3.

RICHARD NOUNANE. 51 ANS. REPRÉSENTANT DES FOURNISSEURS DE L’ÉQUIPEMENT ÉLECTRONIQUE AUPRÈS DE LA FILIALE HARMONTAISE DE L’I.I.C.E.

Richard Nounane était assis à sa table en train de dessiner de petits diables sur son énorme bloc-notes. Ce faisant, il souriait avec compassion, hochait sa tête chauve et n’écoutait pas son visiteur. Simplement, il attendait un coup de téléphone, tandis que son visiteur, le docteur Pilman, le sermonnait paresseusement. Ou voulait se convaincre qu’il le sermonnait.

« Nous prendrons tout cela en considération », finit par dire Nounane, ayant terminé son dixième petit diable pour en faire un compte rond et il referma le bloc. « En effet, ça ne va pas du tout… »

Valentin tendit sa main fine et secoua soigneusement la cendre dans le cendrier.

« Que prendrez-vous en considération, au juste ? s’enquit-il poliment.

— Tout ce que vous venez de dire », répondit gaiement Nounane, se rejetant dans son fauteuil. « Tout, jusqu’au dernier mot.

— Et qu’est-ce que je viens de dire ?

— Ce n’est pas important, prononça Nounane. N’importe laquelle de vos paroles sera prise en considération. »

Valentin (le docteur Valentin Pilman, prix Nobel, etc.) était assis devant lui dans un fauteuil profond : petit, élégant, soigné, vêtu d’une veste de daim sans tache, d’un pantalon sans un pli qu’il avait remonté aux genoux avant de s’asseoir, chemise éblouissante, cravate unie, stricte, chaussures étincelantes, petit sourire moqueur sur ses minces lèvres pâles, yeux cachés derrière d’énormes lunettes noires, dure brosse de cheveux au-dessus d’un front large et bas.

« À mon avis, on vous paye un salaire fantastique pour rien, dit-il. De plus, à mon avis vous êtes un saboteur, Dick.

— Ch-chut ! murmura Nounane. Pour l’amour de Dieu, pas si fort.

— En effet, continua Valentin. Ça fait un bon bout de temps que je vous surveille : à mon avis, vous ne travaillez absolument pas…

— Un instant ! » interrompit Nounane, en agitant son doigt rose et potelé. « Comment ça, je ne travaille pas ? Citez-moi au moins une réclamation restée sans suite !

— Je ne sais pas », dit Valentin et il secoua de nouveau la cendre. « On reçoit du bon équipement, on reçoit du mauvais équipement. Plus souvent du bon, mais ce que vous, vous faites là-dedans, je ne sais pas.

— Justement, sans moi ce serait moins souvent du bon équipement, protesta Nounane. En outre, vous autres, savants, vous passez votre temps à gâcher le bon équipement et puis vous faites des réclamations, et qui est-ce qui vous couvre alors ? Par exemple… »

Le téléphone sonna et Nounane, oubliant aussitôt Valentin, saisit l’appareil.

« Monsieur Nounane ? demanda la secrétaire. M. Lemkhen vous demande.

— Passez-le-moi. »

Valentin se leva, mit le mégot dans le cendrier, agita deux doigts près de sa tempe en guise d’adieu et sortit : petit, droit, bien proportionné.

« Monsieur Nounane ? » Une voix lente et familière retentit dans l’appareil.

« Je vous écoute.

— Il n’est pas facile de vous joindre au bureau, monsieur Nounane.

— Nous avons reçu une nouvelle série de…

— Oui, je suis déjà au courant. Monsieur Nounane, je suis venu pour peu de temps. Il y a quelques questions que je voudrais discuter avec vous en tête à tête. Je parle des derniers contrats de Mitsubishi Densi. Côté juridique.

— Je suis à votre service.

— Alors, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dans une demi-heure environ dans nos bureaux. Cela vous arrange ?

— Parfaitement. Dans trente minutes. »

Richard Nounane raccrocha, se leva et, en frottant ses mains potelées, se promena dans son bureau. Il se mit même à fredonner un air à la mode, mais fit un couac et rit gentiment de lui-même. Puis il prit son chapeau, jeta son imperméable sur son bras et passa dans la salle d’attente.

« Mon petit, déclara-t-il à sa secrétaire, je vais m’occuper de clients. Restez et mettez sous vos ordres la garnison, protégez bien la forteresse, comme on dit et moi, je vous apporterai un chocolat. »

La secrétaire s’épanouit. Nounane lui envoya un baiser et roula le long des couloirs de l’Institut. Plusieurs personnes essayèrent de l’attraper par le pan de sa veste, mais il s’esquivait, répondait par des plaisanteries, demandait qu’on garde les positions le temps de son absence, qu’on veille aux points de tir, qu’on ne s’énerve pas et, à la fin des fins, sans que quelqu’un pût l’attraper, il sortit de l’immeuble en roulant bord sur bord et agita d’un geste familier sous le nez du sergent de service son laissez passer replié.

Des nuages bas surplombaient la ville, il faisait lourd, les premières gouttes incertaines s’écrasaient en petites étoiles noires sur l’asphalte. Nounane trottina le long de la file des voitures vers sa Peugeot, plongea dedans et, en arrachant l’imperméable de sur sa tête, le jeta sur le siège arrière. Il extirpa de la poche latérale de sa veste le bâtonnet noir de la batterie, l’inséra dans la prise d’alimentation et du pouce, l’enfonça jusqu’au déclic. Puis, en se trémoussant, il s’installa plus confortablement au volant et appuya sur la pédale. La Peugeot roula sans bruit au milieu de la rue et fila vers la sortie de l’avant-Zone.

La pluie tomba soudain, d’un seul coup, comme si quelqu’un au ciel avait renversé une bassine pleine d’eau. Le pavé devint glissant, la voiture dérapait aux tournants. Nounane brancha les essuie-glaces et ralentit. Ainsi, le rapport est arrivé à sa destination, pensait-il. Maintenant on va entendre des compliments. Eh bien, je ne suis pas contre. J’aime quand on me fait des compliments. Surtout quand c’est M. Lemkhen en personne qui les fait, avec un effort sur lui-même. C’est étrange, pourquoi aimons-nous les compliments ? Ils ne donnent pourtant pas d’argent en plus. La gloire ? Quelle gloire ? « Il est devenu célèbre : à présent, trois personnes connaissent son existence. » Bon, mettons quatre, sans compter Beylis. Quel drôle d’énergumène est l’homme !… On dirait que nous aimons les louanges en tant que telles. Comme les mômes aiment la glace. Dieu que c’est bête. Comment puis-je me hausser à mes propres yeux ? Je me connais trop bien ! Ce gros vieux Richard H. Nounane ! En fait, qu’est-ce que c’est, ce « H » ? Ce n’est quand même pas à M. Lemkhen que je vais le demander… Ah ! ça y est, je m’en suis souvenu ! Herbert. Richard Herbert Nounane. Non, mais quelle pluie !

Il bifurqua sur l’avenue Centrale et pensa soudain : qu’est-ce qu’elle a grandi, cette petite ville, au cours des dernières années ! Il y a maintenant de ces gratte-ciel… En voilà encore un qu’on est en train de construire. Qu’est-ce que ça va être ? Ah ! un Luna-park, le meilleur jazz du monde, des variétés et tout ce qu’on veut pour notre glorieuse garnison et nos courageux touristes, surtout les vieux, ainsi que pour les nobles chevaliers de la science… La banlieue, entre-temps, se vide.

Oui, j’aimerais bien savoir comment tout ça va se terminer. À propos, il y a une dizaine d’années, je savais avec exactitude comment ça devait se terminer. Des cordons infranchissables. Une ceinture de terrains vides large de cinquante kilomètres. Des savants, des soldats, et plus personne. Un ulcère affreux, isolé sur le corps de la planète… De plus, tous étaient de cet avis, pas seulement moi. Oh ! les beaux discours qu’on prononçait ! oh ! les magnifiques projets de lois qu’on suggérait !… Tandis que maintenant, je ne me souviens même plus comment cette résolution d’acier s’est soudain transformée en gelée de groseille. « D’une part on ne peut pas ne pas reconnaître, mais d’autre part on ne peut pas ne pas accepter… » Il me semble que tout a commencé le jour où les stalkers sortirent de la Zone les premières « batteries »… Oui, je crois bien que c’est là que tout a commencé. Surtout quand on a découvert qu’elles se multipliaient. L’ulcère se révélait moins horrible, même plus un ulcère, mais un genre de cave aux trésors… Maintenant plus personne ne sait ce que c’est : un ulcère, une cave aux trésors, une tentation diabolique, une boîte de Pandore ou encore autre chose… On en profite doucement. Ça fait vingt ans qu’ils se crèvent dessus, que des milliards sont gaspillés, mais ils n’ont toujours pas pu monter un cambriolage bien organisé. Chacun fait son petit business, tandis que les savants clament d’un air important : d’une part on ne peut pas ne pas reconnaître, mais d’autre part on ne peut pas ne pas accepter, parce que l’objet numéro tant, soumis aux rayons X sous un angle de dix-huit degrés émet des électrons quasi calorifiques sous un angle de vingt-deux degrés… Au diable ! De toute façon, je ne vivrai pas la vraie fin…

La voiture roula devant l’hôtel particulier de Charognard Barbridge. À cause de l’averse, toutes les fenêtres étaient allumées, on voyait au premier étage, dans les chambres de la belle Dina, des couples en train de danser. Ou ils avaient commencé aux aurores, ou ils n’arrivaient pas à terminer depuis la veille. C’est une nouvelle mode dans la ville : danser des journées d’affilée. Oui, nous avons élevé des gaillards costauds, résistants et sûrs de leurs intentions…

Nounane arrêta sa voiture devant un immeuble de piètre apparence avec une pancarte peu voyante : « Etude juridique Korch, Korch et Symak. » Il enleva et cacha dans sa poche la « batterie », remonta la capuche de son imperméable, ramassa son chapeau et se jeta à toute vitesse dans l’entrée, passant en flèche devant le concierge plongé dans son journal ; il escalada l’escalier couvert d’un tapis usé, fit résonner ses talons dans le couloir sombre du premier étage, imbibé d’une odeur spécifique dont il avait, en son temps, vainement cherché à identifier la nature, ouvrit toute grande la porte au bout du couloir et entra dans la salle d’attente. À la place de la secrétaire était assis un jeune homme inconnu très basané. Il n’avait pas de veste, les manches de sa chemise étaient remontées. Il fouillait dans les entrailles d’un dispositif électronique extrêmement compliqué installé sur la table à la place de la machine à écrire. Richard Nounane accrocha son imperméable et son chapeau sur un clou, se lissa des deux mains ce qui lui restait de cheveux derrière les oreilles et jeta un regard interrogateur sur le jeune homme. L’autre hocha la tête. Alors Nounane ouvrit la porte du bureau.

M. Lemkhen se leva lourdement d’un grand fauteuil de cuir posé devant une fenêtre aux rideaux tirés. Son visage de général, carré, se couvrit de plis pour mimer un sourire aimable, la désolation à propos du mauvais temps ou une envie d’éternuer difficilement réprimée.

« Eh bien, vous voilà, prononça-t-il lentement. Entrez, installez-vous. »

Nounane chercha du regard où il pouvait s’installer et ne découvrit rien qu’une chaise dure au dossier droit, cachée derrière la table. Il s’assit alors sur la table. Curieusement, son humeur gaie de tout à l’heure disparut et il n’en comprenait pas lui-même la raison. Soudain, il se rendit compte qu’on n’allait pas lui faire de compliments. Plutôt le contraire. Jour de colère, pensa-t-il avec philosophie et il se prépara au pire.

« Vous voulez fumer ? » proposa M. Lemkhen, replongeant dans son fauteuil.

« Merci, je ne fume pas. »

M. Lemkhen hocha la tête comme si les pires de ses pressentiments s’étaient révélés justes, joignit devant son visage le bout de ses dix doigts et contempla pendant un certain temps la figure géométrique ainsi formée.

« Je suppose que nous n’allons pas discuter des affaires juridiques de la maison Mitsubishi Densi », prononça-t-il enfin.

C’était une plaisanterie. Richard Nounane sourit avec empressement et dit :

« Comme vous voudrez ! »

Il était bougrement inconfortable d’être assis sur la table : ses pieds n’atteignaient pas le plancher.

« Malheureusement, je dois vous annoncer, Richard, dit M. Lemkhen, que votre rapport a produit une impression extrêmement favorable en haut lieu.

— Hum… », prononça Nounane. Ça commence, pensa-t-il.

« On a même failli vous donner une décoration, continua M. Lemkhen, mais j’ai proposé d’attendre. Et j’ai bien fait. » Il se détacha enfin de la contemplation de ses dix doigts et lança à Nounane un regard par en dessous. « Vous allez me demander pourquoi j’ai manifesté cette prudence apparemment excessive.

— Je pense que vous aviez vos raisons, dit Nounane d’une voix lasse.

— Oui. Que résultait-il de votre rapport, Richard ? Le groupe Métropole est liquidé. Grâce à vos efforts. Le groupe Verte Fleurette est pris en totalité, la main dans le sac. Brillant travail. Le vôtre également. Les groupes Varr, Quasimodo, Musiciens ambulants et d’autres dont je ne me rappelle pas les noms, se sont liquidés d’eux-mêmes, comprenant qu’ils seraient pris dans un jour ou deux. C’est ainsi que ça s’est passé, c’est confirmé par les recoupements de l’information. Le champ de bataille est déblayé. Il est à vous, Richard. L’adversaire a battu en retraite dans le désordre avec des grandes pertes. Ai-je bien exposé la situation ?

— En tout cas, prononça prudemment Nounane, depuis les trois derniers mois, la fuite du matériel de la Zone par Harmont n’a plus lieu… Tout au moins, selon mes renseignements à moi, ajouta-t-il.

— L’adversaire a battu en retraite, n’est-ce pas ?

— Si vous insistez absolument sur cette expression… Oui.

— Non ! dit M. Lemkhen. Le fait est que cet adversaire ne bat jamais en retraite. Je le sais avec certitude. Vous étant dépêché de nous envoyer un rapport de victoire, Richard, vous avez fait preuve d’immaturité. C’est précisément pour ça que j’ai proposé de retarder votre décoration. »

Qu’elle aille au diable, ta décoration, pensa Nounane, balançant son pied et regardant, maussade, le bout de sa chaussure. Dans mon grenier, sous des toiles d’araignée, voilà où je mettrai tes décorations ! Un moraliste, un éducateur, voyez-vous ça. Je n’ai pas besoin de toi pour savoir à qui j’ai affaire dans cette histoire, je n’ai pas besoin de tes sermons pour savoir quel genre d’adversaire j’ai. Dis plutôt, simplement et clairement : où et comment je me suis trompé… qu’est-ce qu’ils ont encore fabriqué, ces salauds… où ont-ils trouvé des failles, et sans préambule, je ne suis pas un petit morveux de sous-fifre, j’ai plus de cinquante piges et ce n’est pas pour tes décorations que je suis venu ici…

« Qu’avez-vous entendu dire sur la Boule d’or ? » demanda soudain M. Lemkhen.

Seigneur, pensa, agacé, Nounane. Qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans, la Boule d’or ? Va te faire voir avec tes façons d’aborder le sujet…

« La Boule d’or est une légende », répondit-il d’une voix dépourvue d’inflexions. « Une construction mythique de la Zone, ayant la forme et l’aspect d’une boule d’or, destinée à réaliser les vœux des gens.

— N’importe quels vœux ?

— Selon le texte canonique de la légende, n’importe quels vœux. Cependant, il existe des variantes…

— Bien, prononça M. Lemkhen. Et qu’avez-vous entendu dire à propos de la “mort-lampe” ?

— Il y a huit ans, psalmodia Nounane d’une voix toujours aussi monotone, un stalker du nom de Stephan Norman, surnommé Binoclard, a sorti de la Zone un certain dispositif qui représentait, dans la mesure de nos compétences, un système d’émetteurs de rayons mortels pour les organismes terrestres. Le susnommé Binoclard a proposé ce dispositif à l’Institut. Ils ne sont pas tombés d’accord sur le prix. Binoclard est parti dans la Zone et n’est pas revenu. Personne ne sait où le dispositif se trouve actuellement. Hew du Métropole que vous connaissez, a proposé pour l’avoir toutes les sommes pouvant tenir sur un chèque.

— C’est tout ? demanda M. Lemkhen.

— C’est tout », répondit Nounane. Ostensiblement, il examinait le bureau. Le bureau était ennuyeux, il n’y avait rien à voir.

« Bien, dit M. Lemkhen. Et qu’avez-vous entendu dire au sujet de “l’œil d’écrevisse” ?

— Quel œil ?

— D’écrevisse. Une écrevisse. Vous connaissez ? » M. Lemkhen bougea les doigts comme des ciseaux. « Avec des pinces.

— C’est la première fois que j’en entends parler, dit Nounane, renfrogné.

— Et que savez-vous sur les “serviettes à sonnettes” ? »

Nounane descendit de la table et se posta devant Lemkhen, enfonçant ses mains dans ses poches.

« Je ne sais rien, dit-il. Et vous ?

— Malheureusement, moi non plus, je ne sais rien. Ni sur “l’œil d’écrevisse ni sur les” “serviettes à sonnettes”. Pourtant, ils existent.

— Dans ma Zone ? demanda Nounane.

— Asseyez-vous, asseyez-vous », dit M. Lemkhen, agitant la main. « Notre conversation vient seulement de commencer. »

Nounane contourna la table et s’assit sur la chaise dure au dossier droit.

Où veut-il en venir ? pensait-il fiévreusement. Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? On a dû trouver quelque chose dans d’autres Zones, et lui, la vache, il se paye ma tête. Il ne m’a jamais aimé, le vieux crabe, il n’arrive pas à oublier ce poème…

« Continuons notre petit examen », déclara Lemkhen. Il écarta le rideau et regarda par la fenêtre. « Des trombes d’eau, constata-t-il. J’aime. » Il relâcha le rideau, se rejeta dans son fauteuil et, contemplant le plafond, demanda : « Comment va le vieux Barbridge ?

— Barbridge ? Charognard Barbridge est sous surveillance. Infirme, a de l’argent. Aucune liaison avec la Zone. Possède quatre bars, une école de danse et organise des pique-niques pour les officiers de la garnison et les touristes. Sa fille Dina mène une vie dissipée. Son fils Arthur vient de terminer ses études de droit. »

M. Lemkhen hocha la tête, l’air satisfait.

« C’est net, complimenta-t-il. Et que devient Créon le Maltais ?

— Un des rares stalkers encore actifs. Avait été lié avec le groupe Quasimodo, maintenant largue la gratte à l’Institut par mon intermédiaire. Je le laisse en liberté : un jour quelqu’un mordra à l’hameçon. Il est vrai que ces derniers temps il boit beaucoup et je crains qu’il ne tienne pas longtemps.

— Contacts avec Barbridge ?

— Il fait la cour à Dina. Sans succès.

— Très bien, dit M. Lemkhen. Et quoi de neuf sur Shouhart le Rouquin ?

— Il est sorti de prison il y a un mois. A de l’argent. A essayé d’émigrer, mais il… » Nounane se tut. « Bref, il a des ennuis de famille. Pour l’instant, il n’a pas la tête à la Zone.

— C’est tout ?

— C’est tout.

— Ce n’est pas beaucoup, dit M. Lemkhen. Et comment ça va pour Carter le Veinard ?

— Ça fait plusieurs années qu’il n’est plus stalker. Il vend des voitures d’occasion et possède un atelier où on modifie les voitures pour qu’elles marchent sur “batteries”. Quatre enfants. Sa femme est morte il y a un an. Belle-mère. »

Lemkhen hocha la tête.

« Quels stalkers ai-je oubliés ? demanda-t-il, bienveillant.

— Vous avez oublié Jonatan Miles surnommé Cactus. Actuellement il est à l’hôpital où il meurt du cancer. Et vous avez aussi oublié Cirage…

— Oui, c’est vrai, alors, Cirage ?

— Cirage n’a pas changé, dit Nounane. Il a un groupe de trois personnes. Ils passent des semaines dans la Zone. Tout ce qu’ils trouvent, ils le détruisent sur place. Quant à son Association d’anges guerriers, elle n’existe plus.

— Pourquoi ?

— Eh bien, comme vous vous rappelez, les membres de cette association rachetaient la gratte et Cirage la ramenait dans la Zone. Rendons au diable ce qui est au diable. À présent, il n’y a rien à acheter, en plus, le nouveau directeur de la filiale a monté la police contre eux.

— Je vois, dit M. Lemkhen. Et les jeunes ?

— Les jeunes… Ils vont et viennent. Il y a cinq ou six personnes avec un peu d’expérience, mais ces derniers temps ils n’ont pas d’acheteurs, alors ils se sentent déconcertés. Je les apprivoise petit à petit… Je suppose, chef, que le stalkérisme est pratiquement terminé dans ma Zone. Les vieux ne sont plus là, les jeunes ne savent rien, en outre, le prestige du métier n’est plus ce qu’il était. Maintenant, c’est la technique qui progresse : on a des stalkers automatiques.

— Oui, oui, j’en ai entendu parler, dit M. Lemkhen. Cependant, ces automates ne justifient pas encore l’énergie qu’ils consomment. Ou suis-je en train de me tromper ?

— C’est une question de temps. Bientôt ils justifieront ça et autre chose.

— Quand, bientôt ?

— Dans cinq ou six ans… »

M. Lemkhen hocha de nouveau la tête.

« À propos, vous ne devez pas encore être au courant, mais l’adversaire, lui aussi, s’est mis à utiliser des stalkers-automates.

— Dans ma Zone ? demanda Nounane, déconcerté.

— Dans la vôtre aussi. Chez vous ils sont basés à Rexopolis, ils transportent l’équipement par hélicoptères au-dessus des montagnes vers la gorge du Serpent, vers le lac Noir, au pied du pic Bolder…

— Mais c’est la province, dit Nounane, incrédule. C’est vide par là, que peuvent-ils y trouver ?

— Peu de choses, très peu. Mais ils les trouvent. Au demeurant, je vous l’ai dit à titre de renseignement, cela ne vous concerne pas… Dressons le bilan. À Harmont, il ne reste presque plus de stalkers professionnels. Ceux qui restent n’ont pas de rapport avec la Zone. Les jeunes sont déconcertés et commencent à s’apprivoiser. L’adversaire est écrasé, rejeté, il est caché quelque part en train de soigner ses blessures. Il n’y a pas de gratte et même quand il en apparaît, personne ne l’achète. Voilà trois mois qu’il n’y a plus de fuite illégale de matériel en provenance de la Zone de Harmont. C’est bien ça ? »

Nounane se taisait. C’est pour maintenant, pensait-il. C’est maintenant qu’il va m’envoyer au tapis. Mais où est donc ma faille ? Et, apparemment, c’est un gros trou. Allez, vas-y, vieux cornichon ! Ne me fais pas languir…

« Je n’ai pas entendu la réponse », prononça M. Lemkhen et il posa la main sur son oreille ridée et poilue.

« Bon, chef, dit Nounane, maussade. Ça suffit. Vous m’avez assez cuisiné, passons à table. »

M. Lemkhen émit un grognement incertain.

« Vous n’avez rien à me dire », prononça-t-il avec une amertume inattendue. « Vous restez bouche bée devant la direction, alors imaginez ce que j’ai ressenti moi, quand avant-hier… » Il s’interrompit brusquement, se leva et clopina vers le coffre-fort. « Bref, ces deux derniers mois, d’après nos seules informations à nous, l’adversaire a reçu plus de six mille unités de matériel des différentes Zones. » Il s’arrêta devant le coffre-fort, caressa son côté peint et se tourna brusquement vers Nounane. « Ne vous faites pas d’illusions ! hurla-t-il. Les empreintes digitales de Barbridge ! Les empreintes digitales du Maltais ! Les empreintes digitales de Ben le Gros Nez, que vous n’avez même pas jugé utile de mentionner ! Les empreintes digitales de Ben-Galevi le Nasillard et du Nain ! C’est ainsi que vous apprivoisez la jeunesse ! Des “bracelets” ! Des “aiguilles” ! Des “toupies blanches” ! Et, par-dessus le marché, je ne sais quels “yeux d’écrevisse”, “hochets de chienne”, “serviettes à sonnettes” le diable les emporte ! » Il s’interrompit à nouveau, retourna vers son fauteuil, joignit ses doigts et demanda poliment : « Qu’en pensez-vous, Richard ? »

Nounane sortit un mouchoir, s’en essuya le cou et la nuque.

« Je n’en pense rien, siffla-t-il honnêtement. Excusez-moi, chef, mais pour l’instant… Laissez-moi souffler… Barbridge ? Barbridge n’a aucun rapport avec la Zone ! Je suis au courant de chaque pas qu’il fait ! Il organise des beuveries et des pique-niques sur les lacs, ramasse beaucoup d’argent et n’en a pas besoin… Excusez-moi, évidemment, je dis des bêtises, mais je vous assure que je ne perds pas Barbridge de vue depuis qu’il est sorti de l’hôpital…

— Je ne vous retiens plus, dit M. Lemkhen. Je vous donne un délai d’une semaine. Pour présenter vos conclusions sur le sujet suivant : comment le matériel de notre Zone tombe entre les mains de Barbridge… Et de tous les autres. Au revoir ! »

Nounane se leva, salua maladroitement le profil de M. Lemkhen et, essuyant toujours la sueur qui ruisselait de son cou, sortit dans la salle d’attente. Le jeune homme basané fumait, contemplant pensivement le tréfonds de l’appareil électronique éventré. Il jeta un regard distrait sur Nounane ; ses yeux étaient vides, tournés vers l’intérieur.

Richard Nounane enfonça tant bien que mal son chapeau, se fourra l’imperméable sous le bras et sortit. Une chose pareille ne m’était encore jamais arrivée, j’ai l’impression, pensait-il. Ses idées se bousculaient. Ça alors, Ben-Galevi le Gros Nez ! Il a déjà eu le temps de se faire attribuer un surnom… Mais quand ? Un gamin, un petit morveux… Non, ce n’est pas ça… Et toi, vieille vache sans jambes ! Charognard ! Non, mais comment m’as-tu possédé ? Parce que me voilà maintenant sans culotte, le derrière à l’air, comme un gosse… Comment est-ce que ça a pu arriver ? Ça ne pouvait tout simplement pas arriver ! Exactement comme l’autre fois à Singapour, quand on m’a fracassé la gueule contre une table et la nuque contre un mur…

Il monta dans sa voiture et pendant quelque temps, n’y comprenant rien, tâtonna sur le tableau de bord, en cherchant l’allumage. L’eau lui dégoulinait du chapeau sur le pantalon, alors il enleva son couvre-chef et, sans regarder, l’envoya en arrière. L’averse inondait le pare-brise et bizarrement Richard Nounane s’imaginait que c’était précisément à cause de ça qu’il n’arrivait pas à comprendre ce qu’il devait faire. L’ayant compris, il frappa du poing son front dégarni. Cela lui fit du bien. Il se rappela aussitôt que la clé de contact ne pouvait pas exister et qu’il avait dans la poche une « batterie ». Une batterie éternelle. Il lui fallait donc la tirer de sa poche, qu’elle aille au diable, et l’insérer dans le renfoncement prévu à cet effet, alors il pourrait au moins aller quelque part, loin de cette maison, où ce vieux cornichon l’observait à coup sûr de la fenêtre…

La main de Nounane tenant la « batterie » se figea à mi-chemin. Bon. Au moins, je sais par qui commencer. Eh bien, c’est par lui que je vais commencer. Il ne perd rien pour attendre, c’est certain ! Personne n’avait jamais moins perdu son temps. Et avec quel plaisir je vais procéder. Il brancha les essuie-glaces et fonça le long du boulevard, sans voir quasiment personne devant lui, mais en se calmant quand même peu à peu. Ça ne fait rien. Que ce soit comme à Singapour. Après tout, à Singapour tout à fini par s’arranger… Bon, on lui avait foutu une fois la gueule sur la table, et alors ? Ça aurait pu être pis. Ça aurait pu être pas la gueule, pas la table, mais un truc avec des clous… Bon, ne nous éloignons pas du sujet. Où est-il donc, mon cher petit établissement ? On ne voit fichtrement rien… Ah ! le voilà !

Ce n’était pas l’heure convenable, mais l’établissement Cinq Minutes étincelait de tous ses feux, rivalisant avec le Métropole. En s’ébrouant comme un chien sorti de l’eau, Richard Nounane entra dans le hall brillamment éclairé qui empestait le tabac, le parfum et le champagne aigre. Le vieux Benny, encore sans livrée, était assis devant le zinc placé en biais par rapport à l’entrée et dévorait quelque chose, le poing serré sur la fourchette. En face de lui, sa poitrine monstrueuse disposée parmi les verres vides, trônait Madame ; l’air affligé, elle le regardait manger. Le hall n’était pas encore rangé depuis la soirée de la veille. Quand Nounane entra, Madame tourna immédiatement vers lui son large visage plâtré, d’abord mécontent, fondant ensuite dans un sourire professionnel.

« Oh ! prononça-t-elle d’une voix de basse. On dirait monsieur Nounane en personne ! C’est les fillettes qui vous manquent ? »

Benny continuait à dévorer, il était sourd comme un pot.

« Salut, ma vieille ! répliqua Nounane, en s’approchant. Que ferais-je avec des fillettes quand j’ai devant moi une vraie femme ? »

Benny finit par le remarquer. Le masque horrible, couvert de cicatrices bleues et cramoisies, se tordit avec effort en un sourire accueillant.

« Bonjour, patron ! dit-il dans un râle. Vous venez histoire de vous sécher ? »

En réponse, Nounane sourit et fit un geste de la main. Il n’aimait pas parler avec Benny : il était obligé de crier tout le temps.

« Où est mon gérant, les gars ? demanda-t-il.

— Chez lui, répondit Madame. Demain il faut payer les impôts.

— Ah ! ces impôts ! dit Nounane. Bon. Madame, je vous prierai de me préparer mon verre préféré. Je reviens tout de suite. »

Marchant sans bruit sur un épais tapis synthétique, il longea le couloir, en passant devant les loggias aux rideaux tirés – à côté de chaque loggia le mur était orné d’une fleur peinte différente –, tourna dans une petite impasse peu visible et sans frapper ouvrit une porte tendue de cuir.

Katioucha[2] Gros Os trônait devant une table et examinait dans un petit miroir l’abcès menaçant qu’il avait sur le nez. Il s’en foutait complètement que le lendemain il dût payer ses impôts. Sur la table devant lui, tout ce qu’il y a de plus vide, il y avait un petit pot de pommade au mercure et un verre de liquide transparent. Katioucha Gros Os leva sur Nounane ses yeux injectés de sang et bondit sur ses pieds, laissant tomber le petit miroir. Sans prononcer un mot, Nounane s’assit dans un fauteuil en face et pendant un certain temps dévisagea en silence cette crapule, en l’écoutant marmonner quelque chose sur cette maudite pluie et ses rhumatismes. Puis il dit :

« Ferme donc la porte à clé, mon vieux. »

Gros Os, martelant le plancher de ses pieds plats, courut vers la porte, tourna la clé et revint vers la table. Semblable à une montagne poilue, il dominait Nounane, buvant ses paroles des yeux. Nounane continuait à l’examiner à travers ses paupières légèrement baissées. Puis, sans savoir pourquoi, il se rappela que le vrai prénom de Katioucha Gros Os était Raphaël. Il avait reçu le surnom de Gros Os à cause de ses poings osseux, monstrueux, bleus, rouges et nus, qui émergeaient des poils épais lui couvrant les bras comme des manchettes. C’est lui-même qui se surnommait Katioucha, croyant fermement que c’était le nom traditionnel des grands tsars mongols. Raphaël. Eh bien, Raphaël, commençons.

« Comment ça va ? demanda-t-il tendrement.

— Tout va très bien, boss, répondit rapidement Raphaël Gros Os.

— Tu as étouffé le scandale de la Kommandantur ?

— J’ai déboursé cent cinquante billets. Tout le monde est content.

— Dans ce cas, tu m’en dois cent cinquante, dit Nounane. C’est ta faute, mon vieux. Il fallait surveiller. »

Gros Os se composa un visage malheureux et soumis, écarta ses bras énormes.

« Il faudrait changer le parquet du hall, dit Nounane.

— À vos ordres. »

Nounane se tut quelque temps, faisant la moue.

« La gratte, demanda-t-il en baissant la voix.

— Il y en a un peu, prononça Gros Os en baissant aussi la voix.

— Fais voir. »

Gros Os se précipita vers le coffre-fort, en sortit un paquet, le posa devant Nounane sur la table et le défit. Du doigt, Nounane fouilla dans le petit tas d’« éclaboussures noires », prit un « bracelet », l’examina de tous les côtés et le remit à sa place.

« C’est tout ? demanda-t-il.

— Personne n’apporte plus rien, dit Gros Os, d’un air coupable.

— Personne n’apporte plus rien… », répéta Nounane.

Il visa soigneusement et lança de toutes ses forces le bout de sa chaussure dans le mollet de Gros Os. Gros Os poussa un cri, faillit se pencher pour tâter l’endroit endolori, mais se redressa aussitôt, les bras serrés le long du corps. Alors, Nounane bondit, en rejetant le fauteuil, saisit Gros Os par le col de la chemise et le fit reculer, en lui assenant des coups de pied, en roulant les yeux et chuchotant des jurons. Gémissant, rejetant la tête en arrière comme un cheval qui a peur, Gros Os recula jusqu’à ce qu’il tombât sur le divan.

« Alors, tu travailles pour deux patrons, ordure ? » siffla Nounane, droit dans ses yeux blancs d’épouvante. « Charognard se vautre dans la gratte, et à moi, tu offres des boules dans un bout de papier ? » Il prit son élan et frappa Gros Os au visage, en visant le nez avec son abcès. « Je te ferai pourrir en prison ! Je te ferai vivre dans le fumier… Tu boufferas du pain rassis… Tu regretteras d’être né ! » De nouveau, il frappa à toute volée dans l’abcès. « D’où vient la gratte de Barbridge ? Pourquoi on la lui apporte à lui et pas à toi ? Qui la lui apporte ? Pourquoi je n’en sais rien ? Pour qui travailles-tu, sale porc velu ? Réponds ! »

Gros Os ouvrait et fermait la bouche sans proférer un son. Nounane le relâcha, retourna vers son fauteuil, s’assit et posa les jambes sur la table.

« Alors ? » dit-il.

Gros Os aspira bruyamment le sang qui lui coulait du nez et dit :

« Dieu m’est témoin, boss… Qu’est-ce qui vous prend ? D’où Charognard pourrait-il avoir de la gratte ? Il n’a pas de gratte. De nos jours personne n’a de gratte…

— Tu vas peut-être me contredire ? » demanda tendrement Nounane, remettant les pieds par terre.

« Mais non, boss… Dieu m’est témoin…, se hâta de dire Gros Os. Que je crève sur place ! Qui parle de contredire ! Je n’y pense même pas…

— Je vais te foutre à la porte », prononça Nounane, lugubre. « Tu ne sais pas travailler. Que veux-tu que je fiche de toi comme tu es ? J’en aurai dix comme toi pour vingt-cinq billets. Dans cette affaire, j’ai besoin d’un vrai homme.

— Attendez, boss », dit Gros Os, plein de bon sens, en s’essuyant le nez et en se tachant de sang tout le visage. « Pourquoi vous jeter sur moi comme ça, sans rien expliquer ?… Tâchons d’y voir clair, quand même. » Il se tâta prudemment l’abcès sur le nez. « Vous dites que Barbridge a beaucoup de gratte ? Je ne suis pas au courant. Je m’excuse, naturellement, mais quelqu’un vous a menti. À présent personne n’en a. Il n’y a plus que des morveux qui vont dans la Zone, mais eux, ils n’en reviennent pas. Non, boss, quelqu’un vous a raconté des salades… »

Nounane le surveillait d’un regard en biais. Effectivement, Gros Os paraissait tout ignorer. D’ailleurs, quel intérêt aurait-il à mentir ? Avec Barbridge on ne gagne pas beaucoup.

« Ses pique-niques, ça rapporte ? demanda-t-il.

— Ses pique-niques ? Pas tellement. On ne peut pas dire qu’il y ramasse le fric à la pelle… Parce que maintenant il ne reste plus d’affaires intéressantes dans la ville…

— Où ont-ils lieu, ces pique-niques ?

— Où ? Dans des endroits différents. Au pied de la montagne Blanche, sur les sources Chaudes, près des lacs Irisés…

— Qui sont ses clients ?

— Ses clients ? » Gros Os renifla, cilla, et déclara d’un ton confidentiel : « Si vous avez envie de monter la même affaire, boss, je vous le déconseille. Vous ne pourrez rien contre Charognard.

— Pourquoi donc ?

— Les clients de Charognard sont : des casques bleus – un. » Gros Os fermait les doigts. « Des officiers de la Kommandantur – deux. Des touristes du Métropole, du Lys blanc, du Visiteur – trois. De plus, il a déjà monté sa publicité. Les gars d’ici viennent aussi chez lui… C’est vrai, boss, il ne faut pas y toucher. Il nous paye des filles régulièrement, pas beaucoup, mais…

— Ceux d’ici vont aussi chez lui ?

— Surtout les jeunes.

— Et que font-ils pendant ces pique-niques ?

— Que font-ils ? Bon. On y va en cars. Sur place, il y a déjà des tentes, un buffet, de la musique… Chacun se distrait comme il veut. Les officiers surtout avec des filles, les touristes foncent regarder la Zone, parce que si c’est sur les sources Chaudes, la Zone est à deux pas, droit par la gorge de Soufre… Charognard y avait dispersé des os de chevaux, alors ils les regardent avec des jumelles…

— Et les habitants locaux ?

— Les habitants locaux… Évidemment, ça ne les intéresse pas… Ils s’amusent comme ils peuvent…

— Et Barbridge ?

— Mais quoi, Barbridge ? Barbridge est comme tout le monde…

— Et toi ?

— Quoi, moi ? Moi, je suis comme les autres. Je veille à ce qu’on ne m’abîme pas les filles, et… c’est-à-dire… Bref, comme tout le monde.

— Et combien de temps durent-ils, ces pique-niques ?

— Ça dépend. Parfois trois jours, parfois toute une semaine.

— Et combien ça coûte, ce plaisir ? » demanda Nounane, la tête complètement ailleurs. Gros Os répondit quelque chose, mais Nounane ne l’entendit pas. La voilà, ma faille, pensait-il. Quelques jours… quelques nuits… Dans ces conditions il est simplement exclu de surveiller Barbridge, même si tu n’as que ça comme objectif. Et cependant, ça reste incompréhensible. Il est cul-de-jatte, et par là, c’est les gorges des montagnes… Non, il doit y avoir autre chose…

« Qui, des habitants locaux, y va régulièrement ?

— Qui des habitants locaux ? C’est ce que j’ai dit : surtout les jeunes. Galevi, Rajba… Zapfa le Poussin… Parfois le Maltais. Une joyeuse compagnie. Ils appellent ça l’“école du dimanche” Alors, disent-ils, on va à l’“école du dimanche” ? Ils y vont surtout pour les touristes âgées, et ils gagnent pas mal. Mettons, une vieille débarque d’Europe…

— L’“école du dimanche” », répéta Nounane.

Une idée étrange surgit soudain dans son esprit.

École. Il se leva.

« Bon, dit-il. Oublions les pique-niques. Ce n’est pas pour nous. Mais sache une chose : Charognard a de la gratte, et ça, c’est notre affaire, mon vieux. Nous ne pouvons absolument pas laisser ça comme ça. Cherche, Gros Os, cherche, sinon je te fous dehors. D’où il prend cette gratte, qui la lui livre, renseigne-toi sur tout et propose vingt pour cent de plus que lui. Compris ?

— Compris, boss. » Gros Os était déjà debout, les bras serrés le long du corps, sa gueule barbouillée exprimant le dévouement.

« Et grouille-toi ! Fais travailler ta caboche, animal ! » hurla soudain Nounane, et il sortit.

Il réintégra le hall, avala rapidement son apéritif, conversa avec Madame de la dégradation des mœurs, fit allusion à ce que dans peu de temps il se préparait à agrandir l’établissement et, en baissant la voix pour paraître plus significatif, demanda conseil à propos de Benny qui devenait vieux, qui n’entendait plus, dont les réactions n’étaient plus ce qu’elles étaient, qu’il n’arrivait plus à travailler comme autrefois… Il était déjà six heures, il avait faim, mais une petite pensée inattendue vrillait toujours son cerveau, elle y tournait toujours, cette petite pensée qui ne rimait à rien et qui, en même temps, expliquait beaucoup de choses. Au demeurant, certains points étaient déjà éclaircis ; le côté mystique de cette affaire, irritant et effrayant, avait déjà disparu, il ne restait que le mécontentement de soi-même, de n’avoir pas pensé plus tôt à cette possibilité. Pourtant, ce n’était pas ça, l’essentiel. L’essentiel résidait dans cette petite idée qui tournait, qui tournait toujours dans sa tête et ne le laissait pas en paix.

Ayant salué Madame et serré la main de Benny, Nounane se dirigea directement vers le Bortch. Tout le malheur est dans le fait que nous ne voyons pas les années passer, pensait-il. Non, les années, c’est de la foutaise, nous ne remarquons pas les changements. Dès l’enfance, on nous apprend que tout change, nous avons vu tout changer plusieurs fois et cependant, nous sommes parfaitement incapables de saisir le moment où le changement en question se produit. Ou nous cherchons ce changement au mauvais endroit. Voilà que de nouveaux stalkers équipés par la cybernétique sont apparus. Le vieux stalker était un homme sale, maussade qui, obstiné comme une bête, rampait sur le ventre dans la Zone, millimètre par millimètre, pour gagner de l’argent. Le nouveau stalker, c’est un dandy avec une cravate, un ingénieur, installé à un bon kilomètre de la Zone, cigarette entre les dents, verre de remontant près du coude, en train de surveiller des écrans. Un gentleman salarié. Le tableau est très logique. Tellement logique que les autres possibilités ne viennent tout simplement pas à l’esprit. Cependant, elles existent. L’« école du dimanche », par exemple.

Et soudain, apparemment sans raison aucune, il sentit le désespoir l’envahir. Tout était inutile. Tout était vain. Mon Dieu, pensa-t-il, nous n’arriverons à rien ! Nous ne pourrons ni rattraper, ni arrêter les choses ! Personne n’aura assez de force pour maintenir cette pâte qui monte, pensa-t-il, horrifié. Non que nous travaillions mal. Non qu’ils soient plus rusés et plus malins que nous. Simplement, notre monde est ainsi. Et dans notre monde l’homme est ainsi. S’il n’y avait pas eu de Visite, il y aurait eu quelque chose d’autre. Un cochon trouvera toujours de la boue…

Le Bortch était brillamment éclairé, il dégageait une odeur savoureuse. Le Bortch aussi avait changé : plus de danses, plus de rigolades. Cirage n’y vient plus, il le dédaigne, Redrick Shouhart aussi a dû fourrer son nez couvert de taches de rousseur, faire la grimace et s’en aller. Ernest est encore en prison, c’est sa vieille qui gère les affaires. Enfin elle a obtenu ce qu’elle voulait tant : une clientèle sérieuse, stable, tout l’Institut y vient déjeuner, même des officiers supérieurs : des compartiments confortables, de la bonne cuisine, pas chère, la bière toujours fraîche. Une bonne vieille auberge.

Dans un des compartiments Nounane vit Valentin Pilman. Le prix Nobel était assis devant une tasse de café et lisait un magazine plié en deux. Nounane s’approcha.

« Vous permettez que je m’installe en voisin ? » demanda-t-il.

Valentin leva sur lui ses lunettes noires.

« Ah ! dit-il. Je vous en prie.

— Une minute, je vais juste me laver les mains », dit Nounane, se rappelant subitement l’abcès.

Ici, on le connaissait bien. Lorsqu’il revint et s’installa en face de Valentin, il y avait déjà sur la table un réchaud à braise avec du churasco fumant et une haute chope de bière, ni froide ni tiède, juste comme il l’aimait. Valentin posa le magazine à côté et but une gorgée de café.

« Écoutez, Valentin », dit Nounane, en coupant un morceau de viande. « À votre avis, comment tout ça va-t-il se terminer ?

— De quoi parlez-vous ?

— La Visite, la Zone, les stalkers, les complexes militaro-industriels, tout ça… Comment ça peut-il se terminer ? »

Valentin le regarda longtemps de ses verres noirs aveugles. Puis il alluma une cigarette et dit :

« Pour qui ? Concrétisez.

— Mettons, pour notre partie de la planète.

— Cela dépend de la chance que nous aurons ou pas, dit Valentin. À présent, nous savons que pour notre partie de la planète la Visite n’a pas eu, pour ainsi dire, de conséquences. Bien sûr, il n’est pas exclu qu’en tirant à l’aveuglette les marrons du feu nous finissions par en tirer quelque chose qui rendrait la vie impossible non seulement chez nous, mais sur toute la planète. Ce serait alors de la malchance. » Il chassa la fumée de la main et sourit. « Voyez-vous, ça fait longtemps que j’ai perdu l’habitude de parler de l’humanité en général. L’humanité en général est un système trop stationnaire, rien ne lui fait rien.

— Vous croyez ? prononça Nounane, déçu. Eh bien, c’est peut-être vrai…

— Dites-moi honnêtement, Richard, enchaîna Valentin, visiblement dans le seul but de se divertir.

Pour un homme d’affaires comme vous, qu’y a-t-il de changé depuis la Visite ? Bon, vous savez maintenant qu’il existe dans l’univers au moins une autre intelligence à part celle des humains. Et alors ?

— Comment vous expliquer… », bredouilla Nounane. Il regrettait déjà d’avoir entamé cette conversation. Il n’y avait rien à dire. « Qu’y a-t-il de changé pour moi ?… Eh bien, par exemple, ça fait déjà plusieurs années que je ressens une certaine gêne, un certain inconfort. Bon, ils sont venus et ils sont repartis aussitôt. Et s’ils reviennent et si, ce coup-ci, ils décident de rester ? Voyez-vous, pour moi, en tant qu’homme d’affaires, c’est loin d’être une question vaine : qui sont-ils, comment vivent-ils, de quoi ont-ils besoin ?… Dans le cas le plus simple, je dois penser à changer ma production. Je dois être prêt. Et si je me retrouve inutile dans leur système ? » Il s’anima. « Et si nous tous, nous nous révélons inutiles ? Écoutez, Valentin, puisqu’on en parle, est-ce que les réponses à ces questions existent ? Qui sont-ils, que sont-ils venus chercher, reviendront-ils ou non ?…

— Les réponses existent, dit Valentin, en souriant. Il y en a même plein, choisissez celle qui vous plaît.

— Mais vous, qu’en pensez-vous ?

— À parler franc, je ne me suis jamais autorisé à y réfléchir sérieusement. Pour moi, la Visite est avant tout un événement unique, susceptible de nous offrir la possibilité d’escalader d’un seul coup plusieurs marches dans le processus de l’acquisition du savoir. Quelques chose dans le genre du voyage dans l’avenir de la technologie. Mettons, comme si Isaac Newton avait trouvé un générateur de quanta moderne dans son laboratoire…

— Newton n’aurait rien compris.

— Erreur ! Newton était un homme très perspicace.

— Ah bon ? Bien, laissons-le en paix, Newton. Mais malgré tout, comment interprétez-vous la Visite ? Même d’une façon pas sérieuse…

— D’accord, je vais vous le dire. Mais je vous préviens, Richard, votre question relève de la pseudoscience nommée xénologie. La xénologie, c’est un mélange artificiel de science-fiction et de logique formelle. À la base de sa méthode, se trouve un procédé vicieux : le fait de plaquer la psychologie humaine sur une intelligence extra-terrestre.

— Pourquoi vicieux ? demanda Nounane.

— Mais parce que les biologistes se sont déjà cassé la figure en essayant de plaquer la psychologie humaine sur les animaux. Les animaux terrestres, notez-le.

— Permettez, dit Nounane. Cela n’a rien à voir. Vous et moi, nous parlons de la psychologie des êtres in-tel-li-gents…

— Oui. Et tout serait très bien si nous savions ce que c’est, l’intelligence.

— Parce que nous ne le savons pas ? s’étonna Nounane.

— Figurez-vous que non. Généralement, on part d’une définition très plate : l’intelligence est la particularité qui distingue l’homme de l’animal. Une tentative, voyez-vous, de séparer le maître et son chien qui, prétend-on, comprend tout, mais ne peut pas le dire. Remarquez que cette définition plate donne naissance à d’autres, plus spirituelles. Elles sont fondées sur l’observation amère de l’activité humaine en question. Par exemple : l’intelligence est la faculté qu’a un être vivant d’accomplir des actes incongrus ou inutiles.

— Oui, ça me concerne, moi et ceux qui sont comme moi, confirma amèrement Nounane.

— Malheureusement, oui. Ou, prenons une autre définition hypothétique : l’intelligence est un instinct complexe qui ne s’est pas encore formé. On sous-entend que l’activité instinctive est toujours utile et naturelle.

Dans un million d’années, l’instinct sera formé et nous ne commettrons plus ces erreurs qui représentent, probablement, une propriété inséparable de l’intellect. Et alors, si quelque chose change dans l’univers, nous deviendrons tranquillement une race en voie de disparition, de nouveau précisément parce que nous aurons perdu la faculté de commettre des erreurs, c’est-à-dire, d’essayer des variantes différentes, non prévues par un programme rigide.

— Vous en arrivez là à quelque chose… d’humiliant.

— Dans ce cas, je vous présente encore une définition, très élevée et noble. L’intelligence est la faculté d’utiliser les forces du monde qui nous entoure sans le détruire. »

Nounane fit une grimace et secoua la tête.

« Non, dit-il. Ça, ce n’est pas pour nous… Et que diriez-vous du fait que l’homme, contrairement aux animaux, est un être qui éprouve un besoin de connaissance invincible ? J’ai lu quelque chose à ce sujet.

— Moi aussi, dit Valentin. Mais le malheur est que l’homme, en tout cas, l’homme des masses, celui dont vous parlez quand vous dites “pour nous” ou “pas pour nous”, arrive très facilement à vaincre son besoin de connaissances. À mon avis, ce besoin n’existe pas. Il y a le besoin de comprendre qui ne nécessite pas de connaissances. Par exemple, l’hypothèse de Dieu donne la possibilité inégalable de comprendre absolument tout sans rien apprendre… Donnez à l’être humain un schéma du monde extrêmement simpliste et interprétez chaque événement sur la base de ce modèle simplifié. Cette approche n’exige aucune connaissance. Quelques formules apprises par cœur, plus ce qu’on appelle l’intuition, l’entregent et le bon sens.

— Attendez », dit Nounane. Il termina sa bière et posa bruyamment la chope vide sur la table. « Ne vous éloignez pas du sujet. Envisageons les choses de la façon suivante. L’homme a rencontré une créature extraterrestre. Comment découvriront-ils que l’autre est intelligent ?

— Aucune idée, dit Valentin, amusé. Tout ce que j’ai lu sur le sujet mène à un cercle vicieux. S’ils sont capables d’entrer en contact, c’est qu’ils sont intelligents. Et à l’inverse : s’ils sont intelligents, ils sont capables d’entrer en contact. Ou, tout simplement : si un être extra-terrestre à l’honneur d’avoir la même psychologie que l’être humain, il est intelligent. C’est tout.

— Nous voilà bien, dit Nounane. Et moi qui pensais que vous aviez déjà tout étiqueté…

— Même un singe peut étiqueter, nota Valentin.

— Non, attendez », dit Nounane. Curieusement, il se sentait trompé. « Mais si vous ignorez des choses aussi simples… Bon, laissons tomber l’intelligence. Apparemment, le diable s’y casserait les dents. Mais la Visite ? Quand même, que pensez-vous de la Visite ?

— Je vais vous le dire, prononça Valentin. Imaginez un pique-nique… »

Nounane sursauta.

« Comment avez-vous dit ?

— Un pique-nique. Imaginez : une forêt, un chemin, une clairière. Une voiture passe du chemin dans la clairière, apparaissent des jeunes gens, des paniers à provisions, des jeunes filles, des transistors, des appareils photo et des caméras… On allume un feu, on dresse des tentes, on branche la musique. Et le lendemain matin, ils repartent. Les animaux, les oiseaux et les insectes qui la nuit, épouvantés, avaient observé le cours des événements, sortent de leurs abris. Que voient-ils ? Sur l’herbe tachée d’huile traînent de vieilles bougies, quelqu’un a laissé tomber une clé à molette… Les garde-boue ont laissé des saletés ramenées d’un marécage… et, évidemment, les traces du feu de bois, les pelures de pommes, les papiers de bonbons, les boîtes de conserve, les bouteilles vides, un mouchoir, un couteau de poche, des journaux déchirés, de la petite monnaie, des fleurs fanées venues des autres clairières…

— J’ai compris. Un pique-nique au bord du chemin.

— Exactement. Un pique-nique au bord de je ne sais quel chemin cosmique. Et vous me demandez : reviendront-ils ou non ?

— Donnez-moi une cigarette, dit Nounane. Le diable l’emporte, votre pseudo-science ! Je m’imaginais tout ça différemment.

— C’est votre droit, remarqua Valentin.

— Mais alors, ils ne nous ont pas vus du tout ?

— Pourquoi ?

— Eh bien, en tout cas, ils n’ont pas prêté attention à nous…

— Vous savez, à votre place je m’en réjouirais », conseilla Valentin.

Nounane aspira la fumée, toussa et jeta sa cigarette.

« Quoi qu’il en soit, dit-il, obstiné, c’est impossible… Le diable vous emporte, vous autres, savants ! Pourquoi ce dédain envers l’homme ? Pourquoi essayez-vous constamment de le rabaisser ?…

— Attendez, dit Valentin. Écoutez. Vous allez me demander par quoi l’homme est grand ? cita-t-il. D’avoir créé une seconde nature ? D’avoir mis en mouvement des forces presque cosmiques ? D’avoir, en des délais minimes, conquis la planète et ouvert une fenêtre dans l’univers ? Non ! Il est grand parce qu’en dépit de tout cela, il a survécu et est décidé à continuer. »

Un silence s’installa. Nounane réfléchissait.

« Peut-être, dit-il, mal assuré. Bien sûr, de ce point de vue…

— Ne vous en faites pas, dit Valentin avec indulgence. Le pique-nique, ce n’est que mon hypothèse. Et, à proprement parler, même pas une hypothèse, juste une image… Des xénologues soi-disant sérieux essayent d’argumenter des versions bien plus solides et aimables pour l’amour-propre humain. Par exemple, qu’il n’y a eu aucune Visite, qu’elle est encore à venir. Une certaine intelligence élevée aurait jeté chez nous, sur Terre, des conteneurs avec des échantillons de sa culture matérielle. Nous sommes censés étudier ces échantillons, produire un bond technologique et arriver à envoyer un signal de réponse qui justement signifiera que nous sommes réellement prêts à un contact. Qu’en pensez-vous ?

— C’est déjà nettement mieux, dit Nounane. Je vois que parmi les savants il y aussi des gens bien.

— Je vous propose une autre version. La Visite a eu lieu pour de bon, mais elle est loin d’être terminée. En fait, nous nous trouvons actuellement en état de contact sans nous en douter. Les Visiteurs se sont fait des nids dans les Zones et nous étudient scrupuleusement, nous préparant en même temps aux “miracles de l’avenir”.

— Ça, ça me plaît ! dit Nounane. Au moins, on comprend alors ce remue-ménage mystérieux qui se produit dans les ruines de l’usine. À propos, votre pique-nique n’explique absolument pas ce remue-ménage.

— Pourquoi donc ? protesta Valentin. Une de mes gamines aurait très bien pu oublier dans la clairière son ourson mécanique préféré…

— Laissez tomber, dit Nounane d’un ton résolu. La terre tremble et vous appelez ça un ourson… Remarquez, ça peut aussi bien être un ourson. Vous voulez une bière ? Rosalia ! Deux bières à ces messieurs xénologues !… Ça fait quand même plaisir de parler avec vous, dit-il à Valentin. Un vrai lavage de cerveau, comme si on se fourrait du sel de magnésie dans le crâne. Parce qu’on travaille, on bosse, mais pourquoi, dans quel but, l’avenir est-ce qu’on l’aimera passionnément, à la folie ou pas du tout… »

On leur servit de la bière. Nounane en but une gorgée, regardant par-dessus la mousse Valentin qui étudiait sa chope avec une expression dubitative et dégoûtée.

« Quoi, elle ne vous plaît pas ? demanda-t-il, en se pourléchant.

— À vrai dire, je ne bois pas, dit Valentin, indécis.

— Oh ! fit Nounane, stupéfait.

— Au diable ! » dit Valentin et il repoussa la chope d’un geste résolu. « Puisque c’est comme ça, commandez-moi plutôt un cognac.

— Rosalia ! » aboya aussitôt Nounane, définitivement égayé.

Lorsque le cognac fut apporté, il dit :

« Et malgré tout, cela ne devrait pas être comme ça. Je ne parle plus du pique-nique, ça, c’est vraiment un coup vache, mais même en acceptant la version que tout cela n’est qu’un prélude au contact, cela reste moche. Je comprends : les “bracelets”, les “creuses”… Mais pourquoi la “gelée de sorcière” ? Les “calvities de moustique” et ce duvet ignoble…

— Excusez-moi », dit Valentin, en choisissant une tranche de citron, « mais je ne comprends pas très bien votre terminologie. Quelles calvities, je vous demande pardon ? »

Nounane rit.

« C’est du folklore, expliqua-t-il. L’argot professionnel des stalkers. Les “calvities de moustique” sont des endroits à la gravitation élevée.

— Ah ! les graviconcentrés… La gravitation dirigée. Voilà un sujet que j’aborderais avec plaisir, mais vous n’y comprendrez rien.

— Et pourquoi donc n’y comprendrai-je rien ? Je suis quand même ingénieur…

— Parce que moi-même, je n’y comprends rien, dit Valentin. Je possède des systèmes d’équations, mais je n’ai aucune idée sur leur interprétation… Quant à la “gelée de sorcière” ça doit être du gaz colloïdal ?

— Exactement. Avez-vous entendu parler de la catastrophe des laboratoires de Carrigan ?

— Oui, j’en ai entendu dire un mot, répliqua Valentin à contrecœur.

— Ces crétins ont placé un conteneur de porcelaine avec de la “gelée” dans une chambre spéciale, totalement isolée… c’est-à-dire, qu’ils pensaient que la chambre était totalement isolée… Quand ils ont ouvert le conteneur avec des manipulateurs, la “gelée” a traversé le métal et le plastique comme l’eau traverse le buvard et tout ce qui entrait en contact avec elle devenait à son tour de la “gelée”. Trente-cinq personnes sont mortes, plus de cent sont handicapées et l’immeuble des laboratoires est entièrement hors d’état. Vous est-il arrivé de le voir ? Une construction magnifique ! Puis, la “gelée” a dégouliné dans les caves et les étages inférieurs… Voilà le prélude à vos contacts. »

Valentin fit une grimace.

« Oui, je sais tout ça, dit-il. Cependant, avouez, Richard, que les Visiteurs n’y sont pour rien. Comment pouvaient-ils supposer l’existence chez nous de complexes militaro-industriels ?

— Ils auraient dû le savoir ! répondit Nounane d’un ton de reproche.

— Ils vous auraient répondu : vous auriez dû détruire il y a très longtemps les complexes militaro-industriels.

— C’est vrai, confirma Nounane. Pourquoi ne l’entreprendraient-ils pas, puisqu’ils sont si puissants ?

— C’est-à-dire que vous proposez une ingérence dans les affaires intérieures de l’humanité ?

— Hum, fit Nounane. Évidemment, de cette façon nous pouvons facilement aller trop loin. N’en parlons pas. Revenons plutôt au début de notre conversation. Comment tout cela va-t-il se terminer ? Vous autres, les savants, espérez-vous trouver dans la Zone quelque chose de fondamental, quelque chose qui serait vraiment susceptible de bouleverser la science, la technologie, la façon de vivre ?… »

Valentin haussa les épaules.

« Vous vous êtes trompé d’adresse, Richard. Je n’aime pas me livrer à de vaines fantaisies. Lorsqu’il s’agit de sujets aussi sérieux, je préfère rester prudemment sceptique. Partant de ce que nous avons déjà reçu, nous possédons devant nous tout un spectre de possibilités. Pour le moment, on ne peut rien dire de concret.

— Bon, essayons alors par l’autre bout. D’après vous, qu’avons-nous déjà reçu ?

— Aussi amusant que cela puisse paraître, assez peu. Nous avons découvert beaucoup de choses miraculeuses. Dans certains cas nous avons appris à utiliser ces miracles pour nos besoins. Nous nous y sommes habitués… Un singe appuie sur un bouton rouge et reçoit une banane, il appuie sur un bouton blanc et reçoit une orange, mais il ne sait pas comment se procurer des bananes et des oranges sans boutons. Il ne comprend pas non plus quel rapport existe entre les boutons et les fruits. Prenons, par exemple, les “batteries”. Nous avons appris à les utiliser. Nous avons même découvert les conditions de leur scissiparité. Mais jusqu’ici nous n’avons pu fabriquer aucune “batterie”, nous ne comprenons pas comment elles fonctionnent et, visiblement, ne sommes pas près de le comprendre… Voilà ce que j’en pense : il y a des objets que nous avons appris à utiliser. Nous les utilisons, mais pas comme le font les Visiteurs, c’est presque certain. Je suis totalement convaincu que dans la plupart des cas nous enfonçons des clous avec des microscopes. Mais malgré cela, nous en utilisons certains : les “batteries”, les “bracelets” qui stimulent les processus vitaux… les types différents de masses quasi biologiques qui ont effectué une telle révolution dans la médecine… Nous avons reçu de nouveaux tranquillisants, de nouveaux engrais minéraux, ce qui a causé une révolution dans l’agronomie… Au fait, pourquoi vous les énumérer ? Vous êtes au courant aussi bien que moi : je vois que vous-même, vous portez un “bracelet”… Appelons ce groupe d’objets “utiles”. On peut dire que dans une certaine mesure ils ont joué un rôle de bienfaiteurs envers l’humanité, bien qu’il ne faille jamais oublier que dans notre monde euclidien chaque bâton possède deux bouts…

— L’utilisation indésirable ? intervint Nounane.

— Précisément. Mettons, l’utilisation des “batteries” dans l’industrie de guerre… Mais ça, ce n’est pas si grave. L’action de chaque objet utile est plus ou moins étudiée par nous, elle est plus ou moins tirée au clair. Maintenant, c’est la technologie qui freine tout, mais dans une cinquantaine d’années nous apprendrons nous-mêmes comment on fabrique ces sceaux royaux et nous casserons alors à cœur joie des noix avec. Les choses se compliquent avec l’autre groupe d’objets. Se compliquent justement parce qu’ils ne trouvent chez nous aucune utilisation. Quant à leurs propriétés, dans le cadre de nos notions actuelles, elles sont résolument inexplicables. Par exemple, les pièges magnétiques de types différents. Nous comprenons que c’est un piège magnétique, Panov l’a prouvé d’une façon très spirituelle. Mais nous ne comprenons ni où se trouve la source d’un champ magnétique aussi puissant, ni quelle est la raison de sa superstabilité… Nous ne comprenons rien. Nous ne pouvons que forger des hypothèses fantastiques relatives à des facultés de l’espace que nous n’avons jamais soupçonnées. Ou le K-23… Comment les appelez-vous, ces jolies boules noires qui servent à faire des bijoux ?

— Des “éclaboussures noires” dit Nounane.

— C’est ça, des “éclaboussures noires”… Joli nom. Bien, vous connaissez leurs facultés. Si on dirige un rayon de lumière sur une de ces boules, la lumière en sort avec retard. De surcroît, ce retard dépend du poids de la boule, de sa dimension et de quelques autres de ses paramètres… La fréquence de la lumière qui sort est toujours moindre que celle de la lumière qui entre… Pourquoi ? Il existe une idée démente selon laquelle ces “éclaboussures noires” sont les domaines gigantesques d’un espace qui possède d’autres propriétés que le nôtre et qui a adopté cette forme rétrécie sous l’influence de notre espace à nous… » Valentin sortit une cigarette et l’alluma. « Bref, les objets de ce groupe sont totalement inutiles pour la pratique humaine actuelle, bien que du point de vue scientifique ils possèdent une signification primordiale. Ce sont des réponses tombées du ciel à des questions que nous ne savons pas encore poser. Le sir Isaac susmentionné n’aurait probablement pas vu clair dans le laser, mais en tout cas, il aurait compris que cette chose est possible, ce qui aurait exercé une forte influence sur sa conception scientifique. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais l’existence d’objets tels que les pièges magnétiques, le K-23 et les “anneaux blancs” a supprimé d’emblée tout un champ de théories qui fleurissaient encore récemment et a fait naître des idées totalement nouvelles. Mais n’oublions pas qu’il y a encore le troisième groupe…

— Oui, dit Nounane. La “gelée de sorcière” et autres choses charmantes…

— Non, non. Tout cela se rapporte soit au premier groupe, soit au deuxième. Je parle des objets dont nous ne savons rien, dont nous avons seulement entendu parler, que nous n’avons jamais eus dans les mains. Ce que les stalkers nous ont fauché sous notre nez, ce qu’ils ont vendu à on ne sait qui, ce qu’ils ont planqué. Ce qu’ils taisent. Les légendes et les demi-légendes : la “machine à vœux”, le “vagabond Dick”, les “gais fantômes”…

— Une seconde, dit Nounane. Qu’est-ce que c’est que ça ? La “machine à vœux”, je comprends, mais… »

Valentin rit.

« Vous voyez, nous aussi, nous avons notre argot professionnel. Le “vagabond Dick”, c’est justement cet ourson mécanique hypothétique qui fait les cent coups dans les ruines de l’usine. Quant aux “gais fantômes”, c’est une turbulence dangereuse qui a lieu dans certaines régions de la Zone.

— C’est la première fois que j’en entends parler, dit Nounane.

— Vous comprenez, dit Valentin, nous fouillons la Zone depuis vingt ans, mais nous ne connaissons même pas un millième de son contenu. Quant à l’influence que la Zone exerce sur l’homme… Tenez, à propos, il nous faudra introduire ici dans notre classification un autre groupe, le quatrième. Ce ne sont plus des objets, mais des influences. Ce groupe est honteusement peu étudié, bien qu’à mon point de vue il y ait plus qu’assez de faits accumulés. Et vous savez, Richard, parfois, quand je pense à ces faits, j’ai la chair de poule.

— Des cadavres vivants, marmonna Nounane.

— Comment ? Ah !… Non, c’est mystérieux, mais sans plus. Comment dire… Mettons que c’est imaginable. Mais quand autour d’un homme commencent à se produire soudain des phénomènes extraphysiques et extrabiologiques…

— Je vois, vous parlez des émigrés…

— Justement. Voyez-vous, la statistique mathématique est une science extrêmement précise, bien qu’elle relève de valeurs occasionnelles. De plus, c’est une science très éloquente, très visuelle… »

Apparemment, Valentin était un peu gris. À présent, il parlait plus fort. Ses joues rosirent, ses sourcils se haussèrent au-dessus de ses lunettes noires, lui plissant le front en accordéon.

« J’aime les gens qui ne boivent pas, dit Nounane avec ironie.

— Ne vous éloignez pas du sujet ! dit sévèrement Valentin. Écoutez ce qu’on vous dit. C’est très étrange. » Il leva son verre, en avala la moitié d’un trait et reprit : « Nous ne savons pas ce qui s’est passé avec les pauvres Harmontois au moment même de la Visite. Mais voilà qu’un d’eux a décidé d’émigrer. Un petit-bourgeois tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Un coiffeur. Fils de coiffeur et petit-fils de coiffeur. Mettons qu’il déménage à Detroit. Il ouvre un salon de coiffure et voilà que commence je ne sais quel délire diabolique. Plus de quatre-vingt-dix pour cent de ses clients trouvent la mort en l’espace d’un an : ils périssent dans des accidents de voiture, tombent par les fenêtres, se font égorger par des gangsters, se noient où l’eau n’est pas profonde, et ainsi de suite. Dans Detroit et ses environs le nombre des cataclysmes augmente. Apparaissent mystérieusement des ouragans et des typhons qu’on n’avait pas vus depuis mille sept cent… tout le monde a oublié combien. Et ainsi de suite dans le même genre. Ces cataclysmes ont lieu dans chaque ville, dans chaque village où s’installe un émigré venu d’une des régions de la Visite. Le nombre de ces cataclysmes est en proportion directe avec le nombre d’émigrés qui se sont installés dans l’endroit en question. Et, notez-le, seuls les émigrés qui ont vécu eux-mêmes la Visite exercent une action semblable. Ceux qui sont nés après n’ont aucune influence sur la statistique des accidents. Ça fait dix ans que vous vivez dans cette ville, mais vous êtes arrivé après la Visite, donc, on peut vous mettre sans aucun danger même au Vatican. Comment expliquer ça ? Que faut-il croire ? La statistique ou le bon sens ? » Valentin saisit son verre et le vida d’un trait.

Richard Nounane se gratta derrière l’oreille.

« Oui, dit-il. J’ai entendu parler de ça, mais à vrai dire, j’ai toujours pensé que c’était légèrement exagéré, pour ne pas dire autre chose… C’est vrai : du point de vue de notre puissante science positiviste…

— Ou, mettons, l’influence de la mutation par la Zone », l’interrompit Valentin. Il enleva ses lunettes et vrilla ses noirs yeux de taupe sur Nounane. « Tous ceux qui ont des contacts suffisamment longs avec la Zone, subissent des changements, aussi bien phénotypiques que génotypiques. Vous savez comment sont les enfants des stalkers, vous savez ce qui arrive aux stalkers eux-mêmes. Pourquoi ? Où est le facteur de la mutation ? Dans la Zone il n’y a aucune radiation. La structure chimique de l’air et du sol de la Zone, tout en possédant son côté spécifique, ne représente aucune menace de mutation. Que me reste-t-il à faire dans ces conditions ? Croire en la magie noire ? Au mauvais œil ?…

— Je vous plains : vous ne savez plus où donner de la tête, répondit Nounane. Mais, à parler franc, les cadavres ressuscités me tapent sur les nerfs à moi personnellement bien davantage que les données statistiques. D’autant plus que je n’ai jamais vu ces données. Quant aux cadavres, je les ai vus et reniflés au-delà du nécessaire… »

Valentin fit un léger geste de la main.

« Ah ! vos cadavres !… dit-il. Ecoutez, Richard, vous n’avez pas honte ? Vous êtes quand même un homme instruit… D’abord, ce ne sont pas du tout des cadavres. Ce sont des moulages… une reconstitution à partir du squelette… des empaillés… Et puis, je vous l’assure, du point de vue des principes fondamentaux, vos moulages ne sont pas plus étonnants que des batteries éternelles. Simplement, les “batteries” violent le premier principe de la thermodynamique et les moulages violent le second, voilà toute la différence. Tous, nous sommes en un sens des hommes des cavernes : nous ne pouvons rien imaginer de plus horrible qu’un fantôme ou un vampire. Cependant, la violation du principe de causalité est une chose bien plus terrifiante que des troupeaux entiers de fantômes… et autres monstres de Rubinstein… ou Wallenstein ?

— Frankenstein.

— Oui, bien sûr, Frankenstein. Madame Shelley. Épouse du poète. Ou sa fille. » Soudain, il rit. « Vos moulages ont une drôle de faculté : la viabilité autonome. On peut, par exemple, leur couper une partie de corps et elle continuera à vivre. À part. Sans solutions physiologiques… Ce que je voulais dire, c’est qu’il n’y a pas longtemps, on nous a livré à l’Institut un de ces types… C’est le préparateur de Boyde qui me l’a raconté… » Valentin éclata de rire.

« Il ne serait pas temps de rentrer, Valentin ? dit Nounane, en regardant sa montre. J’ai encore une affaire importante à régler.

— Allons-y », dit Valentin, en faisant de vaines tentatives pour placer son visage entre la monture de ses lunettes. Il finit par les prendre avec ses deux mains et les remit soigneusement à leur place. « Vous êtes en voiture ?

— Oui, je vais vous raccompagner. »

Ils réglèrent l’addition et se dirigèrent vers la sortie. À tout bout de champ, Valentin pointait un doigt contre sa tempe, saluant ainsi les préparateurs qu’il connaissait. Ils contemplaient avec curiosité l’astre mondial de la physique. À la sortie, saluant le portier qui avait fondu en sourires, il fit tomber ses lunettes, et tous les trois se précipitèrent pour les attraper.

« Demain je fais une expérience. Une chose curieuse, vous savez… », racontait Valentin, montant avec difficulté dans la Peugeot.

Et il se mit à parler de l’expérience du lendemain. Nounane l’emmena dans la ville des sciences.

Eux aussi, ils ont peur, pensait-il, se réinstallant dans sa Peugeot. Elles ont peur, les grosses têtes… Comme il se doit. Ces savants doivent même avoir plus peur que nous tous, les gens simples réunis. Parce que nous, nous ne comprenons rien à rien, tandis qu’eux, au moins, ils comprennent à quel point ils ne comprennent rien. Ils regardent dans cet abîme sans fond et savent qu’inévitablement ils doivent y descendre ; leur cœur flanche, pourtant il faut y descendre. Mais comment descendre, qu’est-ce qui se trouve au fond et, surtout, pourra-t-on remonter après ?… Quant à nous, on regarde, pour ainsi dire, dans une autre direction. Mais peut-être est-ce justement ça qu’il faut faire ? Que tout suive son chemin et nous, on vivra doucement comme on pourra. C’est vrai ce qu’il a dit : l’acte le plus héroïque de l’humanité, c’est d’avoir survécu et avoir l’intention de continuer… Et, malgré tout, le diable vous emporte, pensa-t-il à l’adresse des Visiteurs. Vous ne pouviez pas organiser votre pique-nique ailleurs ? Sur la Lune, par exemple. Ou sur Mars. Vous êtes des salauds aussi indifférents que tous les autres, même si vous avez appris à réduire l’espace. Un pique-nique, voyez-vous ça. Un pique-nique…

Qu’est-ce que je peux pour mes pique-niques à moi ? pensait-il, en conduisant lentement dans les rues brillamment éclairées et mouillées. Comment goupiller tout ça ? Par le principe de l’action minimale. Comme en mécanique. À quoi me sert-il, mon satané diplôme d’ingénieur, si je ne peux pas trouver comment coincer ce salaud de cul-de-jatte…

Il arrêta sa voiture devant la maison où habitait Redrick Shouhart et resta quelque temps au volant, réfléchissant à la manière de mener la conversation. Puis il sortit la “batterie” et ce n’est que là qu’il remarqua que la maison paraissait inhabitée. Presque toutes les fenêtres étaient sombres, il n’y avait personne dans le petit square et même les réverbères n’y étaient pas allumés. Cela lui rappela ce qu’il allait voir et il eut un frisson. Il alla jusqu’à envisager de faire venir Redrick par téléphone et de lui parler en voiture ou dans un bar paisible, mais il chassa cette pensée. Pour toute une série de raisons. Et en plus, se dit-il, ne ressemblons pas à ces minables qui ont fui la maison comme des cafards ébouillantés.

Il entra, monta sans se presser l’escalier qui n’avait pas été balayé depuis longtemps. Autour régnait le silence d’une maison inhabitée, plusieurs portes étaient entrouvertes ou même grandes ouvertes, des relents d’humidité et de poussière suintaient des entrées obscures. Il s’arrêta devant la porte de l’appartement de Redrick, lissa les cheveux derrière les oreilles, émit un profond soupir et appuya sur la sonnerie. Pendant quelque temps il n’entendit rien, puis les planches grincèrent, la serrure émit un déclic et la porte s’ouvrit doucement. Il n’avait pas entendu de pas.

Ouistiti, la fille de Redrick Shouhart, se tenait sur le seuil. Une vive lumière tombait de l’entrée sur le palier ; en l’espace de la première seconde Nounane n’aperçut que la silhouette sombre de la fillette et pensa qu’elle avait beaucoup grandi pendant ces quelques mois ; puis elle recula et il vit son visage. Sa gorge devint immédiatement sèche.

« Bonjour, Maria », dit-il, en s’efforçant de parler aussi tendrement que possible. « Comment vas-tu, Ouistiti ? »

Elle ne répondit rien. Silencieuse, elle reculait sans faire le moindre bruit vers la porte du salon, le regardant par en dessous. Apparemment, elle ne le reconnaissait pas. À vrai dire, lui non plus, ne la reconnaissait pas. La Zone, pensa-t-il. Cette saloperie de Zone…

« Qui est là ? demanda Goûta, sortant de la cuisine. Mon Dieu, Dick ! Où étiez-vous passé ? Vous savez que Redrick est de retour ? »

Elle se dépêcha d’aller à sa rencontre, tout en s’essuyant les mains avec une serviette jetée par-dessus son épaule. Toujours aussi jolie, énergique, forte, mais amincie d’une certaine manière : le visage tiré, les yeux étrangement fiévreux…

Il l’embrassa sur la joue, lui donna son imperméable et son chapeau, puis dit :

« Oui, oui, j’en ai entendu parler… Je n’avais pas le temps de faire un saut chez vous. Il est là ?

— Oui, dit Goûta. Il est avec un type… Je pense qu’il va partir bientôt, ça fait longtemps qu’ils parlent. Entrez, Dick… »

Il fit quelques pas le long du couloir et s’arrêta sur le seuil du salon. Devant la table était assis un vieillard. Un moulage. Immobile et légèrement penché de côté. La lumière rose de l’abat-jour tombait sur le visage large et sombre, comme taillé dans du vieux bois ; une bouche creusée sans lèvres, des yeux fixes, sans éclat. Nounane sentit immédiatement une odeur. Il savait que c’était son imagination qui lui jouait des tours, l’odeur n’existait que les premiers jours, puis elle disparaissait complètement, mais il sentait en quelque sorte de mémoire : l’odeur étouffante, lourde, de la terre éventrée.

« Venez plutôt à la cuisine, dit vivement Goûta. Je suis en train de préparer le dîner, on va bavarder.

— Oui, avec plaisir, dit Nounane, énergique. Ça fait si longtemps que nous ne nous sommes pas vus !… Vous n’avez pas encore oublié que j’aime bien prendre un verre avant de dîner ? »

Ils passèrent à la cuisine. Goûta ouvrit aussitôt le réfrigérateur ; Nounane s’installa devant la table et regarda autour de lui. Comme toujours, tout était propre, tout étincelait, la vapeur montait au-dessus des casseroles. La cuisinière était toute neuve, semi-automatique, il y avait donc de l’argent dans la maison.

« Comment est-il ? demanda Nounane.

— Comme d’habitude, répondit Goûta. En prison, il a maigri, mais maintenant il a déjà retrouvé son poids.

— Toujours rouquin ?

— Je pense bien !

— Méchant ?

— Oh oui ! Ça, il le sera jusqu’à sa mort. »

Goûta posa sur la table devant Nounane un verre de Bloody Mary. La couche transparente de vodka russe paraissait flotter au-dessus du jus de tomate.

« Pas trop ? demanda-t-elle.

— Juste ce qu’il faut. » Nounane avala le mélange. Il se rappela qu’en fait, c’était la première fois de la journée qu’il buvait quelque chose de substantiel. « Ça, c’est pas pareil, dit-il.

— Et vous, tout va bien ? demanda Goûta. Pourquoi n’êtes-vous pas venu depuis si longtemps ?

— Ces foutues affaires, dit Nounane. Chaque semaine je pensais passer vous voir ou juste téléphoner, mais d’abord j’ai été obligé d’aller à Rexopolis, puis il y a eu un scandale, puis on m’a dit : “Redrick est revenu”, alors j’ai pensé que je ferais mieux d’attendre un peu, pour ne pas vous déranger… Bref, je boulonne, Goûta. Parfois je me demande : pourquoi, diable, boulonnons-nous comme ça ? Pour gagner de l’argent ? Mais à quoi bon cet argent si nous n’arrêtons pas de boulonner ?… »

Goûta fit tinter les couvercles des casseroles, prit un paquet de cigarettes sur une petite étagère et s’assit en face de Nounane. Ses yeux étaient baissés. Nounane se dépêcha de sortir son briquet et lui offrir du feu. De nouveau, pour la deuxième fois de sa vie, il vit que les doigts de Goûta tremblaient, comme quand Redrick venait d’être jugé et qu’il était venu la voir pour lui donner de l’argent : dans les premiers temps elle dépérissait sans argent et pas un salaud de leur immeuble ne lui prêtait un sou. Puis, l’argent avait réapparu dans la maison, des sommes importantes et Nounane avait deviné d’où il venait. Cependant, il continuait toujours à passer la voir, apportait des sucreries et des jouets pour Ouistiti, buvait du café avec Goûta pendant des soirées entières et ensemble, ils forgeaient des plans concernant le futur heureux de Redrick. Plus tard, après avoir entendu ses récits, il alla voir les voisins et essaya de les rendre un peu plus raisonnables. Il expliquait, il priait, à la fin, ayant perdu patience, il menaçait : « Attendez que Redrick sorte de prison, il vous brisera les os… » Tout avait été vain.

« Comment va votre amie ? demanda Goûta.

— Laquelle ?

— Celle qui était avec vous l’autre fois… Une blonde…

— Vous l’appelez mon amie ? C’était ma dactylo. Elle s’est mariée et a démissionné.

— Vous devriez vous marier, Dick, dit Goûta. Vous voulez que je vous trouve une fiancée ? »

Nounane était sur le point de répondre son habituel : « Attendons que Ouistiti soit grande… » mais il se rattrapa à temps. À présent, cela n’aurait pas sonné pareil.

« J’ai besoin d’une sténodactylo et pas d’une épouse, grogna-t-il. Laissez tomber votre diable roux et je vous prends comme sténodactylo. Vous en étiez une formidable. Le vieux Harris se souvient encore de vous.

— Je pense bien, dit-elle. J’avais tout le bras ankylosé à force de lui taper dessus.

— Ah bon ? » Nounane feignit l’étonnement. « Le vieux Harris, ça alors !

— Seigneur ! dit Goûta. Il ne me laissait pas faire un pas ! Je ne craignais qu’une chose : que Red l’apprenne. »

Sans le moindre bruit Ouistiti entra : elle apparut sur le seuil, regarda les casseroles et Richard, puis s’approcha de sa mère et se serra contre elle, détournant le visage.

« Alors, Ouistiti », dit Richard Nounane, enjoué. « Tu veux un chocolat ? »

Il fourra la main dans la poche de son gilet, en sortit une petite voiture en chocolat emballée dans du papier transparent et la tendit à la fillette. Elle ne bougea pas. Goûta prit le chocolat et le posa sur la table. Ses lèvres devinrent subitement pâles.

« Oui, Goûta », dit Nounane, toujours enjoué. « Vous savez, je pense déménager. J’en ai assez de l’hôtel. Premièrement, c’est loin de l’Institut…

— Elle ne comprend presque plus rien », dit Goûta à voix basse.

Nounane s’interrompit, prit le verre dans ses deux mains et se mit à le tourner distraitement entre ses doigts.

« Vous ne demandez pas comment va notre vie, continua-t-elle, et vous faites bien. Mais vous êtes un vieil ami, Dick, et nous n’avons rien à vous cacher. D’ailleurs, comment le cacher ?

— Vous êtes allés voir un médecin ? demanda Nounane, sans lever les yeux.

— Oui. Ils ne peuvent rien faire. L’un d’eux a dit… » Elle se tut.

Lui aussi se taisait. Il n’y avait rien à dire, il n’avait pas envie d’y penser, mais là, soudain, une idée horrible le frappa : c’est l’invasion. Ni le pique-nique au bord du chemin, ni l’appel à établir un contact, non. Une invasion. Ils ne peuvent pas nous changer, nous, mais ils pénètrent les corps de nos enfants et en font leurs semblables. Il se sentit frissonner, mais se rappela aussitôt avoir déjà lu quelque chose dans ce genre, un livre de poche à la couverture laquée, et ce souvenir le soulagea. On peut inventer tout ce qu’on veut. La réalité n’est jamais telle qu’on l’imagine.

« Il y en a un qui a dit qu’elle n’était plus humaine, prononça Goûta.

— Sornettes, dit Nounane d’une voix sourde. Adressez-vous à un vrai spécialiste. Allez voir James Cutterfield. Voulez-vous que je lui en parle ? Je vais vous arranger un rendez-vous…

— Boucher ? » Elle eut un rire nerveux. « Pas la peine, Dick. C’est lui qui me l’a dit. Ça doit être le destin. »

Lorsque Nounane eut assez de courage pour relever les yeux, Ouistiti n’était plus là. Goûta était assise, immobile, la bouche entrouverte, les yeux vides ; une petite colonne de cendre grise prolongeait le bout de sa cigarette. Alors, il poussa son verre sur la table et dit :

« Faites-m’en donc encore un, ma petite… Et à vous aussi. Buvons. »

Elle laissa tomber la cendre, chercha des yeux où mettre le mégot et le jeta dans l’évier.

« Boire à quoi ? demanda-t-elle. C’est ça que je ne comprends pas ! Qu’avons-nous fait de si grave ? Nous ne sommes quand même pas les pires de cette ville… »

Nounane pensa qu’elle allait pleurer, mais elle ne pleura pas. Elle ouvrit le réfrigérateur, en sortit la vodka et le jus de tomate et prit un autre verre sur l’étagère.

« Ne désespérez quand même pas, dit Nounane. Dans le monde il n’existe rien d’irréparable. Croyez-moi, Goûta, j’ai de très vastes relations. Je ferai tout ce que je pourrai… »

À présent, il croyait lui-même en ce qu’il disait. Déjà il passait en revue dans sa tête les noms, les relations et les villes, il lui semblait qu’il avait déjà entendu parler de cas semblables, et que tout avait bien fini ; il ne lui fallait que retrouver où c’était, et qui était le médecin ; c’est alors qu’il se rappela pourquoi il était venu dans cette maison, il se rappela M. Lemkhen, il se rappela pourquoi il s’était lié d’amitié avec Goûta et il ne voulut plus penser à rien. Il balaya toutes ses pensées cohérentes, s’installa plus confortablement, se détendit et se mit à attendre son verre.

À ce moment, retentirent dans l’entrée des pas crissants, un bruit sec et la voix de Charognard Barbridge, écœurante, surtout maintenant, nasilla :

« Hé, Rouquin ! Quelqu’un doit être venu voir ta Goûta, regarde le chapeau… À ta place, je ne laisserais pas ça comme ça… » Puis la voix de Redrick :

« Prends garde à tes prothèses, Charognard. Et tiens ta langue. La porte est par là. N’oublie pas de t’en aller, il est temps que je dîne. » Barbridge :

« Par Dieu et tous les saints, on ne peut plus plaisanter ? » Redrick :

« Toi et moi, nous avons déjà fait le tour de toutes nos plaisanteries. Terminé. Déblaye le plancher, ne me retarde pas ! »

La porte claqua et les voix devinrent plus basses : visiblement, ils sortaient sur le palier. Barbridge prononça quelque chose doucement et Redrick lui répondit : « Ça va, ça va, on s’est tout dit ! » De nouveau, les grognements de Barbridge et la voix coupante de Redrick : « J’ai dit : c’est fini ! » La porte claqua, des pas rapides parcoururent l’entrée et Redrick Shouhart apparut sur le seuil de la cuisine. Nounane se leva à sa rencontre et ils échangèrent une forte poignée de main.

« Je savais bien que c’était toi », dit Redrick, examinant Nounane de ses yeux verdâtres et vifs. « Hou, tu as encore grossi, mon vieux ! Tu cultives tes bourrelets de graisse sur la nuque dans les bars, c’est ça… Hé ! Mais je vois que vous ne vous êtes pas ennuyés ici ! Goûta, ma vieille, prépare-moi un verre, il faut que je vous rattrape !

— Nous n’avons pas encore commencé, dit Nounane. Nous étions seulement sur le point de le faire. Et puis, de toute façon, comment veux-tu qu’on arrive à boire plus que toi ? »

Redrick eut un rire tranchant et donna une bourrade sur l’épaule de Nounane.

« On va voir qui gagnera ! Viens, viens, ne restons pas à la cuisine ! Goûta, amène le dîner… »

Il plongea dans le réfrigérateur et se redressa, tenant à la main une bouteille à l’étiquette bariolée.

« On va se payer un gueuleton ! déclara-t-il. Il faut régaler dignement mon meilleur ami Richard Nounane, qui n’oublie pas les siens dans le malheur ! Bien qu’il n’en tire aucun profit… C’est dommage que Cirage ne soit pas là…

— Téléphone-lui », proposa Nounane.

Redrick secoua sa tête d’un roux vif.

« Là où il se trouve maintenant, le téléphone n’est pas encore installé. Bon, viens, viens… »

Il entra le premier dans le salon et posa bruyamment la bouteille sur la table.

« On va faire un gueuleton de première, papa ! dit-il au vieillard immobile. Ça, c’est Richard Nounane, notre ami ! Dick, c’est mon papa, Shouhart senior… »

Richard Nounane, transformant sa sensibilité en un bloc étanche, sourit jusqu’aux oreilles, agita la main et dit au moulage :

« Je suis enchanté de vous connaître, monsieur Shouhart. Comment allez-vous ?… Tu sais que nous nous connaissons, Red ? dit-il à Shouhart junior qui fouillait dans le bar. Nous nous sommes déjà vus une fois, à la va-vite, il est vrai…

— Assieds-toi », lui dit Redrick, en faisant un mouvement de tête vers la chaise devant le vieillard. « Si tu veux lui parler, hausse la voix : il n’entend rien. »

Il disposa les verres, déboucha rapidement les bouteilles et dit à Nounane :

« Verse. Pour le papa un petit peu, juste une larme… »

Nounane se mit à remplir les verres sans se presser. Le vieillard gardait la même pose, regardant le mur. Il n’eut aucune réaction lorsque Nounane lui approcha un verre. Nounane, lui, était déjà en train de se reconnecter sur la nouvelle situation. C’était un jeu, horrible et pitoyable. C’était Redrick qui le menait et Nounane y entra comme il entrait toujours dans le jeu des autres : jeux horribles, pitoyables, honteux, sauvages et bien plus dangereux que celui-ci. Redrick leva son verre et prononça : « Eh bien, à la tienne ! » Nounane regarda le vieillard le plus naturellement du monde, Redrick trinqua impatiemment avec Nounane et dit : « On y va, on y va… » Alors, Nounane opina, tout aussi naturellement, et ils burent.

Redrick, les yeux brillants, se mit à parler sur le même ton excité, légèrement artificiel :

« Fini, mon pote ! La prison ne me reverra plus. Si tu pouvais savoir comme on est bien à la maison ! J’ai de l’argent, j’ai un joli petit cottage en vue, on aura un jardin pas pire que celui de Charognard… Tu sais que je voulais émigrer, je l’ai décidé en prison. Qu’est-ce que je fous dans cette ville minable ? Qu’elle aille se faire foutre, me suis-je dit. Puis, je sors de prison et voilà qu’on a interdit l’émigration ! On est devenu pestiféré en l’espace de ces deux ans ou quoi ? »

Il parlait, il parlait toujours, et Nounane opinait, sirotant son whisky ; il intercalait des jurons compatissants, des interrogations rhétoriques, puis se mit à poser des questions sur le cottage : comment est-il, quel en est le prix – et ils se disputèrent. Nounane démontrait que le cottage était cher et mal situé ; il sortit son agenda, commença à le feuilleter et à citer les adresses d’autres cottages abandonnés qu’on vendrait pour rien ; quant aux travaux, ils coûteraient encore moins à condition de faire une demande d’émigration, de recevoir un refus de la part des autorités et d’exiger une compensation.

« Je vois que tu t’occupes maintenant d’immobilier, dit Redrick.

— Je m’occupe un peu de tout, répondit Nounane, avec un clin d’œil.

— Je sais, je sais, on m’a parlé de tes occupations ! »

Nounane ouvrit grands les yeux, fit « chut ! » du doigt et esquissa un geste vers la cuisine.

« Laisse tomber, tout le monde est au courant, dit Redrick. L’argent n’a pas d’odeur. Maintenant, je le sais avec exactitude… Mais quand on m’a dit que tu avais engagé Gros Os comme gérant, j’ai failli crever de rire. Tu as laissé entrer un renard dans ton poulailler… Il est dingue, je le connais depuis l’enfance ! »

Là, il se tut et regarda le vieillard. Quelque chose frémit sur son visage et Nounane vit avec stupéfaction, sur cette physionomie rapace semée de taches de rousseur, l’amour et la tendresse les plus vrais, les plus sincères.

En le regardant, Nounane se rappela comment les préparateurs de Boyde étaient arrivés ici pour chercher ce moulage. Ils étaient deux, deux gars costauds, modernes, sportifs et le reste ; il y avait aussi un médecin de l’hôpital municipal avec deux infirmiers grossiers et forts comme des taureaux, prévus pour porter la civière et mater les fous dangereux. Plus tard, un des préparateurs raconta que « d’abord, ce rouquin n’a pas compris de quoi il s’agissait, il leur a ouvert la porte, les a laissé examiner son père et, ils l’auraient probablement emmené, parce que Redrick semblait croire que le papa allait faire un check-up à l’hôpital. Mais ces abrutis d’infirmiers, qui, à la phase initiale des pourparlers flânaient dans l’entrée et louchaient sur Goûta en train de laver les carreaux de la cuisine, ont traité le vieux comme une poutre : ils l’ont traîné, l’ont laissé tomber par terre. Redrick s’est foutu aussitôt en rage et c’est là que cet abruti de médecin a surgi et s’est mis à expliquer en détail quoi, pourquoi et où. Redrick l’a écouté une minute ou deux, puis, sans aucun avertissement, a explosé comme une bombe H ». Le préparateur qui racontait tout cela ne se souvenait pas lui-même comment il s’était retrouvé dans la rue. Le diable roux leur avait fait descendre l’escalier à tous les cinq. En plus, il n’en avait laissé aucun s’en aller par ses propres moyens. D’après le préparateur, tous, ils avaient débouché de l’entrée de l’immeuble comme des boulets de canon. Deux étaient restés sur le trottoir, inconscients, les trois autres avaient été pourchassés par Redrick le long de quatre pâtés de maisons, après quoi il était revenu vers la voiture de l’Institut et en avait brisé toutes les vitres. Le chauffeur n’était plus là : il s’était sauvé dans la direction opposée…

« On m’a montré dans un bar un nouveau cocktail, dit Redrick, versant du whisky. Il s’appelle la “gelée de sorcière”, je t’en ferai un après, quand on aura mangé. Je vais te dire, mon vieux, c’est un truc tel que si tu l’absorbes à jeun, ça met ta vie en danger ; ça te paralyse les bras et les jambes dès le premier verre… Tu peux dire ce que tu veux, Dick, mais aujourd’hui je vais te faire un sacré gueuleton, je te le jure. On va se rappeler le bon vieux temps, on va se rappeler le Bortch… Tu sais que le pauvre Ernie est toujours en taule ? » Il but, s’essuya les lèvres du dos de la main et demanda avec nonchalance : « Les autres, de l’Institut, ils se sont attaqués à la “gelée de sorcière” ou pas encore ? Tu sais, je suis maintenant un peu en retard sur la science… »

Nounane comprit immédiatement pourquoi Redrick avait amené la conversation sur ce sujet. Il agita les mains et dit :

« Ne m’en parle pas, mon vieux ! Tu connais l’histoire qui est arrivée avec cette “gelée” ? Tu as entendu parler des laboratoires de Carrigan ? C’est une boîte privée… Bon, ils se sont donc procuré une ration de “gelée”… »

Il raconta la catastrophe, le scandale, il dit qu’on n’avait toujours pas trouvé d’où provenait cette « gelée », ni qui l’avait fournie. Redrick paraissait écouter distraitement, faisait claquer sa langue, hochait la tête, puis versa encore résolument du whisky dans les verres et dit :

« Bien fait pour eux, ordures, qu’ils claquent… »

Ils burent. Redrick regarda son papa et de nouveau quelque chose frémit sur son visage.

« Goûta ! vociféra-t-il. Tu vas nous laisser crever de faim encore longtemps ?… C’est pour toi qu’elle s’applique, expliqua-t-il à Nounane. Elle prépare à coup sûr ta salade préférée aux fruits de mer, ça fait longtemps qu’elle les garde en réserve, j’ai vu la boîte… Et comment ça va à l’Institut en général ? A-t-on découvert quelque chose de nouveau ? On dit que maintenant chez vous les automates travaillent à pleine puissance, mais avec peu de résultats… »

Nounane se mit à raconter les affaires de l’Institut et pendant qu’il parlait, à côté du vieillard surgit silencieusement Ouistiti ; elle resta quelque temps debout, ses petites pattes poilues posées sur la table et puis, soudain, dans un mouvement purement enfantin, s’inclina vers le moulage et posa sa tête sur son épaule. Nounane, tout en bavardant, pensa, en regardant ces deux monstrueux enfants de la Zone : Seigneur, que nous faut-il de plus ? Mais que nous faut-il de plus pour que nous comprenions enfin ? Ça, ce n’est pas encore assez ?… Il savait que ce n’était pas encore assez. Il savait que des milliards et des milliards de gens ignoraient tout et ne voulaient rien savoir, et que même s’ils l’apprenaient, ils auraient peur pendant une dizaine de minutes et reviendraient aussitôt à leur petit train-train. Il faut que je m’en aille, pensa-t-il avec véhémence. Au diable Barbridge, au diable Lemkhen, au diable cette famille maudite, au diable !

« Qu’est-ce que tu as à les reluquer ? demanda à mi-voix Redrick. Ne t’inquiète pas, ça ne peut pas lui faire du mal à elle. Même au contraire : on dit qu’ils irradient la santé.

— Oui, je sais », dit Nounane et il vida son verre d’un trait.

Goûta entra. D’un ton affairé elle ordonna à Redrick de mettre les assiettes et posa sur la table un grand plat d’argent avec la salade préférée de Nounane.

« Eh bien, les gars, dit Redrick d’une voix admirative, maintenant on va se payer un de ces gueuletons ! »

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