Trevize fixa Pelorat un bon moment, l’air manifestement contrarié. Puis il demanda : « Auriez-vous vu quelque chose qui m’aurait échappé, et dont vous ne m’auriez pas parlé ?
— Non, répondit Pelorat avec douceur. Vous l’avez vu et, comme je viens de vous le dire, j’ai essayé de vous l’expliquer mais vous n’étiez pas d’humeur à m’écouter.
— Eh bien, essayez voir encore.
— Ne le harcelez pas, Trevize, intervint Joie.
— Je ne le harcèle pas. Je demande des informations. Et vous, cessez donc de le materner.
— Je vous en prie, dit Pelorat, écoutez-moi, voulez-vous, et cessez de vous quereller… Vous rappelez-vous, Golan, nos discussions sur les premières tentatives pour découvrir les origines de l’espèce humaine ? Le projet de Yariff ? Vous savez, essayer de déduire l’époque de la colonisation des diverses planètes en partant du fait qu’elle avait dû s’effectuer depuis le monde des origines dans toutes les directions de manière symétrique. De sorte qu’en passant d’un monde à un autre plus anciennement colonisé, on se rapprocherait du monde des origines, quelle que soit la direction. »
Trevize hocha la tête avec impatience. « Ce dont je me souviens, c’est que ça ne marchait pas parce que les dates de colonisation n’étaient pas fiables.
— C’est exact, mon bon. Mais les mondes sur lesquels a travaillé Yariff faisaient partie de la seconde vague d’expansion de la race humaine. A cette époque, la technique du voyage hyperspatial était déjà fort évoluée, et les colonisations devaient s’effectuer de manière beaucoup plus irrégulière : ainsi la pratique du saute-mouton sur de très longues distances était-elle devenue fort aisée, si bien que l’expansion ne s’effectuait plus nécessairement de l’intérieur vers l’extérieur selon une symétrie radiale. Ce point sans aucun doute a encore ajouté au problème du manque de fiabilité des dates de colonisation.
« Mais réfléchissez un instant, Golan, aux Mondes spatiaux. Ils faisaient partie de la première vague de colonisation. Le voyage hyperspatial en était alors à ses débuts et l’on pratiquait sans doute très peu, ou pas du tout le saute-mouton. Tandis que des millions de planètes ont été colonisées, de manière peut-être chaotique, au cours de la seconde expansion, cinquante seulement l’ont été, et sans doute de manière ordonnée, durant la première. Alors que les millions de planètes de la seconde expansion ont vu leur colonisation s’étendre sur vingt mille ans, celle des cinquante mondes de la première vague n’a pris que quelques siècles – une durée presque instantanée, en comparaison. Prises ensemble, ces cinquante planètes devraient se disposer selon une symétrie grossièrement sphérique, centrée sur le monde des origines.
« Nous avons les coordonnées de ces cinquante planètes. Rappelez-vous, vous les avez photographiées depuis la statue. Quel que soit l’auteur de la destruction des informations concernant la Terre, ou il a négligé ces coordonnées, ou il n’a pas imaginé qu’elles pourraient nous fournir les renseignements que nous cherchons. Tout ce qu’il vous reste à faire, Golan, c’est de rectifier ces coordonnées pour tenir compte de la dérive consécutive à vingt mille ans de mouvements stellaires, puis de trouver le centre de la sphère. Vous aboutirez non loin du soleil de la Terre, ou tout du moins de sa position il y a deux cents siècles. »
Trevize avait écouté ce monologue, la bouche de plus en plus béante, et il lui fallut quelques instants pour la refermer après que Pelorat eut achevé sa démonstration : « Mais pourquoi n’y ai-je pas pensé ?
— J’ai bien essayé de vous en parler pendant que nous étions encore sur Melpomenia…
— J’en suis certain. Acceptez mes excuses, Janov, pour avoir refusé de vous écouter. Le fait est que je n’ai pas du tout imaginé que… » Il s’interrompit, confus.
Pelorat gloussa doucement. « Que je pourrais avoir quelque chose d’important à vous dire. Je suppose qu’en temps ordinaire, c’est ce qui se passerait, mais voyez-vous, il s’agissait là d’un point en rapport avec mon domaine. Je suis certain qu’en règle générale, vous avez parfaitement raison de ne pas m’écouter…
— Absolument pas, protesta Trevize. Jamais. Je me fais l’effet d’un imbécile, et je le mérite amplement. Acceptez encore mes excuses… A présent il faut que je file à l’ordinateur. »
Suivi de Pelorat, il entra dans le poste de pilotage et Pelorat, comme toujours, regarda avec un mélange d’émerveillement et d’incrédulité Trevize poser les mains sur la tablette et devenir ce qui était presque un symbiote homme-machine.
« Je vais devoir faire certaines hypothèses, Janov », dit un Trevize que la tension nerveuse rendait pâle. « Je vais devoir supposer que le premier chiffre indique une distance en parsecs et que les deux autres sont des angles en radians, le premier donnant une coordonnée pour ainsi dire verticale, et le second, de gauche à droite. Je vais en outre devoir supposer que pour la mesure des angles, l’emploi des signes plus et moins suit la convention galactique et que l’origine des coordonnées spatiales est le soleil de Melpomenia.
— Cela me semble assez logique, dit Pelorat.
— Vous trouvez ? Il y a six manières possibles d’arranger les chiffres, quatre d’arranger les signes, les distances peuvent être en années-lumière plutôt qu’en parsecs, les angles en degrés plutôt qu’en radians. Cela nous donne déjà quatre-vingt-seize variations. Ajoutez-y le fait que si les distances sont calculées en années-lumière, je n’ai aucune certitude quant à la longueur de l’année utilisée. Ajoutez encore le fait que j’ignore tout des conventions réellement en vigueur pour mesurer les angles… à partir de l’équateur de Melpomenia pour une direction, je suppose, mais pour l’autre en revanche, quel est leur méridien d’origine ? »
Pelorat fronça les sourcils. « A vous entendre à présent, le cas semble désespéré.
— Pas désespéré. Aurora et Solaria font partie de la liste et je connais leur position spatiale. Je vais utiliser leurs coordonnées et voir si en partant de ces données, j’arrive à les localiser. Si jamais je ne tombe pas au bon endroit, je n’aurai plus qu’à les rectifier jusqu’à ce que les positions correspondent, ce qui me fournira une estimation de mon erreur d’hypothèse sur le système de coordonnées. Une fois mes hypothèses rectifiées, je pourrai alors chercher le centre de la sphère.
— Avec toutes ces possibilités de changement, ne va-t-il pas être difficile d’opérer un choix ?
— Hein ? » Trevize était de plus en plus absorbé. Puis, comme Pelorat répétait sa question, il répondit : « Oh ! eh bien, il y a des chances que les coordonnées suivent les conventions galactiques et dans ce cas, leur conversion en fonction d’un méridien d’origine initialement inconnu ne présente pas de difficulté. Ces systèmes de coordonnées spatiales sont rodés depuis longtemps et la plupart des astronomes sont à peu près certains qu’ils remontent encore plus loin que les voyages interstellaires. L’homme est très conservateur par certains côtés et ne change virtuellement jamais ses conventions numériques une fois qu’il en a pris l’habitude. Au point même parfois de les confondre avec des lois de la nature, j’ai l’impression… Ce qui est tout aussi bien, après tout, car si chaque planète changeait ses propres conventions de mesure tous les siècles, je crois sincèrement que la recherche scientifique piétinerait et finirait par se retrouver définitivement au point mort. »
Il travaillait manifestement tout en parlant car son débit était devenu haché. Puis il marmotta : « Mais ne parlons plus à présent. »
Sur quoi, il fronça les sourcils, le front plissé de concentration jusqu’au moment où, quelques minutes plus tard, il put enfin se laisser aller en arrière en exhalant un long soupir. D’une voix tranquille, il annonça : « Les conventions se tiennent. J’ai localisé Aurora. Ça ne fait aucun doute… Vous voulez voir ? »
Pelorat contempla le champ stellaire avec l’étoile brillante en son centre et dit : « Vous êtes certain ?
— Mon opinion personnelle n’a aucune importance, en l’espèce. C’est l’ordinateur qui est certain. Nous avons visité Aurora, après tout. Nous avons les caractéristiques de son étoile – diamètre, masse, luminosité, température, caractéristiques spectrales, sans parler de la position des étoiles voisines. L’ordinateur confirme qu’il s’agit bien des coordonnées d’Aurora.
— Alors, je suppose que nous devons le croire sur parole.
— Faites-moi confiance, oui. Laissez-moi régler l’écran de visualisation et l’ordinateur pourra se mettre au travail. Il dispose de cinquante groupes de coordonnées et il va les exploiter une par une. »
Tout en parlant, Trevize travaillait sur l’écran. L’ordinateur fonctionnait sans problème dans les quatre dimensions de l’espace-temps mais, pour l’œil humain, le moniteur était rarement utilisable pour plus de deux dimensions. L’écran donnait à présent l’impression de s’ouvrir sur un volume obscur, aussi haut et large que profond. Trevize réduisit presque complètement l’éclairage de la cabine pour faciliter l’observation des étoiles. Il murmura : « Ça va commencer maintenant. » Quelques instants plus tard, une étoile apparut – puis une autre, une autre encore. La perspective s’agrandissait à chaque addition pour l’inclure dans le champ. C’était comme si l’espace s’éloignait de l’œil pour offrir une vue de plus en plus panoramique, en même temps que s’effectuaient des décalages vers le haut ou le bas, la gauche ou la droite…
Au bout du compte, cinquante points lumineux apparurent, suspendus dans un espace à trois dimensions.
« J’aurais apprécié un superbe arrangement sphérique, observa Trevize, mais là, on dirait plutôt l’enveloppe d’une boule de neige roulée à la va-vite à partir d’une neige granuleuse et trop dure…
— Ça ne flanque pas tout en l’air ?
— Ça introduit certaines difficultés mais qui sont inévitables, j’imagine. Les étoiles elles-mêmes ne sont pas distribuées régulièrement, et les planètes habitables sûrement pas, de sorte qu’il se produit fatalement une irrégularité dans la distribution des nouvelles colonies. L’ordinateur va rectifier la position de chacun de ces points pour tenir compte de leur mouvement probable au cours des derniers vingt mille ans – même si durant cette période la dérive a été négligeable – puis il va les englober dans une “ sphère minimale ”. En d’autres termes, il va trouver une enveloppe sphérique qui minimise la distance de sa surface à chacun des points. Ensuite, nous trouverons le centre de la sphère et la Terre ne devrait pas s’en trouver bien loin. Enfin, c’est ce qu’on espère… Ce ne sera pas long. »
Ce ne le fut pas. Trevize avait pourtant l’habitude d’accepter des miracles de la part de l’ordinateur, mais il ne put retenir sa surprise devant le peu de temps requis par l’opération.
Il avait demandé à la machine de faire résonner une note douce et réverbérée dès qu’il aurait achevé l’estimation des coordonnées du barycentre. Il n’y avait d’autre justification à cela que la satisfaction de l’entendre et de savoir ainsi que peut-être leur quête avait enfin trouvé son terme.
Le timbre retentit en l’affaire de quelques minutes, et il ressemblait à un délicat coup de gong. Le son s’amplifia jusqu’à ce qu’ils en perçoivent physiquement la vibration puis décrut lentement.
Joie apparut presque aussitôt à la porte : « Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-elle avec de grands yeux. Un signal d’alarme ?
— Pas du tout », la rassura Trevize.
Pelorat s’empressa d’ajouter : « Nous avons localisé la Terre, Joie. Ce signal était la façon qu’a l’ordinateur de nous en avertir. » Elle entra dans la cabine. « Vous auriez dû me prévenir.
— Je suis désolé, Joie, dit Trevize. Je n’avais pas l’intention de le faire retentir aussi fort. »
Fallom, qui avait suivi Joie dans la cabine, demanda : « Pourquoi y a-t-il eu ce son, Joie ?
— Je vois qu’elle sait votre nom », dit Trevize. Il se laissa aller contre son dossier, se sentant épuisé. L’étape suivante serait de tester la découverte sur la Galaxie réelle, d’y reporter les coordonnées du barycentre des Mondes spatiaux et de voir si une étoile de type G s’y trouvait réellement. Une fois encore, il hésitait à franchir ce pas évident, incapable qu’il était de se décider à mettre à l’épreuve des faits l’éventuelle solution.
« Oui, dit Joie, elle connaît mon nom. Et le vôtre et celui de Pel. Pourquoi pas ? Nous savons bien le sien.
— Ce n’est pas ça qui me dérange, dit Trevize, dans le vague. C’est simplement sa présence qui me gêne. Elle porte malheur…
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? » Trevize étendit les bras. « Une simple impression. » Joie lui lança un regard dédaigneux puis se tourna vers Fallom : « Nous essayons de localiser la Terre, Fallom.
— Qu’est-ce que la Terre ?
— Un autre monde, mais un monde particulier. C’est celui d’où sont venus nos ancêtres. Tes lectures t’ont-elles appris le sens du mot “ ancêtre ”, Fallom ?
— Est-ce qu’il veut dire **** ? » Mais le dernier mot n’était pas en galactique.
Pelorat intervint : « C’est un terme archaïque pour “ ancêtre ”, Joie. Notre mot “ aïeux ” est ce qui s’en rapprocherait le plus.
— Parfait », dit Joie, en arborant soudain un sourire éclatant. « La Terre est le monde d’où sont venus nos aïeux, Fallom. Les tiens et les miens, ceux de Pel et ceux de Trevize.
— Les tiens, Joie… et aussi les miens. » Fallom semblait intriguée. « Les deux ?
— Il n’y a qu’un ensemble d’aïeux, expliqua Joie. Nous avons les mêmes, tous.
— J’ai bien l’impression, nota Trevize, que cette enfant sait parfaitement bien qu’elle est différente de nous.
— Ne dites pas ça, l’avertit Joie à voix basse. Il faut au contraire la persuader qu’elle n’est pas différente. Pas pour l’essentiel.
— L’hermaphrodisme est un détail essentiel, à mon humble avis.
— Je parle de l’esprit.
— Les lobes transducteurs sont essentiels, également.
— Bon, Trevize, ne commencez pas à pinailler. Elle est intelligente et humaine en dépit des détails. »
Elle se tourna vers Fallom et reprit son ton de voix normal : « Tu vas bien y réfléchir à tête reposée, Fallom, et voir ce que cela signifie pour toi. Tes aïeux et les miens étaient les mêmes. Tous les gens sur toutes les planètes – beaucoup, beaucoup de planètes –, tous ont les mêmes aïeux et ces aïeux vivaient à l’origine sur un monde appelé la Terre. Cela veut dire que nous sommes tous parents, non ? Et maintenant, tu regagnes ta cabine et tu y réfléchis. »
Après avoir gratifié Trevize d’un regard songeur, Fallom fit demi-tour et détala, encouragée par Joie d’une tape affectueuse sur le postérieur.
Joie se retourna vers Trevize : « Je vous en prie, Trevize, promettez-moi de vous abstenir en sa présence de tout commentaire susceptible de l’amener à se croire différente de nous.
— Promis. Je n’ai aucune intention d’entraver ou de pervertir son éducation mais, voyez-vous, elle est quand même différente de nous.
— D’une certaine façon. Comme je suis différente de vous ; comme Pel l’est aussi.
— Ne soyez pas naïve, Joie. Dans le cas de Fallom, les différences sont bien plus grandes.
— Un petit peu plus grandes. Les similitudes sont considérablement plus importantes. Elle et les siens feront un jour partie de Galaxia, et y joueront un rôle très utile, j’en suis sûre.
— D’accord. Je ne discuterai pas. » Avec une répugnance manifeste, il se tourna vers l’ordinateur. « Et dans l’intervalle, j’ai bien peur de devoir vérifier la position supposée de la Terre dans l’espace réel.
— Peur ?
— Eh bien… » Trevize haussa les épaules, dans une mimique qu’il espérait vaguement humoristique. « Imaginez qu’il n’y ait pas d’étoile adéquate à proximité ?
— Eh bien, il n’y en aura pas.
— Je me demande s’il est bien utile de vérifier maintenant. Nous ne serons pas en mesure d’effectuer le saut avant plusieurs jours.
— Que vous passerez à vous ronger les sangs dans l’incertitude. Faites votre test maintenant. Attendre n’y changera rien. »
Trevize resta immobile quelques instants, les lèvres pincées, puis répondit enfin : « Vous avez raison. Très bien… bon, allons-y. »
Il se tourna vers la machine, plaqua les mains sur les empreintes de la console, et l’écran s’obscurcit.
« Eh bien, je vous laisse, dit Joie. Je vais vous rendre nerveux si je reste. » Elle sortit en le saluant de la main.
« Le problème, grommela-t-il, c’est qu’on va contrôler tout d’abord la carte galactique de l’ordinateur et que le soleil de la Terre, même s’il se trouve bien dans la position calculée, ne devrait pas être reporté sur cette carte. Mais par la suite on n’aura plus qu’à… »
La surprise le fit taire lorsqu’une poussière d’étoiles illumina l’écran. Elles étaient pâles mais relativement nombreuses, avec ici et là le scintillement de quelques spécimens plus lumineux, épars sur toute la surface de l’écran. Tout près du centre, toutefois, apparaissait une étoile plus éclatante que toutes les autres.
« On le tient, ce soleil, dit Pelorat, épanoui. On le tient, mon petit vieux. Regardez comme il brille !
— N’importe quelle étoile située à l’origine des coordonnées apparaîtrait brillante », dit Trevize qui cherchait manifestement à contenir toute amorce de jubilation susceptible de se révéler non fondée. « Après tout, la vue est présentée depuis une distance d’un parsec de l’origine des coordonnées. Néanmoins, cette étoile n’est certainement pas une naine ou une géante rouge, ni une blanc bleuté brûlante. Attendons les caractéristiques précises ; l’ordinateur consulte ses banques de données. »
Il y eut un silence de quelques secondes puis Trevize annonça : « Diamètre : 1 400 000 kilomètres – masse : 1,02 fois celle du soleil de Terminus – température de surface : 6 000° Kelvin – rotation lente, juste en dessous de 30 jours – pas d’activité exceptionnelle ni d’irrégularité.
— Tout cela n’est-il pas typique du genre d’étoile autour duquel on doit trouver des planètes habitables ?
— Tout à fait typique », reconnut Trevize en hochant la tête dans la pénombre. « Et par conséquent compatible avec ce qu’on peut attendre du soleil de la Terre. Si c’est bien là qu’est née la vie, le soleil de la Terre a dû servir d’étalon original.
— Donc, on a des chances de trouver une planète habitable en orbite autour.
— Inutile de spéculer là-dessus », dit Trevize, manifestement intrigué par la tournure des événements. « La carte galactique l’indique comme une étoile possédant une planète habitée par l’homme – quoique avec un point d’interrogation. »
L’enthousiasme de Pelorat s’accrut. « Exactement ce à quoi l’on pouvait s’attendre, Golan : la planète de la vie est bien là, mais les tentatives pour masquer les faits obscurcissent les données la concernant, laissant dans l’incertitude les concepteurs de la carte utilisée par l’ordinateur.
— Non, et c’est bien cela qui me préoccupe, dit Trevize. Ce n’est absolument pas ce à quoi l’on aurait dû s’attendre. On aurait dû s’attendre à bien plus que ça. Vu l’efficacité avec laquelle les données concernant la Terre ont été effacées, les auteurs de la carte n’auraient pas dû savoir que la vie existait dans ce système, encore moins la vie humaine. Ils n’auraient même pas dû connaître l’existence du soleil de la Terre. Les Mondes spatiaux ne sont pas sur la carte. Pourquoi le soleil de la Terre s’y trouverait-il ?
— Eh bien, il est là malgré tout. A quoi bon discuter les faits ? Qu’avons-nous comme autre information sur l’étoile ?
— Un nom.
— Ah ! Et lequel ?
— Alpha. »
Bref silence, puis Pelorat s’écria, plein d’ardeur : « Ça colle, mon vieux. La voilà la preuve ultime. Considérez un instant sa signification…
— Ah ! parce qu’il a une signification ? s’étonna Trevize. Pour moi, ce n’est jamais qu’un nom, et bizarre en plus. On ne dirait pas du galactique.
— Ce n’est effectivement pas du galactique. Ce nom vient d’une langue préhistorique de la Terre, la même qui nous a donné le mot Gaïa pour désigner la planète de Joie.
— Et alors, que signifie Alpha ?
— Alpha est la première lettre de l’alphabet de cette langue ancienne. C’est un des mieux attestés parmi les rares éléments dont nous disposons sur elle. Dans l’Antiquité, “ alpha ” était parfois utilisé pour désigner ce qui vient en premier. Baptiser un soleil “ Alpha ” implique qu’il s’agit du premier. Et le premier soleil ne serait-il pas celui autour duquel tourne la première planète à avoir porté la vie humaine… la Terre ?
— Êtes-vous sûr de cela ?
— Absolument.
— Y a-t-il quelque chose dans les légendes antiques – c’est vous le spécialiste en mythologie, après tout – qui gratifierait le soleil de la Terre de quelque attribut inhabituel ?
— Non, comment cela se pourrait-il ? Par définition, il doit être l’étalon, le modèle standard, et les caractéristiques que nous a procurées l’ordinateur sont tout ce qu’il y a de standard, j’imagine. Non ?
— Le soleil de la Terre est une étoile simple, je suppose ?
— Eh bien, naturellement ! s’exclama Pelorat. Autant que je sache, tous les mondes habités tournent autour d’étoiles simples.
— Je l’aurais cru moi aussi, dit Trevize. L’ennui, c’est que l’étoile au centre de l’écran n’est pas une étoile simple ; c’est une binaire. La plus brillante du couple formant la binaire est bel et bien standard et c’est bien celle dont l’ordinateur nous a fourni les caractéristiques. En orbite autour d’elle, toutefois, avec une période approximative de quatre-vingts ans, se trouve une autre étoile dont la masse est les quatre cinquièmes de la primaire. On ne peut les résoudre à l’œil nu mais je suis certain qu’en agrandissant l’image, ce serait possible.
— Vous êtes sûr de tout cela, Golan ? dit Pelorat, refroidi.
— C’est ce que me dit l’ordinateur. Et si nous contemplons une étoile binaire, alors ce n’est pas le soleil de la Terre. Ça ne se peut pas. »
Trevize rompit le contact avec l’ordinateur et la cabine s’éclaira.
C’était apparemment pour Joie le signal du retour, Fallom sur les talons. « Eh bien, quels sont les résultats ?
Trevize lui répondit d’une voix atone : « Un rien décevants. Quand j’escomptais trouver le soleil de la Terre, je suis tombé sur une étoile binaire à la place. Le soleil de la Terre est une étoile simple, donc ce n’est pas celui-ci.
— Et maintenant, Golan ? » demanda Pelorat.
Trevize haussa les épaules. « Je n’escomptais pas vraiment trouver le soleil de la Terre au centre de la mire. Même les Spatiaux n’auraient pas colonisé leurs planètes de manière à former une sphère parfaite. Le plus ancien des mondes spatiaux, Aurora, aura pu lui-même envoyer des colons, provoquant de la sorte une déformation de la sphère. Sans compter que le soleil de la Terre a pu ne pas se déplacer précisément avec la vélocité moyenne des autres mondes spatiaux.
— Par conséquent, la Terre pourrait se trouver n’importe où ? C’est ce que vous êtes en train de me dire.
— Non, Janov. Pas tout à fait “ n’importe où ”. Toutes les sources d’erreur possibles ne pourraient amener aussi loin. Le soleil de la Terre doit nécessairement se trouver à proximité de ces coordonnées. L’étoile que nous avons sélectionnée presque exactement aux coordonnées calculées doit être une voisine du soleil de la Terre. On peut s’étonner qu’une voisine lui ressemble à tel point – hormis son caractère binaire – mais ce doit pourtant être le cas.
— Mais alors nous devrions voir sur la carte le soleil de la Terre, non ? Je veux dire, près d’Alpha.
— Non, car je suis absolument certain qu’il n’est pas reporté sur la carte. C’est d’ailleurs ce qui a ébranlé ma confiance sitôt que nous avons eu repéré Alpha : malgré son éventuelle ressemblance avec l’étoile de la Terre, le seul fait qu’elle soit portée sur la carte m’a fait soupçonner que ce n’était pas la bonne.
— Eh bien, dans ce cas, intervint Joie, pourquoi ne pas se polariser sur les mêmes coordonnées mais dans l’espace réel ? De la sorte, s’il existait une quelconque étoile brillante proche du centre, une étoile non portée sur la carte de l’ordinateur, et si ses caractéristiques était fort proches de celles d’Alpha mais qu’elle soit simple, ne pourrait-il s’agir du soleil de la Terre ?
Trevize soupira : « S’il en était intégralement ainsi, je serais prêt à parier la moitié de ma fortune, pour ce qu’elle vaut, qu’en orbite autour de l’étoile dont vous parlez se trouverait la planète Terre… Là encore j’hésite à essayer.
— Par peur de l’échec ? »
Trevize acquiesça. « Néanmoins, ajouta-t-il, accordez-moi quand même quelques instants pour reprendre mon souffle et je me force à m’y mettre. »
Et tandis que les trois adultes se dévisageaient mutuellement, Fallom s’était approchée de la console de l’ordinateur pour contempler avec curiosité les empreintes de mains dessinées dessus. D’un geste hésitant, elle étendit sa propre main vers les empreintes et Trevize bloqua son geste d’un brusque mouvement du bras assorti d’un très sec : « Pas touche, Fallom ! »
La jeune Solarienne parut surprise et battit en retraite vers l’abri réconfortant des bras de Joie.
« Nous devons y faire face, Golan, intervint Pelorat. Qu’allez-vous faire si l’espace réel es vide ?
— Dans ce cas, nous serons forcé de nous rabattre sur le plan initial et de visiter un par un chacun des quarante-sept mondes spatiaux restants.
— Et si là non plus ça ne donne rien, Golan ? »
Trevize secoua la tête, ennuyé, comme pour empêcher cette idée de trop bien prendre racine. Regardant ses genoux, il lança sèchement : « Eh bien, je réfléchirai à autre chose.
— Mais s’il n’existe pas de monde des aïeux… du tout ? »
La voix aiguë lui avait fait brutalement lever la tête.
« Qui a dit ça ? »
La question était vaine. L’instant d’incrédulité passa, et il sut parfaitement qui l’avait interrogé.
« Moi », répondit Fallom.
Trevize la regarda, un léger pli sur le front : « Tu comprends la conversation ?
— Vous recherchez le monde des aïeux mais vous ne l’avez pas encore trouvé. Peut-être bien qu’un tel monde n’existerait pas.
— N’existe pas, rectifia doucement Joie.
— Non, Fallom, répondit Trevize, très sérieux. Quelqu’un a fait de très gros efforts pour le dissimuler. Faire de tels efforts pour cacher quelque chose signifie qu’il y a quelque chose à cacher. Comprends-tu ce que je dis ?
— Oui. Vous ne me laissez pas toucher des mains le tableau. Que vous ne me laissiez pas faire signifie que ce soit être intéressant de le toucher.
— Ah ! mais pas pour toi, Fallom… Joie, vous êtes en train de créer un monstre qui nous détruira tous. Je vous préviens : ne la laissez jamais pénétrer ici sauf si je suis aux commandes. Et même alors, réfléchissez-y à deux fois, voulez-vous ? »
Ce bref aparté, toutefois, semblait l’avoir tiré de son irrésolution. Car il reprit : « Il est évident que je ferais mieux de me remettre au boulot. Si je reste simplement planté là, sans me décider, cette petite peste va prendre le pouvoir à bord. »
L’éclairage diminua et Joie dit à voix basse : « Vous avez promis, Trevize. Ne la traitez pas de monstre ou de peste en sa présence.
— Alors, gardez-la à l’œil et enseignez-lui les bonnes manières. Dites-lui que les enfants ne devraient jamais se faire entendre et le moins possible se montrer. »
Joie se renfrogna : « Votre attitude à l’égard des enfants est tout bonnement consternante, Trevize.
— Peut-être, mais ce n’est pas le moment de discuter de la question. »
Puis il ajouta, sur un ton également partagé entre la satisfaction et le soulagement : « Voilà de nouveau Alpha dans l’espace réel… Et sur sa gauche, légèrement plus haut, une étoile presque aussi brillante et qui n’est pas sur la carte galactique de l’ordinateur. Celle-là, c’est le soleil de la Terre. Et ce coup-ci, je parierais toute ma fortune. »
« Bon, répondit Joie, puisque nous n’aurons rien à gagner de votre fortune même si vous perdez, pourquoi ne pas régler l’affaire une bonne fois pour toutes ? Allons visiter le système de cette étoile dès que vous pourrez faire le saut. »
Trevize fit un signe de dénégation. « Non. Cette fois, ce n’est pas une question d’indécision ou de peur. C’est une question de prudence. A trois reprises, nous avons visité un monde inconnu, et les trois fois nous sommes tombés sur un danger imprévu. Et qui plus est, à trois reprises, nous avons dû fuir précipitamment. Cette fois, l’affaire est d’une importance cruciale et je ne vais pas recommencer à jouer mes atouts à l’aveuglette si je peux, dans la mesure du possible, l’éviter. Jusqu’à présent, nous n’avons que de vagues histoires de radioactivité, ce qui n’est pas grand-chose. Par une chance insigne, que personne n’aurait pu prévoir, il existe une planète habitée par l’homme à moins d’un parsec de la Terre…
— Savons-nous réellement si Alpha est une planète habitée par l’homme ? intervint Pelorat. Vous avez dit que l’ordinateur avait assorti le renseignement d’un point d’interrogation.
— Même ainsi, ça vaut le coup d’essayer. Pourquoi ne pas aller y jeter un œil ? Si elle est effectivement habitée par des hommes, tâchons de savoir ce qu’ils savent de la Terre. Après tout, pour eux, la Terre n’est pas un astre lointain des légendes ; c’est un monde voisin, dont le soleil brille, bien visible, dans leur ciel.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, reconnut Joie, songeuse. Je suis en train de penser que si Alpha est habitée et si ses habitants ne sont pas encore ces sempiternels archétypes d’Isolats complets, ils pourraient être amicaux, et nous poumons, pour changer, obtenir d’eux un peu de nourriture décente…
— Et rencontrer des gens agréables, ajouta Trevize. Ne l’oubliez pas. Pas de problème pour vous, Janov ?
— C’est vous qui décidez, mon ami. Où que vous alliez, je vous suis.
— Est-ce qu’on va trouver Jembly ? » demanda soudain Fallom.
Joie se hâta de répondre avant que Trevize n’ouvre la bouche : « Nous le chercherons, Fallom.
— Eh bien, c’est entendu, dit alors Trevize. En route pour Alpha. »
« Deux grosses étoiles, dit Fallom en désignant l’écran.
— C’est exact, dit Trevize. Deux… Joie, gardez l’œil sur elle. Je n’ai pas envie qu’elle tripote quoi que ce soit.
— Les appareils la fascinent, expliqua Joie.
— Oui, ça je sais. Mais je ne suis pas fasciné par sa fascination… Quoique, pour vous dire la vérité, je sois aussi fasciné qu’elle par le spectacle de deux étoiles de cette magnitude inscrites simultanément sur l’écran. »
Les deux astres étaient assez brillants en effet pour être sur le point de révéler leur disque – l’un comme l’autre. L’écran avait automatiquement accru la densité du filtrage afin d’éliminer les rayonnements durs et d’éviter les dommages à la rétine. En conséquence, peu d’autres étoiles étaient assez brillantes pour être remarquées, de sorte que le couple régnait avec dédain dans un isolement quasi total.
« Le fait est, reconnut Trevize, que je ne me suis encore jamais trouvé aussi près d’un système binaire.
— Non ? Comment est-ce possible ? »
La remarque étonnée de Janov le fit rire : « Je me suis certes baladé, Janov, mais je ne suis pas le vieux bourlingueur de l’espace que vous imaginez.
— Je n’étais jamais allé dans l’espace avant de faire votre connaissance, Golan, mais j’ai toujours cru que celui qui parvenait à y aller…
— Se promenait partout. Je sais. C’est assez naturel. Le problème avec les rampants, c’est qu’ils ont beau faire des efforts pour l’appréhender intellectuellement, leur imagination est tout bonnement incapable d’embrasser la taille exacte de la Galaxie. Nous pourrions voyager toute notre vie durant et continuer à n’en pas connaître la majeure partie. En outre, personne ne s’approche jamais des binaires.
— Pourquoi ça ? » Joie avait froncé les sourcils. « Nous autres, sur Gaïa, nous n’y connaissons peut-être pas grand-chose en astronomie, comparé aux Isolats qui parcourent la Galaxie, mais j’ai la nette impression que les binaires ne sont pas rares.
— Effectivement. Il y en a même nettement plus que d’étoiles simples. Toutefois, la formation de deux étoiles étroitement associées bouleverse les processus habituels à la genèse planétaire. Les binaires possèdent moins de matériau planétaire que les étoiles simples. Les quelques planètes qui se forment autour d’elles ont souvent des orbites relativement instables et sont très rarement d’un type raisonnablement habitable.
« Les premiers explorateurs, j’imagine, ont dû étudier de près quantité de binaires mais, après un temps, et dans un but de colonisation, ils n’ont plus visité que les étoiles simples. Et bien entendu, une fois la Galaxie largement colonisée, pratiquement tous les déplacements s’effectuent dans un but d’échange commercial ou de communication et s’établissent entre des mondes habités en orbite autour d’étoiles simples. En période d’activité militaire, je suppose qu’on a dû parfois installer des bases sur de petites planètes, autrement inhabitées, tournant autour de l’une ou l’autre étoile d’un couple stratégiquement bien placé, mais à mesure que le voyage hyperspatial se perfectionnait, de telles bases n’ont plus été nécessaires.
— L’étendue de mon ignorance me renverse. » Ce constat d’humilité de Pelorat amena simplement un sourire sur les lèvres de Trevize. « Ne vous laissez pas impressionner par tout ça, Janov. Quand j’étais dans la marine, nous avons dû subir une incroyable quantité de conférences sur des tactiques militaires démodées qu’aucun contemporain n’avait élaborées ni n’escomptait jamais appliquer mais dont on nous entretenait néanmoins par la seule force de l’inertie. Je ne faisais que vous en débiter un exemple… Considérez tout ce que vous savez de la mythologie, du folklore et des langues archaïques, que j’ignore et qui n’est connu que de vous seul et de quelques rares spécialistes.
— Oui, mais en attendant, intervint Joie, ces deux étoiles forment un système binaire et l’une d’elles possède une planète habitée en orbite autour d’elle.
— On l’espèce bien, Joie, dit Trevize. Toute règle a ses exceptions. Et avec, en l’occurrence, un point d’interrogation officiel, ce qui ajoute au mystère… Non, Fallom, ces boutons ne sont pas des jouets… Joie, ou vous lui passez des menottes, ou vous la faites sortir.
— Elle n’abîmera rien », dit Joie sur la défensive, mais n’en attirant pas moins vers elle la jeune Solarienne. « Si cette planète habitable vous passionne tant, pourquoi n’y sommes-nous pas déjà ?
— D’une part, répondit Trevize, parce que je suis assez humain pour avoir envie de contempler le spectacle d’une binaire de plus près. D’autre part, je suis également assez humain pour me montrer prudent. Comme je vous l’ai déjà expliqué, tout ce qui s’est produit depuis notre départ de Gaïa m’encourage à la prudence.
— Oui, mais laquelle de ces deux étoiles est Alpha, Golan ?
— Aucun risque de se perdre, Janov. L’ordinateur sait exactement laquelle est Alpha et, dans ce cas précis, nous aussi : c’est la plus chaude et la plus jaune des deux parce que c’est la plus grande. Or, celle sur la droite a distinctement une tonalité orangée, un peu comme le soleil d’Aurora, si vous vous souvenez. Vous avez remarqué ?
— Oui, maintenant que vous le dites.
— Très bien. C’est la plus petite… Quelle est la deuxième lettre de cet alphabet antique dont vous me parliez ? » Pelorat réfléchit un instant puis répondit : « Bêta.
— Eh bien, l’étoile orange est Bêta et la blanc-jaune Alpha, et c’est vers Alpha que nous nous dirigeons actuellement. »
« Quatre planètes, marmonna Trevize. Toutes les quatre petites, avec une poussière d’astéroïdes. Pas de géante gazeuse.
— Vous êtes déçu ? demanda Pelorat.
— Pas vraiment. C’était prévisible. Les binaires en interaction à faible distance ne peuvent pas avoir de planètes en orbite autour d’une seule d’entre elles. Elles doivent tourner autour du centre de gravité des deux, mais il est fort improbable qu’elles soient habitables… étant situées trop loin.
« D’un autre côté, si l’écart entre les binaires est raisonnablement grand, il peut exister des planètes en orbite stable autour de chacune, pourvu qu’elles soient assez proches de l’une ou l’autre des étoiles. Ces deux-là, d’après les banques de données de l’ordinateur, ont un écart moyen de 3,5 milliards de kilomètres et même au périhélie, quand elles sont au plus près, leur distance mutuelle est encore d’un milliard sept cents millions de kilomètres. Une planète décrivant une orbite à moins de deux cents millions de kilomètres de l’une ou de l’autre de ces étoiles serait en situation stable mais il ne peut exister de planète décrivant une orbite large. Ce qui veut dire : pas de géantes gazeuses, puisqu’elles doivent se situer loin d’une étoile, mais quelle différence ? Les géantes gazeuses ne sont pas habitables, de toute façon.
— En revanche, l’une de ces quatre planètes pourrait l’être.
— En fait, seule la deuxième offre l’unique réelle possibilité. D’abord, c’est la seule assez grande pour avoir une atmosphère. »
Ils approchèrent rapidement de la deuxième planète et, deux jours durant, son image s’agrandit ; d’abord, en une expansion majestueuse et mesurée. Et puis, quand ils n’eurent pas relevé le moindre signe d’émergence d’un vaisseau d’interception, avec une vitesse croissante et presque terrifiante.
Le Far Star décrivait rapidement une orbite temporaire à mille kilomètres au-dessus du plafond de nuages quand Trevize annonça, d’un air mécontent : « Je comprends pourquoi les banques de données de l’ordinateur assortissent d’un point d’interrogation la mention qu’elle est habitée. Il n’y a aucun signe manifeste de rayonnement, que ce soit lumineux dans l’hémisphère nocturne, ou radio n’importe où.
— La couverture nuageuse paraît fort épaisse, nota Pelorat.
— Ça ne devrait pas intercepter les rayonnements radio. » Ils regardaient la planète rouler au-dessous d’eux, symphonie de nuages blancs tourbillonnants, avec d’occasionnelles déchirures dont la teinte bleutée indiquait un océan.
Trevize remarqua : « La densité nuageuse est passablement élevée pour un monde habité. Il doit être plutôt sinistre… Mais ce qui me tracasse le plus », ajouta-t-il comme ils plongeaient une fois encore dans l’ombre de la face nocturne, « c’est qu’aucune station spatiale ne nous ait encore interpellés.
— Comme ça s’est passé l’autre fois, sur Comporellon, vous voulez dire ?
— Comme cela devrait se passer sur n’importe quel monde habité. Nous devrions faire escale pour la vérification d’usage des papiers, de la cargaison, de la durée de séjour, et ainsi de suite…
— Peut-être n’avons-nous pas entendu leur appel pour une raison ou une autre, suggéra Joie.
— Notre ordinateur Y aurait reçu, quelle qu’en soit la fréquence d’émission. Et nous avons nous-mêmes émis des signaux radio, sans obtenir le moindre résultat. Plonger sous le plafond des nuages sans communiquer avec les contrôleurs aériens est une violation de la politesse spatiale, mais je ne vois guère d’autre choix. »
Le Far Star ralentit, augmentant en rapport son antigravité pour maintenir son altitude. Il réapparut au jour et ralentit encore. En coordination avec l’ordinateur, Trevize découvrit une ouverture notable dans la couche nuageuse. L’appareil descendit et la traversa. En dessous d’eux roulait un océan soumis à l’équivalent probable d’une bonne brise. Il s’étendait, ridé, plusieurs kilomètres sous eux, rayé de vagues traits d’écume.
Une fois sortis de la tache de soleil, ils se retrouvèrent à l’ombre des nuages. Juste sous eux, l’étendue liquide prit aussitôt une teinte gris ardoise tandis que la température baissait notablement.
Les yeux rivés à l’écran, Fallom commenta durant quelque temps le spectacle dans sa langue riche en consonnes puis elle passa au galactique. Sa voix tremblait. « Qu’est-ce que c’est, là, ce que je vois en dessous ?
— C’est un océan, dit Joie, apaisante. C’est une vaste étendue d’eau.
— Pourquoi ne s’assèche-t-il pas ? »
Joie regarda Trevize, qui répondit : « Il y a trop d’eau pour qu’il s’assèche.
— Je ne veux pas de toute cette eau », répondit Fallom, d’une voix à moitié étranglée. « Allons-nous-en. » Sur quoi elle poussa un petit cri aigu comme le Far Star traversait un cumulus d’orage, de sorte que l’écran devint laiteux en se couvrant de gouttes de pluie.
La lumière décrut dans le poste de pilotage tandis que la progression de l’appareil devenait légèrement saccadée.
Trevize leva les yeux, surpris, et s’écria : « Joie ! Votre Fallom est assez grande pour transduire. Elle se sert de notre alimentation électrique pour essayer de manipuler les commandes. Empêchez-la ! »
Joie entoura de ses bras Fallom et la tint serrée. « Tout va bien, Fallom, tout va bien. Il n’y a pas de raison d’avoir peur. Ce n’est qu’un nouveau monde, c’est tout. Il y en a des quantités comme ça. »
Fallom se détendit quelque peu mais continua de trembler.
Joie se tourna vers Trevize : « Cette enfant n’a jamais vu un océan et, pour ce que j’en sais, peut-être n’a-t-elle jamais connu le brouillard ou la pluie. Vous ne pouvez pas manifester un peu de sympathie ?
— Pas si elle tripote le vaisseau. Elle est un danger pour nous tous, dans ce cas. Ramenez-la dans votre cabine et tâchez de la calmer. »
Joie acquiesça d’un bref signe de tête.
« Je vous accompagne, Joie, dit Pelorat.
— Non, non, Pel. Vous restez ici. Je vais calmer Fallom et vous, vous calmez Trevize. » Sur quoi, elle sortit.
« Je n’ai pas besoin qu’on me calme, grommela l’intéressé. Je suis désolé de m’être emporté mais il n’est pas question de laisser un enfant jouer avec les commandes, non ?
— Il n’en est pas question, bien entendu, mais Joie a été prise par surprise. Elle saura contrôler Fallom, qui se comporte remarquablement bien pour une enfant arrachée à son milieu et à son… son robot, pour être jetée bon gré mal gré dans une vie qu’elle ne comprend pas.
— Je sais. Mais ce n’est pas moi qui ai voulu l’emmener, rappelez-vous. L’idée était de Joie.
— Oui, mais l’enfant aurait été tuée, si nous ne l’avions pas prise.
— Eh bien, je présenterai mes excuses à Joie plus tard. Et à l’enfant. »
Mais il gardait son air renfrogné et Pelorat lui demanda, d’une voix douce : « Golan, mon ami, y aurait-il encore autre chose qui vous tracasse ?
— L’océan », dit Trevize. Ils avaient depuis longtemps émergé du grain mais les nuages persistaient. » Qu’a-t-il d’anormal, cet océan ?
— Il y en a trop, c’est tout. »
Pelorat le regarda, ahuri, et Trevize expliqua, énervé : « Pas de terre. Nous n’avons pas vu de terre. L’atmosphère est parfaitement normale, oxygène et azote en proportions décentes, la planète a donc été modifiée, et il faut qu’il y ait une vie végétale pour maintenir le niveau d’oxygène. A l’état naturel, un tel type d’atmosphère n’existe pas – sauf, sans doute, sur Terre, où elle s’est développée nul ne sait comment. Mais en tout cas, sur les planètes terraformées, il y a toujours une proportion raisonnable de masses continentales, qui monte jusqu’à un tiers de la surface totale et ne descend jamais en dessous du cinquième. Alors comment se fait-il que cette planète ait été modifiée et soit dépourvue de continents ?
— Peut-être, dit Pelorat, le fait qu’elle fasse partie d’un système binaire la rend-elle complètement atypique. Peut-être n’a-t-elle pas été terraformée et a-t-elle développé une atmosphère suivant un processus qui ne prévaut jamais sur les planètes autour d’étoiles simples. Peut-être la vie s’est-elle développée ici de manière indépendante, comme elle l’a fait jadis sur Terre, mais sous forme exclusivement aquatique.
— Même en l’admettant, nous ne serions pas plus avancés. Il est impensable qu’une vie aquatique puisse développer une technologie. La technologie est toujours fondée sur le feu et il est impossible de faire du feu sous l’eau. Une planète porteuse de vie mais dépourvue de technologie n’est pas ce qu’on recherche.
— J’en suis bien conscient mais je lançais simplement des idées. Après tout, autant que l’on sache, la technologie ne s’est développée qu’une fois – sur Terre. Partout ailleurs, les colons l’ont importée avec eux. En l’occurrence, vous ne pouvez pas généraliser quand vous n’avez qu’un cas unique à étudier.
— Les déplacements en milieu marin exigent un profilage du corps. La vie aquatique interdit les contours irréguliers et les appendices tels que les mains.
— Les calmars ont bien des tentacules.
— Je reconnais qu’on puisse spéculer mais si vous songez à l’existence de pseudo-calmars intelligents qui auraient évolué indépendamment quelque part dans la Galaxie, et créé une technologie non basée sur le feu, vous faites là, à mon humble avis, une supposition hautement improbable.
— A votre avis », souligna doucement Pelorat.
Soudain, Trevize éclata de rire. « D’accord, Janov. Je vois bien que vous êtes en train d’ergoter pour me punir d’avoir été dur avec Joie, et j’avoue que vous ne vous débrouillez pas mal. Je vous promets que si nous ne trouvons pas de continent, nous examinerons le mieux possible l’océan, pour voir si nous pouvons y dénicher vos calmars civilisés. »
Comme il disait ces mots, le vaisseau plongea de nouveau dans la nuit et l’écran s’obscurcit.
Pelorat fit la grimace : « Je persiste à m’interroger. N’est-ce pas risqué ?
— Quoi donc, Janov ?
— De foncer ainsi dans la nuit. Nous pourrions dévier et plonger dans la mer pour être détruits instantanément.
— Tout à fait impossible, Janov. Vraiment ! L’ordinateur nous maintient en permanence le long d’une ligne de force gravitationnelle. En d’autres termes, l’intensité de celle-ci demeure identique, ce qui se traduit par le maintien d’une altitude pratiquement constante au-dessus du niveau de la mer.
— Mais à quelle hauteur ?
— Près de cinq kilomètres.
— Ça ne me console pas vraiment, Golan. Ne pourrions-nous pas arriver sur un continent et nous écraser sur une montagne invisible de nous ?
— Invisible de nous, mais pas du radar de bord, et dans ce cas, l’ordinateur déviera le vaisseau pour lui faire contourner ou survoler la montagne.
Mais alors, si le terrain est plat ? Nous allons le rater dans la nuit ?
— Non, Janov. La signature radar de l’eau n’est pas du tout la même que celle de la terre. L’eau est essentiellement lisse ; la terre rugueuse. Pour cette raison, l’écho renvoyé par la terre est nettement plus chaotique que celui renvoyé par une surface liquide. L’ordinateur décèlera la différence et m’en avertira si une terre est en vue. Même en plein jour et en plein soleil, l’ordinateur la détecterait encore bien avant nous. »
Ils retombèrent dans le silence et, au bout de deux heures, retrouvaient la face éclairée, avec un océan vide qui roulait à nouveau sous eux ses flots monotones, disparaissant simplement à l’occasion, lorsqu’ils traversaient l’une des nombreuses formations orageuses. Dans l’une d’elles, le vent écarta le Far Star de son cap. L’ordinateur laissait faire, expliqua Trevize, pour éviter une dépense inutile d’énergie et minimiser les risques de dégâts matériels. Puis, une fois la turbulence passée, le calculateur remit le vaisseau sur le droit chemin.
« Sans doute la queue d’un cyclone, expliqua Trevize.
— Dites-moi, mon bon, fit Pelorat. Nous allons toujours d’ouest en est – ou l’inverse. Nous nous contentons d’examiner l’équateur.
— Ce qui serait crétin, n’est-ce pas ? Non, nous suivons un itinéraire selon un grand cercle du nord-ouest au sud-est. Ce qui nous fait traverser les tropiques et les deux zones tempérées, et à chaque nouvelle boucle, notre trajet se déplace vers l’ouest, à mesure que la planète tourne sur son axe en dessous de nous. Nous sommes en train de la ratisser méthodiquement. Puisque à l’heure qu’il est nous n’avons pas encore vu la terre, les chances d’existence d’un continent de taille notable sont inférieures à une sur dix, selon l’ordinateur, et celles de rencontrer une île de taille notable inférieures à une sur quatre, avec des probabilités qui diminuent à chaque nouvelle révolution.
— Vous savez ce que j’aurais fait, moi ? » dit Pelorat lentement, tandis que l’hémisphère nocturne les engloutissait à nouveau. « Je serais resté à bonne distance de la planète et j’aurais balayé au radar l’hémisphère entier nous faisant face. Les nuages ne nous auraient pas gênés, n’est-ce pas ?
— Et, poursuivit pour lui Trevize, nous aurions filé aux antipodes pour faire de même. A moins de laisser simplement la planète tourner devant nous… C’est de la sagesse rétrospective, Janov. Qui pourrait s’attendre à approcher d’une planète habitable sans être arrêté à une station d’entrée et se voir indiquer un couloir de descente – ou bien être refoulé ? Et, à supposer qu’on ait traversé le plafond de nuages sans un arrêt à une station, qui pourrait s’attendre à ne pas découvrir la terre presque aussitôt ? Les planètes habitables sont synonymes de… terre !
— Sûrement pas entièrement.
— Je ne parle pas de ça ! » dit Trevize, soudain tout excité. « Je vous dis que nous venons de trouver une terre ! Taisez-vous ! »
Alors, avec une retenue qui ne réussissait pas à calmer son excitation, Trevize posa les mains sur la console pour s’intégrer à l’ordinateur. Il annonça : « C’est une île d’environ 250 kilomètres de long sur 65 de large, plus ou moins. De l’ordre de quinze mille kilomètres carrés. Rien de vaste mais une taille respectable. Plus qu’un simple point sur la carte. Attendez… »
L’éclairage de la cabine diminua puis s’éteignit.
« Quoi donc ? » chuchota Pelorat, qui avait machinalement baissé le ton, comme si l’obscurité était une chose fragile à ne pas briser.
« Que nos yeux s’accoutument à la pénombre. Le vaisseau est en train de survoler l’île. Regardez donc. Vous voyez quelque chose ?
— Non… des petites taches de lumière, peut-être. Je n’en suis pas sûr.
— Je les vois, moi aussi. Bon, je passe au grossissement télescopique. »
Et de la lumière apparut ! Nettement visible. En taches irrégulières.
« Elle est habitée, dit Trevize. C’est peut-être le seul secteur habité de la planète.
— Que faisons-nous à présent ?
— Nous attendons le jour. Cela nous donne quelques heures de repos.
— Ils ne risquent pas de nous attaquer ?
— Avec quoi ? Je ne détecte presque pas de rayonnement en dehors du spectre visible et des infrarouges. La planète est habitée et ses habitants sont manifestement intelligents. Ils possèdent une technologie, mais à l’évidence pré-électronique, donc je ne crois pas que nous ayons à craindre quoi que ce soit à cette altitude. Et si je me trompais, l’ordinateur aurait tout le temps de m’en avertir.
— Et une fois le jour venu ?
— Nous atterrissons, bien entendu. »
Ils descendirent comme les premiers rayons du soleil matinal brillaient à travers une trouée de nuages pour révéler une partie de l’île – d’un vert délicat, avec l’intérieur souligné par une rangée de douces collines basses qui s’étendaient dans le lointain mauve.
A mesure qu’ils approchaient, ils purent distinguer des bouquets d’arbres isolés et parfois des vergers, mais la majeure partie du territoire était composée de fermes bien tenues. Juste en dessous d’eux, sur le côté sud-est de l’île, s’étirait une plage argentée adossée à une ligne brisée de rochers, derrière laquelle s’étendait une étendue d’herbe. Ils apercevaient de temps à autre une maison, mais jamais celles-ci ne se groupaient pour former une quelconque agglomération.
Enfin, ils discernèrent un vague réseau routier, des voies bordées de rares habitations puis, dans la fraîcheur de l’air matinal, ils surprirent un véhicule aérien dans le lointain. Ils pouvaient simplement dire que c’était une machine et non un oiseau par sa façon de manœuvrer. C’était le premier signe indubitable de vie intelligente en action qu’ils découvraient sur la planète.
« Ce pourrait être un véhicule automatique, encore faudrait-il y parvenir sans électronique, observa Trevize.
— Ça se pourrait bien, confirma Joie. Il me semble que s’il y avait un homme aux commandes, il se dirigerait vers nous. Nous devons offrir un sacré spectacle… un véhicule qui plonge vers le sol sans recourir à des réacteurs ou des rétrofusées.
— Un spectacle étrange sur n’importe quelle planète, ajouta Trevize, songeur. Il ne doit pas y en avoir beaucoup qui aient jamais eu l’occasion d’assister à la descente d’un astronef gravitique… La plage pourrait faire un site d’atterrissage idéal mais, si le vent souffle, je n’ai pas envie de voir l’appareil recouvert par les eaux. Je vais plutôt me diriger vers la prairie de l’autre côté des rochers.
— Au moins, nota Pelorat, avec un vaisseau gravitique on ne carbonise pas la propriété d’autrui en descendant. »
Ils se posèrent délicatement sur les quatre larges amortisseurs qui s’étaient lentement déployés durant l’ultime phase de la manœuvre. Ceux-ci s’enfoncèrent dans le sol sous le poids de l’engin.
« J’ai peur toutefois que nous ne laissions des marques », ajouta Pelorat.
— Au moins », continua Joie, mais quelque chose dans sa voix n’était pas entièrement approbateur, « le climat est-il sans aucun doute tempéré… je dirais même chaud. »
Il y avait quelqu’un dans l’herbe qui avait regardé le vaisseau descendre sans trahir le moindre signe de peur ou de surprise. Ses traits ne révélaient qu’un intérêt fasciné.
Elle était fort peu vêtue, ce qui corroborait l’estimation de Joie quant au climat. Ses sandales semblaient faites de corde et elle portait roulée autour des hanches une jupe drapée à motif fleuri.
Elle avait les jambes nues et ne portait rien au-dessus de la taille.
Elle avait des cheveux bruns, longs et très brillants, qui lui descendaient jusqu’à la taille. Sa peau était brun pâle et ses yeux très bridés.
Trevize scruta du regard les environs : personne d’autre en vue. Il haussa les épaules et dit : « Enfin, nous sommes tôt le matin et la plupart des autochtones doivent être chez eux, ou même encore endormis. Malgré tout, on ne peut pas dire que la région soit très peuplée. »
Puis, se tournant vers les autres : « Je vais sortir et parler à la femme, si elle parle une langue compréhensible. Vous autres…
— Je trouve, intervint avec fermeté Joie, qu’on ferait aussi bien de sortir tous. Cette femme est totalement inoffensive et, de toute manière, j’aimerais bien me dégourdir les jambes et respirer l’air d’une planète, et, qui sait, trouver des vivres sur place. Je voudrais aussi que Fallom retrouve le contact avec un monde, et j’ai comme dans l’idée que Pel aimerait bien examiner la femme de plus près.
— Qui ça ? Moi ? » dit Pelorat en rosissant légèrement. « Pas du tout, Joie, mais enfin, c’est moi le linguiste de notre petite troupe. »
Trevize haussa les épaules. « Plus on est de fous… Néanmoins, malgré l’air innocent de cette femme, j’ai bien l’intention de prendre mes armes.
— Je doute, remarqua Joie, que vous soyez le moins du monde tenté d’en faire usage contre cette jeune personne.
— Elle est séduisante, n’est-ce pas ? » sourit Trevize.
Il débarqua le premier, suivi de Joie, traînant par la main Fallom, qui descendait avec précaution la rampe derrière elle. Pelorat était bon dernier.
La jeune femme brune continuait à les observer avec intérêt. Elle n’avait pas reculé d’un pouce.
« Eh bien, essayons », fit Trevize dans sa barbe.
Il éloigna les bras de ses armes et lança : « Je vous salue. »
La jeune femme resta pensive un instant puis répondit : « Je te salue et salue tes compagnons !
— Superbe ! fit joyeusement Pelorat. Elle parle le galactique classique, et avec l’accent correct.
— Je la comprends moi aussi », le coupa Trevize en agitant la main pour indiquer que sa compréhension n’était toutefois pas parfaite. « J’espère que l’inverse est vrai. »
Souriant et adoptant une expression amicale, il reprit : « Nous avons traversé l’espace. Nous venons d’un autre monde.
— C’est bien », dit la jeune femme de sa voix de soprano limpide. « Ton vaisseau provient-il de l’Empire ?
— Il vient d’une étoile lointaine, d’où son nom de Far Star. » La jeune femme examina les caractères sur la coque. « C’est donc ce que cela veut dire ? Sans doute, si la première lettre est un F, puis… mais attendez, il est écrit à l’envers ! »
Trevize s’apprêtait à protester mais Pelorat, extasié, béat, l’approuva : « Elle a raison. La lettre F s’est renversée il y a deux mille ans environ. Quelle occasion magnifique d’étudier le galactique classique en détail et comme une langue vivante ! »
Trevize examina soigneusement la jeune femme. Elle ne mesurait guère plus d’un mètre cinquante et ses seins, quoique bien galbés, étaient petits. Elle semblait toutefois formée : les mamelons étaient larges et les aréoles sombres bien que cela pût tenir à son teint de peau.
« Je m’appelle Golan Trevize ; mon ami est Janov Pelorat ; la femme s’appelle Joie ; et l’enfant, Fallom.
— Est-ce donc la coutume, sur l’étoile lointaine d’où vous venez, de gratifier les hommes d’un double nom ? Je suis Hiroko, fille d’Hiroko.
— Et votre père ? » coupa vivement Pelorat.
A quoi Hiroko répondit par un haussement d’épaules négligent. « Son nom, à ce qu’en dit ma mère, est Smool, mais c’est sans importance. Je ne le connais point.
— Et où sont les autres ? reprit Trevize. Vous semblez être toute seule ici pour nous accueillir.
— Bien des hommes sont au large sur les bateaux de pêche ; bien des femmes sont dans les champs. Ces deux derniers jours, j’étais en congé, ce qui m’a donné l’insigne chance de voir cette grande chose. Les gens toutefois sont curieux et le vaisseau aura été aperçu lors de sa descente, même de loin. D’autres ne tarderont pas a venir.
— Y a-t-il beaucoup d’autres gens sur cette île ?
— Il en est plus de vingt et cinq mille », dit Hiroko avec une évidente fierté.
« Et y a-t-il d’autres îles sur l’océan ?
— D’autres îles, mon bon seigneur ? » Elle semblait intriguée. Trevize se contenta de cette réponse. L’île était sur toute la planète le seul point habité par l’homme. « Comment appelez-vous votre monde ?
— C’est Alpha, mon bon seigneur. On nous enseigne que son nom entier est Alpha Centauri, si ce terme vous éclaire plus, mais pour notre part, nous l’appelons Alpha tout court et, voyez-vous, c’est un monde au doux visage.
— Un monde quoi ? » fit Trevize en tournant vers Pelorat un regard ahuri.
« Elle veut dire un monde superbe, expliqua ce dernier.
— Enfin, du moins ici, et maintenant. » Il leva les yeux pour contempler le bleu ciel matinal, où dérivaient quelques rares nuages. « Vous avez une belle journée ensoleillée, Hiroko, mais j’imagine qu’il ne doit pas trop y en avoir sur Alpha. »
Hiroko se raidit. « Autant que nous le souhaitons, mon bon seigneur. Les nuages peuvent venir quand nous avons besoin de pluie mais la plupart des jours, il nous semble bon que le ciel soit limpide. Sans doute un ciel clément ainsi qu’une douce brise sont hautement désirables en ces jours où les bateaux de pêche sont en mer.
— Les vôtres maîtrisent-ils donc le temps, Hiroko ?
— Ne le maîtriserions-nous pas, Sieur Golan Trevize, que nous serions trempés de pluie.
— Mais comment faites-vous ?
— N’étant pas un ingénieur compétent, mon seigneur, je ne puis te le dire.
— Et que pourrait être le nom de cette île sur laquelle vous et les vôtres vivez ? » dit Trevize, se trouvant piégé dans les tournures ornementées du galactique classique (tout en se demandant désespérément s’il ne s’emmêlait pas dans les conjugaisons).
« Nous appelons notre île paradisiaque parmi les eaux du vaste océan : Nouvelle-Terre. »
Sur quoi Trevize et Pelorat se dévisagèrent avec surprise et ravissement.
Ils n’eurent pas le temps de poursuivre dans cette voie. D’autres arrivaient. Par douzaines. Ce devait être, estima Trevize, ceux qui n’étaient pas en mer ou dans les champs, et qui ne venaient pas de trop loin. Ils arrivaient à pied, pour la plupart, bien que deux véhicules terrestres fussent visibles – assez antiques et disgracieux.
A l’évidence, c’était une société à la technologie primitive ; néanmoins, ces gens contrôlaient le temps.
Il était bien connu que la technologie n’était pas obligatoirement homogène dans son développement ; ce manque d’évolution dans certaines voies n’excluait pas de considérables progrès dans d’autres – mais sans doute un tel exemple d’inégalité de développement demeurait-il inhabituel.
Parmi ceux qui étaient en train de contempler le vaisseau, la moitié au moins étaient des hommes et des femmes âgés ; il y avait également trois ou quatre enfants. Pour le reste, plus de femmes que d’hommes. Aucun des témoins toutefois ne trahissait la moindre crainte, la moindre hésitation.
A voix basse, Trevize dit à Joie : « Êtes-vous en train de les manipuler ? Ils semblent… sereins.
— Pas le moins du monde. Je n’interviens jamais sur des esprits sauf obligation. Non, c’est Fallom qui me préoccupe. »
Si peu nombreux que fussent les nouveaux venus pour quiconque avait l’expérience des curieux sur n’importe quelle planète ordinaire de la Galaxie, ils n’en constituaient pas moins une foule pour Fallom qui avait déjà dû s’habituer aux trois adultes à bord du Far Star. Fallom avait une respiration brève et haletante, les yeux mi-clos. Elle semblait presque en état de choc.
Joie la caressait, d’un mouvement doux et régulier, avec des murmures apaisants. Trevize était certain qu’elle devait en douceur accompagner ce geste d’un réarrangement infiniment délicat de ses connexions nerveuses.
Fallom prit soudain une profonde inspiration, suffoquant presque, et tressaillit, en proie à un frisson peut-être involontaire. Elle releva la tête et considéra les présents d’un regard qui pouvait passer pour normal avant d’enfouir sa tête dans le creux entre le bras de Joie et son corps.
Celle-ci ne l’écarta pas, tandis que son bras, lui enserrant l’épaule, se raidissait périodiquement comme pour mieux lui rappeler sa présence protectrice.
Pelorat semblait passablement abasourdi et ses yeux allaient d’un Alphan à l’autre. Il remarqua : « Ils sont tellement différents entre eux. »
Trevize l’avait noté lui aussi. Il y avait diverses couleurs de peau et de teintes de cheveux, y compris un roux de feu avec les yeux bleus et des taches de rousseur. Au moins trois adultes apparents étaient d’aussi petite taille qu’Hiroko tandis qu’un ou deux étaient plus grands que Trevize. Quelques-uns, sans distinction de sexe, avaient les mêmes yeux qu’Hiroko et Trevize se souvint que sur les pullulantes planètes commerçantes du secteur de Fili ces yeux bridés étaient caractéristiques de la population mais il n’avait jamais visité ce secteur.
Aucun des Alphans ne portait rien au-dessus de la taille, et chez toutes les femmes les seins semblaient menus. C’était pratiquement la seule constante morphologique qu’il pût constater.
Joie prit soudain la parole : « Mademoiselle Hiroko, ma jeune compagne n’est pas accoutumée aux voyages dans l’espace et elle doit assimiler plus de nouveautés qu’elle n’en est capable. Lui serait-il possible de s’asseoir et d’avoir éventuellement quelque chose à boire et à manger ? »
Hiroko parut intriguée et Pelorat traduisit ce que Joie venait de dire dans le galactique plus orné de la période impériale moyenne.
Hiroko porta aussitôt la main à sa bouche et tomba à genoux d’un mouvement gracieux : « J’implore ton pardon, gente dame, dit-elle. Je n’avais pas songé aux besoins de cette enfant, ni aux tiens. L’étrangeté de l’événement m’avait accaparé l’esprit. Voudrais-tu – voudriez-vous tous –, en tant que visiteurs et qu’invités, entrer au réfectoire pour le repas matinal ? Et pourrons-nous nous joindre à vous afin de vous servir d’hôtes ?
— C’est fort aimable de votre part », répondit Joie. Elle parlait avec lenteur en détachant ses mots avec soin, espérant les rendre ainsi plus aisés à comprendre. « Il vaudrait mieux, toutefois, que vous seule nous serviez d’hôtesse, pour la tranquillité d’esprit de cette enfant qui n’est pas habituée à la présence simultanée de nombreuses personnes. »
Hiroko se releva. « Il en sera fait selon tes désirs. »
Et elle les conduisit, d’un pas nonchalant, à travers la prairie. Les autres Alphans se rapprochèrent. Ils semblaient particulièrement intrigués par la mise des nouveaux venus. Trevize retira sa veste légère et la tendit à l’homme qui s’était glissé à sa hauteur pour en tâter l’étoffe d’un doigt curieux.
« Tenez, lui dit-il. Vous l’examinez mais vous me la rendez. » Puis, se tournant vers Hiroko : « Veillez à ce que je récupère ma veste, mademoiselle Hiroko. »
Elle hocha gravement la tête : « Sans nul doute, elle vous sera restituée, respecté seigneur. »
Trevize sourit et reprit sa marche. Il se sentait plus à l’aise sans veste, dans cette brise douce et légère.
Il n’avait pas décelé la présence d’une seule arme chez ceux qui l’entouraient et nota non sans intérêt que personne ne semblait montrer de crainte ou de gêne à la vue des siennes. On n’avait même pas manifesté de curiosité à leur égard. Il était fort possible que ces gens ne fussent même pas conscients de leur destination. D’après tout ce que Trevize avait pu constater jusque-là, il se pouvait bien qu’Alpha fût un monde parfaitement non violent.
Une femme, qui s’était rapidement portée en avant afin de précéder légèrement Joie, se retourna pour examiner son corsage avec minutie puis elle demanda : « As-tu des seins, ma gente dame ? »
Et comme incapable d’attendre une réponse, elle effleura la poitrine de la Gaïenne.
Cette dernière sourit et dit : « Comme tu as pu le constater, j’en ai. Ils n’ont peut-être pas le galbe superbe des tiens mais je ne les cèle point pour cette raison. Chez nous, il est inconvenant de les laisser découverts. »
Et, en aparté pour Pelorat : « Que dites-vous de ma maîtrise du galactique classique ?
— Vous vous en tirez à merveille, Joie. »
Le réfectoire était une vaste salle avec des tables allongées munies de longs bancs fixés de part et d’autre. A l’évidence, les Alphans prenaient leurs repas en commun.
Trevize éprouva un scrupule de conscience. La requête d’intimité de Joie avait mobilisé cet espace pour eux cinq et, de force, exilé le reste des Alphans à l’extérieur. Un certain nombre, toutefois, s’étaient installés à distance respectueuse des fenêtres (de simples ouvertures dans les murs, pas même garnies de rideaux), sans doute afin de mieux voir manger les étrangers.
Involontairement, il se demanda ce qu’il arriverait s’il se mettait à pleuvoir. Sans aucun doute, la pluie ne tombait qu’à l’endroit désiré, douce et légère, sans vent notable, jusqu’à ce que la quantité d’eau désirée soit obtenue. Trevize se dit qu’elle devait, qui plus est, certainement tomber à heure fixe, permettant ainsi aux Alphans de prendre leurs précautions.
La fenêtre devant lui donnait sur la mer et très loin, à l’horizon, il lui sembla distinguer un banc de nuages analogues à ceux qui recouvraient presque uniformément le ciel partout ailleurs que sur ce minuscule carré d’Eden.
La maîtrise du temps avait ses avantages. Enfin, une jeune femme vint les servir sur la pointe des pieds. On ne leur avait pas demandé de choisir mais on déposa devant eux un petit verre de lait, un autre, plus grand, de jus de raisin, et un troisième, plus grand encore, rempli d’eau. Chaque convive avait droit à deux gros œufs pochés, accompagnés de lamelles de fromage à pâte blanche, ainsi qu’à une bonne assiette de poisson grillé garni de petites pommes de terre sautées et servies sur des feuilles bien vertes de laitue fraîche.
Joie contempla non sans un certain désarroi l’étalage de victuailles disposé devant elle, manifestement incapable de décider par où commencer. Fallom n’eut pas les mêmes hésitations : elle but avidement le jus de raisin, avec tous les signes d’une évidente satisfaction, puis engloutit le poisson et les pommes de terre. Elle les aurait bien mangés avec les doigts si Joie ne lui avait pas tendu une grande cuiller à l’extrémité dentelée qui pouvait également tenir lieu de fourchette.
Pelorat eut un sourire de satisfaction puis attaqua lui aussi ses œufs sans plus tarder.
« Ah ! savoir enfin à quoi ressemblent de vrais œufs », dit Trevize avant de faire de même.
Oubliant elle-même son petit déjeuner, toute à son plaisir de voir les autres se régaler (car même Joie s’y était mise, avec une évidente gourmandise), Hiroko leur demanda : « Est-ce bon ?
— C’est bon, confirma Trevize, la bouche pleine. Apparemment, vous ne connaissez pas de pénurie de nourriture sur cette île… ou bien nous servez-vous plus que de coutume, par politesse ? »
Hiroko l’écouta, le regard attentif, et parut saisir le sens de ses paroles car elle répondit : « Non, non, respecté seigneur. Notre terre est généreuse, notre mer plus encore. Nos canards donnent des œufs, nos chèvres du fromage et du lait. Et puis il y a nos céréales. Par-dessus tout, nos eaux sont remplies d’innombrables variétés de poissons en quantités incalculables. L’Empire tout entier pourrait manger à notre table sans épuiser le poisson de notre océan. »
Trevize eut un sourire discret. A l’évidence, la jeune Alphane n’avait pas la moindre idée de la taille véritable de la Galaxie.
Il lui demanda : « Vous appelez cette île Nouvelle-Terre, Hiroko. Dans ce cas, où pourrait donc se situer l’Ancienne ? »
Elle le regarda, ahurie. « L’Ancienne Terre, dis-tu ? J’implore ton pardon, estimé seigneur. Je n’entends point ce que tu veux dire. »
Trevize s’expliqua. « Avant qu’il y eût une Nouvelle-Terre, ton peuple a dû vivre ailleurs. Où donc est cet ailleurs d’où il vient ?
— Je ne sais rien de tout cela, respecté seigneur », dit-elle avec une gravité troublée. « Cette terre a été la mienne durant toute mon existence, et celle de ma mère et de ma grand-mère avant moi ; et, je n’en doute point, celle de leurs grand-mères et arrière-grand-mères avant elles. D’une quelconque autre terre je n’ai nulle connaissance.
— Mais », dit Trevize, revenant avec douceur à une argumentation simple, « vous appelez néanmoins cette contrée Nouvelle-Terre. Pour quelle raison ?
— Parce que, respecté seigneur », lui répondit-elle de la même voix douce, « c’est ainsi que tout le monde l’a de tout temps appelée puisque l’esprit de la femme n’est jamais allé à rencontre de cette coutume.
— Mais c’est une Nouvelle-Terre, et par conséquent une Terre récente. Il doit bien en exister une Ancienne, une Terre antérieure, d’où celle-ci tire son nom. Chaque matin se lève un nouveau jour, et cela implique bien qu’auparavant a existé un ancien jour. Ne voyez-vous pas qu’il doit en être ainsi ?
— Que nenni, respecté seigneur. Je sais simplement comment est appelé ce pays. Je ne sais rien d’autre, ni ne puis suivre le tien raisonnement qui ressemble fort à ce qu’ici nous appelons de l’ergotage. Soit dit sans vouloir t’offenser. »
Sur quoi Trevize secoua la tête, se sentant bien abattu.
Trevize se pencha vers Pelorat pour lui chuchoter : « Où qu’on aille, quoi qu’on fasse, nous ne recueillons pas la moindre information.
— Nous savons déjà où se trouve la Terre, alors quelle importance ? » répondit Pelorat en bougeant à peine les lèvres.
« Je voudrais quand même en savoir un minimum sur cette planète.
— Cette enfant est bien jeune. Il y a peu de chances qu’elle soit dépositaire d’une quelconque information. »
Trevize réfléchit à cette remarque puis hocha la tête : « Vous avez raison, Janov. »
Il se retourna vers Hiroko : « Mademoiselle Hiroko, vous ne nous avez pas demandé la raison de notre présence ici, dans votre pays. »
Hiroko baissa les yeux et répondit : « Ce ne serait guère courtois tant que vous ne vous serez pas tous restaurés et reposés, respecté seigneur.
— Mais nous avons fini de manger, enfin presque, et nous avons récemment pris du repos, aussi vais-je moi-même vous dire pourquoi nous sommes ici. Mon ami le docteur Pelorat est un érudit sur notre monde, un homme instruit. C’est un mythologue. Savez-vous ce que cela veut dire ?
— Nenni, respecté seigneur, je l’ignore.
— Il étudie les contes anciens, tels qu’on les raconte sur les diverses planètes. Ce sont ces contes anciens, qualifiés de mythes et de légendes, qui intéressent le docteur Pelorat. Y a-t-il des gens instruits sur la Nouvelle-Terre qui connaissent les contes anciens de ce monde ? »
Un mince pli de réflexion barra le front d’Hiroko. « Ce n’est point une matière en laquelle je sois moi-même versée. Nous avons dans nos contrées un vieil homme qui aime à parler des jours anciens. D’où il tire toutes ces choses, je l’ignore, et tendrais pour ma part à croire qu’il les a tissées à partir du néant ou bien reprises d’autres qui auraient fait de même. Peut-être est-ce là le genre de récit que ton compagnon instruit désire entendre, mais je ne voudrais pas t’induire en erreur. C’est dans mon esprit seul » et elle jeta des coups d’œil de gauche à droite, comme si elle préférait ne pas être entendue « que ce vieillard radote, car nombreux sont les gens disposés à lui prêter une oreille attentive. »
Trevize acquiesça. « Ce sont justement de tels radotages que nous cherchons. Vous serait-il possible de conduire mon ami auprès de ce vieil homme…
— Monolee, tel est son nom.
— De Monolee, donc. Et pensez-vous que Monolee serait prêt à parler à mon ami ?
— Lui ? Prêt à parler ? répondit-elle avec mépris. Tu ferais mieux de demander s’il sera jamais prêt à se taire. Ce n’est qu’un homme, et par conséquent il pourra bien parler, si on le lui permet, jusqu’à la prochaine quinzaine sans interruption. Soit dit sans vouloir offenser mon respecté seigneur.
— Bien entendu. Voulez-vous conduire mon ami auprès de Monolee dès maintenant ?
— A tout moment. L’ancien est toujours chez lui et toujours prêt à accueillir une oreille complaisante.
— Et peut-être qu’une vieille femme serait prête à venir tenir compagnie à madame Joie. Elle doit s’occuper de l’enfant et ne peut guère se déplacer. Elle serait ravie d’avoir de la compagnie, car les femmes, vous le savez, adorent…
— Jaser ? termina Hiroko, clairement amusée. Enfin, c’est ce que disent les hommes, bien que j’aie pu observer qu’eux-mêmes sont toujours de grands bavards. Qu’ils reviennent de leur pêche et vous les verrez rivaliser à qui débitera les plus hauts faits concernant ses prises. Qu’ils ne soient ni écoutés ni crus, ce n’est pas non plus ce qui les arrêtera. Mais assez jasé moi-même… Je vais demander à une amie de ma mère, que j’aperçois à la fenêtre, de rester avec madame Joie et l’enfant après qu’elle aura guidé ton ami, le respecté docteur, auprès du vieillard Monolee. Et si ton ami écoute celui-ci aussi avidement qu’il radote, tu ne pourras guère les séparer ensuite… Mais si tu veux bien pardonner mon absence un instant. »
Lorsqu’elle fut partie, Trevize se tourna vers Pelorat : « Écoutez, essayez de tirer ce que vous pouvez du vieux bonhomme et vous, Joie, tâchez de faire de même avec celle qui vous tiendra compagnie. Ce qu’on veut, c’est en savoir le plus possible sur la Terre.
— Et vous ? demanda Joie. Qu’allez-vous faire ?
— Je vais rester avec Hiroko et tâcher de trouver une troisième source de renseignements. »
Joie sourit. « Ah ! oui, je vois. Pel sera avec ce vieux bonhomme ; moi, avec la vieille bonne femme. Vous, vous allez vous forcer à rester avec cette aguichante jeune personne légèrement vêtue. Voilà qui me semble raisonnable, comme division du travail.
— A ce qu’il se trouve, Joie, c’est effectivement le cas.
— Mais vous ne trouvez pas déprimant qu’une division raisonnable du travail doive déboucher sur un tel résultat, je suppose ?
— Non. Pourquoi ?
— Oui, pourquoi, en effet ? »
Hiroko était de retour. Elle se rassit : « Tout est arrangé. Le respecté docteur Pelorat va être conduit auprès de Monolee ; et la respectée dame Joie, avec son enfant, aura de la compagnie. Puis-je donc avoir l’honneur, respecté seigneur Trevize, de poursuivre la conversation avec toi, au cas où cette Vieille Terre à propos de laquelle tu as…
— Radoté ? demanda Trevize.
— Nenni, fit Hiroko en riant. Mais tu fais bien de me railler. Je me suis bien montrée discourtoise tout à l’heure en répondant ainsi à ta question. Je suis prête à m’excuser en toute bonne grâce… »
Trevize se tourna vers Pelorat : « En toute bonne grâce ?
— Volontiers », traduisit ce dernier à voix basse. « Mademoiselle Hiroko, reprit Trevize, je n’ai vu là aucun manque de courtoisie mais si cela peut vous soulager, je serai ravi de parler avec vous.
— Une bien aimable proposition dont je vous remercie », dit Hiroko en se levant.
Trevize fit de même. « Joie, prenez garde qu’il n’arrive rien de fâcheux à Janov.
— Laissez-moi m’en occuper. Quant à vous, vous avez vos… » D’un signe de tête, elle indiqua ses armes.
« Je ne pense pas que j’en aurai besoin », dit Trevize, mal à l’aise.
Il quitta le réfectoire sur les pas d’Hiroko. Le soleil était à présent plus haut dans le ciel et la température avait encore monté. Il régnait, comme toujours, une odeur particulière. Trevize se souvint qu’elle avait été faible sur Comporellon, nettement désagréable sur Aurora et plutôt forte sur Solaria. (Sur Melpomenia, ils avaient porté des combinaisons où la seule odeur qu’on perçoit est celle de son propre corps.) A chaque fois, cette perception avait disparu en l’affaire de quelques heures, avec la saturation des centres olfactifs.
Ici toutefois, sur Alpha, l’odeur était un agréable parfum d’herbe chauffée par le soleil, ce qui fit regretter à Trevize que cette sensation, elle aussi, dût bientôt disparaître.
Ils approchaient d’une structure de petite taille, qui semblait construite en plâtre rosé pâle.
« Voici ma maison, dit Hiroko. Elle appartenait naguère à la jeune sœur de ma mère. »
Elle y pénétra et fit signe à Trevize de la suivre. La porte était ouverte, ou plutôt, nota Trevize en franchissant le seuil, il n’y avait pas de porte.
« Comment faites-vous lorsqu’il pleut ?
— Nous sommes prêts. Il va pleuvoir dans deux jours, trois heures durant avant l’aube, quand la température est la plus fraîche et que la pluie peut le mieux humidifier le sol. Le moment venu, je n’aurai qu’à tirer ce rideau, tout à la fois pesant et imperméable, devant l’entrée. »
Ce qu’elle fit tout en parlant. Il semblait tissé d’une sorte de toile résistante.
« Je vais le laisser en place maintenant, poursuivit-elle. Tous sauront ainsi que je suis à l’intérieur mais non disponible car occupée à dormir ou à quelque affaire d’importance.
— Cela ne paraît un rempart guère solide pour préserver l’intimité.
— Pourquoi cela ? Vois, il masque l’entrée.
— Mais n’importe qui pourrait l’écarter.
— Sans se préoccuper des désirs de l’occupant ? » Hiroko semblait choquée. « Se comporte-t-on de la sorte sur ton monde ? Ce serait barbare. »
Trevize sourit. « C’était une simple question. »
Elle le mena dans la seconde des deux pièces et, à son invitation, il s’installa dans un siège matelassé. Il y avait quelque chose de claustrophobique dans l’exiguïté et le vide de ces pièces, mais la demeure semblait uniquement destinée à l’isolement et au repos. Les ouvertures des fenêtres étaient réduites et proches du plafond mais sur les murs étaient judicieusement disposés en bandes des miroirs de métal terne qui réfléchissaient la lumière de manière diffuse. Il y avait des fentes dans le sol par lesquelles montait une douce brise rafraîchissante. Trevize ne vit aucun signe d’éclairage artificiel et se demanda si les Alphans devaient se lever avec le soleil et se coucher avec lui.
Il allait poser la question mais Hiroko parla la première : « Madame Joie est-elle ta compagne ?
— Veux-tu savoir par là si elle est ma partenaire sexuelle ? » demanda Trevize, prudent.
Hiroko rougit. « Je t’en prie, respecte la décence d’une conversation polie, mais effectivement, je parlais de plaisir intime.
— Non, elle est la compagne de mon ami lettré.
— Mais tu es pourtant le plus jeune, et le plus gracieusement tourné.
— Eh bien, je te remercie de ton opinion, mais ce n’est pas celle de Joie. Elle aime le docteur Pelorat bien plus que moi.
— Voilà qui me surprend grandement. Ne veut-il point partager ?
— Je ne lui ai pas posé la question, mais je suis certain qu’il refuserait. Et je ne voudrais pas non plus. »
Hiroko hocha la tête d’un air entendu. « Je sais. C’est à cause de son fondement.
— Son fondement ?
— Tu sais bien. Ça. » Et elle s’assena une claque sur son joli postérieur menu.
« Oh, ça ! D’accord, j’ai compris. Certes, Joie est généreusement proportionnée du côté de l’anatomie pelvienne. » Des deux mains, il décrivit une ample courbe, tout en lui adressant un clin d’œil – et Hiroko se mit à rire.
« Néanmoins, un grand nombre d’hommes apprécient ce genre de générosité dans la silhouette.
— Je ne peux pas le croire. Nul doute que ce serait une sorte de gloutonnerie que de désirer l’excès dans ce qui est plaisant en modération. M’apprécierais-tu davantage si j’avais les seins massifs et pendants, avec des mamelons pointant vers les orteils ? En vérité, j’en ai déjà vu de semblables sans constater qu’ils attiraient des nuées d’hommes. Tout au contraire, les pauvres femmes affligées de la sorte sont contraintes de masquer leurs monstruosités – à l’instar de madame Joie.
— Un tel gigantisme ne m’attirerait pas non plus, même si, j’en suis certain, ce n’est pas à cause d’une quelconque imperfection que Joie masque ses seins.
— Tu ne désapprouves pas, alors, mon visage ou ma silhouette ?
— Ce serait folie de ma part. Tu es superbe.
— Et que fais-tu en guise de bagatelle, lorsque tu es à bord de ton vaisseau, voletant de planète en planète – madame Joie t’étant refusée ?
— Rien, Hiroko. Il n’y a rien à faire. Je songe parfois à la bagatelle, ce qui est une gêne, mais celui qui voyage dans l’espace sait fort bien qu’il est des moments où l’on doit s’en passer. On se rattrape à d’autres.
— Si c’est une gêne, comment peut-on la supprimer ?
— J’éprouve une gêne considérablement plus grande depuis que tu as soulevé le sujet. Je ne crois pas qu’il soit poli de demander comment on pourrait la supprimer.
— Serait-il discourtois que je t’en suggère un moyen ?
— Cela dépendrait entièrement de la nature de la suggestion.
— Je suggérerais que l’on se donne mutuellement du plaisir.
— M’as-tu conduit ici, Hiroko, pour en arriver là ?
— Oui, répondit-elle avec un agréable sourire. C’est à la fois mon devoir de courtoisie d’hôtesse et mon désir aussi.
— Si tel est le cas, je reconnais que c’est également le mien. En fait, j’aimerais grandement t’obliger en la matière. Je serais prêt à te donner du plaisir, euh… en toute bonne grâce. »
Le déjeuner se prenait dans le même réfectoire. La salle était remplie d’Alphans et en leur compagnie se trouvaient Trevize et Pelorat, parfaitement admis. Joie et Fallom mangeaient à part, plus ou moins isolées, dans une petite annexe.
Il y avait plusieurs variétés de poissons, en même temps qu’un potage dans lequel nageaient des lamelles de ce qui pouvait bien être du chevreau bouilli. Sur la table, étaient disposés de grosses miches de pain à couper en tranches, du beurre et de la confiture pour le tartiner. Une grosse salade venait ensuite, et le dessert brillait par son absence, même si les brocs de jus de fruits semblaient inépuisables. Après leur copieux petit déjeuner, les deux Fondateurs ne purent faire honneur à la chère mais le reste des convives semblait manger d’un solide appétit.
« Comment font-ils pour ne pas grossir ? » s’étonna Pelorat, à voix basse.
Trevize haussa les épaules. « Beaucoup d’activité physique, peut-être. »
C’était à l’évidence une société où l’on ne se souciait guère d’étiquette à table. Il régnait un brouhaha de cris, de rires et de tasses, manifestement incassables, brutalement reposées sur les tables. Les femmes avaient le verbe aussi haut que les hommes, et la voix aussi rauque, quoique plus aiguë.
Pelorat grimaçait mais Trevize, qui pour l’heure (et temporairement du moins) ne ressentait aucune trace de la gêne qu’il avait confiée à Hiroko, se sentait tout à la fois détendu et de bonne humeur.
« En fait, confia-t-il, cela a ses bons côtés. Voici des gens qui semblent goûter la vie et n’avoir que peu ou pas de soucis. Le temps est ce qu’ils en font et la chère incroyablement abondante. C’est tout simplement pour eux un âge d’or sans fin. »
Il devait crier pour se faire entendre et Pelorat lui répondit sur le même registre : « Mais tellement bruyant.
— Ils y sont habitués.
— Je ne vois pas comment ils parviennent à s’entendre dans ce tumulte. »
Certes, il y avait de quoi rendre perplexes les deux Fondateurs. La prononciation bizarre, la grammaire et le vocabulaire archaïques de la langue alphane la rendaient impossible à saisir à d’aussi intenses niveaux sonores. Pour les Fondateurs, c’était comme de vouloir déchiffrer les cris d’un zoo en folie.
Ce ne fut qu’après le repas qu’ils purent retrouver Joie dans une petite bâtisse que Trevize ne jugea pas fondamentalement différente de la demeure d’Hiroko et qu’on leur avait provisoirement assignée comme résidence. Fallom était dans la seconde pièce et, d’après Joie, considérablement soulagée de se retrouver enfin seule ; elle essayait de faire la sieste.
Pelorat considéra l’ouverture dans le mur et remarqua, hésitant : « Il n’y a guère d’intimité ici. Comment peut-on parler librement ?
— Je vous assure, dit Trevize, qu’une fois la barrière de toile tirée en travers de la porte, nous ne serons pas dérangés. Le rideau rend la pièce impénétrable, avec toute la force de la coutume et des règles sociales. »
Pelorat avisa les hautes fenêtres, elles aussi ouvertes. « On pourrait nous entendre.
— Nous n’avons pas besoin de crier. Les Alphans ne nous espionneront pas. Même quand ils étaient devant les fenêtres du réfectoire durant le petit déjeuner, ils sont demeurés à distance respectueuse. »
Joie sourit. « Vous en avez appris des choses sur les mœurs alphanes dans le peu de temps que vous avez passé seul avec la douce petite Hiroko, et vous avez acquis une belle confiance en leur respect de l’intimité. Que s’est-il passé ?
— Si vous avez remarqué que mes neurones ont subi un changement en mieux sans pouvoir en déceler la raison, je ne puis que vous demander de me laisser l’esprit tranquille.
— Vous savez fort bien que Gaïa ne touchera votre esprit en aucune circonstance, sauf danger de mort, et vous savez pourquoi. Malgré tout, je ne suis pas mentalement aveugle. Je décèle ce qui s’est passé à un kilomètre de distance. Serait-ce votre invariable coutume lors des voyages spatiaux, mon ami l’érotomane ?
— Érotomane, moi ? Allons, Joie. Deux fois durant tout le voyage. Deux fois !
— Nous n’avons fait escale que sur deux mondes pourvus de femmes humaines fonctionnelles. Deux fois sur deux, et nous n’y sommes restés que quelques heures.
— Vous savez pertinemment que je n’avais pas le choix sur Comporellon.
— Ça, je veux bien l’admettre. Je me rappelle encore le morceau. » Durant quelques instants, Joie fut écroulée de rire. Puis elle poursuivit : « Je ne crois pas toutefois qu’Hiroko vous ait retenu, impuissant, dans sa poigne de fer, ou qu’elle ait fait subir à votre corps pantelant l’épreuve de son irrésistible volonté…
— Bien sûr que non. J’étais parfaitement consentant. Mais à sa suggestion, pas à la mienne. »
Pelorat intervint, avec juste un soupçon d’envie dans la voix : « Cela vous arrive-t-il à chaque fois, Golan ?
— Bien entendu, Pel, dit Joie. Obligé. Les femmes sont irrésistiblement attirées par monsieur.
— J’aimerais bien, dit Trevize, mais ce n’est pas le cas. Et j’en suis heureux – j’ai quand même aussi d’autres préoccupations dans la vie. Quoi qu’il en soit, dans ce cas d’espèce, j’étais effectivement irrésistible. Après tout, nous sommes les premiers hommes d’un autre monde qu’ait jamais vus Hiroko ou, apparemment, n’importe quel autre Alphan vivant. J’ai cru comprendre à des détails qu’elle a laissé échapper, des remarques en passant, qu’elle avait conçu l’idée assez excitante que je puisse être différent de ses compatriotes, que ce soit par l’anatomie ou par ma technique. Pauvre petite chose. J’ai bien peur qu’elle n’ait été déçue.
— Oh ! fit Joie. Vous aussi ?
— Non. J’ai visité pas mal de mondes où j’ai glané une certaine expérience. Et ce que j’ai découvert, c’est que les gens sont les mêmes partout, et que le sexe reste toujours le sexe, où que l’on aille. S’il y a des différences notables, elles sont en général à la fois triviales et désagréables. Les parfums que j’ai pu rencontrer ! Je me souviens d’une jeune femme qui ne pouvait tout bonnement rien faire sans une musique jouée à fond, musique qui consistait essentiellement en une succession de crissements désespérés. Si bien qu’elle a passé sa musique et que c’est moi qui n’ai rien pu faire. Je vous assure… c’est quand je retrouve les bonnes vieilles pratiques que je suis ravi.
— A propos de musique, reprit Joie, nous sommes invités à une soirée musicale après le dîner. Quelque chose de très officiel, apparemment, organisé en notre honneur. Je crois savoir que les Alphans sont très fiers de leur musique. »
Grimace de Trevize. « Leur fierté, hélas, ne nous la rendra en rien plus mélodieuse.
— Écoutez-moi jusqu’au bout. J’ai cru comprendre que leur fierté tient à ce qu’ils jouent en experts sur des instruments archaïques. Très archaïques. Par cet intermédiaire, il se pourrait que nous obtenions certaines informations sur la Terre. »
Trevize avait arqué les sourcils. « Idée intéressante. Et ça me rappelle que l’un ou l’autre détient peut-être déjà des informations. Janov, avez-vous vu ce Monolee dont Hiroko nous avait parlé ?
— Bigre oui, dit Pelorat. J’ai passé trois heures avec lui et Hiroko n’avait pas exagéré. Ce fut virtuellement un monologue de sa part et quand j’ai voulu le quitter pour venir déjeuner, il s’est raccroché à moi et n’a pas voulu me lâcher avant que je ne lui eusse promis de revenir chaque fois que possible pour avoir le plaisir de l’entendre à nouveau.
— Et vous a-t-il raconté quoi que ce soit d’intéressant ?
— Eh bien, lui aussi – comme tout le monde – a répété à l’envi que la Terre était intégralement et mortellement radioactive ; que les ancêtres des Alphans avaient été les derniers à partir car, sinon, ils seraient morts… et il insistait tellement que je n’ai pu m’empêcher de le croire. Je suis convaincu que la Terre est bien morte, Golan, et j’ai bien peur qu’en fin de compte toute notre quête ne se révèle inutile. »
Trevize se carra dans sa chaise, et fixa Pelorat qui était assis sur une étroite banquette. Ayant quitté sa place auprès de Pelorat, Joie, debout, les regardait alternativement.
Enfin Trevize répondit : « Laissez-moi être juge de l’utilité ou non de notre quête, Janov. Et racontez-moi plutôt ce que vous a conté ce vieillard volubile – brièvement, bien entendu.
— J’ai pris des notes à mesure qu’il parlait. Cela m’a aidé à renforcer mon rôle de chercheur mais je n’aurai pas besoin de m’y reporter. Son récit s’improvisait à mesure : chaque détail lui rappelait autre chose mais, naturellement, ayant passé ma vie à tenter d’organiser les informations à la recherche du pertinent et du signifiant, c’est devenu pour moi une seconde nature que de savoir condenser un discours long et incohérent en…
— … quelque chose de tout aussi long et incohérent ? l’interrompit doucement Trevize. Allons, venez-en au fait, Janov. »
Pelorat se racla la gorge, gêné. « Oui, certainement, mon bon. Je vais essayer de vous présenter les faits de manière cohérente et chronologique. La Terre fut le lieu d’origine de l’humanité ainsi que de millions d’espèces de plantes et d’animaux. Il en fut de la sorte durant un nombre incalculable d’années, jusqu’à l’invention du voyage hyperspatial. C’est alors que furent établies les colonies des Spatiaux. Ces derniers rompirent avec la Terre, développèrent leurs propres cultures et en vinrent à mépriser et opprimer la planète mère.
« Après deux siècles de ce régime, la Terre parvint toutefois à regagner sa liberté, bien que Monolee ne m’eût pas expliqué de quelle manière exacte elle avait procédé – je n’ai pas davantage osé lui poser la question, même s’il m’avait donné l’occasion de l’interrompre, ce dont il s’est bien gardé, car cela n’aurait risqué que de l’emmener vers de nouvelles voies de traverse. Il a fait toutefois mention d’un héros culturel du nom d’Elijah Baley mais les références étaient si caractéristiques de cette habitude d’attribuer à une figure unique les prouesses de générations entières qu’il m’a paru de peu d’intérêt d’essayer de…
— Oui, Pel chéri, dit Joie, nous comprenons parfaitement. » A nouveau, Pelorat s’interrompit à mi-phrase pour reprendre le fil de son discours. « Bien sûr. Mes excuses. Donc, la Terre provoqua une seconde vague de colonisation, découvrant d’une façon nouvelle quantité de nouveaux mondes. Les nouveaux groupes de colons se révélèrent plus vigoureux que les Spatiaux, les dépassèrent, les défirent et leur survécurent pour finalement instaurer l’Empire Galactique. Au cours des guerres entre colons et Spatiaux – non, pas les guerres, car il a bien pris soin d’utiliser le terme de “ conflit ” – la Terre est devenue radioactive.
— C’est ridicule, Janov, intervint Trevize, manifestement déçu. Comment une planète peut-elle devenir radioactive ? Chacune l’est légèrement, à un degré plus ou moins grand, dès le moment de sa formation, et cette radioactivité décroît lentement. En aucun cas elle ne devient radioactive. »
Pelorat haussa les épaules. « Je ne fais que vous répéter ce qu’il m’a dit. Et lui-même répétait ce qu’il avait entendu… d’un tiers qui lui-même racontait ce qu’il avait lui aussi entendu… et ainsi de suite. C’est du folklore, répété encore et encore, de génération en génération, et qui sait quelles distorsions ont pu s’y glisser à chaque redite.
— Je comprends cela, mais n’y a-t-il pas des livres, des documents, des chroniques anciennes qui auraient figé l’histoire à une période antique et qui pourraient nous offrir quelque chose de plus consistant que le présent récit ?
— De fait, je suis parvenu à lui poser la question et la réponse est non. Il a certes vaguement évoqué des ouvrages traitant du sujet, rédigés dans l’ancien temps et depuis longtemps perdus, mais tout ce qu’il nous avait raconté provenait justement de ces livres.
— Oui, passablement déformé. Toujours la même histoire. Sur chaque planète où nous nous rendons, les archives concernant la Terre ont, d’une manière ou d’une autre, disparu… Enfin, comment a-t-il dit, déjà, que la radioactivité avait commencé ?
— Il ne m’a fourni aucune précision. Tout au plus que les Spatiaux en étaient responsables, mais il m’est alors revenu que les Spatiaux étaient les fameux démons auxquels les gens de la Terre attribuaient tous leurs malheurs. La radioactivité… »
Une voix claire l’interrompit à cet instant : « Joie, est-ce que je suis une Spatiale ? »
C’était Fallom, debout dans l’étroit passage entre les deux pièces, les cheveux en bataille et la chemise de nuit qu’elle portait (coupée aux proportions plus amples de Joie), lui ayant glissé d’une épaule pour révéler un sein non développé.
« Nous nous inquiétons des indiscrets à l’extérieur, remarqua Joie, et nous oublions ceux que nous avons chez nous… Eh bien, Fallom, pourquoi dis-tu ça ? » Elle s’était levée pour aller vers l’adolescente.
« Je n’ai pas ce qu’ils ont », dit Fallom en désignant les deux hommes. « Ou ce que tu as, Joie. Je suis différente. Est-ce parce que je suis une Spatiale ?
— Tu l’es, Fallom, dit Joie, sur un ton apaisant. Mais de petites différences n’ont aucune importance. Allez, retourne te coucher. »
Fallom devint soumise, comme toujours lorsque Joie désirait la voir apaisée. Elle se retourna pour demander : « Je suis un démon ? Est-ce que je suis un démon ?
— Attendez-moi un instant », lança Joie par-dessus son épaule. « Je reviens tout de suite. »
Elle était effectivement de retour dans les cinq minutes. Elle hocha la tête : « Elle va dormir à présent, jusqu’à ce que je la réveille. J’aurais dû le faire plus tôt, je suppose, mais toute intervention sur son esprit doit être le résultat de la nécessité. » Puis elle ajouta, sur la défensive : « Je ne veux pas la voir ruminer sur les différences entre son équipement génital et le nôtre.
— Un de ces jours, il faudra bien qu’elle sache qu’elle est hermaphrodite, remarqua Pelorat.
— Un jour, oui, reconnut Joie. Mais pas maintenant. Poursuivez votre récit, Pel.
— Oui, insista Trevize. Avant qu’autre chose encore ne nous interrompe.
— Eh bien, la Terre est devenue radioactive. Ou du moins, sa croûte. A cette époque, elle avait une population gigantesque, regroupée au sein d’immenses cités essentiellement souterraines…
— Alors là, intervint Trevize, c’est certainement faux. Ce doit être le patriotisme local qui glorifie l’âge d’or de la planète car de tels détails sont la simple déformation de ce que fut Trantor durant son âge d’or, lorsqu’elle était la capitale impériale d’un ensemble de planètes à l’échelle de la Galaxie. »
Pelorat marqua un temps d’arrêt avant de reprendre : « Franchement, Golan, vous n’allez pas m’apprendre mon métier. Nous autres mythologues savons fort bien que les mythes et légendes contiennent des emprunts, des leçons morales, des cycles naturels et cent autres influences déformantes, et nous faisons tout notre possible pour les en élaguer afin de dégager ce qui pourrait constituer un noyau de vérité. En fait, les mêmes techniques doivent également être appliquées aux récits les plus sobres car nul jamais n’écrit la vérité apparente et limpide – si tant est qu’une telle notion puisse exister. Pour l’heure, je vous rapporte plus ou moins ce que m’a confié Monolee, même si, je suppose, j’y ajoute mes propres distorsions, malgré mes efforts pour éviter de le faire…
— Bien, bien, dit Trevize. Poursuivez, Janov, je ne voulais pas vous vexer.
— Et je ne le suis pas. Donc, les vastes cités, à supposer qu’elles aient existé, sont tombées en ruine et disparurent à mesure que la radioactivité croissait lentement et que la population n’était plus que le reliquat de ce qu’elle avait été, survivant de manière précaire en se raccrochant aux quelques régions relativement dénuées de radiations. Le chiffre de la population était maintenu par une stricte limitation des naissances et l’euthanasie des gens de plus de soixante ans.
— Mais c’est horrible ! s’indigna Joie.
— Sans aucun doute, mais c’est pourtant ce qu’ils firent, à en croire Monolee, et il se pourrait bien que la chose soit vraie car ce n’est certainement pas flatteur pour les Terriens et il est improbable qu’on ait inventé un mensonge aussi peu flatteur. Après avoir été méprisés et opprimés par les Spatiaux, les Terriens l’étaient à leur tour par l’Empire bien qu’il puisse en l’occurrence s’agir d’une exagération née de l’apitoiement sur son propre sort, une émotion, je dois dire, fort tentante. Rappelons-nous le cas…
— Oui, oui, Pelorat, une autre fois. Je vous en prie, continuez avec la Terre.
— Je vous demande pardon. L’Empire, dans un accès de bienveillance, accepta d’importer du sol propre et d’évacuer le sol contaminé. Inutile de dire que c’était une tâche énorme dont l’Empire eut tôt fait de se lasser, d’autant plus que cette période (si mon calcul est juste) coïncidait avec la chute de Kandar V, après laquelle l’Empire s’est trouvé avoir bien d’autres soucis que la Terre.
« La radioactivité continua de s’accroître, la population de dégringoler, et finalement l’Empire, dans un second accès de bienveillance, se proposa pour transférer les survivants vers un nouveau monde lui appartenant – en bref, celui-ci.
« A une période antérieure, il semble qu’une expédition aurait ensemencé l’océan de sorte que lorsque fut mis en œuvre le plan de transplantation des Terriens, Alpha se trouvait déjà dotée d’une atmosphère d’oxygène et d’amples réserves de nourriture. En outre, aucun des mondes de l’Empire Galactique ne convoitait cette planète car il règne une certaine antipathie naturelle à l’égard des astres qui orbitent autour d’une binaire. Ces systèmes possèdent si peu de planètes convenables, je suppose, que même celles-ci sont rejetées sous prétexte qu’elles doivent bien avoir quelque défaut. C’est un mode de pensée fort répandu. On peut citer, par exemple, le cas bien connu de…
— Plus tard, ce cas bien connu, Janov, dit Trevize. Continuez avec la transplantation.
— Ne restait plus, reprit Pelorat, accélérant légèrement son débit, qu’à préparer une base terrestre. On repéra la zone de plus hauts-fonds océaniques et l’on ramena des zones profondes des sédiments destinés à former l’assise de l’île de la Nouvelle-Terre. On dragua des rochers, on implanta des coraux, tandis qu’à la surface on semait des plantes terrestres destinées à retenir le sol dans leur réseau de racines. Là encore, l’Empire s’était attelé à une tâche gigantesque. Peut-être avait-on d’abord prévu des continents mais lorsque cette île unique fut enfin achevée, la période de bienveillance impériale l’était aussi.
« Ce qui restait de la population terrestre fut amené ici. Les flottes de l’Empire transportèrent hommes et machines et ne revinrent jamais. Les Terriens, exilés sur la Nouvelle-Terre, se retrouvèrent dans un complet isolement.
— Complet ? Monolee vous a-t-il soutenu que personne d’autre dans la Galaxie n’aurait débarqué ici avant nous ?
— Presque complet. Rien ne motive de venir ici, je suppose, même si l’on met à part cette répugnance superstitieuse à l’égard des systèmes binaires. A l’occasion, et à de longs intervalles, tel ou tel vaisseau a pu se poser, comme l’a fait le nôtre, mais pour repartir en définitive, de sorte que ces atterrissages n’ont jamais eu de suite. Et voilà.
— Avez-vous demandé à Monolee où était située la Terre ?
— Bien sûr que je lui ai demandé. Il n’en sait rien.
— Comment peut-il en savoir autant sur l’histoire de cette planète sans connaître sa position ?
— Je lui ai demandé très précisément, Golan, si cette étoile située à un petit parsec d’Alpha pouvait être le soleil autour duquel tournait la Terre. Il ignorait ce qu’était un parsec, et je lui ai expliqué que cela représentait une distance réduite, à l’échelle astronomique. Il me répéta que, réduite ou pas, il ignorait tout de la position de la Terre, qu’il ne connaissait personne qui le sache et qu’à son humble avis nous avions bien tort d’essayer de la trouver. Et il ajouta qu’il fallait la laisser errer en paix sans fin dans l’espace.
— Partagez-vous son opinion ? » demanda Trevize.
Pelorat secoua la tête, désolé. « Pas vraiment. Mais il a dit qu’avec le taux d’accroissement de la radioactivité, la planète a dû devenir totalement inhabitable peu après la transplantation et qu’aujourd’hui encore elle doit brûler intensément au point que personne ne peut plus l’approcher.
— Balivernes, dit avec fermeté Trevize. Une planète ne peut pas devenir radioactive et, par la suite, voir sa radioactivité continuer à monter. La radioactivité ne peut que décroître.
— Mais Monolee est absolument sûr de son fait. Et tant de gens sur toutes les planètes que nous avons visitées partagent cette opinion : la Terre est bien radioactive. Sûrement qu’il est inutile de poursuivre. »
Trevize exhala un long soupir puis répondit, d’une voix soigneusement maîtrisée : « Bêtises, Janov. Ce n’est pas vrai.
— Eh bien, là, mon ami, vous ne devez pas non plus croire une chose sous l’unique prétexte que tel est votre désir.
— Mes désirs n’ont rien à voir dans l’affaire. D’une planète à l’autre, nous ne cessons de découvrir que toutes les archives concernant la Terre ont été effacées. Pourquoi devraient-elles l’être s’il n’y a rien à cacher ? Si la Terre est un monde mort, radioactif, inabordable ?
— Je ne sais pas, Golan.
— Si, vous savez. Quand nous approchions de Melpomenia, vous avez dit que la radioactivité pourrait être le revers de la médaille : détruire les archives pour supprimer tout renseignement précis ; lancer le conte de la radioactivité pour implanter des informations erronées à la place. L’un et l’autre découragent toute tentative de rechercher la Terre et nous ne devons pas laisser le découragement nous saisir.
— En fait, remarqua Joie, vous semblez croire que l’étoile voisine est le soleil de la Terre. Pourquoi, dès lors, continuer de discuter de cette question de radioactivité ? Quelle importance ? Pourquoi ne pas simplement gagner cette étoile voisine, vérifier si la Terre s’y trouve, et dans l’affirmative, voir à quoi elle ressemble ?
— Parce que ceux qui vivent sur Terre doivent détenir, à leur manière, un pouvoir extraordinaire, et que j’aimerais mieux approcher avec un minimum de connaissances préalables ce monde et ses occupants. Et pour l’heure, puisque je continue à tout ignorer de la Terre, l’approche reste dangereuse. Mon idée est de vous laisser tous ici sur Alpha, tandis que je gagnerai seul la Terre. Risquer une seule vie suffit amplement.
— Non, Golan, dit fermement Pelorat, Joie et l’enfant peuvent rester ici mais je dois vous accompagner. Je suis à la recherche de la Terre depuis avant votre naissance et je ne peux pas rester en retrait quand le but est si proche, quels que soient les dangers.
— Pas question que Joie et l’enfant restent ici, dit Joie. Je suis Gaïa et Gaïa peut nous protéger, même de la Terre.
— J’espère que vous avez raison, dit Trevize, l’air sombre, mais Gaïa n’a quand même pu éviter l’élimination de tous les souvenirs anciens concernant le rôle de la Terre dans sa fondation…
— Cela s’est produit au tout début de l’histoire de Gaïa, quand elle n’était pas encore bien organisée, pas encore avancée. Il n’en va plus de même aujourd’hui.
— Je l’espère… Ou bien serait-ce que vous ayez recueilli ce matin quelque information sur la Terre que nous ignorerions encore ? Je vous avais effectivement demandé de discuter éventuellement avec quelques vieilles femmes.
— Et c’est bien ce que j’ai fait.
— Et alors ? Qu’avez-vous découvert ?
— Rien sur la Terre. De ce côté, c’est le néant complet.
— Ah !
— En revanche, ils sont très évolués en ingénierie génétique.
— Oh ?
— Sur cette île minuscule, ils ont produit et testé d’innombrables variétés de plantes et d’animaux, et réalisé un équilibre écologique convenable, stable et autosuffisant, malgré le peu d’espèces dont ils disposaient au départ. Ils ont fait progresser la vie océanique qu’ils avaient trouvée à leur arrivée, il y a quelques millénaires, accroissant la valeur nutritive du poisson et améliorant son goût. C’est leur ingénierie génétique qui a fait de ce monde une telle corne d’abondance. Et ils ont également prévu des plans pour eux-mêmes.
— Quel genre de plan ?
— Ils savent parfaitement bien qu’ils ne peuvent raisonnablement espérer s’étendre dans les circonstances actuelles, confinés qu’ils sont sur l’unique parcelle de terrain existant sur leur planète, mais ils rêvent de devenir amphibies.
— De devenir quoi ?
— Amphibies. Ils prévoient de se doter de branchies en sus des poumons. Rêvent d’être capables de passer des périodes de temps substantielles sous l’eau ; de découvrir des hauts-fonds sur lesquels bâtir des structures. L’idée enthousiasmait mon informatrice mais elle a reconnu qu’il s’agissait d’un projet lancé par les Alphans depuis plusieurs siècles déjà et que pratiquement aucun progrès en ce sens n’avait encore été accompli.
— Voilà deux champs de recherche dans lesquels ils pourraient bien être plus avancés que nous : la maîtrise du climat et l’ingénierie génétique. Je me demande quelles sont leurs techniques.
— Il nous faudrait trouver des spécialistes et encore, il n’est pas certain qu’ils voudront en parler.
— Ce n’est certes pas notre préoccupation première mais cela rétribuerait sans doute la Fondation si nous pouvions apprendre quelque chose de ce monde en miniature.
— Le fait est que nous savons déjà pas trop mal contrôler le climat de Terminus, remarqua Pelorat.
— C’est le cas sur de nombreux mondes, expliqua Trevize, mais toujours en envisageant la planète dans son ensemble. En revanche, ici, les Alphans contrôlent le temps d’un petit secteur de leur planète et ils doivent posséder des techniques que nous n’avons pas… Autre chose, Joie ?
— Des invitations mondaines. Ces gens m’ont l’air de savoir goûter les vacances sitôt qu’ils peuvent se libérer des activités de la terre ou de la pêche. Après le dîner de ce soir, il y aura une fête de la musique. Je vous en ai déjà parlé. Apparemment, tout au long de la côte vont se réunir tous ceux qui pourront se libérer des travaux des champs pour venir profiter de l’eau et fêter le soleil, puisque la pluie est prévue pour dans un jour ou deux. Puis, dès demain matin, la flotte doit revenir, devançant la pluie et, dès le soir, se tiendra une fête de la nourriture, pour goûter le produit de la pêche. »
Grognement de Pelorat : « Les repas sont déjà bien assez copieux. A quoi peut bien ressembler une fête de la nourriture ?
— Je suppose qu’on y insistera moins sur la quantité que sur la qualité. En tout cas, nous sommes tous les quatre invités à participer à toutes ces festivités, et tout particulièrement à la fête de la musique de ce soir.
— Sur les instruments antiques ? demanda Trevize.
— Exactement.
— A propos, en quoi sont-ils antiques ? Ce sont des ordinateurs primitifs ?
— Non, non. C’est tout l’intérêt. Il ne s’agit absolument pas de musique électronique mais mécanique. On me les a décrits. Ils grattent des cordes, soufflent dans des tubes, cognent des surfaces…
— J’espère que vous nous faites marcher, dit Trevize, atterré.
— Non, absolument pas. Et je crois savoir que votre Hiroko soufflera dans un des tubes – j’ai oublié son nom – et que vous devriez être en mesure d’endurer ça.
— Je serai, quant à moi, ravi d’y aller, intervint Pelorat. Je m’y connais fort peu en musique primitive et j’aimerais beaucoup en écouter.
— D’abord, elle n’est pas « mon » Hiroko, remarqua Trevize avec froideur. Mais ces instruments seraient-ils du type jadis employé sur Terre, à votre avis ?
— C’est ce que j’ai cru comprendre, dit Joie. Tout du moins, les Alphanes prétendent qu’ils auraient été conçus bien avant que leurs ancêtres ne débarquent ici.
— En ce cas, dit Trevize, cela vaut peut-être la peine d’écouter ce concert de crissements, cornes et cognements divers, au cas où l’on pourrait en tirer, qui sait, quelque information sur la Terre. »
Assez paradoxalement, c’était encore Fallom que la perspective d’une soirée musicale excitait le plus. En compagnie de Joie, elle prenait son bain dans le petit bâtiment des sanitaires situé derrière leurs quartiers. Il disposait d’une baignoire avec eau courante chaude et froide (ou plutôt tiède et fraîche), d’un lavabo et d’une chaise percée. Les lieux étaient impeccables, pratiques et même, dans ce soleil de fin d’après-midi, accueillants et bien éclairés.
Comme toujours, Fallom était fascinée par les seins de Joie et celle-ci en était réduite à lui répéter (maintenant que l’adolescente comprenait le galactique) que sur sa planète toutes les femmes étaient ainsi. A quoi Fallom rétorquait, inévitablement : « Pourquoi ? » Et Joie, après quelque réflexion, jugeant qu’il n’y avait pas d’autre réponse sensée à fournir, recourait à la repartie universelle :» Parce que ! »
Quand elles eurent terminé, Joie aida Fallom à passer les sous-vêtements fournis par les Alphanes et réussit à trouver la façon de draper la jupe par-dessus. Laisser Fallom torse nu semblait tout à fait raisonnable. Quant à elle, tout en utilisant la garde-robe alphane sous la taille (bien qu’un peu serrée aux hanches), elle enfila son corsage. Il pouvait paraître idiot de se montrer par trop inhibée en se voilant la poitrine dans une société où toutes les femmes l’exhibaient – d’autant que ses seins n’étaient pas trop gros et certainement aussi bien galbés que tous ceux qu’elle avait pu voir – mais enfin, c’était ainsi.
Les deux hommes utilisèrent les lieux à leur tour, non sans que Trevize, comme tout mâle, eût bien sûr protesté contre le temps mis par les femmes à leur laisser la place.
Joie fit tourner Fallom devant elle pour s’assurer que la jupe tenait en place sur ses hanches et ses fesses de garçon. « C’est une très jolie jupe, Fallom. Elle te plaît ? »
Fallom se contempla dans une glace : « Oui. Mais je ne risque pas d’avoir froid sans rien au-dessus ? » Et elle fit courir ses mains sur sa poitrine nue.
« Je ne crois pas, Fallom. Il fait plutôt chaud sur cette planète.
— Mais toi, tu as bien mis quelque chose.
— Oui, effectivement. C’est ainsi qu’on fait chez moi. Maintenant, dis-moi, Fallom, nous allons nous retrouver avec un grand nombre d’Alphans au cours du dîner et par la suite. Crois-tu pouvoir tenir le coup ? »
Devant son air désemparé, Joie poursuivit : « Je vais m’asseoir à ta droite et je ne te lâcherai pas. Pel sera assis de l’autre côté, et Trevize en face de toi. Nous ne laisserons personne te parler et tu n’auras besoin de parler à personne.
— Je vais essayer, Joie, répondit Fallom d’une voix flûtée.
— Ensuite, certains Alphans vont faire pour nous de la musique à leur manière particulière. Sais-tu ce que c’est, la musique ? » Elle fredonna de son mieux une imitation d’harmonie électrique.
Les traits de Fallom s’illuminèrent. « Tu veux dire ***** » (le dernier mot appartenait à sa propre langue), et elle se mit à chanter.
Joie la regarda, les yeux ronds. C’était un air magnifique, bien qu’improvisé, rempli de trilles. « C’est cela, oui. De la musique. »
Fallom expliqua, surexcitée : « Jembly faisait » elle hésita puis choisit d’employer le terme galactique « … de la musique tout le temps. Il en jouait sur un ***** » Encore un mot dans sa langue.
Joie le répéta, dubitative : « Sur un fifeul ? »
Rire de Fallom. « Pas fifeul, ***** »
Les deux mots ainsi juxtaposés, Joie pouvait entendre leur différence mais elle renonça à reproduire le second. Elle préféra demander : « A quoi ça ressemble ? »
Le vocabulaire galactique encore limité de Fallom ne lui permettait pas une description précise et ses gestes ne produisaient pas pour Joie une image clairement évocatrice.
« Il m’a appris à me servir du *****, expliqua Fallom, toute fière. J’en jouais en plaçant mes doigts exactement comme Jemby faisait, mais il m’avait dit que sous peu, je n’en aurais plus besoin.
— C’est magnifique, ma chérie. Après dîner, nous verrons bien si les Alphans sont aussi doués que ton Jembly. »
Le regard de Fallom scintilla et la perspective d’une soirée agréable lui permit de traverser l’épreuve d’un dîner plantureux malgré la foule, les rires et les cris autour d’elle. A un seul moment, lorsqu’un plat renversé par accident déclencha des piaillements excités tout près d’elle, Fallom parut réellement effrayée mais Joie lui avait promptement offert le refuge d’une étreinte chaude et protectrice.
« Je me demande si nous pourrons enfin manger seuls, chuchota-t-elle à Pelorat. Sinon, il faudra repartir. C’est déjà dur de manger toutes ces protéines animales d’Isolats, mais je dois absolument le faire dans le calme.
— Ce n’est qu’une manifestation de bonne humeur », répondit un Pelorat prêt à tout mettre sur le compte des croyances et du comportement primitifs.
Puis le dîner prit fin et l’on annonça le début imminent de la fête de la musique.
La salle dans laquelle devait se tenir la manifestation était presque aussi vaste que le réfectoire et munie de sièges pliants (passablement inconfortables, découvrit Trevize) pour accueillir environ cent cinquante personnes. En tant qu’invités de marque, les visiteurs furent conduits au premier rang, ce qui procura à divers Alphans l’occasion de commenter poliment et favorablement leur mise.
Les deux hommes avaient la poitrine nue et Trevize bandait ses abdominaux chaque fois qu’il y pensait, baissant de temps à autre les yeux, avec une certaine autosatisfaction, sur sa poitrine couverte d’une toison brune. Pelorat, tout à l’ardeur de son observation, était parfaitement indifférent à son allure personnelle. Le corsage de Joie attira quelques discrets regards intrigués mais personne ne fit le moindre commentaire.
Trevize nota que la salle n’était qu’à moitié pleine et que l’assistance était en grande majorité composée de femmes puisque, sans doute, la plupart des hommes étaient encore en mer.
Pelorat lui lança un coup de coude en chuchotant : « Ils ont l’électricité. »
Trevize avisa les tubes verticaux sur les murs et d’autres suspendus au plafond. Ils diffusaient une lumière douce.
« Des tubes fluorescents. Tout à fait primitif.
— Certes, mais efficaces, et nous avons les mêmes objets dans nos chambres et aux sanitaires. Je pensais qu’ils étaient simplement décoratifs. Si nous pouvons découvrir comment on les allume, nous n’aurons plus besoin de rester dans le noir.
— Ils auraient pu nous le dire, fit Joie, irritée.
— Ils ont cru que nous le savions, nota Pelorat ; que c’était évident pour tout le monde. »
Quatre femmes venaient d’émerger de derrière un rideau pour s’asseoir en groupe dans l’espace sur le devant. Chacune d’elles tenait un instrument de bois vernis de forme identique, quoique pas aisément descriptible. Ces instruments différaient nettement par la taille. L’un était tout petit, deux autres un rien plus grands, et le quatrième considérablement plus volumineux. Chaque femme tenait également dans sa main libre une longue tige.
L’auditoire siffla doucement à leur entrée, et en réponse, les quatre femmes saluèrent. Chacune portait, serrée autour de la poitrine, une bande de tissu qui lui maintenait étroitement les seins, comme pour les empêcher d’entraver le port de l’instrument.
Interprétant les sifflets comme un signe d’approbation ou de plaisir anticipé, Trevize crut poli d’y mettre du sien. A quoi Fallom ajouta un trille qui était bien plus qu’un sifflet et commençait déjà d’attirer l’attention quand une pression de la main de Joie la fit taire.
Trois des femmes, sans crier gare, se calèrent sous le menton leur instrument tandis que le plus grand de ceux-ci demeurait par terre, entre les jambes de la quatrième instrumentiste. La longue tige dans la main droite de chacune vint dans un mouvement de scie racler les cordes tendues sur presque toute la longueur de l’instrument, tandis que les doigts de la main droite couraient rapidement sur la partie supérieure desdites cordes.
Ceci, estima Trevize, devait être le « crissement » qu’il avait escompté, mais à l’oreille le son n’avait rien de crissant. C’était au contraire une douce et mélodieuse succession de notes, chaque instrument jouant sa propre partie tandis que le tout fusionnait de manière plaisante.
L’ensemble n’avait pas l’infinie complexité de la musique électronique (la « vraie musique », ne pouvait s’empêcher de songer Trevize) et n’était pas dépourvu d’une certaine monotonie. Pourtant, à mesure que le temps passait et que son oreille s’accoutumait à cette étrange palette sonore, il se mit à y déceler certaines subtilités. La chose était certes fastidieuse et Trevize songea non sans regret à l’éclat, la précision mathématique et la limpidité de la musique réelle, mais l’idée lui vint que s’il écoutait assez longtemps la musique émanant de ces simples objets de bois, il pourrait bien finir par l’apprécier.
Le concert était entamé depuis au moins trois quarts d’heure peut-être quand Hiroko apparut sur scène. Elle remarqua tout de suite la présence de Trevize au premier rang et lui sourit. Ce dernier joignit avec encore plus de cœur ses sifflets à ceux de l’assistance. Elle était magnifique, avec sa jupe longue et raffinée, une grosse fleur dans les cheveux et rien pour lui couvrir les seins puisque (manifestement) ils ne risquaient pas de gêner la manipulation de son instrument.
Celui-ci se trouvait être un tube de bois sombre long d’une bonne soixantaine de centimètres sur près de deux de diamètre. Elle le porta à ses lèvres et souffla dans une ouverture proche de l’extrémité, produisant ainsi une note douce et ténue dont la hauteur variait lorsque ses doigts manipulaient des touches métalliques disposées tout le long du tube.
Dès la première note, Fallom saisit le bras de Joie et lui dit : « Joie, c’est un ***** », et la jeune femme crut encore entendre : « fifeul ».
Joie hocha sévèrement la tête mais Fallom insista, à voix basse : « Mais si, c’en est un ! »
D’autres spectateurs se retournaient vers Fallom. Joie lui plaqua fermement la main sur la bouche et se pencha pour lui chuchoter à l’oreille un « Silence ! » énoncé avec une insistance presque subliminale.
Fallom écouta dès lors jouer Hiroko sans plus rien dire mais ses doigts s’agitaient spasmodiquement, comme s’ils manipulaient les objets le long du tube de l’instrument.
Le dernier exécutant du concert était un vieillard muni d’un instrument aux flancs cannelés qu’il portait suspendu aux épaules. Il en dépliait et repliait le soufflet tandis qu’une main, d’un côté courait sur une succession de touches noires et blanches et que l’autre, sur le flanc opposé, pressait des boutons par groupes.
Trevize jugea le son émis particulièrement éprouvant, et même assez barbare ; il lui remettait en mémoire, évocation désagréable, les glapissements des chiens sur Aurora – c’était moins le son que les émotions qu’il soulevait qui étaient analogues. Joie donnait l’impression de vouloir se plaquer les mains sur les oreilles, et Pelorat avait le visage soucieux. Fallom seule semblait goûter la prestation car elle tapait doucement du pied et Trevize, lorsqu’il le remarqua, s’aperçut à sa propre surprise que cette musique avait un rythme assorti au battement de pied de Fallom.
Le morceau s’acheva enfin, déclenchant une véritable tempête de sifflets, au-dessus de laquelle les trilles de Fallom étaient nettement perceptibles.
Puis l’assistance éclata en petits groupes qui se mirent à discuter bruyamment comme le faisaient toujours les Alphans dès qu’ils étaient réunis en public. Les divers exécutants du concert se tenaient sur le devant de la salle et parlaient avec ceux qui venaient les féliciter.
Fallom échappa à Joie pour se précipiter vers Hiroko.
« Hiroko ! lança-t-elle, hors d’haleine. Montrez-moi le *****.
— Le quoi, ma chérie ?
— La chose avec laquelle vous avez fait de la musique.
— Oh ! » Elle rit. « C’est une flûte, mon petit.
— Puis-je la voir ?
— Voilà. » Hiroko ouvrit un étui et sortit l’instrument. Il était en trois parties mais elle le remonta prestement, le tendit à Fallom en dirigeant l’embouchure près de ses lèvres et lui dit : « Là, tu souffles au-dessus.
— Je sais, je sais », dit Fallom, impatiente, en tendant les mains vers la flûte.
Automatiquement, Hiroko releva son instrument. « On souffle, mais on ne touche pas. »
Fallom parut déçue. « Puis-je alors simplement le regarder ? Je n’y toucherai pas.
— Mais certainement, ma chérie. »
Elle lui rendit la flûte et Fallom la contempla avec avidité.
Alors, l’éclairage des tubes fluorescents décrut légèrement et l’on entendit une note de flûte, légèrement incertaine et fluctuante.
De surprise, Hiroko faillit en laisser échapper son instrument tandis que Fallom s’écriait : « J’ai réussi, j’ai réussi ! Jemby avait bien dit qu’un jour j’y arriverais.
— Est-ce toi qui as produit ce son ? s’étonna Hiroko.
— Oui. C’est moi, c’est moi.
— Mais comment as-tu donc fait, mon enfant ? » Joie, intervint, rouge de confusion : « Je suis désolée, Hiroko, je vais l’emmener.
— Non, dit la jeune fille. J’aimerais qu’elle le refasse. »
Quelques Alphans parmi les plus proches s’étaient rassemblés pour observer la scène. Fallom plissa le front, comme si elle faisait un gros effort. Les tubes fluorescents pâlirent encore plus qu’avant et de nouveau on entendit la note de flûte, cette fois pure et stable. Puis elle devint erratique tandis que les pièces métalliques disposées sur le tube commençaient à se mouvoir toutes seules.
« C’est un petit peu différent du ***** », dit Fallom, légèrement hors d’haleine, comme si le souffle qui avait animé la flûte avait été directement le sien.
Pelorat s’était penché vers Trevize : « Elle doit tirer son énergie du courant électrique qui alimente les tubes.
— Essaie encore », demanda Hiroko, d’une voix étranglée.
Fallom ferma les yeux. Cette fois, la note fut plus douce et mieux maîtrisée. La flûte jouait toute seule, nul doigt ne la manipulait, mais seulement, à distance, l’énergie transmise par les lobes encore immatures du cerveau de Fallom. D’abord presque aléatoires, les notes s’organisèrent bientôt en une succession musicale et toute l’assistance s’était maintenant assemblée autour d’Hiroko et Fallom, Hiroko qui maintenait délicatement l’instrument à chaque bout entre le pouce et l’index, et Fallom, les yeux clos, qui dirigeait le flux de l’air et le mouvement des clés.
« C’est le morceau que j’ai joué, souffla Hiroko.
— Je m’en souviens », dit Fallom, hochant à peine la tête pour éviter de perdre sa concentration.
« Pas une seule note ne t’a échappé », dit Hiroko lorsqu’elle eut terminé.
« Mais ce n’est pas bien, Hiroko. Vous ne l’avez pas bien fait.
— Fallom ! s’interposa Joie. C’est malpoli. Il ne faut pas…
— Je vous en prie, la coupa Hiroko, péremptoire. Laissez. Pourquoi n’était-ce pas bien, mon enfant ?
— Parce que je l’aurais joué autrement.
— Eh bien, montre-moi. »
De nouveau, la flûte joua, mais d’une manière bien plus complexe, car la force qui animait les clés le faisait considérablement plus vite, les notes s’enchaînaient en succession bien plus rapide, et selon des combinaisons bien plus élaborées qu’auparavant. La musique était plus complexe en même temps qu’infiniment plus émouvante. Hiroko resta figée, et un silence complet avait gagné toute la salle.
Même après que Fallom eut terminé son exécution, le silence se poursuivit, jusqu’à ce qu’Hiroko, après un grand soupir, demande : « Petite, as-tu déjà joué ce morceau ?
— Non, répondit Fallom. Avant, je ne savais me servir que de mes doigts et je suis incapable de les mouvoir ainsi. » Puis, simplement et sans la moindre trace de vantardise : « Personne ne pourrait.
— Peux-tu jouer un autre morceau ?
— Je peux inventer quelque chose.
— Veux-tu dire… improviser ? »
Le mot lui fit froncer les sourcils et se tourner vers Joie. Celle-ci acquiesça et Fallom répondit oui.
« Eh bien, vas-y, je t’en prie », dit Hiroko.
Fallom demeura songeuse une minute ou deux puis elle commença lentement, avec une succession de notes toutes simples, évoquant un climat plutôt onirique. Les tubes fluorescents s’assombrissaient et s’éclairaient à l’unisson des fluctuations d’énergie mentale. Personne ne paraissait l’avoir remarqué car elles semblaient l’effet de la musique, plus que sa cause, comme si quelque invisible esprit électrique obéissait aux ordres des ondes sonores.
La combinaison de notes se répéta ensuite un peu plus fort, puis avec un peu plus de complexité, puis avec des variations qui, sans jamais perdre la limpidité de la structure initiale, devenaient de plus en plus prenantes, de plus en plus fascinantes, jusqu’au point où il devenait presque impossible de respirer. Et finalement, la suite redescendit bien plus rapidement qu’elle avait monté, suggérant un plongeon virevoltant qui ramena sur terre les auditeurs alors qu’ils avaient encore l’impression de voler dans les airs.
S’ensuivit aussitôt un véritable charivari de vivats qui déchira l’air, et même Trevize, pourtant habitué à une forme de musique entièrement différente, songea non sans tristesse : « Et maintenant, je n’entendrai plus jamais ça. »
Lorsque enfin, comme à regret, fut revenu un calme relatif, Hiroko tendit sa flûte : « Tiens, Fallom, elle est à toi ! »
Fallom voulut s’en emparer avec avidité mais Joie retint le bras tendu de l’enfant : « Nous ne pouvons pas la prendre, Hiroko. C’est un instrument de valeur.
— J’en ai une autre, Joie. Pas aussi bonne, mais il doit en être ainsi. Cet instrument appartient à qui sait en jouer le mieux. Jamais encore je n’ai entendu pareille musique et il ne serait pas séant que je détienne un instrument dont je ne saurais exploiter toute l’étendue des possibilités. Je donnerais cher pour savoir comment on peut en jouer sans même le toucher. »
Fallom saisit la flûte et, avec une expression de profonde satisfaction, la serra contre sa poitrine.
Chacune des deux chambres de leur demeure était éclairée par un tube fluorescent. Il y en avait un troisième pour les sanitaires. L’éclairage était faible, peu agréable pour la lecture, mais enfin ils n’étaient pas dans le noir.
Pourtant, ils s’attardaient encore dehors. Le firmament était empli d’étoiles, un spectacle toujours fascinant pour un natif de Terminus, où le ciel nocturne était presque obscur, avec pour seul trait saillant la vague clarté du nuage galactique vu de loin par le bout.
Hiroko les avait raccompagnés jusqu’à leur demeure, de peur qu’ils ne se perdent dans le noir, ou qu’ils trébuchent. Tout le long du chemin, elle avait tenu par la main Fallom puis, après leur avoir allumé l’éclairage fluorescent, elle resta dehors avec eux, toujours accrochée à l’adolescente.
Joie fit une nouvelle tentative, car il était clair pour elle qu’Hiroko était en proie à un difficile conflit d’émotions. « Vraiment, Hiroko, nous ne pouvons pas vous prendre votre flûte.
— Si. Fallom doit la garder. » Mais elle n’en semblait pas moins prête à craquer.
Trevize continuait de regarder le ciel. La nuit était vraiment noire, d’une obscurité à peine affectée par le rai de lumière provenant de leurs chambres ; et moins encore par les minuscules points lumineux marquant d’autres maisons, au loin.
« Hiroko, demanda-t-il, vois-tu cette étoile qui est si brillante ? Comment s’appelle-t-elle ? »
Hiroko la regarda négligemment et répondit, visiblement sans grand intérêt : « C’est la Compagne.
— Pourquoi s’appelle-t-elle ainsi ?
— Elle fait le tour de notre soleil en quatre-vingts années standard. A cette période de l’année, c’est une étoile du soir. On peut également la voir durant le jour, lorsqu’elle s’attarde au-dessus de l’horizon. »
Bien, songea Trevize. Elle n’est donc pas totalement ignare en astronomie. « Sais-tu qu’Alpha possède une autre compagne, très petite et très pâle, et située beaucoup, beaucoup plus loin que cette étoile brillante ? On ne peut pas la voir sans télescope. » (Lui-même ne l’avait pas vue, n’ayant pas fait l’effort de la chercher, mais il savait que l’ordinateur de bord détenait l’information dans ses mémoires.)
« C’est ce qu’on nous a appris à l’école, répondit-elle, indifférente.
— Mais celle-ci, alors ? Tu vois ces six étoiles décrivant une ligne en zigzag ?
— C’est Cassiopée.
— Vraiment ? fit Trevize, surpris. Laquelle ?
— Toutes les six. Tout le zigzag. C’est Cassiopée.
— Pourquoi ce nom ?
— Je l’ignore. J’ignore tout de l’astronomie, respecté Trevize.
— Aperçois-tu l’étoile tout en bas du zigzag, celle qui est plus brillante que les autres ? Comment s’appelle-t-elle ?
— C’est une étoile. Je ne sais point son nom.
— Pourtant, à part ses deux étoiles compagnes, c’est la plus proche d’Alpha. Elle n’est qu’à un parsec de distance.
— Serait-ce possible ? Je l’ignorais.
— Ne pourrait-il s’agir de l’étoile autour de laquelle tourne la Terre ? »
Hiroko considéra l’étoile avec une vague lueur d’intérêt. « Je l’ignore. Je n’ai jamais ouï quiconque en parler.
— Tu ne crois pas que ça se pourrait ?
— Comment puis-je dire ? Nul ne sait où se situe la Terre. Je… Il faut que je te quitte, à présent. Demain matin, c’est mon tour de partir aux champs avant la fête sur la plage. Je vous y reverrai tous, juste après le déjeuner. Oui, n’est-ce pas ? Oui ?
— Certainement, Hiroko. »
Elle partit soudain, courant presque dans le noir. Trevize la regarda s’éloigner puis suivit les autres à l’intérieur du cottage chichement éclairé.
« Pouvez-vous me dire pourquoi elle a menti au sujet de la Terre, Joie ? »
Cette dernière hocha la tête. « Je ne crois pas qu’elle ait menti. Elle est sous l’emprise de tensions énormes, une chose dont je n’ai pas pris conscience avant l’issue du concert. Une tension qui existait avant que vous l’interrogiez sur les étoiles.
— Parce qu’elle a donné sa flûte ?
— Peut-être. Je ne puis dire. » Elle se tourna vers Fallom. « Maintenant, Fallom, j’aimerais que tu ailles dans ta chambre.
Quand tu seras prête à te coucher, tu vas aux sanitaires, tu utilises le pot, puis tu te laves les mains, la figure et les dents.
— Je voudrais jouer de la flûte, Joie.
— Juste un petit moment, alors, et tout doucement. Tu as compris, Fallom ? Et tu devras t’arrêter quand je te le dirai.
— Oui, Joie. »
Tous trois étaient seuls à présent ; Joie, sur l’unique siège et les deux hommes installés chacun sur sa couchette. Elle demanda : « Y a-t-il un quelconque intérêt à rester encore sur cette planète ? »
Trevize haussa les épaules. « Nous n’avons pas encore eu l’occasion de discuter des rapports entre la Terre et les instruments antiques et il pourrait y avoir quelque chose là-dessous. Cela pourrait également payer d’attendre le retour de la flotte de pêche. Les hommes pourraient savoir des choses qu’ignorent ceux restés à terre.
— Ça me paraît très improbable, dit Joie. Vous ne croyez pas que ce sont plutôt les yeux noirs d’Hiroko qui vous retiennent ?
— Je ne comprends pas, Joie, fit Trevize, impatient. En quoi ce que je choisis de faire vous regarde-t-il ? Pourquoi semblez-vous vous arroger le droit de me soumettre à un jugement moral ?
— Ce n’est pas votre moralité qui m’inquiète. Mais la question affecte notre expédition. Vous voulez retrouver la Terre, pour pouvoir enfin décider si vous avez raison de choisir Galaxia de préférence aux mondes d’Isolats. Je veux que vous décidiez en ce sens. Vous dites que vous avez besoin de visiter la Terre pour prendre cette décision et vous semblez convaincu qu’elle orbite autour de cette étoile brillante dans le ciel. Eh bien alors, allons-y. J’admets qu’il serait utile d’avoir quelques informations avant de partir, mais il me semble évident que ce n’est pas ce que nous trouverons ici. Je n’ai pas envie de rester simplement parce que vous appréciez Hiroko.
— Peut-être que nous allons partir. Laissez-moi le temps d’y réfléchir et Hiroko ne jouera aucun rôle dans ma décision, je vous le garantis.
— J’ai l’impression, intervint Pelorat, que nous devrions nous porter vers la Terre, ne serait-ce que pour vérifier si elle est ou non radioactive. Je ne vois aucun avantage à attendre plus longtemps.
— Êtes-vous sûr que ce ne sont pas les yeux noirs de Joie qui vous guident ? » dit Trevize, un rien venimeux, puis, presque aussitôt : « Non, je retire ça, Janov. Simple puérilité de ma part. Néanmoins, cette planète est charmante, mis à part Hiroko, et je dois dire qu’en d’autres circonstances, je serais tenté d’y prolonger indéfiniment mon séjour… Ne trouvez-vous pas, Joie, qu’Alpha détruit votre théorie sur les Isolats ?
— En quelle manière ?
— Vous avez toujours soutenu que toute planète parfaitement isolée devenait fatalement dangereuse et hostile.
— Même Comporellon, nota Joie d’un ton égal, qui se trouve plutôt à l’écart des courants principaux de l’activité galactique demeure, en théorie, une Puissance associée à la Fédération de la Fondation.
— Mais pas Alpha, justement. Ce monde est totalement isolé mais vous ne pouvez sûrement pas reprocher à ses habitants de ne pas être amicaux et hospitaliers. Nous sommes nourris, logés, blanchis, on organise des festivités en notre honneur, on nous presse de rester. Quel défaut leur trouvez-vous donc ?
— Aucun, apparemment. Même Hiroko vous offre son corps.
— Joie, rétorqua Trevize, furieux, qu’est-ce que vous trouvez à y redire ? D’abord, elle ne m’a pas donné son corps. Nous nous le sommes donné mutuellement. Ce fut entièrement réciproque, parfaitement agréable. Et on ne peut pas dire non plus que vous hésitiez à offrir votre corps lorsque ça vous chante.
— Joie, je vous en prie, intervint Pelorat. Golan a tout à fait raison. Je ne vois pas pourquoi on devrait lui reprocher ses plaisirs intimes.
— Tant qu’ils ne nous affectent pas, persista Joie, têtue.
— Ils ne vous affectent en rien, dit Trevize. On va partir, je vous l’assure. Le temps de recueillir d’autres informations, cela ne nous retardera pas beaucoup.
— Malgré tout, je me méfie des Isolats, dit Joie, même quand ils nous apportent des cadeaux. »
Trevize leva les bras. « Parvenir à une conclusion, puis déformer l’évidence pour la faire coller. Ah ! c’est bien d’une…
— Ne le dites pas, dit Joie, menaçante. Je ne suis pas une femme. Je suis Gaïa. C’est Gaïa, pas moi, qui est mal à l’aise.
— Il n’y a aucune raison de… » Et soudain, ils entendirent gratter à la porte.
Trevize se figea. « Qu’est-ce que c’est ? » dit-il à voix basse.
Joie haussa négligemment les épaules. « Eh bien, ouvrez voir. Vous dites vous-même que ce monde est aimable et n’offre aucun danger. »
Trevize hésita néanmoins, jusqu’à ce que, de l’autre côté de la porte, une voix douce chuchote, implorante : « S’il vous plaît. C’est moi ! »
C’était la voix d’Hiroko. Trevize ouvrit aussitôt.
Hiroko entra rapidement. Elle avait les joues humides. Elle haleta :
« Refermez la porte !
— Qu’y a-t-il ? » demanda Joie.
Hiroko s’agrippa à Trevize. « Je n’ai pas pu rester à l’écart. J’ai essayé mais n’ai pu le souffrir. Pars donc, et tes amis avec toi. Et emmenez aussi la jeune fille. Partez avec votre vaisseau, partez loin d’Alpha, vite, pendant qu’il fait encore nuit.
— Mais pourquoi ? demanda Trevize.
— Parce que sinon, tu vas mourir ; et vous tous également. »
Les trois étrangers fixèrent Hiroko, interdits, durant un long moment. Trevize se ressaisit le premier : « Es-tu en train de me dire que tes compatriotes vont nous tuer ? »
Les joues ruisselantes de larmes, Hiroko répondit : « Tu es déjà sur la voie menant à la mort, respecté Trevize. Et les autres avec toi… Au temps jadis, nos hommes de savoir ont conçu un virus, pour nous inoffensif, mais mortel pour les étrangers. Nous sommes immunisés contre. » Inconsciemment, elle secouait le bras de Trevize. « Tu es infecté.
— Comment ?
— Quand nous avons eu notre plaisir. C’est un des moyens…
— Mais je me sens parfaitement bien.
— Le virus n’est pas encore actif. Il le deviendra au retour de la flotte de pêche, dans deux matins. Selon nos lois, tout le monde doit donner son avis sur une telle question – même les hommes. Tous voteront sans doute pour et, d’ici là, nous devions vous retenir. Partez maintenant, alors qu’il fait encore nuit et que personne n’a de soupçons.
— Pourquoi vos compatriotes font-ils ça ? demanda sèchement Joie.
— Pour préserver notre sécurité. Nous sommes peu et nous avons beaucoup. Nous ne voulons pas voir d’étrangers nous envahir. Qu’un seul vienne et parle de nous, d’autres viendront alors, si bien que lorsqu’un rare vaisseau arrive, nous prenons grand soin que jamais il ne reparte.
— Mais alors, dit Trevize, pourquoi nous avertir de partir ?
— Ne m’en demande pas la raison… non, je vais te la dire quand même, puisque je l’entends à nouveau. Écoute… »
Venant de la chambre voisine, ils entendaient Fallom jouer en sourdine… et avec une douceur infinie.
« Je ne puis souffrir la destruction de cette musique car la jeune fille également est promise à la mort.
— Est-ce pour cela que tu as donné la flûte à Fallom ? demanda sombrement Trevize. Parce que tu savais que tu pourrais la récupérer quand elle serait morte ? »
Hiroko parut horrifiée. « Que nenni, loin de moi pareille idée. Et quand elle m’est en fin de compte venue à l’esprit, j’ai su qu’il ne fallait point agir de la sorte. Pars avec l’enfant, pars avec elle, et emporte la flûte que je ne puisse jamais plus la voir. Une fois de retour dans l’espace, tu ne courras plus aucun danger et, redevenu inactif, le virus qui niche en ton corps finira par mourir avec le temps. En échange, je vous demande à tous de ne jamais parler de cette planète, qu’elle continue de rester ignorée de tous.
— Nous n’en parlerons pas », promit Trevize. Hiroko leva les yeux. D’une voix plus basse, elle demanda : « Ne puis-je une dernière fois te baiser les lèvres avant que tu ne t’en ailles ?
— Non, répondit Trevize. J’ai déjà été infecté une fois et ça suffit certainement. » Puis, un peu moins rudement, il ajouta : « Ne pleure pas. Les gens vont te demander pourquoi tu pleures et tu ne sauras quoi leur répondre… Je te pardonne ce que tu m’as fait au vu de tes efforts présents pour nous sauver. »
Hiroko se redressa, essuya soigneusement ses joues du revers de la main, poussa un gros soupir et dit : « Je t’en remercie », avant de repartir bien vite.
« Nous allons éteindre la lumière, proposa Trevize, et attendre un peu. Puis nous partirons… Joie, dites à Fallom de cesser de jouer. N’oubliez pas de prendre la flûte, bien entendu… Ensuite, nous nous dirigerons vers le vaisseau, si nous pouvons le retrouver dans le noir.
— Je vais le retrouver, déclara Joie. J’ai laissé des vêtements à bord, et si peu que ce soit, ils sont également Gaïa. Gaïa n’aura pas de mal à retrouver Gaïa. » Et elle disparut dans sa chambre pour aller récupérer Fallom.
« Pensez-vous, demanda Pelorat, qu’ils soient parvenus à endommager notre appareil pour nous retenir sur leur planète ?
— Il leur manque la technologie pour le faire », dit Trevize sans hésitation. Dès que Joie eut émergé, tenant Fallom par la main, il éteignit les lumières.
Ils restèrent en silence assis dans le noir pendant ce qui leur parut la moitié de la nuit et n’avait sans doute été que la moitié d’une heure. Puis Trevize, doucement et sans bruit, entrouvrit la porte. Le ciel semblait un rien plus couvert mais des étoiles brillaient encore. Haut dans le firmament culminait à présent Cassiopée, avec ce qui était peut-être le soleil de la Terre qui scintillait, éclatant, à son extrémité inférieure. L’air était calme, et il n’y avait pas un bruit.
Prudemment, Trevize sortit, faisant signe aux autres de le suivre. Presque automatiquement, sa main s’était portée sur la crosse de son fouet neuronique. Il était persuadé qu’il n’aurait pas à en faire usage mais…
Joie prit la tête, tenant par une main Pelorat qui tenait à son tour Trevize. De l’autre main, Joie agrippait Fallom qui elle-même tenait sa flûte. Tâtant délicatement le sol du bout du pied dans l’obscurité quasi totale, Joie guida les autres dans la direction où elle percevait, très faiblement, la Gaïa-ité de ses vêtements restés à bord du Far Star.