En pénétrant dans la chambre, Joie lança : « Trevize vous a-t-il dit que nous allions effectuer le saut et pénétrer d’un instant à l’autre dans l’hyperespace ? »
Pelorat qui était penché sur son lecteur de disque leva les yeux et répondit : « A vrai dire, il a simplement passé la tête et m’a dit : “ dans la demi-heure ”.
— Je n’aime pas trop y penser, Pel. Je n’ai jamais aimé les sauts. Ça me fait une drôle d’impression d’être sens dessus dessous. »
Pelorat eut l’air un rien surpris : « Je ne vous avais pas imaginée en baroudeuse de l’espace, Joie chérie.
— Je ne le suis pas particulièrement et quand je dis cela, je ne parle pas uniquement de mon aspect composante de Gaïa. Gaïa n’a par elle-même jamais l’occasion d’effectuer des voyages spatiaux réguliers. Par ma/notre nature même, je/nous n’explorons, commerçons, trafiquons pas dans l’espace. Malgré tout demeure la nécessité d’avoir certaines stations d’entrée…
— Comme lorsque nous avons eu la bonne fortune de faire votre connaissance.
— Oui, Pel. » Elle lui sourit affectueusement. « Ou alors pour visiter Seychelle et d’autres régions stellaires, pour diverses raisons – en général clandestines. Mais clandestines ou pas, cela signifie toujours un saut et, bien entendu, chaque fois que l’un ou l’autre élément de Gaïa l’effectue, Gaïa tout entière le ressent.
— Voilà qui est bien fâcheux.
— Ça pourrait être pire. Le plus gros de la masse de Gaïa ne subit pas le saut, de sorte que l’effet est largement dilué. Malgré tout, j’ai l’impression de le ressentir plus que la majeure partie de Gaïa. Comme je n’ai cessé de le dire à Trevize, même si tout l’ensemble de Gaïa est Gaïa, ses composants individuels ne sont pas identiques. Nous avons nos différences et ma composition est, pour quelque raison, particulièrement sensible au saut.
— Attendez ! dit Pelorat, se souvenant soudain. Trevize m’a expliqué ça un jour. C’est avec les vaisseaux ordinaires que vous avez les pires sensations. A bord des vaisseaux ordinaires, on quitte le champ de gravité galactique à l’entrée dans l’hyperespace, et l’on y revient en regagnant l’espace normal. C’est ce changement qui produit la sensation. Mais le Far Star est un vaisseau gravitique. Il est indépendant du champ gravitationnel et ne le quitte ni ne le réintègre vraiment. Raison pour laquelle nous ne sentirons rien du tout. Je puis vous l’assurer, chérie, par expérience personnelle.
— Mais c’est merveilleux ! Je regrette de n’avoir pas discuté plus tôt du problème. Cela m’aurait épargné une considérable appréhension.
— Il y a encore un autre avantage », reprit Pelorat, qu’emplissait d’une soudaine allégresse ce rôle inhabituel de vulgarisateur en astronautique. « Le vaisseau ordinaire naviguant en espace normal doit s’éloigner à une assez grande distance des masses importantes telles que les étoiles, pour être en mesure de procéder au saut. Une des raisons est que plus on est proche d’une étoile, plus intense est le champ gravitationnel et plus prononcées les sensations liées au saut. Et puis, également, plus est intense le champ gravitationnel et plus se compliquent les équations qu’il faut résoudre pour mener à bien le saut et aboutir au point de l’espace ordinaire où vous avez choisi d’aboutir.
« Dans un vaisseau gravitique, par contre, il n’y a pour ainsi dire pas de sensation de saut. De plus, ce vaisseau dispose d’un ordinateur considérablement plus avancé que les machines ordinaires, capable de manipuler des équations complexes avec une aisance et une vitesse inusitées. Le résultat est qu’au lieu d’être obligé de s’éloigner d’une étoile pendant une quinzaine de jours afin d’atteindre une distance sûre pour effectuer la manœuvre, le Far Star se contente de deux ou trois jours de trajet. Et ce, en particulier, parce que nous ne sommes pas soumis à un champ gravitationnel et, par conséquent, aux effets de la force d’inertie – je reconnais ne pas bien saisir ce point mais enfin, c’est ce que Trevize m’a dit –, ce qui nous permet d’accélérer bien plus rapidement que n’en serait capable n’importe quel astronef ordinaire…
— Impeccable, dit Joie, et c’est à mettre au crédit de Trev qu’il soit capable de piloter ce vaisseau peu commun. »
Pelorat fronça légèrement les sourcils. « Je vous en prie, Joie. Dites “ Trevize ”.
— Absolument, absolument. En son absence, toutefois, je me relâche un peu.
— N’en faites rien. N’allez pas encourager cette habitude, ne serait-ce qu’un peu, chérie. Il est tellement susceptible à ce sujet.
— Pas à ce sujet. A mon sujet. Il ne m’aime pas.
— Ce n’est pas vrai, dit avec ardeur Pelorat. J’en ai parlé avec lui… Allons, allons, ne froncez pas les sourcils. J’ai fait montre d’une extraordinaire discrétion, ma chère enfant. Il m’a assuré qu’il ne vous détestait pas. Il a certes des soupçons à l’égard de Gaïa et regrette d’avoir été contraint d’en faire l’avenir de l’humanité. Nous devons tenir compte de cela. C’est un sentiment qu’il surmontera en prenant graduellement conscience des avantages de Gaïa.
— Je l’espère mais ce n’est pas simplement Gaïa. Quoi qu’il puisse vous raconter, Pel – et rappelez-vous qu’il vous aime bien et ne veut pas heurter vos sentiments –, il me déteste…
— Non, Joie. Il en serait incapable.
— Personne n’est forcé de m’aimer sous le simple prétexte que vous m’aimez, vous, Pel. Laissez-moi m’expliquer. Trev – d’accord, Trevize –, Trevize croit que je suis un robot. »
Une expression de vif étonnement s’inscrivit sur les traits d’ordinaire placides de Pelorat : « Il ne peut certainement pas vous prendre pour une créature artificielle.
— Pourquoi serait-ce tellement surprenant ? Gaïa a bien été colonisée avec l’aide des robots. C’est un fait reconnu.
— Des robots peuvent y avoir contribué, à l’instar de n’importe quelle machine, mais ce sont bel et bien des gens qui ont colonisé Gaïa ; des gens de la Terre. Voilà ce que pense Trevize. Je le sais.
— Il n’y a rien concernant la Terre dans la mémoire de Gaïa, comme je vous l’ai déjà dit, à Trevize et à vous. Toutefois, dans nos plus anciens souvenirs demeurent encore quelques robots, même après trois millénaires, des robots œuvrant à parachever la modification de Gaïa en un monde habitable. A cette époque, nous étions également en train de transformer Gaïa en une conscience planétaire – cela a pris un long moment, Pel chéri, raison de plus pour que nos souvenirs soient flous ; inutile de faire intervenir leur effacement par la Terre, comme le pense Trevize…
— Certes, Joie, dit Pelorat d’un air soucieux, mais les robots dans tout cela ?
— Eh bien, tandis que Gaïa se formait, les robots sont repartis. Nous ne voulions pas d’une Gaïa avec des robots, car nous étions, et sommes encore, convaincus qu’un composant robotique est, à longue échéance, nuisible à toute société humaine, qu’elle soit par nature formée d’Isolats ou bien planétaire. J’ignore comment nous sommes parvenus à cette conclusion mais il est possible qu’elle soit fondée sur des événements remontant à une période particulièrement archaïque de l’histoire galactique, de sorte que les souvenirs de Gaïa ne remonteraient pas jusque-là.
— Si les robots sont partis…
— Oui, mais certains sont restés. Alors, si j’étais l’un d’eux – vieux peut-être de quinze mille ans ? Trevize le soupçonne. » Pelorat secoua lentement la tête. « Mais vous n’en êtes pas un.
— Êtes-vous sûr d’y croire ?
— Bien entendu. Vous n’êtes absolument pas un robot.
— Qu’en savez-vous ?
— Joie, je le sais. Il n’y a rien d’artificiel en vous. Personne n’est mieux placé que moi pour le savoir.
— N’est-il pas possible que je sois si habilement artificielle que sous tous les aspects, du plus grand au plus infime détail, je sois indiscernable du naturel ? Si tel était le cas, comment feriez-vous la différence entre moi et un authentique être humain ?
— Je ne crois pas qu’il soit possible que vous soyez si habilement artificielle.
— Et si c’était quand même possible, malgré ce que vous pensez ?
— Je n’y crois pas, c’est tout.
— Dans ce cas, considérons simplement la chose comme un problème d’école. Si j’étais un robot indiscernable, en tant que tel, quel effet ça vous ferait ?
— Eh bien, je… je…
— Soyons précis. Quel effet ça vous ferait de faire l’amour à un robot ? »
Pelorat fit soudain claquer les doigts de sa main droite. « Vous savez, il y a des légendes de femmes tombant amoureuses d’hommes artificiels et vice versa. J’ai toujours estimé qu’elles véhiculaient un sens allégorique sans jamais imaginer que ces contes pouvaient représenter la vérité littérale… Bien entendu, Golan et moi n’avions jamais entendu le terme “ robot ” avant d’avoir atterri sur Seychelle mais, maintenant que j’y pense, ces hommes et ces femmes artificiels devaient être des robots. Apparemment, de tels robots ont bel et bien existé à l’aube des temps historiques. Ce qui veut dire qu’il faudrait reconsidérer les légendes… »
Il s’abîma dans une réflexion silencieuse et, après avoir attendu quelques instants, Joie fit soudain claquer sèchement ses doigts. Pelorat sursauta.
« Pel chéri, vous vous servez de votre mythographie pour esquiver la question. La question est : quel effet ça vous ferait de faire l’amour à un robot ? »
Il la fixa, gêné. « Un robot vraiment indiscernable ? Qu’on ne pourrait distinguer d’un être humain ?
— Oui.
— Il me semble, dans ce cas, qu’un robot qu’on ne peut en aucune manière distinguer d’un être humain est un être humain. Si vous étiez un tel robot, vous ne seriez rien d’autre qu’un être humain pour moi.
— C’est ce que je voulais vous entendre dire, Pel. » Pel attendit puis reprit : « Eh bien, dans ce cas, maintenant que vous m’avez entendu le dire, chérie, n’allez-vous pas m’avouer que vous êtes bel et bien un être humain naturel et que je n’ai pas à me colleter avec d’hypothétiques situations ?
— Non, je n’en ferai rien. Vous avez défini un être humain naturel comme un objet doté de tous les attributs d’un être humain naturel. Si me voir posséder tous ces attributs vous satisfait, alors cela met fin à la discussion. Nous avons la définition opératoire et nous n’avons besoin de rien de plus. Après tout, comment saurais-je que vous n’êtes pas, vous non plus, un simple robot qui se trouverait être indiscernable d’un être humain ?
— Parce que je vous ai dit que je n’en étais pas un.
— Ah ! Mais si vous étiez un robot indiscernable d’un être humain, vous pourriez être conçu de façon à me dire que vous êtes un être humain naturel, voire programmé pour y croire vous-même. Une définition opératoire, c’est tout ce dont nous disposons, tout ce dont nous pouvons disposer. »
Elle lui passa les bras autour du cou et l’embrassa. Le baiser devint plus passionné et se prolongea jusqu’à ce que Pelorat parvienne à dire, d’une voix quelque peu étouffée : « Mais nous avions promis à Trevize de ne pas l’embarrasser en convertissant ce vaisseau en nid d’amour pour jeunes mariés. »
Joie lui répondit, enjôleuse : « Laissons-nous emporter sans prendre le temps de songer aux promesses… »
Troublé, Pelorat rétorqua : « Mais je ne peux pas faire ça, chérie. Je sais que cela doit vous irriter, Joie, mais je suis constamment en train de réfléchir et me montre par constitution opposé à me laisser emporter par les émotions. C’est une habitude venue de loin et sans doute fort ennuyeuse pour les tiers. Je n’ai jamais vécu avec une femme qui n’ait tôt ou tard des objections à faire à cela. Ma première épouse… mais je suppose qu’il serait déplacé de discuter de cela…
— Tout à fait déplacé, oui, mais pas fatalement. Vous n’êtes pas non plus mon premier amant.
— Oh ! » fit Pelorat, quelque peu désemparé, puis, prenant conscience du petit sourire de Joie, il se ressaisit : « Je veux dire, bien sûr que non. Je n’aurais jamais imaginé être… toujours est-il que ma première femme n’appréciait pas.
— Mais moi, si. Je trouve vos interminables plongées dans des abîmes de réflexion absolument fascinantes.
— Ça, je ne peux pas y croire, mais il me vient effectivement une autre pensée. Robot ou humain, peu importe. Nous sommes d’accord là-dessus. Malgré tout, je suis un Isolat et vous le savez. Je ne suis pas un élément de Gaïa et quand nous sommes dans l’intimité, vous partagez des émotions extérieures à Gaïa même quand vous me laissez prendre part à celles-ci durant de brèves périodes, et il se peut que ce ne soit pas la même intensité d’émotions que vous pourriez éprouver si c’était Gaïa qui aimait Gaïa.
— Vous aimer, Pel, a son attrait propre. Je ne cherche pas au-delà.
— Mais il ne s’agit pas simplement d’être aimé de vous. Vous n’êtes pas seulement vous-même. Supposez que Gaïa y voie une perversion ?
— Si tel était le cas, je le saurais, car je suis Gaïa. Et puisque j’éprouve du plaisir avec vous, Gaïa de même. Quand nous faisons l’amour, Gaïa tout entière partage la sensation à un degré ou à un autre. Quand je vous dis que je vous aime, cela veut dire que Gaïa vous aime, même si c’est uniquement la composante que je représente qui se voit assigner le rôle immédiat… Vous m’avez l’air perplexe.
— Étant un Isolat, Joie, je ne saisis pas tout à fait.
— Vous pouvez toujours établir une analogie avec le corps d’un Isolat. Quand vous sifflez un air, tout votre corps, c’est-à-dire vous en tant qu’organisme, désire siffler un air, mais la tâche immédiate en est dévolue à vos lèvres, votre langue et vos poumons. Votre gros orteil droit n’y participe en rien.
— Il pourrait battre la mesure.
— Mais cela n’est pas nécessaire à l’action de siffloter. Taper du gros orteil ne constitue pas l’action en elle-même mais une réponse à l’action et, sans nul doute, toutes les composantes de Gaïa pourraient aussi bien réagir de telle ou telle autre infime manière à mon émotion, tout comme je réagis aux leurs.
— Je suppose qu’il est inutile d’en concevoir de la gêne.
— Absolument.
— Mais cela me procure un étrange sentiment de responsabilité. Quand j’essaie de vous rendre heureuse, j’ai l’impression de devoir essayer de rendre heureux jusqu’au plus infime organisme vivant sur Gaïa.
— Jusqu’au plus infime atome – mais c’est bien ce que vous faites. Vous contribuez à ce sentiment d’allégresse général que je vous laisse parfois brièvement partager. Je suppose que votre contribution est trop mince pour être aisément mesurable mais elle existe bel et bien, et le savoir devrait accroître votre bonheur.
— J’aimerais pouvoir être certain que Golan est suffisamment occupé par ses manœuvres dans l’hyperespace pour rester un bon bout de temps dans le poste de pilotage.
— Vous tenez à votre lune de miel, pas vrai ?
— Oui.
— Alors, prenez une feuille de papier, inscrivez dessus “ Nid d’amour pour lune de miel ”, collez-la sur la porte et s’il veut entrer, c’est son problème. »
Pelorat s’exécuta et ce fut durant les délicieuses opérations qui s’ensuivirent que le Far Star effectua son saut. Ni Pelorat ni Joie ne s’aperçurent de la manœuvre, qu’ils n’auraient de toute manière pas décelée, y eussent-ils prêté attention.
Quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis que Pelorat avait fait la connaissance de Trevize et, pour la première fois de sa vie, quitté le sol de Terminus. Jusque-là, durant son plus que demi-siècle (galactique standard) d’existence, il n’avait été qu’un rampant.
Dans son esprit, il était dans l’espace de ces quelques mois devenu un vieux loup du cosmos. Depuis l’espace, il avait contemplé trois planètes : Terminus elle-même, Seychelle et Gaïa. Et sur l’écran, voici qu’il en découvrait une quatrième, bien que par l’intermédiaire d’un télescope piloté par ordinateur. Cette quatrième planète était Comporellon.
Et de nouveau, pour la quatrième fois, il se sentait vaguement déçu. Quelque part, il persistait à trouver que contempler depuis l’espace un monde habitable signifiait découvrir le contour de ses continents entourés par les mers ; ou, s’il s’agissait d’un monde désertique, le contour de ses lacs entourés par la terre. Or, ce n’était jamais le cas.
Si un monde était habitable, il possédait une atmosphère en même temps qu’une hydrosphère. Et s’il avait à la fois de l’air et de l’eau, il avait des nuages ; et s’il avait des nuages, la vue était compromise. Et donc, une fois encore, Pelorat se retrouva en train de lorgner de blancs tourbillons avec, à l’occasion, une percée de bleu pâle ou de brun rouille.
Il se demanda, maussade, si quiconque était capable d’identifier une planète à partir d’une simple diapo prise, mettons, à trois cent mille kilomètres de distance. Comment diable distinguer un tourbillon de nuages d’un autre ?
Joie considéra Pelorat non sans une certaine inquiétude. « Qu’y a-t-il, Pel ? Vous semblez malheureux.
— Je trouve que, vues de l’espace, toutes les planètes se ressemblent.
— Et après, Janov ? intervint Trevize. C’est bien pareil avec toutes les côtes de Terminus lorsqu’elles apparaissent à l’horizon, à moins que vous ne sachiez au juste ce que vous cherchez – un pic montagneux précis, ou bien, au large, un îlot à la forme caractéristique.
— Je veux bien, dit Pelorat, manifestement mécontent, mais qu’est-ce que vous cherchez, vous, dans une masse de nuages en perpétuel mouvement ? Et à supposer que vous essayiez, avant même d’avoir pu décider, vous avez toutes les chances de vous retrouver du côté obscur.
— Écoutez-moi un peu plus attentivement, Janov. Si vous suivez le contour des nuages, vous verrez qu’ils tendent à former une structure qui fait le tour de la planète, centrée autour d’un point, grossièrement situé à l’un des pôles.
— Lequel ? demanda Joie, intéressée.
— Puisque, relativement à nous, la planète tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, nous sommes, par définition, en train de contempler son pôle sud. Puisque le centre de rotation semble situé à une quinzaine de degrés du terminateur – la limite entre face éclairée et face obscure – et que l’axe de la planète est incliné de vingt et un degrés par rapport à la perpendiculaire à son plan de révolution, nous sommes soit au milieu du printemps, soit au milieu de l’été, selon que le pôle s’éloigne ou s’approche du terminateur. L’ordinateur pourrait calculer son orbite et me fournir le renseignement en un rien de temps si je le lui demandais. La capitale étant située dans l’hémisphère nord, on est donc là-bas soit au milieu de l’automne, soit en plein hiver. »
Froncement de sourcils de Pelorat : « Vous pouvez dire tout ça ? » Il fixait la couche de nuages comme si elle pouvait – ou devait – lui dire maintenant quelque chose mais bien entendu il n’en était rien.
« Pas seulement ça, répondit Trevize, mais si vous examinez les régions polaires, vous constaterez qu’il n’y a pas de déchirures dans la couche nuageuse, comme on en voit ailleurs. En vérité, il y en a bien, mais à travers les déchirures on aperçoit de la glace, ce qui donne du blanc sur blanc.
— Ah ! fit Pelorat. Je suppose qu’on peut s’y attendre aux pôles.
— Des planètes habitables, certainement. Les planètes sans vie pourraient être dépourvues d’air ou d’eau, ou présenter certains stigmates révélant que les nuages ne sont pas des nuages d’eau, ou que la glace n’est pas de la glace d’eau. Cette planète ne présentant pas de tels stigmates, nous savons donc que nous sommes en train de contempler des nuages et de la glace d’eau.
« Le point suivant que l’on peut remarquer est la taille du secteur blanc continu du côté éclairé du terminateur, et pour un œil expérimenté, celui-ci apparaît immédiatement plus étendu que la moyenne. Qui plus est, il est possible de déceler une certaine tonalité orangée, certes tout à fait discrète, à la lumière réfléchie, indiquant que le soleil de Comporellon est légèrement plus froid que celui de Terminus. Alors que Comporellon est plus proche de son soleil que Terminus ne l’est du sien, elle ne l’est toutefois pas assez pour compenser la température plus faible de son étoile. Par conséquent, pour un monde habité, il s’agit d’un monde froid.
— Vous lisez ça comme un film, mon brave compagnon, nota Pelorat, admiratif.
— Ne soyez pas trop impressionné », dit Trevize avec un sourire affectueux. « L’ordinateur m’a fourni les statistiques applicables à cette planète, y compris sa température générale légèrement inférieure à la moyenne. Il est aisé de déduire quelque chose que l’on sait déjà. En fait, Comporellon se trouve à la lisière d’une période glaciaire et elle en connaîtrait une si la configuration de ses continents était plus propice à une telle condition. »
Joie se mordit la lèvre inférieure. « Je n’aime pas un monde froid.
— Nous avons des vêtements chauds, remarqua Trevize.
— Ça n’a guère d’importance. L’homme n’est pas vraiment adapté au climat froid. Nous n’avons pas d’épaisse toison de poil ou de plumes, pas de couche de graisse sous-cutanée. Pour une planète, avoir un climat froid semble dénoter une certaine indifférence au bien-être de ses propres éléments.
— Gaïa est-elle une planète uniformément tempérée ? s’enquit Trevize.
— En majorité, oui. Il y a quelques zones froides pour les plantes et les animaux acclimatés au froid et quelques secteurs chauds pour les plantes et animaux habitués à la chaleur, mais la plus grande partie est uniformément tempérée, évitant les écarts inconfortables dans l’un et l’autre sens pour ceux qui se situent entre, êtres humains compris, bien entendu.
— Bien entendu. Tous les éléments de Gaïa sont vivants et égaux à ce titre mais certains, tels les êtres humains, sont manifestement plus égaux que d’autres…
— Ne soyez pas stupidement sarcastique, rétorqua Joie avec un rien de hargne. Le niveau de conscience et l’intensité de perception ont leur rôle. Un être humain constitue une portion de Gaïa plus importante qu’un rocher de même poids et les propriétés comme les fonctions de Gaïa dans son ensemble sont nécessairement pondérées en faveur de l’être humain – pas autant que sur vos mondes d’Isolats, toutefois. Qui plus est, il y a des moments où la pondération s’effectue dans d’autres directions, lorsque l’ensemble de Gaïa l’exige. Elle pourrait même, à de longs intervalles, basculer en faveur de l’écorce rocheuse. Et cela, également, exige de l’attention, faute de quoi tous les éléments de Gaïa pourraient en pâtir. Personne ne voudrait d’une éruption volcanique inutile, n’est-ce pas ?
— Non, fit Trevize. Pas d’éruption inutile.
— Vous n’avez pas l’air très impressionné, hein ?
— Écoutez, dit Trevize. Nous avons des mondes qui sont plus froids que la moyenne et d’autres plus chauds ; des mondes qui sont en majorité composés de forêts tropicales et d’autres de vastes savanes. Il n’y a pas deux mondes semblables et chacun d’eux est le monde natal de ceux qui y sont acclimatés. Je suis acclimaté à la relative douceur de Terminus – nous l’avons en fait apprivoisée jusqu’à une modération quasi gaïenne – mais j’apprécie de m’en écarter, du moins à titre temporaire, de découvrir quelque chose d’autre. Ce que nous avons, Joie, et que Gaïa n’a pas, c’est la variété. Si Gaïa s’étend sur toute la Galaxie, chaque planète de la Galaxie devra-t-elle obligatoirement devenir tempérée ? La similitude serait insupportable.
— S’il en est ainsi, et si la variété semble désirable, eh bien, la variété sera maintenue.
— A titre de cadeau du comité central, pour ainsi dire ? fit Trevize sèchement. Et en en concédant le moins possible ? J’aimerais encore mieux laisser faire la nature.
— Mais vous non plus, vous n’avez pas laissé faire la nature ! Chaque planète habitable de la Galaxie a été modifiée. Chacune d’elles a été découverte dans un état de nature qui était inconfortable pour l’humanité et chacune d’elles modifiée pour la rendre aussi tempérée que possible. Si la présente planète est froide, je suis certaine que c’est parce que ses habitants ont été incapables de la chauffer plus sans engager de dépenses inacceptables. Et même ainsi, les portions qu’ils habitent effectivement, nous pouvons être certains qu’elles sont artificiellement chauffées pour être tempérées. Alors inutile de ramener votre vertueuse condescendance sur le respect de la nature.
— C’est Gaïa qui parle, je suppose.
— Je parle toujours au nom de Gaïa. Je suis Gaïa.
— Alors, si Gaïa est si certaine de sa supériorité, pourquoi avoir eu besoin de ma décision ? Pourquoi ne pas avoir décidé sans moi ? »
Gaïa marqua une pause, comme pour s’exprimer de manière plus réfléchie. Puis elle répondit : « Parce qu’il n’est pas sage de trop se fier à soi. Nous voyons naturellement nos qualités d’un œil plus net que nous voyons nos défauts. Nous sommes anxieux de faire ce qui est bien ; pas nécessairement ce qui nous paraît bien mais ce qui est bien, objectivement, si une telle notion de bien objectif peut exister. Vous semblez représenter ce qui se rapprocherait le plus de cette idée du bien objectif et c’est pourquoi nous nous laissons guider par vous.
— Un bien tellement objectif, constata Trevize avec tristesse, que je ne comprends pas moi-même ma propre décision et en cherche la justification.
— Vous la trouverez, dit Joie.
— Je l’espère.
— A vrai dire, vieux compagnon, intervint Pelorat, il me semble que ce récent échange vient d’être assez rondement emporté par Joie. Pourquoi ne pas reconnaître le fait que ses arguments justifient bien votre décision que Gaïa est la vague porteuse d’avenir pour l’humanité ?
— Parce que, dit Trevize d’une voix rauque, j’ignorais encore ces arguments à l’époque où j’ai pris ma décision. Je ne connaissais aucun de ces détails concernant Gaïa. Quelque chose d’autre m’a influencé, inconsciemment du moins, une chose qui ne dépend pas de Gaïa en détail mais doit être plus fondamentale. C’est là ce que je dois retrouver. »
Pelorat tendit une main apaisante. « Ne vous mettez pas en colère, Golan.
— Je ne suis pas en colère. Je suis juste soumis à une tension assez insupportable. Je ne veux pas être le point focal de la Galaxie.
— Je ne vous le reprocherais pas, Trevize, dit Joie, et je suis sincèrement désolée que nos propres dispositions vous aient d’une certaine manière forcée à assumer ce rôle… Mais quand devons-nous atterrir sur Comporellon ?
— Dans trois jours, dit Trevize, et seulement après un arrêt à l’une des stations d’entrée en orbite autour de la planète.
— Combien de temps faut-il en moyenne pour franchir un poste d’entrée ? » s’enquit Pelorat.
Trevize haussa les épaules. « Cela dépend du nombre de vaisseaux qui approchent la planète, du nombre de stations d’entrée et, par-dessus tout, des règles particulières pour permettre ou refuser l’admission. Ces règles changent de temps à autre. »
Indignation de Pelorat : « Que voulez-vous dire, refuser l’admission ? Comment peut-on refuser l’entrée à des citoyens de la Fondation ? Comporellon ne fait-elle pas partie des dominions de la Fondation ?
— Eh bien, oui… et non. Il y a une assez délicate affaire de légalisme sur ce point et je ne sais pas au juste comment Comporellon interprète les textes. Je suppose que le risque existe qu’on nous refuse l’admission mais je ne crois pas qu’il soit bien grand.
— Et si on nous la refuse, que faisons-nous ?
— Je ne sais pas bien, dit Trevize. Attendons de voir ce qui arrive avant de nous fatiguer à bâtir des plans de remplacement. »
Ils étaient maintenant assez proches de Comporellon pour que la planète leur apparaisse comme un globe de bonne taille, même sans le grossissement du télescope. Avec un tel grossissement toutefois, les stations d’accès devenaient elles-mêmes visibles. Elles étaient situées plutôt en retrait par rapport à la plupart des autres structures en orbite autour de la planète et parfaitement bien éclairées.
A qui approchait, comme ils le faisaient, par le pôle sud de la planète, la moitié de son globe apparaissait en permanence éclairée par le soleil. Étincelantes de lumière, les stations d’entrée sur sa face nocturne étaient bien entendu les plus nettement visibles. Elles étaient régulièrement espacées sur tout le pourtour de l’astre. Six d’entre elles se trouvaient dans leur champ de vision (six autres devaient sans aucun doute se trouver sur l’autre face) et toutes orbitaient avec la même vitesse régulière.
Quelque peu estomaqué par le spectacle, Pelorat remarqua : « Il y a d’autres lumières plus près de la planète. Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne connais pas la planète en détail, répondit Trevize, je ne peux donc pas vous dire. Certaines pourraient être des usines en orbite, des labos ou des observatoires, voire des cités d’habitation. Certaines planètes préfèrent ne pas éclairer extérieurement leurs objets en orbite, à l’exception des stations d’accès. C’est le cas de Terminus par exemple. Comporellon adopte à l’évidence une attitude plus souple.
— Vers quelle station nous dirigeons-nous, Golan ?
— Ça dépendra d’eux. J’ai envoyé une demande d’atterrissage sur Comporellon et nous allons bien recevoir des instructions nous indiquant vers quel poste nous rendre. Tout dépend du nombre de vaisseaux en attente d’entrée en ce moment. S’il y en a des douzaines qui font la queue à chaque poste, nous n’aurons pas d’autre choix que de patienter.
— Je ne me suis éloignée que deux fois à des distances hyperspatiales de Gaïa, avoua Joie, et dans l’un et l’autre cas c’était à Seychelle ou à proximité. Je ne me suis jamais trouvée aussi loin. »
Regard sévère de Trevize : « Et après ? Vous êtes toujours Gaïa, non ? »
Un instant, Joie parut irritée mais bientôt son irritation se mua en une espèce de petit gloussement gêné. « Je dois reconnaître que vous m’avez eue cette fois, Trevize. Le mot “ Gaïa ” a deux sens. On peut l’employer en référence concrète à la planète, le globe de matière errant dans l’espace. On peut également l’utiliser pour nommer la chose vivante qui inclut ce globe. Pour parler correctement, on devrait utiliser deux termes différents pour ces deux concepts différents mais le contexte permet toujours aux Gaïens de déduire à quoi l’on fait référence. J’admets toutefois qu’un Isolat puisse être parfois intrigué.
— Eh bien, dans ce cas, reprit Trevize, en admettant que vous soyez à des milliers de parsecs de Gaïa, le globe, faites-vous toujours partie intégrante de Gaïa, l’organisme ?
— Si vous faites référence à l’organisme, je suis toujours Gaïa.
— Pas d’atténuation ?
— Essentiellement, non. Je suis certaine de vous avoir déjà expliqué qu’il y avait un certain surcroît de complexité à demeurer Gaïa dans l’hyperespace mais je demeure toutefois Gaïa.
— Vous est-il venu à l’idée que Gaïa pourrait être envisagée comme un Kraken galactique – la pieuvre monstrueuse des légendes – étendant partout ses tentacules. Vous n’avez qu’à placer quelques Gaïens sur chacune des planètes habitées et vous aurez virtuellement formé Galaxia. En fait, c’est sans doute ce que vous avez déjà fait. Où avez-vous placé vos Gaïens ? Je présume que vous en avez au moins un ou peut-être même plus sur Terminus, idem sur Trantor. Jusqu’où cela va-t-il ? »
Joie avait l’air manifestement mal à l’aise. « Je vous ai dit que je ne vous mentirais pas, Trevize, mais ça ne signifie pas que je me sente obligée de vous fournir toute la vérité. Il est certaines choses que vous n’avez pas besoin de savoir et la situation comme l’identité des fragments individuels de Gaïa en font partie.
— Ai-je besoin de connaître la raison de l’existence de ces tentacules, Joie, même si j’ignore où ils se trouvent ?
— L’opinion de Gaïa est que non.
— Je présume, malgré tout, que je peux deviner. Vous êtes persuadés d’être les gardiens du Plan Seldon.
— Nous avons le souci d’établir une Galaxie stable et sûre ; une Galaxie paisible et prospère. Le Plan, tel que mis en œuvre à l’origine par Hari Seldon, est conçu pour préparer un second Empire Galactique, plus stable et plus opérationnel que ne le fut le premier. Continuellement modifié et amélioré par la Seconde Fondation, le Plan a très bien fonctionné jusqu’à maintenant.
— Mais Gaïa ne veut pas d’un second Empire Galactique, n’est-ce pas ? Vous voulez Galaxia – une Galaxie vivante.
— Puisque vous l’autorisez, j’espère, en son temps, voir naître Galaxia. Si vous ne l’aviez pas permis, nous nous serions battus pour le second Empire de Seldon, en gardant le secret dans la mesure du possible.
— Mais que reprochez-vous à… »
Son ouïe décela le doux bourdonnement du signal : « C’est l’ordinateur qui m’avertit. Je suppose qu’il reçoit des instructions concernant la station d’entrée. Je reviens tout de suite. »
Il entra dans le poste de pilotage, posa les mains sur les empreintes marquées sur le tableau de bord et effectivement, les instructions pour l’approche d’une station bien précise étaient là – avec ses coordonnées en référence à l’axe menant du centre de Comporellon à son pôle nord et l’itinéraire prescrit.
Trevize accusa réception puis se laissa aller contre son dossier.
Le Plan Seldon ! Il n’y avait plus songé depuis un bout de temps. Le premier Empire Galactique s’était effondré et depuis cinq siècles la Fondation avait grandi, d’abord en compétition avec l’Empire, puis seule sur ses ruines – toujours en accord avec le Plan.
Il y avait eu l’interruption du Mulet qui, durant un temps, avait menacé de faire éclater le Plan mais la Fondation s’en était sortie – sans doute avec l’aide de la Seconde, toujours cachée, peut-être également avec celle de cette Gaïa encore mieux dissimulée.
Et voilà que le Plan était confronté à une menace encore plus sérieuse que ne l’avait été celle du Mulet. Il devait être distrait du projet de renouvellement de l’Empire vers quelque chose de totalement différent de tout ce que l’histoire avait connu : Galaxia. Et lui-même avait donné son accord à cela.
Mais pourquoi ? Y avait-il une faille dans le Plan ? Une faille fondamentale ?
L’espace d’un éclair, Trevize eut l’impression que cette faille existait bel et bien et qu’il savait en quoi elle consistait, qu’il l’avait su lorsqu’il avait pris sa décision – mais cette impression se dissipa aussi vite qu’elle était venue, sans laisser de traces.
Tout cela n’était peut-être qu’une illusion ; aussi bien lorsqu’il avait pris sa décision que maintenant. Après tout, il ne connaissait rien au Plan ; pas un seul détail, et certainement pas la moindre parcelle de ses mathématiques.
Il ferma les yeux et réfléchit…
Rien.
Cela pouvait-il provenir du surcroît de puissance qu’il recevait de l’ordinateur ? Il plaqua les paumes sur la console et sentit la chaleur de l’étreinte des mains de la machine. Il ferma les yeux et, une fois encore, réfléchit.
Toujours rien.
Le Comporellien qui monta à bord portait une carte d’identité holographique. Elle affichait avec une remarquable fidélité son visage poupin agrémenté d’une courte barbe, avec en dessous son nom : A. Kendray.
L’homme était d’assez petite taille et de corps aussi rond que l’était son visage. Il était d’abord et de manières aimables et contemplait le vaisseau avec un étonnement manifeste.
« Comment avez-vous fait pour descendre si vite ? Nous ne vous attendions pas avant deux heures.
— C’est un nouveau modèle », expliqua Trevize avec une réserve polie.
Kendray n’était malgré tout pas aussi innocent qu’il en avait l’air. Il pénétra dans le poste de pilotage et dit aussitôt : « Gravitique ? »
Trevize ne voyait pas l’intérêt de nier ce qui était apparemment évident. Il confirma, d’une voix atone : « Oui.
— Très intéressant. On en entend parler mais en fait, on n’en voit jamais. Les moteurs sont dans la coque ?
— Exact. »
Kendray avisa l’ordinateur. « Idem pour les circuits électroniques ?
— Exact. En tout cas, c’est ce qu’on m’a dit. Je ne suis pas allé vérifier.
— Oh ! très bien. Moi, tout ce qu’il me faut, ce sont les papiers du vaisseau ; numéro de moteur, lieu de fabrication, code d’identification, tout le tintouin. L’ensemble est dans l’ordinateur, j’en suis sûr, et il peut sans doute me sortir en une demi-seconde le formulaire dont j’ai besoin. »
Cela prit à peine plus de temps. Kendray parcourut de nouveau les lieux du regard. « Il n’y a que vous trois à bord ?
— C’est exact, dit Trevize.
— Aucun animal vivant ? Pas de plantes ? État de santé ?
— Non. Non. Et bon, répondit Trevize avec raideur.
— Hum, fit Kendray en prenant des notes. Pouvez-vous glisser votre main ici ? Simple routine… La main droite, je vous prie. »
Trevize considéra l’appareil sans indulgence. D’un usage de plus en plus répandu, il devenait de jour en jour plus élaboré. On pouvait presque connaître l’état d’arriération d’une planète d’un seul regard à l’état d’arriération de son microdétecteur. Rares étaient désormais les mondes, si arriérés fussent-ils, qui ignoraient encore cet appareil. Le mouvement avait commencé avec l’effondrement ultime de l’Empire, alors que chacun de ses fragments devenait de plus en plus anxieux de se protéger des maladies et des micro-organismes étrangers apportés par tous les autres.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Joie, à voix basse, l’air intéressé, en se dévissant le cou pour examiner l’objet d’abord d’un côté, puis de l’autre.
« Je l’ignore, dit Pelorat.
— Ça n’a rien de mystérieux, répondit Trevize. C’est un appareil qui examine automatiquement une portion de votre corps, intérieurement aussi bien qu’extérieurement, à la recherche de tout micro-organisme susceptible de transmettre des maladies.
— Celui-ci classe également les micro-organismes », ajouta Kendray non sans une touche de fierté. « Il a été entièrement mis au point ici même, sur Comporellon… et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je voudrais toujours avoir votre main droite. »
Trevize inséra sa main droite dans l’appareil et regarda une série de petits voyants rouges danser sur une rangée de lignes horizontales. Kendray effleura un contact et une copie-papier en couleurs apparut aussitôt. « Si vous voulez bien signer ici, monsieur », dit-il.
Trevize s’exécuta. « Je vais comment ? demanda-t-il. Je ne cours aucun danger grave au moins ?
— N’étant pas médecin, je ne saurais vous le dire en détail, répondit Kendray, mais le diagnostic ne présente aucun indice qui pourrait requérir votre refoulement ou la mise en quarantaine. Moi, c’est tout ce qui m’intéresse.
— Quel heureux dénouement », dit sèchement Trevize en secouant la main pour se débarrasser du léger picotement qu’il ressentait.
« A vous, monsieur », dit Kendray.
Pelorat glissa sa main dans le microdétecteur, non sans une certaine appréhension, puis signa le reçu.
« Et vous, madame ? »
Quelques instants plus tard, Kendray fixait le résultat en remarquant : « Jamais encore rien vu de semblable. » Il leva les yeux pour contempler Joie avec une terreur respectueuse. « Vous êtes négative. Totalement. »
Sourire engageant de Joie : « Comme c’est aimable.
— Oui, madame. Je vous envie. » Il consulta de nouveau le premier diagnostic et dit : « Votre identification, monsieur Trevize. »
Trevize lui présenta sa carte. Kendray y jeta un œil puis leva de nouveau un regard surpris : « Conseiller du Parlement de Terminus ?
— C’est exact.
— Haut fonctionnaire de la Fondation ?
— Parfaitement exact, confirma Trevize d’une voix glaciale. Aussi, j’aimerais qu’on en finisse rapidement, voulez-vous ?
— Vous êtes commandant de ce vaisseau ?
— Oui.
— Motif de la visite ?
— Sécurité de la Fédération et c’est la seule réponse que vous aurez de moi. Comprenez-vous cela ?
— Oui, monsieur. Combien de temps comptez-vous rester ?
— Je n’en sais rien. Peut-être une semaine.
— Très bien, monsieur. Et cet autre monsieur ?
— C’est le docteur Janov Pelorat, dit Trevize. Vous avez ici sa signature et je me porte garant pour lui. C’est un érudit de Terminus et il me tient lieu d’assistant dans l’affaire qui justifie ma visite.
— Je comprends, monsieur, mais je dois voir son identification. Le règlement, c’est le règlement, j’en ai peur. Vous au moins, j’espère que vous comprenez, monsieur. »
Pelorat présenta ses papiers.
Kendray acquiesça. « Et vous, mademoiselle Joie. Est-ce votre unique nom, au fait ? »
Trevize intervint d’une voix douce : « Inutile d’ennuyer cette dame. Je me porte garant pour elle également.
— Certes, monsieur. Mais j’ai besoin de son identification.
— J’ai peur de ne pas avoir le moindre papier, monsieur », lui dit Joie.
Kendray fronça les sourcils. « Je vous demande pardon ?
— La jeune femme ne les a pas emportés, intervint Trevize. Simple négligence. Tout est parfaitement en règle. J’en assume l’entière responsabilité.
— J’aimerais vous laisser faire, mais je n’en ai pas le droit. C’est à moi que revient la responsabilité. Au vu des circonstances, tout cela n’a pas tellement d’importance. Il ne devrait pas y avoir de difficultés à obtenir des duplicatas. Mademoiselle Joie, je présume, est originaire de Terminus.
— Non.
— Alors, de quelque part dans le territoire de la Fondation ?
— Pour tout dire, non. »
Kendray considéra tour à tour Joie, puis Trevize. « Voilà une complication, conseiller. Obtenir un duplicata d’une planète extérieure à la Fondation risque de prendre plus de temps. Puisque vous n’êtes pas citoyenne de la Fondation, mademoiselle Joie, je dois avoir le nom de votre planète de naissance et du monde dont vous êtes citoyenne. Il vous faudra ensuite attendre l’arrivée des doubles de vos papiers.
— Bon, écoutez, monsieur Kendray, intervint Trevize. Je ne vois aucune raison justifiant une attente quelconque. Je suis un fonctionnaire de haut rang du gouvernement de la Fondation et je suis ici en mission, une mission de la plus haute importance. Je n’ai pas à être retardé pour une vulgaire question de paperasses.
— Le choix n’est pas de mon fait, conseiller. S’il ne tenait qu’à moi, je vous laisserais débarquer sur Comporellon tout de suite, mais j’ai un épais règlement qui me guide dans chacune de mes actions. Je suis obligé de le suivre sinon on le retournera contre moi… Bien entendu, je présume que vous êtes attendu par quelque haute personnalité gouvernementale. Si vous voulez bien me dire de qui il s’agit, je contacterai la personne et si elle m’ordonne de vous laisser passer, eh bien, nous en resterons là. »
Trevize hésita quelques instants. « Cela ne serait pas très politique, monsieur Kendray. Puis-je parler à votre supérieur immédiat ?
— Très certainement, mais vous ne pouvez pas le voir comme ça…
— Je suis sûr qu’il se présentera aussitôt, dès qu’il aura compris qu’il s’adresse à un fonctionnaire de la Fondation…
— En fait, reprit Kendray, et de vous à moi, cela ne ferait qu’empirer les choses. Nous ne faisons pas partie du territoire métropolitain de la Fondation, voyez-vous. Nous sommes classés comme Puissance associée et nous prenons ce qualificatif fort au sérieux. Les gens sont très désireux de ne pas apparaître comme des marionnettes de la Fondation – j’utilise simplement l’expression populaire, entendez-moi bien – et ont tendance à regimber pour montrer leur indépendance. Mon supérieur s’attendra à être bien noté s’il rechigne à accorder une faveur particulière à un fonctionnaire de la Fondation. »
L’expression de Trevize s’assombrit. « Et vous aussi ? » Kendray secoua la tête. « La politique, ça me passe au-dessus, monsieur. Personne ne me note bien pour quoi que ce soit. Je suis déjà bien content qu’on me règle mon salaire. Et même si je n’ai pas droit à des points supplémentaires, je peux toujours recevoir des blâmes, et très facilement en plus. J’aimerais autant éviter ça.
— Considérant ma position, vous savez que je pourrais prendre soin de vous ?
— Non, monsieur. Je suis désolé si cela paraît impertinent mais je ne crois pas que vous puissiez… et, monsieur, enfin, c’est embarrassant de dire ça, mais je vous en prie, ne me faites aucune proposition en espèces. Ils font des exemples des officiers qui acceptent ce genre de choses et ils s’y entendent à les déterrer, ces derniers temps.
— Je ne songeais pas à vous acheter. Je songeais simplement à ce que le Maire de Terminus pourrait vous faire si vous entraviez ma mission.
— Conseiller, je ne risque absolument rien aussi longtemps que je peux me réfugier derrière le règlement. Si les membres du Présidium comporellien se font plus ou moins taper sur les doigts par la Fondation, c’est leur problème, pas le mien… Mais si ça peut vous aider, monsieur, je peux vous laisser passer, vous et le docteur Pelorat, avec votre vaisseau. Si vous laissez mademoiselle Joie à la station d’entrée, nous la retiendrons quelque temps et la laisserons descendre à la surface dès que ses duplicatas seront arrivés. Si pour quelque raison ses papiers ne pouvaient être obtenus, nous la renverrons vers sa planète sur le premier transport commercial. Dans ce cas, j’ai bien peur, toutefois, que quelqu’un ne doive acquitter son billet de retour. »
Trevize surprit l’expression de Pelorat à ce discours et dit : « Monsieur Kendray, puis-je vous parler en privé, dans le poste de pilotage ?
— Très bien, mais je ne peux demeurer à bord très longtemps encore, ou l’on va m’interroger.
— Ce ne sera pas long. »
Dans le poste de pilotage, Trevize prit bien soin de fermer hermétiquement la porte puis il lui dit, à voix basse : « J’ai visité bien des endroits, monsieur Kendray, mais jamais encore je n’ai vu une telle insistance à appliquer à la lettre des règlements d’immigration, en particulier à l’égard de citoyens de la Fondation et surtout de ses fonctionnaires.
— Mais la jeune personne n’est pas de la Fondation.
— Quand bien même.
— Ces choses-là, ça va, ça vient. Nous avons eu quelques scandales tout récemment, alors on serre la vis. Vous reviendriez l’année prochaine, il se pourrait que vous n’ayez aucun problème, mais au jour d’aujourd’hui, je ne peux rien faire pour vous.
— Essayez, monsieur Kendray », dit Trevize en prenant une voix suave. « Je me remets entièrement entre vos mains, j’en appelle à vous, d’homme à homme. Pelorat et moi sommes sur cette mission depuis un bout de temps. Lui et moi. Rien que lui et moi. Certes, nous sommes bons amis mais on se sent un peu seul, si vous voyez ce que je veux dire… Il y a quelque temps, Pelorat a trouvé cette petite dame. Je n’ai pas besoin de vous dire ce qui est arrivé, mais nous avons décidé de l’emmener. Ça nous requinque de l’utiliser de temps à autre.
« Maintenant, le hic, c’est que Pelorat a une relation là-bas, sur Terminus. Pour moi, pas de problème, voyez-vous, mais Pelorat est un homme âgé, et à ces âges-là, n’est-ce pas, ils ont tendance à être… un peu désespérés. Ils ont besoin de retrouver leur jeunesse, ou je ne sais quoi. Bref, il n’arrive pas à la lâcher. En même temps, si jamais la jeune femme est mentionnée, officiellement, ça risque de barder pour le matricule de ce vieux Pelorat le jour où il rentre à Terminus.
« Il n’y a pas de mal là-dedans, vous comprenez. Mademoiselle Joie, comme elle se baptise elle-même – un nom adéquat si l’on considère sa profession –, n’est pas exactement une lumière ; ce n’est pas ce qu’on lui demande, d’ailleurs. Faut-il absolument que vous la mentionniez ? Ne pouvez-vous pas simplement n’inscrire que moi et Pelorat à bord ? Nous sommes les seuls censés y être, après tout ; il n’y a pas d’autres noms inscrits à Terminus. Et elle n’est porteuse d’absolument aucune maladie. Vous l’avez noté vous-même. »
Kendray fit la grimace. « Je ne voudrais vraiment pas vous ennuyer. Je comprends la situation et, croyez-moi, je compatis. Écoutez, si vous croyez que monter la garde des mois durant sur cette station ce soit rigolo, vous vous fourrez le doigt dans l’œil. Et ici non plus, ce n’est pas mixte ; pas à Comporellon. » Il hocha la tête. « En plus, j’ai une femme, moi aussi, alors je comprends… Mais, écoutez, même si je vous laissais passer, sitôt qu’on s’apercevra que la… euh… la dame est sans papiers, elle est bonne pour la prison, et vous et monsieur Pelorat pour des ennuis qui ne manqueront pas de retentir jusqu’à Terminus. Quant à moi, à coup sûr, je perds mon boulot…
— Monsieur Kendray, dit Trevize, faites-moi confiance sur ce point. Une fois débarqué sur Comporellon, je ne risque plus rien. Je pourrai parler de ma mission à qui de droit et quand ce sera fait, il n’y aura plus aucun problème. J’endosserai l’entière responsabilité de ce qui aura pu se passer ici, si jamais la question est soulevée – ce dont je doute. Qui plus est, je recommanderai votre promotion et vous l’obtiendrez car je veillerai à ce que Terminus fasse pression sur quiconque hésitera dans l’affaire – alors nous pouvons bien faire une fleur à Pelorat. »
Kendray hésita puis répondit : « Bon, d’accord. Je vous laisse passer… mais je vous préviens : à partir de cet instant, je tâche de trouver le moyen de sauver ma peau si jamais l’affaire éclate au grand jour. Et je n’ai pas la moindre intention de lever le petit doigt pour sauver la vôtre. Qui plus est, je sais comment ce genre de choses se passe sur Comporellon, pas vous, et Comporellon n’est pas un monde facile pour ceux qui ne filent pas droit.
— Merci, monsieur Kendray. Il n’y aura pas de problème. Je vous le garantis. »
Ils étaient passés. La station d’entrée avait diminué pour n’être plus qu’une étoile de plus en plus pâle derrière eux, et d’ici deux heures, ils allaient traverser la couche de nuages.
Un vaisseau gravitique n’a pas besoin de ralentir l’allure en décrivant avec lenteur une longue spirale descendante mais il ne peut pas non plus dégringoler en piqué. Être libéré de la pesanteur ne signifie pas être libéré de la résistance de l’air. Le vaisseau pouvait descendre en ligne droite mais il convenait néanmoins d’être prudent : il ne fallait pas aller trop vite.
« Où allons-nous nous poser ? » demanda Pelorat, l’air perplexe. « Je suis incapable de m’y retrouver au milieu de tous ces nuages, mon bon ami.
— Moi pas plus que vous, dit Trevize, mais je dispose d’une carte holographique officielle de Comporellon qui me donne le contour des masses continentales ainsi qu’un tracé en relief accentué des massifs montagneux et des fonds marins – sans parler également des découpages politiques. La carte est dans l’ordinateur et tout va marcher tout seul. Le calculateur va faire correspondre le contour des côtes de la planète avec la carte, de manière à orienter convenablement le vaisseau, puis il nous mènera jusqu’à la capitale en suivant une trajectoire en forme de cycloïde.
— Si nous nous rendons à la capitale, nous plongeons aussitôt dans le tourbillon politique. Si la planète est anti-Fondation, comme le sous-entendait le gaillard de la station d’entrée, nous courons au-devant des ennuis.
— D’un autre côté, elle a toutes chances d’être le centre intellectuel de la planète et, si nous désirons des informations, c’est là que nous les trouverons et nulle part ailleurs. Quant à être anti-Fondation, je doute qu’ils seront en mesure de le montrer trop ouvertement. Le Maire ne m’aime peut-être pas beaucoup mais elle ne peut pas non plus se permettre de voir un conseiller maltraité. Elle n’aura pas envie de voir s’établir un précédent. »
Joie venait d’émerger des toilettes, les mains encore humides de leur passage à l’eau. Elle rajusta ses sous-vêtements sans aucune trace de gêne et dit : « Au fait, je suppose que les excréments sont entièrement recyclés.
— Pas le choix, répondit Trevize. A votre avis, combien de temps dureraient nos réserves d’eau sans recyclage des déchets ?
Et sur quoi, d’après vous, poussent ces gâteaux à l’agréable parfum de levure que nous mangeons pour donner du piment à nos portions congelées ?… J’espère que ça ne vous coupera pas l’appétit, ma compétente Joie.
— Pourquoi ça ? D’où viennent à votre avis la nourriture et l’eau, sur Gaïa, ou sur cette planète, ou sur Terminus ?
— Sur Gaïa, dit Trevize, les excréments sont bien entendu aussi vivants que vous.
— Pas vivants. Conscients. Il y a une différence. Le niveau de conscience est naturellement très bas. »
Trevize renifla avec dédain mais ne chercha pas à répondre. Il lança : « Je vais dans le poste de pilotage tenir compagnie à l’ordinateur. Non pas qu’il ait besoin de moi. »
— Pouvons-nous venir vous aider à lui tenir compagnie ? s’enquit Pelorat. Êtes-vous sûr qu’il peut nous faire atterrir à lui tout seul ? Est-ce qu’il va détecter les autres vaisseaux, les tempêtes, les… enfin, je ne sais pas ?
Trevize afficha un large sourire : « Le vaisseau est bien plus en sécurité sous le contrôle de l’ordinateur que sous le mien… Mais certainement, venez. Ça vous fera du bien de voir comment ça se passe. »
Ils étaient à présent du côté éclairé de la planète car, comme l’expliqua Trevize, il était plus facile de faire correspondre la carte de l’ordinateur avec le terrain réel à la lumière que dans l’obscurité.
« C’est évident, remarqua Pelorat.
— Pas si évident que ça. L’ordinateur évalue tout aussi rapidement à l’aide des infrarouges qu’émet la surface même dans l’obscurité. Toutefois, les longueurs d’ondes plus élevées des infrarouges ne lui permettent pas une résolution aussi fine que ne l’autoriserait la lumière visible. Si vous voulez, l’ordinateur ne voit pas avec autant de finesse et d’acuité dans l’infrarouge, et quand nécessité ne fait pas loi, j’aime autant, dans la mesure du possible, lui faciliter la tâche.
— Et si la capitale se trouve sur le côté obscur ?
— Il y a une chance sur deux, répondit Trevize, mais si tel est le cas, une fois la corrélation établie côté éclairé, nous pourrons descendre en rase-mottes jusqu’à la capitale sans dévier du bon cap même si elle se trouve dans la nuit. De plus, bien avant d’être à proximité, nous intercepterons des faisceaux de micro-ondes et recevrons des messages destinés à nous diriger sur l’astroport le plus adéquat… Il n’y a aucun souci à se faire.
— En êtes-vous sûr ? demanda Joie. Vous me faites descendre sans papiers et sans planète natale reconnue par ces gens – et je suis bien décidée à ne jamais leur mentionner Gaïa, sous aucun prétexte. Alors, que fait-on si l’on me demande mes papiers une fois que nous serons à la surface ?
— Cela a peu de chances de se produire. Tout le monde supposera que l’affaire a été réglée à la station d’entrée.
— Mais s’ils demandent ?
— Eh bien, en temps opportun, nous ferons face au problème. Dans l’intervalle, inutile de s’en inventer.
— Lorsque nous serons en face des problèmes susceptibles d’apparaître, il pourrait bien être trop tard pour les résoudre.
— Je compte sur mon astuce pour éviter qu’il soit trop tard.
— A propos d’astuce, comment avez-vous réussi à nous faire franchir la station d’entrée ? »
Trevize regarda Joie puis laissa lentement se dessiner sur ses lèvres un sourire qui lui donnait l’air d’un adolescent frondeur. « Juste un peu de cervelle.
— Comment avez-vous fait, mon garçon ? demanda Pelorat.
— Il s’agissait de le séduire de la manière adéquate. J’avais essayé la menace puis le pot-de-vin discret. J’avais fait appel à sa logique et à sa fidélité à la Fondation. Rien à faire. Alors, en dernier ressort, je lui ai raconté que vous trompiez votre épouse, Pelorat.
— Mon épouse ? Mais, mon bon ami, je n’ai point d’épouse à l’heure actuelle.
— Je sais, mais pas lui.
— Par “ épouse ”, s’enquit Joie, je suppose que vous voulez parler d’une femme qui est la compagne régulière d’un homme en particulier.
— Un petit peu plus que cela, Joie, dit Trevize. Une compagne légale, qui jouit de droits applicables en vertu de cette compagnie.
— Joie, intervint Pelorat, nerveux, je n’ai pas d’épouse. J’en ai eu une de temps à autre dans le passé, mais je n’en ai plus depuis un bon bout de temps. Si vous vouliez bien accepter de subir le rituel légal…
— Oh ! Pel », dit Joie en balayant la question d’un mouvement de la main, « pourquoi m’en préoccuperais-je ? J’ai d’innombrables compagnons qui me sont aussi proches que votre bras droit est proche compagnon du gauche. Il n’y a que les Isolats qui se sentent aliénés au point de devoir recourir à des conventions artificielles pour donner force de loi à un bien faible substitut à ce compagnonnage authentique.
— Mais moi, je suis un Isolat, Joie chérie.
— Vous le serez moins un jour, Pel. Jamais franchement Gaïa, peut-être, mais moins Isolat, sûrement, et vous aurez alors une flopée de compagnes.
— Je ne désire que vous, Joie.
— C’est parce que vous n’y connaissez rien. Vous apprendrez. »
Durant cet échange, Trevize s’était concentré sur son écran, son visage affichant un air d’indulgence forcé. La couverture nuageuse s’était rapprochée et, durant quelques instants, ce ne fut que brume grise.
« Vision en micro-ondes », pensa-t-il et l’ordinateur bascula aussitôt sur la détection des échos radar. Les nuages disparurent et la surface de Comporellon apparut en fausses couleurs, les limites entre secteurs de constitution différente légèrement ondoyantes et floues.
« Est-ce ainsi qu’on va tout voir désormais ? » demanda Joie, non sans étonnement.
« Uniquement jusqu’à ce qu’on soit passé sous les nuages. On retrouvera alors la lumière du jour. » Comme il parlait, le soleil et la visibilité normale revinrent effectivement.
« Je vois », dit Joie. Puis se tournant vers Trevize : « Mais ce que je ne vois pas, c’est en quoi ce fonctionnaire au poste d’entrée avait à se préoccuper de savoir si Pel trompait ou non son épouse ?
— Si ce gaillard, Kendray, vous avait retenue, la nouvelle, lui ai-je dit, risquait de parvenir à Terminus et, par conséquent, à la femme de Pelorat. Ce dernier aurait alors des ennuis. Je n’ai pas spécifié le genre d’ennuis qu’il aurait, mais j’ai fait comme s’ils risquaient d’être sérieux… Il existe une espèce de franc-maçonnerie entre mâles » Trevize souriait à présent « et un mâle ne trahira jamais un de ses compagnons. Il aurait même tendance à l’aider, s’il le faut. Le raisonnement, je présume, est que ça pourrait être à charge de revanche. Je suppose », ajouta-t-il, devenant un rien plus grave, « qu’il existe une franc-maçonnerie similaire entre femmes mais n’en étant pas moi-même une, je n’ai jamais eu l’occasion de l’observer de près. »
Le visage de Joie ressemblait à un joli nuage d’orage. « Est-ce une plaisanterie ?
— Non, je suis sérieux, dit Trevize. Je ne dis pas que ce Kendray nous a laissés passer uniquement pour éviter à Janov l’ire de son épouse. La franc-maçonnerie masculine peut n’avoir qu’ajouté l’ultime impulsion à mes autres arguments.
— Mais c’est horrible. Ce sont ces règles qui maintiennent la cohésion sociale. Est-ce une affaire si légère que de les négliger pour des raisons triviales ?
— Eh bien, dit Trevize, aussitôt sur la défensive, certaines de ces règles sont elles-mêmes triviales. Peu de planètes sont pointilleuses sur l’utilisation de leur espace pour entrer ou sortir en temps de paix et de prospérité commerciale, comme c’est le cas de nos jours, grâce à la Fondation. Comporellon, pour quelque raison, fait exception – sans doute pour quelque obscure raison de politique intérieure. Pourquoi devrions-nous en pâtir ?
— Vous répondez à côté. Si nous n’obéissons qu’aux règles qui sont justes et raisonnables, alors aucune règle ne tient debout car il y aura toujours quelqu’un pour en trouver une injuste et déraisonnable. Et si nous désirons pousser notre avantage individuel, tel que nous l’envisageons, eh bien, nous trouverons toujours une bonne raison de croire que telle ou telle règle qui nous entrave est injuste et déraisonnable. Ce qui commence alors comme une manœuvre astucieuse s’achève dans l’anarchie et le désastre, même pour le petit malin astucieux puisque lui non plus ne survivra pas à l’effondrement de la société.
— Les sociétés ne s’effondrent pas aussi aisément, remarqua Trevize. Vous parlez par la bouche de Gaïa et Gaïa ne peut certainement pas comprendre l’association d’individus libres. Des règles, établies avec raison et justice, peuvent sans peine survivre à leur utilité immédiate au gré des changements de circonstances et demeurer néanmoins en vigueur par la force de l’inertie. Il n’est alors pas seulement juste, mais utile, de les enfreindre, ne fût-ce que pour dénoncer le fait qu’elles sont devenues inutiles – voire même nuisibles.
— Dans ce cas, n’importe quel voleur, n’importe quel assassin peut prétendre servir l’humanité.
— Vous allez aux extrêmes. Dans le super-organisme de Gaïa, il existe un consensus automatique autour des règles de la société et il ne viendrait à l’idée de personne de les enfreindre. On pourrait aussi bien dire que Gaïa végète et se fossilise. Je reconnais qu’il existe un ferment de désordre dans l’association libre mais la capacité d’induire la nouveauté et le changement est à ce prix. Tout compte fait, c’est un prix raisonnable. »
La voix de Joie s’éleva d’un ton : « Vous avez tout à fait tort de croire que Gaïa végète et se fossilise. Nos actes, nos usages, nos vues sont soumis à un auto-examen constant. Ils ne se maintiennent pas par la force de l’inertie, hors du contrôle de la raison. Gaïa apprend par l’expérience et la pensée ; et par conséquent, change lorsque c’est nécessaire.
— Même si ce que vous dites est vrai, l’auto-examen et l’apprentissage doivent être lents, parce qu’il n’existe rien d’autre sur Gaïa que Gaïa. Ici, en règne de liberté, même quand le consensus est quasi général, il peut toujours y avoir quelques individus pour n’être pas d’accord et dans certains cas, ce sont ceux-là qui auront raison ; et s’ils sont assez habiles, assez enthousiastes, si leur raison est assez valable, ce sont eux qui gagneront en fin de compte et deviendront les héros des époques futures – comme Hari Seldon, qui inventa la psychohistoire, ancra ses idées personnelles à rencontre de l’Empire Galactique tout entier et finit par gagner.
— Il n’a gagné que jusqu’à présent, Trevize. Le second Empire qu’il avait prévu ne se réalisera pas. Ce sera Galaxia qui verra le jour à sa place.
— Croyez-vous ? dit Trevize, résolu.
— Telle a été votre décision et vous pouvez me soutenir autant que vous voulez les Isolats et leur liberté à être stupides et criminels, il y a quand même quelque chose dans les recoins secrets de votre esprit qui vous a forcé à être d’accord avec moi/Gaïa quand vous avez fait votre choix.
— Ce qui est présent dans les recoins secrets de mon esprit, dit Trevize, encore plus résolu, c’est bien ce que je recherche… Tenez, pour commencer », ajouta-t-il en désignant l’écran sur lequel une vaste cité s’étendait jusqu’à l’horizon, un regroupement de structures basses ponctuées de rares édifices plus élevés, et entouré de champs qui apparaissaient en brun sous une mince couche de givre.
Pelorat hocha la tête. « Pas de veine. Je comptais observer notre approche mais je me suis laissé prendre par votre discussion.
— Ce n’est pas grave, Janov. Vous pourrez toujours observer le spectacle à notre départ. Je vous promets de garder bouche close, si toutefois vous pouvez persuader Joie de fermer la sienne. »
Et le Far Star descendit, guidé par un faisceau de micro-ondes pour atterrir au spatioport.
Kendray avait l’air grave lorsqu’il regagna la station d’entrée et regarda passer le Far Star. Et il était toujours manifestement déprimé à l’issue de son service.
Il s’asseyait pour prendre l’ultime repas de sa journée lorsqu’un de ses compagnons, un grand échalas aux yeux largement écartés, cheveux blond filasse, sourcils si pâles qu’ils semblaient absents, vint s’installer à côté de lui.
« Qu’est-ce qui cloche, Ken ? » demanda l’autre.
Kendray fit la moue. « C’est un vaisseau gravitique qui vient de passer, Gatis.
— Celui d’allure bizarre avec une radioactivité nulle ?
— C’est bien pour cela qu’il n’était pas radioactif. Pas de carburant. Gravitique. »
Gatis hocha la tête. « Tout juste ce qu’on nous avait demandé de repérer, exact ?
— Exact.
— Et faut que ça tombe sur toi. Toujours aussi veinard.
— Pas tant que ça. Une femme sans identification était à bord – et je ne l’ai pas signalée.
— Hein ? Écoute, viens pas me raconter ça à moi. Je ne veux pas en entendre parler. Plus un mot. T’es peut-être un pote mais je veux pas devenir complice.
— Ce n’est pas ça qui me tracasse. Enfin pas trop. Il fallait que je laisse descendre le vaisseau. Ils veulent ce gravitique – celui-là ou un autre. Tu le sais.
— Évidemment, mais tu aurais pu au moins signaler la femme.
— Pas eu envie. L’était pas mariée. Ils l’avaient ramassée uniquement pour… pour s’en servir.
— Combien d’hommes à bord ?
— Deux.
— Et ils l’ont ramassée rien que pour… pour ça. Ils doivent être de Terminus !
— C’est exact.
— Ils font n’importe quoi sur Terminus.
— C’est exact.
— Dégoûtant. Et ils sont partis avec elle.
— L’un des deux était marié et il ne voulait pas que sa femme le sache. Si je l’avais signalée, sa femme l’aurait appris.
— N’est-elle pas restée sur Terminus ?
— Bien entendu, mais elle l’aurait appris quand même.
— Ça lui aurait fait les pieds, tiens, que sa femme l’apprenne…
— Je suis d’accord – mais moi, je ne voulais pas en être responsable.
— Ils vont te tomber dessus pour ne pas l’avoir signalée. Ne pas vouloir faire des ennuis à un mec n’est pas une excuse.
— Et toi, tu l’aurais dénoncée ?
— L’aurait bien fallu, je suppose.
— Non, tu l’aurais pas fait. Le gouvernement veut ce vaisseau. Si j’avais insisté pour consigner cette femme sur mon rapport, les hommes à bord auraient changé d’avis et dégagé vers une autre planète. Le gouvernement n’aurait pas voulu ça.
— Mais t’imagines qu’ils vont te croire ?
— Je pense que oui… Très mignonne, la fille, en plus. Imagine une femme comme ça qui veuille bien accompagner deux hommes, et des hommes mariés avec assez de culot pour en profiter… Tu sais, c’est tentant.
— Je ne crois pas que tu voudrais que madame sache que t’aies dit ça… ou même que tu l’aies pensé.
— Qui va lui raconter ? fit Kendray, sur la défensive. Toi ?
— Allons. Tu vas pas croire ça ? » L’air indigné de Gatis disparut rapidement et il ajouta : « Tu sais que tu ne leur as pas fait un cadeau, à ces mecs, en les laissant passer ?
— Je sais.
— Les autres, à la surface, auront tôt fait de s’en apercevoir, et même si toi, t’as laissé passer, ce ne sera pas la même histoire avec eux.
— Je sais, répéta Kendray, mais j’en suis désolé pour eux. Quels que soient les ennuis que leur crée cette femme, ce ne sera rien en comparaison de ceux que va leur créer le vaisseau. Le capitaine a fait quelques remarques… »
Kendray marqua un temps d’arrêt et Gatis lança, impatient : « Du genre ?
— T’occupe. Si ça se répand, c’est pour ma pomme.
— Je ne le répéterai pas.
— Moi non plus. Mais je suis quand même désolé pour ces deux types de Terminus. »
Pour quiconque est allé dans l’espace et a fait l’expérience de son immobilité, la vraie sensation du vol spatial intervient au moment d’atterrir sur une nouvelle planète. Le sol défile en dessous de vous tandis que vous entrevoyez fugitivement des terres, de l’eau, des formes géométriques et des traits qui peuvent représenter des champs et des routes. Vous prenez conscience de la verdure des plantes, du gris du béton, du marron du sol dénudé, du blanc de la neige. Et surtout, il y a la sensation provoquée par les zones peuplées ; les cités qui, sur chaque planète, ont leur géométrie caractéristique et leurs variantes architecturales.
A bord d’un vaisseau ordinaire, il y aurait l’émotion de l’atterrissage et du roulage sur la piste. Avec le Far Star, il en allait différemment. Flottant dans les airs, ralenti par un habile équilibre entre la résistance de l’air et la pesanteur, il vint s’immobiliser en douceur au-dessus de l’astroport. Le vent soufflait en rafales, ce qui ajoutait une complication supplémentaire. Quand il était réglé pour une faible réaction à la poussée gravitationnelle, le F ar Star devenait non seulement anormalement bas en poids mais également en masse. Que sa masse soit trop proche de zéro et le vent risquait de le souffler à la dérive. D’où la nécessité d’accroître la réponse gravitationnelle et d’utiliser avec délicatesse les rétrofusées pour contrebalancer la poussée du vent et ce, de manière à correspondre au plus près aux variations de sa force. Sans l’aide d’un ordinateur idoine, la tâche eût été impossible à mener à bien.
Toujours plus bas, avec les inévitables petites dérives dans une direction ou une autre, le vaisseau descendit pour enfin s’insérer dans la zone balisée qui délimitait son amarrage au port.
Le ciel était bleu pâle, rayé de blanc mat, lorsque le Far Star atterrit. Le vent demeurait vif même au niveau du sol et bien qu’il ne constituât plus un péril pour la navigation, il produisit chez Trevize un frisson qui le fit grimacer et se rendre compte aussitôt que leur garde-robe était totalement inadaptée au climat comporellien.
De son côté, Pelorat jetait alentour des regards appréciateurs et inspirait profondément avec délices, appréciant la morsure du froid, du moins pour l’instant. Il ouvrit même délibérément son manteau pour mieux sentir le vent contre sa poitrine. D’ici peu, il le savait, il le rebouclerait et rajusterait son écharpe mais pour l’heure, il avait envie de sentir physiquement l’existence d’une atmosphère. Ce qui n’était jamais le cas à bord d’un astronef.
Joie s’emmitoufla dans son manteau puis, de ses mains gantées, rabattit son chapeau pour se couvrir les oreilles. Elle avait un pauvre petit visage tout fripé et semblait au bord des larmes.
Elle marmonna : « Ce monde est mauvais. Il nous hait et nous maltraite.
— Pas du tout, Joie chérie, répondit avec conviction Pelorat. Je suis sûr que ses habitants l’aiment et que… euh… il les aime également, si vous voulez voir les choses ainsi. Nous serons très bientôt à l’abri et là, il fera chaud. »
Presque comme s’il s’était ravisé, il releva un pan de son manteau pour abriter la jeune femme tandis qu’elle venait se blottir contre sa chemise.
Trevize faisait de son mieux pour ignorer la température. Il obtint de la direction du port une carte magnétique qu’il vérifia aussitôt sur son ordinateur de poche pour s’assurer qu’elle fournissait les détails nécessaires – numéros de travée et d’emplacement, nom et numéro de moteur de son vaisseau, et ainsi de suite. Il fit une seconde vérification pour s’assurer que le vaisseau était bien amarré puis souscrivit le contrat d’assurance maximale contre les risques divers (inutile, en fait, vu que le Far Star devait être invulnérable comparativement au niveau technologique probable de Comporellon et qu’il était totalement irremplaçable, à n’importe quel prix, si tel n’était pas le cas).
Trevize trouva la station de taxis à l’endroit prévu. Les équipements des spatioports étaient en grande partie standardisés dans leur disposition, leur aspect et leur usage. Il le fallait bien, compte tenu de la nature multiplanétaire de la clientèle.
Il appela un taxi en pianotant comme destination la simple mention : « Centre ville. »
Un véhicule vint glisser jusqu’à eux sur ses skis diamagnétiques, oscillant légèrement sous les rafales de vent, tremblant sous la vibration de son moteur pas tout à fait silencieux. Il était gris sombre avec l’insigne blanc des taxis sur les portes arrière. Son chauffeur était vêtu d’un manteau noir et d’un bonnet de fourrure blanc.
Émergeant soudain, Pelorat remarqua in petto : « Le décor de cette planète semble être en noir et blanc.
— Il se peut que ce soit plus riant dans le centre. »
Le chauffeur leur parla par un petit micro, peut-être pour éviter d’avoir à descendre la vitre. « On va en ville, les gars ? »
Son galactique à l’accent un rien chantant n’était pas déplaisant et facile à comprendre – toujours un soulagement sur une planète nouvelle.
« C’est exact », dit Trevize, et la porte arrière s’ouvrit en coulissant.
Joie entra, suivie de Pelorat, puis de Trevize. La porte se referma et une bouffée d’air chaud les submergea.
Joie se frotta les mains et poussa un long soupir de satisfaction.
Le taxi démarra lentement et le chauffeur nota : « Ce vaisseau, là, avec lequel vous êtes arrivés, c’est un gravitique, non ?
— Vu sa façon de descendre, en douteriez-vous ? répondit Trevize, très sec.
— Alors, il vient de Terminus ? poursuivit le chauffeur.
— Connaissez-vous une autre planète capable d’en construire un ? »
Le chauffeur sembla digérer cette réponse tandis que le véhicule prenait de la vitesse. Puis il reprit : « Vous répondez toujours à une question par une question ? »
Trevize ne put résister : « Pourquoi pas ?
— En ce cas, comment me répondriez-vous si je vous demandais si vous vous appelez Golan Trevize ?
— Je répondrais : qu’est-ce qui vous fait demander ça ? »
Le chauffeur arrêta son taxi à la périphérie du spatioport et répondit : « La curiosité ! Et je vous repose la question : êtes-vous Golan Trevize ? »
La voix de ce dernier devint guindée, hostile : « De quoi vous mêlez-vous ?
— Mon ami, dit le chauffeur, nous ne bougerons pas d’ici tant que vous n’y aurez pas répondu. Si vous n’y répondez pas clairement par oui ou par non d’ici deux secondes, je coupe le chauffage dans le compartiment arrière et nous continuerons de patienter. Êtes-vous Golan Trevize, conseiller de Terminus ? Si vous répondez par la négative, il vous faudra me présenter vos papiers d’identité.
— Oui, je suis Golan Trevize, répondit l’interpellé, et au titre de conseiller de la Fondation, j’escompte être traité avec toute la courtoisie due à mon rang. Dans le cas contraire, vous vous mettez dans de très mauvais draps, mon ami. Et maintenant ?
— Maintenant, nous pouvons poursuivre dans un climat moins tendu. « Le taxi se remit en route. » Je choisis mes passagers avec soin et j’avais escompté embarquer deux hommes uniquement. La femme constituait une surprise et j’aurais pu commettre une erreur. En fait, tant que je vous ai sous la main, je peux vous laisser m’expliquer sa présence, le temps que nous gagnions votre destination.
— Vous ignorez ma destination.
— Eh bien, non, justement. Vous vous rendez au ministère des Transports.
— Je n’ai aucunement l’intention de m’y rendre.
— Cela n’a pas la plus petite importance, conseiller. Si j’étais chauffeur de taxi, je vous emmènerais où vous désirez aller. Ne l’étant pas, je vous emmène où moi je veux vous emmener.
— Pardonnez-moi, dit Pelorat en se penchant en avant, vous avez tout à fait l’air d’un chauffeur de taxi. Vous en conduisez un.
— N’importe qui pourrait conduire un taxi. Tout le monde n’a pas la licence pour le faire. Et toutes les voitures qui ressemblent à des taxis ne sont pas des taxis.
— Cessons de jouer aux énigmes, intervint Trevize. Qui êtes-vous et que faites-vous ? Rappelez-vous que vous devrez en rendre compte à la Fondation.
— Pas moi, rectifia le chauffeur. Mes supérieurs, peut-être. Je suis un agent des forces comporelliennes de sécurité. J’ai ordre de vous traiter avec tout le respect dû à votre rang, mais vous devez vous rendre là où je vous emmène. Et faites très attention à vos réactions car ce véhicule est armé et j’ai également ordre de me défendre contre toute attaque.
Ayant atteint sa vitesse de croisière, le véhicule progressait en souplesse dans un silence absolu, et Trevize restait figé dans un silence tout aussi absolu. Sans avoir à tourner la tête, il était conscient du regard que lui jetait de temps en temps Pelorat, le visage rempli d’incertitude, un regard qui disait : « Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Je vous en prie, dites-le-moi. »
Un bref coup d’œil à Joie, tranquillement assise, lui indiqua qu’elle semblait apparemment insouciante. Mais enfin, elle représentait un monde entier à elle toute seule. Même si elle se trouvait à des distances galactiques, Gaïa tout entière était nichée sous sa peau. Elle avait des ressources susceptibles d’être mobilisées en cas d’alerte.
Mais que s’était-il donc passé ?
Sans aucun doute, le fonctionnaire de la station d’entrée, suivant la routine, avait transmis son rapport – en omettant Joie –, rapport qui avait éveillé l’intérêt de la Sécurité et, détail incongru, du ministère des Transports. Pourquoi ?
On était en temps de paix et il n’avait connaissance d’aucune tension spécifique entre Comporellon et la Fondation. Lui-même était un important fonctionnaire de la Fondation…
Minute, il avait dit au fonctionnaire du poste d’entrée – Kendray, c’était son nom – qu’il avait une mission importante auprès du gouvernement comporellien. Il avait bien insisté là-dessus, dans sa tentative de franchir le barrage. Kendray devait également l’avoir signalé, soulevant fatalement toutes sortes de curiosités.
Il aurait dû prévoir cela.
Qu’en était-il de son don supposé de prévoir juste ? Commençait-il à se prendre pour la boîte noire que Gaïa voyait en lui – ou prétendait voir en lui ? Était-il en train de s’enfoncer dans un bourbier, guidé par un excès de confiance né de la superstition ?
Comment avait-il pu un seul instant se laisser piéger par cette absurdité ? Ne s’était-il jamais trompé de sa vie ? Connaissait-il le temps du lendemain ? Gagnait-il de grosses sommes aux jeux de hasard ? La réponse était non, non et non.
Dans ces conditions, était-ce uniquement dans le cas de choses vastes, informelles, qu’il avait toujours raison ? Comment savoir ?
Au diable tout cela ! Après tout, le seul fait qu’il ait déclaré avoir une importante mission d’État – non, c’était de « sécurité de la Fondation » qu’il avait parlé…
Eh bien, dans ce cas, le seul fait que sa présence fût justifiée par la sécurité de la Fondation, au terme d’un voyage secret, non annoncé, aurait sans aucun doute attiré leur attention… Certes, mais jusqu’à ce qu’ils sachent au juste de quoi il retournait, sans doute auraient-ils agi avec la plus extrême circonspection. Se montrant cérémonieux et le traitant comme un haut dignitaire. Il eût été hors de question de l’enlever et d’employer la menace.
Or, c’était très exactement ce qu’ils étaient en train de faire. Pourquoi ?
Qu’est-ce qui leur donnait assez d’assurance pour traiter de cette façon un conseiller de Terminus ?
Se pouvait-il que ce soit la Terre ? La même force qui dissimulait si efficacement le monde des origines, même à rencontre des plus grands mentalistes de la Seconde Fondation, cette force était-elle à l’œuvre pour circonvenir sa quête de la Terre à son tout premier stade ? La Terre était-elle omnisciente ? Omnipotente ?
Trevize secoua la tête. Ce genre de raisonnement menait tout droit à la paranoïa. Allait-il rendre la Terre responsable de tout ? Chaque bizarrerie de comportement, chaque tournant de la route, chaque changement de situation devait-il être le résultat des secrètes machinations de la Terre ! Qu’il se mette à penser de la sorte et il était fichu.
A ce point de ses réflexions, il sentit le véhicule ralentir et fut brutalement ramené à la réalité.
Il s’aperçut qu’il n’avait pas jeté un seul coup d’œil sur la ville qu’ils étaient en train de traverser. Il décida de combler son retard, avec une certaine avidité. Les édifices étaient bas mais c’était une planète froide – la majorité des constructions devaient être souterraines.
Il ne vit nulle trace de couleur et cela lui parut aller à rencontre de la nature humaine.
A l’occasion, il pouvait apercevoir un passant, bien emmitouflé. Mais là aussi, les gens, comme les bâtiments, devaient sans doute être sous terre.
Le taxi s’était arrêté devant un vaste édifice bas, situé dans une dépression dont le fond restait dérobé à sa vue. Quelques instants s’écoulèrent et le véhicule ne bougeait toujours pas, son chauffeur tout aussi immobile. Son haut bonnet blanc touchait presque le toit de l’habitacle.
Trevize se demanda fugitivement comment l’homme s’arrangeait pour monter et descendre du véhicule sans l’accrocher puis il dit, de ce ton de colère maîtrisée qu’on était en droit d’attendre d’un fonctionnaire hautain traité cavalièrement : « Eh bien, chauffeur, à présent ? »
La version comporellienne du champ de force scintillant qui tenait lieu de séparation entre le chauffeur et ses passagers n’avait rien de primitif. Les ondes sonores pouvaient la traverser – même si Trevize était persuadé qu’elle demeurait hermétique aux objets matériels mus par une énergie raisonnable.
« Quelqu’un va venir vous prendre, répondit le chauffeur. Restez patiemment assis. »
Au moment où il disait ces mots, trois têtes apparurent en une lente ascension régulière, venant de la dépression où reposait l’édifice. Suivit bientôt le reste des corps. A l’évidence, les nouveaux venus grimpaient l’équivalent d’un escalator mais, de son siège, Trevize était incapable de voir les détails de l’installation.
Alors que les trois personnages approchaient, la porte de leur compartiment s’ouvrit, livrant passage à un flot d’air froid.
Trevize descendit, rattachant le col de son manteau. Les deux autres le suivirent – non sans une considérable réticence pour ce qui était de Joie.
Les trois Comporelliens offraient un aspect informe, avec leurs vêtements gonflants, sans doute chauffés électriquement. Trevize en conçut du mépris. Ce genre d’attirail n’avait guère d’emploi sur Terminus et la seule fois qu’il avait emprunté un manteau chauffant durant l’hiver, sur la planète voisine d’Anacréon, il avait découvert que le vêtement avait tendance à chauffer peu à peu de sorte que, le temps de s’en apercevoir, il transpirait désagréablement.
Tandis que les Comporelliens approchaient, Trevize nota, non sans indignation, qu’ils étaient armés. Et qu’ils ne cherchaient pas à dissimuler la chose. Tout au contraire. Chacun arborait un éclateur dans un étui passé à l’extérieur du manteau.
Ayant avancé d’un pas pour affronter Trevize, l’un des Comporelliens lança d’une voix rogue : « Excusez-moi, conseiller », avant d’ouvrir son manteau d’un mouvement brusque et de glisser dessous des mains fureteuses qui lui parcoururent rapidement les flancs, le dos, la poitrine, les cuisses. Le pardessus fut secoué puis tâté. Trop abasourdi par l’étonnement et la confusion, Trevize ne se rendit compte qu’une fois l’opération finie qu’il venait d’être l’objet d’une fouille aussi rapide qu’efficace.
Le menton baissé et la bouche déformée par une grimace, Pelorat était en train de subir la même indignité entre les mains du second Comporellien.
Le troisième s’approchait de Joie qui n’attendit pas d’être touchée. Elle, en tout cas, savait plus ou moins à quoi s’attendre car elle se débarrassa brutalement de son manteau et, durant quelques secondes, resta immobile, exposée à la bise dans sa tenue incroyablement légère, et lança, d’une voix aussi glaciale que la température ambiante : « Vous pouvez constater que je ne suis pas armée. »
Et certes, c’était pour tout le monde incontestable. Le Comporellien secoua le vêtement, comme si son seul poids pouvait lui indiquer la présence d’une arme – après tout, c’était possible –, puis il battit en retraite.
Joie remit son manteau, se blottissant dedans, et durant quelques instants Trevize admira son geste. Il connaissait ses sentiments à l’égard du froid mais elle n’avait pas laissé le moindre tremblement, le moindre frisson la trahir tandis qu’elle se tenait immobile en chemisette et pantalon (puis il se demanda si, au cours de l’alerte, elle n’aurait pas par hasard récupéré de la chaleur du reste de Gaïa).
L’un des Comporelliens fit un geste et les trois étrangers le suivirent. Les deux autres hommes leur emboîtèrent le pas. Les deux ou trois passants qui étaient dans la rue ne prirent même pas la peine de regarder ce qui se passait. Soit parce que le spectacle leur était trop habituel, soit, plus probablement, parce qu’ils avaient l’esprit occupé à rejoindre au plus tôt l’abri de leur destination.
Trevize découvrait à présent que les Comporelliens avaient gravi une rampe ascendante. Ils la descendaient maintenant, tous les six, et franchirent un sas presque aussi compliqué que celui d’un vaisseau spatial – destiné sans aucun doute à empêcher non pas l’air, mais la chaleur, de s’échapper.
Et puis, tout d’un coup, ils se retrouvèrent à l’intérieur d’un immense édifice.
L’impression première de Trevize fut qu’il était sur le plateau d’un hyperdrame – plus précisément, un mélo historique sur l’époque impériale. Il y avait un décor particulier, avec quelques variantes (qui sait, peut-être n’en existait-il qu’un seul, utilisé par tous les metteurs en scène), qui représentait la vaste cité planétaire de Trantor au temps de sa splendeur.
On retrouvait les larges espaces, le grouillement affairé des piétons, les petits véhicules qui fonçaient le long des couloirs à eux réservés.
Trevize leva les yeux, s’attendant presque à voir des aérotaxis grimper vers le renfoncement de cavités obscures, mais ce détail au moins était absent. En fait, une fois passée la surprise initiale, il était clair que l’édifice était bien plus exigu que ce qu’on aurait pu escompter voir sur Trantor. Ce n’était qu’un bâtiment, et non pas une partie d’un complexe qui s’étendait sans hiatus sur des milliers de kilomètres dans chaque direction.
Les couleurs également étaient différentes. Dans les hyperdrames, Trantor était toujours dépeinte comme incroyablement criarde et ses habitants étaient immanquablement affublés de vêtements parfaitement dénués de tout aspect pratique et utilitaire. Toutefois, cet assaut de couleurs et de fanfreluches était censé jouer un rôle symbolique car il signifiait la décadence (un point de vue qui était désormais obligatoire) de l’Empire en général et de Trantor en particulier.
Si tel était le cas, toutefois, Comporellon se trouvait alors à l’opposé même de la décadence car la maigre palette de couleurs qu’avait déjà remarquée Pelorat à l’astroport avait ici fini de se délaver.
Les murs étaient dans des tonalités de gris, les plafonds blancs, les vêtements de la population noir, gris et blanc. A l’occasion, on apercevait un costume noir uni ; encore plus rarement, gris uni ; jamais de costume tout blanc, à ce que put voir Trevize. Les motifs, en revanche, étaient toujours différents, comme si les gens, privés de couleur, parvenaient néanmoins, de manière irrépressible, à trouver le moyen d’affirmer leur individualité.
Les visages tendaient à être dénués d’expression ou, à tout le moins, sinistres. Les femmes portaient les cheveux courts ; les hommes les avaient plus longs mais ramenés en arrière pour former une petite queue. Les gens qui se croisaient ne se regardaient pas. Chacun semblait respirer la préoccupation, comme si tout le monde avait une affaire bien précise en tête et pas de place pour autre chose. Hommes et femmes étaient vêtus de même, avec seules la longueur des cheveux et la légère proéminence d’un sein ou la largeur d’une hanche pour marquer la différence entre les sexes.
On les guida tous trois vers un ascenseur qui descendit de cinq niveaux. Là, ils émergèrent pour être conduits devant une porte sur laquelle était inscrit en petites lettres discrètes, blanc sur gris : « Mitza Lizalor, MinTrans. »
Le Comporellien de tête effleura l’inscription qui, après quelques instants, s’illumina en réponse. La porte s’ouvrit et ils entrèrent.
C’était une pièce spacieuse, plutôt vide, la nudité de son contenu servant peut-être à souligner une espèce de gâchis d’espace manifeste destiné à souligner le pouvoir de son occupant.
Deux gardes se tenaient contre le mur opposé, le visage inexpressif et l’œil fixé sans faillir sur les nouveaux arrivants. Un vaste bureau occupait le centre de la pièce, peut-être légèrement décalé en arrière. Derrière, se tenait celle qui était sans doute Mitza Lizalor, corps imposant, visage lisse, yeux noirs. Deux mains vigoureuses et énergiques, avec de longs doigts aux bouts carrés, étaient posées sur le bureau.
La MinTrans (ministre des Transports, supposa Trevize) avait une veste dont les larges revers d’un blanc éblouissant contrastaient avec le gris sombre du reste de sa mise. La double barre blanche s’étendait en diagonale sous les revers, pour venir se croiser au centre de la poitrine. Trevize remarqua que même si le vêtement était coupé de manière à effacer la proéminence des seins de la femme, le X immaculé attirait au contraire l’attention sur eux.
Le ministre était sans aucun doute une femme. Même si l’on ignorait ses seins, ses cheveux courts le montraient et, bien qu’elle ne portât pas de maquillage, ses traits également.
Sa voix aussi était indiscutablement féminine, un contralto profond.
« Bonjour, leur dit-elle. Ce n’est pas souvent que j’ai l’honneur d’une visite d’hommes de Terminus – ainsi que d’une femme non signalée. » Son regard passa de l’un à l’autre avant de s’arrêter sur Trevize qui se tenait très raide, le sourcil froncé. « Et dont l’un est en outre membre du Conseil.
— Conseiller de la Fondation », rectifia Trevize en essayant de faire retentir sa voix. « Conseiller Golan Trevize, en mission pour la Fondation.
— En mission ? » Haussement de sourcils du ministre.
« En mission, répéta Trevize. Pourquoi, dans ce cas, sommes-nous traités comme des félons ? Pourquoi nous avoir fait interpeller par des gardes armés et conduire ici comme des prisonniers ? Le Conseil de la Fondation, j’espère que vous le comprenez, ne sera pas ravi de l’apprendre.
— Quoi qu’il en soit », dit Joie dont la voix semblait un rien perçante, comparée à celle de l’autre femme, plus âgée, « va-t-on rester debout comme ça indéfiniment ? »
Madame le ministre considéra longuement Joie d’un regard froid puis leva un bras et dit : « Trois chaises ! Sur-le-champ ! »
Une porte s’ouvrit et trois hommes, vêtus de sombre à la mode comporellienne, entrèrent au petit trot en portant trois chaises. Trevize et ses deux compagnons s’assirent.
« Là, dit le ministre, avec un sourire hivernal, est-on à l’aise, à présent ? »
Trevize trouva que non. Les chaises étaient dépourvues de coussin, froides au contact, avec l’assise et le dossier droits, ne faisant aucun compromis avec la forme du corps. « Pourquoi sommes-nous ici ? » demanda-t-il.
Le ministre consulta des papiers épars sur le bureau. « Je m’en vais vous l’expliquer aussitôt que je serai sûre de deux faits. Votre vaisseau est le Far Star, parti de Terminus. Est-ce correct, conseiller ?
— Oui. »
Le ministre leva la tête. « J’ai fait usage de votre titre, conseiller. Voudriez-vous, par courtoisie, faire usage du mien ?
— Madame le ministre sera-t-il suffisant ? Ou avez-vous un titre honorifique ?
— Pas de titre honorifique, monsieur, et vous n’avez pas besoin de vous répéter. “ Ministre ” est suffisant ou “ madame ”, si la répétition vous lasse.
— En ce cas, ma réponse à votre question est : oui, ministre.
— Le commandant du vaisseau est Golan Trevize, citoyen de la Fondation et membre du Conseil de Terminus – nouvellement promu, de fait. Et vous êtes Trevize. Suis-je dans le vrai en tout ceci, conseiller ?
— Vous l’êtes, ministre. Et puisque je suis citoyen de la Fondation…
— Je n’ai pas encore terminé, conseiller. D’ici là, épargnez-moi vos objections. Vous accompagnant, il y a Janov Pelorat, érudit, historien et citoyen de la Fondation. Et c’est bien vous, n’est-ce pas, docteur Pelorat ? »
Pelorat ne put réprimer un léger sursaut lorsque la fonctionnaire tourna vers lui son regard aigu. « Oui, effectivement, ma chère… » Il s’interrompit et reprit : « Oui, effectivement, ministre. »
Le ministre croisa les doigts, raide : « Je ne vois nulle part mention d’une femme dans le rapport qui m’a été transmis. Cette femme fait-elle partie de l’équipage de ce vaisseau ?
— Elle en fait partie, ministre, répondit Trevize.
— Alors, je m’adresse directement à elle. Votre nom ?
— On m’appelle Joie », dit celle-ci, assise bien droite et s’exprimant avec calme et clarté, « bien que mon nom tout entier soit plus long, madame. Souhaitez-vous l’entendre en entier ?
— Je me contenterai de Joie pour l’instant. Êtes-vous citoyenne de la Fondation, Joie ?
— Non, madame.
— De quel monde êtes-vous citoyenne, Joie ?
— Je n’ai aucun document attestant ma citoyenneté sur aucun monde, madame.
— Aucun papier, Joie ? » Elle fit une petite marque sur le dossier ouvert devant elle. « Le fait est noté. Que faites-vous à bord de ce vaisseau ?
— Je suis passagère, madame.
— Le conseiller Trevize ou le docteur Pelorat ont-ils demandé à voir vos papiers avant votre embarquement, Joie ?
— Non, madame.
— Les avez-vous informés que vous étiez dépourvue de papiers, Joie ?
— Non, madame.
— Quelle est votre fonction à bord de ce vaisseau, Joie ? Votre nom traduirait-il votre fonction ?
— Je suis passagère, répondit fièrement Joie, et n’ai pas d’autre fonction. »
Trevize intervint : « Pourquoi harceler ainsi cette femme, ministre ? Quelle loi a-t-elle enfreinte ? »
Les yeux du ministre Lizalor passèrent de Joie à Trevize. « Vous êtes d’un autre monde, conseiller, et ne connaissez pas nos lois. Malgré tout, vous y êtes soumis dès lors que vous choisissez de visiter notre planète. Vous n’apportez pas vos lois avec vous ; c’est une règle générale dans la Galaxie, crois-je savoir.
— Certes, ministre, mais cela ne me dit pas laquelle de vos lois elle a enfreinte.
— Il est de règle générale dans la Galaxie, conseiller, qu’une visiteuse venue d’un monde extérieur aux dominions de la planète qu’elle visite ait ses papiers sur elle. Bien des mondes sont libéraux en ce domaine, soit par intérêt pour le tourisme, soit par indifférence au respect de l’ordre. Nous autres Comporelliens ne sommes pas ainsi. Nous sommes un monde respectueux de la loi et ferme dans son application. Cette femme est une personne sans planète et en tant que telle, elle enfreint notre loi.
— En l’occurrence, elle n’avait pas le choix, remarqua Trevize. Je pilotais le vaisseau et l’ai posé sur Comporellon. Il fallait bien qu’elle nous accompagne, ministre, ou bien suggérez-vous qu’elle aurait dû demander à être larguée dans l’espace ?
— Tout cela signifie simplement que vous avez également enfreint notre loi, conseiller.
— Non, absolument pas, ministre. Je ne suis pas un étranger. Je suis citoyen de la Fondation et Comporellon ainsi que ses mondes vassaux forment une Puissance associée à la Fondation. En tant que citoyen de celle-ci, je suis libre de voyager ici.
— Certainement, conseiller, aussi longtemps que vous détenez les documents prouvant que vous êtes bel et bien citoyen de la Fondation.
— Ce qui est le cas, ministre.
— Pourtant, même en tant que citoyen de la Fondation, vous n’avez pas le droit d’enfreindre nos lois en amenant avec vous une personne apatride. »
Trevize hésita. A l’évidence, Kendray, le garde frontalier, n’avait pas tenu parole ; il était donc inutile de le protéger. » Nous n’avons pas été stoppés au poste d’immigration, ce que j’ai pris pour une autorisation implicite de me faire accompagner par cette femme, ministre.
— Il est exact que vous n’avez pas été stoppés, conseiller. Il est exact que la femme n’a pas été signalée par les services d’immigration et qu’elle a franchi librement la douane. Je puis soupçonner, toutefois, que les fonctionnaires de la station d’entrée auront décidé – et tout à fait correctement – qu’il était plus important de faire atterrir votre vaisseau à la surface que de s’inquiéter d’une personne apatride. Ce qu’ils ont fait était, stricto sensu, une infraction au règlement et l’affaire sera réglée comme il convient, mais je n’ai aucun doute que la décision sera que l’infraction était justifiée. Nous sommes un monde strictement légaliste, conseiller, mais pas strict au-delà des exigences de la raison.
— Alors, dit aussitôt Trevize, j’en appelle à votre raison pour infléchir votre rigueur, ministre. Si, effectivement, vous n’avez reçu aucune information du poste d’immigration quant à la présence d’une personne apatride à mon bord, alors vous ignoriez que nous enfreignions une loi quelconque au moment de notre atterrissage. Or, il est tout à fait patent que vous étiez prête à nous interpeller sitôt que nous nous serions posés et c’est effectivement ce que vous avez fait. Pourquoi donc, si vous n’aviez aucune raison d’estimer qu’il y eût une quelconque infraction ? »
Le ministre sourit. « Je comprends votre confusion, conseiller. Laissez-moi vous assurer, je vous prie, que ce que nous avons pu apprendre – ou non – sur la condition d’apatride de votre passagère n’avait rien à voir avec votre interpellation. Nous agissons sur mandat de la Fondation, dont nous sommes, comme vous l’avez souligné, une Puissance associée. »
Trevize la fixa, ébahi. « Mais c’est impossible, ministre. C’est même pire : c’est ridicule. »
Le rire du ministre était pareil à un doux flot de miel. « J’aimerais bien savoir en quoi, selon vous, être ridicule est pire qu’être impossible, conseiller. Je partage votre point de vue sur ce point. Malheureusement pour vous, toutefois, ce n’est ni l’un ni l’autre. Mais pourquoi, selon vous, devrait-il en être ainsi ?
— Parce que je suis un fonctionnaire du gouvernement de la Fondation, en mission pour lui, et qu’il est absolument inconcevable que celui-ci désire m’arrêter, ou même qu’il ait le pouvoir de le faire, puisque je jouis de l’immunité parlementaire.
— Ah ! vous omettez mon titre mais vous êtes profondément troublé et c’est peut-être pardonnable. Quoi qu’il en soit, on ne m’a pas directement demandé de vous arrêter. Je l’ai fait uniquement pour pouvoir accomplir ce qu’on m’a effectivement demandé de faire, conseiller.
— Et qui est, ministre ? » demanda Trevize, en essayant de maîtriser son émotion face à cette femme redoutable.
« Qui est de réquisitionner votre vaisseau, conseiller, pour le restituer à la Fondation.
— Quoi ?
— De nouveau, vous omettez mon titre, conseiller. Voilà qui est très négligent de votre part et ne fait rien pour alléger votre cas. Le vaisseau ne vous appartient pas, je présume. L’avez-vous dessiné, construit ou acheté ?
— Bien sûr que non, ministre. Il m’a été attribué par le gouvernement de la Fondation.
— Eh bien, sans doute le gouvernement de la Fondation a-t-il le droit d’annuler cette attribution. Ce vaisseau est de grande valeur, j’imagine. »
Trevize ne répondit pas.
« C’est un vaisseau gravitique, conseiller, reprit le ministre. Il ne doit pas en exister beaucoup et même la Fondation n’en possède sans doute que très peu. Et elle doit regretter de vous avoir assigné l’un de ces rares spécimens. Peut-être parviendrez-vous à les persuader de vous attribuer un autre vaisseau de moindre valeur mais qui vous suffira néanmoins amplement pour votre mission… Nous devons quant à nous récupérer le vaisseau sur lequel vous êtes arrivé.
— Non, ministre, je ne peux pas vous abandonner le vaisseau. Je ne puis pas croire que la Fondation exige de vous une telle chose. »
Le ministre sourit. « Pas uniquement de moi, conseiller. Pas de Comporellon en particulier. Nous avons tout lieu de croire que la requête a été transmise à l’ensemble, fort nombreux, des planètes et régions sous la juridiction de la Fondation ou associées à elle. D’où j’en déduis que la Fondation ignore votre itinéraire et vous recherche… pour le moins activement. D’où j’en déduis également que vous n’avez nulle mission à remplir vis-à-vis de Comporellon au nom de la Fondation – puisque dans ce cas, elle saurait où vous trouver et nous aurait contactés nommément. En bref, conseiller, vous m’avez menti. »
Trevize répondit, non sans une certaine difficulté : « J’aimerais voir une copie de la requête que vous avez reçue du gouvernement de la Fondation, ministre. Je pense être en droit de vous le demander.
— Certainement, si tout ceci doit déboucher sur une action en justice. Nous prenons fort au sérieux nos procédures légales, conseiller, et vos droits seront entièrement préservés, je vous l’assure. Il serait préférable et plus facile, toutefois, que l’on parvienne ici même à un accord en s’épargnant la publicité et les retards occasionnés par une action légale. Nous le préférerions et, j’en suis certaine, la Fondation de même, qui ne peut se permettre de voir toute la Galaxie apprendre qu’un législateur est en fuite. Cela la ferait voir sous un jour ridicule, et selon vos critères et les miens, ce serait pire qu’impossible. »
De nouveau, Trevize resta sans répondre.
Le ministre attendit quelques instants puis poursuivit, toujours aussi imperturbable. « Allons, conseiller, d’une manière ou d’une autre, par un accord officieux ou par les moyens légaux, nous avons l’intention de récupérer le vaisseau. La peine encourue pour introduction d’un passager apatride dépendra de la voie adoptée. Vous exigez l’application de la loi et cette femme représente un point supplémentaire contre vous ; vous endurez tout le poids de la peine correspondant à ce délit, peine qui ne sera pas légère, croyez-moi. D’un autre côté, nous nous mettons d’accord et votre passagère peut être renvoyée par le premier vol commercial vers la destination de son choix, la possibilité vous étant laissée, à vous et votre assistant, de l’accompagner si tel est votre souhait. Ou bien encore, et si la Fondation est d’accord, nous pouvons vous fournir l’un de nos vaisseaux, d’un modèle parfaitement adéquat, pourvu évidemment que la Fondation nous le remplace par un modèle équivalent. Ou enfin, si pour quelque raison vous ne désiriez pas retourner vers un territoire contrôlé par la Fondation, nous serions prêts à vous offrir refuge et peut-être, éventuellement, la citoyenneté comporellienne. Vous voyez donc que vous avez quantité de possibilités de gain si vous acceptez un arrangement à l’amiable mais pas la moindre si vous insistez pour faire valoir vos droits légaux.
— Ministre, répondit Trevize, vous êtes trop pressée. Vous promettez ce que vous ne pouvez tenir. Vous ne pouvez m’offrir refuge face à une requête de la Fondation exigeant que je lui sois livré.
— Conseiller, je n’ai jamais promis ce que je ne pouvais tenir. La requête de la Fondation ne concerne que votre vaisseau. Elle n’en a fait aucune vous concernant en tant qu’individu, vous ou l’un quelconque de vos passagers. La seule demande a trait à votre bâtiment. »
Trevize jeta un bref regard à Joie avant de demander : « Puis-je avoir votre permission, ministre, pour consulter un court instant le docteur Pelorat et mademoiselle Joie ?
— Certainement, conseiller. Je vous accorde un quart d’heure.
— En privé, ministre.
— On va vous conduire dans une salle et, au bout d’un quart d’heure, vous serez ramenés ici, conseiller. Dans l’intervalle, vous ne serez pas dérangés et nous ne chercherons pas non plus à espionner votre conversation. Vous avez ma parole et je la tiens toujours. Néanmoins, vous restez sous bonne garde, aussi ne faites pas la bêtise de tenter de vous échapper.
— Nous comprenons, ministre.
— Et quand vous reviendrez, nous comptons sur votre libre accord pour nous remettre le vaisseau. Dans le cas contraire, la loi suivra son cours, conseiller, pour votre plus grand désagrément à tous. Est-ce bien compris ?
— Parfaitement compris, ministre », dit Trevize en maîtrisant sa rage, car l’exprimer ne lui aurait absolument rien valu de bon.
C’était une pièce exiguë mais elle était bien éclairée ; elle contenait un divan et deux chaises et l’on pouvait entendre le doux murmure d’un ventilateur. Dans l’ensemble, elle était manifestement plus confortable que le vaste et stérile bureau du ministre.
Un garde les y avait conduits, un grand type grave, les mains à portée de la crosse de son éclateur. Il resta dehors comme ils entraient et leur dit, d’un ton péremptoire : « Vous avez quinze minutes. »
A peine avait-il prononcé ces mots que la porte coulissante se refermait avec un bruit sourd.
« Je ne peux qu’espérer qu’on ne nous espionne pas, dit Trevize.
— Elle nous a donné sa parole, remarqua Pelorat.
— Vous jugez les autres à votre image, Janov. Sa prétendue “ parole ” ne suffira pas. Elle la rompra sans hésiter si elle le désire.
— Peu importe, intervint Joie. Je peux nous isoler.
— Vous avez un écran protecteur ? » demanda Pelorat. Joie sourit ; éclat soudain de ses dents blanches. « L’esprit de Gaïa, Pel. C’est un esprit gigantesque.
— Si nous sommes ici, nota Trevize avec colère, c’est à cause des limitations de ce gigantesque esprit.
— Que voulez-vous dire ? s’étonna Joie.
— Quand a éclaté la triple confrontation[1], vous m’avez effacé de l’esprit du Maire comme de celui de ce Second Fondateur, Gendibal. Aucun des deux ne devait à nouveau songer à moi, sinon de manière lointaine, indifférente. Je devais être désormais livré à moi-même.
— Nous étions obligés de le faire, dit Joie. Vous étiez notre ressource la plus importante.
— Oui. Golan Trevize, l’homme qui a toujours raison. Mais mon vaisseau, vous ne le leur avez pas ôté de l’esprit, hein ? Le Maire Branno ne m’a pas réclamé ; moi, je ne l’intéresse absolument pas, mais le vaisseau, en revanche, elle le réclame. Celui-là, elle ne l’a pas oublié. »
Joie fronça les sourcils.
Trevize poursuivit : « Réfléchissez-y. Gaïa a tranquillement supposé que j’étais compris avec le vaisseau, que nous formions une unité. Si Branno ne pensait pas à moi, elle ne penserait pas non plus au vaisseau. Le problème est que Gaïa ne comprend pas la notion d’individualité. Elle nous a considérés, le vaisseau et moi, comme un seul organisme ; c’était une erreur.
— C’est possible », dit doucement Joie.
« Eh bien, dans ce cas, dit Trevize tout net, c’est à moi de rectifier cette erreur. Il me faut mon vaisseau gravitique et mon ordinateur. C’est obligatoire. Par conséquent, Joie, assurez-vous que je garde le vaisseau. Vous pouvez contrôler les esprits.
— Oui, Trevize, mais nous n’exerçons pas ce contrôle à la légère. Nous l’avons fait dans le cadre de la triple confrontation mais savez-vous depuis combien de temps cette rencontre était prévue ? Calculée ? Pesée ? Ça a pris – littéralement – des années. Je ne peux pas simplement m’approcher d’une femme et lui modifier l’esprit pour faire plaisir à tel ou tel.
— Est-ce bien le moment… »
Joie poursuivit derechef : « Si je commence à suivre une telle voie, où nous arrêtons-nous ? J’aurais pu influencer l’esprit de l’agent à la station d’entrée et nous aurions franchi le poste sans encombre. J’aurais pu influencer l’esprit de l’agent dans le véhicule et il nous aurait laissés partir.
— Eh bien, puisque vous faites mention de cela, pourquoi ne pas l’avoir fait ?
— Parce que nous ignorons où cela pourrait mener. Nous ignorons les effets secondaires qui pourraient faire empirer la situation. Si je réajuste à présent l’esprit du ministre, cela affectera son comportement vis-à-vis de ceux avec lesquels elle entrera en contact et, puisqu’elle occupe un poste élevé dans son gouvernement, cela pourrait affecter les relations interstellaires. Jusqu’à ce que l’affaire soit totalement étudiée, nous n’osons pas lui toucher l’esprit.
— Alors, pourquoi rester avec nous ?
— Parce que le moment peut venir où votre vie sera menacée, je dois protéger votre vie à tout prix, même au prix du mon Pel ou de moi-même. Votre vie n’était pas menacée à la station d’entrée. Elle ne l’est pas non plus maintenant. Vous devez vous débrouiller seul, et continuer au moins jusqu’à ce que Gaïa soit en mesure d’estimer les conséquences d’une éventuelle action avant d’en décider. »
Trevize s’abîma dans une période de réflexion. Puis il dit : « Dans ce cas, il faut que je tente quelque chose. Ça pourrait ne pas marcher. »
La porte s’ouvrit, coulissant dans son logement aussi bruyamment qu’à sa fermeture.
« Sortez ! » dit le garde.
Comme ils émergeaient, Pelorat murmura : « Que comptez-vous faire, Golan ? »
Trevize hocha la tête et murmura : « Je ne suis pas entièrement certain. Je vais devoir improviser. »
Le ministre Lizalor était encore à son bureau lorsqu’ils furent de retour. A leur entrée, son visage se fendit en un sourire menaçant. Elle lança :
« J’espère, conseiller Trevize, que vous êtes revenu m’annoncer que vous me remettez ce vaisseau de la Fondation encore entre vos mains.
— Je suis venu, ministre, dit calmement Trevize, pour discuter des conditions.
— Il n’y a aucune condition à discuter, conseiller. Si vous insistez vraiment, on peut arranger très rapidement un procès qui sera mené encore plus rapidement. Je vous garantis votre condamnation même dans un jugement parfaitement équitable puisque votre culpabilité, en faisant entrer une apatride, est aussi manifeste qu’indiscutable. Après cela, nous aurons toute latitude pour saisir le vaisseau tandis que vous trois subirez de lourdes peines. N’allez pas prendre ce risque pour le seul plaisir de nous retarder d’une journée.
— Quoi qu’il en soit, il y a des conditions à discuter, ministre, car aussi prompte que vous soyez à nous faire condamner, vous ne pouvez saisir le vaisseau sans mon consentement. Toute tentative d’y pénétrer de force hors de ma présence le détruira, et le spatioport avec, ainsi que toutes les personnes présentes. Cela mettra certainement en fureur la Fondation, une chose que vous n’oserez pas faire. Nous menacer ou nous maltraiter pour me forcer à ouvrir le vaisseau est certainement illégal, et si en désespoir de cause vous enfreignez la loi et nous soumettez à la torture ou même à une période incongrue de cruel emprisonnement, la Fondation s’en apercevra et n’en sera que plus furieuse encore. Quel que soit son désir de récupérer l’appareil, elle ne peut se permettre un précédent qui autoriserait à maltraiter des citoyens de la Fondation… Alors, discutons-nous ?
— Tout cela est absurde, dit le ministre, l’air renfrogné. Si nécessaire, nous préviendrons directement la Fondation. Ils doivent bien savoir comment ouvrir leurs propres engins, ou ce seront eux qui vous forceront à l’ouvrir.
— Vous omettez mon titre, ministre, remarqua Trevize, mais l’émotion vous trouble, aussi est-ce peut-être pardonnable. Vous savez bien que la dernière chose que vous ferez sera d’appeler la Fondation puisque vous n’avez aucune intention de leur livrer le vaisseau. »
Le sourire disparut des traits du ministre. « Quelles bêtises me chantez-vous là, conseiller ?
— Le genre de bêtises, ministre, qu’il y aurait peut-être avantage à ne pas laisser parvenir à d’autres oreilles. Laissez mon ami et la jeune femme gagner un hôtel confortable pour avoir le repos dont ils ont si grand besoin et faites également sortir vos gardes. Ils peuvent demeurer derrière la porte et vous laisser un éclateur. Vous n’avez rien d’un gringalet et, munie d’un éclateur, vous n’avez rien à craindre de moi. Je suis sans arme. »
Le ministre se pencha par-dessus le bureau. « Je n’ai rien à craindre de vous de toute manière. »
Sans regarder derrière elle, elle fit signe à l’un des gardes qui approcha aussitôt et vint s’immobiliser à côté d’elle en claquant les talons. « Garde, lui dit-elle, conduisez ces deux-là à la suite numéro cinq. Veillez à ce qu’ils soient installés confortablement et qu’ils y restent sous bonne garde. Vous serez tenu pour responsable de tout mauvais traitement à leur égard, ainsi que de toute infraction à la sécurité. »
Elle se leva, et malgré sa ferme détermination de ne pas broncher, Trevize ne put s’empêcher de tressaillir un peu. Elle était grande ; aussi grande au moins que son mètre quatre-vingt-cinq, avec peut-être un ou deux centimètres de plus. Une taille fine, avec les deux bandes blanches en travers de la poitrine qui se prolongeaient pour lui enserrer la taille, l’amincissant encore. Il émanait d’elle une grâce imposante, et Trevize songea, piteux, qu’elle pouvait bien avoir raison en affirmant ne rien avoir à craindre de lui. Dans un corps à corps, elle n’aurait aucun mal à le clouer au tapis.
« Venez avec moi, conseiller. Si vous devez dire des bêtises, alors, pour votre propre bien, moins vous aurez d’auditeurs, mieux cela vaudra. »
Elle le précéda d’un pas vif et Trevize suivit, se sentant tout petit derrière son ombre massive, un sentiment qu’il n’avait jamais encore éprouvé avec une femme.
Ils pénétrèrent dans un ascenseur et, tandis que les portes se refermaient derrière eux, elle lui dit : « Nous sommes seuls à présent et si vous avez l’illusion, conseiller, de pouvoir user de la force avec moi pour parvenir à vos fins, je vous prierai de n’y plus songer. » Le chantonnement de sa voix devint plus prononcé comme elle ajoutait, avec un amusement manifeste : « Vous m’avez l’air d’un spécimen raisonnablement robuste mais je vous assure que je n’aurai aucun mal à vous rompre le bras – ou le dos, si j’y suis forcée. J’ai bien une arme mais je n’aurai pas besoin d’en faire usage. »
Trevize se gratta la joue tandis que son regard la parcourait de haut en bas puis de bas en haut : « Ministre, je ne serais pas ridicule dans un combat avec n’importe quel homme de mon poids mais j’ai déjà décidé de renoncer à en découdre avec vous : je sais évaluer quand je suis surclassé.
— Bien, dit le ministre qui parut ravie.
— Où allons-nous, ministre ?
— En bas. Tout en bas. Mais ne vous inquiétez pas. Dans les hyperdrames, ceci préluderait à votre mise au cachot, je suppose, mais nous n’avons pas de cachots sur Comporellon – rien que des prisons décentes. Nous nous rendons à mes appartements privés ; un lieu pas aussi romantique qu’un cachot du sale vieux temps de l’Empire mais autrement plus confortable. »
Trevize estima qu’ils se trouvaient à cinquante mètres au moins sous la surface de la planète, lorsque la porte de l’ascenseur coulissa. Ils sortirent.
Trevize examina l’appartement avec une surprise manifeste. Le ministre observa, l’air mécontent : « Vous n’appréciez pas mes quartiers d’habitation, conseiller ?
— En aucun cas, ministre. Non, je suis simplement surpris. Je trouve cela inattendu. L’impression que j’avais retirée de votre planète, par le peu que j’en ai vu et entendu depuis mon arrivée, était celle d’un monde d’abstinence, bannissant tout luxe inutile.
— Tel est bien le cas, conseiller. Nos ressources sont limitées et notre vie doit être aussi dure que notre climat.
— Mais tout ceci, ministre », et Trevize étendit les deux mains comme pour embrasser la pièce où, pour la première fois en ce monde, il voyait des couleurs, où les sièges étaient bien rembourrés, où la lumière tombant des murs lumineux était douce et où le sol était recouvert d’un tapis de force de sorte que les pas étaient élastiques et silencieux. « Tout ceci relève sans aucun doute du luxe.
— Nous bannissons, comme vous dites, conseiller, le luxe inutile ; le luxe ostentatoire ; le luxe traduisant un gaspillage excessif. Ceci, toutefois, est un luxe privé qui a son rôle. Je travaille dur, j’assume de vastes responsabilités. J’ai besoin d’un endroit où je puisse oublier durant quelque temps les difficultés de ma charge.
— Et tous les Comporelliens vivent-ils de la sorte lorsque les yeux des autres sont détournés, ministre ? remarqua Trevize.
— Cela dépend du degré de travail et de responsabilité. Peu nombreux sont ceux qui peuvent se le permettre, le méritent, ou même – grâce à notre code éthique – le désirent.
— Mais vous, ministre, pouvez-vous le permettre, le mériter… et le désirer ?
— Le rang a ses privilèges de même que ses devoirs. Et maintenant, asseyez-vous, conseiller, et racontez-moi votre folie. »
Elle s’assit sur le divan qui céda légèrement sous son poids, et désigna un siège tout aussi confortable dans lequel Trevize lui ferait face sans être placé trop loin.
Trevize s’assit : « Ma folie, ministre ? »
Le ministre se détendit visiblement et posa le coude droit sur un coussin. « Dans une conversation privée, nous n’avons pas besoin d’observer aussi scrupuleusement les règles du dialogue officiel. Vous pouvez m’appeler Lizalor. Je vous appellerai Trevize… Dites-moi ce que vous avez dans la tête, Trevize, et nous examinerons ça ensemble. »
Trevize croisa les jambes et se carra dans son siège. « Voyez-vous, Lizalor, vous m’avez laissé le choix, soit d’accepter d’abandonner de plein gré le vaisseau, soit d’être soumis à un procès en bonne et due forme. Dans l’un et l’autre cas, vous le récupérez au bout du compte… Malgré tout, vous avez fait des pieds et des mains pour me persuader d’opter pour la première solution. Vous voulez m’offrir un autre vaisseau pour remplacer le mien afin que mes amis et moi puissions aller où bon nous semble. Nous pourrions même rester ici sur Comporellon et nous faire naturaliser si tel est notre choix. Dans un ordre mineur, vous avez bien voulu m’accorder un quart d’heure pour consulter mes amis. Vous avez même voulu m’amener ici, dans vos appartements privés, tandis qu’en ce moment même, mes amis sont sans doute installés fort confortablement. Bref, vous faites tout pour m’acheter, Lizalor, pour me convaincre de vous offrir le vaisseau en vous épargnant la nécessité d’un procès.
— Allons, Trevize, n’êtes-vous pas enclin à m’accorder le crédit d’impulsions bien humaines ?
— Certainement pas.
— Ou l’idée qu’une reddition volontaire serait plus rapide et plus pratique qu’un procès ?
— Non ! J’aurais une suggestion différente.
— Qui est ?
— Un procès présente un gros défaut : c’est une affaire publique. Vous avez à plusieurs reprises évoqué le strict légalisme de cette planète, et je soupçonne qu’il serait extrêmement difficile d’organiser un procès sans qu’il soit intégralement enregistré. Si tel était le cas, la Fondation l’apprendrait fatalement et vous seriez contraints de restituer le vaisseau sitôt le procès achevé.
— Évidemment, dit Lizalor, sans broncher. C’est la Fondation qui en est propriétaire.
— En revanche, poursuivit Trevize, un accord passé en privé avec moi n’aurait pas à être enregistré officiellement. Vous pourriez alors récupérer le vaisseau et, la Fondation ignorant l’affaire – elle ignore jusqu’à notre présence sur cette planète –, Comporellon pourrait conserver l’appareil. Et c’est, j’en suis sûr, ce que vous comptez faire.
— Pour quelle raison ? » Elle restait toujours aussi impassible. « Ne faisons-nous pas partie de la Confédération de la Fondation ?
— Pas tout à fait. Votre statut est celui de Puissance associée. Sur toute carte galactique, où les planètes membres de la Fédération figurent en rouge, Comporellon et ses dépendances apparaissent comme une tache rosé pâle.
— Même ainsi, au titre de Puissance associée, nul doute que nous coopérerions avec la Fondation.
— En êtes-vous certaine ? Comporellon ne caresserait-elle pas des rêves de totale indépendance, voire de domination ? Vous êtes un monde ancien. Presque toutes les planètes prétendent être plus anciennes qu’elles ne le sont réellement mais dans le cas de Comporellon, c’est vrai. »
Le ministre Lizalor se permit un sourire froid. « Le plus ancien, même, s’il faut en croire certains de nos enthousiastes.
— N’aurait-il pas existé une époque où Comporellon était bel et bien le monde dominant d’un ensemble planétaire de taille moyenne ? Et ne serait-il pas possible que vous rêviez de retrouver cette position de force perdue ?
— Croyez-vous que nous rêvions d’un objectif aussi impossible ? Avant même de connaître vos idées, je les avais qualifiées de folles et elles le sont sans aucun doute, maintenant que je les connais.
— Les rêves sont peut-être impossibles mais ça n’empêche pas de rêver. Terminus, pourtant située à l’extrême lisière de la Galaxie, et avec une histoire plus brève que celle de tout autre monde puisqu’elle remonte à seulement cinq siècles, Terminus dirige virtuellement la Galaxie. Et Comporellon ne pourrait pas ? Hein ? » Trevize souriait.
Lizalor demeurait grave : « Terminus a atteint cette position, jugeons-nous, en déchiffrant le Plan Seldon.
— Tel est le fondement psychologique de sa supériorité et il tiendra aussi longtemps, peut-être, que les gens y croiront. Il se peut que le gouvernement de Comporellon n’y croie pas. Même dans ce cas, Terminus jouit par ailleurs d’un fondement technologique. Son hégémonie sur la Galaxie repose sans aucun doute sur sa technologie avancée – dont le vaisseau gravitique que vous êtes si pressée d’avoir représente un exemple. Aucune autre planète en dehors de Terminus ne possède de vaisseaux gravitiques. Si Comporellon pouvait en avoir un et pouvait en connaître en détail le fonctionnement, cela lui ferait accomplir une gigantesque percée technologique. Personnellement, je ne crois pas que cela suffirait à vous faire dépasser Terminus mais il se peut que votre gouvernement le pense.
— Vous ne pouvez pas être sérieux. Tout gouvernement qui garderait le vaisseau à rencontre du désir de la Fondation de le récupérer subirait sans nul doute la colère de celle-ci et l’histoire nous montre que cette colère peut se révéler fort désagréable…
— La colère de la Fondation ne pourrait s’exercer que si elle avait matière à se mettre en colère.
— En ce cas, Trevize – à supposer que votre analyse de la situation ne relève pas de la folie –, ne tireriez-vous pas avantage de la remise du vaisseau et d’un marchandage difficile ? Nous paierions comme il convient l’apaisement de vos scrupules, si l’on doit suivre votre raisonnement.
— Vous me feriez confiance pour ne pas rapporter l’affaire à la Fondation ?
— Certainement. Puisqu’il vous faudrait rapporter votre propre rôle dedans.
— Je pourrais dire que j’ai agi sous la contrainte.
— Certes. A moins que votre bon sens vous dicte que le Maire n’y croirait jamais… Allons, mettons-nous d’accord. »
Trevize secoua la tête. « Non, madame Lizalor. Ce vaisseau est à moi et il doit le rester. Comme je vous l’ai dit, toute tentative d’y pénétrer de force provoquera une explosion extraordinaire. Je vous assure que je dis la vérité. N’allez pas croire que je bluffe.
— Vous, vous pourriez l’ouvrir, et reprogrammer l’ordinateur.
— Sans aucun doute, mais je n’en ferai rien. » Lizalor poussa un gros soupir. « Vous savez que nous pourrions vous faire changer d’avis… sinon par ce que nous pourrions vous faire, du moins par ce que nous poumons faire subir à votre ami, le docteur Pelorat, ou à la jeune femme.
— La torture, ministre ? Est-ce là votre loi ?
— Non, conseiller. Mais peut-être serait-il inutile d’en venir à de telles extrémités. Il y a toujours la sonde psychique. »
Pour la première fois depuis qu’il était entré dans les appartements ministériels, Trevize sentit un frisson intérieur.
« Vous ne pouvez pas non plus faire ça. L’emploi de sondes psychiques en dehors de l’usage médical est prohibé dans toute la Galaxie.
— Mais si nous étions poussés au désespoir…
— Je suis prêt à courir ce risque, dit Trevize, très calme, car cela ne vous rapporterait rien. Ma détermination est si bien ancrée que la sonde psychique me détruirait l’esprit avant de l’amener à vous remettre le vaisseau. » (Ça, c’était du bluff, songea-t-il, et le frisson intérieur s’amplifia.) « Et même si vous étiez assez habile pour me persuader sans me détruire l’esprit, et si je devais ouvrir le vaisseau, le désarmer et vous le remettre, vous n’en seriez pas plus avancée pour autant. L’ordinateur de bord est encore plus sophistiqué que le vaisseau lui-même, et il est conçu de telle sorte – j’ignore les détails – qu’il ne travaille à son potentiel complet qu’avec moi. C’est ce que j’appellerais un ordinateur uni-personnel.
— Supposons, dans ce cas , que vous gardiez votre vaisseau et restiez son pilote. Envisageriez-vous de le piloter pour nous – en tant qu’honorable citoyen de Comporellon ? Salaire élevé. Luxe considérable. Idem pour vos amis.
— Non.
— Qu’est-ce que vous suggérez ? Que nous vous laissions tranquillement, vous et vos amis, repartir à bord de votre vaisseau et filer dans la Galaxie ? Je vous avertis qu’avant que nous vous autorisions à le faire, nous pourrions simplement informer la Fondation de votre présence ici avec notre vaisseau et la laisser se débrouiller…
— Et perdre vous-même le vaisseau.
— Si nous devons le perdre, autant peut-être que ce soit au profit de la Fondation plutôt que d’un impudent venu d’une planète étrangère.
— Dans ce cas, laissez-moi vous suggérer un compromis de mon cru.
— Un compromis ? D’accord, je vous écoute. Allez-y »
Trevize commença, avec précaution : « Je suis chargé d’une importante mission. Elle a commencé avec le soutien de la Fondation. Ce soutien semble avoir été suspendu mais la mission demeure importante. Accordez-moi le soutien de Comporellon à la place et si ma mission est couronnée de succès votre monde en bénéficiera. »
Lizalor arborait une expression dubitative : Et vous ne restitueriez pas le vaisseau à la Fondation ?
— Je n’en ai jamais eu l’intention. Jamais la Fondation ne me chercherait avec une telle ardeur si elle pensait que je compte le leur rendre.
— Ce n’est pas tout à fait la même chose que de dire que vous nous donnerez le vaisseau…
— Une fois la mission achevée, il se peut qu’il ne me soit plus d’aucune utilité. En ce cas, je ne verrais pas d’objection à ce que Comporellon le récupère. »
Tous deux se dévisagèrent en silence durant quelques instants.
Puis Lizalor reprit : « Vous parlez au conditionnel. “ Il se pourrait. ” Cela n’a aucune valeur pour nous.
— Je pourrais faire des promesses en l’air mais quelle valeur auraient-elles pour vous ? Le fait que mes promesses soient prudentes et limitées devrait au contraire vous prouver qu’au moins elles sont sincères.
— Habile, dit Lizalor en hochant la tête. J’aime ça. Eh bien, quelle est donc votre mission, et en quoi pourrait-elle profiter à Comporellon ?
— Non, non dit Trevize, à votre tour. Me soutiendrez-vous si je vous montre que la mission est d’importance pour Comporellon ? »
Le ministre Lizalor quitta le divan, présence de haute taille, imposante. « J’ai faim, conseiller Trevize, et je ne poursuivrai pas plus avant l’estomac vide. Je vais vous offrir quelque chose à manger et à boire – avec modération. Par la suite, nous terminerons notre affaire. »
Et Trevize crut alors discerner quelque impatience carnivore dans son regard, si bien qu’il pinça les lèvres, légèrement mal à l’aise.
Le repas avait peut-être été nourrissant mais il n’était pas du genre à ravir le palais. Le plat principal était du bœuf bouilli à la sauce moutarde, posé sur un lit de légumes filandreux que Trevize ne reconnut pas. Et n’apprécia pas non plus à cause de leur goût amer et salé. Il devait découvrir plus tard qu’il s’agissait d’une espère d’algue.
Suivit un fruit qui avait un goût de pomme mâtiné de pêche (pas mauvais, à vrai dire) et un breuvage noir, brûlant, assez amer pour que Trevize en laissât la moitie et demandât s’il ne pouvait pas avoir de l’eau fraîche à la place. Les portions étaient congrues mais, en la circonstance, il ne s’en plaignit pas.
Le repas avait été pris en privé, sans le moindre domestique en vue. C’est le ministre elle-même qui avait fait cuire et servi les plats puis débarrassé la table par la suite.
« J’espère que vous avez trouvé le repas agréable », dit Lizalor comme ils quittaient la salle à manger.
« Tout à fait », répondit Trevize sans enthousiasme.
Le ministre reprit sa place sur le divan. « Eh bien, dans ce cas, reprenons notre discussion de tout à l’heure. Vous avez mentionné que Comporellon pourrait jalouser l’avance technologique de la Fondation et son emprise sur la Galaxie. En un sens, c’est vrai, mais cet aspect de la situation n’intéressera jamais que ceux qui se passionnent pour la politique interstellaire, et ils sont comparativement peu nombreux. Ce qui est plus exact, c’est que le Comporellien moyen se montre horrifié par l’immoralité de la Fondation. Il y a de l’immoralité sur la plupart des planètes mais cela semble plus marqué sur Terminus. Je dirai que c’est de cela, plus que de questions plus abstraites, que se nourrit chez nous tout sentiment anti-Fondation.
— L’immoralité ? fit Trevize, perplexe. Quelles que soient les erreurs de la Fondation, vous devez admettre qu’elle gère sa portion de la Galaxie avec une raisonnable efficacité, et avec honnêteté du point de vue fiscal. Les droits civiques sont, dans l’ensemble, respectés…
— Conseiller Trevize, je parle de moralité sexuelle.
— En ce cas, je ne vous comprends certainement pas. Nous sommes une société entièrement morale, sexuellement parlant. Les femmes sont parfaitement représentées à chaque échelon de la vie sociale. Notre Maire est une femme et près de la moitié du Conseil est formé de… »
Une lueur d’exaspération traversa fugitivement le visage du ministre. « Conseiller, vous moqueriez-vous de moi ? Vous savez sans aucun doute ce que morale sexuelle veut dire. Le mariage est-il, oui ou non, un sacrement sur Terminus ?
— Que voulez-vous dire par sacrement ?
— Y a-t-il une cérémonie officielle de mariage destinée à unir un couple ?
— Certainement, si les gens le désirent. Une telle cérémonie simplifie les problèmes d’impôts et d’héritage.
— Mais le divorce est possible.
— Bien entendu. Il serait sans aucun doute sexuellement immoral de maintenir réunis des gens lorsque…
— Y a-t-il des restrictions religieuses ?
— Religieuses ? Certains appliquent une philosophie dérivée des cultes antiques, mais quel rapport avec le mariage ?
— Conseiller, ici sur Comporellon, chaque aspect du sexe est sévèrement contrôlé. Il ne peut intervenir en dehors du mariage. Son expression est limitée même dans le cadre de celui-ci. Nous sommes tristement choqués par le spectacle de ces mondes, Terminus en particulier, où le sexe semble considéré comme un simple plaisir social sans grande importance que l’on peut pratiquer où, quand et avec qui bon vous semble, sans égard pour les valeurs de la religion. »
Trevize haussa les épaules. « Je suis désolé mais je ne peux pas entreprendre de réformer la Galaxie, ou même Terminus – et puis quel rapport avec la question de mon vaisseau ?
— Je parle de la réaction de l’opinion publique dans cette affaire, et de la façon dont elle limite ma capacité d’élaborer des compromis. Les citoyens de Comporellon seraient horrifiés s’ils découvraient que vous avez embarqué une femme jeune et séduisante pour assouvir vos pulsions érotiques et celles de votre compagnon. C’est par égard pour votre sécurité à vous trois que je vous ai pressé d’accepter une reddition pacifique au lieu d’un procès public.
— Je constate que vous avez mis à profit le repas pour réfléchir à une nouvelle forme de persuasion par la menace. Dois-je à présent craindre la vindicte populaire ?
— Je me contente de souligner les dangers. Serez-vous capable de nier que la femme que vous avez prise à bord est autre chose qu’un objet sexuel ?
— Bien sûr, que je peux le nier. Joie est la compagne de mon ami, le docteur Pelorat. Elle n’a pas de rivale. Vous pouvez ne pas donner à leur état le nom de mariage mais je crois que dans l’esprit de Pelorat, comme dans celui de cette femme, leurs relations sont celles d’un couple marié.
— Êtes-vous en train de me dire que vous n’y êtes pas personnellement impliqué ?
— Certainement. Pour qui me prenez-vous ?
— Je ne saurais dire. J’ignore vos notions de moralité.
— Alors, permettez-moi de vous expliquer que mes notions de moralité me dictent de ne pas jouer avec les possessions – ou les relations – de mes amis.
— Vous n’êtes pas même tenté ?
— Je ne puis maîtriser l’existence de la tentation mais il n’y a pas le moindre risque que j’y succombe.
— Pas le moindre ? Peut-être que les femmes ne vous intéressent pas ?
— N’allez pas croire ça. Je m’y intéresse.
— Cela fait combien de temps que vous n’avez pas eu de relations sexuelles avec une femme ?
— Des mois. Aucune depuis que j’ai quitté Terminus.
— Sûr que vous ne devez pas apprécier.
— Certainement non, dit Trevize, qui n’en pensait pas moins, mais la situation est telle que je n’ai pas le choix.
— Sans doute votre ami, Pelorat, remarquant votre souffrance, serait-il prêt à partager sa femme.
— Rien dans mon comportement ne trahit une quelconque souffrance et le cas se présenterait-il, il ne serait pas prêt à partager Joie. Je ne crois pas non plus que la femme y consentirait. Elle n’a aucune attirance pour moi.
— Le dites-vous parce que vous avez déjà tâté le terrain ?
— Je n’ai rien tâté du tout. J’émets ce jugement sans éprouver le besoin de le mettre à l’épreuve. De toute façon, elle n’est pas particulièrement mon genre.
— Étonnant ! Elle est pourtant ce qu’un homme considérerait comme une femme séduisante.
— Physiquement, elle l’est sans doute. Quoi qu’il en soit, elle ne m’attire pas. D’abord, elle est trop jeune, trop enfantine par certains côtés.
— Vous préférez les femmes mûres, alors ? » Trevize marqua un temps d’arrêt. Y avait-il un piège ? Il hasarda prudemment : « Je suis assez âgé pour savoir apprécier certaines femmes mûres. Mais quel est le rapport de tout ceci avec mon vaisseau ?
— Pour un instant, oubliez votre vaisseau, dit Lizalor. J’ai quarante-six ans et je ne suis pas mariée. Disons que j’ai été sans doute trop occupée pour cela.
— En ce cas, d’après les règles de votre société, vous devez être restée chaste toute votre vie. Est-ce pour cela que vous m’avez demandé depuis combien de temps je n’avais pas eu de rapports ? Me demanderiez-vous conseil en la matière ?… Si tel était le cas, je dirais que ce n’est ni le boire ni le manger. Il est inconfortable de vivre sans sexe mais ça n’a rien d’impossible. »
Le ministre sourit et dans son œil s’alluma de nouveau cette lueur carnivore. « Ne vous méprenez pas, Trevize. Le rang a ses privilèges et il est possible d’être discret. Je ne suis pas totalement abstinente.
« Néanmoins, les Comporelliens sont peu satisfaisants. J’accepte le fait que la moralité soit un bien absolu mais elle tend à charger de culpabilité les hommes de cette planète, de sorte qu’ils tendent à ne plus être aventureux, entreprenants, qu’ils sont lents à démarrer, rapides à conclure, et de manière générale, dépourvus de talent.
— Je ne vois pas ce que je puis y faire, répondit Trevize fort prudent.
— Sous-entendriez-vous que la faute puisse m’en incomber ? Que je ne les inspire pas ? »
Trevize éleva la main. « Je n’ai pas du tout dit ça.
— En ce cas, comment réagiriez-vous, vous, si vous en aviez l’occasion ? Vous, un homme venu d’un monde immoral, qui doit avoir derrière lui une vaste variété d’expériences sexuelles de toutes sortes, qui est sous la pression de plusieurs mois d’abstinence forcée, et qui plus est, en la présence constante d’une jeune et charmante personne. Comment réagiriez-vous, vous, en la présence d’une femme telle que moi, du type mûr que vous prétendez apprécier ?
— Je me comporterais, répondit Trevize, avec le respect et la décence qui conviennent à votre rang et votre importance.
— Ne faites pas l’idiot ! » dit le ministre. Elle porta la main à sa taille, du côté droit. Le bandeau blanc qui l’encerclait se relâcha ; libéré au niveau de sa poitrine et de son cou, le haut de sa robe noire devint notablement plus flottant.
Trevize était médusé. Avait-elle eu ce plan à l’esprit depuis… depuis quand, au fait ? Ou bien était-ce son moyen de réussir là où les menaces avaient échoué ?
Le haut de la robe glissa, en même temps que les renforts à hauteur des seins. Le ministre était assis devant lui, avec sur le visage un regard de fier dédain, nue depuis la taille. Ses seins étaient une version plus réduite de la femme elle-même : massifs, fermes, et absolument impressionnants. « Eh bien ? fit-elle.
— Superbe ! dit Trevize en toute honnêteté.
— Et que comptez-vous faire à présent ?
— Que dicte en l’occurrence la morale sur Comporellon, madame Lizalor ?
— Qu’est-ce que cela pour un homme de Terminus ? Que dicte votre morale à vous ?… Et dépêchez-vous. Ma poitrine est froide et cherche la chaleur. »
Trevize se leva et commença de se dévêtir.
Trevize se sentait presque drogué, et se demanda combien de temps s’était écoulé.
Près de lui reposait Mitza Lizalor, ministre des Transports. Elle était allongée sur le ventre, la tête sur le côté, ronflant distinctement, la bouche ouverte. Voilà qui soulageait Trevize. Une fois éveillée, il espérait bien qu’elle aurait conscience de s’être endormie.
Trevize aurait bien voulu dormir lui aussi mais sentait qu’il était important de n’en rien faire. Elle ne devait surtout pas le trouver assoupi à son réveil. Elle devait se rendre compte que tandis qu’elle était terrassée jusqu’à l’inconscience, il avait dû prendre son mal en patience. Elle ne pouvait pas attendre moins de la part d’un immoraliste éduqué par la Fondation et, de ce côté, mieux valait ne pas la décevoir.
En un sens, il ne s’était pas mal débrouillé. Il avait deviné à juste raison que vu la taille de Lizalor et sa force physique, son pouvoir politique, son mépris pour les Comporelliens qu’elle avait rencontrés, son horreur mêlée de fascination pour les récits (qu’avait-elle entendu ? se demanda Trevize) contant les prouesses sexuelles des décadents de Terminus, elle désirerait être dominée. Quand bien même elle serait incapable d’exprimer son désir et ses espoirs.
Il avait agi en conséquence et, pour sa bonne fortune, découvert qu’il avait vu juste. (Trevize, l’homme qui ne se trompe jamais, railla-t-il.) Cela avait plu à la femme et lui avait permis d’orienter leurs activités dans une direction qui tendait à épuiser celle-ci tout en le laissant relativement intact.
La chose n’avait pas été facile. Elle avait un corps superbe (quarante-six ans, avait-elle dit, mais ce corps n’aurait pas fait honte à une athlète de vingt-cinq printemps) et une énergie gigantesque – une énergie surpassée seulement par l’insouciante ardeur déployée à l’épuiser.
Eh bien, s’il pouvait l’apprivoiser et lui enseigner la modération ; si la pratique (mais pourrait-il lui-même y survivre ?) pouvait amener madame le ministre à une meilleure compréhension de ses capacités et, plus important encore, de ses capacités à lui, il ne serait peut-être pas déplaisant de…
Le ronflement s’interrompit soudain et elle s’étira. Il lui posa la main sur l’épaule, la caressa doucement… et elle ouvrit les yeux. Trevize était appuyé sur le coude et faisait de son mieux pour avoir l’air en forme et plein d’allant.
« Je suis content que vous ayez dormi, chérie, lui dit-il. Vous aviez besoin de repos. »
Elle lui adressa un sourire assoupi et, durant un instant de malaise, il crut qu’elle allait lui proposer de renouveler leurs exercices mais elle se contenta de se tortiller jusqu’à ce qu’elle se retrouve sur le dos. Puis, d’une voix douce et satisfaite, elle dit : « Je vous avais jugé correctement dès le début. Sexuellement parlant, vous êtes un roi. »
Trevize essaya de prendre un air modeste. « C’est me faire trop d’honneur.
— Balivernes. Vous aviez parfaitement raison. J’avais peur que cette jeune femme ne vous ait maintenu en activité et complètement épuisé, mais vous m’avez assuré que non. C’est bien exact, n’est-ce pas ?
— Avais-je le comportement d’un homme à moitié repu, d’abord ?
— Non, absolument pas », et son rire éclata, sonore. « Vous envisagez toujours d’employer des sondes psychiques ? »
Elle rit encore. « Vous êtes fou ? Voudrais-je vous perdre à présent ?
— Pourtant, il vaudrait peut-être mieux m’oublier temporairement…
— Quoi ? » Elle fronça les sourcils.
« Si je devais rester ici définitivement, ma… ma chère, combien de temps s’écoulerait-il avant que des yeux commencent à observer, des bouches à murmurer ? Si, toutefois, je devais repartir pour ma mission, je reviendrais périodiquement rendre compte, et il serait alors tout à fait naturel que nous nous isolions ensemble quelque temps – et puis, ma mission est vraiment importante. »
Elle y réfléchit en se grattant négligemment la cuisse droite. Puis elle répondit : « Je suppose que vous avez raison. Je n’aime pas cette idée mais… je suppose que oui, vous avez raison.
— Et vous n’avez pas besoin de vous imaginer que je ne reviendrai pas, ajouta Trevize. Je ne suis pas idiot au point d’oublier ce qui m’attendrait ici. »
Elle lui sourit, lui caressa doucement la joue et lui dit, les yeux dans les yeux : « Ça vous a plu, mon chou ?
— Bien plus que ça, chérie.
— Pourtant, vous êtes un Fondateur. Un homme en pleine jeunesse, venu tout droit de Terminus. Et qui doit être habitué à toutes sortes de femmes avec toutes sortes de talents…
— Je n’ai jamais rien rencontré, rien du tout, qui vous soit, même de loin, comparable », dit Trevize avec cette ardeur qui venait tout naturellement lorsqu’on n’énonçait, somme toute, que la vérité.
« Eh bien, si c’est vous qui le dites », fit Lizalor, sur un ton suffisant. « Malgré tout, les mauvaises habitudes sont dures à perdre, vous savez, et je ne crois pas que je pourrais me résoudre à faire confiance à la parole d’un homme sans un minimum de garantie. Il serait concevable que vous et votre ami Pelorat poursuiviez votre mission une fois que j’en connaîtrai la teneur et l’aurai approuvée mais je n’en garderai pas moins la jeune femme ici. Elle sera bien traitée, n’ayez crainte, mais je présume qu’elle va manquer à votre docteur Pelorat, aussi veillerai-je à ce qu’il y ait de fréquents retours à Comporellon, même si votre enthousiasme pour cette mission a tendance à vous entraîner à rester trop longtemps parti.
— Mais, Lizalor, c’est impossible.
— Vraiment ? » Une lueur de soupçon envahit soudain son regard. « Impossible ? Pourquoi ça ? Pour quelle raison auriez-vous besoin de cette femme ?
— Pas pour le sexe. Je vous l’ai dit, et je n’ai pas menti. Elle appartient à Pelorat et elle ne m’attire pas. Par ailleurs, je suis sûr qu’elle se briserait en deux si elle tentait ce que vous avez si triomphalement réussi. »
Lizalor sourit presque mais se retint et reprit, sévère : « Qu’est-ce que ça peut vous faire, alors, qu’elle reste sur Comporellon ?
— C’est qu’elle est d’une importance cruciale pour notre mission. C’est pour cela que nous avons besoin d’elle.
— Eh bien, alors, en quoi consiste votre mission ? Il serait temps de me le dire. »
Trevize n’hésita qu’un bref instant. Il fallait que ce fût la vérité. Il ne voyait pas quel mensonge aussi crédible il pourrait inventer.
« Écoutez-moi, dit-il. Comporellon est peut-être un monde ancien, parmi les plus anciens sans doute, mais il ne peut pas être le plus ancien de tous. La vie humaine n’est pas originaire d’ici. Les tout premiers hommes sont arrivés ici depuis une autre planète et peut-être que la vie humaine n’en était pas non plus originaire mais venait d’un astre encore plus lointain et plus ancien. Malgré tout, ces sauts vers le passé doivent avoir un terme et, il faudra bien atteindre enfin la planète originelle, le monde des origines humaines. Je suis à la recherche de la Terre. »
Le changement qui se produisit tout à coup chez Mitza Lizalor le sidéra.
Ses yeux s’agrandirent, sa respiration se précipita, chacun de ses muscles parut se tétaniser, alors qu’elle était toujours allongée sur le lit. Elle projeta brusquement les bras vers le haut, croisant les deux premiers doigts des deux mains.
« Vous avez prononcé son nom », murmura-t-elle, la voix rauque.
Elle ne dit plus rien après ça ; elle ne le regarda même pas. Ses bras retombèrent lentement, ses jambes glissèrent sur le côté du lit et elle s’assit, lui tournant le dos. Trevize resta allongé où il était, rigoureusement immobile.
Il pouvait entendre résonner dans sa mémoire les paroles de Munn Li Compor, lors de leur rencontre dans les locaux déserts de l’office du tourisme de Seychelle. Il l’entendait encore, évoquant la planète de ses propres ancêtres – celle-là même sur laquelle Trevize se trouvait aujourd’hui –, lui dire que ses compatriotes « étaient restés très superstitieux à ce propos. Chaque fois qu’ils mentionnent ce fameux nom, ils lèvent les deux mains, l’index et le majeur croisés, pour conjurer le mauvais sort ».
Il était bien vain de s’en souvenir après coup.
« Qu’aurais-je dû dire, Mitza ? » marmonna-t-il.
Elle secoua lentement la tête, se leva, et se dirigea d’un pas lourd vers une porte. Le battant se referma derrière elle et, quelques instants après, on entendit couler de l’eau.
Il n’avait d’autre recours que d’attendre, tout nu, sans dignité, se demandant s’il devait ou non la rejoindre sous la douche avant d’être bien certain qu’il ne valait mieux pas. Et parce que, en un sens, il sentait que la douche lui était refusée, il éprouva illico le besoin d’en prendre une.
Elle en sortit enfin et, sans un mot, entreprit de choisir des vêtements.
« Est-ce que ça vous dérange si… » commença-t-il.
Elle ne dit rien et il prit son silence pour un consentement. Il essaya de gagner la douche d’un pas viril et assuré mais se sentit mal à l’aise comme au temps où sa mère, vexée par quelque inconduite de sa part, ne lui offrait d’autre punition que son silence, lui donnant envie de rentrer sous terre.
Il parcourut du regard la cabine aux murs lisses qui était nue, entièrement nue. Il l’examina plus attentivement… Rien.
Il rouvrit la porte, passa la tête et dit : « Écoutez, comment suis-je censé ouvrir la douche ? »
Elle reposa le déodorant (c’est du moins la fonction que lui supposa Trevize), gagna la cabine de douche et, toujours sans un mot, pointa le doigt. Trevize suivit la direction indiquée et remarqua sur la paroi une tache ronde vaguement rosé, à peine colorée, comme si le concepteur avait répugné à gâcher ce blanc immaculé pour la seule raison de fournir un indice sur sa fonction.
Trevize haussa légèrement les épaules, s’appuya contre le mur et effleura la marque. C’était sans doute ce qu’il convenait de faire car l’instant d’après, un déluge d’eau finement pulvérisée vint le frapper, jailli de toutes les directions. Hoquetant, il toucha de nouveau la marque et l’eau s’arrêta.
Il rouvrit la porte, conscient d’avoir l’air encore plus indigne, frissonnant au point d’en éprouver des difficultés pour articuler. Il coassa : « Mais comment faites-vous donc pour avoir de l’eau chaude ? »
Elle se décida cette fois à le regarder et, apparemment, son aspect lui fit oublier sa colère (ou sa peur, ou l’émotion, quelle qu’elle fût, dont elle était victime) car elle souffla du nez puis, sans crier gare, partit d’un grand éclat de rire.
« Quelle eau chaude ? Croyez-vous que nous allons dilapider de l’énergie à fabriquer de l’eau chaude pour nous laver ? C’est de la bonne eau tiède que vous avez là, de l’eau juste dégourdie. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Ah ! ces mauviettes de Terminiens… Retournez vous laver ! »
Trevize hésita mais pas longtemps, car il était clair qu’il n’avait pas le choix dans l’affaire.
Avec une réticence remarquable, il effleura de nouveau la touche rosé et cette fois se prépara à recevoir la douche glaciale. Tiède, l’eau ? Il se retrouva avec la chair de poule et se frictionna en hâte, ici, là, partout, estimant que ce devait être le cycle de lavage et soupçonnant qu’il ne devait pas durer longtemps.
Puis vint le cycle de rinçage. Ah ! de l’eau chaude – enfin, peut-être pas chaude, mais pas tout à fait aussi froide, et certainement brûlante pour son corps totalement frigorifié. Puis, alors même qu’il envisageait de toucher de nouveau le contact pour arrêter l’eau tout en se demandant comment Lizalor avait fait pour sortir toute sèche quand il n’y avait ni serviette ni équivalent d’aucune sorte dans la cabine – l’eau cessa de couler. Elle fut suivie par un jet d’air qui l’aurait certainement renversé s’il n’était pas venu de plusieurs directions à la fois.
Il était brûlant ; presque trop. Il fallait bien moins d’énergie, Trevize le savait, pour chauffer de l’air que pour chauffer de l’eau. Le jet d’air chaud vaporisa l’eau sur sa peau et en quelques minutes, il pouvait sortir, aussi sec que s’il n’avait jamais reçu de sa vie une goutte d’eau.
Lizalor semblait s’être complètement ressaisie. « Vous vous sentez bien ?
— Tout à fait bien », dit Trevize. A vrai dire, il était même surpris d’être à ce point à l’aise. « Tout ce qu’il me fallait, c’était me préparer à la température. Vous ne m’aviez pas dit…
— Mauviette, va », dit Lizalor avec une trace de mépris.
Il lui emprunta son déodorant puis entreprit de s’habiller, conscient du fait qu’elle avait des sous-vêtements propres et pas lui. « Comment aurais-je dû appeler… ce monde ? lui demanda-t-il.
— Nous l’évoquons sous le nom de l’Ancien.
— Comment pouvais-je savoir ? Me l’avez-vous dit ?
— Avez-vous demandé ?
— Comment aurais-je su qu’il fallait demander ?
— Vous l’avez bien fait maintenant.
— Je risque d’oublier.
— Il vaudrait mieux pas.
— Quelle différence ? » Trevize sentait la colère monter. « Ce n’est jamais qu’un mot, un son.
— Il y a des mots qu’on ne prononce pas, fit Lizalor, lugubre. Dites-vous tous les mots que vous connaissez dans n’importe quelles circonstances ?
— Certains termes sont vulgaires, d’autres inappropriés, et il y en a d’autres que les circonstances peuvent rendre blessants. Ce qui est le cas du… mot que j’ai employé ?
— C’est un mot triste, un mot solennel. Il représente un monde qui fut notre ancêtre à tous et qui n’existe plus. Il est synonyme de tragédie, et nous y sommes d’autant plus sensibles qu’il était près de nous. Nous préférons ne pas en parler ou, s’il le faut, ne pas utiliser son nom.
— Et ces doigts croisés devant moi ? En quoi cela soulage-t-il la blessure et la tristesse ? »
Le visage de Lizalor s’empourpra. « C’était une réaction machinale et je ne vous remercie pas de l’avoir suscitée chez moi. Il y a des gens qui croient que ce mot, même simplement pensé, porte malheur – et c’est pour cela qu’ils le conjurent.
— Croyez-vous, vous aussi, qu’on conjure le mal en croisant simplement les doigts ?
— Non… enfin, si, en un sens. Ça me met mal à l’aise si je ne le fais pas. » Elle ne le regardait pas. Puis, comme pressée de changer de sujet, elle enchaîna vivement : « Et en quoi la présence de votre brune compagne est-elle si primordiale, dans le cadre de votre mission, pour atteindre… ce monde que vous mentionnez.
— Dites “ l’Ancien ”. Ou préféreriez-vous ne même pas avoir à prononcer ce nom ?
— Je préférerais ne pas en discuter du tout mais je vous ai posé une question.
— Je crois que ses compatriotes, lorsqu’ils ont colonisé le monde qui est à présent le leur, étaient des émigrants venus de l’Ancien.
— Tout comme nous, fit Lizalor, très fière.
— Mais son peuple détient certaines traditions qu’elle dit être la clé de la compréhension de l’Ancien, à la seule condition qu’on l’atteigne et qu’on puisse étudier ses archives.
— Elle ment.
— Peut-être, mais nous devons vérifier.
— Si vous avez cette femme avec son savoir problématique, et si vous voulez gagner ce monde avec elle, pourquoi être venu sur Comporellon ?
— Pour localiser l’Ancien. J’avais un ami qui était, comme moi, membre de la Fondation. Lui, par contre, avait des ancêtres comporelliens et il m’avait assuré qu’une grande partie de l’histoire de l’Ancien était bien connue sur Comporellon.
— Pas possible ? Et vous a-t-il raconté quoi que ce soit de cette histoire ?
— Oui », dit Trevize, à nouveau incapable d’éluder la vérité. « Il disait que l’Ancien était un monde mort, entièrement radioactif. Il en ignorait le pourquoi mais pensait que ce devait être la conséquence d’explosions nucléaires. Lors d’une guerre, peut-être.
— Non ! explosa Lizalor.
— Non, il n’y a pas eu de guerre ? Ou non, l’Ancien n’est pas radioactif ?
— Il est radioactif mais il n’y a pas eu de guerre.
— Alors, comment l’est-il devenu ? Il n’a pas pu l’être depuis le début puisque la vie humaine est née sur l’Ancien. Il n’aurait jamais porté la moindre vie. »
Lizalor parut hésiter. Elle se tenait très raide, respirait profondément, haletant presque. Elle dit enfin : « Ce fut une punition. C’était un monde qui utilisait des robots. Savez-vous ce que c’est ?
— Oui.
— Ils avaient des robots, et pour cela, ils ont été châtiés. Tous les mondes qui ont eu des robots ont été châtiés et n’existent plus.
— Qui les a châtiés, Lizalor ?
— Celui Qui Châtie. Les forces de l’histoire. Je ne sais pas. » Elle détourna les yeux, mal à l’aise, puis reprit, à voix basse : « Demandez à d’autres.
— J’aimerais bien, mais à qui ? Y a-t-il sur Comporellon des spécialistes d’histoire ancienne ?
— Il y en a. Ils ne sont guère populaires parmi nous – parmi les Comporelliens moyens – mais la Fondation, votre Fondation, tient à la liberté intellectuelle, comme elle dit.
— Ce qui n’est pas un mal, à mon avis, observa Trevize.
— Tout est mal qui est imposé de l’extérieur », rétorqua Lizalor.
Trevize haussa les épaules. Il eût été vain de discuter. Il reprit plutôt : « Mon ami, le docteur Pelorat, est à sa manière un historien de l’Antiquité. Il aimerait, j’en suis sûr, rencontrer ses collègues comporelliens. Pouvez-vous arranger cela, Lizalor ? »
Elle acquiesça. « Il y a un historien du nom de Vasil Deniador, en poste à l’université de cette ville. Il n’enseigne pas mais sera peut-être en mesure de vous dire ce que vous voulez savoir.
— Pourquoi n’enseigne-t-il pas ?
— Ce n’est pas qu’il soit interdit de cours ; c’est simplement que les étudiants ne le choisissent pas.
— Je présume », observa Trevize en essayant de ne pas être sardonique, « qu’on encourage les étudiants à ne pas le choisir.
— Pourquoi le feraient-ils ? C’est un sceptique. On en a, vous savez. Ce sont toujours des individus qui s’entêtent à aller à contre-courant des modes généraux de pensée et sont assez arrogants pour estimer qu’eux seuls ont raison et que la majorité a tort.
— Ne pourrait-il pas en être ainsi dans certains cas ?
— Jamais ! » aboya Lizalor avec une assurance qui rendait évidente que toute poursuite de cette discussion serait vaine. « Et malgré tout son scepticisme, il sera bien forcé de vous dire exactement ce que n’importe quel autre Comporellien pourrait vous dire.
— A savoir ?
— Que si vous cherchez l’Ancien, vous ne le trouverez jamais. »
Dans les appartements privés qu’on leur avait assignés, Pelorat écouta Trevize, pensif, son long visage solennel dénué d’expression, puis dit enfin : « Vasil Deniador ? Je n’ai pas souvenance d’avoir entendu ce nom mais il se pourrait qu’à bord je retrouve des articles de lui dans ma bibliothèque.
— Êtes-vous sûr de n’avoir jamais entendu parler de lui ? Réfléchissez !
— Je n’ai pas souvenance, à l’instant présent, d’avoir entendu parler de lui, répondit Pelorat, prudent. Mais après tout, mon brave ami, il doit exister des centaines d’estimables universitaires dont je n’ai pas entendu parler ; ou à tout le moins, dont je n’ai pas conservé le souvenir.
— En tout cas il ne doit pas avoir un grand renom, sinon vous le connaîtriez.
— L’étude de la Terre…
— Entraînez-vous à dire “ l’Ancien ”, Janov. Sinon ça risque de compliquer les choses.
— L’étude de l’Ancien, reprit Pelorat, ne constitue pas une niche fort estimée dans les corridors du savoir, de sorte que des universitaires de renom, même dans le champ de l’histoire ancienne, ne risquent guère d’y trouver leur voie. Ou, en prenant les choses à l’envers, ceux qui se trouvent déjà dans le domaine ont peu de chance de se faire un nom sur une planète délaissée, même s’ils possèdent les qualités requises. Quant à moi, je ne passe aux yeux de personne pour un spécialiste hors pair, j’en suis sûr.
— A mes yeux, si, dit Joie tendrement.
— Oui, aux vôtres sans aucun doute, très chère, dit Pelorat, esquissant un sourire, mais vous ne jugez pas de mes capacités d’universitaire. »
Il faisait presque nuit à présent, à en croire l’heure, et Trevize se sentait gagné par l’impatience, comme toujours lorsque Joie et Pelorat échangeaient des mots doux. Il les interrompit : « Je vais essayer d’arranger notre rencontre avec Deniador pour demain, mais s’il en sait aussi peu sur la question que le ministre, nous ne serons guère plus avancés que maintenant…
— Il peut être en mesure de nous indiquer quelqu’un de plus utile, remarqua Pelorat.
— J’en doute. L’attitude de cette planète envers la Terre… mais je ferais mieux moi aussi de m’habituer à pratiquer l’ellipse. L’attitude de cette planète envers l’Ancien est stupide et superstitieuse. » Il se détourna. « Mais la journée a été dure et nous devrions penser au dîner – si nous sommes capables d’affronter leur menu sans attrait – avant de songer peut-être à dormir. Avez-vous appris, vous deux, à vous servir de la douche ?
— Mon cher compagnon, observa Pelorat, on nous a fort aimablement traités. Nous avons reçu toutes sortes d’instructions, pour la plupart inutiles.
— Au fait, Trevize, dit Joie, et le vaisseau ?
— Quoi, le vaisseau ?
— Le gouvernement de Comporellon le confisque-t-il ?
— Non, je ne crois pas qu’ils feront une telle chose.
— Ah ! A la bonne heure. Et pourquoi pas ?
— Parce que j’ai convaincu madame le ministre de changer d’avis.
— Étonnant, dit Pelorat. Elle ne me semblait pas du genre particulièrement facile à convaincre.
— Je ne sais pas, remarqua Joie. D’après la texture de son esprit, il était clair qu’elle était attirée par Trevize. »
Ce dernier la considéra avec une soudaine exaspération. « Vous avez fait ça, Joie ?
— Que voulez-vous dire, Trev ?
— Je veux dire toucher à…
— Je n’ai touché à rien. Cependant, après avoir noté son attirance pour vous, je n’ai pu résister à l’envie de lui faire sauter une ou deux inhibitions. Presque rien. Ces inhibitions auraient sauté de toute manière, et il semblait important de garantir sa bienveillance à votre endroit.
— Sa bienveillance ? C’était plus que ça ! Elle s’est radoucie, certes, mais post-coïtalement…
— Vous ne voulez quand même pas dire, mon ami… s’étonna Pelorat.
— Et pourquoi pas ? dit Trevize, revêche. Elle n’est peut-être plus de la prime jeunesse, mais elle s’y connaît. Elle n’a rien d’une débutante, je vous assure. Je ne vais pas non plus jouer les gentlemen et mentir pour la couvrir… Après tout, l’idée venait d’elle – grâce au trafïcotage par Joie de ses inhibitions – et je n’étais pas en position de refuser, même si l’idée m’en était venue, ce qui ne fut pas le cas… Allons, Janov, ne restez donc pas planté là avec cet air puritain. Cela fait des mois que je n’avais pas eu une occasion. Vous, vous avez… » Et il fit un vague geste en direction de Joie.
« Croyez-moi, Golan, dit Pelorat, embarrassé, si vous interprétez mon expression comme puritaine, vous vous méprenez sur mon compte. Je n’ai aucune objection.
— Mais c’est elle qui l’est, puritaine, intervint Joie. Je voulais la rendre plus chaleureuse à votre égard ; je ne comptais pas sur un paroxysme sexuel.
— Mais c’est exactement ce que vous avez amené, ma gentille petite tripatouilleuse. Il se peut que madame le ministre doive jouer les puritaines en public, mais si tel est le cas, cela, semble-t-il, ne fait qu’attiser le feu.
— De sorte que, pourvu qu’on la gratte au bon endroit, elle trahira la Fondation…
— En aucun cas, dit Trevize. Ce qu’elle voulait, c’était le vaisseau… » Il se tut puis reprit dans un murmure : « Est-ce qu’on nous espionne ?
— Non ! dit Joie.
— Vous êtes sûre ?
— Certaine. Il est impossible de toucher à l’esprit de Gaïa de quelque façon que ce soit sans que Gaïa n’en ait conscience.
— Dans ce cas, Comporellon veut garder le vaisseau pour elle seule… un complément de valeur pour sa flotte.
— Jamais la Fondation ne le permettra.
— Comporellon n’a pas l’intention que la Fondation le sache. »
Joie soupira. « Voilà bien les Isolats. Le ministre compte trahir la Fondation au nom de Comporellon et, contre un peu de sexe, elle s’empresse de trahir Comporellon dans la foulée… Quant à Trevize, il sera ravi de monnayer les services de son corps afin de favoriser la trahison. Quelle anarchie dans votre Galaxie ! Quel chaos !
— Vous vous trompez, jeune femme, dit Trevize, glacial.
— Dans ce que je viens de dire, je ne suis pas une jeune femme, je suis Gaïa. Gaïa tout entière.
— Alors, vous vous trompez, Gaïa. Je n’ai pas monnayé les services de mon corps. Je les ai offerts avec joie. J’y ai pris plaisir et n’ai fait de mal à personne. Quant aux conséquences, elles se sont révélées favorables de mon point de vue et j’accepte ce fait. Et si Comporellon désire le vaisseau pour son propre compte, qui est dans son bon droit dans cette affaire ? C’est un vaisseau de la Fondation, mais il m’a été donné pour rechercher la Terre. Il est à moi jusqu’à ce que j’aie achevé ma quête et j’ai le sentiment que la Fondation n’a aucun droit de revenir sur son accord. Quant à Comporellon, elle n’apprécie guère la domination de la Fondation et nourrit donc des rêves d’indépendance. A ses yeux, il est correct d’agir ainsi et de tromper la Fondation car pour eux ce n’est pas un acte de trahison mais de patriotisme. Qui peut dire ?
— Exactement. Qui peut dire ? Dans une Galaxie de l’anarchie, comment est-il possible de trier entre les actions raisonnables et déraisonnables ? Comment décider entre le juste et l’injuste, le bien et le mal, la justice et le crime, l’utile et l’inutile ? Et comment expliquez-vous que le ministre trahisse son propre gouvernement quand elle vous laisse conserver le vaisseau ? Rêverait-elle d’indépendance personnelle hors d’un monde oppresseur ? Est-elle une traîtresse ou bien une patriote individualiste isolée ?
— Pour être sincère, dit Trevize, je ne sais pas si elle était prête à me laisser mon vaisseau simplement pour me remercier du plaisir que je lui ai procuré. Je crois qu’elle a pris cette décision uniquement lorsque je lui ai dit que je recherchais l’Ancien. C’est pour elle un monde de mauvais augure et, en le cherchant, nous le sommes également devenus, nous et le vaisseau qui nous transporte. J’ai le sentiment qu’elle est persuadée d’avoir amené le malheur sur elle et sa planète, à vouloir s’emparer de notre vaisseau, et qu’elle considère désormais celui-ci avec horreur. Peut-être a-t-elle l’impression qu’en nous laissant partir avec et en me laissant poursuivre ma mission, elle détournera la malchance de Comporellon, ce qui, à ses yeux, équivaut à un acte de patriotisme.
— Si tel était le cas, ce dont je doute, Trevize, la superstition serait le ressort de l’action. Admirez-vous cela ?
— Je n’admire ni ne condamne. La superstition a toujours dirigé les actes en l’absence de savoir. La Fondation croit au Plan Seldon, bien que personne à notre connaissance ne soit capable de le comprendre, d’en interpréter les détails ou d’en faire un instrument de prédiction. Nous le suivons à l’aveuglette, par ignorance et par foi. N’est-ce pas de la superstition ?
— Oui, peut-être.
— Idem pour Gaïa. Vous croyez que j’ai fourni la décision correcte en jugeant que Gaïa devait absorber la Galaxie en un seul vaste organisme mais vous ne savez pas pourquoi il faudrait que j’aie raison, ou dans quelle mesure vous avez bien fait de suivre cette décision. Vous êtes prête à poursuivre dans cette voie, par ignorance et par foi, au point même d’être dérangée par ma quête d’une preuve qui supprimerait cette ignorance et rendrait inutile la foi. N’est-ce pas de la superstition ?
— Là, je crois qu’il vous coince, ma petite Joie, dit Pelorat.
— Sûrement pas. Ou il n’aboutira à rien dans sa quête, ou il trouvera quelque chose qui confirmera sa décision.
— Et pour soutenir cette croyance, dit Trevize, vous n’avez que votre ignorance et votre foi. En d’autres termes : de la superstition ! »
Vasil Deniador était un homme de petite taille, aux traits délicats, avec une façon de vous regarder en levant les yeux sans lever la tête. Ceci, combiné avec les brefs sourires qui illuminaient périodiquement son visage, lui donnait l’air de se rire du monde en silence.
Son bureau était étroit et long, rempli de bandes magnétiques apparemment dans le plus grand désordre, impression due au fait qu’elles n’étaient pas régulièrement disposées dans leurs casiers, ce qui donnait aux étagères un aspect de mâchoire édentée. Les trois sièges qu’il indiqua à ses visiteurs étaient dépareillés et trahissaient un dépoussiérage récent quoique imparfait.
« Janov Pelorat, Golan Trevize et Joie… j’ai peur de n’avoir pas saisi votre nom, madame.
— Joie est mon seul nom usuel », lui répondit-elle avant de s’asseoir.
« C’est bien assez, somme toute », fit Deniador en lui lançant une œillade. « Vous êtes assez séduisante pour qu’on vous pardonne cette lacune. »
Tous étaient assis à présent. « J’ai entendu parler de vous, docteur Pelorat, bien que nous n’ayons jamais correspondu. Vous êtes de la Fondation, n’est-ce pas ? De Terminus ?
— Effectivement, docteur Deniador.
— Et vous, conseiller Trevize. Il me semble avoir entendu récemment que vous auriez été renvoyé du Conseil et exilé. Je crois bien ne pas en avoir saisi la raison.
— Non pas renvoyé, monsieur. Je suis toujours membre du Conseil même si j’ignore quand je vais reprendre mes fonctions. Ni tout à fait exilé. On m’a assigné une mission au sujet de laquelle nous aimerions vous consulter.
— Ravi de pouvoir vous aider. Et notre joyeuse amie ? Est-elle également de Terminus ? »
Trevize s’interposa rapidement. « Elle vient d’ailleurs, docteur.
— Ah ! un monde bien étrange, cet Ailleurs. Une surprenante quantité d’individus en sont natifs… Mais puisque deux d’entre vous proviennent de la capitale de la Fondation à Terminus, que la troisième personne est une séduisante jeune femme et que Mitza Lizalor n’est pas connue pour son affection pour l’une ou l’autre catégorie, comment se fait-il qu’elle vous recommande aussi chaudement auprès de moi ?
— Je crois, dit Trevize, que c’est pour se débarrasser de nous. Plus tôt vous nous aiderez, voyez-vous, plus tôt nous aurons quitté Comporellon. »
Deniador lorgna Trevize avec intérêt (à nouveau, ce sourire pétillant) et répondit : « Évidemment, un vigoureux jeune homme tel que vous ne peut qu’être attirant, quelles que soient ses origines. Elle sait assez bien jouer le rôle de la froide vestale mais pas encore à la perfection.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire, dit Trevize, guindé.
— Et vous auriez intérêt à continuer. En public, du moins. Mais je suis un sceptique, et donc par profession peu enclin à me fier aux apparences. Eh bien, dites-moi, conseiller, quelle est votre mission ? Que je sache si je puis vous aider.
— En cette affaire, le docteur Pelorat est notre porte-parole.
— Je n’y vois aucune objection. Docteur Pelorat ?
— Pour simplifier au maximum, cher docteur, j’ai toute ma vie d’adulte tenté de pénétrer le fonds de connaissances ayant trait au monde sur lequel l’espèce humaine est née, et je me suis trouvé expédié avec mon bon ami Golan Trevize – bien que, pour être précis, ne le connaissant pas encore à l’époque – aux fins de découvrir, si nous le pouvions, la… l’Ancien, puisque c’est ainsi, je crois, que vous l’appelez.
— L’Ancien ? fit Deniador. Je suppose que vous parlez de la Terre. »
Pelorat en resta bouche bée. Puis, bafouillant légèrement, il reprit : « J’avais l’impression – enfin, on m’avait fait comprendre – qu’il ne fallait pas… »
Il se tourna vers Trevize, quelque peu désemparé.
Ce dernier enchaîna : « Le ministre Lizalor m’a dit qu’on ne devait pas utiliser ce terme sur Comporellon.
— Vous voulez dire qu’elle a fait ça ? » Deniador fit la moue, fronça le nez et projeta vigoureusement les bras en avant, croisant les deux premiers doigts de chaque main.
« Oui, fit Trevize, c’est bien ce que je veux dire. »
Deniador se détendit et éclata de rire. « Balivernes, messieurs. Nous faisons cela par pure habitude et, dans les contrées arriérées, peut-être prend-on encore la chose au sérieux, mais en général personne n’y prête attention. Je ne connais pas de Comporellien qui ne dira pas “ Terre, alors ” quand il est ennuyé ou surpris. C’est le vulgarisme le plus commun que nous ayons.
— Vulgarisme ? dit faiblement Pelorat.
— Gros mot, si vous préférez.
— Quoi qu’il en soit, reprit Trevize, le ministre a paru toute bouleversée quand j’ai utilisé ce terme.
— Bah, elle descend de ses montagnes.
— Que voulez-vous dire, monsieur ?
— Exactement ce que ça veut dire. Mitza Lizalor est originaire de la Chaîne centrale. Les enfants, là-bas, sont élevés selon ce qu’on appelle les bonnes vieilles méthodes, ce qui signifie que, si bien éduqués soient-ils, vous ne pourrez jamais leur ôter cette manie de croiser les doigts.
— Alors le mot Terre ne vous gêne pas du tout, n’est-ce pas, docteur ? dit Joie.
— Aucunement, chère madame. Je suis un sceptique.
— Je sais ce que signifie ce terme en galactique, intervint Trevize, mais dans quel sens l’utilisez-vous ?
— Exactement dans le même que vous, conseiller. Je n’accepte que ce que je suis forcé d’accepter suivant des preuves raisonnablement fiables, et maintiens cette acceptation provisoire dans l’attente de preuves ultérieures. Cela ne nous rend pas populaires.
— Pourquoi ça ? dit Trevize.
— Nous ne serions populaires nulle part. Quelle est la planète dont les habitants ne préféreraient pas une croyance confortable, douillette et bien rodée, si illogique soit-elle, aux vents frisquets de l’incertitude ?… Voyez comment vous croyez au Plan Seldon sans la moindre preuve.
— Oui, admit Trevize en étudiant le bout de ses doigts. J’évoquais également cet exemple pas plus tard qu’hier.
— Puis-je revenir au sujet, mon bon ami ? intervint Pelorat. Que sait-on de la Terre qu’un sceptique serait prêt à accepter ?
— Fort peu de chose, répondit Deniador. Nous pouvons assumer qu’il existe une planète unique sur laquelle l’espèce humaine s’est développée, parce qu’il est hautement improbable que des espèces assez identiques pour que les croisements soient fertiles se soient développées sur plusieurs planètes, voire sur deux seulement, de façon indépendante. Nous pouvons choisir de baptiser Terre ce monde des origines. Il semble raisonnablement probable que la Terre ait pu exister quelque part dans ce coin de la Galaxie car les planètes y sont inhabituellement anciennes et il y a des chances que les premiers mondes à avoir été colonisés aient été proches de la Terre plutôt qu’éloignés.
— Et la Terre a-t-elle quelques caractéristiques particulières en dehors d’être la planète des origines ? s’empressa de demander Pelorat.
— Auriez-vous une idée en tête ? remarqua Deniador avec son sourire vif.
— Je songeais à son satellite que d’aucuns appellent la Lune. Voilà quelque chose d’inhabituel, n’est-ce pas ?
— C’est une question fondamentale, docteur Pelorat. Voilà qui pourrait me suggérer des idées.
— Je n’ai pas encore dit ce qui rendait la Lune inhabituelle.
— Sa taille, bien entendu. Je ne me trompe pas ?… Non, je vois bien que non. Toutes les légendes concernant la Terre parlent de sa vaste gamme d’espèces vivantes et de son vaste satellite – un satellite de quelque 3 000 ou 3 500 kilomètres de diamètre. L’extrême variété de la vie est une chose aisée à admettre puisqu’elle serait la résultante naturelle de l’évolution biologique si nos connaissances sur le processus sont exactes. Un satellite géant est en revanche plus difficile à accepter. Aucune autre planète habitée de la Galaxie n’en est pourvue. Les satellites de grande taille sont invariablement associés aux géantes gazeuses inhabitables et inhabitées. En tant que sceptique, par conséquent, je préfère ne pas accepter l’existence de la Lune.
— Si la Terre est unique par sa possession de millions d’espèces, remarqua Pelorat, ne peut-elle pas l’être également par la possession d’un satellite géant ? L’un pourrait entraîner l’autre. »
Deniador sourit. « Je ne vois pas comment la présence de millions d’espèces sur la Terre pourrait créer un satellite géant à partir de rien.
— Mais l’inverse… peut-être qu’un satellite géant pourrait contribuer à la création de millions d’espèces.
— Je ne vois pas non plus comment.
— Et cette histoire de radioactivité de la Terre ? s’enquit Trevize.
— C’est une histoire et une croyance universellement répandues.
— Mais, reprit Trevize, la Terre n’a pu être radioactive au point d’empêcher la vie durant les milliards d’années où elle l’a abritée. Comment alors l’est-elle devenue ? Une guerre nucléaire ?
— C’est l’opinion la plus répandue, conseiller Trevize.
— A la manière dont vous le dites, je crois deviner que vous n’en croyez rien.
— Il n’y a aucune preuve qu’une telle guerre ait eu lieu. Une croyance commune, et même une croyance universellement répandue, n’est pas, en soi, une preuve.
— Que pourrait-il s’être produit d’autre ?
— Rien ne prouve qu’il se soit produit quoi que ce soit. La radioactivité pourrait être une pure invention, au même titre que le satellite géant.
— Quelle est la version de l’histoire de la Terre la plus généralement admise ? Au cours de ma carrière professionnelle, j’ai pu collationner une vaste quantité de légendes sur les origines, dont bon nombre évoquent une planète nommée Terre ou quelque nom très similaire. Je n’en possède aucune venue de Comporellon.
— Non, vous ne risquez pas. Nous n’avons pas coutume d’exporter nos légendes. Superstition, encore.
— Mais vous n’êtes pas superstitieux et vous n’hésiteriez pas à en parler, n’est-ce pas ?
— C’est exact », dit le petit historien, levant les yeux vers Pelorat. « Le faire ajouterait considérablement, peut-être même dangereusement, à mon impopularité, mais vous allez tous les trois bientôt quitter Comporellon et j’imagine que vous ne me citerez jamais comme votre source.
— Vous avez ma parole d’honneur, répondit aussitôt Pelorat.
— Alors, voici un résumé de ce qui est censé s’être produit, élagué de tout aspect surnaturel ou moralisateur. La Terre fut durant une période incommensurable l’unique monde abritant des êtres humains, puis, il y a vingt ou vingt-cinq mille ans, la découverte du saut hyperspatial a permis à l’espèce humaine de développer le voyage interstellaire et de coloniser un groupe de planètes.
« Les premiers colons ont utilisé des robots, qui avaient été conçus à l’origine sur Terre, avant l’époque du voyage hyperspatial – vous savez ce qu’est un robot, au fait ?
— Oui, dit Trevize. On nous a posé plus d’une fois la question. Nous savons ce qu’est un robot.
— Avec une société entièrement robotisée, les colons, qui avaient développé une technologie évoluée et d’une longévité inhabituelle, méprisaient la planète de leurs ancêtres. S’il faut en croire les versions les plus dramatiques de l’histoire, ils dominèrent et opprimèrent ce monde même.
« Finalement, la Terre envoya un nouveau groupe de colons, au sein desquels les robots étaient interdits. Comporellon devait être l’un des premiers de ces nouveaux mondes. Nos patriotes soutiennent que c’était bel et bien le premier, mais on n’en a aucune preuve acceptable par un sceptique. Le premier groupe de colons s’est éteint et…
— Pourquoi s’est-il éteint, docteur Deniador ? l’interrompit Trevize.
— Pourquoi ? En général, nos romantiques imaginent qu’ils ont été punis par Celui qui Châtie, bien que personne ne se préoccupe d’expliquer pourquoi il aurait attendu si longtemps. Mais on n’a pas besoin de recourir à des contes de fées. On peut estimer sans peine qu’une société totalement dépendante de robots devienne molle et décadente, et finisse par s’étioler et mourir de pur ennui ou, plus subtilement, en perdant la volonté de vivre.
« La seconde vague de colons, sans robots, survécut et s’empara de toute la Galaxie mais la Terre, devenue radioactive, disparut lentement de la scène. La raison généralement invoquée étant qu’il devait y avoir des robots sur Terre, également, puisque la première vague avait encouragé leur emploi. »
Joie, qui avait écouté le récit non sans manifester une certaine impatience, l’interrompit : « Eh bien, docteur Deniador, radioactivité ou pas, et quel que soit le nombre de vagues de colonisation, la question cruciale demeure simple : où se trouve exactement la Terre ? Quelles sont ses coordonnées ?
— La réponse à la question est : je n’en sais rien… Mais, venez, il est l’heure de déjeuner. Je peux nous faire apporter un repas, ainsi pourrons-nous ensuite continuer à discuter de la Terre aussi longtemps que vous le voudrez.
— Vous n’en savez rien ? s’exclama Trevize, d’une voix perçante.
— A vrai dire, à ma connaissance, personne ne le sait.
— Mais c’est impossible.
— Conseiller, répondit Deniador, avec un doux soupir, si vous souhaitez qualifier la vérité d’impossible, libre à vous, mais cela ne vous mènera nulle part. »
La collation consistait en une pile de boulettes moelleuses qui contenaient chacune sous une croûte de couleur différente tout un assortiment de garnitures.
Deniador saisit un petit objet qui se déplia pour former une paire de gants fins et transparents qu’il enfila. Ses hôtes l’imitèrent.
« Qu’y a-t-il à l’intérieur de ces objets, je vous prie ? demanda Joie.
— Les boulettes rosées sont farcies de lamelles de poisson épicé, une grande spécialité comporellienne. Les jaunes contiennent une garniture au fromage extrêmement douce. Les vertes un mélange de légumes. Mangez-les tant qu’elles sont chaudes. Ensuite, nous aurons un gâteau aux amandes chaud servi avec les boissons habituelles. Je me permets de vous recommander le cidre chaud. Dans un climat froid, nous avons tendance à servir nos plats chauds, même les desserts.
— Vous vous soignez bien, observa Pelorat.
— Pas vraiment, répondit Deniador. Je suis hospitalier avec mes invités. Quant à moi, je me contente de fort peu. Je n’ai pas une grosse masse corporelle à nourrir, comme vous l’aurez sans doute remarqué. »
Trevize mordit dans une des boulettes rosés et lui trouva effectivement un net goût de marée, avec une touche d’épices pas déplaisante mais qui, estima-t-il, alliée au poisson, allait lui rester dans la bouche pour le reste de la journée et peut-être de la nuit.
Lorsqu’il examina l’objet duquel il avait pris une bouchée, il découvrit que la croûte s’était refermée sur son contenu. Pas de jus, pas de fuite, et, durant un instant, il s’interrogea sur l’utilité des gants. Il lui semblait ne courir aucun risque de se tacher les mains s’il s’en passait, aussi estima-t-il que ce devait être une question d’hygiène. Les gants remplaçaient le lavage des mains si la chose n’était pas pratique, et sans doute la coutume dictait-elle désormais leur usage même quand les mains étaient lavées. (Lizalor n’en avait pas utilisé lorsqu’ils avaient mangé la veille – peut-être parce que c’était une montagnarde.)
« Serait-il discourtois de parler de notre affaire durant le repas ?
— D’après l’usage comporellien, effectivement, conseiller, mais vous êtes mes hôtes et je me conforme à vos usages. Si vous désirez discuter sérieusement et sans estimer – ou vous soucier – que cela puisse diminuer votre plaisir d’être à table, je vous en prie, faites, et je me joindrai à vous.
— Merci, dit Trevize. Le ministre Lizalor a laissé entendre – non, elle a carrément affirmé – que les sceptiques étaient mal vus ici. Est-ce vrai ? »
La bonne humeur de Deniador parut s’intensifier. « Certainement. Comme nous serions blessés si tel n’était pas le cas ! Comporellon, voyez-vous, est un monde frustré. Nous n’oublions jamais que jadis, il y a bien des millénaires, lorsque la taille de la Galaxie habitée était encore limitée, Comporellon était une planète dominante. Nous n’avons pas oublié les légendes qui content les grandes empoignades avec les Spatiaux – la première vague de colons.
« Mais que pouvons-nous faire ? Le gouvernement a été un beau jour contraint de devenir un loyal vassal de l’empereur et est aujourd’hui devenu un loyal Associé de la Fondation. Et plus on nous fait prendre conscience de notre position subordonnée, plus imposantes et plus échevelées deviennent nos légendes du passé.
« Et que pourraient faire les Comporelliens ? Jamais dans le temps ils n’ont pu défier l’Empire, pas plus qu’ils ne peuvent aujourd’hui défier la Fondation. Par conséquent, ils se rabattent sur leur haine et leurs attaques contre nous, puisque nous ne croyons pas aux légendes et rions des superstitions.
« Quoi qu’il en soit, nous sommes à l’abri des effets les plus violents de la persécution. Nous maîtrisons la technologie, nous occupons les départements de l’université. Certains parmi nous, les plus hardis, éprouvent quelque difficulté à enseigner librement. Je l’éprouve moi-même, par exemple, bien que j’aie mes étudiants et puisse tranquillement tenir des réunions en dehors du campus. Néanmoins, si nous étions vraiment écartés de la vie publique, la technologie s’effondrerait et les universités perdraient leur crédit auprès de la Galaxie. Sans doute, telle est la stupidité des hommes que la perspective d’un suicide intellectuel pourrait bien ne pas les empêcher de se livrer à leur haine, mais nous avons le soutien de la Fondation. Par conséquent, tout en étant constamment l’objet de railleries, de mépris et de dénonciations, on ne nous touche jamais.
— Est-ce l’opposition populaire qui vous empêche de nous dire où se trouve la Terre ? demanda Trevize. Craignez-vous que, malgré tout, le sentiment anti-sceptique finisse par mal tourner si vous alliez trop loin ? »
Deniador secoua la tête. « Non. La position de la Terre est inconnue. Je ne vous dissimule rien par peur – ou pour toute autre raison.
— Mais, écoutez, le pressa Trevize. Il existe un nombre limité de planètes dans ce secteur de la Galaxie à posséder les caractéristiques physiques associées à l’habitabilité, et presque toutes doivent être non seulement habitables mais habitées, et par conséquent bien connues de vous. Quelle difficulté y aurait-il à explorer le secteur à la recherche d’une planète qui serait habitable mis à part le fait qu’elle soit radioactive ? En outre, il s’agirait de repérer une telle planète accompagnée d’un satellite de grande taille. Entre sa radioactivité et son satellite géant, il serait impossible de ne pas remarquer la Terre ou de la rater, même au cours d’une recherche superficielle. Cela pourrait prendre un certain temps mais ce serait bien là la seule difficulté.
— L’opinion des sceptiques est, bien entendu, qu’aussi bien la radioactivité de la Terre que son satellite géant ne sont que de simples légendes. Les chercher, c’est chercher du lait d’hirondelle et des plumes aux lapins.
— Peut-être, mais cela ne devrait pas empêcher Comporellon d’entreprendre au moins la recherche. Qu’elle découvre un monde radioactif de taille convenable pour être habité, et doté d’un vaste satellite, quelle apparence de crédibilité cela ne procurerait-il pas à l’ensemble des légendes comporelliennes ! »
Deniador éclata de rire. « Il se pourrait bien que Comporellon s’en abstienne pour cette raison précise. Si nous échouons, ou si nous découvrons une Terre manifestement différente de celle des légendes, c’est l’inverse qui se produirait. L’ensemble des légendes de Comporellon se dégonflerait et deviendrait l’objet de risées. Jamais Comporellon ne prendra un tel risque. »
Trevize observa un silence puis poursuivit sans se démonter : « Par ailleurs, même si nous écartons ces deux caractéristiques uniques – la radioactivité et le satellite géant –, il en demeure une troisième qui, par définition, doit exister, sans nulle référence aux légendes. La Terre doit abriter soit une vie florissante d’une incroyable diversité soit les survivants d’une telle abondance ou, à tout le moins, leurs traces fossiles.
— Conseiller, dit Deniador, même si Comporellon n’a jamais organisé la moindre expédition de recherche de la Terre, nous avons toutefois l’occasion de voyager dans l’espace et nous recevons à l’occasion les comptes rendus de vaisseaux qui, pour telle ou telle raison, se sont écartés de leur route. Les sauts ne sont pas toujours parfaits, comme vous le savez-peut-être. Quoi qu’il en soit, nous n’avons jamais relevé trace de la moindre planète ayant des caractéristiques approchant celles de la Terre des légendes, ou d’une planète grouillant de vie. Pas plus qu’aucun vaisseau n’ira s’amuser à atterrir sur une planète apparemment inhabitée pour aller à la pêche aux fossiles. Si donc, au cours de milliers d’années, on n’a jamais rien rapporté de la sorte, j’aurais fortement tendance à croire qu’il est impossible de localiser la Terre pour la bonne raison qu’il n’y a pas de Terre à localiser.
— Mais elle doit bien se trouver quelque part, quand même ! » s’exclama Trevize, frustré. « Quelque part doit exister une planète sur laquelle ont évolué l’humanité et toutes les formes de vie familières qui lui sont associées. Si la Terre n’est pas dans ce secteur de la Galaxie, elle doit se trouver ailleurs.
— Peut-être », fit Deniador, sans se démonter, « mais durant tout ce temps, elle n’est apparue nulle part.
— Les gens ne l’ont pas vraiment cherchée.
— Eh bien, vous si, apparemment. Je vous souhaite bonne chance mais je ne parierais pas sur votre succès.
— Y a-t-il eu des tentatives pour déterminer par des moyens indirects la position possible de la Terre, des moyens autres que la simple recherche ?
— Oui », répondirent deux voix à la fois. Deniador, qui était l’une des voix, se tourna vers Pelorat : « Êtes-vous en train de penser au projet de Yariff ?
— Certes, dit Pelorat.
— Alors, voudriez-vous l’expliquer au conseiller ? Je crois qu’il sera plus enclin à vous croire que moi.
— Voyez-vous, Golan, commença Pelorat, dans les derniers temps de l’Empire, il y eut une période où la Quête des Origines, comme on disait à l’époque, était devenue un passe-temps populaire, peut-être pour s’évader des désagréments de la réalité environnante. L’Empire était à l’époque engagé dans un processus de désintégration, voyez-vous.
« Il apparut à un historien livien, Humbal Yariff, que quelle que fût la planète des origines, elle avait dû coloniser des mondes proches d’elle avant les planètes situées plus loin. Et plus généralement, plus un monde serait situé loin du point d’origine et plus tardivement il aurait été colonisé.
« Supposez, alors, que l’on notât les dates de colonisation de toutes les planètes habitables de la Galaxie de manière à raccorder toutes celles datant d’un même nombre de millénaires. Il pourrait exister un réseau de planètes âgées de dix mille ans ; un autre pour celles de douze mille ans, un autre encore pour les planètes colonisées depuis quinze mille ans. Chacun de ces réseaux devrait, en théorie, être plus ou moins sphérique et tous devraient être plus ou moins concentriques. Les plus anciens formeraient des sphères de diamètre plus petit que les plus récents, et si l’on repérait tous leurs centres, ceux-ci devraient se retrouver dans un volume d’espace relativement réduit qui devrait inclure la planète des origines… la Terre. »
La ferveur se lisait sur le visage de Pelorat tandis qu’il ne cessait de dessiner dans les airs des enveloppes sphériques de ses mains en coupe. « Vous me suivez, Golan ? »
Trevize acquiesça. « Oui. Mais je parie que ça n’a pas marché.
— En théorie, ça aurait dû, mon brave compagnon. Le hic, c’est que les dates d’origine étaient totalement inexactes. Chaque monde exagérait son âge à un degré ou un autre et il n’y avait aucun moyen facile de déterminer leur âge indépendamment de la légende.
— La décomposition du carbone-14 dans les souches d’arbres anciennes, dit Joie.
— Sans doute, ma chérie, mais il vous aurait fallu obtenir la coopération des mondes en question et celle-ci ne fut jamais accordée. Aucune planète n’avait envie de voir détruire sa revendication d’ancienneté et l’Empire n’était pas en position de surmonter les objections locales dans une affaire aussi mineure. Il avait d’autres soucis en tête.
« Tout ce que Yariff put faire, ce fut donc d’exploiter les mondes à n’avoir été colonisés que depuis deux mille ans au mieux, et dont la fondation avait été méticuleusement enregistrée dans des circonstances fiables. Il n’y avait que quelques planètes dans ce cas, et si elles étaient distribuées de manière grossièrement sphérique, leur lieu géométrique était relativement proche de Trantor, la capitale impériale, car c’était de là que les expéditions colonisatrices étaient parties pour ces mondes relativement peu nombreux.
« Ce qui, bien entendu, constituait un autre problème. La Terre n’était pas le seul point d’origine de la colonisation d’autres planètes. A mesure que le temps passait, les mondes les plus anciens organisaient eux-mêmes leurs propres expéditions de colonisation, et au moment de l’apogée de l’Empire, Trantor avait contribué de manière non négligeable à celles-ci. Yariff fut assez injustement raillé et ridiculisé et sa réputation professionnelle démolie.
— Je vois le tableau, Janov, dit Trevize… Mais, docteur Deniador, n’avez-vous vraiment rien à me fournir qui puisse alimenter la moindre parcelle d’espoir ? Y a-t-il une planète quelconque où il serait concevable qu’on puisse trouver quelque information au sujet de la Terre ? »
Deniador s’abîma quelques instants dans une réflexion dubitative. « E-eh bien, dit-il enfin, d’une voix hésitante, en tant que sceptique, je dois vous dire que je ne suis pas certain que la Terre existe ou qu’elle ait jamais existé. Toutefois… » Il retomba dans le silence.
Finalement, Joie intervint : « Je crois que vous avez songé à quelque chose qui pourrait être important, docteur.
— Important ? J’en doute, fit Deniador d’une voix faible. Peut-être amusant, toutefois. La Terre n’est pas la seule planète dont la position soit un mystère. Il y a les mondes du premier groupe de colons ; les Spatiaux, comme les appellent nos légendes. Certains appellent les planètes qu’ils ont habitées les “ Mondes spatiaux ”, d’autres les baptisent les “ Mondes interdits ”. Ce dernier terme est le plus commun.
« Au temps de leur splendeur, dit la légende, les Spatiaux avaient une durée de vie qui s’étendait sur des siècles et ils refusaient à nos ancêtres à l’existence brève l’atterrissage sur leurs planètes. Après que nous les avons eu défaits, la situation s’est trouvée renversée. Nous avons refusé de traiter avec eux, les laissant se débrouiller seuls, interdisant à nos vaisseaux et nos négociants de commercer avec eux. D’où ce terme de Mondes interdits. Nous étions certains, si l’on en croit la légende, que Celui qui Châtie les détruirait sans notre intervention et, apparemment, ce fut le cas. En tout cas, aucun Spatial n’est à notre connaissance apparu dans la Galaxie depuis des millénaires.
— Croyez-vous que les Spatiaux pourraient connaître la Terre ? demanda Trevize.
— C’est concevable, puisque leurs planètes étaient plus anciennes que les nôtres. C’est-à-dire, si les Spatiaux existent encore, ce qui est hautement improbable.
— Même si eux n’existent plus, leurs mondes, si, et ils pourraient contenir des archives.
— Encore faudrait-il que vous puissiez les retrouver, ces mondes. »
Trevize paraissait exaspéré. « Entendez-vous par là que la clé de la Terre, dont la position est inconnue, pourrait se trouver sur un de ces Mondes spatiaux, dont la position est tout aussi inconnue ? »
Deniador haussa les épaules. « Nous n’avons pas eu de rapport avec eux depuis vingt mille ans. Pas une fois songé à eux. Ils se sont, tout comme la Terre, fondus dans le brouillard.
— Sur combien de planètes vivaient les Spatiaux ?
— Les légendes parlent de cinquante – un nombre bien curieusement rond. Il y en avait sans doute beaucoup moins.
— Et vous ne connaissez pas la position d’une seule de ces cinquante planètes ?
— Eh bien, maintenant, je me demande…
— Que vous demandez-vous ?
— L’histoire ancienne étant mon dada, comme celui du docteur Pelorat, j’ai eu l’occasion de consulter de vieux documents à la recherche de tout ce qui pourrait se rapporter à ces temps anciens ; quelque chose de plus consistant que les légendes. L’an dernier, je suis tombé sur les archives d’un ancien vaisseau, des archives presque indéchiffrables. Ces documents remontaient aux tout premiers jours où notre planète n’était pas encore connue sous le nom de Comporellon mais avait encore sa dénomination initiale de “ Baleyworld ” – le monde de Baley. Le fait était intéressant car, jusqu’alors, le seul endroit où le terme apparaissait était dans la poésie primitive.
— Avez-vous publié ? dit Pelorat, tout excité.
— Non, pour reprendre le vieux dicton, je n’ai pas envie de me jeter à l’eau tant que je ne suis pas certain que la piscine est remplie. Voyez-vous, le journal de bord dit que le commandant du vaisseau a relâché sur un monde de Spatiaux et redécollé avec une Spatiale.
— Mais vous avez dit que les Spatiaux n’autorisaient pas l’entrée de visiteurs, remarqua Joie.
— Tout juste, et c’est la raison pour laquelle je n’ai pas publié mes recherches. Cela paraît incroyable. Quantité de planètes possèdent, avec de multiples variantes, quantité de contes sur les Spatiaux et leur conflit avec les secondes vagues de colons – nos propres ancêtres – mais toutes les légendes s’accordent absolument au moins sur un point : les deux groupes, spatiaux et colons, ne se mêlaient pas. Il n’y avait aucun contact social, encore moins sexuel, et pourtant, il semblerait que le capitaine colon et la femme spatiale étaient unis par les liens de l’amour. Cela apparaît si incroyable que je ne vois aucune chance que l’histoire soit acceptée autrement qu’à titre, au mieux, de fiction historique romantique. »
Trevize paraissait déçu. « Est-ce tout ?
— Non, conseiller, il y a encore autre chose. Je suis tombé sur certains chiffres dans ce qui restait du journal de bord du vaisseau, chiffres qui pourraient – ou non – représenter des coordonnées spatiales. Si tel était le cas – et je le répète, puisque mon honneur de sceptique m’y pousse, il se pourrait que non –, eh bien, des preuves internes m’ont amené à conclure qu’il s’agirait des coordonnées spatiales de trois des Mondes spatiaux. L’un d’eux pourrait être celui où le capitaine a atterri et d’où il est reparti avec sa bien-aimée spatiale.
— Ne serait-il pas possible, insista Trevize, même si le récit relève de la fiction, que les coordonnées soient vraies ?
— Cela se pourrait, admit Deniador. Je vais vous donner les chiffres et vous êtes libres d’en faire usage, mais ils peuvent fort bien vous mener nulle part… Et pourtant, j’ai là-dessus une hypothèse amusante. » Son vif sourire reparut.
« Qui est ? demanda Trevize.
— Et si l’un de ces trois groupes de coordonnées représentait la Terre ? »
Le soleil de Comporellon, distinctement orange, était plus gros en apparence que celui de Terminus, mais il était bas dans le ciel et délivrait peu de chaleur. Le vent, par chance léger, caressait les joues de Trevize de ses doigts glacés.
Il frissonna dans le manteau chauffant que lui avait donné Mitza Lizalor, laquelle se tenait à présent près de lui. Il remarqua : « Ça doit bien se réchauffer quelquefois, Mitza. »
Elle leva les yeux pour jeter un bref regard vers le soleil, debout sur l’étendue déserte du spatioport, sans trahir le moindre inconfort – grande, imposante, vêtue d’un manteau plus léger que celui de Trevize, et sinon insensible au froid, du moins dédaigneuse.
« Nous avons un été magnifique, lui répondit-elle. Il n’est pas long mais nos cultures y sont adaptées. Les plants sont soigneusement sélectionnés pour croître rapidement au soleil et bien résister à la gelée. Nos animaux domestiques ont une épaisse fourrure et, de l’avis général, la laine de Comporellon est la meilleure de la Galaxie. Et puis, nous avons en orbite autour de la planète des fermes qui cultivent des fruits exotiques. Nous exportons même des ananas en boîte d’un parfum exquis. La plupart de ceux qui nous connaissent comme un monde froid l’ignorent.
— Je vous remercie d’être venue nous dire au revoir, Mitza, et d’avoir bien voulu coopérer avec nous pour notre mission. Pour ma tranquillité d’esprit, toutefois, je me dois de vous demander si cela ne risque pas de vous occasionner des problèmes sérieux.
— Non ! » Elle secoua fièrement la tête en signe de dénégation. « Aucun problème. Tout d’abord, on ne me posera pas de question. Je dirige les transports, ce qui veut dire que moi seule établis le règlement pour ce spatioport et les autres, pour les stations d’entrée, les vaisseaux qui entrent ou qui sortent. Le Premier ministre se repose sur moi pour tous ces points et n’est que trop ravi de rester dans l’ignorance des détails… Et même si j’étais interrogée, je n’aurais qu’à dire la vérité. Le gouvernement m’applaudirait pour ne pas avoir remis le vaisseau à la Fondation. Tout comme le reste de la population si l’on pouvait sans risque les en informer. Quant à la Fondation, elle n’en saurait rien.
— Le gouvernement acceptera peut-être la non-restitution du vaisseau à la Fondation, mais acceptera-t-il que vous nous ayez laissés partir ? »
Lizalor sourit. « Vous êtes un être plein de décence, Trevize. Vous avez lutté avec ténacité pour conserver votre vaisseau et maintenant que vous l’avez, vous prenez la peine de vous soucier de ma sécurité. » Elle esquissa vers lui un geste de la main, comme tentée de donner quelque signe d’affection, puis, avec une évidente difficulté, maîtrisa son impulsion.
Elle reprit, avec un renouveau de rudesse : « Même s’ils discutent ma décision, je n’aurai qu’à leur dire que vous étiez, et que vous êtes encore, à la recherche de l’Ancien, et ils estimeront que j’ai bien fait de me débarrasser de vous le plus vite possible, avec le vaisseau et le reste. Et ils accompliront les rites d’expiation pour vous avoir autorisés à atterrir, bien qu’il n’y ait alors eu aucun moyen de deviner vos mobiles.
— Craignez-vous franchement le malheur pour vous-même et votre monde par la seule faute de ma présence ?
— Absolument, » dit Lizalor, avec obstination. Puis elle ajouta, plus doucement : « Vous m’avez déjà porté malchance, car maintenant que je vous ai connu, les Comporelliens vont me paraître encore plus insipides. Je vais me retrouver désespérément seule. Celui qui Châtie y a déjà veillé. »
Trevize hésita puis dit : « Je ne veux pas vous faire changer d’avis en la matière, mais je ne voudrais pas non plus vous voir en proie à des appréhensions inutiles. Vous devez bien vous rendre compte que cette idée que je vous aurais porté malchance relève de la pure superstition.
— C’est encore le sceptique qui vous aura dit ça, je présume.
— Je n’ai pas eu besoin qu’il me le dise. »
Lizalor s’essuya le visage car une mince pellicule de givre s’amassait sur ses sourcils fournis, puis elle lui répondit : « Je sais que certains prennent cela pour de la superstition. Que l’Ancien apporte le malheur reste toutefois un fait. La chose a été plusieurs fois démontrée et tous les habiles arguments du sceptique ne peuvent empêcher la vérité d’exister. »
Elle tendit soudain les mains. « Adieu, Golan. Embarquez et rejoignez vos compagnons avant que votre fragile corps de Terminien ne se gèle dans le froid, mais bon vent à vous.
— Adieu, Mitza, j’essaierai de vous revoir à mon retour.
— Oui, vous avez promis de revenir et j’ai bien tenté de vous croire. Je me suis même dit que j’irais à votre rencontre dans l’espace afin que la malchance épargne ma planète – mais vous ne reviendrez pas.
— C’est faux ! Je reviendrai ! Je ne renoncerai pas à vous si facilement, ayant connu le plaisir avec vous. » Et à cet instant, Trevize était convaincu de dire vrai.
« Je ne doute pas de vos ardeurs romantiques, mon doux Fondateur, mais ceux qui s’aventurent en quête de l’Ancien ne reviennent jamais – où qu’ils soient allés. Je le sais au tréfonds de mon cœur. »
Trevize essayait d’empêcher ses dents de claquer. C’était de froid et il ne voulait pas qu’elle s’imagine que ce fût de peur. Il répondit : « Ça aussi, c’est de la superstition.
— Et pourtant, ça aussi, c’est vrai. »
Cela faisait du bien de se retrouver dans le poste de pilotage du Far Star. Il pouvait être exigu. Il pouvait constituer une bulle d’emprisonnement dans l’infini de l’espace. Malgré tout, il était familier, amical, chaud.
« Je suis contente que vous soyez enfin monté à bord, dit Joie. Je me demandais combien de temps encore vous resteriez avec madame le ministre.
— Pas longtemps, dit Trevize, il faisait froid.
— Il m’a semblé, reprit Joie, que vous envisagiez de rester avec elle et de retarder votre quête de la Terre. Je n’aime guère sonder votre esprit, même légèrement, mais vous m’inquiétiez et j’ai eu l’impression que cette tentation qui vous travaillait me sautait littéralement dessus.
— Vous avez tout à fait raison, admit Trevize. Momentanément, sur la fin, j’ai éprouvé cette sensation. Le ministre est certes une femme remarquable et je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme elle… Avez-vous renforcé ma résistance, Joie ?
— Je vous ai dit bien des fois que je ne devais et ne voulais pas influer sur votre esprit de quelque manière que ce soit, Trevize. Vous avez vaincu la tentation, j’imagine, grâce à la force de votre sens du devoir.
— Non, je crois bien que non. » Il sourit, désabusé. « Rien d’aussi dramatique, d’aussi noble. Ma résistance a été renforcée, d’une part, tout bêtement par le froid, et d’autre part, par la triste perspective qu’il ne me faudrait pas beaucoup de séances avec cette femme pour qu’elle m’achève. Jamais je n’aurais pu tenir le rythme.
— Eh bien, coupa Pelorat, en tout cas, vous voilà de retour à bord sain et sauf. Qu’allons-nous faire, à présent ?
— Dans l’avenir immédiat, nous allons prendre nos distances en traversant rapidement le système planétaire jusqu’à ce que nous soyons assez loin de Comporellon pour effectuer un saut.
— Croyez-vous qu’on va nous arrêter ou nous filer ?
— Non, je crois réellement que le ministre n’a qu’une hâte, c’est qu’on aille au diable le plus vite possible et qu’on y reste, pour que la vengeance de Celui qui Châtie ne retombe pas sur la planète. En fait…
— Oui ?
— Elle croit que la vengeance va sans aucun doute tomber sur nous. Elle est fermement convaincue que nous ne reviendrons jamais. Ceci, je m’empresse d’ajouter, n’est pas une estimation de mon niveau probable d’infidélité, qu’elle n’a pas eu l’occasion de mesurer. Elle estime que la Terre est un si terrible vecteur de malchance que quiconque la recherche ne peut que trouver la mort dans sa quête.
— Combien de personnes ont-elles quitté Comporellon à la recherche de la Terre pour qu’elle puisse faire un tel raisonnement ? s’enquit Joie.
— Je doute qu’un Comporellien quelconque ait jamais quitté la planète pour une telle recherche. Je lui ai dit que ses craintes relevaient de la pure superstition.
— Êtes-vous sûr, vous-même, de le croire, ou vous êtes-vous laissé ébranler par elle ?
— Je sais que ses craintes sont pure superstition, dans la forme où elle les exprime, mais elles peuvent être néanmoins parfaitement fondées.
— Vous voulez dire que la radioactivité va nous tuer si nous essayons de nous poser sur la Terre ?
— Je ne crois pas que la Terre soit radioactive. Ce que je crois, en fait, c’est qu’elle se protège. Souvenez-vous qu’on a effacé toutes les références à la Terre dans la bibliothèque de Trantor. Souvenez-vous que cette merveilleuse mémoire de Gaïa, à laquelle prend part toute la planète, jusqu’aux strates rocheuses de sa surface et au métal en fusion de son cœur, que cette merveilleuse mémoire ne réussit pas à pénétrer assez loin dans le passé pour nous révéler quoi que ce soit de la Terre.
« Manifestement, si la Terre est assez puissante pour faire ça, elle pourrait bien être aussi capable de rajuster les esprits pour imposer la croyance en sa radioactivité afin d’empêcher toute velléité de recherche. Et peut-être que Comporellon est si proche de la Terre qu’elle constitue pour elle un danger particulier d’où le renforcement de cette curieuse cécité. Deniador, pourtant un sceptique et un scientifique, est parfaitement convaincu de la totale vanité de notre recherche de la Terre. Il dit qu’on ne peut pas la trouver… Et c’est pour cela que la superstition du ministre pourrait bien être entièrement fondée. Si la Terre montre une telle ardeur à se dissimuler, ne pourrait-elle pas nous tuer, ou nous déformer, plutôt que nous laisser la découvrir ? »
Joie fronça les sourcils : « Gaïa… »
Trevize l’interrompit aussitôt : « Ne dites pas que Gaïa va nous protéger. Si la Terre a été capable d’effacer les premiers souvenirs de Gaïa, il est clair qu’en cas de conflit entre elles deux, c’est la Terre qui gagnera.
— Comment le savez-vous, répondit Joie, glaciale, s’ils ont été effacés ? Il se pourrait simplement qu’il ait fallu du temps à Gaïa pour élaborer une mémoire planétaire et que nous ne puissions aujourd’hui remonter qu’à l’époque où ce développement a été achevé. Et si le souvenir a bel et bien été effacé, comment pouvez-vous être sûr que la Terre soit à son origine ?
— Je l’ignore, admit Trevize. Je ne fais qu’avancer des spéculations.
— Si la Terre est si puissante, intervint Pelorat non sans une certaine timidité, et si empressée à dissimuler sa vie intime, pourrait-on dire, alors à quoi bon poursuivre nos recherches ? Vous semblez envisager que la Terre ne nous laissera pas aboutir et nous tuera s’il n’y a pas d’autre moyen pour ce faire. En ce cas, quel intérêt de s’entêter à poursuivre ?
— Il pourrait effectivement sembler que mieux vaut pour nous renoncer, je l’admets, mais j’ai la profonde conviction que la Terre existe et je dois et je veux la trouver. Et Gaïa me dit que lorsque j’éprouve une profonde conviction de cette sorte, j’ai toujours raison.
— Mais comment pourrons-nous survivre à cette découverte, brave compagnon ?
— Il se pourrait, répondit Trevize, se forçant à prendre un ton dégagé, que la Terre reconnaisse elle aussi la valeur de mon extraordinaire jugement et me laisse tranquille. Mais, mais – et c’est la conclusion à laquelle je voulais aboutir – je ne puis être certain que vous y survivrez tous les deux, et cela me préoccupe. Cela m’a toujours préoccupé, mais mon inquiétude s’accroît à présent et j’ai l’impression qu’il vaudrait mieux que je vous ramène à Gaïa avant de repartir seul de mon côté. C’est moi, pas vous, qui ai décidé en premier qu’il fallait rechercher la Terre ; c’est moi, pas vous, qui y vois un intérêt ; c’est moi, pas vous, qui suis attiré. Que ce soit donc moi, pas vous, qui prenne le risque. Que ce soit moi qui y aille seul… Janov ? »
Le visage allongé de Pelorat parut s’allonger encore tandis qu’il enfonçait le menton dans son cou : « Je ne nierai pas que je me sens nerveux, Golan, mais j’aurais honte de vous abandonner. Je me déshonorerais si je le faisais.
— Joie ?
— Gaïa ne vous abandonnera pas, Trevize, quoi que vous fassiez. Si la Terre devait se révéler dangereuse, Gaïa vous protégera autant que possible. Et en tous les cas, dans mon rôle de Joie, je n’abandonnerai jamais Pel, et s’il s’accroche à vous, alors je m’accrocherai sans aucun doute à lui.
— Fort bien, alors, fit Trevize, résolu. Je vous aurai laissé votre chance. Nous continuons ensemble.
— Ensemble », dit Joie.
Pelorat esquissa un sourire puis saisit Trevize par l’épaule.
« Ensemble. Toujours. »
« Regardez ça, Pel », dit Joie.
Elle s’était amusée à braquer à la main le télescope de bord, presque au hasard, pour se distraire de la bibliothèque de légendes terrestres de Pelorat.
Pelorat approcha, lui passa un bras autour des épaules et regarda l’écran de visualisation. L’une des géantes gazeuses du système planétaire de Comporellon était en vue, grossie pour révéler son imposante masse.
En couleurs, c’était une douce orange rayée de bandes plus pâles. Vue depuis le plan de l’écliptique, et plus éloignée du soleil que ne l’était le vaisseau, elle apparaissait comme un cercle de lumière presque parfait.
« Superbe, dit Pelorat.
— La bande centrale s’étend au-delà de la planète, Pel. » Pelorat fronça les sourcils et dit : « Vous savez, Joie, je crois bien que oui.
— A votre avis, serait-ce une illusion d’optique ?
— Je ne suis pas sûr, Joie. Je suis autant que vous novice de l’espace… Golan ! »
Trevize répondit à l’appel avec un assez faible : « Qu’y a-t-il ? » et pénétra dans le poste de pilotage, l’air quelque peu chiffonné, comme s’il avait fait la sieste tout habillé – ce qui était précisément le cas.
Un rien bougon, il lança : « S’il vous plaît ! Ne tripotez pas les instruments.
— C’est juste le télescope, dit Pelorat. Regardez-moi ça. » Trevize regarda. « C’est une géante gazeuse, celle qu’ils appellent Gallia, d’après les informations qu’on m’a fournies.
— Comment pouvez-vous dire que c’est celle-ci, rien qu’à la regarder ?
— Primo, expliqua Trevize, à notre distance du soleil, et compte tenu de la taille des planètes et de leur position orbitale, que j’ai étudiées pour calculer notre course, c’est la seule qu’en ce moment vous puissiez grossir à ce point. Secundo, il y a l’anneau.
— L’anneau ? fit Joie, interdite.
— Tout ce que vous pouvez en apercevoir est un mince trait pâle parce que nous le voyons pratiquement par la tranche. Mais nous pouvons sortir du plan orbital pour le voir sous un meilleur angle. Cela vous dit ?
— Je ne voudrais pas vous obliger à recalculer positions et caps, Golan.
— Oh ! eh bien, l’ordinateur s’en chargera pour moi sans guère de problème. » Ce disant, il s’assit à la console et posa les mains sur les marques destinées à les recevoir. Précisément accordée à son esprit, la machine fit le reste.
Dégagé des problèmes de carburant ou d’inertie, le Far Star accéléra rapidement et, une fois encore, Trevize sentit une bouffée d’affection pour ce couple ordinateur-vaisseau qui répondait d’une telle manière à ses actions – un peu comme si c’était sa pensée qui le mouvait et le dirigeait, l’engin n’étant plus qu’un prolongement puissant et docile de sa volonté.
Rien d’étonnant à ce que la Fondation ait voulu le récupérer ; rien d’étonnant à ce que Comporellon l’ait voulu pour son compte. L’unique surprise était que la force de la superstition avait été assez grande pour amener Comporellon à vouloir renoncer.
Convenablement armé, il pouvait surpasser en vitesse et en puissance de feu n’importe quel vaisseau ou escadre de la Galaxie, à la seule condition de ne pas se trouver confronté à un engin identique.
Bien entendu, il était désarmé. En lui assignant le vaisseau, le Maire Branno avait au moins pris cette élémentaire précaution.
Pelorat et Joie contemplaient avec attention la planète Gallia qui, avec une infinie lenteur, basculait vers eux. L’un des pôles devint visible, entouré de tourbillons dans une vaste région circulaire, tandis que le pôle opposé disparaissait derrière la masse de la sphère.
A la partie supérieure, la face obscure de l’astre envahit la sphère de lumière orange, entamant de plus en plus le superbe disque.
Le plus saisissant était la bande pâle centrale qui ne formait plus un trait droit mais avait commencé de s’incurver, comme les autres bandes au nord et au sud, mais de manière encore plus accentuée.
A présent, cette bande centrale s’étendait très distinctement au-delà des limites de la planète, en formant une boucle étroite de part et d’autre. Il n’était plus question d’illusion : sa nature était évidente. C’était un anneau de matière, bouclé autour de la planète, caché dans l’ombre de la face obscure.
« Cela suffit pour vous en donner une idée, je pense, dit Trevize. Si nous passions au-dessus de l’axe de la planète, vous découvririez l’anneau dans sa forme circulaire, concentrique à l’astre sans le toucher. Vous verriez sans doute qu’il n’est pas unique mais formé de plusieurs anneaux concentriques.
— Je n’aurais pas cru la chose possible, fit Pelorat, ébahi. Qu’est-ce qui le fait tenir ainsi dans le vide ?
— La même chose qui maintient un satellite, dit Trevize. Les anneaux sont formés d’infimes particules, chacune en orbite autour de la planète. Les anneaux sont si proches de celle-ci que les forces de marée l’empêchent de se condenser en un corps unique. »
Pelorat hocha la tête. « C’est horrible quand j’y pense, mon bon. Comment se fait-il que j’aie pu passer toute une vie d’érudit, en sachant si peu de choses en astronomie ?
— Et moi je ne sais rien du tout des mythes de l’humanité. Nul ne peut embrasser l’ensemble du savoir… Le fait est que ces anneaux planétaires n’ont rien d’inhabituel. Presque toutes les géantes gazeuses en sont pourvues, même s’il ne s’agit que d’un mince cordon de poussière. Il se trouve simplement que le soleil de Terminus ne possède pas de véritable géante gazeuse dans sa famille planétaire, de sorte qu’à moins d’être un navigateur spatial ou d’avoir étudié l’astronomie à l’université, un Terminien a peu de chances d’avoir connaissance de ce phénomène. Ce qui est inhabituel, en revanche, c’est qu’un anneau soit suffisamment large pour être brillant et visible, comme celui-ci. Il est magnifique. Il doit bien faire au moins deux cents kilomètres de large. »
C’est à cet instant que Pelorat claqua les doigts : « Mais voilà ce que ça voulait dire ! »
Joie parut surprise : « Quoi donc, Pel ? »
Pelorat s’expliqua : « Je suis tombé un jour sur un fragment de poésie, très ancien, écrit dans une version archaïque de galactique difficile à déchiffrer mais qui prouvait manifestement son grand âge… Quoique je ne devrais pas me plaindre de l’archaïsme, vieux compagnon. Mon travail a fait de moi un expert en diverses variantes de galactique antique, ce qui est tout à fait gratifiant même si cela se révèle d’un intérêt absolument nul en dehors de mes travaux… Mais de quoi parlais-je donc ?
— D’un vieux fragment de poésie, Pel chéri.
— Merci, Joie. » Puis, s’adressant à Trevize : « Elle suit de près tout ce que je dis de manière à me remettre sur la voie lorsque je m’égare, ce qui arrive la plupart du temps.
— Cela fait partie de votre charme, Pel, dit Joie, tout sourire.
— Quoi qu’il en soit, ce fragment de poème se voulait une description du système planétaire dont fait partie la Terre. Dans quel but, je l’ignore, car le poème dans son intégralité n’a pas survécu ou, du moins, je n’ai pas été capable de le retrouver. Seul cet extrait est resté, peut-être à cause de son contenu astronomique. En tout cas, il parlait de l’éclatant triple anneau de la sixième planète, « tant vaste et large, que l’astre s’en étrécissait par comparaison ». Comme vous voyez, je peux encore le citer mot pour mot. Je ne saisissais pas ce que pouvait bien être un anneau planétaire. Je me rappelle avoir imaginé trois cercles alignés sur un côté de la planète, côte à côte. Cela me paraissant absurde, je ne pris pas la peine de l’inclure dans ma bibliothèque. Je regrette à présent de ne pas avoir approfondi. » Il hocha la tête. « Être un mythologue de nos jours dans la Galaxie est un boulot de solitaire, et l’on finit par oublier les bienfaits de la recherche.
— Vous avez sans doute eu raison de l’ignorer, Janov », dit Trevize, en manière de consolation. « C’est une erreur que de prendre au mot les bavardages poétiques.
— Mais c’est bien ce qu’il voulait dire », dit Pelorat en désignant l’écran. « Voilà de quoi parlait le poème. Trois larges anneaux, concentriques, plus larges que la planète elle-même.
— Je n’ai jamais entendu parler d’une telle chose, dit Trevize. Je ne crois pas que des anneaux puissent être aussi larges. Comparés à la planète qu’ils entourent, ils sont toujours fort étroits.
— Nous n’avons jamais non plus entendu parler d’une planète habitable dotée d’un satellite géant. Ou d’une croûte radioactive. Voici la caractéristique unique numéro trois. Si nous découvrons une planète radioactive qui serait sinon habitable, avec un satellite géant, et une autre planète dans le même système dotée d’un anneau géant, nul doute alors que nous aurons découvert la Terre. »
Trevize sourit. « Je suis d’accord, Janov. Si nous découvrons les trois, nous aurons très certainement trouvé la Terre.
— Si… ! » dit Joie avec un soupir.
Ils avaient dépassé l’orbite des astres principaux du système et plongeaient à présent entre les deux planètes les plus extérieures, de sorte qu’il n’y avait plus autour d’eux de masse significative dans un rayon inférieur à un milliard et demi de kilomètres. Devant eux s’étendait le vaste nuage cométaire, insignifiant du point de vue gravitationnel.
Le Far Star avait accéléré jusqu’à une vitesse de 0,1 c, un dixième de celle de la lumière. Trevize savait bien qu’en théorie le vaisseau pouvait être accéléré quasiment jusqu’à celle-ci mais il savait également qu’en pratique 0,1 c constituait une limite raisonnable.
A cette vitesse, il convenait d’éviter tout objet de masse appréciable mais il était impossible d’esquiver les innombrables particules de poussière errant dans l’espace et, dans une plus grande mesure encore, les atomes individuels et les molécules. Aux vitesses extrêmes, même d’aussi infimes objets pouvaient endommager, éroder, érafler la coque du vaisseau. Aux vélocités avoisinant celle de la lumière, chaque atome percutant la coque aurait les propriétés d’une particule de rayon cosmique. Soumis à un tel bombardement pénétrant, nul être à bord n’y survivrait longtemps.
Les étoiles lointaines ne trahissaient aucun mouvement perceptible sur l’écran de visualisation, et bien que l’astronef évoluât à 30 000 kilomètres par seconde, tout laissait croire qu’il était immobile.
Jusqu’à de grandes distances, l’ordinateur scrutait l’espace à la recherche d’éventuels objets de petite taille mais non moins conséquents sur une trajectoire de collision avec le vaisseau, et déroutait légèrement celui-ci pour les éviter, au cas hautement improbable où la chose se révélerait nécessaire. Entre la taille réduite de l’éventuel objet, la vitesse à laquelle il était croisé, et l’absence d’inertie pour trahir le changement de cap, rien ne pouvait indiquer qu’on l’avait ou non « échappé belle ».
Trevize, par conséquent, ne se préoccupait guère de tels détails, ou du moins n’y prêtait qu’une attention distraite. Il se concentrait entièrement sur les trois jeux de coordonnées que lui avait fournis Deniador, et en particulier, sur celui correspondant à l’objet le plus proche d’eux.
« Y aurait-il quelque chose qui cloche dans ces chiffres ? s’enquit Pelorat, anxieux.
— Je ne saurais encore dire. Les coordonnées par elles-mêmes sont sans utilité tant qu’on ne connaît pas leur point d’origine et les conventions utilisées pour les calculer – la direction à partir de laquelle calculer les distances, l’équivalent pour ainsi dire d’un méridien d’origine, et ainsi de suite…
— Comment allez-vous trouver tout cela ? demanda Pelorat, interdit.
— J’ai obtenu les coordonnées de Terminus et de quelques autres points connus, relativement à Comporellon. Si je les rentre dans l’ordinateur, il me calculera quelles doivent être les conventions à appliquer si l’on veut localiser correctement Terminus et les autres sites. J’essaie simplement d’organiser les choses dans ma tête pour être en mesure de programmer convenablement la machine. Une fois déterminées les conventions, les données que nous avons pour les Mondes interdits pourront alors éventuellement signifier quelque chose.
— Éventuellement, seulement ?
— Éventuellement, seulement, j’en ai peur, dit Trevize. Ce sont des chiffres anciens, après tout… sans doute d’origine comporellienne, mais ce n’est pas absolu. Supposez qu’ils soient basés sur d’autres conventions ?
— Eh bien ?
— Eh bien, nous n’aurons alors que des chiffres dépourvus de signification. Mais… à nous de savoir trouver. »
Ses mains coururent sur les touches doucement éclairées de l’ordinateur, pour entrer les informations nécessaires. Puis il les plaça sur les emplacements idoines de la console. Il attendit tandis que la machine déterminait les conventions des coordonnées connues, marquait une pause, puis interprétait les coordonnées du Monde interdit le plus proche selon les mêmes conventions pour finalement les reporter sur la carte galactique qu’elle avait en mémoire.
Un champ stellaire apparut sur l’écran, évoluant rapidement pour s’ajuster. Une fois calé, il s’agrandit, hémorragie d’étoiles débordant dans toutes les directions jusqu’à disparaître presque toutes. A aucun moment, l’œil n’aurait été capable de suivre ce rapide changement ; tout s’était passé dans un brouillard tacheté, jusqu’à ce qu’enfin ne subsistât qu’un espace d’un dixième de parsec de côté (s’il fallait en croire l’échelle sous l’écran). Il n’y eut pas de nouveau changement : seuls une demi-douzaine de faibles points lumineux égayaient à présent l’obscurité de l’écran.
« Lequel est le Monde interdit ? demanda doucement Pelorat.
— Aucun, répondit Trevize. Quatre de ces points sont des naines rouges, le cinquième une naine quasi rouge et le dernier une naine blanche. Aucune de ces étoiles ne pourrait avoir un monde habitable en orbite autour d’elle.
— Comment savez-vous que ce sont des naines rouges, rien qu’à les regarder ?
— Nous ne contemplons pas les étoiles réelles ; nous contemplons une section de la carte galactique stockée dans la mémoire de l’ordinateur. Chacune d’elles est étiquetée. Vous ne pouvez pas le voir et, d’ordinaire, moi non plus, mais tant que mes mains établissent le contact, comme c’est en ce moment le cas, je suis mis au courant d’une quantité considérable de données concernant chacun des astres sur lesquels se portent mes yeux.
— Alors, dit Pelorat, abattu, les coordonnées sont inutiles. » Trevize leva les yeux sur lui. « Non, Janov. Je n’ai pas terminé. Il reste encore la question du temps. Les coordonnées du Monde interdit remontent à vingt mille ans. Depuis cette époque, la planète et Comporellon ont l’une et l’autre tourné autour de l’axe de la Galaxie, et il est fort possible que leur rotation s’effectue à des vitesses différentes et selon des orbites d’inclinaison et d’excentricité différentes. Avec le temps, par conséquent, les deux astres peuvent s’être rapprochés ou éloignés et, en l’espace de vingt mille ans, le Monde interdit peut fort bien s’être écarté de n’importe quelle valeur entre un demi et cinq parsecs des coordonnées initiales. Il ne risque certainement pas d’apparaître dans ce cube d’un dixième de parsec…
— Que fait-on, alors ?
— On demande à l’ordinateur de faire reculer la Galaxie de vingt mille ans dans le temps, relativement à Comporellon.
— Il peut faire ça ? demanda Joie, d’un ton passablement sidéré.
— Eh bien, il ne peut pas faire reculer dans le temps la Galaxie elle-même, mais il peut faire reculer la carte qu’il a en mémoire.
— Verrons-nous quelque chose se produire ?
— Regardez plutôt », dit Trevize.
Très lentement, la demi-douzaine d’étoiles se mit en branle sur l’écran. Une nouvelle étoile fit soudain son apparition depuis le coin gauche et Pelorat pointa le doigt, tout excité. « Là ! Là !
— Désolé, dit Trevize. Encore une naine rouge. Elles sont très répandues. Les trois quarts au moins des étoiles de la Galaxie sont des naines rouges. »
L’image finit par se stabiliser.
« Eh bien ? demanda Joie.
— Nous y sommes. Voici la vue de cette portion de la Galaxie telle qu’elle était il y a vingt mille ans. Au centre même de l’écran se trouve le point où le Monde interdit aurait dû se trouver s’il avait dérivé avec une vélocité moyenne.
— Aurait dû mais ne s’y trouve pas, remarqua Joie, acide.
— Certes », admit Trevize avec un remarquable manque d’émotion.
Pelorat laissa échapper un gros soupir. « Oh ! c’est vraiment pas de veine, Golan.
— Attendez. Ne désespérez pas. Je ne m’attendais pas à découvrir notre étoile ici.
— Ah bon ? fit Pelorat, surpris.
— Non. Je vous ai dit que ce n’était pas la Galaxie elle-même que nous contemplions mais la carte de celle-ci établie par l’ordinateur. Si une étoile réelle n’est pas portée sur la carte, nous ne la voyons pas. Si la planète est qualifiée “ d’interdite ” et qu’elle l’est depuis vingt mille ans, il y a des chances qu’elle n’apparaisse pas sur la carte. Et c’est bien le cas, puisque nous ne la voyons pas.
— Il se pourrait aussi qu’on ne la voie pas parce qu’elle n’existe pas, remarqua Joie. Il se pourrait que les légendes comporelliennes soient fausses, ou les coordonnées erronées.
— Tout à fait exact. L’ordinateur, toutefois, est à présent en mesure d’estimer quelles devraient être les coordonnées actuelles, maintenant qu’il a localisé l’endroit où l’astre aurait dû se trouver il y a vingt mille ans. Avec l’aide de ces coordonnées corrigées de la dérive temporelle, une correction que je ne pouvais faire qu’à l’aide de la carte galactique, nous pourrons dès lors basculer sur le champ stellaire réel de la Galaxie…
— Mais, remarqua Joie, vous avez simplement supposé au déplacement du Monde interdit une vélocité moyenne. Et si ce n’était pas le cas ? Vous n’auriez plus les coordonnées correctes.
— Tout à fait exact, mais des coordonnées corrigées d’une dérive temporelle affectée d’une vélocité moyenne seront presque à coup sûr plus proches de la position réelle que sans correction du tout.
— C’est ce que vous espérez ! fit Joie, dubitative.
— Tout juste, dit Trevize. J’espère… Et maintenant, regardons un peu la Galaxie réelle. »
Les deux spectateurs regardaient attentivement, tandis que Trevize (peut-être pour réduire sa tension et retarder l’instant crucial) parlait à voix basse, presque comme s’il faisait une conférence.
« Il est plus difficile d’observer la Galaxie réelle, expliqua-t-il. La carte de l’ordinateur est une construction artificielle, avec la capacité d’éliminer les détails non pertinents. Si une nébuleuse obscurcit le champ, je peux l’enlever. Si l’angle de vision n’est pas adapté à ce que je recherche, je puis le modifier, et ainsi de suite. En revanche, la véritable Galaxie, je dois la prendre telle qu’elle se présente, et si je désire un changement, je suis obligé de me déplacer physiquement dans l’espace, ce qui exigera bien plus de temps que pour modifier une carte. »
Tandis qu’il parlait, l’écran révéla un nuage stellaire si riche en étoiles qu’il ressemblait à un tas de poudre irrégulier.
Trevize poursuivit : « Voici, vue sous un grand angle, une section de la Voie lactée et je désire en avoir le premier plan, bien entendu. Si j’agrandis celui-ci, l’arrière-plan aura tendance à s’effacer en comparaison. Le point défini par les coordonnées est assez proche de Comporellon pour que je sois en mesure de l’agrandir à peu près jusqu’à la situation que m’offrait la carte… Le temps d’entrer les instructions nécessaires, si je suis capable de garder jusque-là ma santé mentale. Voilà… »
Le champ stellaire s’agrandit d’un seul coup, chassant des milliers d’étoiles de tous les côtés et donnant aux spectateurs une si vivace impression de plongeon vers l’écran que tous trois reculèrent machinalement, en réaction à ce vertigineux bond en avant.
La vue précédente revint, pas tout à fait aussi sombre que lorsqu’il s’agissait de la carte, mais avec la demi-douzaine d’étoiles disposées comme sur l’image initiale. Et là, tout près de son centre, se trouvait une autre étoile, bien plus brillante que les autres.
« La voilà, dit Pelorat, avec un murmure respectueux.
— Ça se pourrait. Je vais demander à l’ordinateur de relever son spectre et de l’analyser. » Il y eut une pause notable puis Trevize annonça : « Classe spectrale G4, ce qui la rend un poil plus pâle et plus petite que le soleil de Terminus mais notablement plus brillante que celui de Comporellon. Et la carte galactique ne devrait pas omettre une seule étoile de classe G[2]. Puisque celle-ci en est une, voilà qui suggère fortement qu’il pourrait s’agir d’un soleil autour duquel orbite le Monde interdit.
— Est-il possible, demanda Joie, qu’il apparaisse en fin de compte qu’aucune planète habitable ne tourne autour de cette étoile ?
— C’est possible, je suppose. En ce cas, nous essaierons de retrouver les deux autres Mondes interdits. »
Joie persévéra : « Et si les deux autres sont également des fausses pistes ?
— Eh bien, nous essaierons autre chose.
— Par exemple ?
— Je voudrais bien savoir », reconnut Trevize, lugubre.