1.

REDRICK SHOUHART, 23 ANS, CÉLIBATAIRE, PRÉPARATEUR DE LA FILIALE HARMONTOISE DE L’INSTITUT INTERNATIONAL DES CULTURES EXTRA-TERRESTRES

Donc, hier, on est avec lui dans le dépôt, il est déjà tard, il ne reste qu’à enlever les combinaisons et foncer au Bortch[1], histoire de s’envoyer un ou deux petits verres de quelque chose de sérieux. Moi, je suis là sans rien faire, je soutiens le mur, j’ai fini mon boulot, je tiens déjà une cigarette toute prête, j’ai envie de fumer, c’est dingue – je n’en ai pas grillé une depuis deux heures – et lui, lui est encore en train de ranger ses trucs : il a chargé un coffre-fort, l’a fermé, a mis des scellés dessus et maintenant il charge l’autre, il enlève les « creuses » du transporteur, il les examine une par une de tous les côtés (et, soit dit en passant, elles sont lourdes, les salopes, six kilos et demi chacune) et, en gémissant, il les installe soigneusement dedans.

C’est fou le temps qu’il passe sur ces « creuses » et, à mon avis, sans aucun bénéfice pour l’humanité. À sa place, il y a belle lurette que j’aurais envoyé tout ça au diable et que je me serais occupé de quelque chose d’autre pour le même prix. Bien que, par ailleurs, en y réfléchissant, une « creuse » c’est un truc vraiment mystérieux et, si on peut dire, incohérent. Le nombre que j’ai transporté sur mon dos, c’est inimaginable, mais même maintenant, chaque fois que j’en vois une, je ne peux pas ne pas m’étonner. Il n’y a en tout et pour tout que deux disques en cuivre taille soucoupe, cinq millimètres d’épaisseur environ et à peu près quatre cents millimètres de distance qui les séparent, mais à part cette distance, il n’y a rien entre. Rien du tout, c’est vide. On peut y fourrer la main, on peut y fourrer même la tête si on est devenu complètement cinglé à les regarder : rien que le vide, de l’air et c’est tout. Mais malgré ça, entre eux il y a bien sûr quelque chose, d’après ce que je comprends, un genre de force, parce que personne encore n’a réussi ni à rapprocher ces disques l’un de l’autre, ni à les écarter.

Non, les gars, je vais vous dire qu’il n’est pas facile de décrire ce truc à quelqu’un qui ne l’a jamais vu, tellement il paraît simple, surtout quand tu l’auras bien examiné et que tu en auras enfin cru tes yeux. C’est la même chose que de décrire un verre à pied à quelqu’un, Dieu m’en garde : on ne peut que bouger les doigts et grommeler des malédictions à cause de son impuissance. Bon, mettons que vous avez tout compris et s’il reste quelqu’un qui n’a pas compris, qu’il prenne des rapports de l’Institut, là, dans chaque numéro, il y a des articles sur les « creuses » avec des photos.

Bref, Kirill se tue avec les « creuses », et ça fait presque un an déjà. Je suis avec lui depuis le début, mais jusqu’à présent je ne comprends pas complètement ce qu’il veut obtenir. Entre nous soit dit, je ne cherche pas particulièrement à le comprendre. Qu’il commence d’abord par comprendre lui, par savoir ce que c’est lui-même, alors, peut-être bien que je l’écouterai. Pour l’instant, je vois une chose : il lui faut à tout prix bousiller une de ces « creuses », la corroder avec de l’acide, l’écraser sous une presse, la faire fondre au four. Alors là, il comprendra tout, il sera couvert d’hommages et de gloire, et toute la science mondiale frémira de plaisir. Seulement, m’est avis que ce n’est pas demain la veille. Pour l’instant, il n’est encore arrivé à rien, le seul résultat, c’est qu’il est éreinté comme il n’est pas possible, il est devenu gris, silencieux et ses yeux sont comme ceux d’un chien malade, même qu’ils pleurent. Si c’était quelqu’un d’autre, pas lui, je l’aurais poussé à se beurrer comme une tartine, je l’aurais amené chez une superbe gonzesse pour qu’elle le remue, le lendemain matin encore une cuite et encore une gonzesse, mais une autre, et dans une semaine, il aurait été frais comme un gardon, les oreilles dressées, le nez au vent. Seulement à Kirill ce médicament ne convient pas. C’est même pas la peine d’essayer, il est d’une autre trempe.

Donc, comme je dis, on est avec lui dans le dépôt, je le regarde comment qu’il est devenu, avec ses yeux creux et j’ai tellement pitié de lui que je ne peux pas l’exprimer. C’est alors que je me décide. Enfin, ce n’est pas que je me décide, mais c’est comme si quelqu’un m’avait tiré par la langue.

« Écoute, dis-je, Kirill… »

Et lui, justement, est là, devant moi, la dernière « creuse » dans les bras et avec l’air d’être prêt à se fourrer dedans lui-même.

« Écoute, dis-je, Kirill ! Qu’est-ce que tu dirais d’une “creuse” pleine, hein ?

— Une creuse pleine ? » redemande-t-il et il fronce les sourcils comme si je lui parlais en charabia.

« Mais oui, dis-je. Ton piège hydromagnétique, comment que tu l’appelles… objet soixante-dix-sept B. Mais plein, avec je ne sais quelle idiotie dedans, couleur bleue. »

Là, je vois qu’il commence à piger. Il lève sur moi ses yeux, les plisse et derrière sa larme de chien apparaît une « lueur de raison », comme il adore dire.

« Attends, dit-il. Plein ? Le même truc, mais plein ?

— C’est ça.

— Où ? »

Ça y est, il est guéri, mon Kirill. Les oreilles dressées, le nez au vent.

« Viens, dis-je, on va en griller une. »

Il fourre rapidement la « creuse » dans le coffre-fort, claque la porte, la ferme à trois tours et demi et nous retournons au laboratoire. Pour une « creuse » vide Ernest donne quatre cents billets comptant. Pour une pleine, j’aurais pu lui pomper tout son sang pourri, à ce fils de pute, mais croyez-moi si vous voulez, sur le coup je n’y pensais même pas, parce que Kirill ressuscita carrément sous mes yeux, il devint comme une corde de violon bien tendue, tout juste s’il ne tintait pas ; il grimpa l’escalier quatre à quatre et n’offrit même pas du feu quand quelqu’un le lui demanda. Bref, je lui racontai tout : et comment elle était, et où elle se trouvait et comment il fallait s’en approcher de la meilleure façon. Il sortit aussitôt la carte, trouva le garage en question, y pointa le doigt, me regarda et, à coup sûr, comprit de quoi il retournait à mon sujet. Entre nous, qu’y avait-il de si difficile à comprendre ?

« Toi alors ! dit-il, en souriant. Eh bien, on va y aller. Demain matin, sans faute. À neuf heures je commande les laissez-passer, la “savate” et à dix heures, après la prière, on part. D’accord ?

— D’accord, dis-je. Et qui sera le troisième ?

— Pour quoi faire, le troisième ?

— Tu m’en diras tant ! C’est pas pour un pique-nique avec des nanas qu’on s’embarque. Et si quelque chose t’arrive ? C’est la Zone, dis-je. Tout doit être en règle. »

Il sourit un peu, il haussa les épaules.

« Comme tu veux ! Tu sais mieux que moi. »

Pour sûr que je sais mieux ! Je vois qu’il voulait me faire plaisir, pour que je sois couvert : le troisième est en trop, on y fera un saut tous les deux, bouche cousue, personne ne saura qui tu es. Seulement je suis au courant : ceux de l’Institut ne vont pas à deux dans la Zone. Leur règle, c’est que deux font le boulot et le troisième regarde pour qu’après, quand on le demandera, il puisse tout raconter.

« Moi personnellement, j’aurais pris Austin, dit Kirill. Mais je pense que tu n’en voudras pas. Ou bien il te va ?

— Non, dis-je. Qui tu veux, mais pas lui. Austin, tu le prendras une autre fois. »

Austin n’est pas un mauvais bougre, il a la bonne proportion de courage et de couardise, mais à mon avis il est déjà marqué. Kirill ne pourra pas s’en rendre compte, tandis que moi, je sais : ce type s’imagine qu’il connaît et comprend tout dans la Zone. Ce qui signifie que d’ici peu il se cassera la gueule. Qu’il se la casse, je n’ai rien contre. Mais sans moi.

« Bon, d’accord, dit Kirill. Et Tender ? »

Tender, c’est son second préparateur. Un gars bien, tranquille.

« C’est qu’il est un peu vieux, dis-je. Et puis, il a des gosses…

— Ça ne fait rien. Il a déjà été dans la Zone.

— Bien, dis-je. Prenons Tender. »

Bref, Kirill resta assis devant la carte et moi, je cavalai directement au Bortch, vu que j’avais envie de bouffer à en crever et que ma gorge était toute desséchée.

Bon. Je me présente le lendemain matin, comme toujours à neuf heures, je montre mon laissez-passer et je vois dans le poste de contrôle cette asperge de sergent à qui j’avais l’année dernière cassé la figure quand, beurré, il avait fait du gringue à Goûta.

« Salut, me dit-il. Toi, Rouquin, on te cherche dans tout l’Institut. »

Là, je l’interrompis, on ne peut plus poliment.

« Toi, ne m’appelle pas Rouquin, dis-je. Et ne cherche pas à être mon copain, espèce de perche suédoise.

— Mon Dieu, Rouquin ! dit-il, stupéfait. Mais tout le monde t’appelle comme ça. »

Avant d’aller dans la Zone, je suis toujours énervé comme une puce et, par-dessus le marché, je suis sobre. Alors, je le pris par la bandoulière et je lui exposai dans tous les détails ce qu’il était, et dans quelles conditions il avait été conçu par sa mère. Il cracha, me rendit mon laissez-passer et dit, ce coup-ci, sans tendresse aucune :

« Redrick Shouhart, vous devez immédiatement vous présenter devant le capitaine Hertzog, responsable du Département de la sécurité.

— Ça, c’est autre chose, lui dis-je. C’est comme ça qu’il fallait commencer. Potasse bien les règles, sergent, tu arriveras à être nommé lieutenant. »

Mais, entre-temps, je me dis : qu’est-ce que ça signifie ? Quel besoin a de moi le capitaine Hertzog aux heures de service ? Bon, je vais me présenter. Son bureau se trouve au deuxième étage, un bon bureau avec des grilles aux fenêtres comme à la police. Lui, Willy, il est assis à sa table, il souffle dans sa pipe et tape des paperasseries sur sa machine. Dans le coin, un petit sergent est en train de fouiller dans l’armoire en fer. C’est un nouveau, je ne le connais pas. Dans notre Institut, il y a plus de sergents que dans n’importe quelle division et tous, ils sont bien en chair, les joues roses, avec un teint de lys : eux, ils doivent pas aller dans la Zone, et les problèmes mondiaux, ils s’en fichent.

« Bonjour, dis-je. Vous m’avez demandé ? »

Willy me regarde comme si j’étais une place vide, repousse la machine à écrire, pose devant lui un énorme dossier et se met à le feuilleter.

« Redrick Shouhart ? dit-il.

— Tout juste », je réponds, et j’ai tellement envie de rigoler que je ne sais pas comment je tiens. Genre ricanement nerveux.

« Depuis combien de temps travaillez-vous à l’Institut ?

— Deux ans. Maintenant, c’est la troisième année.

— Famille ?

— Je suis seul, dis-je. Je suis orphelin. »

Alors, il se tourne vers son petit sergent et lui ordonne d’une voix sévère :

« Sergent Lummer, allez aux archives et apportez-moi le dossier numéro cent cinquante. »

Le petit sergent salue et se barre, tandis que Willy referme le dossier et me demande sombrement :

« Tu recommences ?

— Qu’est-ce que je recommence ?

— Tu le sais très bien. J’ai encore reçu un papier sur toi. »

Nous y voilà, je me dis.

« Et d’où vient-il ? »

Il fronce les sourcils et se met à taper nerveusement de sa pipe sur le cendrier.

« Ça ne te regarde pas, dit-il. Au nom de notre vieille amitié, je te préviens : laisse tomber cette histoire, laisse-la tomber pour toujours. Parce que si on te met le grappin dessus pour la deuxième fois, tu ne t’en tireras pas avec six mois. En plus, on te foutra à la porte de l’Institut immédiatement et pour toujours, tu comprends ?

— Je comprends, dis-je. Ça, je le comprends. Ce que je ne comprends pas, c’est qui est ce fils de pute qui a mouchardé… »

Mais le voilà de nouveau qui me regarde d’un œil vitreux, en train de souffler dans sa pipe vide et de feuilleter ses papiers. Ce qui signifie que le sergent Lummer est revenu avec le dossier numéro cent cinquante.

« Merci, Shouhart », dit le capitaine Willy Hertzog, surnommé Gros Lard. C’est tout ce que je voulais savoir. Vous pouvez disposer.

Bon, j’allai au vestiaire, enfilai ma combinaison, allumai une cigarette et, tout ce temps, me demandai : mais qui est-ce qui m’a vendu ? Si c’est quelqu’un de l’Institut, ce sont des bobards, personne ici ne sait rien sur moi et ne peut rien savoir. Si le papier vient de la police… là aussi, que peuvent-ils savoir sur moi à part mes anciennes affaires ? Ou alors Charognard s’est fait piquer ? Cette ordure vendrait sa propre mère pour se blanchir. Mais c’est que Charognard non plus, maintenant ne sait rien sur moi. J’avais beau me creuser la tête, je ne trouvais rien de valable et je me dis : je m’en fous ! La dernière fois, j’étais allé dans la Zone trois mois auparavant, j’avais écoulé presque toute la gratte et il ne me restait pratiquement plus d’argent. On ne m’avait pas pris la main dans le sac. Ce n’est pas maintenant qu’ils vont me prendre, je leur filerai entre les doigts.

Mais au moment où j’étais déjà en train de monter l’escalier, j’eus une soudaine illumination à tel point que je revins au vestiaire, m’assis et allumai une autre cigarette. Il en résultait que je ne devais pas aller dans la Zone aujourd’hui. Ni demain ni après-demain. Il en résultait que ces crapauds m’avaient de nouveau à l’œil, qu’ils ne m’avaient pas oublié et que s’ils m’avaient oublié, quelqu’un m’a rappelé à eux. À présent, il importait peu qui c’était. Aucun stalker, à moins d’être complètement maboule, ne s’approchera de la Zone, même de loin, s’il sait qu’on le surveille. Je devais me planquer dans le trou le plus sombre. Pour pouvoir dire : non, mais de quelle Zone parlez-vous ? Même avec un laissez-passer je n’y vais plus depuis plusieurs mois ! Qu’est-ce qui vous prend de chercher noise à un honnête préparateur ?

Tout ça, je le cogitai dans tous les sens et j’allai jusqu’à me sentir soulagé de ne plus devoir aller dans la Zone. Seulement, comment l’annoncer à Kirill le plus délicatement possible ?

Je lui dis directement :

« Je ne vais pas dans la Zone. Quels sont vos ordres ? »

Au début, c’est sûr qu’il écarquilla les yeux. Puis, visiblement, il pigea quelque chose : il me prit par le coude, me conduisit dans son bureau minuscule, me fit asseoir à sa table minuscule et s’installa à côté, sur le rebord de la fenêtre. On alluma des cigarettes. Silence. Puis, il me demanda avec une grande prudence :

« Il s’est passé quelque chose, Red ? »

Que voulez-vous que je lui dise ?

« Non, dis-je, il ne s’est rien passé. Hier, je me suis fait repasser de vingt billets, c’est dingue ce qu’il joue bien, ce salaud de Nounane…

— Attends, dit-il. Tu as changé d’avis ou quoi ? »

Là, je geignis, tellement j’étais tendu.

« Je ne peux pas, lui dis-je entre les dents. Je ne peux pas, tu comprends ? Je viens d’être convoqué par Hertzog. »

Il se ramollit d’un seul coup. Il eut de nouveau son air malheureux et ses yeux redevinrent ceux d’un caniche malade. Il respira convulsivement, alluma une nouvelle cigarette avec le mégot de la précédente et dit doucement :

« Tu peux me croire, Red, je n’ai soufflé mot à personne.

— N’en parle pas, dis-je. Ce n’est pas de toi qu’il s’agit.

— Je n’ai encore rien dit à Tender. Je lui ai fait un laissez-passer, mais je ne lui ai même pas demandé s’il voulait y aller ou non… »

Je me tais, je fume. Il y a de quoi rire et pleurer à la fois : en voilà un qui ne comprend rien à rien.

« Et qu’est-ce que t’a dit Hertzog ? – Pas grand-chose. Quelqu’un m’a mouchardé, c’est tout. »

Il me regarde d’une drôle de façon, dégringole du rebord de la fenêtre et se met à arpenter son bureau minuscule. Lui, il fait son va-et-vient et moi, je reste assis, je fume et je ne dis rien. C’est sûr que j’ai pitié de lui, je suis furieux que tout se soit passé comme ça. Ça s’appelle avoir guéri quelqu’un de la mélancolie… Mais à qui la faute ? À moi. Ce gosse, je lui ai fait miroiter des merveilles, seulement ces merveilles, elles sont planquées, et la planque, elle est gardée par de méchants messieurs… Là, il s’arrête de marcher de long en large, se met devant moi et, regardant de côté, demande maladroitement :

« Écoute, Red, combien peut-elle valoir, une “creuse” pleine ? »

Au début, je ne le compris pas, je pensai qu’il comptait en acheter une quelque part, seulement où est-ce qu’on peut en acheter ? Qui sait, la mienne est peut-être unique au monde, en plus, il n’aurait jamais assez d’argent : un spécialiste étranger, russe de surcroît, comment peut-il avoir des sous ? Et puis soudain, je faillis m’étrangler : alors quoi, ce salaud, il pense que je le fais pour du pognon ? Espèce d’ordure, pour qui me prends-tu ?… J’ouvrais déjà la bouche pour lui exposer tout ça et je m’arrêtai court. Parce qu’en fait, pour qui d’autre peut-il me prendre ? Un stalker, c’est un stalker, il n’a qu’une idée : avoir le plus de pognon possible, pour ce pognon il vend sa vie. Alors, il s’était dit qu’hier j’avais, en quelque sorte, lancé l’appât et qu’aujourd’hui je le promène sous ses yeux, histoire de gonfler les prix.

De telles pensées me coupent le souffle, tandis que lui me regarde attentivement, il ne me quitte pas des yeux et dans ses yeux je ne vois même pas le mépris, mais, dirais-je, de la compréhension. Alors, je lui explique tout calmement.

« Jusqu’ici personne n’est allé au garage avec un laissez-passer. On n’y a pas encore tracé le parcours, tu le sais. Maintenant, imagine : nous rentrons et ton Tender commence à se vanter que nous avons foncé droit au garage, avons pris ce qu’il nous fallait et sommes retournés aussi sec. Comme si on était allés au magasin. Et alors, chacun comprend : nous savions d’avance ce que nous allions chercher. Et ça signifie que quelqu’un nous a mis au courant. Et qui de nous trois a mis au courant les autres ? Les commentaires sont inutiles. Tu comprends ce que ça me promet ? »

Je terminai mon discours. Nous nous regardions dans les yeux et nous nous taisions. Soudain, il tapa dans ses mains, les frotta et déclara sur un ton on ne peut plus gaillard :

« Eh bien, non c’est non. Je te comprends, Red, et je ne peux pas te blâmer. Je vais y aller tout seul. Je m’en tirerai. Ce n’est pas la première fois… »

Il étala la carte sur le rebord de la fenêtre, y appuya les mains, courba le dos et tout son courage s’évapora carrément à vue d’œil. Je l’entendis marmonner :

« Cent vingt mètres… Même cent vingt-deux… Et encore dans le garage… Non, je ne vais pas prendre Tender. Qu’en penses-tu, Red, il ne faut peut-être pas prendre Tender ? Il a quand même deux enfants…

— Tout seul, on ne te laissera pas partir, dis-je.

— Moi, on me laissera…, marmotta-t-il. Je connais tous les sergents… les lieutenants aussi… Je n’aime pas ces camions ! Ça fait treize ans qu’ils sont à ciel ouvert et ils restent flambant neufs… À vingt pas d’eux, un camion-citerne est troué de rouille comme une passoire, mais les camions, on dirait qu’ils viennent d’être fabriqués… Cette Zone, je vais te dire ! »

Il leva les yeux de la carte et vrilla son regard dans la fenêtre. Moi aussi, je vrillai mes yeux dans la fenêtre. Les vitres de nos fenêtres sont très épaisses, blindées et derrière la bonne vieille Zone, la voilà, à portée de la main, du douzième étage on la voit tout entière…

Ce que je veux dire, c’est que quand on la regarde, elle paraît une terre comme une autre. Le soleil l’éclaire avec tout le reste et, à première vue, rien n’y est changé, tout est comme treize ans plus tôt. Mon feu papa l’aurait regardée et n’y aurait rien remarqué de particulier, sinon qu’il aurait demandé : pourquoi que l’usine ne fume pas, c’est la grève ou quoi ?… Des cônes de roche jaune, des rails, des rails, des rails, sur des rails une petite locomotive avec des plates-formes… Bref, un paysage industriel. Seulement, pas de gens. Ni morts ni vivants. Le garage, on le voit aussi : un long boyau gris, les portes béantes et les camions sur un terrain goudronné. Ça fait treize ans qu’ils y sont et rien n’y fait. C’est juste, ce qu’il a dit à ce propos, donc, il pige. Dieu vous garde de vous fourrer entre deux camions, il faut les contourner… Là, il y a une craquelure dans l’asphalte, si les piquants n’ont pas encore poussé dedans… Cent vingt-deux mètres, mais d’où qu’il les compte ? Ah ! probablement à partir du jalon du bord. Exact, il n’y en a pas plus. Ils progressent quand même, ces binoclards… Tiens, la route est suspendue jusqu’au terril, et drôlement bien suspendue ! Le voilà, le petit caniveau où Mollusque a avalé son extrait de naissance, juste à deux mètres de leur route… Pourtant, le Musclé lui disait, à Mollusque : espèce d’imbécile, tiens-toi loin des caniveaux, sinon y aura rien à enterrer… Ça, c’est comme s’il avait lu dans un livre : il n’y a rien eu à enterrer… Parce que dans la Zone, c’est comme ça : si tu reviens avec la gratte ; c’est un miracle ; si tu reviens vivant, c’est une réussite ; si tu as échappé aux balles de la patrouille, c’est une chance ; et tout le reste, c’est le destin…

Là, je regardai Kirill et je vis qu’il m’observait en douce. Son visage était tel qu’au même moment, je rechangeai encore une fois d’avis. Qu’ils aillent tous se faire foutre, qu’est-ce qu’ils peuvent me faire, après tout, ces crapauds ? Il aurait pu rien dire du tout, mais il dit :

« Préparateur Shouhart, qu’il dit. De source officielle, je souligne, officielle, j’ai reçu l’information que l’examen du garage peut être une grande contribution à la science. Je propose de l’examiner. Je garantis la prime. » Et, ce disant, il sourit comme une rose de mai.

« Et c’est quoi, cette source officielle ? » demandé-je et je lui souris aussi, comme un imbécile.

« C’est une source confidentielle, répond-il. Mais à vous, je peux le dire… » Là, il cesse de sourire et se renfrogne. « Mettons, le docteur Douglas.

— Ah ! dis-je, le docteur Douglas. Et qui c’est, le docteur Douglas ?

— Sam Douglas, dit-il sèchement. Il a péri l’année dernière. »

J’en eus la chair de poule. Va te faire… ! Mais quel crétin parle de choses pareilles avant de partir ? Ces binoclards, il n’y a rien à faire, ils pigent que pouic ! J’écrasai le mégot dans le cendrier et je dis :

« Bon. Où est ton Tender ? On va l’attendre encore longtemps ? »

Bref, nous n’en parlâmes plus. Kirill téléphona au P.P.S., commanda une « savate » volante et moi, je pris la carte et je regardai ce qu’ils y avaient dessiné. C’était pas mal dessiné, normalement. Par moyen photographique : d’en haut et avec un important grossissement. On voyait même les sillons du pneu qui traînait devant les portes du garage. Ah ! si nous autres, stalkers, on pouvait avoir une carte comme ça… Mais en fait, elle n’aurait fichtrement servi à rien la nuit, quand tu rampes, le derrière contre les étoiles et que tu ne vois même pas tes propres mains…

C’est là que se pointa Tender. Tout rouge, essoufflé. Sa petite était tombée malade, il était parti chercher le docteur. Il s’excusa d’être en retard. Nous lui annonçâmes l’heureuse nouvelle : qu’on va dans la Zone. Du coup, il en oublia de respirer, ce brave homme. « Comment ça, dans la Zone ? dit-il. Pourquoi moi ? » Mais quand il apprit l’histoire de la double prime, et que Red Shouhart y allait aussi, il se reprit et recommença à respirer.

Bref, nous descendîmes dans le « boudoir ». Kirill fonça chercher les laissez-passer, nous les présentâmes à un autre sergent et ce sergent nous remit des costumes spéciaux. Ça, c’est une chose utile. À condition de le repeindre, du rouge en une couleur convenable, n’importe quel stalker aurait sans ciller déboursé cinq cents billets pour un costume pareil. Ça fait longtemps que j’avais juré d’en faucher un, un beau jour. À première vue, rien d’extraordinaire : un costume genre homme-grenouille et le casque comme chez eux, avec une grande fenêtre devant. Non, pas comme ceux des hommes-grenouilles, mais plutôt comme ceux des pilotes d’avions à réaction ou, mettons, des cosmonautes. Léger, confortable, ne serre nulle part, on n’y transpire même pas quand il fait chaud. Fringué comme ça, on peut aller dans le feu. Aucun gaz n’y pénètre. On dit qu’il est même pare-balles. Bien sûr, le feu et je ne sais quelle ypérite et les balles, tout ça c’est terrestre, humain. Dans la Zone il n’y a rien de tel, ce n’est pas de ça qu’il faut se méfier. Bref, à vrai dire, on y claque aussi bien dans ces costumes. Autre chose, qu’on claquerait peut-être davantage sans eux. Par exemple, ils protègent à cent pour cent du « duvet brûlant ». Ou des crachats du « chou du diable »… Bon, passons.

Nous enfilâmes les costumes, je vidai le petit sachet d’écrous dans la poche sur ma hanche et nous clopinâmes à travers toute la cour de l’Institut vers la sortie dans la Zone. C’est comme ça, les règles chez eux, pour que tout le monde voie : voilà les héros de la science qui vont se faire trucider sur l’autel au nom de l’humanité, la connaissance et le Saint-Esprit, amen. Ça ne rate pas : de toutes les fenêtres jusqu’au quatorzième pointent des têtes compatissantes, tout juste si on n’agite pas des mouchoirs. Seul, manque l’orchestre.

« Accélère le pas, dis-je à Tender. Rentre la bedaine, espèce de faiblard ! L’humanité reconnaissante ne t’oubliera pas ! »

Il me regarde et je vois qu’il n’a pas l’esprit à rigoler. C’est vrai, d’ailleurs, quel diable de rigolade !… Mais quand tu pars pour la Zone, ou bien tu pleures, ou bien tu rigoles. Moi, je n’ai pas pleuré de ma vie. Je regarde Kirill. Lui, ça a l’air d’aller, seulement il bouge les lèvres, comme s’il priait.

« Tu pries ? que je demande. Prie, prie ! Plus tu es loin dans la Zone, plus tu es près du ciel…

— Comment ? demande-t-il.

— Prie ! crié-je. Les stalkers montent au ciel sans file d’attente ! »

Soudain, il sourit et me tapota le dos : histoire de dire, n’aie pas peur, avec moi tu t’en sortiras et même si tu claques, de toute façon on ne meurt qu’une fois. Non, je vous jure, c’est un gars marrant.

Nous donnâmes nos laissez-passer au dernier sergent, cette fois-ci, à titre d’exception, c’était un lieutenant, je le connais, son père vend des grilles de tombeaux à Rexpol. La « savate volante » était déjà toute prête. Les gars du P.P.S. l’amenèrent et la mirent juste devant le contrôle. Et les voilà tous : « l’ambulance », les pompiers, notre garde glorieuse – nos sauveurs intrépides : une bande de fainéants grassouillets avec leur hélicoptère. Ceux-là, je ne peux pas les voir en peinture.

Nous montâmes à bord de la « savate ». Kirill se mit au poste de commande et me dit :

« Eh bien, Red, donne les ordres. »

Sans me presser, je défais la fermeture Éclair sur la poitrine, extirpe une flasque, avale une bonne gorgée, revisse le bouchon et remets la flasque à sa place. Je ne peux pas, autrement. Ça fait déjà combien de fois que je vais dans la Zone, mais ça, je ne peux pas m’en empêcher. Les deux autres, ils me regardent et attendent.

« Bon, dis-je. Je ne vous en offre pas parce que c’est la première fois que je pars avec vous et je ne sais pas quel effet vous fait l’alcool. Voilà les ordres. Il faut exécuter immédiatement et sans réserve tout ce que je dirai. Si quelqu’un traîne ou commence à poser des questions, je lui cogne dessus sans voir où je tape, je m’en excuse d’avance. Mettons que je t’ordonne à toi, monsieur Tender : mets-toi sur les mains et marche. Au même moment, toi, monsieur Tender, tu dois lever ton gros derrière et exécuter ce que je t’ai dit. Sinon, il se peut que tu ne revoies plus ta petite malade. C’est clair ? Mais ne t’inquiète pas, je vais veiller à ce que tu la revoies.

— L’essentiel, Red, c’est que tu n’oublies pas de donner des ordres, siffle Tender, déjà tout rouge, déjà couvert de sueur, claquant des lèvres. Te fais pas de mouron pour moi, s’il le faut je marcherai sur les dents, pas seulement sur les mains. Suis pas un novice.

— Tous les deux, vous êtes pour moi des novices, dis-je, et ne t’inquiète pas, je n’oublierai pas de donner des ordres. Tu sais conduire la “savate” ?

— Oui, dit Kirill. Il conduit bien.

— Parfait, dis-je. Dans ce cas, en avant et Dieu nous protège. Baisser des visières ! Petite vitesse, direction jalons, hauteur trois mètres ! Arrêt au jalon vingt-sept. »

Kirill monta la « savate » de trois mètres et passa la petite vitesse. Moi, je tournai imperceptiblement la tête et soufflai doucement par-dessus mon épaule gauche. Je vis les gardes-sauveteurs grimper dans leur hélicoptère, les pompiers se relever respectueusement, le lieutenant à la porte du contrôle nous saluer, cet imbécile, et au-dessus de tout ça une énorme pancarte, déjà décolorée : « Soyez les bienvenus, messieurs les Visiteurs ! » Tender faillit leur faire un signe d’adieu, mais je lui balançai un tel coup dans les côtes que toutes ces cérémonies s’envolèrent de sa tête. Adieu, je t’en ficherai, des adieux !…

Nous flottâmes.

À droite, il y avait notre institut, à gauche – le Quartier Pestiféré et nous avancions d’un jalon à l’autre exactement au milieu de la rue. Eh bien, ça fait un bail que personne n’y avait marché ni roulé ! L’asphalte est tout craquelé, l’herbe pousse dedans, mais c’est encore notre herbe à nous, l’herbe humaine. Quant au trottoir gauche, il y poussait déjà des piquants noirs et d’après ces piquants on voyait avec quelle exactitude la Zone se délimitait : les broussailles noires près du pavé semblaient être fauchées. Non, ces Visiteurs étaient quand même des gars corrects. Il est vrai qu’ils avaient fait plein de saloperies, mais ils s’étaient déterminé eux-mêmes une limite. Parce que même le « duvet brûlant » ne vient pas de la Zone sur notre côté, jamais de la vie, bien qu’on voie que le vent le balade dans tous les sens…

Les maisons du Quartier Pestiféré sont pelées, mortes ; cependant, presque toutes les vitres dans les fenêtres sont intactes, mais sales et à cause de ça elles semblent aveugles. La nuit, quand on rampe devant, on voit très bien que quelque chose luit derrière, comme si c’était de l’alcool en train de brûler, avec des flammèches bleuâtres. C’est la « gelée de sorcière » qui monte des caves. Sinon, à première vue, c’est un quartier comme un autre, des maisons ordinaires, sauf qu’elles demandent à être ravalées. La seule différence, c’est qu’on ne voit personne. À propos, dans cette maison en briques habitait avant notre professeur d’arithmétique, surnommé Virgule. C’était un casse-pieds et un raté, sa deuxième femme le quitta juste avant la Visite et sa fille avait une taie sur l’œil. Je me souviens que nous la taquinions jusqu’aux larmes. Quand la panique commença, avec tous les autres, vêtu de son seul linge de corps, il courut vers le pont ; six bornes d’affilée sans s’arrêter. Après, il resta longtemps malade de la peste, sa peau tomba, ses ongles aussi. Presque tous les habitants de ce quartier eurent cette maladie, c’est pourquoi on l’appelle Pestiféré. Certains moururent, mais en majorité c’était des vieux, et encore, quelques-uns restèrent en vie. Personnellement, je ne pense pas qu’ils sont morts à cause de la peste. C’est la peur qui les tua. C’était vraiment terrifiant. Ceux qui vivaient là eurent la peste. Mais ceux des trois autres quartiers devinrent aveugles. Maintenant c’est comme ça qu’ils s’appellent, ces quartiers : le Premier Aveugle, le Deuxième Aveugle… Ce n’est pas que les gens devenaient complètement aveugles, mais presque. Ça s’appelle l’héméralo… quelque chose. À propos, on raconte que ce n’est pas à cause d’une explosion de lumière, bien que l’explosion y fût aussi, mais à cause d’un bruit tonitruant. Ils disent que ça a fait un tel boucan qu’ils sont sur le coup devenus aveugles. Les docteurs, ils leur disent : un phénomène pareil est impossible, rappelez-vous bien comment les choses se sont passées ! Non, s’obstinent-ils : un tonnerre assourdissant qui les a rendus aveugles. Et, par-dessus le marché, à part eux, personne ne l’a entendu, ce tonnerre…

Oui, tout est comme si rien ne s’était passé. Voilà un kiosque en verre, flambant neuf. Un landau d’enfant dans les portes : on dirait que même les draps y sont propres. Seules, les antennes clochent : elles sont toutes couvertes d’espèce d’algues genre chanvre. Ça fait longtemps que nos binoclards se pourlèchent les babines en louchant sur ces chanvres, ils voudraient bien pouvoir regarder de près ce que c’est, vu qu’ils n’existent nulle part ailleurs sauf dans le Quartier Pestiféré et qu’on ne les voit que sur les antennes. Et, surtout, c’est tout près, juste sous les fenêtres. L’année dernière, ils ont eu une fameuse idée : ils descendirent d’un hélicoptère une ancre au bout d’un câble d’acier et attrapèrent un chanvre. L’hélicoptère se mit à tirer et soudain… Que vit-on ? L’antenne fume, l’ancre fume et le câble, lui aussi, est en train de fumer. Il ne fume pas simplement, il fume avec un sifflement méchant, comme un serpent à sonnette. Le pilote, bien que lieutenant, pigea rapidement de quoi il retournait, décrocha le câble et se barra à toute berzingue… Le voilà, ce câble, qui pend presque par terre, tout recouvert de chanvre…

De cette façon, doucement, nous flottâmes jusqu’au bout de la rue, au tournant. Kirill me regarda : faut-il tourner ? Je lui fis un signe de la main : en avant à la plus petite vitesse ! Notre « savate » bifurqua et se dirigea à la plus petite vitesse au-dessus des derniers mètres du sol humain. Le trottoir est de plus en plus près, voilà l’ombre de la « savate » qui tombe sur les piquants… Ça y est, la Zone ! Et aussitôt, une de ces chairs de poule… Chaque fois je l’ai, cette chair de poule, et jusqu’à maintenant je ne sais pas si c’est la Zone qui m’accueille de cette manière ou si c’est mes nerfs de stalker qui ne sont plus ce qu’ils étaient. Et chaque fois, je me dis : dès mon retour, je vais demander si les autres ressentent la même chose, et chaque fois j’oublie.

Bon, nous rampons ainsi, tout doucement, au-dessus d’anciens potagers, le moteur sous nos pieds bourdonne sans à-coups, tranquillement, lui ne s’en fait pas, lui, on n’y touchera pas. Et c’est là que mon brave Tender lâche. Nous n’avions pas encore eu le temps d’arriver au premier jalon, qu’il se met à jacasser. Comme le font habituellement les novices dans la Zone : ses dents claquent, son cœur flanche, il ne sait plus où il en est, il a honte, mais il ne peut pas se retenir. À mon avis, chez eux c’est comme un rhume qui ne dépend pas de l’homme. Le nez coule et rien n’y fait. Dieu ce qu’ils peuvent raconter ! Tantôt ils s’extasient devant le paysage, tantôt ils déballent leurs idées sur les Visiteurs, tantôt n’importe quoi n’ayant aucun rapport avec le boulot, tout comme Tender qui s’est mis à débiter des fadaises sur son nouveau complet et n’arrive plus à s’arrêter. Combien il l’avait payé, et il faut voir la qualité de la laine, et comment son tailleur lui avait changé les boutons…

« Tais-toi », dis-je.

Il me regarde avec tristesse, claque de la langue et reprend : combien il a fallu de soie pour la doublure. Entre-temps, les potagers se terminent, au-dessous de nous s’étale le terrain vague d’argile où autrefois il y avait le dépôt d’ordures de la ville. Subitement, je sens un petit vent. Il y a un instant, il n’y avait pas de vent et voilà que, soudain, ça souffle, la poussière tourbillonne et il me semble entendre quelque chose.

« Ta gueule ! » dis-je à Tender.

Non, il n’arrive pas à la boucler. À présent le voilà qui se lance sur le crin. Dans ce cas, tu m’excuseras, mais…

« Stop », dis-je à Kirill.

Il freine aussitôt. Il est bien, ce gars, il a de bonnes réactions. Je prends Tender par l’épaule, le tourne vers nous et lui donne un bon coup de ma paume sur la visière. Le pauvre bougre, il pique du nez dans la vitre, ferme les yeux et se tait. Dès qu’il s’est tu, j’entends : brrr-brrr… Kirill me regarde, les dents serrées, les lèvres retroussées. Je lui fais un signe : attends, attends, pour l’amour de Dieu, ne bouge pas ! Mais lui aussi, il entend ce crépitement et, comme chaque novice, il n’a qu’une idée : agir, faire quelque chose. « Marche arrière ? » murmure-t-il. Je secoue désespérément la tête, le menace de mon poing droit devant son casque pour lui dire d’arrêter. Je vous jure, avec ces novices, on ne sait plus quoi faire : regarder autour, ou bien les surveiller, eux. C’est alors que tout sort d’un coup de ma tête : au-dessus d’un tas de vieilles ordures, de débris de verre et de je ne sais quelles chiffes, rampe une espèce de tremblement, de frémissement, genre air chaud à midi au-dessus d’un toit de fer. Le voilà qui surmonte une butte et qui avance tout droit en coupant notre chemin, juste à côté du jalon ; en cours de route, il s’arrête, reste sans bouger une demi-seconde – ou c’est une idée que je me fais ? – et s’étire dans le champ, derrière les buissons, les haies de bois pourri, vers le cimetière de vieilles voitures.

Le diable les emporte, ces binoclards, ils n’ont pas trouvé un meilleur parcours : en plein creux ! Moi aussi, évidemment, je ne vaux pas mieux : où étaient mes yeux de crétin quand je m’extasiais devant leur carte ?

« Vas-y, la petite vitesse en avant, dis-je à Kirill.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Va savoir !… C’était et ce n’est plus, Dieu merci. Je t’en prie, boucle-la. Pour l’instant, tu n’es pas un homme, pigé ? Pour l’instant, tu es une machine, mon levier… »

Là, je me ressaisis, vu que moi aussi, je semble en train de contracter la maladie de la parlote.

« Terminé, dis-je. Plus un mot. »

Si je pouvais m’envoyer ne serait-ce qu’une gorgée ! Je vais vous dire une chose : ces scaphandres, ça vaut rien. J’ai pas mal vécu sans eux et je vivrai encore autant, mais dans un moment pareil, sans une bonne gorgée… Bon, passons.

Ce petit vent paraît être tombé, tout autour on n’entend rien de méchant, juste le moteur qui ronronne calmement, comme endormi. Le soleil, la chaleur… une brume au-dessus du garage… tout paraît normal, les jalons défilent les uns après les autres, Tender se tait, Kirill se tait, ils apprennent le métier, mes novices. Ne vous en faites pas, les gars, dans la Zone aussi on peut respirer si on sait comment faire… Le voilà, le jalon vingt-sept : une perche en fer avec en haut un disque rouge « numéro 27 ». Kirill me regarde, je lui fais un signe de tête et la « savate » s’arrête.

C’est fini, la rigolade, passons aux choses sérieuses. À présent, l’essentiel pour nous, c’est un calme absolu. On n’est pas pressé, il n’y a pas de vent, la visibilité est bonne, on voit tout. Le voilà, le caniveau où Mollusque a clamecé, on y aperçoit quelque chose de bariolé, il se peut que ce soient ses fringues. C’était vraiment une petite gouape, que son âme repose en paix : radin, bête, sale. Seuls les types comme lui se mettent en cheville avec Charognard. Charognard Barbridge les repère à dix kilomètres et les ramène à lui… Remarquez, la Zone ne demande pas si tu es un homme bien ou pas. Il en résulte qu’on doit remercier ce Mollusque : c’est vrai que t’étais bête, c’est vrai que personne ne se souvient de ton nom réel, mais n’empêche que c’est toi qui as indiqué aux gens intelligents là où il ne fallait pas mettre les pieds… Bon. Bien sûr, le mieux pour nous est maintenant d’arriver jusqu’à l’asphalte. L’asphalte est lisse, on y voit tout. En plus, il y a une fissure que je connais. Seulement, je n’aime pas ces petites buttes ! Si on va droit vers l’asphalte, il faudra marcher entre les buttes. C’est tout juste si elles ne te rigolent pas au nez, elles t’attendent. Eh non, mes petites chéries, je ne vais pas passer entre vous. Le deuxième commandement du stalker : à droite ou à gauche, tout doit être net à cent pas. La butte gauche, on peut la dévaler… Il est vrai que je ne sais pas ce qu’il y a derrière. D’après la carte, 0n dirait qu’il n’y a rien, mais qui croit les cartes ?…

« Écoute, Red, me chuchote Kirill. Pourquoi ne pas sauter, hein ? On fait une vingtaine de mètres en haut et on redescend tout de suite, on va se retrouver pile devant le garage, qu’est-ce que tu en dis ?

— Tais-toi, crétin, dis-je. Ne me gêne pas, tais-toi.

Il veut monter. Et si on te cogne dessus, là, à vingt mètres de haut ? Il faudra te ramasser à la petite cuillère. Et si une « calvitie de moustique » survient quelque part ? Dans ce cas, même une petite cuillère serait inutile. Ces têtes brûlées, c’est un monde. Il tient pas en place, celui-là : et pourquoi ne pas sauter… Bref je vois comment il faut aller jusqu’à la butte et puis, on va s’arrêter et regarder. Je fourrai la main dans la poche, en sortis une poignée d’écrous. Je les montrai à Kirill et dis :

« Tu te rappelles l’histoire du Petit Poucet ? On te l’a apprise à l’école ? Eh bien, maintenant ça va être l’inverse. Regarde ! » Et je jetai le premier écrou. Pas loin, comme il se doit. Une dizaine de mètres. L’écrou passa normalement. « Tu as vu ?

— Et alors ? dit-il.

— Pas “et alors” ! Je te demande, tu as vu ?

— Oui.

— Maintenant, avance la “savate” vers l’écrou et arrête-toi à deux pas de lui. Compris ?

— Compris. Tu cherches les graviconcentrés ?

— Je sais ce que je cherche. Attends, je vais en jeter encore un. Regarde où il va tomber et ne le lâche plus des yeux. »

Je jetai encore un écrou. Bien sûr, il passa tout aussi normalement et tomba à côté du premier.

« Vas-y », dis-je.

Il avança la « savate ». Son visage est devenu calme et serein : il avait compris. Parce que eux, ces binoclards, ils sont comme ça. Pour eux, une seule chose compte : inventer le nom. Tant qu’ils ne l’ont pas inventé, ils font pitié à regarder, crétins comme pas deux. Mais dès qu’ils ont inventé je ne sais quel graviconcentré, là, on jurerait qu’ils ont tout compris et que la vie redevient belle aussi sec.

Nous suivîmes le premier écrou, le deuxième, le troisième. Tender soupirait, piétinait sur place et bâillait nerveusement sans arrêt, accompagnant ses bâillements d’une espèce de gémissement de chien. Le pauvre, il est mal en point. Ça ne fait rien, il ne s’en sentira que mieux après. Aujourd’hui il va perdre quatre ou cinq kilos, c’est plus efficace que n’importe quel régime… Je jetai le quatrième écrou. Et celui-ci, justement, ne passa pas. Je ne pouvais pas expliquer ce qui n’allait pas, mais je sentis qu’il y avait quelque chose, alors, je saisis Kirill par la main. « Arrête-toi, dis-je, et ne bouge pas… » Je pris le cinquième écrou et l’envoyai plus haut et plus loin. La voilà, la « calvitie de moustique ! » L’écrou partit vers le haut normalement, il commença à tomber aussi normalement, mais à mi-chemin, ce fut comme si quelqu’un l’avait tiré de côté avec une telle force qu’il s’enfonça dans l’argile et disparut. « T’as vu ? dis-je en un murmure. – Je ne l’ai vu qu’au cinéma », dit-il, en s’élançant en avant. C’est tout juste s’il ne dégringola pas de la « savate ». « Lance encore un écrou, d’accord ? »

Que voulez-vous faire, rire ou pleurer ? Encore un écrou ! Parce qu’il s’imagine qu’avec encore un écrou on s’en tirera ! Leur science, je vais vous dire !… Bon, je jetai encore dix écrous pour cerner la « calvitie ». À vrai dire, sept auraient suffi, mais j’en jetai un spécialement pour lui, pile au milieu pour qu’il admirât son graviconcentré. L’écrou s’enfonça dans l’argile comme si c’était un poids de cent kilos. Boum ! et plus rien, juste un trou dans la terre. Kirill gémit presque de plaisir.

« Bon, dis-je. On s’est payé une petite distraction, maintenant, ça suffit. Regarde par ici. Je vais en jeter un qui passera, ne le quitte pas des yeux. »

Nous contournâmes cette « calvitie de moustique » et montâmes sur la butte. Cette butte n’était pas plus grande qu’une crotte de chat et jusqu’à maintenant je ne l’avais jamais remarquée. Ouais… Nous nous arrêtâmes en l’air. L’asphalte était à portée de la main, à une vingtaine de pas, en tout et pour tout. L’endroit on ne peut plus net, on voyait chaque brin d’herbe, chaque fissure. Quoi de plus simple, semblait-il ? Jette le boulon et en avant la musique !

Je ne pouvais pas le jeter.

Moi-même, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, mais je ne me décidais toujours pas à le jeter.

« Qu’est-ce que tu as ? dit Kirill. Pourquoi on n’avance pas ?

— Attends, dis-je. Tais-toi, pour l’amour de Dieu. »

Voilà, pensai-je, je vais lancer mon écrou, nous passerons, peinards, comme sur des roulettes, pas un brin d’herbe ne bougera, juste une demi-minute et puis, c’est l’asphalte… Soudain, je me couvris de sueur. Elle m’inonda même les yeux. Je sus alors que je ne jetterais pas l’écrou. Pas là-bas. À gauche, tant que vous voulez. Il est vrai que le chemin par là est plus long, j’y vois aussi des cailloux pas très accueillants, mais je veux bien y lancer mon écrou. Quant à l’envoyer tout droit, jamais de la vie. Je jetai l’écrou à gauche. Kirill ne dit rien, tourna la « savate », l’approcha de l’écrou et ce n’est que là qu’il me regarda. Mon aspect ne devait pas être plaisant à voir, parce qu’il détourna aussitôt les yeux.

« Ça ne fait rien, lui dis-je. Par un détour c’est plus près. » Et je jetai le dernier écrou sur l’asphalte.

Après, tout devint très simple. Je retrouvai ma fissure, elle était nette, ma chérie, aucune saloperie ne poussait dedans, sa couleur était la même. Je la regardais et je m’en réjouissais doucement. Ma fissure nous amena droit aux portes du garage mieux que tous les jalons réunis.

J’ordonnai à Kirill de baisser la « savate » à un mètre et demi de hauteur, me couchai sur le ventre et commençai à regarder par les portes ouvertes. Au début, après le soleil, je ne voyais rien – tout était noir – puis, mes yeux s’habituèrent et je vis qu’au premier coup d’œil rien ne paraissait changé dans le garage. Le camion-benne était à sa place, dans le trou, flambant neuf, sans rouille, sans taches, et autour sur le sol de ciment tout était comme avant, probablement parce qu’il y avait encore très peu de « gelée de sorcière » dans le trou, depuis l’autre fois elle ne s’était pas encore répandue. Un seul truc me chiffonna : au fond du garage, là où se trouvaient des jerricans, se reflétait quelque chose d’argenté. Avant, cela n’y était pas. Bon, me dis-je, ça brille, laissons-le briller, on ne va pas rebrousser chemin à cause de ça. D’autant plus que ce reflet argentin n’avait rien de menaçant. Ça luisait juste un peu, et tranquillement, je dirais même tendrement… Je me relevai, secouai la poussière de mon ventre et regardai tout autour. Les voilà, les camions sur le terrain. Ils me parurent tout neufs, il me sembla même que depuis ma dernière expédition dans le coin ils étaient devenus encore plus neufs. Quant au pauvre camion-benne, il était rongé de rouille et n’en avait plus pour longtemps. Voilà le pneu que j’avais vu sur leur carte…

Ce pneu ne me plut pas. Il jetait une ombre pas normale. Le soleil se trouvait derrière notre dos, mais l’ombre du pneu s’étirait jusqu’à nous. Bon, ça ne fait rien, il est loin. Ça paraît aller, on peut travailler. Mais, quand même, qu’est-ce que c’est, ce reflet d’argent, là-bas ? Ou bien c’est mes yeux qui me jouent des tours ? Si je pouvais m’asseoir tranquillement, réfléchir, me demander pourquoi les reflets étaient juste au-dessus des jerricans, pourquoi il n’y en avait pas à côté, pourquoi le pneu jetait cette drôle d’ombre… Charognard Barbridge m’avait raconté quelque chose sur les ombres, quelque chose de bizarre, mais d’inoffensif… Ça arrive parfois aux ombres d’ici. Mais, quand même, qu’est-ce que c’est comme reflets argentés ? On dirait exactement des toiles d’araignée sur des arbres. Quel genre d’araignée l’avait tissée, j’aimerais bien le savoir. C’est que jamais encore je n’avais vu aucun insecte dans la Zone. Et, le pire, c’est que ma « creuse » était justement là, elle traînait à deux pas des jerricans. J’aurais dû la faucher l’autre fois, on n’aurait eu maintenant aucun souci. Mais c’est qu’elle est lourde, la salope, vu qu’elle est pleine. J’avais pu la soulever, mais la trimbaler sur le dos, en plus la nuit, en plus à quatre pattes… Celui qui n’a jamais porté de « creuses », il n’a qu’à essayer : c’est la même chose que transbahuter vingt litres d’eau sans seaux… Alors, j’y vais ou pas ? Il faut y aller. Si je pouvais boire un coup… Je me tournai vers Tender et je dis :

« Maintenant, Kirill et moi, on va aller dans le garage. Toi, tu restes ici à titre de conducteur. Ne touche pas aux commandes sans mes ordres, quoi qu’il arrive, même si la terre s’enflamme sous tes pieds. Si tu paniques et que tu te barres, je te retrouverai même dans l’autre monde. »

Il hocha sérieusement la tête : ne t’inquiète pas, je ne paniquerai pas. Son nez ressemblait fortement à une prune. Il faut dire que je n’avais pas cogné de main morte… Bon, je déroulai des câbles tout doucement, regardai encore une fois ces reflets d’argent, fis un signe à Kirill et commençai la descente. Je me posai sur l’asphalte et j’attendis qu’il descende par l’autre câble.

« Ne te dépêche pas, lui dis-je. Ne te presse pas. Ça fera moins de remous. »

Donc, nous voilà avec lui sur l’asphalte, la « savate » se balance à côté de nous, les câbles bougent sous nos pieds. Tender pointe sa caboche par-dessus la rampe, nous regarde, les yeux pleins de désespoir. Il faut y aller. Je dis à Kirill :

« Suis mes traces, à deux pas de distance, vise mon dos et ne baye pas aux corneilles. »

Et j’avançai. Je m’arrêtai sur le seuil, regardai autour. Quand même, c’est tellement plus simple de travailler le jour que la nuit ! Je me souviens que j’étais couché là, sur ce même seuil. Il faisait noir comme dans l’oreille d’un Noir, la « gelée de sorcière » pointait ses langues bleues, semblables aux flammèches de l’alcool hors du trou et, le comble, n’éclairait rien du tout, la saloperie. Tout paraissait même encore plus sombre à cause de ces langues. Tandis que maintenant, c’est autre chose ! Les yeux sont habitués à l’obscurité, tout est parfaitement visible, on voit même la poussière dans les coins les moins éclairés. Effectivement, quelque chose d’argenté luisait dedans, des fils argentés montaient des jerricans jusqu’au plafond, ça ressemblait beaucoup à des toiles d’araignée. Il se peut que ce soit elles, mais il vaut mieux rester loin. C’est là que je fis une bourde. J’aurais dû mettre Kirill à côté de moi, attendre que ses yeux, eux aussi, s’habituent à la semi-obscurité et lui montrer ces toiles d’araignée, les lui montrer du doigt. Et moi j’étais habitué à travailler seul. Mes yeux voyaient bien et j’oubliai ceux de Kirill.

Je marchai dans le garage et me dirigeai droit vers les jerricans. Je m’accroupis devant la « creuse » qui paraissait nette, sans toiles d’araignée. J’en pris un côté et dis à Kirill :

« Allez, attrape, mais ne la fais pas tomber, elle est lourde… »

Je levai les yeux sur lui et eus le souffle coupé : je ne pouvais pas prononcer le moindre mot. Je voulais lui crier : attends, ne bouge pas – et je n’y arrivais pas. D’ailleurs, même si j’avais pu, je n’aurais pas eu le temps. Tout se passa bien trop vite. Kirill enjamba la « creuse », se détourna des jerricans et voilà que tout son dos pénétra dans cette chose argentée. Je ne réussis qu’à fermer les yeux. Tout se figea en moi, je n’entendais rien, rien sinon ces toiles d’araignée qui se déchiraient. Avec un craquement faible, sec, comme de la vraie toile d’araignée, mais, bien sûr, en plus fort. J’étais donc assis les yeux fermés, ne sentant ni mes bras ni mes jambes et Kirill dit :

« Alors, on soulève ?

— On soulève », dis-je.

Nous soulevâmes la « creuse » et la portâmes vers la sortie, marchant de côté. Elle était tellement lourde, la salope, que même à deux il était dur de la trimbaler. Nous sortîmes au soleil, nous nous arrêtâmes près de la « savate ». Tender nous tendait déjà ses paluches.

« Eh bien, dit Kirill. Un, deux…

— Non, dis-je. Attends. Posons-la d’abord. »

Nous la posâmes.

« Tourne-toi, dis-je. Montre ton dos. »

Sans un mot, il obéit. Je regardai son dos : il n’y avait rien. Je regardai bien de tous les côtés – rien. Alors, je me tournai et je regardai les jerricans. Là non plus – rien.

« Écoute, dis-je à Kirill, tout en louchant sur les jerricans. Tu as vu la toile d’araignée ?

— Quelle toile d’araignée ? Où ?

— Bon, dis-je. Dieu a été miséricordieux pour nous. »

N’empêche que je pensai : ça, ce n’est pas encore certain.

« Bien, dis-je, prends-la. »

Nous chargeâmes la « creuse » sur la « savate » et la posâmes sur sa base pour qu’elle ne roule pas. La voilà, notre petite chérie, toute neuve, toute propre. Le soleil joue sur le cuivre et la garniture bleue entre les disques miroite comme dans une légère brume irisée. À présent, on voit que ce n’est pas une « creuse », mais un genre de récipient, style pot de verre avec du sirop bleu. Après l’avoir admiré, nous grimpâmes dans la « savate » et, sans discours inutiles, nous mîmes le cap sur le chemin de retour.

Quand même, ces savants se la coulent douce ! Premièrement, ils travaillent le jour. Deuxièmement, il ne leur est difficile que d’aller dans la Zone, parce que pour le retour, la « savate » les conduit toute seule : elle possède un dispositif, une espèce de trajectographe, si on peut dire, qui la dirige en empruntant exactement le trajet qu’elle avait pris pour venir. Nous flottions ainsi en sens inverse, répétant toutes nos manœuvres, nous nous arrêtions, restions un peu suspendus et reprenions notre chemin, en passant par-dessus mes écrous. Tout juste si on ne pouvait pas les ramasser dans un sac.

Évidemment, mes novices reprirent aussitôt du poil de la bête. Ils tournaient la tête dans tous les sens. Presque plus de traces de peur, seulement la curiosité et la joie que tout se soit bien terminé. Ils se mirent à jacasser. Tender agita les bras et prévint que dès qu’il aurait déjeuné, il reviendrait immédiatement dans la Zone pour tracer le parcours jusqu’au garage. Kirill, lui, me prit par la manche et se mit à m’expliquer son graviconcentré, autrement dit, la « calvitie de moustique ». Je n’y arrivai pas tout de suite, mais je les domptai. Je leur racontai tranquillement combien d’imbéciles s’étaient fait casser la gueule au retour, justement en étant trop joyeux. « Taisez-vous, leur dis-je, et regardez bien tout autour, sinon il vous arrivera la même chose qu’à Courtaud-Lindon. » Mes paroles eurent de l’effet. Ils ne demandèrent même pas ce qui était arrivé à Courtaud-Lindon. Nous flottions ainsi dans le silence et moi, je ne pensais qu’à une chose : comment je vais dévisser le bouchon. Je m’imaginais toutes les variantes de la façon dont j’allais boire la première gorgée, mais de temps en temps, la toile d’araignée brillait devant mes yeux.

Bref, nous sortîmes de la Zone, on nous fourra ensemble avec la « savate » dans « la mort parfumée des poux » ou, si on veut parler d’une manière scientifique, dans le hangar sanitaire. On nous y lava dans trois eaux bouillantes et trois alcalis, on nous passa à je ne sais quels rayons à la gomme, on nous parsema d’une poudre, puis on nous lava de nouveau, enfin on nous sécha et on nous dit : « Ça va, les gars, vous êtes libres ! » Tender et Kirill transportèrent la « creuse ». Le monde qui accourut les voir, c’est dingue, impossible de s’en approcher, mais voilà ce qui est typique : les curieux ne faisaient que regarder et émettre des exclamations joyeuses. Quant à proposer d’aider des gens fatigués, ça, on pouvait toujours courir… Bon, passons, tout ça ne me regardait pas. À présent, plus rien ne me regardait…

Je retirai mon costume spécial, le jetai par terre – ces larbins de sergents le ramasseront – et fonçai dans la douche parce que j’étais trempé de sueur de la tête aux pieds. Je m’enfermai dans la cabine, sortis la flasque, dévissai le bouchon et m’y collai comme une punaise. Me voilà assis sur le banc, les genoux vidés, la tête vidée, l’âme vidée en train de siffler de l’alcool comme de l’eau. Je suis vivant. La Zone m’a lâché. Elle m’a lâché, la salope. Ma chère garce. La vache. Je suis vivant. Jamais les novices ne pourront comprendre. Personne d’autre qu’un stalker ne pourra jamais comprendre. Les larmes coulent sur mes joues : des larmes d’alcool ou d’autre chose que j’ignore. Je pompai la flasque. Moi, je suis mouillé, elle est sèche. Bien sûr, il me manque une dernière gorgée. Bon, ça c’est réparable. À présent tout est réparable. Je suis vivant. J’allumai une cigarette, sans bouger du banc. Puis, je sentis que je commençais à récupérer. La pensée de la prime me vint à l’esprit. Côté prime dans notre institut, c’est vachement bien fait. Aussitôt rentré, on peut aller chercher son enveloppe. Il se peut même qu’on me l’apporte ici, dans la douche.

Doucement, je me mis à me déshabiller. J’enlevai ma montre, je regardai et je vis que nous étions restés dans la Zone cinq heures et quelques minutes, messieurs ! Cinq heures. J’en eus un frisson. Oui, messieurs, dans la Zone le temps n’existe pas. Cinq heures… Mais, en réfléchissant bien, cinq heures, qu’est-ce que c’est pour un stalker ? On crache et on oublie. Parce que parfois c’est douze heures. Vingt-quatre heures. Si t’as pas eu le temps de tout terminer la nuit, tu passes la journée entière dans la Zone, la gueule dans la terre, et tu ne pries même plus, c’est plutôt un délire que tu as et tu ne sais pas toi-même si tu es vivant ou mort… La seconde nuit, tu termines ton boulot, tu te faufiles avec ta gratte vers le cordon, et là, c’est des patrouilles à la mitrailleuse ; ces crapauds, ils te détestent, ils n’ont aucun plaisir à t’arrêter, ils ont de toi une trouille bleue parce qu’ils te croient contagieux, ils ne cherchent qu’à te descendre, et c’est eux qui ont tous les atouts : après, essaie d’aller prouver qu’on t’a descendu illégalement… Donc, de nouveau, tu es la gueule dans la terre en train de prier jusqu’à l’aube, et de nouveau tu attends la nuit, tandis que ta gratte est à côté de toi et tu ne sais même pas si elle est simplement à côté et rien d’autre, ou si elle est en train de te tuer doucement. Ou encore, ce qui est arrivé à Iskhac le Musclé : il s’était coincé à l’aube dans un endroit découvert. Il avait perdu son chemin et s’était coincé entre deux caniveaux sans pouvoir aller ni à droite ni à gauche. On lui avait tiré dessus deux heures durant, sans succès. Deux heures durant il avait fait semblant d’être mort. Enfin, Dieu merci, ils le crurent et partirent. Je le vis plus tard et ne le reconnus pas : brisé, à ne plus être un homme…

J’essuyai les larmes et fis couler l’eau. Je me lavai un bon bout de temps. À l’eau chaude, à l’eau froide et de nouveau à l’eau chaude. J’usai un morceau entier de savon. Puis, j’en eus assez. J’arrêtai la douche et entendit quelqu’un taper à la porte. La voix de Kirill gueulait gaiement :

« Hé, Stalker, tire-toi de là ! Ça sent le pognon !

Le pognon, c’est bien. J’ouvris la porte, je vis Kirill tout nu, juste en slip, hilare, sans mélancolie aucune, me tendre une enveloppe.

« Tiens, dit-il. C’est de la part de l’humanité reconnaissante.

— Ton humanité, je m’en fous ! Combien y a-t-il ?

— À titre d’exception et pour t’être conduit héroïquement dans des circonstances dangereuses : deux honoraires ! »

Oui. Ça, c’est une vie. Si ici on me payait deux honoraires pour chaque « creuse », il y a belle lurette que j’aurais envoyé Ernest se faire pendre.

« Alors, tu es content ? demanda Kirill, rayonnant comme une pleine lune.

— Ça peut aller, dis-je. Et toi ? »

Il ne dit rien. Il m’étreignit par le cou, me serra contre sa poitrine couverte de sueur, me repoussa et disparut dans la cabine voisine.

« Hé ! lui criai-je dans le dos. Et Tender ? Il doit être en train de laver son caleçon, pardi !

— Tu veux rire ? Tender est entouré de journalistes, si tu pouvais voir l’air important qu’il a… Il leur expose d’une façon très compétente…

— De quelle façon, tu dis ?

— Compétente.

— Bien, sir ! dis-je. La prochaine fois je prendrai un dictionnaire. » Et là, ce fut comme si j’avais reçu une décharge électrique. « Attends, Kirill, dis-je. Viens ici.

— Mais je suis tout nu, dit-il.

— Viens, je ne suis pas une bonne femme ! »

Il sortit. Je le pris par les épaules, regardai son dos. Non, ça m’avait semblé. Un dos propre. Des filets de sueur séchés.

« Qu’est-ce qu’il t’a fait, mon dos ? » demanda-t-il.

Je donnai une bourrade à son corps nu, plongeai dans ma cabine et m’y enfermai. Ces foutus nerfs. Là-bas j’ai des visions, ici aussi j’ai des visions… Que tout ça aille au diable ! Aujourd’hui je vais me saouler comme un trou. Si seulement je pouvais plumer Richard, ça, ce serait chouette ! Jouer comme lui, ce salopard, c’est pas croyable… On ne peut le prendre avec aucune carte. J’ai déjà essayé de tricher, j’ai fait des signes de croix sur mes cartes sous la table, d’autres trucs aussi et toujours rien…

— « Kirill ! criai-je. Tu vas venir au Bortch ?

Pas au Bortch, mais au Borchtch, combien de fois faut-il te répéter…

— Arrête ton char ! C’est écrit Bortch. Te fourre pas chez nous avec tes lois. Alors, tu vas venir ou pas ? Si on pouvait plumer Richard…

— Je ne sais pas, Red. Toi, âme simple, tu ne peux pas comprendre quel truc nous avons apporté…

— Et toi, tu comprends ?

— En fait, moi non plus, je ne comprends pas. C’est vrai. Mais premièrement, je comprends maintenant à quoi servaient ces “creuses” et deuxièmement, si j’arrive à faire passer une petite idée à moi… J’écrirai un article et te le dédierai à toi personnellement : à Redrick Shouhart, noble stalker, avec toute ma vénération et ma reconnaissance.

— Et c’est là qu’on me collera au trou pour deux ans, dis-je.

— Oui, mais c’est pour l’amour de la science. Ce truc-là on va l’appeler : Bol de Shouhart. Ça sonne bien, non ? »

Pendant que nous bavardions, je m’habillais. Je fourrai ma flasque vide dans ma poche, comptai mon pognon et m’en allai.

« Salut, âme compliquée… »

Il ne répondit pas : l’eau coulait trop fort.

Je sortis et vis dans le couloir M. Tender en personne rouge et gonflé comme un dindon. Autour de lui, une foule : les employés de l’Institut, les journalistes et même deux sergents (sortant juste de déjeuner, encore en train de se fourrer le doigt dans la bouche). Tender, lui, jacassait : « La technique dont nous disposons donne pratiquement cent pour cent de garanties de succès et de sécurité… » Là, il me vit et s’éteignit quelque peu : il me sourit, me fit des signes de la main. Eh bien, me dis-je, il est temps de déguerpir. Je me lançai, mais trop tard. Derrière moi, quelqu’un courait déjà.

« Monsieur Shouhart ! Monsieur Shouhart ! Deux mots sur le garage !

— Je n’ai pas de commentaires à faire », répondis-je, passant au pas de course. Mais essayez donc de les semer, ces deux-là : l’un, avec un micro, court à droite, l’autre, avec l’appareil de photo, à gauche.

« Avez-vous vu quelque chose d’extraordinaire dans le garage ? Juste deux mots !

— Je n’ai pas de commentaires à faire ! » dis-je, tâchant de montrer ma nuque à l’objectif. « Un garage comme un autre…

— Je vous remercie. Quelle est votre opinion sur la turboplate-forme ?

— Excellente, dis-je, allant droit vers les toilettes.

— Que pensez-vous des buts de la Visite ?

— Adressez-vous aux savants », dis-je. Et oust, je m’enfermai.

Je les entendis gratter à la porte. Alors je leur dis à travers :

« Je vous conseille avec instance de demander à M. Tender pourquoi son nez est couleur de betterave. Modeste de nature, il se tait, mais c’était notre aventure la plus passionnante. »

Il fallait voir comme ils ont foncé ! Des chevaux de course, je vous jure. J’attendis une minute : tout paraissait calme. Je mis le nez dehors : personne. Alors, je repris mon chemin, en sifflotant. Je descendis au poste de contrôle, présentai mon laissez-passer à l’asperge et le vis qui me faisait un salut militaire. C’est que j’étais le héros du jour.

« Repos, sergent, dis-je. Je suis content de vous. »

Il ricana, ravi, comme si je lui avais fait je ne sais quel compliment.

« Toi, Rouquin, t’es un sacré zozo, dit-il. Je suis fier de te connaître.

— Alors, dis-je, tu sauras quoi raconter aux nanas dans ta Suède ?

— Tu parles ! dit-il. Elles vont me fondre entre les doigts comme des bougies ! »

Non, ce n’était pas un mauvais bougre. À parler franc, je n’aimais pas ce type d’hommes : grand avec les joues roses. Les nanas en sont folles, et pour quelle raison, je vous demande ? La taille, ça ne justifie pas… Me voilà donc en train de marcher dans la rue et de réfléchir à ce qui justifie cette folie. Le soleil brille. Tout autour, personne. Soudain, j’eus envie de voir Goûta à la seconde. Juste comme ça. La regarder, lui tenir la main. Après la Zone, c’est la seule chose qui reste : tenir une fillette par la main. Surtout si tu te rappelles tous ces racontars à propos des enfants de stalkers, comment ils sont… Eh non, Goûta, c’est pas pour maintenant. Pour l’instant il me faut au moins une bouteille d’alcool.

Je dépassai la station automobile et ce fut le cordon. Deux voitures de patrouille dans toute leur beauté, larges, jaunes, hérissées, les salopes, de projecteurs et de mitrailleuses et, bien sûr, des casques bleus. La rue est coupée, impossible de se frayer un passage. J’avançai, les yeux baissés. Il valait mieux que pour l’instant je ne les regarde pas. Dans la journée, il valait mieux que je ne les regarde pas du tout : il y avait deux ou trois types et j’avais peur de les reconnaître. Si je les reconnaissais, ça ferait un grand scandale. Je vous jure qu’ils avaient eu de la chance que Kirill m’ait convaincu d’entrer à l’Institut. À l’époque, je les cherchais, ces ordures, et Dieu m’est témoin que je les aurais zigouillées sans frémir…

Je traversai donc cette foule, l’épaule en avant, je m’en étais presque sorti et c’est là que j’entendis : « Hé, stalker ! » Bon, ça ne me regardait pas, je continuai mon chemin, je tirai une cigarette du paquet. Quelqu’un me rattrapa, me prit par la manche. Je secouai cette main et, me tournant de profil, demandai très poliment :

« Qu’est-ce que t’as à me chercher, mister ?

— Attends, stalker, dit-il. J’ai deux questions. »

Je levai les yeux sur lui : le capitaine Quaterblood. Une vieille connaissance. Complètement desséché, d’un drôle de jaune.

« Ah ! dis-je, je vous salue, mon capitaine. Comment va votre foie ?

— Toi, stalker, arrête ton baratin », dit-il, d’un ton fâché et il me transperça de son regard. « Dis-moi plutôt pourquoi tu ne t’arrêtes pas tout de suite quand on t’appelle ? »

Et voilà que deux casques bleus se pointèrent derrière son dos : les pattes sur les étuis, les yeux, on les voit pas, on ne voit que des mâchoires bougeant sous les casques. Où est-ce qu’on les trouve, de cet acabit, au Canada ? On nous les envoie pour se multiplier ou quoi ? Dans la journée, en général, je n’avais pas peur des patrouilles, mais ces crapauds étaient bien capables de me fouiller et en ce moment précis ça ne m’arrangeait guère.

« Ah ! c’est donc moi que vous avez appelé, mon capitaine, dis-je. Je vous ai pourtant entendu appeler un stalker…

— Parce que tu n’es plus stalker ?

— Dès que j’ai quitté la prison où j’ai été grâce à votre bonté, dis-je, je me suis rangé. Je vous remercie, mon capitaine, vous m’avez ouvert les yeux. Sans vous…

— Qu’est-ce que tu faisais dans l’avant-Zone ?

— Comment ? J’y travaille. Ça fait déjà deux ans. »

Pour terminer cette conversation désagréable, je tirai mon carnet et le présentai au capitaine Quaterblood. Il le prit, le feuilleta page par page, renifla chaque tampon, tout juste s’il ne les lécha pas. Il me rendit le carnet, l’air tout content, ses yeux brillaient, ses joues étaient devenues roses.

« Excuse-moi, Shouhart, dit-il. Je ne m’y attendais pas. Donc, mes conseils n’ont pas été inutiles pour toi. Eh bien, c’est magnifique. Tu peux me croire ou non, mais même à l’époque je pensais qu’on pouvait faire de toi quelqu’un de bien. Je n’arrivais pas à admettre qu’un gars comme toi… »

Et ainsi de suite… Bon, me dis-je, voilà encore un mélancolique que j’ai guéri, mais, bien sûr, j’écoute attentivement, je baisse timidement les yeux, j’opine, j’ouvre les bras et même, si ma mémoire est bonne, je gratte le trottoir du bout de mon pied, l’air gêné. Les gorilles dans le dos du capitaine écoutèrent un bout et, je le vis, furent écœurés. Ils déguerpirent pour aller là où c’était plus marrant. Quant au capitaine, il s’épanchait toujours sur mes perspectives : que le savoir, c’est la lumière, que l’ignorance, c’est la nuit noire, que le Seigneur Dieu aime et apprécie le travail honnête, bref, ce prêchi-prêcha déchaîné avec lequel le prêtre de la prison nous empoisonnait chaque dimanche. Moi, j’avais envie de boire à n’en plus tenir. Ça fait rien, me dis-je, mon brave Red, ça aussi, tu le surmonteras. Il le faut, Red, tiens bon ! Il ne pourra pas continuer longtemps au même rythme, le voilà déjà qui commence à suffoquer… Là, à mon grand bonheur, une des voitures de patrouille se mit à klaxonner. Le capitaine Quaterblood se retourna, poussa une exclamation de dépit et me tendit la main :

« Eh bien, dit-il. J’ai été content de découvrir en toi un honnête homme, Shouhart. Je m’enverrais volontiers un petit verre en ta compagnie à cette occasion. Il est vrai que je ne peux boire rien de fort, les docteurs me l’interdisent, mais une bière, je me l’enverrais avec plaisir. Seulement, tu vois, le service ! Ça ne fait rien, on se reverra. »

Dieu m’en garde, me dis-je. Mais je lui serrai la main, continuant à rougir et à agiter mon pied : tout ce qu’il voulait. Enfin, il partit et moi, je fonçai comme une flèche au Bortch.

À cette heure de la journée, le Bortch est vide. Ernest était derrière le zinc, en train de frotter des verres et de les regarder à la lumière. À propos, voilà une chose étonnante : à n’importe quel moment, ces barmen sont toujours en train de frotter des verres, comme si le salut de leurs âmes en dépendait. Ils sont bien capables de rester ainsi toute la sainte journée : ils prennent un verre, plissent les yeux, le regardent à la lumière, soufflent dessus et se mettent à le frotter, puis, de nouveau, le regardent, cette fois-ci par le fond et se remettent à refrotter…

« Salut, Ernie, dis-je. Arrête de le torturer, sinon tu vas y faire un trou ! »

Il me regarda à travers le verre, bougonna quelque chose qui semblait venir de son ventre et, sans un mot de trop, me versa quatre doigts d’alcool. Je grimpai sur un tabouret, avalai, fermai les yeux, secouai la tête et bus une autre gorgée. Le réfrigérateur cliquetait, un doux raclement sortait du juke-box, Ernest soufflait dans un autre verre, paix et tranquillité… Je terminai mon verre, le posai sur le zinc et Ernest, sans tarder, me versa encore quatre doigts de liquide transparent.

« Alors, ça va mieux ? marmonna-t-il. Tu te dégèles, stalker ?

— Ton affaire, c’est frotter, dis-je. Tu sais, il était une fois un type qui lui aussi, frottait, frottait et finit par évoquer un méchant esprit. Après, il se l’est coulée douce.

— Qui ça ? demanda Ernie, incrédule.

— Il y avait ici autrefois un barman, répondis-je. Avant toi.

— Et alors ?

— Rien. Pourquoi, penses-tu, qu’il y a eu la Visite ? Il frottait, il frottait et voilà… Qui, crois-tu, est venu nous visiter, hein ?

— Quel baratineur tu es », dit Ernie, approbateur.

Il passa à la cuisine et revint avec une assiette pleine de saucisses grillées. Il posa l’assiette devant moi, m’approcha du ketchup et se remit à frotter les verres. Ernest connaît son boulot. Son œil ne le trompe pas, il voit tout de suite qu’un stalker revient de la Zone, qu’il y a de la gratte et il sait de quoi ce stalker a besoin. C’est vraiment un bon pote, Ernie ! Un bienfaiteur de l’humanité.

Ayant terminé les saucisses, j’allumai une cigarette et commençai à calculer en gros combien Ernest gagnait sur nous. Je ne connais pas les prix pour la gratte en Europe, mais j’avais entendu dire vaguement que, par exemple, une « creuse » vaut pas loin de deux mille cinq, tandis qu’Ernie ne nous donne que quatre cent. Les « piles » y coûtent au moins cent ronds, et nous, on n’en reçoit que vingt dans le meilleur des cas. Le reste doit être dans le même style. Il est vrai que transporter la gratte en Europe n’est pas gratuit, c’est sûr. Il faut mouiller les uns, mouiller les autres, le chef de station, lui aussi, est certainement entretenu par eux… Bref, en réfléchissant bien, Ernest ne gagne pas des fortunes : quinze ou vingt pour cent, pas plus, et s’il se fait prendre, c’est dix ans garantis…

Là, je ne sais quel type poli interrompit mes pieuses méditations. Je ne l’entendis même pas entrer. Il surgit près de mon coude droit et demanda :

« Vous permettez ?

— Quelle question ! dis-je. Je vous en prie. »

Un type petit, maigrichon, avec un nez pointu et un nœud papillon. J’avais déjà vu sa photo quelque part, seulement je ne me souvenais pas où. Il escalada un tabouret et dit à Ernest :

« Un bourbon, s’il vous plaît ! » Et, aussitôt, à moi : « Excusez-moi, mais il me semble vous connaître. Vous travaillez à l’Institut international, n’est-ce pas ?

— Oui, dis-je. Et vous ? »

Il tira habilement de sa poche une carte de visite et la posa devant moi. Je lus : « Alois Makno, agent plénipotentiaire du Bureau d’émigration. » Bien sûr que je le connaissais. Il se collait aux gens pour les pousser à quitter la ville. Quelqu’un avait terriblement besoin que nous quittions tous la ville. Déjà, vous voyez, à Harmont il ne restait que la moitié de l’ancienne population. Mais non, il leur fallait déblayer complètement le terrain. Je repoussai la carte de l’ongle et lui dis :

« Non, merci beaucoup. Ça ne m’intéresse pas. Voyez-vous, je rêve de mourir dans ma patrie.

— Pourquoi donc ? demanda-t-il vivement. Excusez mon indiscrétion, mais qu’est-ce qui vous retient ici ? »

Comme si j’allais lui dire pour de vrai ce qui me retenait ici…

« Comment donc ! dis-je. Les doux souvenirs de l’enfance. Le premier baiser dans le jardin municipal. Maman, papa. Comment je m’étais saoulé la première fois dans ce bar. Le poste de police cher à mon cœur… » Là, je sortis de ma poche un mouchoir sale et le serrai contre mes yeux. « Non, dis-je. Pour rien au monde ! »

Il rit, lampa son bourbon et prononça d’un ton méditatif :

« Vous autres, Harmontois, je n’arrive pas à vous comprendre. La vie dans votre ville est dure. Le pouvoir est entre les mains des organisations militaires. L’approvisionnement laisse à désirer. La Zone est à deux pas. Vous vivez comme sur un volcan. À n’importe quel moment, il peut éclater une épidémie ou quelque chose de pire… Je comprends les vieillards. Il leur est difficile de quitter leur nid. Mais vous… Quel âge avez-vous ? Vingt-deux, vingt-trois ans, pas plus… Comprenez bien, notre Bureau est un organisme de bienfaisance, nous ne retirons de notre activité aucun profit. Simplement, nous voudrions que les gens quittent cet endroit diabolique et réintègrent la vraie vie. N’oubliez pas que nous garantissons la prime de déménagement, l’emploi dans le nouvel endroit et aux jeunes comme vous, la possibilité de faire des études… Non, je ne comprends pas.

— Ainsi, dis-je, personne ne veut partir ?

— On ne peut pas dire personne… Certains acceptent, surtout les gens qui ont une famille. Mais les jeunes et les vieux… Que trouvez-vous à cette ville ? C’est un trou, la province… »

Là, j’explosai.

« Monsieur Alois Makno ! dis-je. Tout est vrai. Notre ville est un trou. Elle a toujours été un trou et elle le reste. Seulement maintenant, c’est un trou dans l’avenir. À travers ce trou nous pomperons de telles choses dans votre monde minable que tout y sera changé. La vie sera autre, juste, chacun aura ce qu’il voudra. Le voilà, votre trou. À travers ce trou viennent des connaissances. Et quand nous posséderons la connaissance, nous ferons en sorte que tout le monde soit riche, nous volerons jusqu’aux étoiles, et partout où on veut. Voilà comment il est, notre trou… »

Là, je coupai net, car je vis qu’Ernest m’observait avec un étonnement démesuré. Je me sentis mal à l’aise. En général, je n’aime pas répéter les paroles des autres, même si elles me plaisent. D’autant plus que dans ma bouche ça sonne tout tarabiscoté. Quand c’est Kirill qui parle, on n’en a jamais assez, on oublie même de fermer son bec. Quant à moi, on dirait que j’expose la même chose, mais ça ne fait pas le même effet. Il se peut que c’est parce que Kirill n’a jamais déposé sa gratte sous le zinc d’Ernest. Bon, passons…

Là, mon brave Ernie se rattrapa et me versa rapidement au moins six doigts, histoire de « Reprends tes esprits, mon gars, mais qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui ? ». Quant à M. Makno au nez pointu, il lampa à nouveau son bourbon et dit :

« Oui, bien sûr… Des batteries éternelles, la “panacée bleue”… Mais croyez-vous véritablement que tout sera comme vous venez de le dire ?

— Ce que je crois ne vous regarde pas, dis-je. Je parlais de la ville. Pour moi, c’est autre chose : qu’est-ce que j’irais chercher chez vous, en Europe ? Votre ennui ? On se crève dans la journée, on regarde la télé le soir…

— Mais pourquoi obligatoirement l’Europe ?

— Ah ! Laissez ! dis-je, partout c’est la même chose. En Antarctique, en plus, il fait froid. »

Mais voilà ce qui est surprenant : quand je lui exposais tout ça, je croyais de toutes mes tripes à ce que je lui disais. En ce moment, notre Zone, cette salope de vermine, cette meurtrière m’était cent fois plus chère que toutes leurs Europe et Afrique réunies. Pourtant, je n’étais pas encore ivre, tout simplement, en l’espace d’un instant, j’imaginai comment, exténué après une journée de travail, je revenais dans un troupeau de crétins comme moi, comment on me pressait de tous côtés dans leur métro et que j’en avais ras le bol de tout ça et que je n’avais envie de rien.

« Et vous, quel est votre avis ? demanda le nez pointu à Ernest.

— Moi, j’ai mon affaire, répondit pesamment Ernest. Ne me prenez pas pour un morveux ! J’ai mis tout mon argent dans cette affaire. Parfois, le commandant d’armes vient chez moi, un général, tu comprends ? Pourquoi m’en irais-je d’ici ?… »

M. Aloïs Makno se mit à lui bourrer le crâne de je ne sais pas quoi avec des chiffres, mais je ne l’écoutais plus. Je bus une bonne gorgée de mon verre, tirai de ma poche une poignée de petite monnaie, dégringolai du tabouret et mis le juke-box à pleine puissance. Il y avait la chanson Ne reviens pas si tu n’es pas sûr. Elle me fait un très bon effet après la Zone… Le juke-box se mit donc à tonner et à hurler, je pris mon verre et me dirigeai vers le coin du « bandit manchot » régler mes vieux comptes. Le temps s’envola comme un oiseau… J’étais en train de paumer mon dernier nickel et voilà que se pointent sous la voûte hospitalière Richard Nounane et Cirage. Cirage a déjà la dalle en pente, ses yeux tournent, il cherche à qui donner une beigne, quant à Richard Nounane, il le tient par le bras et le distrait en lui racontant des histoires. Beau couple ! Cirage est énorme, noir comme la botte d’un officier, bouclé, les bras jusqu’aux genoux, et Dick petit, tout rond, tout rose, tout innocent, tout juste s’il n’irradie pas la lumière divine.

« Ah ! cria Dick, en me voyant. Red est là ! Viens, Red !

— Ouai-ai-ais ! hurla Cirage. Dans cette ville, il n’y a que deux hommes : Red et moi ! Tous les autres, c’est des cochons, des enfants de Satan. Red ! Toi aussi, tu sers Satan, mais tu es quand même un homme… »

Je m’approchai d’eux avec mon verre, Cirage m’agrippa par la veste, me fit asseoir à sa table et dit :

« Assieds-toi, Rouquin ! Assieds-toi, serviteur de Satan. Je t’aime. Pleurons ensemble les péchés de l’humanité. Pleurons-les amèrement !

— Pleurons, dis-je. Goûtons aux larmes du péché.

— Car le jour vient, clama Cirage. Car le cheval pâle est déjà bridé et son cavalier a déjà mis le pied à l’étrier. Et sont vaines les prières des vendus à Satan. Et seuls ceux qui le combattent seront sauvés. Vous, enfants humains, séduits par Satan, jouant avec des jouets sataniques, convoitant des trésors sataniques, je vous le dis : vous êtes aveugles ! Reprenez conscience, tant qu’il n’est pas trop tard, bande de salauds ! Piétinez les fanfreluches sataniques ! » Là, soudain, il se tut comme s’il avait oublié ce qui devait suivre. « Me donnera-t-on à boire ici ? demanda-t-il, déjà d’une autre voix. Sinon, où suis-je ?… Tu sais, Rouquin, on m’a de nouveau foutu à la porte. Ils ont dit que j’étais un propagandiste. Je leur explique : reprenez conscience, aveugles, vous tombez dans un précipice et vous entraînez avec vous d’autres aveugles ! Ils me rient au nez. Bon, j’ai cassé la gueule du gérant et je suis parti. Maintenant je suis bon pour la taule. Mais quel mal ai-je fait ? »

Dick arriva et posa une bouteille sur la table.

« Aujourd’hui c’est moi qui paye ! » criai-je à Ernest.

Dick loucha sur moi.

« Tout est légal, dis-je. On boit ma prime.

— Tu as été dans la Zone ? demanda Dick. Vous en avez sorti quelque chose ?

— Une “creuse” pleine, dis-je. Pour l’amour de la science. Tu verses ou quoi ?

— Une “creuse” ! bougonna Cirage, affligé. T’as risqué ta vie pour je ne sais quelle “creuse” ! Tu es vivant, d’accord, mais tu as apporté dans le monde un nouvel article diabolique… Comment peux-tu savoir, Rouquin, combien de malheurs et de péchés…

— Toi, la ferme, Cirage, lui dis-je sévèrement. Bois et réjouis-toi que je sois revenu vivant. Je bois à la chance, les gars ! »

C’était facile de boire à la chance. Cirage craqua complètement : il était assis et les larmes coulaient de ses yeux comme d’un robinet. Ça ne fait rien, je le connais. C’est un de ses stades, verser des larmes et prêcher : la Zone est une tentation diabolique, il ne faut rien en rapporter, et si c’est déjà fait, il faut le remettre à sa place et vivre comme si la Zone n’existait pas. Rendons au diable ce qui est au diable. Je l’aime, Cirage. J’aime en général de drôles de gens. Quand il a de l’argent, il rachète la gratte à n’importe quel prix, puis, la nuit, il la trimbale dans la Zone et il l’enterre… Qu’est-ce qu’il peut chialer, mon Dieu ! Mais ça ne fait rien, ça lui passera.

« Mais qu’est-ce que c’est, une “creuse” pleine ? demanda Dick. Je connais de simples “creuses”, mais qu’est-ce que c’est, une pleine ? Je n’en ai jamais entendu parler. »

Je lui expliquai. Il hocha la tête, fit claquer ses lèvres.

« Oui, dit-il, c’est intéressant. C’est quelque chose de nouveau. Avec qui es-tu allé ? Avec le Russe ?

— Oui, répondis-je. Avec Kirill et Tender. Tu sais, notre préparateur.

— T’as dû en baver avec eux…

— Absolument pas. Les gars se sont comportés tout à fait décemment. Surtout Kirill. Un stalker-né, dis-je. S’il avait un peu plus d’expérience, si on le débarrassait de sa précipitation de gamin, j’irais avec lui dans la Zone tous les jours.

— Et toutes les nuits ? demanda-t-il avec un ricanement d’ivrogne.

— Arrête, dis-je. On peut bien plaisanter, mais…

— Je sais, dit-il. On peut bien plaisanter, mais pour des plaisanteries pareilles, on peut se faire casser la figure. Considère que je mérite deux beignes…

— Deux beignes ? À qui ça ? frémit Cirage. Auquel des deux ? »

Nous le saisîmes par les bras et avec difficulté le fîmes asseoir. Dick lui mit une cigarette entre les dents et approcha son briquet. Nous le calmâmes. Entre-temps, les clients affluaient. On ne voyait plus le zinc, plusieurs tables étaient déjà occupées. Ernest appela ses filles, elles étaient en train de courir, de servir à droite et à gauche, de la bière, des cocktails, du pur. J’avais remarqué que depuis quelque temps dans la ville il y avait beaucoup de monde nouveau, en majorité des blancs-becs aux écharpes multicolores jusqu’à terre. J’en parlai à Dick. Il opina.

« Bien sûr, dit-il. Un grand chantier est en train de commencer. L’Institut pose les fondements de trois nouveaux bâtiments. En plus, on se prépare à cerner la Zone par un mur, du cimetière jusqu’au vieux ranch. Ce sera bientôt fini, la vie facile pour les stalkers…

— Et quand l’ont-ils eue, cette vie facile dont tu parles ? » dis-je. Mais je pensai : nous voilà bien, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Donc, plus de possibilité d’arrondir les fins de mois. Eh bien, c’est peut-être mieux, il y aura moins de tentations. Je vais aller dans la Zone le jour, comme un honnête homme. C’est sûr que l’argent ne sera pas le même, mais il y aura nettement moins de danger : la « savate », le costume spécial, ceci, cela… en plus, je me foutrai des patrouilles comme de ma première chemise… Vivre, on le peut avec son salaire, quant à boire, je me l’offrirai avec les primes. Dieu, le cafard qui me prit ! De nouveau, compter chaque sou : ça, je peux me le permettre, ça, je ne peux pas me le permettre, faire des économies pour le moindre chiffon à l’intention de Goûta, ne pas aller au bar, aller au cinéma… Et la grisaille, partout la grisaille. La grisaille tous les jours, tous les soirs, toutes les nuits.

J’étais assis, en réfléchissant, et Dick bougonnait au-dessus de mon oreille :

« Hier à l’hôtel, je suis allé au bar prendre un verre avant de dormir, j’y ai vu des types nouveaux. Ils ne m’ont pas plu, dès le début. L’un d’eux s’assoit à côté de moi et commence de loin, me laissant comprendre qu’il me connaît, qu’il sait où je travaille et me fait sentir qu’il est prêt à bien payer certains services…

— Un mouchard », dis-je. Ce récit ne m’intéressait pas outre mesure. Les mouchards, j’en avais vu plein ici et les conversations à propos de services, j’en avais entendu plus qu’assez.

« Non, mon cher, pas un mouchard. Écoute donc. J’ai un peu bavardé avec lui, prudemment, bien sûr, faisant semblant d’être un petit crétin. Il est intéressé par certains objets de la Zone, des objets sérieux. Des batteries, des “zinzines”, des “éclaboussures noires” et d’autres fanfreluches, dont il n’a pas besoin. Quant à ce dont il a besoin, il n’y a fait que des allusions.

— Que veut-il, alors ? demandai-je.

— D’après ce que je comprends, de la “gelée de sorcière” », fit Dick et il me regarda d’une drôle de façon.

« Ah ! bon, c’est de la “gelée de sorcière” qu’il veut ! dis-je. Il n’aurait pas besoin, par hasard, d’une “mort-lampe” ?

— Je lui ai dis la même chose.

— Et alors ?

— Figure-toi que si.

— Tiens ! dis-je. Dans ce cas, qu’il aille chercher tout ça lui-même. C’est facile ! La “gelée de sorcière”, il y en a plein les caves, prends un seau et puise dedans. L’enterrement est à son compte. »

Dick se taisait, me regardant par en dessous, et ne souriait même pas. Qu’est-ce que c’est que cette salade, il veut m’engager ou quoi ? C’est là que je compris.

« Attends, dis-je. Mais qui était-ce donc ? Même à l’Institut il est interdit d’étudier la “gelée”…

— Exact », répliqua Dick lentement, tout en me regardant. « L’étude représentant un danger potentiel pour l’humanité. Tu as compris maintenant qui c’était ? »

Je ne comprenais toujours rien.

« Les Visiteurs, alors ? » dis-je.

Il éclata de rire, me tapota la main et fit :

« Buvons plutôt, âme simple que tu es !

— Buvons », dis-je, mais j’étais en rogne. Âme simple, voyez-vous ça, les fils de pute ! « Hé, dis-je, Cirage ! Assez dormi, buvons un coup. »

Non, Cirage dormait. Il avait mis sa tronche noire sur la table noire et dormait. Ses bras pendaient jusqu’à terre. Nous bûmes avec Dick, sans Cirage.

« Bon, d’accord, dis-je. Que je sois une âme simple ou une âme compliquée, il y a belle lurette que j’aurais parlé de ce type-là où il faut. Dieu sait que je n’aime pas la police, mais là, je serais allé moi-même et j’aurais mouchardé.

— Ouais, fit Dick. Et eux, dans la police, ils t’auraient demandé : et pourquoi ce type s’est-il adressé précisément à vous ? »

Je secouai la tête :

« Aucune importance. Toi, gros lard, ça fait trois ans que tu es dans la ville, mais tu n’es pas allé une seule fois dans la Zone. La “gelée de sorcière”, tu ne l’as vue qu’au cinéma, parce que si tu l’avais vue ne serait-ce qu’une fois au naturel et ce qu’elle fait d’un homme… Ça, mon vieux, c’est un truc horrible. On ne peut pas le sortir de la Zone… Tu le sais : les stalkers sont des gens rudes, ils n’ont besoin que de verdure et le maximum, mais même feu Mollusque n’aurait pas accepté de le faire. Charognard Barbridge n’acceptera pas… J’ai peur rien qu’en pensant à qui peut avoir besoin de la “gelée de sorcière” et pourquoi…

— Eh bien, reprit Dick, tout ça c’est vrai. Seulement, tu vois, je n’ai pas envie qu’un beau matin on me trouve suicidé dans mon petit lit. Je ne suis pas un stalker, pourtant, moi, je suis un gars rude, je m’y connais en affaires et j’aime la vie. Ça fait longtemps que je suis de ce monde, je m’y suis bien habitué… »

Là, Ernest hurla soudain de derrière son zinc :

« Monsieur Nounane ! On vous demande au téléphone !

— Merde, fit Dick, furieux. Ça doit être encore une réclamation. Ils te trouvent partout. Excuse-moi, Red. »

Il se leva et partit prendre le téléphone. Moi, je restai avec Cirage et la bouteille. Vu que Cirage n’était bon à rien, je m’occupai de la bouteille de très près. Le diable l’emporte, cette Zone, elle est partout. Où que tu ailles, avec qui que tu parles, c’est toujours la Zone, la Zone, la Zone… Kirill, lui, peut, bien sûr, raconter que la Zone déversera sur nous une paix éternelle et le bien-être des sphères. Kirill est un bon gars, personne ne le traitera d’imbécile, au contraire, il est intelligent, seulement la vie, il n’y connaît que dalle. Il ne peut même pas s’imaginer combien de salopards tournent autour de la Zone. Voilà, comme maintenant : quelqu’un a besoin de la “gelée de sorcière”. Non, Cirage a beau être un pochard, il a beau être dérangé sur le plan religieux, parfois, après avoir bien réfléchi, on se dit : c’est peut-être vrai qu’il faut laisser au diable ce qui est au diable ? Ne touche pas à la merde…

Là, un morveux à l’écharpe multicolore s’assit à la place de Dick.

« Monsieur Shouhart ? demanda-t-il.

— Et alors ? dis-je.

— Je m’appelle Créon, dit-il. Je suis de Malte.

— Et alors, dis-je, comment ça va chez vous, à Malte ?

— Chez nous à Malte ça va pas trop mal, mais je ne parle pas de ça. C’est Ernest qui m’envoie. »

Bon, me dis-je. Quand même, quelle ordure, cet Ernest. Il n’a ni pitié ni rien. Voilà devant moi ce gamin tout basané, tout propre, tout beau. Pardi, il ne s’était pas encore rasé de sa vie, il n’avait encore jamais embrassé une nana, mais Ernest s’en fout, il n’a qu’une idée : fourrer dans la Zone le plus de gens possible, un sur trois reviendra avec de la gratte, c’est déjà de la verdure…

« Et comment va-t-il, ce vieil Ernest ? » demandai-je.

Il se retourna vers le zinc et dit :

« À mon avis, il va pas mal. Je changerais bien volontiers de place avec lui.

— Pas moi, dis-je. Tu veux boire un coup ?

— Merci, je ne bois pas.

— Prends alors une cigarette, dis-je.

— Excusez-moi, mais je ne fume pas non plus.

— Le diable t’emporte ! dis-je. Dans ce cas, pourquoi as-tu besoin d’argent ? »

Il rougit, cessa de sourire et dit à voix basse :

« Je pense que cela ne regarde que moi, n’est-ce pas, monsieur Shouhart ?

— Ça, c’est sûr », dis-je et je me versai quatre doigts. Il faut dire que ma tête bourdonnait déjà et que tout mon corps était agréablement détendu : elle m’avait complètement lâché, la Zone. « Pour l’instant, je suis ivre, dis-je. Comme tu vois, je fais la bringue. Je suis allé dans la Zone, j’en suis revenu vivant et avec de l’argent. Cela n’arrive pas souvent, qu’on en revienne vivant, et il est encore plus rare qu’on en ramène de l’argent. Donc, remettons cette conversation sérieuse… »

Là, il bondit, prononça « excusez-moi » et je vis que Dick était de retour. Il se tenait debout à côté de la chaise et d’après son visage je compris qu’il s’était passé quelque chose.

« Eh bien, demandai-je, tes ballons laissent de nouveau passer l’air ?

— Oui, dit-il. De nouveau. »

Il s’assit, se versa à boire, m’en rajouta et je vis qu’il ne s’agissait pas d’une réclamation. Il faut dire que les réclamations, il s’en fout, parce que l’histoire de le faire travailler, je vous souhaite du plaisir.

« Écoute, Red, dit-il. Buvons. » Et, sans m’attendre, il vida d’un trait toute sa ration et s’en servit une autre. « Tu sais, dit-il, Kirill Panov est mort. »

À travers les brumes de l’alcool je ne le compris pas tout de suite. Bon, quelqu’un est mort, voilà tout.

« Dans ce cas, dis-je, buvons à la paix de son âme… »

Il me regarda avec des yeux ronds et alors seulement je ressentis quelque chose, comme si tout en moi s’était déchiré. Je me souviens que je me levai, m’appuyai sur la table et le regardai de haut en bas.

« Kirill ?… »

Et de nouveau, j’avais la toile d’araignée argentée devant les yeux, et de nouveau je l’entendais se déchirer en crépitant. À travers ce crépitement horrible, la voix de Dick m’atteignait comme s’il parlait de la pièce voisine.

« Crise cardiaque. On l’a trouvé dans la douche, nu. Personne ne comprend rien. On m’a demandé, pour toi, j’ai dit que tu allais parfaitement bien…

— Qu’y a-t-il à comprendre ? dis-je. La Zone…

— Assieds-toi, fit Dick. Assieds-toi et bois un coup.

— La Zone…, répétais-je, sans pouvoir m’arrêter. La Zone… la Zone… »

Je ne voyais rien autour de moi, sinon la toile d’araignée argentée. Tout le bar en était couvert, les gens bougeaient, et elle, elle crépitait doucement quand ils la frôlaient. Au milieu, le garçon de Malte, le visage étonné : il ne comprend rien.

« Petit, lui dis-je tendrement. Combien veux-tu ? Mille, ça te suffit ? Tiens ! Prends, mais prends ! » Je lui fourrai l’argent et me mis à crier : « Va voir Ernest et dis-lui qu’il est une ordure, n’aie pas peur, dis-le-lui ! Il est lâche !… Dis-le-lui, et va immédiatement à la gare, achète-toi un billet, et fonce droit sur Malte ! Ne t’attardes nulle part !… »

Je ne me souviens plus de ce que j’ai crié d’autre. Je me souviens seulement que je me suis retrouvé devant le zinc, qu’Ernest posa à côté de moi un verre de rafraîchissement et me demanda :

« On dirait qu’aujourd’hui tu as des sous ?

— Oui, dis-je, j’en ai…

— Alors, tu me régleras peut-être ta petite dette ? Demain je dois payer mes impôts. »

Et là, je vis que j’avais une liasse de billets de banque dans la main. Je regardais cette verdure et je marmonnai :

« Ça alors, il ne l’a donc pas prise, Créon de Malte… Il est donc fier… Bon, tout le reste, c’est le destin.

— Mais qu’est-ce que tu as ? demanda le pote Ernie. M’est avis que tu en as trop descendu.

— Kirill est mort, lui dis-je.

— Kirill ? Lequel ? Le manchot ?

— T’en es un autre, fils de pute, lui dis-je. De mille types comme toi on ne pourrait pas faire un seul Kirill. T’es une ordure. Un mercanti puant. Parce que c’est la mort que tu vends, sale gueule. Tu nous as tous achetés pour de la verdure… Tu veux que je la démolisse, là, maintenant, toute ta boutique ? »

J’eus juste le temps de prendre un bon élan que soudain quelqu’un m’attrapa et me traîna ailleurs. Je ne comprenais plus rien et je ne voulais rien comprendre. Je gueulais quelque chose, je me débattais, je donnais des coups de pied, puis, quand je repris conscience, je me vis assis dans les toilettes, tout mouillé, la gueule cassée. Je me regardai dans la glace et ne me reconnus pas. Un drôle de tic me crispait la joue. Ça ne m’était encore jamais arrivé. De la salle me parvenait un drôle de boucan, quelque chose craquait, la vaisselle se brisait, les nanas glapissaient, puis j’entendis Cirage hurler comme un grizzli : « Repentissez-vous, ordures ! Où est Rouquin ? Qu’est-ce que t’as fait à Rouquin, semence du diable ?… » Puis la sirène de police.

Dès que la sirène se mit à ululer, tout dans ma tête devint d’une limpidité de cristal. Je me rappelais tout, je savais tout, je comprenais tout. Et plus rien dans mon âme, sauf une haine glaciale. Bon, me dis-je, je vais t’organiser une surprise-partie ! Je te ferai voir ce que c’est qu’un stalker, marchand puant ! Je sortis de mon gousset une « zinzine » toute neuve, jamais utilisée, la serrai deux ou trois fois entre mes doigts pour lui donner l’allant, entrouvris la porte de la salle et la jetai doucement dans le crachoir. Et, sans tarder, je sautai par la fenêtre dans la rue. Évidemment, j’aurais bien voulu voir comment les choses allaient tourner, mais il fallait déguerpir et plus vite que ça. Cette « zinzine », je la supporte mal, elle me fait saigner du nez.

Je traversai la cour et j’entendis ma « zinzine » qui s’était mise à marcher à pleine puissance. D’abord les chiens de tout le quartier hurlèrent et aboyèrent : ils sont les premiers à sentir la « zinzine ». Puis quelqu’un glapit dans le bastringue et tellement fort que même à distance j’eus les oreilles bouchées. Je m’imaginai aussitôt les clients en train de s’agiter ; certains sombraient dans une mélancolie profonde, d’autres dans une rage déchaînée, d’autres encore se jetaient dans tous les sens, affolés par la peur… La « zinzine » est un truc terrifiant. Ce n’est pas demain la veille que le bistroquet d’Ernest se remplira de nouveau. Cette ordure devinera à coup sûr que c’était moi, seulement, je m’en fous. Fini. Le stalker Red n’existe plus. J’en ai assez. J’en ai assez d’aller risquer ma vie et de l’apprendre aux autres imbéciles. Tu t’es trompé, Kirill, mon pote. Excuse, mais il s’avère que tu avais tort, c’est Cirage qui a raison. Les gens n’ont rien à faire là-bas. Dans la Zone le Bien n’existe pas.

J’escaladai une haie et clopinai doucement jusque chez moi. Je me mordais les lèvres, j’avais envie de pleurer, mais je ne pouvais pas. Devant moi le vide, rien. L’ennui, le quotidien. Kirill, mon unique ami, comment est-ce que ça a pu nous arriver ? Qu’est-ce que je vais devenir sans toi ? Tu m’avais dessiné les perspectives d’un monde nouveau, d’un monde modifié. Et maintenant ? Quelqu’un, dans ta Russie lointaine, te pleurera, tandis que moi, je ne peux pas. Pourtant, c’est moi, le salaud, qui suis responsable de tout, pas quelqu’un d’autre, moi ! Comment moi, l’ordure, ai-je pu l’emmener dans le garage quand ses yeux n’étaient pas encore habitués à l’obscurité ? Toute ma vie j’ai vécu comme un loup solitaire, toute ma vie je n’ai pensé qu’à moi-même… Et pour une fois que j’ai décidé de faire du bien à quelqu’un, de lui offrir un cadeau. Pourquoi, diable, lui ai-je parlé de cette « creuse » ? Dès que je me rappelai notre conversation, quelque chose me prit à la gorge, tout juste si je ne hurlai pas pour de bon comme un loup. Apparemment, je dus hurler, parce que je vis les gens se jeter de côté sur mon passage. Puis, soudain, je ressentis une espèce de soulagement je vis Goûta marcher à ma rencontre.

Elle marchait à ma rencontre, ma beauté, ma petite fille, ses jolies jambes bougeaient en cadence, sa jupe ondulait au-dessus de ses genoux, on louchait sur elle de tous les côtés, mais elle, elle marchait comme sur une ligne droite invisible, elle ne regardait personne et, je ne sais pourquoi, mais je compris tout de suite que c’est moi qu’elle cherchait. « Bonjour, Goûta, dis-je. Où vas-tu donc ? » Elle me regarda et vit tout en un instant : ma gueule cassée, ma veste mouillée, mes poings écorchés, mais elle n’en parla pas, elle ne fit que dire : « Bonjour, Red. Je te cherchais justement. – Je sais, dis-je. Viens chez moi. » Elle se taisait, la tête détournée, regardant de côté. Ah ! quel port de tête elle avait, quel cou, comme celui d’une jeune jument, fière, mais déjà soumise à son maître. Puis elle dit :

« Je ne sais pas, Red. Peut-être que tu ne voudras plus me voir. »

Mon cœur flancha : qu’est-ce que ça voulait dire ? Mais je lui répondis calmement :

« Je ne te comprends pas, Goûta. Excuse-moi, aujourd’hui je ne suis pas très frais, c’est peut-être pour ça que je ne comprends pas vite… Pourquoi ne voudrais-je plus te voir, s’il te plaît ? »

Je lui pris le bras, nous nous dirigeâmes sans nous presser vers ma maison et tous ceux qui louchaient sur elle cachèrent immédiatement leurs tronches. Je vis dans cette rue depuis toujours, tout le monde ici connaît parfaitement Red le Rouquin. Et si quelqu’un ne me connaît pas, il ne tardera pas à me connaître et il le sait.

« Ma mère exige que je me fasse avorter, dit soudain Goûta. Et moi, je ne veux pas. »

Je fis encore quelques pas avant de comprendre, tandis que Goûta continuait :

« Je ne veux pas me faire avorter, j’ai envie d’avoir un enfant de toi. Toi, c’est comme tu veux. Tu peux partir, je ne te retiens pas. »

Je l’écoutais, je l’entendais s’échauffer doucement et se monter la tête, je devenais de plus en plus abruti. Je n’arrivais pas à comprendre. Une seule idiotie me tournait dans la tête : un homme de moins, un homme de plus.

« Elle me répète, dit Goûta, que l’enfant est d’un stalker, pourquoi fabriquer des monstres… elle dit que tu es un escroc, elle dit qu’on n’aura ni famille ni rien. Aujourd’hui il est libre, demain il sera en prison. Seulement, ça m’est égal, je suis prête à tout. Je pourrai tout faire moi-même. J’accoucherai toute seule, je l’élèverai toute seule, j’en ferai un homme toute seule. Je me passerai de toi aussi bien. Seulement, tu ne m’approcheras plus, je ne te laisserai pas franchir la porte…

— Goûta, dis-je, ma petite fille ! Attends, attends… » Je ne pouvais pas continuer, j’avais envie de rire d’un rire nerveux, idiot. « Ma petite hirondelle, dis-je, mais pourquoi me chasses-tu, en fait ? »

Je me tordais de rire comme le dernier des imbéciles, tandis qu’elle s’arrêtait, se cachait le visage sur ma poitrine et pleurait toutes les larmes de son corps.

« Que va-t-il donc nous arriver maintenant, Red ? dit-elle à travers ses larmes. Que va-t-il donc nous arriver ? »

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