La nuit, la vallée s’était refroidie et à l’aube il fit complètement froid. Ils suivaient le remblai, marchant entre les rails rouillés sur des traverses pourries et Redrick regardait les gouttelettes de brouillard briller sur la veste de cuir d’Arthur Barbridge. Le gosse avançait, léger, gai, comme s’il n’avait pas vécu une nuit pénible, subi une tension nerveuse qui faisait encore trembler chaque parcelle de leurs corps, passé deux horribles heures au sommet d’une colline chauve, dans un demi-sommeil douloureux, dos à dos pour avoir plus chaud, attendant que le flot de « sirop de menthe » qui contournait la colline disparût dans le ravin.
Un brouillard épais bordait le remblai. De temps en temps, il rampait en lourdes bandes grises sur les rails. Alors ils marchaient plongés jusqu’aux genoux dans cette brume qui ondulait lentement. Ça sentait la rouille humide ; une odeur de charogne montait du marécage à droite du remblai. Autour, on ne voyait rien que le brouillard, mais Redrick savait que des deux côtés s’étirait une plaine vallonnée avec des terrains pierreux et que derrière la plaine, dans l’obscurité, se cachaient les montagnes. Il savait autre chose encore : lorsque le soleil se lèverait et que le brouillard se déposerait en rosée, il devrait voir quelque part à gauche la carcasse de l’hélicoptère qui s’était écrasé ici et devant lui, un convoi de wagonnets. C’est alors que tout commencerait vraiment.
Sans ralentir, Redrick fourra sa main entre son dos et le sac, et le remonta pour que le bord du ballon d’hélium ne lui sciât pas la colonne vertébrale. Qu’il peut être lourd, ce foutu truc, comment vais-je ramper avec ? Un kilomètre et demi à quatre pattes… Bon, stalker, ne ronchonne pas, tu savais où tu allais. Cinq cent mille billets t’attendent au bout du chemin, on peut se faire suer pour ça. Cinq cent mille billets, un beau morceau, non ? Ils peuvent toujours courir pour que je la leur cède à moins de cinq cent mille. Charognard aussi peut toujours courir pour que je lui balance plus de trente mille. Quant au morveux… au morveux, je ne lui donnerai rien. Si ce vieux salaud n’avait dit que la moitié de la vérité, je ne donnerais rien au morveux.
Il jeta encore un regard sur le dos d’Arthur et pendant quelque temps l’observa, les yeux plissés, en train de franchir facilement deux traverses d’une seule enjambée ; ses épaules larges, ses hanches minces, ses cheveux longs, aile-de-corbeau comme ceux de sa sœur, frémissaient en suivant la cadence de sa marche. C’est lui qui a insisté pour que je le prenne, pensa Redrick, maussade. Lui. Pourquoi a-t-il insisté avec un tel désespoir ? Il tremblait de tout son corps, avait les larmes aux yeux… « Prenez-moi avec vous, monsieur Shouhart ! D’autres me l’ont proposé, mais c’est avec vous que je voudrais aller, parce que les autres ne valent rien ! Le père… mais à présent, il ne peut plus ! » D’un effort de volonté, Redrick se débarrassa de ce souvenir. Y penser lui faisait mal au cœur, alors il se mit à songer à la sœur d’Arthur. Impensable : une femme somptueuse, mais en réalité, une tromperie, une poupée inanimée, pas une femme. Exactement, se souvenait-il, comme les boutons du gilet de sa mère : en ambre, opaques, dorés, ils donnaient envie de se les fourrer dans la bouche et de les sucer en attendant on ne sait quelle douceur extraordinaire ; il les prenait dans sa bouche, les suçait, et à chaque fois était terriblement déçu ; pourtant, la fois suivante, il oubliait sa déception, et même s’il ne l’oubliait pas, il refusait simplement de se fier à sa propre mémoire, dès qu’il les revoyait.
Et si c’est son papa qui me l’a envoyé ? pensa-t-il d’Arthur. Il n’y a qu’à voir le flingue qu’il a dans sa poche arrière… Non, peu probable. Charognard me connaît. Charognard sait qu’avec moi il vaut mieux ne pas jouer à ce jeu-là. Il sait aussi comment je suis dans la Zone. Non, tout ça, c’est des foutaises. Il n’est pas le premier à me demander, il n’est pas le premier à verser des larmes, y en avait d’autres qui se mettaient à genoux… Quant aux flingues, tous, ils les traînent avec eux la première fois. La première et la dernière. La dernière pour de bon ? Eh oui, la dernière, mon gars ! Voilà ce qu’il en résulte, Charognard, la dernière. Oui, papa, si tu avais appris ce qu’il avait derrière la tête, tu l’aurais tabassé avec tes béquilles, ce fiston pour qui tu avais tant prié dans la Zone… Soudain, il sentit que, devant, il y avait quelque chose, pas loin, à trente ou quarante mètres.
« Stop », dit-il à Arthur.
L’autre s’immobilisa, docile. Sa réaction était bonne : il se figea littéralement, un pied en l’air, puis le posa par terre lentement, prudemment. Redrick se mit à côté de lui. Les rails suivaient visiblement la pente qui descendait et disparaissaient complètement dans le brouillard. Et là, dans le brouillard, il y avait quelque chose. Quelque chose de grand et d’immobile. D’inoffensif. Redrick aspira l’air avec précaution. Oui. Inoffensif.
« En avant », dit-il à mi-voix et il attendit qu’Arthur fît un pas et le suivit. Du coin de l’œil, il voyait le visage d’Arthur, son profil ciselé, la peau nette de sa joue et ses lèvres résolument serrées sous une moustache fine.
Ils plongèrent dans le brouillard jusqu’à la taille, puis jusqu’au cou et, au bout de quelques secondes, la masse du wagonnet apparut vaguement devant eux.
« Fini », dit Redrick et il commença à se débarrasser de son sac à dos. « Assieds-toi là où tu es. On en grille une. »
Arthur l’aida à enlever le sac à dos, puis ils s’assirent côte à côte sur le rail rouillé. Redrick ouvrit une des poches du sac, en sortit le paquet de nourriture et la thermos de café. Pendant qu’Arthur ouvrait le paquet et disposait des sandwiches sur le sac à dos, il tira sa flasque de la poche intérieure, dévissa le bouchon et, les yeux fermés, but quelques gorgées lentes.
« Tu en veux ? » proposa-t-il, en essuyant le goulot avec sa paume. « Pour te donner du courage… »
Arthur secoua la tête d’un air vexé.
« Je n’ai besoin de rien pour avoir du courage, monsieur Shouhart, dit-il. Je vais plutôt prendre du café, si vous le permettez. Il fait très humide ici, vous ne trouvez pas ?
— Oui », confirma Redrick. Il cacha la flasque, choisit un sandwich et se mit à mâcher. « Quand le brouillard sera levé, tu verras : tout autour, rien que des marécages. Avant, il y avait ici des nuages de moustiques, c’était terrible… »
Il se tut et se servit du café. Le café était chaud, épais, sucré, il lui procurait à présent plus de plaisir que l’alcool. Il sentait la maison, Goûta. Et pas n’importe quelle Goûta, mais une Goûta en robe de chambre, juste réveillée, avec sur la joue la trace de l’oreiller. Qu’est-ce qui m’a pris de me fourrer là-dedans ? pensa-t-il. Cinq cent mille… Et qu’est-ce que je vais en faire, de ces cinq cent mille ? Je ne vais pas ouvrir un bar ?
L’argent est indispensable pour ne pas y penser. C’est vrai. Ça, Dick l’a très bien dit. J’ai une maison, j’ai un jardin, je trouverai toujours du travail à Harmont… C’est Charognard qui m’a monté la tête, il m’a monté la tête comme à un gamin…
« Monsieur Shouhart », dit soudain Arthur, en regardant de côté. « Vous croyez sérieusement que cette chose accomplit les souhaits ?
— Foutaises ! » prononça distraitement Redrick et il se figea, la main tenant le gobelet à mi-chemin de sa bouche. « Comment sais-tu ce que nous allons chercher ? »
Arthur eut un rire gêné, il enfonça ses doigts dans ses cheveux noirs, tira légèrement dessus et dit :
« Je l’ai deviné !… Je ne sais plus maintenant ce qui m’a donné cette idée… Bon, d’abord, avant, le père n’arrêtait pas de me casser les oreilles avec cette Boule d’or. Mais depuis quelque temps, subitement, il n’en a plus parlé et à la place, il allait sans arrêt vous voir. Je sais que vous n’êtes absolument pas amis malgré tout ce que le père a pu dire… Puis, il est devenu bizarre… » Arthur rit de nouveau et secoua la tête, se rappelant quelque chose. « J’ai compris vraiment tout quand vous étiez en train d’essayer ce petit dirigeable sur le terrain vague… » Il tapota de la main le sac à dos où se trouvait le ballon dégonflé et plié. « À vrai dire, je vous ai suivis et quand j’ai vu que vous faisiez monter un sac de pierres au-dessus de la terre, alors tout est devenu définitivement clair. Je crois que dans la Zone il ne reste plus rien de lourd à part la Boule d’or. » Il mordit dans son sandwich, mastiqua et prononça pensivement, la bouche pleine : « La seule chose que je ne comprends pas, c’est comment vous allez l’accrocher, parce qu’à mon avis, elle doit être lisse… »
Redrick ne le quittait pas des yeux par-dessus son gobelet et il pensait qu’ils ne se ressemblaient pas, le père et le fils. Ils n’avaient rien de commun. Ni le visage, ni la voix, ni l’âme. La voix de Charognard était rauque, obséquieuse, voire ignoble, mais quand il avait parlé de ça, il en avait parlé formidablement. On ne pouvait pas ne pas l’écouter. « Rouquin, avait-il dit, penché par-dessus la table, il ne reste à présent que nous deux et à nous deux nous n’avons que deux jambes, les deux étant à toi… Qui irait, sinon toi ? Il se peut que ce soit le plus grand trésor de la Zone ! Qui s’en emparera dis-moi, hein ? La laisserons-nous à ces gandins avec leurs machines ? Parce que c’est moi qui l’ai trouvée, moi ! Je la gardais pour moi. Et même maintenant, je ne la donnerais à personne, sauf à toi. Le nombre de blancs-becs que j’ai entraînés, j’ai ouvert pour eux une véritable école, non, ils ne peuvent pas, ils n’ont pas les tripes pour… Bon, tu ne me crois pas. Tant pis. L’argent est à toi. Tu me donneras ce que tu jugeras nécessaire, je sais que tu ne me léseras pas. Et alors, qui sait, peut-être récupérerai-je mes jambes. J’aurai de nouveau mes jambes, tu comprends ? C’est la Zone qui me les a prises, c’est peut-être elle aussi qui me les rendra ?… »
« Quoi ? demanda Redrick, reprenant ses esprits.
— J’ai demandé si je pouvais fumer une cigarette, monsieur Shouhart ?
— Oui, dit Redrick. Vas-y, fume… Moi aussi, je vais en griller une. »
Il avala d’un trait le reste du café, sortit une cigarette, la fit rouler entre ses doigts et vrilla son regard sur le brouillard qui se dissipait. Un dingue, pensa-t-il. Un fou, c’est sûr. Il veut des jambes… l’ordure…
Toutes ces conversations lui avaient laissé un arrière-goût indéterminable. Avec le temps qui passait, cet arrière-goût n’avait pas disparu, mais devenait de plus en plus prononcé. Redrick n’arrivait pas à comprendre ce que c’était, mais cette chose le dérangeait, comme s’il avait été contaminé par Charognard, mais pas par une saloperie, au contraire, par une force ?… Non, pas par une force non plus. Mais par quoi, alors ? Bon, se dit-il. Réfléchissons. Supposons que je ne suis pas arrivé jusqu’ici. Que j’étais sur le point de partir, mon sac à dos était fait et là, quelque chose s’est produit… par exemple, on m’a pincé. Serait-ce mal ? Oui, sûrement. Pourquoi serait-ce mal ? L’argent me passerait sous le nez ? Non, il ne s’agit pas de l’argent… Le trésor serait à ces vermines, ces Rauques et ces Osseux ? Oui, il y a de ça. C’est vexant. Mais qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? De toute façon, c’est eux qui finiront par l’avoir…
« Brrr ! » Arthur se pelotonna. « Le froid perce jusqu’aux os. Monsieur Shouhart, me donnerez-vous une gorgée maintenant ? »
Sans rien dire, Redrick sortit la flasque et la lui tendit. Pourtant, je n’ai pas accepté tout de suite, pensa-t-il soudain. Vingt fois j’ai envoyé Charognard se faire pendre. Et la vingt et unième j’ai fini par accepter. Je n’en pouvais vraiment plus, voilà. Notre dernière conversation a été très courte, très sérieuse. « Salut, Rouquin. J’ai apporté la carte. Tu vas peut-être y jeter un œil ? » Je l’ai regardé dans les yeux, ces yeux qui étaient comme des abcès : jaunes, avec un point noir, et j’ai dit : « Envoie. » C’est tout. Je me souviens d’avoir été ivre, j’avais bu toute la semaine d’affilée, je me sentais sali… Ah ! diable, quelle importance à présent ? Bon, j’ai accepté et alors ? Qu’est-ce que j’ai à fouiller dans tout ça comme un cinglé ? Aurais-je peur ou quoi ?…
Il tressaillit. Un grincement long et triste retentit soudain dans le brouillard. Redrick bondit sur ses pieds comme mû par un ressort et fut immédiatement suivi par Arthur, qui bondit à son tour. Mais tout était de nouveau silencieux, et seuls, de petits graviers froufroutaient doucement, en ruisselant du remblai.
« Ça doit être la roche qui s’est affaissée, murmura Arthur d’une voix mal assurée, articulant avec peine. Les wagonnets avec la roche… ça fait longtemps qu’ils sont là… »
Redrick regardait droit devant lui et ne voyait rien. Il s’était rappelé. C’était arrivé une nuit. Il avait été réveillé par le même son, triste et long, et son cœur flancha comme cela arrive dans les rêves. Seulement, ce n’était pas un rêve. C’était Ouistiti qui criait, assise sur son lit devant la fenêtre. Goûta s’était réveillée à son tour et avait pris Redrick par la main. Ses épaules s’étaient immédiatement couvertes de sueur et ils étaient restés ainsi allongés, en train d’écouter ; lorsque Ouistiti s’était tue et recouchée, il avait attendu encore un peu, puis s’était levé, était descendu à la cuisine, et avait bu avidement une demi-bouteille de cognac. C’est à partir de cette nuit-là qu’il s’était mis à boire.
« La roche, disait Arthur. Vous savez, avec le temps elle s’affaisse. C’est dû à l’humidité, à l’érosion et à d’autres facteurs… »
Redrick regarda son visage pâli et se rassit. Sa cigarette avait disparu d’entre ses doigts et il en alluma une autre. Arthur resta debout encore quelque temps, tournant la tête l’air apeuré, puis se rassit aussi et prononça à mi-voix :
« Je sais, on raconte que quelqu’un vit dans la Zone. Des gens, on ne sait pas qui. Pas des Visiteurs, mais des gens. Que la Visite les aurait surpris ici et qu’ils auraient muté… se seraient adaptés à de nouvelles conditions. En avez-vous entendu parler, monsieur Shouhart ?
— Oui, dit Redrick. Seulement ce n’est pas ici, c’est dans les montagnes, dans le Nord-Ouest. Des bergers. » Voilà par quoi il m’a contaminé, pensait-il. Il m’a contaminé par sa folie. Voilà donc pourquoi je suis venu ici. Voilà ce que je cherche… Une sensation étrange et totalement nouvelle l’envahissait lentement. Il se rendait compte qu’en réalité cette sensation n’était pas du tout nouvelle, qu’elle se nichait quelque part en lui depuis longtemps, mais il ne le devinait que maintenant, et alors tout se mit à sa place. Ce qui avant lui paraissait une bêtise, le délire dément d’un vieillard qui avait perdu la raison, se révélait à présent être son seul espoir, le seul sens de sa vie, car ce n’est qu’à présent qu’il comprenait : la seule chose au monde qui lui restait encore, l’unique chose pour laquelle il avait vécu ces derniers mois, c’était l’espoir d’un miracle. Lui, le crétin, l’idiot, repoussait cet espoir, le piétinait, s’en moquait, le noyait dans l’alcool, parce qu’il n’y était pas habitué, parce que jamais de sa vie depuis l’enfance, il n’avait compté sur personne d’autre que lui-même et parce que depuis l’enfance le fait de compter sur lui-même se traduisait pour lui par la quantité de billets verts qu’il réussissait à tirer, à saisir, à arracher avec les dents du chaos indifférent qui l’entourait. Cela avait toujours été ainsi et cela aurait continué s’il ne s’était pas retrouvé dans un trou d’où ne pouvaient le sortir tous les billets verts de l’univers, et au fond duquel il était absolument insensé de compter sur lui-même. Et maintenant, cet espoir – non, ce n’était plus un espoir, mais la certitude d’un miracle – l’avait empli à ras bords et déjà, il s’étonnait d’avoir pu vivre auparavant dans ce noir absolu, inextricable… Il rit et donna une bourrade sur l’épaule d’Arthur.
« Alors, stalker, dit-il, on aura encore la vie belle, qu’est-ce que t’en penses ? »
Arthur le regarda, étonné, avec un sourire timide. Redrick chiffonna le papier taché de beurre des sandwiches, le lança sous un wagonnet et s’étendit sur son sac à dos, en s’appuyant sur le coude.
« Bon, dit-il, supposons que cette Boule d’or réalise vraiment les souhaits… Que demanderas-tu, dans ce cas ?
— Vous y croyez quand même ? fit vivement Arthur.
— Que j’y croie ou que je n’y croie pas, ce n’est pas ça qui compte. Réponds à ma question. »
Soudain, il était vraiment curieux de savoir ce que pourrait demander à la Boule d’or un gars comme celui-ci, un blanc-bec, hier encore étudiant. Avec un intérêt amusé, il observait Arthur qui se renfrognait, triturait sa moustache, levait les yeux sur lui et les baissait à nouveau.
« Bon, évidemment, des jambes pour mon père, prononça enfin Arthur. Puis que tout aille bien à la maison…
— Ça, c’est des craques, dit Redrick, bon enfant. N’oublie pas, petit frère, la Boule d’or n’accomplit que les vœux les plus sacrés, seulement ceux qui, faute d’être réalisés, te feront passer la corde au cou ! »
Arthur Barbridge rougit, leva rapidement les yeux sur Redrick, les baissa aussitôt et devint complètement cramoisi ; les larmes lui montèrent aux yeux. Redrick le regarda et sourit.
« Tout est clair, dit-il presque tendrement. Bon, ça ne me regarde pas. Garde ça pour toi… » Là, il se rappela soudain le pistolet et pensa que tant qu’il avait le temps, il fallait prévoir tout ce qui était prévisible. « Qu’est-ce que tu as dans ta poche arrière ? demanda-t-il avec nonchalance.
— Un pistolet », grogna Arthur et il se mordit la lèvre.
« Pour quoi faire ?
— Pour tirer ! dit Arthur avec défi.
— Laisse tomber », prononça sévèrement Redrick et il se redressa. « Envoie-le ici. Il n’y a personne sur qui tirer dans la Zone. Envoie. »
Arthur faillit dire quelque chose, mais s’en garda ; il fourra la main dans sa poche, tira un colt d’armée et le tendit à Redrick, en le tenant par le canon. Redrick prit la crosse tiède et crantée, jeta le revolver en l’air, le rattrapa et demanda :
« Tu as un mouchoir ? Donne, je vais l’envelopper… »
Il prit le mouchoir d’Arthur, tout propre, fleurant l’eau de Cologne, y enveloppa le pistolet et le posa sur une traverse.
« En attendant, il va rester ici, expliqua-t-il. Au retour, si Dieu le veut, nous le ramasserons. Il se peut qu’il faille tirer pour de bon sur la patrouille… Bien que tirer sur la patrouille, petit frère… »
Arthur secoua résolument la tête.
« Ce n’est pas pour ça du tout, dit-il, dépité. Il n’y a qu’une balle. Au cas où il m’arriverait la même chose qu’à mon père.
— Ah ! c’est donc ça… », dit lentement Redrick, en le regardant dans le blanc des yeux. « Si c’est pour ça, tu peux être tranquille. Si c’est comme avec ton père, je te traînerai bien jusqu’ici. Je te le promets… Regarde, il fait jour ! »
Le brouillard disparaissait à vue d’œil. Sur le remblai il n’en restait plus du tout ; en bas et au loin, le crépuscule laiteux fondait, laissant pousser les sommets hérissés et arrondis des collines ; entre les collines, on voyait çà et là la surface ridée d’un marécage couvert d’une oseraie clairsemée et chétive ; à l’horizon, derrière les collines, les cimes des montagnes se teintèrent d’un jaune vif ; au-dessus le ciel était limpide et bleu. Arthur se retourna et poussa un cri d’émerveillement. Redrick se retourna aussi. À l’est, les montagnes paraissaient noires ; au-dessus flamboyait et miroitait l’incendie émeraude et familier : l’aurore verte de la Zone. Redrick se releva, alla derrière le wagonnet, s’assit en grognant sur le remblai et se plongea dans la contemplation de l’incendie vert qui s’éteignait rapidement, englouti par le rose ; le bord orange du soleil grimpa derrière la chaîne des montagnes, les collines jetèrent aussitôt des ombres mauves et tout devint net, bien découpé ; droit devant lui, environ à deux cents mètres plus loin, Redrick vit l’hélicoptère. L’hélicoptère avait dû tomber en plein milieu d’une « calvitie de moustique » et tout son fuselage était aplati comme une crêpe de fer-blanc ; seul, l’arrière de l’appareil restait intact : sa queue légèrement recourbée pointait comme un crochet noir au-dessus du vallon entre les collines ; le rotor, lui aussi intact, grinçait, balancé par une brise légère. Visiblement, cette « calvitie de moustique » avait été efficace et il n’y avait pas eu de vrai incendie ; sur cette boîte de fer-blanc écrasée se détachait nettement l’emblème rouge et bleu des forces aériennes royales que Redrick n’avait pas vu depuis des années et avait pratiquement oublié.
Redrick revint au sac à dos, sortit la carte et l’étendit sur le tas de roche écrasée dans le wagonnet. De là où il se trouvait, on ne pouvait pas voir la carrière, cachée par une colline couronnée d’un arbre calciné. Il leur fallait contourner cette colline à droite, en suivant le vallon formé par sa voisine qui, elle aussi, était visible, complètement dénudée, avec un remblai de pierres brunes couvrant toute sa pente.
Tous les points de repère coïncidaient avec la carte, mais Redrick n’éprouvait aucune satisfaction. Son instinct de stalker expérimenté se révoltait catégoriquement contre cette idée incongrue et absurde : se frayer un chemin entre deux hauteurs rapprochées. Bon, pensa Redrick, on s’en occupera plus tard. On verra mieux sur place. Le sentier vers le vallon passait par le marécage, par un endroit ouvert et plat qui d’ici paraissait inoffensif ; cependant, en regardant de plus près, Redrick distingua une tache gris foncé entre deux mottes de terre sèche. Il regarda la carte. À l’endroit correspondant il y avait une petite croix et une inscription malhabile : « Freluquet. » Les pointillés rouges du sentier étaient tracés à droite de la petite croix. Le surnom paraissait familier à Redrick, mais il n’arriva à se rappeler ni qui était ce Freluquet, ni de quoi il avait l’air, ni quand c’était. Il ne se rappela, curieusement, qu’une chose : la salle enfumée du Bortch, des pattes rouges énormes serrant les verres, un rire tonitruant, des gueules béantes aux dents jaunes – un troupeau fantastique de titans et de géants rassemblés pour s’abreuver : sa première visite au Bortch. Qu’avais-je apporté, alors ? Une « creuse », il me semble. Venant droit de la Zone, mouillé, affamé, hébété, le sac jeté par-dessus l’épaule, j’ai fait irruption dans cette gargote ; j’ai foutu le sac sur le zinc droit devant Ernest ; j’ai supporté une salve de moqueries serrées et, les lèvres pincées par un rictus méchant, le regard balayant la salle, j’ai attendu qu’Ernest – encore jeune à l’époque, toujours avec un nœud papillon – me comptât les billets verts : en ce temps-là, ils étaient carrés, royaux, avec je ne sais quelle bobonne nue en imperméable, la couronne sur la tête… j’ai caché l’argent dans ma poche et, à ma propre surprise, j’ai saisi sur le zinc une lourde chope et je l’ai fracassée sur la gueule ricanante la plus proche… Redrick sourit et pensa : c’était peut-être lui, Freluquet ?
« Mais peut-on passer entre les collines, monsieur Shouhart ? » lui demanda à mi-voix Arthur dans l’oreille. Il se tenait à côté, étudiant aussi la carte.
« On verra sur place », dit Redrick. Ses yeux étaient toujours rivés sur la carte. Il y avait encore deux petites croix : une sur la pente de la colline avec l’arbre, l’autre sur le remblai pierreux. Caniche et Binoclard. Le sentier passait en bas, entre eux. « On verra sur place », répéta-t-il. Il replia la carte et la mit dans sa poche.
Il examina Arthur.
« Aide-moi à mettre le sac à dos… On va continuer comme jusqu’ici », dit-il, en secouant le sac à dos pour mieux placer les courroies. « Tu marches le premier, pour que je puisse te voir à chaque instant. Ne te retourne pas et ouvre les oreilles. Mes ordres, c’est la loi. Prépare-toi à ramper longtemps, ne cherche pas à éviter la boue et si je te l’ordonne, fous-toi la gueule dedans sans réplique… Et boutonne ta veste. Prêt ?
— Prêt », dit sourdement Arthur. Il était très nerveux. Le rose avait complètement déserté ses joues.
« Voilà la première direction. » Redrick fit un geste brusque vers la colline la plus proche, celle qui se trouvait à une centaine de pas du remblai. « C’est clair ? Avance. »
Arthur aspira convulsivement et, en enjambant le rail, se mit à descendre le remblai. Les graviers tombaient derrière lui en bruissant.
« Doucement, doucement, dit Redrick. On n’est pas pressé. »
Il amorça prudemment la descente, maîtrisant avec les muscles de ses jambes l’inertie du sac à dos très lourd. Son adresse trahissait une longue habitude. Du coin de l’œil, il observait Arthur sans le perdre de vue une seconde. Le gars a peur, pensait-il. Il a raison. Il doit avoir un pressentiment. S’il a hérité du flair de son papa, il doit avoir un pressentiment. Si tu pouvais savoir, Charognard, comment l’affaire a tourné. Si tu pouvais savoir, Charognard, que pour une fois je t’écouterais. « Mais ici, Rouquin, tu ne passeras pas seul. Que tu le veuilles ou non, il te faudra prendre quelqu’un avec toi. Je peux te passer un des miens, celui dont je n’ai pas besoin… » Eh bien, je t’ai obéi.
Pour la première fois de ma vie, j’ai été d’accord pour une chose pareille. Bon, ça ne fait rien, pensa-t-il. Qui sait, peut-être que tout se passera bien, parce que je ne suis quand même pas Charognard, peut-être trouvera-t-on une combine…
« Stop ! » ordonna-t-il à Arthur.
Le gosse s’arrêta dans l’eau stagnante qui lui arrivait à la cheville. Le temps que Redrick descende, le bourbier le fit s’enfoncer jusqu’aux genoux.
« Tu vois cette pierre ? demanda Redrick. Là, au pied de la colline. Pique droit sur elle. »
Arthur reprit la marche. Redrick le laissa s’éloigner de dix pas et le suivit. Le bourbier glougloutait sous ses pieds. C’était un bourbier mort : ni insectes ni grenouilles. Même l’oseraie était desséchée et pourrie. Redrick regardait comme d’habitude autour de lui, mais pour l’instant tout paraissait calme. La colline s’approchait lentement, elle cacha le soleil encore bas, puis couvrit toute la partie est du ciel. Arrivé à la pierre, Redrick se retourna. Le remblai était brillamment éclairé par le soleil, il y avait un convoi de dix wagonnets, dont quelques-uns étaient tombés des rails et gisaient sur le côté ; le remblai était couvert des traces rousses de la roche renversée. Plus loin, vers la carrière, au nord du convoi, l’air au-dessus des rails tremblait et miroitait ; de temps à autre, de petits arcs-en-ciel s’y allumaient et s’éteignaient aussitôt. Redrick regarda ce tremblement, cracha sèchement et détourna les yeux.
« Continue », dit-il, et Arthur tourna vers lui un visage tendu. « Tu vois ce tas de chiffons ? Mais ce n’est pas là ! Pas ici, plus à droite…
— Oui !
— Eh bien, c’était un dénommé Freluquet. Il y a longtemps. Il n’a pas écouté sa maman et maintenant il est couché là, exprès pour montrer le chemin aux gens intelligents. Tu prends deux doigts plus à gauche que Freluquet… Ça y est ? Tu as le repère ? À peu près là où l’oseraie est plus dense… Vas-y. En avant ! »
À présent, ils marchaient parallèlement au remblai. À chaque pas, l’eau diminuait sous leurs pieds et bientôt ils avançaient sur des mottes sèches qui cédaient sous leur poids pour se reformer aussitôt. Sur la carte, à cet endroit, il n’y a que le marécage, pensa Redrick. Elle n’est plus à jour, cette carte, ça fait longtemps que Barbridge n’a pas mis les pieds ici, c’est pour ça qu’elle n’est plus à jour. C’est moche. Marcher sur du sec, c’est bien sûr plus facile, mais il aurait mieux valu que ce fût le marécage… Non, mais regardez-le avancer, pensa-t-il d’Arthur. Comme s’il était sur l’avenue Centrale.
Visiblement, Arthur avait repris courage et il avançait à présent d’un pas décidé. Il avais mis une main dans sa poche, l’autre bougeait gaiement en cadence, comme s’il se promenait. Alors Redrick fouilla dans sa poche, choisit un écrou de vingt grammes environ et, ayant bien visé, le lui envoya sur la tête. L’écrou frappa Arthur en pleine nuque. Il poussa un cri, se saisit la tête entre les deux mains et, plié en deux, s’écroula sur l’herbe sèche. Redrick s’arrêta au-dessus de lui.
« C’est comme ça que ça se passe ici, Archie, dit-il d’un ton édifiant. Ce n’est pas un boulevard et nous ne sommes pas en balade. »
Arthur se releva lentement. Son visage était d’une blancheur de lin.
« C’est clair ? » demanda Redrick.
Arthur déglutit et hocha la tête.
« Bien. Si tu remets ça, la prochaine fois je te fais sauter les dents. À condition que tu restes vivant ! Avance ! »
Ce gars-là aurait pu devenir stalker, pensait Redrick. On l’aurait probablement appelé le Bel Archie. Nous avons déjà eu un Beau Dickson, mais à présent on l’appelle Loir. L’unique stalker qui s’est fait prendre dans le « hachoir », qui malgré ça est resté vivant, la veine, et qui s’imagine encore que c’est Barbridge qui l’en a sorti. Mon œil ! On ne sort personne du « hachoir »… Il l’a tiré de la Zone, c’est vrai. Voilà quel acte héroïque Barbridge a accompli ! Seulement, il n’avait pas intérêt à ne pas l’accomplir ! Tout le monde en avait ras le bol de ses tours, et les gars lui ont dit, ce coup-ci, droit dans les yeux : on te déconseille de revenir seul. Et c’est là qu’il a reçu le surnom de Charognard, parce qu’avant, nous l’appelions Grognon.
Soudain, Redrick sentit sur sa joue gauche un filet d’air à peine perceptible et, aussitôt, avant d’avoir pensé à quoi que ce fût, il cria : « Stop ! »
Il tendit le bras vers la gauche. Là, le filet d’air était plus sensible. Quelque part entre le remblai et eux s’étendait une « calvitie de moustique », ou bien elle longeait le remblai : ce n’est quand même pas pour rien que les wagonnets s’étaient écroulés. Arthur restait cloué sur place, il ne se retourna même pas.
« Prends plus à droite, ordonna Redrick. Avance. » Oui, il aurait fait un assez bon stalker… Et puis, zut, j’ai pitié de lui ou quoi ? Il ne manquait plus que ça. Moi, est-ce que quelqu’un a jamais eu pitié de moi ?… À vrai dire, oui. Kirill avait pitié de moi, Dick Nounane a pitié de moi. Il est vrai aussi qu’il a peut-être moins pitié de moi qu’envie de coller au train de Goûta, mais il se peut qu’il ait pitié de moi quand même. Chez les gens honnêtes, l’un n’empêche pas l’autre… Tandis que moi, je ne peux avoir pitié de personne. Moi, je n’ai qu’un seul choix… Pour la première fois, il vit avec une netteté absolue le choix qu’il avait à faire : ou ce gosse, ou son petit Ouistiti. Il n’y avait rien d’autre à choisir, tout était clair. « À condition d’un miracle », prononça une voix intérieure. Et il étouffa cette voix avec épouvante et acharnement.
Ils dépassèrent le tas de chiffons gris. Il ne restait plus rien de Freluquet, sinon un bâton long, entièrement rongé par la rouille – un détecteur de mines – qui traînait un peu plus loin dans l’herbe sèche. À l’époque, plusieurs stalkers utilisaient les détecteurs de mines. Ils les achetaient aux intendants de l’armée et comptaient sur ces trucs comme sur le Bon Dieu en personne, jusqu’au moment où deux stalkers périrent l’un après l’autre en l’espace de quelques jours, armés de ces détecteurs, tués par des décharges souterraines. Ça avait coupé court à la mode… Mais qui était ce Freluquet, quand même ? Est-ce Charognard qui l’a amené ici ou est-il venu tout seul ? Et pourquoi tous, étaient-ils attirés par cette carrière ? Pourquoi n’en ai-je jamais entendu parler ?… Non mais quelle chaleur ! Et on est tôt le matin, alors qu’est-ce que ça va être plus tard ?
Arthur, qui le devançait de cinq pas environ, leva le bras et essuya la sueur de son front. Redrick loucha vers le soleil qui était encore bas. Et c’est là qu’il se rendit soudain compte que l’herbe sèche sous ses pieds ne bruissait plus, mais crissait comme un tissu amidonné, elle n’était plus piquante et drue, mais molle et mouvante ; elle s’émiettait sous ses bottes comme des lambeaux de suie. Il vit les traces des pas d’Arthur qui se détachaient nettement, se jeta par terre et cria : « Couche-toi ! »
Il s’écroula la face dans l’herbe, et elle tomba en poussière sous sa joue ; alors, il grinça des dents, enragé d’une telle déveine. Il restait couché, s’efforçant de ne pas bouger, espérant encore qu’ils s’en tireraient peut-être, tout en comprenant qu’ils s’étaient fait piéger. La chaleur montait, l’écrasait, enveloppait tout son corps comme un drap bouilli, la sueur lui ruisselait dans les yeux, et il cria à Arthur un peu tard : « Ne bouge pas ! Tiens bon ! » Et lui-même tenait bon.
Il aurait tenu le coup et tout se serait terminé le mieux du monde, à part une bonne suée, mais Arthur craqua. Ou il n’avait pas entendu ce que Redrick lui avait crié, ou il avait eu sa ration de panique, ou la chaleur tombée sur lui était plus forte que pour Redrick, toujours est-il qu’il ne se maîtrisa pas et qu’il se rua, courbé, aveuglément, avec un hurlement guttural, là où le poussait son instinct absurde : en arrière, précisément à l’endroit où il ne fallait surtout pas mettre les pieds. Redrick eut tout juste le temps de se redresser et de lui attraper la jambe de ses deux mains. Arthur s’écroula, en soulevant un nuage de poussière, poussa un cri anormalement strident, envoya à Redrick un coup de son pied libre, il se débattait frénétiquement, mais Redrick qui, lui aussi, réfléchissait difficilement, abruti par la douleur, grimpa sur lui, serrant son visage brûlé contre la veste de cuir, cherchant à l’écraser, à l’enfoncer dans la terre. Des deux mains, il tenait la tête qui s’agitait et il frappait Arthur avec ses bottes et ses genoux. Il entendait indistinctement des gémissements qui retentissaient sous lui, ainsi que son propre rugissement rauque : « Reste couché, crapaud, reste couché, sinon je te tue… » Sur lui tombaient des montagnes de charbons ardents, ses vêtements brûlaient déjà, la peau de ses jambes et de ses côtes crissait, gonflait et craquait. Alors, enfonçant son front dans la cendre grise, écrasant convulsivement de sa poitrine la tête de ce maudit morveux, il ne tint plus et hurla de toutes ses forces…
Il ne se rappelait pas quand tout s’était terminé. Il vit seulement qu’il pouvait de nouveau respirer, que l’air était redevenu de l’air et non plus une vapeur incandescente lui brûlant la gorge, et il comprit qu’il fallait déguerpir le plus vite possible de cette fournaise diabolique avant qu’elle redescendît sur eux. Il passa par dessus Arthur qui gisait complètement immobile, coinça les deux pieds du garçon sous son bras et, en s’aidant de sa main libre, rampa en avant, sans quitter du regard la ligne derrière laquelle l’herbe poussait de nouveau : morte, sèche, piquante, mais vraie ; en cet instant, elle lui semblait la gardienne même de la vie. La cendre grinçait entre ses dents, les restes de chaleur attaquaient son visage brûlé, la sueur lui ruisselait droit sur les yeux – sans doute parce qu’il ne devait plus avoir ni sourcils ni cils. Arthur traînait derrière, s’accrochant à tout comme exprès avec sa foutue veste – ses mains lui faisaient mal et le sac à dos lui cognait la nuque au moindre mouvement… Sous le choc de la douleur et de l’étouffement, Redrick pensa, épouvanté, qu’il avait été entièrement brûlé et qu’à présent il n’y arriverait plus. Cette peur lui fit accélérer encore plus le mouvement de son coude libre et de ses genoux. Pourvu que j’y arrive, bon, encore un peu, vas-y, Red, vas-y, Rouquin, voilà, voilà, encore un tout petit peu…
Puis il resta longtemps inerte, le visage et les mains plongés dans l’eau froide et stagnante, respirant avec délices la fraîcheur qui empestait la pourriture. Il serait resté une éternité ainsi, mais il s’obligea à se relever, à se mettre à genoux ; il se débarrassa du sac à dos, s’approcha à quatre pattes d’Arthur qui gisait toujours inerte à trente pas du marécage et le retourna sur le dos. Oui, quel beau garçon il avait été. À présent, son joli minois paraissait un masque noir et gris, plein de sang coagulé et de cendre. Pendant quelques secondes Redrick examina, avec un intérêt hébété, les sillons qui marquaient ce masque : les traces des mottes de terre et des cailloux. Puis il se mit debout, prit Arthur par les bras et le traîna vers l’eau. Arthur râlait, gémissant de temps à autre. Redrick le jeta la tête la première dans la plus grande des flaques, et s’écroula à côté, se délectant à nouveau des caresses mouillées et glaciales. Arthur glouglouta, s’agita, fit passer ses bras sous son corps et releva la tête. Ses yeux étaient écarquillés, il ne comprenait rien, il respirait avidement par la bouche, crachant et toussant. Puis son regard redevint conscient et s’arrêta sur Redrick.
« Ouf… », dit-il et il secoua la tête, faisant gicler l’eau sale. « Qu’est-ce que c’était, monsieur Shouhart ?
— C’était la mort », prononça Redrick indistinctement et il toussa. Il se tâta le visage. Ça faisait mal. Le nez enflé, mais, curieusement, les sourcils et les cils à leur place. La peau de ses mains demeurait intacte aussi, juste un peu rouge.
Arthur se toucha à son tour le visage avec des doigts prudents. Maintenant, après que le masque horrible eut été lavé, sa physionomie, contre toute attente, n’était presque pas atteinte. Quelques égratignures, une estafilade sur le front, la lèvre inférieure ouverte, bref, peu de chose.
« Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille », proféra Arthur et il se retourna.
Redrick se retourna aussi. L’herbe grisâtre, calcinée, gardait plusieurs traces, et Redrick fut stupéfait de constater à quel point il était court, ce chemin horrible, infini, qu’il avait fait en rampant pour échapper à la mort. Vingt ou trente mètres, pas plus, du cercle carbonisé, mais aveuglé, terrifié, il avait rampé en un zigzag dément, comme un cafard sur une poêle brûlante ; il devait encore se féliciter d’avoir rampé dans la bonne direction, parce qu’il aurait fort bien pu aller sur la « calvitie de moustique » à gauche ou, pis encore, rebrousser chemin… Non, il ne l’aurait pas fait, pensa-t-il avec acharnement. Un blanc-bec l’aurait fait, mais pas moi, je n’en suis pas un, et sans cet abruti il ne se serait rien passé du tout, sinon que je me serais brûlé les jambes, voilà tout.
Il jeta un coup d’œil sur Arthur qui se lavait en grognant et qui gémissait quand il frôlait des endroits endoloris. Redrick se leva, grimaçant au contact de ses vêtements avec sa peau brûlée. Il passa dans un endroit sec et se pencha vers le sac à dos. C’est le sac qui avait tout pris. Ses compartiments supérieurs avaient complètement brûlé, les flacons de la pharmacie avaient tous éclaté et la partie calcinée empestait les médicaments à ne pas tenir. Redrick dégrafa la poche, balaya les débris de verre et de plastique et c’est là qu’Arthur lui dit, derrière son dos :
« Merci, monsieur Shouhart ! Vous m’avez sorti de là ! »
Redrick ne répondit rien. Il me dit merci, et puis quoi encore ! Comme si je n’avais que ça à faire que de te sauver.
« C’est ma faute, dit Arthur. Je vous ai pourtant entendu quand vous m’avez ordonné de rester couché, mais j’ai eu une peur de tous les diables, et quand la chaleur a monté, là j’ai complètement perdu la tête. Je crains beaucoup la douleur, monsieur Shouhart…
— Allez, debout, dit Redrick sans se retourner. Ça, c’est rien encore… Debout, qu’est-ce que t’as à traîner ! »
Sifflant de douleur à cause de ses épaules brûlées, il se mit le sac sur le dos et glissa ses bras entre les courroies. Il avait l’impression que sa peau brûlée s’était fripée et couverte de rides douloureuses. Il craint la douleur… Va te faire foutre, avec tes douleurs !… Il regarda tout autour. Bien, ils étaient toujours sur le sentier. Maintenant c’était le tour de ces collines des morts. Des saloperies de collines, les voilà qui pointent comme des crânes de diables, en plus ce vallon entre elles… Involontairement, il aspira l’air par le nez. Oui, un sale vallon, c’est là qu’est toute la saloperie…
« Tu vois le vallon entre les collines ? demanda-t-il à Arthur.
— Oui.
— Fonce droit dessus. Avance ! »
Arthur s’essuya le nez du dos de la main et se mit en marche, pataugeant dans les flaques. Il boitillait et n’était plus aussi droit et élancé qu’avant : il avait le dos courbé et marchait à présent avec prudence et précaution. En voilà encore un que j’ai tiré du pétrin, pensa Redrick. Ce serait le cinquième ? Le sixième ? Et à quoi bon, je me le demande ? Qu’est-il pour moi, un parent ? Ai-je juré de le ramener vivant ? Écoute, Rouquin, pourquoi l’as-tu tiré de là ? Tu as failli clamecer à cause de lui… Bon, maintenant, à tête reposée, je sais : j’ai bien fait de l’en avoir tiré, je ne pourrai pas me passer de lui, il est une sorte d’otage pour Ouistiti. Ce n’est pas un homme que j’ai sorti de là, mais mon détecteur de mines. Mon dragueur de mines. Mon passe-partout. Mais là, en plein pétrin, je ne pensais pas du tout à ça. Je l’ai traîné comme s’il était mon frère, et la pensée de l’abandonner ne m’a même pas effleuré, bien que j’aie tout oublié : le passe-partout, Ouistiti… Mais qu’est-ce que ça signifie, alors ? Ça signifie que je suis pour de bon un type qui a du cœur. C’est ce que me répète sans arrêt Goûta, c’est ce que me serinait Kirill, et Richard aussi me casse les oreilles avec ça… Ils appellent ça « un type qui a du cœur » ! Laisse tomber, se dit-il. Ici tu n’as rien à faire de ta bonté ! Ici il faut d’abord réfléchir et bouger seulement après. Que ce soit la première et la dernière fois, vu ? Un bon gars… Il faut le garder pour le « hachoir », pensa-t-il avec froideur et netteté. Ici on peut passer partout, sauf par le « hachoir ».
« Stop ! » dit-il à Arthur.
Le vallon s’étalait devant eux et Arthur était déjà immobile, en train de regarder Redrick d’un air déconcerté. Le fond du vallon était couvert d’une boue vert pus, avec des reflets gras sous le soleil. Une brume légère flottait au-dessus de la surface, devenant plus dense entre les collines ; trente pas plus loin on ne voyait rien. Et la puanteur ! « Ça va sentir par là, Rouquin… bref, n’aie pas la trouille ! »
Arthur émit un son guttural et recula. Alors Redrick se secoua de son engourdissement, sortit rapidement de sa poche le paquet de coton imbibé de déodorant, se boucha les narines et tendit le coton à Arthur.
« Merci, monsieur Shouhart, dit Arthur d’une voix faible. On ne peut pas s’arranger pour passer par en haut ?… »
Sans prononcer un mot, Redrick le prit par les cheveux et tourna sa tête vers le tas de chiffons sur le remblai pierreux.
« C’était Binoclard, dit-il. Sur la colline à gauche, on ne le voit pas d’ici, repose Caniche. Dans le même état. Vu ? Avance. »
La boue était tiède, gluante. D’abord, ils marchaient debout, enfoncés jusqu’à la ceinture ; heureusement, le fond était pierreux et assez égal sous leurs pieds, mais rapidement Redrick entendit des deux côtés un bourdonnement familier. Sur la colline de gauche éclairée par le soleil, on ne voyait rien, mais sur la pente de droite, dans l’ombre, sautillaient déjà de petites lueurs mauves.
« Penche-toi ! » ordonna-t-il entre ses dents et lui-même se pencha. « Plus bas, crétin ! » cria-t-il.
Arthur se pencha, apeuré, et au même instant un coup de tonnerre déchira l’air. Juste au-dessus de leurs têtes, un éclair à peine visible sur le ciel trembla dans une danse démente. Arthur se baissa et plongea jusqu’aux épaules. Redrick, les oreilles bouchées par le fracas, tourna la tête et vit dans l’ombre, parmi les pierres brisées, une vive tache écarlate qui fondait rapidement ; aussitôt, un deuxième éclair frappa.
« En avant ! En avant ! » hurla-t-il, sans entendre le son de sa voix.
Maintenant, ils avançaient accroupis, avec juste la tête au-dessus de la boue et à chaque décharge Redrick voyait les cheveux longs d’Arthur se dresser et sentait des milliers de petites aiguilles s’enfoncer dans la peau de son visage. « En avant ! répétait-il d’une voix monotone. En avant !… » Il n’entendait plus rien. À un moment donné, Arthur tourna vers lui son profil et il vit un œil écarquillé par l’épouvante qui louchait sur lui, des lèvres blanches qui tremblaient et une joue en sueur, barbouillée de vert. Puis les éclairs se mirent à frapper si bas qu’ils furent obligés de plonger la tête dans l’eau. La glaire verte leur collait la bouche, ils avaient du mal à respirer. En cherchant l’air avec sa bouche, Redrick arracha les tampons de son nez et découvrit soudain que la puanteur avait disparu, que l’odeur fraîche, aiguë, de l’ozone emplissait l’atmosphère, tandis que tout autour la vapeur s’épaississait de plus en plus. Ou étaient-ce ses yeux qui ne voyaient plus clair ? Déjà, il n’apercevait plus ni les collines à droite et à gauche, ni rien que la tête d’Arthur maculée de boue verte, et la vapeur jaune qui bouillonnait autour.
Je vais m’en sortir, je vais m’en sortir, pensait Redrick. Ce n’est pas la première fois, toute ma vie ça a été comme ça, moi dans la boue et des éclairs au-dessus de ma tête, ça n’a jamais été autrement… Et d’où sort cette saloperie ? Tellement de saloperies… c’est dingue, autant de saloperies en un seul endroit ! C’est Charognard, pensa-t-il avec véhémence. C’est Charognard qui est passé par là, c’est lui qui a laissé ça… Binoclard repose à droite, Caniche à gauche, pour que Charognard puisse passer entre les deux et laisser toute sa saloperie derrière lui… Bien fait pour toi, se dit-il. Celui qui marche sur les traces de Charognard est dans la boue jusqu’à la gueule. Quoi, tu ne le savais pas ? Il y a trop de charognards, voilà pourquoi il ne reste pas un endroit propre ici… Nounane, c’est un imbécile : toi, Rouquin, tu es un violateur de l’équilibre, un violateur de l’ordre, toi, Rouquin, quel que soit l’ordre, le bon ou le mauvais, tu n’es jamais bien. À cause de types comme toi il n’y aura jamais de paradis sur terre… Mais qu’est-ce que tu comprends à tout ça, mon gros ? Où as-tu vu chez nous un ordre bon ? Quand m’as-tu vu sous un ordre bon ?…
Il glissa sur une pierre qui lui tourna sous le pied, plongea la tête dans la boue, remonta à la surface, vit tout près de lui le visage d’Arthur, déformé, les yeux écarquillés. Et soudain il se couvrit de sueur froide en un instant : il lui sembla avoir perdu la direction. Mais il ne l’avait pas perdue. Il comprit immédiatement que c’était là-bas qu’ils devaient aller, là où le sommet noir d’un roc dépassait de la boue liquide. Il le comprit, bien que dans le brouillard jaune on ne vît rien que ce sommet.
« Stop ! hurla-t-il. Prends plus à droite ! À droite du roc ! »
De nouveau, il n’entendit pas le son de sa voix, alors il rattrapa Arthur, le saisit par l’épaule et se mit à lui montrer de la main : avance à droite du roc, la tête dans la boue. Vous me paierez ça, pensa-t-il. Devant le roc, Arthur plongea et aussitôt un éclair frappa avec fracas le sommet noir, faisant jaillir des miettes incandescentes. Vous me paierez ça, se répéta-t-il, plongeant la tête dans la boue et agitant bras et jambes de toutes ses forces. Un nouveau coup lui résonna bruyamment dans les oreilles. Je vous étriperai ! Puis, une pensée l’effleura, fugace : mais de qui je parle ? Je ne sais pas. Peu importe, quelqu’un doit payer pour tout ça, quelqu’un me le paiera ! Laissez-moi juste arriver jusqu’à la Boule, il faut que j’arrive jusqu’à la Boule, je ne suis pas Charognard, je vous demanderai des comptes à ma façon…
Quand ils ressortirent sur la terre ferme et sèche, sur les miettes de pierre brûlant sous le soleil, abasourdis, complètement à l’envers, chancelant et s’accrochant l’un à l’autre pour ne pas tomber, Redrick vit le fourgon automobile écaillé, enfoncé sur les essieux, et il se rappela vaguement qu’ici, à côté de ce fourgon, on pouvait reprendre son souffle à l’ombre. Ils s’y installèrent. Arthur s’allongea sur le dos et se mit à déboutonner sa veste de ses doigts engourdis. Redrick s’appuya contre la paroi du fourgon, essuya tant bien que mal ses paumes contre des gravats et fourra sa main dans sa poche intérieure.
« Moi aussi…, proféra Arthur. Moi aussi, monsieur Shouhart ! »
Redrick fut stupéfait d’entendre la voix forte qu’avait ce gamin. Il avala une gorgée, ferma les yeux et tendit la flasque à Arthur. Fini, pensa-t-il mollement. On a réussi. Là aussi, on a réussi. Maintenant, écrivez la somme en lettres. Vous croyez que j’ai oublié ? Non, je me souviens de tout. Vous croyez que je vais vous remercier de m’avoir laissé en vie, de ne pas m’avoir noyé ? Comme remerciement vous n’aurez que dalle. À présent, c’en est fait de vous, c’est clair ? Je ne vous laisserai rien. Maintenant c’est moi qui décide. Moi, Redrick Shouhart, sain de corps et d’esprit, vais décider de tout désormais et pour tout le monde. Quant à vous autres : charognards, crapauds, visiteurs, osseux, quaterblood, salauds, rauques, avec vos petites cravates, vos petits uniformes tout beaux tout propres, avec vos sacoches, vos discours, votre bienfaisance, votre garantie de l’emploi, vos batteries éternelles, vos mouvements perpétuels, vos « calvities de moustiques », vos promesses mensongères, c’est fini. Toute ma vie vous m’avez mené par le bout du nez et moi, le crétin, je me vantais de faire tout ce que je voulais, tandis que vous, ordures, vous hochiez la tête, vous vous faisiez des clins d’œil derrière mon dos et vous me traîniez par le bout du nez, me traîniez dans des prisons, dans vos sales gargotes… Ça suffit ! Il défit les courroies du sac à dos et reçut la flasque des mains d’Arthur.
« Jamais je n’aurais pensé… », disait Arthur avec un doux étonnement dans la voix. « Je ne pouvais même pas m’imaginer… Bien sûr, je savais : la mort, le feu… mais ça !… Dites-moi : comment fera-t-on pour rentrer ? »
Redrick ne l’écoutait pas. Ce que disait ce petit homme n’avait aucune importance. Même avant, ça n’avait eu aucune importance, mais à l’époque il était quand même un homme. Tandis qu’à présent… plus rien, un passe-partout qui parlait. Qu’il parle.
« Si on pouvait se laver… » Arthur regardait autour de lui d’un air préoccupé. « Ne serait-ce que se rincer le visage. »
Redrick lui jeta un coup d’œil distrait, vit ses cheveux collés, feutrés, son visage barbouillé de boue séchée avec des traces de doigts, et son corps entièrement couvert d’une croûte de boue craquelée. Il ne ressentit rien : ni pitié ni irritation. Un passe-partout parlant. Il se détourna. Devant lui s’étendait un espace triste comme un chantier abandonné, parsemé de débris de cailloux pointus, saupoudré de poussière blanche, inondé d’un soleil aveuglant, insupportablement blanc, brûlant, méchant, mort. D’ici on voyait déjà le bout éloigné de la carrière, également d’un blanc éblouissant, qui de loin paraissait parfaitement lisse et vertical. Le bout le plus proche se faisait remarquer par un gisement de gros débris. La descente dans la carrière se trouvait là où, parmi les débris, se détachait en rouge la cabine d’un excavateur. C’était l’unique point de repère. Il fallait aller droit dessus, se fiant tout bonnement à sa bonne fortune.
Soudain, Arthur se redressa, fourra la main sous le fourgon et en sortit une boîte de conserve rouillée.
« Regardez ça, monsieur Shouhart, dit-il, ranimé. Ce doit être mon père qui a laissé ça… Et il y en a d’autres. »
Redrick ne répondit pas. Ça, tu n’aurais pas dû le faire, pensa-t-il, indifférent. Pour l’instant, il vaudrait mieux que tu ne te souviennes pas de ton père, il vaudrait mieux que tu te taises. Au demeurant, aucune importance… Il se leva et siffla de douleur, car tous ses vêtements étaient collés contre son corps, contre sa peau brûlée. Et maintenant quelque chose se déchirait douloureusement, comme de la gaze séchée sur une blessure. Arthur se releva à son tour, siffla et geignit aussi, et lança à Redrick un regard empli de souffrance. On voyait bien qu’il avait très envie de se plaindre, mais qu’il n’osait pas. Il se limita à prononcer d’une voix étranglée :
« Je ne pourrais pas prendre une autre gorgée, monsieur Shouhart ? »
Redrick cacha dans sa poche la flasque et dit :
« Tu vois cette chose rouge entre les pierres ?
— Oui », dit Arthur qui reprenait convulsivement son souffle.
« Tu fonces droit vers elle. Avance. »
Arthur s’étira en gémissant et en redressant les épaules, son visage se tordit, il regarda autour de lui et dit :
« Si on pouvait se laver un petit peu… Tout a collé. »
Redrick attendait en silence. Arthur lui jeta un coup d’œil désespéré, hocha la tête, faillit faire un pas, mais s’arrêta aussitôt.
« Le sac à dos, dit-il. Vous avez oublié votre sac à dos, monsieur Shouhart.
— En avant ! » ordonna Redrick.
Il ne voulait ni expliquer ni mentir ; d’ailleurs, cela aurait été inutile. Pour quoi faire ? De toute manière, il avancerait. Il n’avait rien d’autre à faire. Il avancerait. Et Arthur avança. Il clopina, le dos voûté, en traînant les pieds, en essayant de s’arracher du visage la boue fortement collée. Il paraissait à présent petit, pitoyable, maigrichon comme un chaton de gouttière. Redrick le suivit et, à peine sorti de l’ombre, le soleil le brûla et l’éblouit. Alors il se cacha le visage derrière la main, regrettant de n’avoir pas pris de lunettes noires.
Chaque pas faisait lever un petit nuage de poussière blanche, elle se déposait sur les chaussures, elle empestait insupportablement, non, c’était plutôt Arthur qui empestait, marcher derrière lui était impossible et Redrick mit du temps à comprendre que cette odeur émanait surtout de lui-même. L’odeur était nauséabonde, mais curieusement familière. C’est elle qui envahissait la ville les jours où le vent du nord rabattait dans les rues les fumées de l’usine. Son père sentait pareil lorsqu’il rentrait à la maison, énorme, lugubre, avec des yeux rouges déments. Alors Redrick se cachait précipitamment dans un coin éloigné et de là regardait avec crainte son père qui arrachait sa veste de travail et la jetait entre les mains de sa mère, enlevait de ses pieds énormes ses énormes chaussures éculées et les fourrait sous la penderie. Puis, avec juste ses chaussettes aux pieds, il allait à pas visqueux à la salle de bains, sous la douche. Il y gémissait longtemps, se donnant des claques sonores sur le corps, il charriait bruyamment des bassines, marmonnant quelque chose, puis vociférait tellement que toute la maison l’entendait : « Maria ! Tu dors ou quoi ? » Il fallait attendre qu’il se lavât, qu’il s’installât à table où il y avait déjà une bouteille, une assiette creuse avec du potage épais, du ketchup, attendre qu’il eût fini son potage et se mit à manger de la viande avec des haricots, alors là, Redrick pouvait ressortir de son abri, lui grimper sur les genoux et demander quel contremaitre et quel ingénieur il avait noyé aujourd’hui dans l’huile de vitriol…
Autour, tout était chauffé à blanc, il avait mal au cœur de cette chaleur sèche et cruelle, de la fatigue ; la peau brûlée, craquelée, de ses lèvres le faisait atrocement souffrir et il avait l’impression qu’à travers cette brume de chaleur qui enveloppait, bouillante, son cerveau, sa peau s’efforçait de lui faire entendre ses cris et ses demandes suppliantes de repos, d’eau et de fraîcheur. Des souvenirs usés jusqu’à ne plus être reconnaissables s’enchevêtraient dans son cerveau, se bousculaient les uns les autres, s’entrelaçant avec ce monde blanc, incandescent, qui dansait devant ses yeux mi-clos, et tous étaient amers, et tous provoquaient une pitié poignante ou de la haine. Il essayait d’intervenir dans ce chaos, tâchait de faire remonter de son passé un doux mirage, une sensation de tendresse ou de vivacité, il appelait au fond de sa mémoire le visage rieur de Goûta, encore gosse, désirée et inaccessible. Ce visage apparaissait, mais s’engloutissait aussitôt sous la rouille, se déformait et se transformait en la petite gueule de Ouistiti, maussade, couverte de poils drus, bruns ; il s’efforçait de se rappeler Kirill, cet homme saint, ses gestes rapides et assurés, son rire, sa voix qui promettait espaces et temps inouïs et fabuleux ; Kirill apparaissait devant lui, mais la toile d’araignée argentée s’allumait aussitôt au soleil et voilà que Kirill n’était plus là, et c’était les petits yeux angéliques et fixes de Hew le Rauque qui se vrillaient sur le visage de Redrick, tandis que sa grosse main blanche soupesait le conteneur en porcelaine… Des forces obscures, remuant dans sa conscience, anéantissaient immédiatement la barrière érigée par sa volonté et faisaient disparaître le peu de choses bonnes que sa mémoire préservait encore, et il lui semblait déjà qu’il n’y avait jamais rien eu de bien, sauf des tronches, encore, et encore…
Cela faisant, il n’arrêtait pas une seconde d’être stalker. Sans réfléchir, sans prendre conscience et même sans le retenir, il notait presque avec sa moelle épinière, qu’à gauche, assez loin pour être inoffensif, au-dessus d’un tas de vieilles planches, se dressait un « gai fantôme » : tranquille, épuisé, donc on pouvait s’en foutre ; tandis qu’à droite s’était mise à souffler une brise légère, et à quelques pas plus loin se découvrait une « calvitie de moustique », lisse comme un miroir, pourvue de plusieurs tentacules à la façon d’une étoile de mer – loin, donc aucun danger – et dans son centre, un oiseau aplati, réduit à l’état d’ombre, chose rare, car les oiseaux ne survolent presque jamais la Zone ; et là, à côté du sentier, deux « creuses » qui traînaient, apparemment c’est Charognard qui les avait jetées sur le chemin de retour : la peur est plus forte que la cupidité… Il voyait tout, il prenait tout en considération et il suffisait qu’Arthur s’éloignât, recroquevillé, ne serait-ce que d’un seul pas, de la bonne direction pour que la bouche de Redrick s’ouvrit d’elle-même et qu’un cri rauque, avertisseur, sortît tout seul de sa gorge. Une machine, pensait-il. Vous avez fait de moi une machine… Les débris de cailloux au bord de la carrière devenaient de plus en plus proches et les arabesques curieuses de la rouille sur le toit rouge de l’excavateur étaient déjà visibles.
T’es un imbécile, Barbridge, pensait Redrick. T’es malin, mais imbécile quand même. Comment as-tu pu me croire, je te le demande ? Pourtant, tu me connais depuis toujours, tu dois me connaître mieux que moi. C’est que tu es devenu vieux, voilà. Vieux et bête. En plus, toute la vie, tu n’as eu affaire qu’à des crétins… Et là, il s’imagina la gueule qu’avait faite Charognard en apprenant que son Arthur, son bel Archie, le sang de son sang, était parti dans la Zone avec Rouquin pour chercher ses jambes à lui, Charognard, que ce n’était pas un morveux inutile qui y était parti, mais son propre fils, sa vie, sa fierté… Et, s’étant imaginé cette gueule, Redrick éclata de rire. Lorsque Arthur se retourna et lui jeta un regard apeuré, il lui fit un geste de la main : avance, avance ! tout en continuant de rire. Et de nouveau des tronches se mirent à défiler dans sa conscience comme sur un écran… Il fallait tout changer. Pas une vie, pas deux, pas un destin, pas deux, mais chaque petit boulon de ce monde ignoble et infect, c’était ça qu’il fallait changer…
Arthur, son cou long et tendu, s’arrêta devant une descente raide vers la carrière, s’arrêta et se figea, scrutant quelque chose en bas et au loin. Redrick s’approcha de lui et s’arrêta à côté. Mais il ne regarda pas là où regardait Arthur.
Droit sous ses pieds commençait la route défoncée depuis plusieurs années par des chenilles et des roues de camions. À droite, s’élevait une falaise blanche, craquelée par la chaleur ; la falaise de gauche était à moitié écroulée et là, parmi des cailloux et des tas de gravats, se trouvait l’excavateur incliné ; sa pelle était baissée et piquait, impuissante, au bord du chemin. Comme il fallait s’y attendre, sur la route on ne voyait plus rien, et tout près de la pelle seulement, pendaient, des saillies grossières de la falaise, des stalactites noires et tordues, semblables à de grosses bougies ; dans la poussière on apercevait plusieurs éclaboussures noires, comme si quelqu’un y avait versé du bitume. C’est tout ce qui restait d’eux, on ne pouvait même pas dire combien ils avaient été. Peut-être chaque éclaboussure est-elle un homme, un souhait de Charognard. Celle-ci, c’est pour que Charognard revienne sain et sauf de la cave du septième bâtiment. Celle-là, plus grande, c’est quand Charognard avait sorti de la Zone sans problème un « aimant qui bouge ». Et cette bougie-là, c’est Dina Barbridge, la somptueuse, ne ressemblant ni à sa mère ni à son père. Quant à cette tache-ci, c’est Arthur Barbridge, le beau gosse, la fierté, ne ressemblant ni à sa mère ni à son père…
« On est arrivé ! râla avec véhémence Arthur. Monsieur Shouhart, on est quand même arrivé ! »
Il rit d’un rire heureux, s’accroupit et se mit à frapper la terre de toutes ses forces. La touffe de cheveux au sommet de son crâne tremblait et se balançait d’une façon ridicule, absurde ; des morceaux de boue jaillissaient dans tous les sens. Là seulement, Redrick leva les yeux et regarda la boule. Prudemment. Craintivement.
Avec la peur secrète qu’elle ne soit différente de ses espérances, qu’elle ne le déçoive, qu’elle ne fasse naître en lui un doute, qu’elle ne le fasse choir du ciel où il avait réussi à grimper, à moitié noyé dans la boue…
Elle n’était pas en or, mais plutôt en cuivre, rougeâtre, parfaitement lisse et elle lançait des reflets troubles sous le soleil. Elle était posée au pied de la falaise la plus éloignée de la carrière, confortablement installée parmi les tas de roche compressée. Et même d’ici on voyait à quel point elle était massive et de quel poids elle pesait sur sa couche.
Elle n’inspirait rien de décevant ni de douteux, mais rien non plus qui insufflerait l’espoir. Curieusement, en la voyant, on pensait avant tout qu’elle devait être vide et très chaude au toucher à cause du soleil. Elle n’irradiait aucune lumière particulière et ne paraissait absolument pas capable de s’envoler en l’air et d’y danser, comme cela lui arrivait souvent dans les légendes. Elle était là où elle était tombée. Elle s’était peut-être échappée d’une poche énorme ou s’était égarée, roulant trop loin, lors du jeu des géants ; elle n’était pas installée ici, elle y traînait, traînait exactement comme toutes ces « creuses », « bracelets », « batteries » et autres déchets restés après la Visite.
Mais, en même temps, il y avait malgré tout quelque chose, et plus Redrick la regardait, plus il comprenait que la regarder lui était agréable, qu’il avait envie de s’en approcher, la toucher, la caresser ; puis, de quelque part surgit la pensée que cela devait être bien de s’asseoir à côté ou, encore mieux, d’y appuyer son dos, de rejeter la tête et, les yeux clos, de réfléchir, se livrer aux souvenirs ou, peut-être, de simplement somnoler, en se reposant…
Arthur bondit sur ses pieds, ouvrit brutalement toutes les fermetures Éclair de sa veste, l’arracha et la lança sous ses pieds, en soulevant un nuage de poussière blanche. Il criait quelque chose, faisant des grimaces, agitant les bras, puis les croisa derrière le dos et, d’une démarche dansante, faisant de ses pieds des pas compliqués, amorça la descente, en sautillant. Il ne regardait plus Redrick, il avait déjà oublié Redrick, il avait déjà tout oublié ; il allait réaliser ses vœux, ses petits vœux rougissants de collégien, de gosse qui de sa vie n’avait vu d’autre argent que ce qu’on appelait argent de poche, ses vœux de blanc-bec qu’on fouettait sans pitié si, en rentrant à la maison, il sentait l’alcool même légèrement, qu’on élevait pour qu’il devînt avocat renommé, futur ministre et dans la perspective la plus lointaine, président, comme vous pouvez l’imaginer… Les yeux irrités, plissés sous la lumière aveuglante, Redrick le regarda dans le dos sans rien dire. Il était froid et calme, il savait ce qui allait se produire et il savait qu’il ne le regarderait pas, mais tant qu’il pouvait encore regarder, il le faisait, ne ressentant rien de particulier, sinon que quelque part au fond de lui, un petit ver s’était soudain agité, tournant sa tête piquante.
Le gamin descendait toujours, en faisant des pas de danse sur la falaise abrupte, dans un bruit de claquettes inimaginable ; la poussière blanche s’envolait sous ses talons, il criait quelque chose à tue-tête, d’une voix très sonore, très gaie, et très solennelle, une espèce de chanson et d’incantation, et Redrick pensa que c’était la première fois de toute l’existence de la carrière que quelqu’un descendait ce chemin de cette façon-là, comme se rendant à une fête. Au début, il n’écoutait pas ce qu’était en train de crier ce passe-partout parlant, et puis quelque chose s’était branché en lui et il entendit :
« Du bonheur pour tout le monde !… Gratuitement !… Tout le bonheur possible !… Venez tous ici !… Il y en aura pour tout le monde !… Personne ne repartira lésé !… Gratuitement. Le bonheur ! Gratuitement !… »
Puis, soudain, il se tut comme si une main énorme lui avait enfoncé avec force un bâillon dans la bouche. Redrick vit le vide transparent tapi à l’ombre de la pelle de l’excavateur saisir Arthur, le soulever en l’air et le tordre lentement, avec effort, comme les ménagères tordent le linge, en essorant l’eau. Redrick eut le temps de voir une de ses chaussures poussiéreuses tomber d’un pied qui s’agitait et s’envoler haut au-dessus de la carrière. Alors, il se détourna et s’assit. Il n’y avait pas une pensée dans sa tête et, curieusement, il ne sentait plus rien. Autour, tout n’était que silence, surtout derrière lui, là, sur le chemin. Alors il se rappela sa flasque, sans la joie habituelle, juste comme on pense à un médicament qu’il est temps de prendre. Il dévissa le bouchon, commença à boire par petites gorgées avares et, pour la première fois de sa vie, eut envie que dans la flasque ce ne fût pas de l’alcool, mais simplement de l’eau froide…
Un certain temps s’écoula et des pensées plus ou moins cohérentes surgirent dans son esprit. Eh bien, c’est fini, pensa-t-il à contrecœur. La voie est libre. Il pouvait y aller déjà maintenant, mais il valait mieux attendre encore un peu. Les « hachoirs » jouent parfois des tours. De toute façon, il fallait réfléchir. Réfléchir, une occupation inhabituelle, c’est là le malheur. Qu’est-ce que c’est, « réfléchir » ? Réfléchir, ça signifie se débrouiller, bien goupiller son coup, bluffer, posséder, mais tout cela ici n’était pas valable…
Bien. Ouistiti, le père… Régler tous les comptes, étriper les ordures, leur faire bouffer de la boue, comme moi, j’en ai bouffé… Non, ce n’est pas ça, Rouquin, ce n’est pas ça… C’est-à-dire que c’est ça, mais qu’est-ce que tout cela signifie ? Mais qu’est-ce que je veux, à la fin ? Parce que ça, ce sont des jurons, pas des pensées. Il se sentit glacé par un pressentiment affreux et, enjambant instantanément une multitude de considérations qui étaient encore devant lui, se donna un ordre féroce : voilà, Rouquin, tu ne t’en iras pas d’ici tant que tu n’auras pas trouvé quelque chose de valable, tu crèveras ici à côté de cette boule, tu te feras griller, tu pourriras, mais tu ne t’en iras pas…
Seigneur, mais où sont donc mes paroles, où sont mes pensées ? Il s’assena un coup de poing violent sur le visage. Parce que toute ma vie durant je n’ai pas eu une seule pensée ! Attends, mais Kirill m’avait dit quelque chose… Kirill ! Il fouillait fiévreusement dans ses souvenirs, des paroles familières et d’autres qui ne l’étaient qu’à moitié surgissaient, mais ce n’était pas ça, car ce n’étaient pas des paroles qu’il avait héritées de Kirill, non, mais des images troubles, très bonnes, mais totalement invraisemblables…
Infamie, infamie… Ici aussi, ils m’ont eu, ils m’ont laissé sans langue, les ordures… La pègre… J’étais de la pègre et maintenant, vieilli, j’y appartiens toujours… C’est ça qui ne devrait pas exister ! Tu entends ? Et qu’à l’avenir ce soit interdit une fois pour toutes ! L’homme existe pour réfléchir (c’est ça, Kirill, enfin !…). Seulement, je n’y crois pas. Avant, je n’y croyais pas et maintenant je n’y crois pas et je ne sais pas pourquoi l’homme vient au monde. Il vient au monde, il est donc né. On mange ce qui vous tombe sous la main. Que nous tous, on soit en bonne santé, et eux tous, qu’ils crèvent. Mais qui ça, nous ? Qui ça, eux ? Incompréhensible. Je suis bon – Barbridge est mauvais, Barbridge est bon – Binoclard est mauvais, Rauque est bon – tout le monde est mauvais, dont Rauque lui-même, seulement lui, l’imbécile, il s’imagine qu’il pourra s’en tirer à temps… Seigneur, mais quelle salade ! Toute ma vie, je me suis battu contre le capitaine Quaterblood, et lui, toute sa vie, il s’est battu contre le Rauque et ne voulait de moi, sombre idiot que je suis, qu’une seule chose : que je laisse tomber le stalkérisme. Mais comment le laisserais-je tomber s’il me faut nourrir ma famille ? Aller travailler ? Et si je ne veux pas travailler pour vous, si votre travail me fait mal au cœur, pouvez-vous le comprendre ? Voilà ce que je crois : si un homme travaille parmi vous, il travaille toujours pour l’un de vous, c’est un esclave et rien d’autre, tandis que moi, je voulais toujours être moi-même, tout seul, pour me foutre de tout le monde, me foutre de votre ennui et de votre cafard…
Il avala les dernières gouttes de cognac et lança la flasque contre la terre de toutes ses forces. La flasque rebondit, brillant au soleil et roula quelque part ; il l’oublia sur le coup. À présent, il était assis, se fermant les yeux de ses mains, et n’essayait plus ni de comprendre ni de trouver. Il désirait ne serait-ce que voir les choses comme elles devraient être, mais de nouveau, il ne voyait que des tronches, des tronches et encore des tronches… des billets verts, des bouteilles, des tas de chiffons qui avaient été autrefois des hommes, des colonnes de chiffres… Il savait que tout cela devait être détruit, il avait envie de le détruire, mais il devinait que si tout cela était détruit, il ne resterait plus rien, sinon de la terre lisse et nue. En proie à l’impuissance et au désespoir, il eut une fois de plus envie d’appuyer son dos contre la boule et de renverser la tête ; il se leva, épousseta machinalement son pantalon et amorça la descente dans la carrière.
Le soleil était brûlant, des taches rouges flottaient devant ses yeux, l’air au fond de la carrière tremblait, et dans ce tremblement la boule paraissait tressauter sur place, comme une bouée sur des vagues. Il dépassa la pelle, levant très haut les pieds par superstition pour ne pas marcher dans des éclaboussures noires et puis, s’embourbant dans des gravats, il se traîna en biais à travers toute la carrière vers la boule qui dansait et faisait des clins d’œil. Il ruisselait de sueur, il suffoquait de chaleur, mais en même temps il grelottait de froid, il tremblait violemment, comme s’il avait la gueule de bois, tandis que la poussière de craie grinçait sous ses dents. Il n’essayait plus de réfléchir. Il ne faisait que répéter mentalement, avec désespoir, comme une prière : « Je suis une bête, tu vois bien que je suis une bête. Je ne sais pas parler, on ne m’a pas appris à parler, je ne sais pas penser, ces ordures ne m’ont pas permis d’apprendre à penser. Mais si tu es réellement comme on raconte… toute-puissante, réalisant tout, comprenant tout, regarde bien en moi. Regarde dans mon âme, je sais qu’il y a tout ce qu’il te faut. Ça doit y être. Parce que mon âme, je ne l’ai jamais vendue à personne ! Elle est à moi, elle est humaine ! Tire de moi toi-même ce que je veux, parce qu’il est impossible que mes vœux soient mauvais !… Malédiction ! Je ne peux rien inventer que les mots qu’il a prononcés, lui : DU BONHEUR POUR TOUT LE MONDE, GRATUITEMENT, ET QUE PERSONNE NE REPARTE LÉSÉ ! »