick. De toute façon, je ne déménagerai pas d’ici. »

Il retourna vers la voiture, monta et alluma le moteur. Les mains posées sur le volant, il vit du coin de l’œil que les jointures de ses doigts étaient blanches. Alors il se pencha par la vitre et, ne se retenant plus, dit :

« Mais si je suis quand même obligé de déménager, alors, fais ta prière, sale fouine. »

Il rentra la voiture dans le garage, brancha la lumière et referma les portes. Puis il extirpa du faux réservoir le sac de gratte, mit la voiture en ordre, fourra le sac dans un vieux panier, posa dessus son attirail de pêche encore humide, avec des brins d’herbe et des feuilles collés dessus et y jeta les poissons endormis que Barbridge avait achetés la veille au soir dans une sombre boutique de banlieue. Puis il inspecta la voiture encore une fois de tous les côtés, par simple habitude. Un mégot écrasé était collé contre le garde-boue arrière gauche. Redrick le décolla. La cigarette se révéla être suédoise. Redrick réfléchit et la fourra dans sa boîte d’allumettes qui contenait déjà trois mégots.

Dans l’escalier il ne rencontra personne. Il s’arrêta devant sa porte et la porte s’ouvrit en grand avant qu’il eût le temps de sortir sa clé. Il entra de côté, tenant le panier terriblement lourd sous son bras et plongea dans la chaleur familière, dans les odeurs familières de sa maison, tandis que Goûta, lui encerclant le cou de ses bras, se figeait, le visage serré contre sa poitrine. Même à travers la combinaison et la chemise épaisse, il sentait les battements fous de son cœur. Il la laissait faire, il attendait patiemment qu’elle se détachât de lui, bien que ce fût précisément à ce moment qu’il comprit à quel point il était exténué.

« Bon », prononça-t-elle enfin d’une voix basse, un peu rauque. Elle le lâcha, alluma la lumière dans l’entrée et, sans se retourner, se dirigea vers la cuisine. « Je te fais un café, dit-elle.

— J’ai amené du poisson, dit-il d’un ton faussement enjoué. Fais-le frire, j’ai envie de bouffer à en crever ! »

Elle revint, en cachant son visage dans ses cheveux défaits ; il posa le panier par terre, l’aida à sortir le filet ; ensemble ils le portèrent à la cuisine et versèrent les poissons dans l’évier.

« Va te laver, dit-elle. Le temps que tu te laves, tout sera prêt.

— Comment va Ouistiti ? » demanda Redrick, en s’asseyant et en enlevant ses bottes.

« Elle a bavardé toute la soirée, répliqua Goûta. J’ai eu du mal à la coucher. Elle me poursuivait tout le temps : où est papa, où est papa ? Comme si je pouvais lui sortir son papa de ma poche… »

Elle bougeait dans la cuisine, habilement, sans aucun bruit, forte, bien faite. L’eau bouillait déjà dans la marmite sur le feu, les écailles volaient de sous le couteau, le beurre grésillait dans la plus grande poêle et l’odeur exquise du café frais se répandait dans l’air.

Redrick se leva, pieds nus, revint dans l’entrée, prit le panier et le porta dans le cagibi. Puis il jeta un coup d’œil dans la chambre à coucher. Ouistiti roupillait paisiblement, sa couverture rejetée pendait par terre, sa chemisette avait remonté, elle était là, offerte à ses yeux : petit animal en train de dormir en soufflant.

Redrick ne se retint pas et caressa le dos couvert de petits poils doux, dorés, en s’étonnant pour la millième fois de voir à quel point ce pelage était soyeux et long. Il avait très envie de prendre Ouistiti dans ses bras, mais il eut peur de la réveiller, en plus, il était fichtrement sale, imbibé de Zone et de mort. Il regagna la cuisine, se mit à table et dit :

« Fais-moi un petit café. J’irai me laver après. » La pile du courrier du soir était posée sur la table. Le Journal de Harmont, Athlète, Playboy – il y avait un tas de magazines – ainsi que des rapports de l’Institut international des cultures extra-terrestres, numéro 56, épais, sous couverture grise. Redrick reçut des mains de Goûta la tasse de café fumant et s’approcha des rapports. Des gribouillis, de drôles de signes, des schémas… en photos, des objets familiers vus sous des angles bizarres. Ils publiaient un autre article posthume de Kirill : « Une propriété inattendue des pièges magnétiques de type 66 b. » Le nom de « Panov » était dans un cadre noir avec, en bas, en petits caractères, une note : « Docteur es sciences Kirill A. Panov, U.R.S.S., tragiquement disparu lors d’une expérience scientifique au mois d’avril 19… » Redrick repoussa les magazines, but une gorgée de café qui lui brûla la gorge et demanda :

« Est-ce que quelqu’un est venu me voir ?

— Cirage », dit Goûta après un court silence. Elle se tenait devant la cuisinière et le regardait. « Il était beurré comme une tartine et je l’ai éconduit.

— Et Ouistiti ?

— Évidemment qu’elle ne voulait pas le laisser partir. Elle s’était déjà préparée à pleurnicher, mais je lui ai dit qu’oncle Cirage se sentait mal. Et elle, elle m’a répondu sur un ton très compréhensif : “Cirage s’est encore cuité !”. »

Redrick sourit et but encore une gorgée. Puis il demanda :

« Et les voisins ? »

Une fois de plus, Goûta attendit un peu avant de répondre.

« Comme d’habitude, finit-elle par dire.

— Bon, ne raconte pas.

— Ah ! dit-elle, en faisant un geste écœuré. Cette nuit la bobonne d’en bas a tapé à la porte. Les yeux gros comme des soucoupes, l’écume à la bouche. Qu’est-ce qu’on a à scier en pleine nuit dans la salle de bain.

— Salope, dit Redrick entre ses dents. Écoute, peut-être vaut-il mieux partir pour de bon ? On s’achètera une maison dans une banlieue où personne n’habite, une villa abandonnée…

— Et Ouistiti ?

— Mon Dieu, dit Redrick. À nous deux, n’arriverons-nous pas à faire en sorte qu’elle soit bien ? »

Goûta secoua la tête.

« Elle aime les enfants. Eux aussi, ils l’aiment. Ce n’est pas leur faute si…

— Oui, proféra Redrick. Ce n’est sûrement pas leur faute.

— De quoi parlons-nous ? dit Goûta. Quelqu’un t’a téléphoné. Il ne s’est pas nommé. J’ai dit que tu étais à la pêche. »

Redrick posa son bol et se leva.

« Bon, dit-il. Je vais quand même aller me laver. J’ai encore une montagne de choses à faire. »

Il s’enferma dans la salle de bains, jeta ses vêtements dans le bac à linge, posa sur une petite étagère le coup-de-poing, le reste des boulons, les cigarettes et autres fonds de poche. Longtemps, il se retourna sous une douche bouillante, grogna, se frotta le corps d’un gant rêche jusqu’à ce que sa peau devînt cramoisie, puis arrêta la douche, s’assit sur le bord de la baignoire et alluma une cigarette. L’eau glougloutait dans les tuyaux, Goûta faisait tinter la vaisselle dans la cuisine, puis frappa à la porte et lui tendit du linge propre.

« Viens vite, ordonna-t-elle. Le poisson va être froid. »

Elle avait déjà complètement récupéré et s’était mise à nouveau à le tarabuster. En souriant, Redrick s’habilla, c’est-à-dire qu’il enfila son slip et son maillot et, ainsi vêtu, regagna la cuisine.

« Voilà, maintenant on peut manger, dit-il, en s’installant.

— Tu as mis le linge dans le bac ? demanda Goûta.

— Oui, marmonna-t-il, la bouche pleine. Qu’est-ce qu’il est bon, ce poisson !

— Tu as versé de l’eau dessus ?

— Non… Je vous demande pardon, sir, je ne le ferai plus jamais, sir… Ah ! laisse tomber, tu as tout ton temps, reste assise ! » Il la saisit par la main et essaya de l’asseoir sur ses genoux, mais elle s’échappa et se mit à table en face de lui.

« Tu dédaignes ton mari, dit Redrick, de nouveau la bouche pleine. Ainsi, je te dégoûte.

— Quel mari es-tu à présent ? dit Goûta. Tu es un sac vide, pas un mari. Il faut d’abord te bourrer.

— Et qui sait ? dit Redrick. Il arrive bien des miracles !

— Curieusement, je n’ai jamais vu de miracles pareils de ta part. Tu as peut-être envie de boire un coup ? »

Indécis, Redrick joua avec sa fourchette.

« Pas vraiment », prononça-t-il. Il regarda sa montre et se leva. « Je vais y aller maintenant. Prépare mon costume du dimanche. Je veux être sur mon trente et un. Une chemise, une cravate… »

Marchant bruyamment, avec délices, de ses pieds nus et propres sur le plancher frais, il entra dans le cagibi et ferma la porte avec le loquet. Puis il passa un tablier de caoutchouc, enfila jusqu’aux coudes des gants de caoutchouc et se mit à décharger le sac sur la table. Deux « creuses ». Une boîte d’« épingles ». Neuf « batteries ». Trois « bracelets ». Et encore un anneau genre « bracelet » mais en métal blanc, plus léger, et de trente millimètres environ de diamètre en plus. Seize « éclaboussures noires » dans un sachet de polyéthylène. Deux « éponges » merveilleusement bien conservées, de la taille d’un poing. Trois « zinzines ». Un pot d’« argile gazeuse ». Dans le sac il restait encore un lourd conteneur en porcelaine, soigneusement emballé dans de la laine de verre, mais Redrick n’y toucha pas. Il sortit une cigarette et se mit à fumer en examinant le magot étalé sur la table.

Puis il ouvrit le tiroir, en sortit une feuille de papier, un bout de crayon et un boulier. La cigarette coincée au coin de la bouche, les yeux plissés à cause de la fumée, il inscrivait chiffre sur chiffre, alignant tout sur trois colonnes ; puis il numérota les deux premières. Les sommes s’annonçaient considérables. Il écrasa son mégot dans le cendrier, ouvrit prudemment la boîte et versa les « épingles » sur du papier. Dans la lumière électrique les « épingles » avaient des reflets bleus et de temps en temps faisaient jaillir des couleurs spectrales pures : jaune, rouge, verte. Il prit une « épingle » et avec prudence, pour ne pas se piquer, la serra entre le pouce et l’index. Puis il éteignit la lumière et attendit un peu, s’habituant à l’obscurité. Mais l’« épingle » se taisait. Il la mit de côté, en prit à tâtons une autre et la serra entre ses doigts. Rien. Il serra plus fort, risquant de se piquer, et l’« épingle » parla : de faibles lueurs rouges la parcoururent et, soudain, elles cédèrent leur place à des lueurs plus espacées, vertes. Pendant Quelques secondes Redrick admira le jeu étrange de ces Petits feux qui, comme il l’avait appris dans les rapports, devait signifier quelque chose, peut-être quelque chose de très important, de tout à fait primordial, puis il posa l’« épingle » loin de la première et prit la suivante…

Au total, il découvrit soixante-treize « épingles », dont douze parlaient ; les autres se taisaient. En réalité, elles devaient parler elles aussi, mais les doigts ne leur suffisaient pas, il leur fallait un dispositif spécial aux dimensions d’une table. Redrick ralluma la lumière et ajouta encore deux chiffres à ceux qui étaient déjà écrits. Après seulement il se décida.

Il fourra ses deux mains dans le sac et, en retenant son souffle, en extirpa un paquet mou qu’il posa sur la table. Pendant quelque temps, il regarda ce paquet, en se frottant pensivement le menton du dos de la main. Puis, il prit son crayon, le tourna entre ses doigts maladroits gantés de caoutchouc et le rejeta. Il sortit encore une cigarette et, sans quitter le paquet des yeux, la fuma entièrement.

« Que diable ! » dit-il à haute voix. Il prit le paquet d’un geste résolu et le fourra dans le sac. « Fini. Terminé. »

Il remit rapidement les « épingles » dans la boîte et se leva. Il était temps d’y aller. Il aurait probablement dû dormir une petite demi-heure pour que sa tête devînt plus lucide, mais il était beaucoup plus utile d’arriver sur place plus tôt pour voir comment les choses se présentaient. Il enleva ses gants, accrocha le tablier et, sans éteindre la lumière, quitta le cagibi.

Son costume était déjà posé sur le lit et Redrick se mit à s’habiller. Il était en train de nouer la cravate devant la glace quand, derrière son dos, les planches du parquet grincèrent doucement et un souffle enjoué retentit. Il se composa un visage maussade pour ne pas éclater de rire.

« Hou ! » cria soudain à côté de lui une petite voix et on le saisit par la jambe.

« Ah ! » fit Redrick, en tombant évanoui sur le lit.

Riant et glapissant, Ouistiti grimpa immédiatement sur lui. Elle le piétinait, lui tirait les cheveux, l’inondait d’un flot de nouvelles. Le voisin Willy avait arraché une jambe à la poupée. Au deuxième étage il y avait à présent un chaton blanc aux yeux rouges, c’est sûr qu’il n’avait pas écouté sa maman et était allé dans la Zone. Pour le dîner il y avait eu du porridge avec de la confiture. Oncle Cirage s’était encore cuité et était malade, même qu’il pleurait. Pourquoi les poissons ne coulent pas quand ils sont dans l’eau ? Pourquoi la nuit maman n’avait pas dormi ? Pourquoi on a cinq doigts, mais seulement deux mains et un seul nez ?… Redrick étreignait prudemment la petite créature chaude qui rampait sur lui, scrutait ses yeux immenses, entièrement sombres, sans blancs. Il écrasait sa joue contre la petite joue rebondie, couverte d’un duvet doré et soyeux, et il répétait :

« Ouistiti… Mon petit Ouistiti… Mon petit Ouistiti à moi… »

Le téléphone sonna bruyamment au-dessus de son oreille. Il tendit la main et décrocha.

« Oui. »

Le récepteur se taisait.

« Allô ! dit Redrick. Allô ! »

Personne ne répondit. Puis le récepteur émit un déclic et des sonneries brèves retentirent. Redrick se leva, posa Ouistiti par terre et, ne l’écoutant plus, enfila son pantalon et sa veste. Ouistiti jacassait sans répit, mais à présent Redrick souriait distraitement, de la bouche seulement, ce qui fit qu’on lui déclara que papa avait avalé sa langue et mangé ses dents, et on le laissa en Paix.

Il alla au cagibi, remplit sa sacoche des objets posés sur la table, courut à la salle de bains chercher son coup-de-poing, prit la sacoche d’une main, le panier avec le sac de l’autre, sortit, referma soigneusement à clé la porte du cagibi et cria à Goûta : « J’y vais !

— Quand est-ce que tu reviens ? » demanda Goûta, sortant de la cuisine. Elle était déjà coiffée et maquillée, à la place du peignoir elle portait une robe d’hôtesse, celle qu’il aimait le plus, d’un bleu vif, au décolleté profond.

« Je t’appellerai », dit-il, en la regardant. Puis il s’approcha, se pencha et lui donna un baiser dans le décolleté.

« Vas-y, toi…, dit Goûta à voix basse.

— Et moi ? Tu vas m’embrasser, moi ? » glapit Ouistiti, en se faufilant entre eux.

Redrick dut se pencher un peu plus. Goûta le regardait, les yeux fixes.

« Sornettes, dit-il. Ne t’inquiète pas. Je t’appellerai. »

Sur le palier de l’étage inférieur, Redrick vit un homme lourd vêtu d’un pyjama à rayures qui tripotait la serrure de sa porte. Une odeur chaude et aigre s’échappait du sombre tréfonds de l’appartement. Redrick s’arrêta et dit :

« Bonjour. »

L’homme lourd lui jeta un regard apeuré par-dessus son épaule massive et poussa un grognement.

« Votre épouse est venue nous voir cette nuit, dit Redrick. Soi-disant que nous sciions quelque chose. C’est un malentendu.

— En quoi ça me regarde ? marmonna l’homme au pyjama.

— Ma femme a fait la lessive hier, continua Redrick. Si nous vous avons dérangés, je vous demande de nous excuser.

— Moi, je n’ai rien dit, prononça l’homme au pyjama. Je vous en prie…

— Eh bien, vous m’en voyez ravi », dit Redrick.

Il descendit, entra au garage, posa le panier avec le sac dans un coin, jeta par-dessus un vieux siège, regarda tout pour la dernière fois et sortit dans la rue.

Il n’avait pas beaucoup de chemin à faire – deux pâtés de maisons jusqu’à la place, puis le parc à traverser et encore un pâté de maisons jusqu’à l’avenue Centrale. Devant le Métropole, comme d’habitude, étincelaient le nickel et le vernis de la file multicolore des voitures. Des porteurs en veste garance traînaient des valises, des gens sérieux, apparemment étrangers, conversaient par petits groupes de deux ou trois sur l’escalier en marbre, en fumant des cigares. Redrick décida de ne pas y aller tout de suite. Il s’installa sous la tente d’un petit bar de l’autre côté de la rue, demanda un café et alluma une cigarette. À deux pas de lui, à la table voisine, il vit trois fonctionnaires de l’Interpol, en civil. En silence, rapidement, ils engloutissaient des saucisses grillées à la harmontaise et buvaient de la bière sombre dans de hautes chopes de verre. De l’autre côté, à dix pas de lui, un sergent dévorait d’un air lugubre des pommes de terre frites, la fourchette serrée dans son poing. Son casque bleu était posé par terre à l’envers près de sa chaise, le ceinturon avec son étui pendait sur le dossier. C’était les seuls clients du bar. La serveuse, une inconnue âgée, se tenait à l’écart et de temps en temps bâillait, en cachant délicatement de sa main ses lèvres peintes. Il était neuf heures moins vingt.

Redrick vit Richard Nounane sortir de l’hôtel, la bouche encore pleine, en enfonçant un chapeau mou sur sa tête. Il dégringola énergiquement l’escalier – petit, potelé, rose, tellement prospère, tellement bien organisé, lavé de frais, fermement convaincu que la journée à venir ne lui apporterait aucun ennui. Il fit un signe de la main à quelqu’un, jeta son imperméable replié par dessus son épaule droite et s’approcha de sa Peugeot. La Peugeot de Dick, était, elle aussi, ronde, courte, lavée de frais et paraissait également sûre qu’aucun ennui ne la menaçait.

En se cachant le visage de la main, Redrick regardait Nounane s’installer au volant d’un air affairé, mettre quelque chose sur le siège arrière, se pencher pour prendre un objet, rajuster le rétroviseur. Puis la Peugeot lâcha une petite fumée bleue, klaxonna contre un Africain en burnous et se mit à rouler allègrement. De toute évidence, Nounane se dirigeait vers l’Institut, donc il devait contourner la fontaine et passer devant le café. Il était déjà trop tard pour se lever et partir, et Redrick se borna à cacher complètement son visage derrière sa main et se pencha au-dessus de sa tasse. Mais cela ne l’aida pas. La Peugeot klaxonna juste contre son oreille, les freins grincèrent légèrement et la voix énergique de Nounane l’appela :

« Hé ! Shouhart ! Red ! »

Étouffant un juron, Redrick leva la tête. Nounane se dirigeait déjà vers lui, en tendant la main. Il rayonnait d’amabilité.

« Qu’est-ce que tu fabriques ici aux aurores ? » demanda-t-il, une fois proche. « Merci, madame, lança-t-il à la serveuse. Merci, je ne veux rien… » Et de nouveau, à Redrick : « Ça fait cent ans que je ne t’ai pas vu. Où te caches-tu ? Que fais-tu ?

— Ah ! des choses…, dit Redrick à contrecœur. Des bêtises la plupart du temps. »

Il observait Nounane qui s’installait sur la chaise d’en face avec son air habituel, agité et affairé, repoussait de ses petites mains potelées un verre avec des serviettes en papier d’un côté, une assiette où il y avait eu des sandwiches de l’autre, et il l’écoutait jacasser amicalement.

« Tu as l’air crevé, tu ne dors pas assez ou quoi ? Tu sais, ces derniers temps, moi aussi, j’ai été pris à la gorge par les nouveaux appareils, mais question sommeil, non mon pote, pour moi le sommeil passe avant tout, qu’ils aillent au diable, ces appareils… » Soudain, il regarda autour de lui. « Excuse-moi, peut-être que tu attends quelqu’un ? Je ne te dérange pas ?

— Mais non…, dit mollement Redrick. Simplement, j’avais du temps et je me suis dit : je vais prendre une tasse de café.

— Tu sais, je ne te retiendrai pas longtemps », fit Dick et il regarda sa montre. « Écoute, Red, laisse tomber tes bêtises, reviens à l’Institut. Tu sais bien qu’ils te reprendront tout de suite. Tu veux travailler avec un autre Russe ? Il y en a un qui vient juste d’arriver… »

Redrick secoua la tête.

« Non, dit-il. Il n’y a pas encore de deuxième Kirill… Et puis, je n’ai rien à faire dans votre Institut. Vous avez maintenant plein d’appareils, c’est les robots qui vont dans la Zone, il faut comprendre que c’est aussi les robots qui touchent la prime… Quant aux trois sous que gagne un préparateur, ils ne me suffiront même pas pour mes cigarettes.

— On pourrait t’arranger ça, protesta Nounane.

— Je n’aime pas qu’on m’arrange les choses, dit Redrick. Je me suis toujours arrangé tout seul et j’ai l’intention de continuer.

— Tu es devenu fier, dit Nounane, désapprobateur.

— Je ne suis pas du tout fier. Ce qu’il y a, c’est que je n’aime pas compter l’argent.

— Eh bien, tu as raison », dit Nounane distraitement. Il lança un regard indifférent sur la sacoche de Redrick, posée sur la chaise à côté, frotta du doigt la plaque d’argent aux caractères cyrilliques gravés. « C’est vrai : l’homme a besoin d’argent, pour ne jamais y penser… C’est un cadeau de Kirill ? » demanda-t-il en montrant la sacoche.

« Un héritage, dit Redrick. Pourquoi ne te voit-on pas au Bortch ces derniers temps ?

— Disons que c’est toi qu’on n’y voit pas, protesta Nounane. Moi, j’y déjeune presque tous les jours, parce qu’ici, au Métropole, chaque steak haché te coûte la peau du dos… Écoute, dit-il soudain. Comment ça va question argent ?

— Tu voudrais m’en emprunter ? demanda Redrick.

— Non, l’inverse.

— Donc, m’en prêter…

— J’ai du travail, dit Nounane.

— Ô Seigneur ! dit Redrick. Toi aussi !

— Qui d’autre en a ? demanda aussitôt Nounane.

— C’est que vous êtes plusieurs… employeurs. »

Comme s’il venait maintenant seulement de le comprendre, Nounane rit.

« Mais non, cela ne concerne pas ta profession principale.

— Laquelle, alors ? »

Nounane regarda de nouveau sa montre.

« Voilà ce que je vais te dire, prononça-t-il en se levant. Viens aujourd’hui au Bortch à l’heure du déjeuner, vers deux heures. On parlera.

— Il se peut que je n’aie pas le temps de venir vers deux heures, dit Redrick.

— Alors le soir, vers six heures. Ça te va ?

— On verra », dit Redrick qui regarda aussi sa montre.

Il était neuf heures moins cinq.

Nounane lui fit un signe de la main et s’en fut vers sa Peugeot. Redrick l’accompagna des yeux, appela la serveuse, demanda un paquet de Lucky Strike, régla et, prenant la sacoche, se dirigea sans se presser vers l’hôtel de l’autre côté de la rue. Le soleil chauffait déjà. La rue devenait rapidement humide, étouffante et Redrick en ressentit la brûlure sous les paupières. Il plissa fortement les yeux, regrettant de n’avoir pas eu le temps de dormir, ne serait-ce qu’une petite heure, avant cette affaire importante. Et c’est là qu’il l’encaissa de plein fouet.

Une chose pareille ne lui était encore jamais arrivée en dehors de la Zone, et même dans la Zone il ne l’avait vécue que deux ou trois fois. Ce fut comme si soudain il s’était retrouvé dans un autre monde. Des millions d’odeurs se ruèrent d’un seul coup sur lui, des odeurs fortes, sucrées, métalliques, tendres, dangereuses, inquiétantes, immenses comme des maisons, minuscules comme des brins de poussière, grossières comme des pavés, fines et complexes comme des mouvements d’horlogerie. L’air se durcit ; à présent, il possédait des facettes, des angles, comme si l’espace s’était empli d’énormes boules rêches, de pyramides glissantes, de cristaux gigantesques et piquants. Redrick était obligé de se propulser à travers tout ça comme dans un rêve, à travers une boutique de vieilleries bourrée de monstrueux meubles anciens… Cela dura un instant. Il ouvrit les yeux et tout disparut. Ce n’était pas un autre monde, c’était son ancien monde familier qui avait tourné vers lui sa face inconnue ; cette face s’ouvrit à ses yeux l’espace d’un instant et se referma de nouveau, avant qu’il eût le temps de comprendre ce que c’était…

Un klaxon énervé retentit au-dessus de son oreille. Redrick accéléra le pas, puis se mit à courir et ne s’arrêta que devant le mur du Métropole. Son cœur battait à tout rompre. Il posa sa sacoche sur l’asphalte, ouvrit rapidement son paquet de cigarettes, en alluma une. Il aspirait profondément, se reposant comme après une bagarre ; un policier s’arrêta et lui demanda, l’air préoccupé :

« Puis-je vous aider, monsieur ?

— N-non », réussit à articuler Redrick qui s’éclaircit la voix. « Il fait lourd…

— Voulez-vous que je vous raccompagne ? »

Redrick se pencha et ramassa sa sacoche.

« C’est fini, dit-il. Tout va bien, l’ami. Merci. »

D’un pas rapide, il se dirigea vers l’entrée, monta les marches et pénétra dans le hall. Ici il faisait frais, sombre, chaque son retentissait, distinctement. Il aurait aimé s’asseoir dans un de ces énormes fauteuils en cuir, récupérer, reprendre son souffle, mais il était déjà en retard. Il ne s’autorisa qu’à terminer sa cigarette, examinant la foule de ses yeux à moitié fermés. Osseux était déjà là ; d’un air irrité, il fouillait dans les magazines du kiosque à journaux. Redrick jeta le mégot dans un cendrier à pied et monta dans l’ascenseur.

Il n’eut pas le temps de fermer la porte : suivirent un gros homme à la respiration asthmatique, une dame solidement parfumée accompagnée d’un garçon bourru qui mâchait du chocolat et une énorme vieille au menton mal rasé. Redrick fut coincé dans un angle. Il ferma les yeux pour ne pas voir le garçon – sur son menton coulait de la salive pleine de chocolat, mais son visage était frais, net, sans un seul poil – pour ne pas voir sa mère dont la maigre poitrine s’ornait d’un sautoir de grosses « éclaboussures noires » montées sur argent, pour ne pas voir le blanc des yeux écarquillés, sclérosés du gros homme, ni les verrues terrifiantes sur la gueule enflée de la vieille. Le gros tenta d’allumer une cigarette, mais la vieille lui rabattit le caquet et continua jusqu’au quatrième étage où elle dégoulina de l’ascenseur ; dès qu’elle eut dégouliné, le gros alluma quand même sa cigarette avec l’air d’avoir su protéger ses libertés de citoyen ; il se mit aussitôt à tousser, à s’étouffer, en sifflant et en râlant, en tendant ses lèvres comme un chameau et en poussant Redrick dans les côtes de son coude écarté par la souffrance.

Redrick descendit au septième étage et avança sur le tapis moelleux le long du couloir éclairé par la douce lumière de lampes cachées. Ici ça sentait le tabac cher, les parfums français, le vrai cuir étincelant des porte-monnaie bourrés à craquer, les petites femmes à cinq cents billets la nuit, les porte-cigarettes en or massif, toute cette camelote, toute cette moisissure ignoble qui avait poussé sur la Zone, qui buvait sur la Zone, qui bouffait et s’engraissait sur la Zone, qui se foutait de tout et plus particulièrement de ce qui arriverait lorsqu’elle serait repue et bourrée et que tout ce qui avait été dans la Zone se retrouverait dehors et se déposerait sur le monde. Redrick poussa sans frapper la porte de la chambre sept cent soixante-quatorze.

Rauque, assis sur la table près de la fenêtre, manipulait son cigare. Il portait encore un pyjama, ses cheveux mouillés et clairsemés étaient cependant soigneusement peignés, avec une raie, son visage malsain, enflé, était rasé de près.

« Ah ! déclara-t-il sans lever les yeux. L’exactitude est la politesse des rois. Bonjour, mon garçon ! »

Il finit de couper l’extrémité de son cigare, le prit à deux mains, l’approcha de sa moustache et y promena le nez d’un bout à l’autre.

« Où est donc notre bon vieux Barbridge ? » demanda-t-il et il leva les yeux. C’était des yeux transparents, bleu ciel, angéliques.

Redrick posa la sacoche sur le divan, s’assit et sortit ses cigarettes.

« Barbridge ne viendra pas, dit-il.

— Ce bon vieux Barbridge », prononça Rauque. Il prit le cigare et l’approcha prudemment de sa bouche. « Les nerfs du vieux Barbridge lâchent… »

Ses yeux bleus et limpides ne quittaient pas Redrick et ne cillaient pas. Ils ne cillaient jamais. La porte s’entrouvrit et Osseux se faufila dans la chambre.

« Qui était l’homme avec qui vous étiez en train de parler ? » demanda-t-il, encore sur le seuil.

« Ah ! bonjour », lui dit aimablement Redrick, en secouant la cendre par terre.

Osseux se fourra les mains dans les poches, s’approcha en faisant de grands pas de ses pieds énormes et tournés vers l’intérieur. Il s’arrêta devant Redrick.

« Nous vous l’avons déjà dit cent fois, prononça-t-il avec un air de reproche. Aucun contact avant le rendez-vous. Et vous, que faites-vous ?

— Je dis bonjour, répondit Redrick. Et vous ? »

Rauque rit, tandis qu’Osseux, irrité, lançait :

« Bonjour, bonjour… » Il ne vrillait plus son regard chargé de reproches sur Redrick et se laissa choir à côté de lui sur le divan. « C’est interdit, dit-il. Vous comprenez ? Interdit !

— Alors, donnez-moi des rendez-vous là où je ne connais personne, dit Redrick.

— Ce garçon a raison, remarqua Rauque. C’est notre faute… Alors, qui était-ce ?

— Richard Nounane, dit Redrick. Il représente je ne sais quelles sociétés qui fournissent des équipements pour l’Institut. Il habite ici, à l’hôtel.

— Tu vois, c’est tout simple ! » dit Rauque à Osseux. Il prit sur la table un briquet gigantesque en forme de statue de la Liberté, l’examina d’un air dubitatif et le remit à sa place.

« Où est Barbridge ? demanda Osseux, maintenant très amical.

— Barbridge est cuit », dit Redrick.

Les deux autres se regardèrent rapidement.

« Que son âme repose en paix, dit Rauque, tendu. Ou alors, vous voulez dire qu’il a été arrêté ? »

Pendant quelque temps Redrick ne répondit pas, terminant sa cigarette à lentes bouffées. Puis il jeta le mégot par terre et dit :

« N’ayez pas peur, tout est net. Il est à l’hôpital.

— Tu appelles ça “net” ? » dit Osseux nerveusement. Il bondit sur ses pieds et alla vers la fenêtre. « Dans quel hôpital ?

— N’ayez pas peur, répéta Redrick. Il est dans l’hôpital qu’il faut. Parlons affaires, j’ai sommeil.

— Quel hôpital précisément ? demanda Osseux, agacé.

— Vous pouvez toujours attendre que je vous le dise », répliqua Redrick. Il prit sa sacoche. « S’occupera-t-on des affaires aujourd’hui ou non ?

— Oui, oui, mon garçon », dit Rauque avec entrain.

Il sauta par terre avec une légèreté étonnante de sa part, approcha de Redrick la table basse, balaya d’un geste la pile de journaux et de revues et s’assit en face, ses mains roses et poilues appuyées sur ses genoux.

« Montrez », dit-il.

Redrick ouvrit la sacoche, sortit la liste avec les prix et la posa sur la table basse devant Rauque. Rauque y jeta un regard et de son ongle poussa la liste à côté. Osseux se mit derrière son dos et vrilla ses yeux sur la liste, par dessus son épaule.

« C’est le compte, dit Redrick.

— Je vois, répliqua Rauque. Montrez, montrez donc.

— L’argent d’abord, dit Redrick.

— Qu’est-ce que c’est que cet “anneau” ? » s’enquit d’un air soupçonneux Osseux, en pointant son doigt sur la liste par-dessus l’épaule de Rauque.

Redrick se taisait. Il tenait la sacoche ouverte sur ses genoux et ne quittait pas du regard les angéliques petits yeux bleus. Rauque finit par sourire.

« Pourquoi est-ce que je vous aime tant, mon garçon ? roucoula-t-il. Et les gens disent que le coup de foudre n’existe pas ! » Il poussa un soupir théâtral. « Phil, vieux frère, comment ça se dit ici, chez eux ? Tonds-lui du gazon, casse-lui de la verdure et donne-moi, enfin, une allumette ! Tu vois bien… » Il brandit son cigare, toujours serré entre deux doigts.

Phil l’Osseux marmonna quelque chose, lui jeta la boîte d’allumettes et passa dans la chambre voisine par la porte dont le rideau était tiré. On l’entendait parler avec quelqu’un, d’un ton irrité et inintelligible, à propos de chat en poche, tandis que Rauque, ayant enfin allumé son cigare, scrutait toujours Redrick, un sourire figé sur ses lèvres minces et pâles, l’air de réfléchir à quelque chose ; Redrick, le menton posé sur la sacoche, le scrutait aussi et tâchait ne pas ciller, bien que ses paupières le brûlassent comme du feu et que les larmes lui montassent aux yeux. Puis Osseux revint, jeta sur la table deux liasses de billets maintenues par des bracelets et, boudeur, s’assit à côté de Redrick. Redrick tendit paresseusement la main vers les billets, mais Rauque l’arrêta d’un geste, arracha les bracelets et les enfouit dans la poche de sa veste.

« Je vous en prie », dit-il.

Redrick prit l’argent et, sans compter, fourra les liasses dans les poches intérieures de sa veste. Puis il se mit à étaler la gratte. Il le faisait lentement, leur donnant la possibilité d’examiner chaque objet à part et de le comparer avec la liste. Dans la pièce régnait le silence, interrompu seulement par la respiration lourde de Rauque et, derrière le rideau, un faible tintement, comme celui d’une cuillère contre le bord d’une tasse.

Lorsque Redrick referma sa sacoche et boucla les fermetures, Rauque leva les yeux sur lui et demanda :

« Et pour ce qui est du principal ?

— Rien », répondit Redrick. Il se tut quelques instants et ajouta : « En attendant.

— J’aime cet “en attendant”, dit Rauque tendrement. Et toi, Phil ?

— Vous ne jouez pas cartes sur table, Shouhart, prononça Osseux avec dédain. Mais pourquoi, je vous le demande.

— C’est mon métier de ne pas jouer cartes sur table, dit Redrick. Il n’est pas facile, notre métier à tous deux.

— Bon, d’accord, dit Rauque. Mais où est l’appareil de photo ?

— Ah zut ! » fit Redrick. Il se frotta la joue de ses doigts, sentant le sang affluer vers son visage. « C’est ma faute, dit-il. Je l’ai complètement oublié.

— Là-bas ? » demanda Rauque, esquissant un mouvement incertain avec son cigare.

« Je ne me souviens pas… Oui, probablement… » Redrick ferma les yeux et se rejeta contre le divan. « Non. Je ne m’en souviens absolument pas.

— Dommage, dit Rauque. Avez-vous au moins vu ce truc ?

— Mais non, dit Redrick avec irritation. C’est là tout le problème. Parce que nous ne sommes pas arrivés jusqu’aux terrils. Barbridge s’est foutu dans la “gelée” et il m’a fallu tout de suite faire demi-tour… Soyez sûrs que si je l’avais vu, je n’aurais pas oublié…

— Écoute, Hew, regarde ! chuchota soudain Osseux apeuré. Qu’est-ce que c’est, hein ? »

Il était assis, l’index droit tendu devant lui. Autour de son doigt tournait un anneau en métal blanc et Osseux le regardait, les yeux écarquillés.

« Il ne s’arrête pas ! » dit à haute voix Osseux, en promenant son regard de l’anneau à Rauque et vice versa.

« Qu’est-ce que ça veut dire, il ne s’arrête pas ? » demanda prudemment Rauque, et il s’écarta légèrement.

« Je l’ai mis sur mon doigt et je l’ai fait tourner… et voilà déjà une minute qu’il ne s’arrête pas ! »

Osseux bondit subitement sur ses pieds et, le doigt en avant, se précipita derrière le rideau. L’anneau lançait des reflets argentés et tournait tranquillement devant lui comme l’hélice d’un hélicoptère.

« Que nous avez-vous apporté là ? demanda Rauque.

Le diable seul le sait ! dit Redrick. Aucune idée…

Si j’avais pu le prévoir, je vous aurais fait débourser plus que ça. »

Pendant quelque temps, Rauque le regarda, puis il se leva et disparut, lui aussi, derrière le rideau. Un bourdonnement de voix retentit aussitôt. Redrick sortit une cigarette, l’alluma, ramassa sur le plancher un magazine et se mit à le feuilleter distraitement. Le magazine regorgeait de beautés époustouflantes, mais curieusement, les voir maintenant lui faisait mal au cœur. Redrick rejeta le magazine et promena son regard sur la pièce, cherchant quelque chose à boire. Puis il extirpa de sa poche intérieure une liasse et compta les billets. Tout était juste, mais pour ne pas s’endormir, il compta aussi la seconde liasse. Il était en train de la cacher dans sa poche quand Rauque revint.

« Vous avez de la chance, mon garçon », déclara-t-il, en s’installant à nouveau en face de Redrick. « Vous savez ce que c’est, le mouvement perpétuel ?

— Non, dit Redrick. On ne nous l’a pas enseigné.

— Tant mieux », dit Rauque. Il sortit encore une liasse de billets. « C’est le prix du premier exemplaire », prononça-t-il, en arrachant le bracelet. « Pour chaque “anneau” suivant vous allez recevoir deux liasses comme ça. Vous avez bien compris, mon garçon ? Deux liasses. Mais à condition qu’à part nous personne n’en sache jamais rien. D’accord ? »

Redrick fourra la liasse dans sa poche sans dire un mot et se leva.

« Je m’en vais, dit-il. Où et quand, la prochaine fois ? »

Rauque se leva à son tour.

« On vous appellera, dit-il. Attendez le coup de téléphone chaque vendredi de neuf heures à neuf heures et demie du matin. On vous transmettra les salutations de Phil et Hew, et on vous fixera rendez-vous. »

Redrick hocha la tête et se dirigea vers la porte. Rauque le suivait, la main posée sur son épaule.

« Je voudrais que vous me compreniez, continua-t-il. Tout ça, c’est bien, très gentil et ainsi de suite, quant à “l’anneau”, c’est carrément une merveille, mais avant tout nous avons besoin de deux choses : des photos et du conteneur plein. Rendez-nous notre appareil photo, mais avec la pellicule utilisée et notre conteneur en porcelaine, mais pleine et vous n’aurez plus jamais à aller dans la Zone… »

Redrick rejeta sa main d’un mouvement de l’épaule, tourna la clé dans la serrure et sortit. Sans se retourner, il marchait sur le tapis moelleux et sentait sur sa nuque le regard bleu, angélique, fixe qui ne le quittait pas. Il décida de ne pas attendre l’ascenseur et descendit les sept étages à pied.

En sortant du Métropole, il prit un taxi et se rendit à l’autre bout de la ville. Le chauffeur était inconnu : un nouveau, un gamin boutonneux au gros nez, un parmi tant d’autres qui ces dernières années affluaient à Harmont poussés par une soif d’aventures inouïes, de richesses fabuleuses, de gloire mondiale, de religion particulière. Et ils devenaient chauffeurs de taxi, serveurs, ouvriers de chantier, videurs. Cupides, dépourvus de tout talent, torturés par des envies imprécises, mécontents de l’univers entier, terriblement déçus, ils étaient convaincus que, là aussi, on les avait roulés. La moitié de ces gens, au bout d’un ou deux mois de déveine, rentraient chez eux en proférant des malédictions, exportant leur déception profonde vers presque tous les coins du globe ; quelques élus rarissimes devenaient stalkers et périssaient très vite, sans avoir eu le temps de comprendre quoi que ce soit. Certains arrivaient à se faire engager à l’Institut où les plus doués et les plus cultivés acceptaient le poste de préparateur. Quant à tous les autres, ils passaient leur temps dans les boîtes, se bagarrant à cause de leurs opinions, à cause des filles et sans autre raison que l’ivresse, poussant à bout la police de la ville, la Kommandantur et la population.

Le chauffeur boutonneux puait l’alcool, ses yeux étaient rouges comme ceux d’un lapin, il était terriblement excité et, à peine Redrick fut-il assis qu’il se mit à lui raconter comment ce matin, dans leur rue, était apparu un mort sorti du cimetière. Il était revenu chez lui, dans sa maison, mais sa maison avait les fenêtres obstruées de planches depuis des années, tout le monde en était parti : sa vieille veuve, sa fille et son gendre, ses petits-enfants. Les voisins lui avaient dit qu’il avait rendu l’âme trente ans plus tôt environ, avant la Visite, et voilà qu’il se ramenait, elle est bonne, celle-là. Il avait tourné autour de sa maison, avait gratté à la porte, puis s’était assis près de la palissade et n’en avait plus bougé. Toute une foule, le quartier entier s’était rappliqué pour le voir, mais personne n’osait l’approcher : la peur, bien sûr. Puis quelqu’un avait eu une bonne idée : lui forcer la porte de sa maison, en dégager l’entrée. Et le croiriez-vous ? Il s’était levé, était entré et avait refermé la porte. Moi, il fallait que je fonce au travail, je ne sais pas comment ça s’est terminé, je sais seulement qu’on pensait téléphoner à l’Institut pour qu’ils viennent le chercher, le diable l’emporte.

« Stop, dit Redrick. Arrête-toi ici. »

Il fouilla dans sa poche. Il n’avait pas de petite monnaie et il dut changer un nouveau billet. Puis il attendit près de l’entrée que le taxi s’en allât. Le cottage de Charognard était pas mal : un étage, une aile vitrée avec la salle de billard, un jardin bien entretenu, une serre, un pavillon blanc parmi les pommiers. Et tout autour, une grille en fer forgé travaillé, peinte en vert pâle. Redrick appuya plusieurs fois sur la sonnette, la porte s’ouvrit avec un grincement léger et Redrick se dirigea sans se presser le long d’un petit chemin de sable bordé de rosiers. Sur le perron du cottage, Loir l’attendait déjà : tordu, noir, cramoisi, tremblant de l’envie fiévreuse de rendre service. Impatient, il se tourna de côté, lança un pied incertain pour tâter le sol, s’y appuya, entreprit de poser son second pied à côté du premier et, ce faisant, agita vers Redrick sa main normale : attends, attends, j’arrive…

« Hé, Rouquin ! » appela du jardin une voix féminine.

Redrick tourna la tête et vit dans la verdure à côté du pavillon au toit blanc à jour, des épaules bronzées et nues, une bouche rouge vif, une main qui lui faisait des signes. Il inclina la tête en direction de Loir et, en écrasant les rosiers, se dirigea vers le pavillon, en marchant sur la douce herbe verte.

Un énorme matelas rouge était étalé sur la pelouse ; sur le matelas, un verre à la main, trônait Dina Barbridge vêtue d’un maillot de bain pratiquement invisible ; à côté d’elle traînait un livre à couverture vive ; tout près, dans l’ombre d’un buisson, il y avait un seau à glace étincelant d’où sortait le fin et long goulot d’une bouteille.

« Salut, Rouquin ! » dit Dina Barbridge, en levant son verre. « Mais où est pépère ? Il s’est encore fait mettre la main au collet ? »

Redrick s’approcha et s’arrêta, les mains croisées dans le dos sur sa sacoche. Il la regarda de haut en bas. On ne savait qui, dans la Zone, avait cédé aux prières de Barbridge et lui avait donné des enfants extra. Dina semblait faite de satin resplendissant, bien bâtie, sans défaut : cent cinquante livres d’une chair appétissante de vingt ans, des yeux d’émeraude, illuminés de l’intérieur, une grande bouche humide, des dents blanches bien alignées, des cheveux aile-de-corbeau brillant sous le soleil rejetés négligemment sur l’épaule ; le soleil se promenait sur elle, faisait miroiter ses épaules, son ventre et ses hanches, dessinant des ombres entre ses seins presque nus. Redrick, au-dessus d’elle, la contempla sans se cacher ; elle le regardait par en dessous, avec un sourire entendu. Puis elle approcha son verre de ses lèvres et but quelques gorgées.

« Tu veux ? » demanda-t-elle, en se passant la langue sur les lèvres. Ayant attendu exactement le temps qu’il fallait pour que l’équivoque fût claire, elle lui tendit son verre.

Il détourna la tête, chercha des yeux une chaise longue et, en ayant découvert une à l’ombre, s’assit en allongeant les jambes.

« Barbridge est à l’hôpital, dit-il. On lui coupe les jambes. »

Toujours souriante, elle le regardait d’un œil, l’autre étant caché par la masse épaisse des cheveux. Seulement, à présent son sourire était figé : rictus de sucre blanc sur son visage bronzé. Puis elle secoua machinalement son verre comme si elle prêtait l’oreille au tintement des glaçons, et demanda :

« Les deux jambes ?

— Oui. Peut-être jusqu’aux genoux, peut-être plus haut. »

Elle posa le verre et rejeta ses cheveux en arrière. Elle ne souriait plus.

« Dommage, prononça-t-elle. Donc, toi… »

C’était précisément à elle, à Dina Barbridge qu’il aurait pu raconter en détail comment tout s’était passé. Peut-être aurait-il même pu lui raconter comment il était revenu vers la voiture, le coup-de-poing tout prêt, et comment Barbridge avait prié, non pour lui, mais pour eux, pour elle et Archie, ses enfants, et comment il lui avait promis la Boule d’or. Mais il ne raconta rien. Il fourra la main dans sa poche intérieure sans rien dire, sortit une liasse de billets et la jeta sur le matelas rouge du côté des longues jambes nues de Dina. Les billets s’éparpillèrent en un éventail arc-en-ciel. Dina en prit quelques-uns d’un geste distrait et se mit à les examiner, comme si elle les voyait pour la première fois, mais qu’elle ne s’y intéressait pas outre mesure.

« Donc, c’est le dernier salaire », prononça-t-elle.

Redrick se pencha sur sa chaise longue, tendit la main vers le seau à glace et, sortant la bouteille, regarda l’étiquette. L’eau ruisselait sur le verre sombre et Redrick éloigna la bouteille pour que les gouttes ne tombent pas sur son pantalon. Il n’aimait pas le whisky cher, mais pour l’instant il en prendrait une gorgée même de celui-ci. Il ouvrait déjà la bouche pour boire directement au goulot, mais fut arrêté par des sons inintelligibles de protestation derrière son dos. Il se retourna et vit Loir, un grand verre rempli d’un mélange transparent dans ses mains tendues, qui traversait la pelouse à toute vitesse en déplaçant douloureusement ses jambes tordues. L’effort faisait ruisseler la sueur en grosses gouttes sur son visage noir et cramoisi, ses yeux injectés de sang lui sortaient des orbites et, en voyant que Redrick le regardait, il tendit le verre dans un geste désespéré, et de nouveau meugla – ou geignit – en ouvrant toute grande sa bouche édentée et impuissante.

« Oui, oui, j’attends », lui dit Redrick et il fourra la bouteille dans la glace.

Loir finit par clopiner jusqu’à Redrick, lui tendit le verre et d’un geste où perçait une désinvolture timide, lui tapota l’épaule, de sa main qui avait l’air d’une pince.

« Merci, Dickson, dit sérieusement Redrick. C’est exactement ce qui me manquait. Comme toujours, tu es parfait, Dickson. »

Tandis que Loir, confus et ravi, secouait la tête et se frappait convulsivement la hanche de sa main normale, Redrick leva solennellement son verre, en vida la moitié d’un trait et lui fit un signe de tête. Puis il regarda Dina.

« Tu en veux ? » demanda-t-il, en montrant le verre.

Elle ne répondit pas. Elle pliait un billet en deux, encore en deux, et encore en deux.

« Laisse tomber, dit-il. Vous ne mourrez pas. Ton pépère a de quoi… »

Elle lui coupa la parole :

« Donc, tu l’as porté sur ton dos », dit-elle. Elle ne posait pas une question, elle affirmait. « Pauvre idiot, tu l’as traîné sur ton dos à travers toute la Zone, crétin de rouquin, tu l’as traîné sur ton dos, cette ordure, toi, espèce de morveux. Rater une telle occasion… »

Il la regardait, oubliant son verre. Elle se leva, s’approcha de lui, en marchant sur les billets éparpillés, et elle s’arrêta à sa hauteur, les poings serrés contre ses hanches lisses, l’isolant du reste du monde, de son corps somptueux qui fleurait le parfum et la sueur sucrée.

« C’est comme ça qu’il vous roule tous… C’est comme ça qu’il vous piétine… Ne t’inquiète pas, même avec des béquilles il vous piétinera encore, il vous en fera voir de l’amour fraternel et de la charité ! » À présent, elle criait presque. « Il t’a promis la Boule d’or, c’est ça ? La carte, les pièges, c’est ça ? Idiot ! Pauvre imbécile ! Je vois sur ta gueule qu’il te l’a promis… Ah ! oui, il te la donnera, la carte ! Seigneur, ayez pitié de l’âme stupide de Redrick Shouhart, de ce rouquin idiot… »

Alors Redrick se leva lentement et la gifla à toute volée ; elle se tut, tomba sur l’herbe comme si elle avait eu les jambes sciées et se cacha le visage derrière les mains.

« Idiot… rouquin…, prononça-t-elle inintelligiblement. Rater une telle occasion… une telle occasion… »

La regardant de haut en bas, Redrick termina son verre et, sans se retourner, le rendit à Loir. Il n’y avait plus rien à dire. Ah ! oui, Barbridge à force de supplications a rapporté de bons enfants de la Zone ! Des enfants aimants et respectueux !

Il sortit dans la rue, héla un taxi et demanda à être conduit au Bortch. Il fallait en finir avec toutes ces affaires, il avait mortellement sommeil, tout était flou devant ses yeux ; il s’endormit malgré ses efforts, écrasant la sacoche de tout son corps, et ne se réveilla que lorsque le chauffeur le secoua par l’épaule.

« On est arrivé, monsieur…

— Mais où sommes-nous donc ? » articula-t-il, regardant autour de lui, les yeux encore embrumés de sommeil. « Je t’ai dit pourtant de me conduire à la banque…

— Je vous prie de m’excuser, monsieur, mais c’est au Bortch que vous m’avez dit de vous amener », fit le chauffeur avec un rictus. « Vous voilà devant le Bortch.

Bon, grogna Redrick. J’ai fait un rêve… »

Il régla la course et descendit de la voiture, bougeant avec peine ses jambes ankylosées. L’asphalte était déjà chauffé par le soleil, la chaleur montait. Redrick sentit qu’il était tout mouillé, il avait un mauvais goût dans la bouche, ses yeux larmoyaient. Avant d’entrer, il promena son regard alentour. Comme toujours à cette heure, la rue était vide devant le Bortch. Les établissements d’en face n’étaient pas encore ouverts, d’ailleurs, le Bortch était, en fait, fermé aussi ; mais Ernest occupait déjà son poste : il frottait les verres, jetant des regards renfrognés sur trois types inconnus qui lampaient de la bière à une table de coin. Les autres tables étaient encore encombrées de chaises ; un Noir inconnu vêtu d’une veste blanche grattait le plancher ; un autre Noir, penché, fabriquait quelque chose avec une caisse de bière dans le dos d’Ernest. Redrick s’approcha du zinc, posa la sacoche dessus et salua.

Ernest répondit inintelligiblement quelque chose de pas accueillant.

« De la bière », dit Redrick et il bâilla convulsivement.

Ernest posa bruyamment une chope vide sur le zinc, attrapa une bouteille dans le réfrigérateur, la déboucha et la pencha au-dessus de la chope. Se cachant la bouche de ses doigts, Redrick fixa des yeux la main d’Ernest. Elle tremblait. Le goulot de la bouteille tinta plusieurs fois contre le bord de la chope. Redrick regarda le visage d’Ernest. Ses paupières lourdes étaient baissées, sa petite bouche tordue, ses grosses joues affaissées. Le Noir grattait avec son balai-brosse sous le nez de Redrick, les types du coin se disputaient avec entrain, méchamment, à propos de courses de chevaux, le Noir qui charriait les caisses poussa Redrick de son derrière, si fort qu’il chancela. Le Noir se mit à marmotter des excuses. D’une voix étranglée, Ernest demanda :

« Tu l’as ?

— Quoi ? » Redrick se retourna par-dessus son épaule. L’un des types se leva paresseusement de sa table, passa vers la sortie et s’arrêta sur le seuil, en allumant une cigarette.

« Viens, on va parler », dit Ernest.

À présent, le Noir avec le balai-brosse se tenait, lui aussi, entre Redrick et la porte. Un Noir énorme, genre Cirage, mais deux fois plus large.

« J’arrive », dit Redrick, en prenant la sacoche. Toute trace de sommeil avait disparu.

Il contourna le zinc et se faufila devant le Noir aux caisses de bière. Apparemment, le Noir s’était fait coincer un doigt : il se léchait l’ongle, regardant Redrick par en dessous. Lui aussi était très costaud, nez cassé et oreilles écrasées. Ernest entra dans la pièce du fond et Redrick le suivit, car à présent les trois types se tenaient devant l’entrée, tandis que le Noir au balai-brosse s’était retrouvé devant le passage de la réserve.

Dans la pièce du fond, Ernest s’écarta et, le dos voûté, s’assit sur une chaise près du mur, tandis que le capitaine Quaterblood apparaissait sous la table, jaune, douloureux, et qu’un soldat de l’ONU énorme, le casque enfoncé sur les yeux, sortait du côté gauche. Il prit rapidement Redrick par les côtes et passa ses paumes énormes sur ses poches. Il s’attarda à la poche latérale droite, en sortit le coup-de-poing et poussa légèrement Redrick vers le capitaine. Redrick s’approcha de la table et posa la sacoche devant le capitaine Quaterblood.

« Ordure ! » dit-il à Ernest.

Ernest fit un mouvement résigné des sourcils et haussa une épaule. Tout était clair. Les deux Noirs se tenaient déjà, en ricanant, sur le seuil ; il n’y avait pas d’autre issue. Quant à la fenêtre, elle était fermée et pourvue à l’extérieur d’une grille solide.

En faisant une grimace de dégoût, le capitaine Quaterblood fouillait la sacoche des deux mains. Il posa sur la table : des petites « creuses » – deux, des « batteries » – neuf, des « éclaboussures noires » de tailles différentes – seize dans un sachet de polyéthylène, des « éponges » merveilleusement conservées – deux, de l’« argile gazeuse » – un pot…

« Vous avez quelque chose dans vos poches ? » demanda le capitaine Quaterblood à voix basse. « Envoyez…

— Salopards, dit Redrick. Ordures. »

Il fourra la main dans la poche intérieure de sa veste et lança sur la table une liasse de billets. Les billets s’éparpillèrent de tous côtés.

« Eh bien ! prononça le capitaine Quaterblood. Maintenant ramasse-moi tout ça.

— À d’autres ! lui dit Redrick, en se croisant les bras derrière le dos. Tes larbins ramasseront. Toi, tu ramasseras !

— Ramasse l’argent, stalker », dit le capitaine Quaterblood sans élever la voix, penché en avant, les poings appuyés sur la table.

Pendant quelques secondes ils se regardèrent silencieusement dans le blanc des yeux, puis Redrick, marmonnant des jurons, s’accroupit et se mit à ramasser les billets à contrecœur. Les Noirs ricanèrent derrière son dos, le type de l’ONU pouffa avec une mauvaise joie.

« Rigole pas trop ! lui dit Redrick. Sinon tu vas faire dans ta culotte ! »

Il était déjà en train de ramper sur les genoux, ramassant les billets un par un, s’approchant de plus en plus de l’anneau de cuivre sombre posé innocemment sur un trou du parquet poussiéreux. Il se retourna pour prendre une position plus pratique, continuant à cracher des jurons, tous ceux qui lui venaient à l’esprit en plus de ceux qu’il inventait au fur et à mesure. Le moment venu, il se tut, se raidit, saisit l’anneau et le tira de toutes ses forces ; le couvercle de la trappe n’eut pas le temps de se fracasser contre le plancher qu’il avait déjà plongé la tête en bas, ses bras tendus en avant, dans le noir humide et froid de la cave à vin.

Il tomba sur les mains, culbuta, se remit sur pieds et, courbé en deux, se jeta, sans rien voir, en se fiant uniquement à sa mémoire et à la chance, dans un passage étroit entre les caisses empilées, les faisant basculer tout en courant, les entendant s’écrouler avec fracas derrière son dos ; il escalada, en glissant, des marches invisibles, força de tout son corps une porte couverte de fer blanc rouillé et se retrouva dans le garage d’Ernest. Il tremblait des pieds à la tête, il respirait péniblement, des taches de sang flottaient devant ses yeux, son cœur frappait dans sa gorge des coups lourds et douloureux, mais il ne s’arrêta pas une seconde. Il se précipita aussitôt dans le coin le plus éloigné et, en s’écorchant les mains, se mit à chambouler la pile de vieilleries derrière lesquelles quelques planches manquaient dans le mur du garage. Puis il se coucha sur le ventre et rampa par ce trou, en entendant quelque chose se déchirer bruyamment dans sa veste ; dans la cour étroite comme un puits, il s’assit entre les poubelles, retira sa veste, arracha sa cravate, s’examina rapidement, dépoussiéra son pantalon, se releva et, après avoir traversé la cour, plongea dans un tunnel bas et nauséabond qui menait dans la cour voisine, semblable à celle-ci. En courant, il dressa l’oreille, mais n’entendit pas le hurlement des sirènes de police ; il courut encore plus vite, effrayant la marmaille qui se jetait de côté, plongeant sous le linge suspendu aux cordes, se faufilant par les trous des haies pourries, s’efforçant de quitter ce quartier avant que le capitaine Quaterblood n’eût le temps d’installer un cordon. Il connaissait ces endroits par cœur. Encore enfant, il avait joué dans toutes ces cours, ces caves, ces buanderies abandonnées, ces dépôts de charbon ; ici, il avait des relations partout, des amis même, et en d’autres circonstances il lui aurait été plus que facile de se cacher là et rester une semaine au calme ; cependant, ce n’était pas pour ça qu’il avait « commis un délit de fuite en état d’arrestation » sous le nez du capitaine Quaterblood, récoltant ainsi, d’un seul coup, un an de plus.

Il eut une chance de tous les diables. Dans la Septième rue déferlait, hurlant et semant la poussière, une manifestation d’une ligue quelconque : deux cents hommes aussi déchirés et sales que lui, et même pires ; c’était à croire qu’ils venaient, eux aussi, de se faufiler par les trous des palissades, de tomber sur les poubelles et, en plus, de passer une nuit déchaînée dans le dépôt de charbon. Il émergea d’une porte cochère, entra comme un couteau dans cette foule et se fraya un chemin de biais, bousculant les manifestants, leur marchant sur les pieds, recevant des beignes et rendant la pareille, jusqu’à l’autre côté de la rue où il plongea sous une autre porte cochère, juste au moment où retentissait le hurlement familier, écœurant, des voitures de patrouille. La manifestation s’arrêta, en se repliant comme un accordéon. Mais à présent, il se trouvait dans un autre quartier et le capitaine Quaterblood ne pouvait pas savoir exactement dans lequel.

Il déboucha sur son garage, du côté du dépôt des appareils hi-fi et il lui fallut attendre quelque temps pendant que les ouvriers chargeaient un camion d’énormes caisses de postes de télévision. Il s’installa dans de rachitiques buissons de lilas devant le mur aveugle de la maison voisine, reprit un peu son souffle et fuma une cigarette. Il fumait avec avidité, accroupi, le dos appuyé contre le plâtre rêche du mur portant l’échelle d’incendie, se passant de temps à autre la main sur la joue pour calmer un tic nerveux et réfléchissait, profondément ; lorsque le camion avec des ouvriers sortit, en klaxonnant, par la porte cochère, il rit et prononça à haute voix dans leur direction : « Merci, les gars, vous m’avez retenu, moi, l’imbécile… vous m’avez donné le temps de réfléchir. » À partir de ce moment, il agit vite, mais sans hâte ni fièvre, adroitement, recueilli, comme s’il travaillait dans la Zone.

Il se faufila dans son garage par un passage secret, enleva sans faire de bruit le vieux siège, fourra la main dans le panier, sortit prudemment le paquet du sac et le mit dans la poche intérieure de sa veste. Puis il décrocha d’un clou une vieille veste en cuir râpé, retrouva dans un coin un képi taché d’huile et se l’enfonça sur le front des deux mains. D’étroits rayons de soleil pleins de brins de poussière étincelants tombaient dans la demi-obscurité du garage par les fentes de la porte ; dans la cour glapissaient joyeusement les mômes et il faillit s’en aller lorsqu’il reconnut la voix de sa fille. Il colla alors son œil contre la fente la plus large et regarda quelque temps Ouistiti courir autour de la nouvelle balançoire, traînant deux ballons ; trois vieilles voisines, le tricot sur les genoux, étaient assises à côté, sur un banc, en train de l’observer, les lèvres pincées avec méchanceté. Elles échangeaient leurs opinions à la gomme, les vieilles casseroles. Mais les mômes, ça allait, ils jouaient avec elle comme si de rien n’était, ce n’est quand même pas en vain qu’il leur avait fait tant de fleurs : un toboggan en bois, une maison de poupée, et maintenant la balançoire… Le banc où étaient assises les vieilles casseroles, c’était lui aussi. « Bon », prononça-t-il silencieusement. Il se détacha de la fente, promena un dernier regard sur le garage et plongea dans la trappe.

Dans la banlieue sud-ouest de la ville, près de la station d’essence abandonnée au bout de la rue Minière, il y avait une cabine téléphonique. Qui pouvait bien l’utiliser ? Tout autour il n’y avait que des maisons vides, aux fenêtres et aux portes obstruées de planches, et plus loin, vers le sud, s’étendait à l’infini le terrain vague de l’ancien dépôt d’ordures de la ville. Redrick s’assit par terre à l’ombre de la cabine et fourra la main sous le plancher. Il trouva en tâtonnant le papier huilé poussiéreux et la crosse du pistolet qui y était enveloppé ; la boîte en zinc avec des cartouches était aussi à sa place, ainsi que le petit sachet avec des « bracelets » et le vieux portefeuille avec les faux papiers. La cachette était en ordre. Alors il enleva sa veste de cuir et son képi, et glissa la main dans sa poche intérieure. Il resta assis une minute, pesant dans sa paume le petit conteneur de porcelaine rempli d’une mort inévitable. Là, il sentit le tic lui tirer de nouveau la joue.

« Shouhart », marmonna-t-il, sans entendre le son de sa voix. « Mais qu’est-ce que tu es en train de faire, ordure ? Non, mais quelle charogne tu es ! Ils nous étoufferont tous avec ce truc… Il pressa ses doigts contre sa joue parcourue de tics, mais en vain. Salopards, dit-il à l’adresse des ouvriers qui avaient chargé les postes de télévision. Qui vous a demandé de vous foutre sur mon chemin… Je l’aurais balancé, cette saleté, là d’où elle vient, dans la Zone, ni vu ni connu… »

Il jeta autour de lui un regard angoissé. L’air chaud tremblait au-dessus de l’asphalte craquelé, les fenêtres obstruées l’observaient, maussades, la poussière se promenait en petits tourbillons sur le terrain vague. Il était seul.

« Bon, dit-il d’un ton résolu. Chacun pour soi et Dieu pour tous. On en aura assez pour ce qu’il nous reste à vivre… »

Précipitamment, pour ne pas changer d’avis, il fourra le conteneur dans le képi, enveloppa le képi de la veste de cuir. Puis il s’agenouilla et, en appuyant de tout son corps, fit pencher légèrement la cabine de téléphone. L’épais paquet fut couché au fond du trou où il restait encore beaucoup de place. Il rabaissa prudemment la cabine, la secoua des deux mains et se releva, en s’époussetant les mains.

« Fini, dit-il. Terminé. »

Il entra dans la chaleur étouffante de la cabine, inséra une pièce de monnaie et composa le numéro.

« Goûta, dit-il. S’il te plaît, ne t’inquiète pas. Je me suis fait de nouveau coincer. » Il entendit son soupir convulsif et enchaîna rapidement : « Des bagatelles, six ou huit mois en tout et pour tout… avec des visites… On survivra. Quant à l’argent, tu en auras, on t’en enverra… » Elle continuait à se taire. « Demain matin on te convoquera à la police, c’est là qu’on se verra. Amène Ouistiti.

— Ils vont venir fouiller ? demanda-t-elle sourdement.

— Et alors ? Tout est net. Ça ne fait rien, garde la tête haute… les oreilles dressées, le nez au vent. Tu as épousé un stalker, alors ne t’en plains pas maintenant.

Bon, à demain… Note bien que je ne t’ai pas appelée… je t’embrasse sur le bout du nez. »

Il raccrocha brutalement et resta quelques secondes immobile, plissant les yeux de toutes ses forces, serrant les dents à tel point que ça lui résonnait dans les oreilles. Puis il mit une autre pièce et composa un autre numéro.

« Je vous écoute, dit Rauque.

— Shouhart à l’appareil, dit Redrick. Écoutez attentivement et ne m’interrompez pas…

— Shouhart ? » s’étonna Rauque avec beaucoup de naturel. « Quel Shouhart ?

— Je vous dis de ne pas m’interrompre ! Je me suis fait prendre, je me suis enfui et maintenant je vais me rendre. On me collera deux ans et demi ou trois ans. Ma femme reste sans argent. Vous allez assurer son existence. Pour qu’elle ne manque de rien, compris ? C’est compris, je vous le demande ?

— Continuez, dit Rauque.

— À côté de l’endroit où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il y a une cabine téléphonique. Elle est la seule du coin, vous ne pourrez pas vous tromper. La porcelaine est au-dessous. Prenez-la si vous voulez, ne la prenez pas si vous n’en voulez pas, mais que ma femme ne manque de rien. Nous avons encore à travailler longtemps ensemble. En revanche, si je m’en sors et que j’apprends que vous n’avez pas joué cartes sur table… Je vous le déconseille. Compris ?

— J’ai tout compris, dit Rauque. Merci. » Puis, après un silence, il demanda : « Vous voulez peut-être un avocat ?

— Non, dit Redrick. Tout l’argent à ma femme jusqu’au dernier billet. Salut. »

Il raccrocha, regarda autour de lui, enfonça les mains dans les poches de son pantalon et se mit à remonter sans se presser la rue Minière veillée par ses deux files de maisons vides aux fenêtres obstruées.

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