« Golan, dit Pelorat. Est-ce que cela vous dérange si je regarde ?
— Pas du tout, Janov, répondit Trevize.
— Si je pose des questions ?
— Allez-y.
— Qu’êtes-vous en train de faire ? » dit Pelorat.
Trevize quitta des yeux l’écran de visualisation. « Je dois mesurer la distance de chacune des étoiles de l’écran qui semblent proches du Monde interdit, de manière à pouvoir déterminer leur proximité réelle. Cela exige de connaître leur champ de gravitation et pour ce faire, j’ai besoin de savoir leur masse et leur distance. Faute de ces données, on ne peut être certain d’effectuer un saut correct.
— Et comment vous y prenez-vous ?
— Eh bien, chaque étoile que je fixe a ses coordonnées en mémoire dans l’ordinateur, qui peuvent être converties en coordonnées dans le système de Comporellon. Lesquelles à leur tour peuvent être légèrement corrigées en fonction de la position actuelle du Far Star dans l’espace relativement au soleil de Comporellon, ce qui me fournit ainsi ma distance à chacune. Sur l’écran, toutes ces naines rouges paraissent toutes proches du Monde interdit mais certaines peuvent en réalité se situer bien plus près et d’autres bien plus loin. Nous avons besoin de connaître leur position dans un espace tridimensionnel, voyez-vous. »
Pelorat acquiesça. « Et vous avez déjà les coordonnées du Monde interdit…
— Oui, mais ce n’est pas suffisant. J’ai besoin des distances des autres étoiles avec une marge en gros inférieure à un pour cent. Leur intensité gravitationnelle dans les parages du Monde interdit est si réduite qu’une légère erreur ne crée pas de différence perceptible. Le soleil autour duquel tourne – ou pourrait tourner – le Monde interdit possède un champ gravitationnel d’une intensité énorme à proximité de la planète et je dois connaître sa distance avec une précision peut-être mille fois supérieure à celle des autres étoiles. Dans ce cas, les coordonnées seules ne suffisent pas.
— Alors, que faites-vous ?
— Je mesure la distance apparente séparant le Monde interdit – ou, plutôt, son étoile – de trois étoiles proches si faibles qu’il faut un grossissement considérable pour les discerner. On peut présumer que celles-ci sont situées extrêmement loin. Ensuite, tout en maintenant l’une des trois centrée sur l’écran, on saute d’un dixième de parsec dans une direction normale à la ligne de visée vers le Monde interdit. Une manœuvre qu’on peut effectuer en toute sécurité même en ignorant la distance d’étoiles comparativement lointaines.
« L’étoile de référence centrée dans le viseur devrait le rester après le saut. Les deux autres astres faibles, si tous les trois sont effectivement très éloignés, ne changent pas de position de manière mesurable. Le Monde interdit, en revanche, est assez proche pour que la parallaxe affecte sa position. L’ampleur de cet écart nous permet de déterminer sa distance. Si je veux en être doublement certain, je choisis trois autres étoiles et fais un autre essai.
— Combien de temps tout cela prend-il ? demanda Pelorat.
— Pas très longtemps. L’ordinateur fait le plus difficile. Je me contente de lui donner les instructions. Ce qui exige en fait le plus de temps, c’est d’étudier les résultats et de s’assurer qu’ils sont corrects et que mes instructions ne sont pas quelque part erronées. Si j’étais de ces casse-cou qui ont une confiance totale en eux-mêmes et en leur ordinateur, tout cela pourrait être réalisé en l’espace de quelques minutes.
— C’est vraiment étonnant. Imaginer tout ce que l’ordinateur fait pour nous…
— J’y pense en permanence.
— Que feriez-vous sans lui ?
— Que ferais-je sans un vaisseau gravitique ? Que ferais-je sans ma formation d’astronaute ? Que ferais-je sans vingt mille ans de technologie hyperspatiale derrière moi ? Le fait est que je suis moi-même, ici, et maintenant. Supposez qu’on se projette à vingt mille ans dans l’avenir. De quels prodiges techniques ne devrions-nous pas être reconnaissants ? Ou se pourrait-il que dans vingt mille ans l’humanité n’existe plus ?
— Peu probable, dit Pelorat. Peu probable qu’elle n’existe plus. Même si nous ne faisons pas partie de Galaxia, nous aurons toujours la psychohistoire pour nous guider. »
Trevize pivota dans son fauteuil, rompant le contact avec l’ordinateur. « Laissons-le calculer les distances et opérer plusieurs vérifications. On n’est pas pressés. »
Puis il regarda Pelorat d’un air intrigué et dit : « La psychohistoire ! Vous savez, Janov, le sujet est venu deux fois sur le tapis sur Comporellon et les deux fois on l’a décrit comme une superstition. Je l’ai dit moi-même, le premier, et Deniador l’a répété ensuite. Après tout, comment pouvez-vous définir la psychohistoire autrement que comme une superstition de la Fondation ? N’est-ce pas une croyance, dénuée de toute preuve ? Qu’en pensez-vous, Janov ? Après tout, c’est plus votre domaine que le mien.
— Pourquoi dites-vous qu’il n’y a aucune preuve, Golan ? Le simulacre de Hari Seldon a fait une douzaine d’apparitions dans la crypte temporelle et, chaque fois, il a discuté des événements tels qu’ils se produisaient. Il n’aurait pas pu les connaître à l’avance à son époque, s’il n’avait pas été capable de les prédire par la psychohistoire. »
Trevize acquiesça. « Cela paraît impressionnant. Certes, il s’est trompé au sujet du Mulet, mais même ainsi, le résultat reste remarquable. Pourtant, il y a là-dedans un petit côté magique désagréable. N’importe quel magicien peut réussir des tours.
— Aucun magicien ne pourrait prédire un avenir éloigné de plusieurs siècles.
— Aucun magicien ne pourrait réellement faire ce qu’il veut vous faire croire qu’il fait.
— Allons, Golan. Je ne vois pas quel truc me permettrait de prédire ce qui se produira dans cinq siècles d’ici.
— Pas plus que vous n’imaginez quel truc permet à un magicien de lire le contenu d’un message dissimulé dans un pseudo-tesseract en orbite dans un satellite artificiel inhabité. Malgré tout, j’ai vu un magicien le faire. L’idée ne vous est jamais venue que la capsule temporelle, en même temps que le simulacre de Hari Seldon, pourrait être truquée par le gouvernement ? »
Pelorat donna l’impression d’être révolté par cette suggestion. « Ils ne feraient pas ça. »
Trevize émit un borborygme méprisant.
« Et ils se feraient prendre s’ils essayaient, ajouta le bon docteur.
— Je n’en suis pas du tout certain. Le fait demeure, toutefois, que nous ignorons totalement comment marche la psychohistoire.
— Je ne sais pas comment marche l’ordinateur mais je sais qu’il marche.
— C’est parce que d’autres le savent. Qu’en serait-il si personne ne le savait ? A ce moment-là si, pour une raison ou une autre, il cessait de fonctionner, nous serions totalement désemparés. Et si la psychohistoire cessait subitement de marcher…
— Les Seconds Fondateurs connaissent les mécanismes de la psychohistoire.
— Qu’en savez-vous, Janov ?
— C’est ce qu’on dit.
— On peut dire n’importe quoi… Ah ! nous avons la distance de l’étoile du Monde interdit et, je l’espère, avec grande précision. Examinons les chiffres. »
Il les considéra un long moment, remuant parfois les lèvres comme s’il effectuait quelque grossier calcul mental. Puis il dit, sans lever les yeux : « Que fait Joie ?
— Elle dort, mon bon », répondit Pelorat. Puis, sur la défensive : « Elle a vraiment besoin de sommeil, Golan. Maintenir son lien avec Gaïa à travers l’hyperespace exige une grosse dépense d’énergie.
— J’imagine », dit Trevize avant de se retourner vers l’ordinateur. Il posa les mains sur la console et marmonna : « Je vais le laisser y aller en plusieurs sauts en revérifiant les calculs entre chaque. » Puis il retira les mains et reprit : « Je suis sérieux, Janov. Que savez-vous réellement de la psychohistoire ? »
Pelorat parut pris de court. « Rien. Il y a des mondes d’écart entre un historien – ce que je suis, d’une certaine manière – et un psychohistorien… Bien sûr, je suis au courant des deux conditions de base de la psychohistoire, mais tout le monde les connaît.
— Même moi. La première requiert que le nombre d’êtres humains impliqués soit assez grand pour rendre valide un traitement statistique. Mais quelle est la dimension “ d’assez grand ” ?
— La dernière estimation de la population galactique tourne autour de quelque chose comme dix quatrillions, et le chiffre est probablement sous-estime. Voilà qui est sans aucun doute assez grand.
— Qu’en savez-vous ?
— Je le sais parce que la psychohistoire, ça marche, Golan. Vous pouvez triturer la logique comme vous voulez, la psychohistoire marche.
— Et la seconde condition est que les hommes ne soient pas avertis de la psychohistoire, pour éviter que cette connaissance ne gauchisse leurs réactions… Seulement voilà, ils sont bel et bien au courant.
— Uniquement de son existence, mon ami. Ce n’est pas cela l’important. La seconde condition est que les hommes n’aient pas connaissance des prédictions de la psychohistoire, et c’est bien le cas – exception faite des Seconds Fondateurs, qui sont censés les connaître mais constituent un cas particulier.
— Et à partir de ces deux seules conditions s’est développée la science de la psychohistoire. C’est un peu dur à avaler.
— Pas de ces seules deux conditions, rectifia Pelorat. Elle exige des mathématiques avancées et des méthodes statistiques élaborées. L’histoire nous dit – si vous tenez à la tradition – que Hari Seldon a conçu la psychohistoire sur le modèle de la théorie cinétique des gaz. Chaque atome ou molécule d’un gaz se déplace au hasard, de sorte que nous ne connaissons pas leur position et leur vélocité individuellement. Malgré tout, les statistiques nous permettent d’établir des règles gouvernant leur comportement général avec une grande précision. De manière analogue, Seldon comptait décrire le comportement général des sociétés humaines même si les solutions n’étaient pas applicables au comportement individuel des hommes.
— Peut-être, mais les hommes ne sont pas des atomes.
— Certes, admit Pelorat. Un être humain a une conscience et son comportement est suffisamment compliqué pour donner l’impression qu’il s’agit de libre arbitre. Comment Seldon en a-t-il tenu compte, je n’en ai pas la moindre idée, et je suis sûr que je n’y comprendrais rien même si un spécialiste essayait de me l’expliquer… mais il y est parvenu.
— Et tout cela, à condition de traiter une population humaine à la fois nombreuse et non avertie. Cela ne vous semble-t-il pas un terrain bien meuble pour construire un édifice mathématique aussi imposant ? Si ces conditions ne sont pas scrupuleusement remplies, alors tout l’édifice s’effondre.
— Mais puisque le Plan ne s’est pas effondré…
— Ou si les conditions ne sont pas exactement fausses ou inadaptées mais simplement plus faibles qu’il n’est requis, la psychohistoire pourra fonctionner de manière correcte pendant des siècles puis, que survienne quelque crise particulière, elle s’effondrera – comme ce fut le cas, temporairement, à l’époque du Mulet… Ou bien, imaginez qu’il y ait une troisième condition ?
— Quelle troisième condition ? demanda Pelorat en fronçant légèrement les sourcils.
— Je ne sais pas. Une démonstration peut apparaître parfaitement élégante et logique et malgré tout contenir des hypothèses non formulées. Peut-être que la troisième condition est une hypothèse qui va tellement de soi que personne n’a jamais songé à la mentionner.
— Une hypothèse aussi évidente est en général suffisamment valide, ou alors elle ne serait pas considérée comme allant de soi. »
Trevize souffla du nez : « Si vous connaissiez l’histoire des sciences aussi bien que vous connaissez l’histoire traditionnelle, Janov, vous sauriez à quel point ceci est faux… Mais je vois que nous sommes à présent dans les parages du soleil du Monde interdit. »
Effectivement, au centre de l’écran était apparue une étoile éclatante – si éclatante que sa lumière fut automatiquement filtrée, au point que toutes les autres étoiles disparurent.
Les installations destinées au lavage et à l’hygiène personnelle à bord du Far Star étaient fort exiguës et l’emploi de l’eau limité à un minimum raisonnable pour éviter de surcharger les équipements de recyclage. Trevize avait nettement rappelé le fait à Pelorat et Joie.
Malgré tout, Joie parvenait à rester tout le temps fraîche et dispose et ses longs cheveux bruns restaient immanquablement éclatants, ses ongles impeccables.
Elle entra dans le poste de pilotage et lança : « Ah ! Vous voilà ! »
Trevize leva la tête et répondit : « Pas besoin de prendre l’air surpris. On ne risquait pas d’avoir quitté le vaisseau et trente secondes de recherche vous suffiraient à nous retrouver à bord, même si vous ne pouviez détecter mentalement notre présence.
— L’expression n’était qu’une forme de salut et n’était pas destinée à être prise au pied de la lettre, comme vous le savez fort bien. Où sommes-nous ?… Et n’allez pas me répondre “ dans le poste de pilotage ”.
— Joie chérie, dit Pelorat en étendant le bras, nous sommes aux confins du système planétaire du plus proche des Mondes interdits. »
Elle s’approcha de lui, lui posa légèrement la main sur l’épaule tandis qu’il lui passait le bras autour de la taille. Elle remarqua : « Il ne doit pas être si interdit que ça. Rien ne nous a arrêtés.
— Il n’est interdit que parce que Comporellon et les autres planètes de la seconde vague de colonisation ont volontairement mis au ban les mondes de la première vague – les Spatiaux. Si nous-mêmes ne nous sentons pas liés par cet accord volontaire, qu’est-ce qui pourrait nous arrêter ?
— Les Spatiaux, s’il en reste, auraient pu de même mettre au ban les mondes de la seconde vague. Le simple fait que nous n’avons pas l’intention de nous immiscer dans leurs affaires ne signifie pas qu’ils n’y voient pas d’inconvénient.
— Exact, reconnut Trevize. S’ils existent. Jusqu’à présent, nous ne savons même pas s’ils ont une planète sur laquelle vivre. Jusqu’à présent, tout ce que nous distinguons, ce sont les géantes gazeuses habituelles. Une planète habitable doit se trouver bien plus près du soleil, être bien plus petite et par conséquent délicate à détecter, noyée dans son éclat à cette distance. Il va nous falloir progresser par micro-sauts pour détecter sa présence éventuelle. » Il ne semblait pas peu fier de parler comme un vieux bourlingueur de l’espace.
« En ce cas, nota Joie, pourquoi n’avançons-nous pas ?
— Pas encore, dit Trevize. J’ai demandé à l’ordinateur de rechercher aussi loin qu’il le peut les signes de la présence d’une structure artificielle. Nous allons avancer par étapes – une douzaine, si nécessaire – en contrôlant à chaque fois notre position. Je n’ai pas envie, ce coup-ci, d’être pris au piège comme ça nous est arrivé la première fois que nous avons approché Gaïa. Vous vous souvenez, Janov ?
— Je tomberais bien tous les jours dans des pièges semblables… Celui de Gaïa m’a amené Joie. » Pelorat la contemplait avec tendresse.
Trevize sourit. « Vous espérez rencontrer une nouvelle Joie tous les jours ? »
Pelorat eut l’air blessé et Joie répondit, avec un rien de contrariété : « Mon bon, ou quel que soit le nom que tienne à vous donner Pel, vous pouvez aussi bien avancer au plus vite. Tant que je suis avec vous, vous ne tomberez dans aucun piège.
— Le pouvoir de Gaïa ?
— De détecter la présence d’autres esprits ? Certainement.
— Êtes-vous sûre d’être assez forte, Joie ? J’imagine qu’il vous faut beaucoup de sommeil pour récupérer les forces dépensées à maintenir le contact avec la masse principale de Gaïa. Jusqu’à quel point pouvez-vous compter sur les limites peut-être étroites de vos capacités à une telle distance de leur source ? »
Joie rougit. « La résistance de la connexion est amplement suffisante.
— Ne vous vexez pas. Je posais une simple question… Ne voyez-vous pas cela comme un désavantage à être Gaïa ? Je ne suis pas Gaïa. Je suis un individu complet et indépendant. Cela signifie que je peux voyager aussi loin que je désire de ma planète et de mes semblables et demeurer Golan Trevize. Les pouvoirs qui sont les miens, tels qu’ils sont, je continue d’en disposer et ils demeurent identiques où que j’aille. A supposer que je sois perdu, seul dans l’espace, à des parsecs de tout être humain, et incapable, pour quelque raison, de communiquer de quelque manière avec quiconque, voire de discerner l’éclat d’une seule étoile dans le ciel, je n’en serais et n’en demeurerais pas moins Golan Trevize. Il se pourrait que je sois incapable de survivre, et même que je meure, mais je mourrai Golan Trevize.
— Tout seul dans l’espace et loin de tous les autres, remarqua Joie, vous seriez incapable de compter sur l’aide de vos semblables, sur leurs divers talents et connaissances. Seul, individu isolé, vous seriez tristement diminué en comparaison de ce que vous êtes, intégré dans la société. Vous le savez bien.
— Il n’y aurait néanmoins pas la même diminution que dans votre cas. Il existe entre vous et Gaïa un lien qui est bien plus fort que celui existant entre moi et ma société, et ce lien s’étend à travers l’hyperespace et requiert de l’énergie pour son entretien, au point que l’effort exigé vous met, mentalement, hors d’haleine, et doit faire de vous une entité considérablement plus diminuée que moi. »
Le visage juvénile de Joie se durcit, et durant quelques instants, elle cessa de paraître jeune ou, plutôt, parut sans âge – plus Gaïa que Joie, comme pour mieux réfuter l’assertion de Trevize. Elle rétorqua : « Même si tout ce que vous dites est vrai, Golan Trevize – enfin, l’était ou le sera, peut-être pas moins mais certainement pas plus –, si tout ce que vous dites est vrai, escomptez-vous qu’il n’y aura aucun prix à payer pour un profit gagné ? Ne vaut-il pas mieux être une créature à sang chaud telle que vous qu’une créature à sang froid telle qu’un poisson ou je ne sais quoi ?
— Les tortues sont des animaux à sang froid, observa Pelorat. Il n’y en a pas sur Terminus mais certains mondes en possèdent. Ce sont des créatures à carapace, très lentes mais d’une grande longévité.
— Eh bien, donc, ne vaut-il pas mieux être un homme qu’une tortue ? Se mouvoir rapidement quelle que soit la température, plutôt qu’avec lenteur ? Ne vaut-il pas mieux entretenir des activités de haute énergie, des muscles à contraction rapide, des fibres nerveuses rapides, des pensées actives et prolongées… plutôt que se traîner avec lenteur, n’éprouver que des sensations progressives, et n’avoir qu’une conscience floue de l’environnement immédiat ? Non ?
— D’accord, admit Trevize. Ça vaut mieux. Et après ?
— Eh bien, ne savez-vous pas le prix à payer pour être une créature à sang chaud ? Pour maintenir votre température au-dessus de celle de votre environnement, vous devez dépenser considérablement plus d’énergie qu’une tortue. Vous devez manger presque constamment afin de déverser dans votre organisme de l’énergie aussi vite qu’elle s’en échappe. Vous mourriez d’inanition bien plus vite qu’une tortue. Alors, préférez-vous être une tortue et vivre plus lentement et plus longtemps ? Ou aimez-vous mieux payer le prix pour être un organisme rapide, vif et pensant ?
— Est-ce une véritable analogie, Joie ?
— Non, Trevize, car avec Gaïa la situation est encore plus favorable. Nous ne dépensons pas des quantités particulières d’énergie lorsque nous sommes réunis. Ce n’est que lorsqu’une partie de Gaïa s’en trouve éloignée à des distances hyperspatiales que la dépense en énergie s’accroît… Et rappelez-vous que le choix que vous avez fait n’est pas simplement celui d’une Gaïa plus grande, pas simplement celui d’une unique planète plus grande. Vous avez opté pour Galaxia, pour un vaste complexe de planètes. Partout dans la Galaxie, vous serez partie intégrante de Galaxia et serez toujours entouré de près par les éléments d’une entité qui s’étendra de chaque atome de gaz interstellaire jusqu’au trou noir central. Maintenir alors votre intégrité ne requerra qu’une faible quantité d’énergie. Car alors, aucun élément ne se trouvera à une grande distance de tous les autres. C’est pour tout cela que vous avez opté, Trevize. Comment pouvez-vous douter de la justesse de votre choix ? »
Trevize avait incliné la tête, songeur. Finalement, il leva les yeux et dit : « J’ai peut-être fait le bon choix, encore faut-il que j’en sois convaincu. La décision que j’ai prise est la plus importante de l’histoire de l’humanité et je dois avoir la certitude absolue que c’est la bonne.
— Que vous faut-il de plus que je ne vous ai dit ?
— Je ne sais pas, mais je trouverai la réponse sur Terre. » Il parlait avec une absolue conviction.
Pelorat l’interrompit : « Golan, le disque de l’étoile apparaît. »
Effectivement. L’ordinateur, tout occupé à ses affaires et pas le moins du monde concerné par les discussions qui pouvaient se dérouler alentour, les avait approchés de l’étoile par paliers, pour atteindre la distance que Trevize lui avait assignée.
Ils continuaient d’être nettement hors du plan de l’écliptique et l’ordinateur découpa l’écran pour leur présenter en incrustation chacune des trois petites planètes intérieures.
C’était la plus proche de l’étoile qui avait une température de surface compatible avec l’eau en phase liquide, ainsi qu’une atmosphère d’oxygène. Trevize attendit le calcul de son orbite et la première estimation grossière lui parut admissible. Il laissa néanmoins se poursuivre le calcul, car plus longtemps on observait le mouvement planétaire et plus précise était la valeur des éléments de l’orbite.
Trevize annonça, très calme : « Nous avons une planète habitable en vue. Très probablement habitable.
— Ah », fit Pelorat l’air aussi ravi que le permettait son expression solennelle.
« J’ai bien peur toutefois, continua Trevize, qu’elle n’ait pas de satellite géant. En fait, pas le moindre satellite n’a été détecté jusqu’à présent. Ce n’est donc pas la Terre. Du moins, pas si l’on suit la tradition.
— Ne vous tracassez pas pour ça, Golan, dit Pelorat. J’avais plus ou moins soupçonné que nous n’allions pas la trouver quand j’ai vu qu’aucune des géantes gazeuses n’était dotée du système d’anneaux habituel.
— Très bien, dans ce cas, la prochaine étape est de découvrir la nature de la vie qui habite cette planète. Vu son atmosphère d’oxygène, nous pouvons déjà être certains qu’elle possède une vie végétale mais…
— Une vie animale également, le coupa brusquement Joie. Et en quantité.
— Hein ? » Trevize s’était tourné vers elle.
« Je peux la sentir. Faiblement, à cette distance, mais il ne fait aucun doute que la planète est non seulement habitable mais habitée. »
Le Far Star était en orbite polaire autour du Monde interdit, à une distance assez grande pour que la période orbitale soit légèrement supérieure à six jours. Trevize ne semblait pas pressé de descendre d’orbite.
« Puisque la planète est habitée, expliqua-t-il, et puisque, d’après Deniador, elle le fut jadis par une civilisation humaine technologiquement évoluée représentant la première vague de colons – les prétendus Spatiaux – ils peuvent continuer d’être technologiquement évolués et ne pas éprouver un grand amour pour ceux de la seconde vague, comme nous, qui les ont remplacés. J’aimerais bien qu’ils se montrent, qu’on en apprenne un petit peu sur eux avant de risquer un atterrissage.
— Il se peut qu’ils ignorent notre présence, dit Pelorat.
— Nous, nous l’aurions détectée si la situation était inverse. Je dois par conséquent supposer que, s’ils existent, ils sont susceptibles de chercher à nous contacter. Voire de tenter de venir nous capturer.
— Mais s’ils viennent à notre rencontre et sont technologiquement évolués, nous pourrions très bien être impuissants devant…
— Je ne peux pas le croire. Le progrès technique ne s’effectue pas nécessairement d’un bloc. Il est tout à fait concevable qu’ils soient très en avance sur nous dans certains domaines mais il est clair qu’ils ne se consacrent pas au voyage interstellaire. C’est nous, pas eux, qui avons colonisé la Galaxie, et dans toute l’histoire de l’Empire, je n’ai pas connaissance qu’ils aient quitté leur monde pour se manifester. S’ils n’ont pas voyagé dans l’espace, comment imaginer qu’ils aient pu effectuer de sérieux progrès en astronautique ? Et si ce n’est pas le cas, il est impossible qu’ils aient quoi que ce soit de semblable à un vaisseau gravitique. Nous avons beau être quasiment désarmés, même s’ils débarquaient avec un vaisseau de combat, ils ne seraient pas en mesure de nous capturer… Non, aucun risque que nous soyons impuissants.
— Leur avance pourrait être en mentalique. Il est possible que le Mulet ait été un Spatial… »
Trevize haussa les épaules, manifestement irrité. « Le Mulet ne peut pas être tout à la fois. Les Gaïens l’ont décrit comme un Gaïen aberrant. On le considère également comme un mutant né par hasard.
— Assurément, reconnut Pelorat, on a même été jusqu’à raconter – spéculations guère prises au sérieux, bien sûr – qu’il s’agissait d’une créature artificielle. En d’autres termes, un robot, bien que le terme ne fût pas utilisé.
— S’il y a effectivement quelque chose qui semble mentalement dangereux, nous devrons nous reposer sur Joie pour le neutraliser. Elle peut… au fait, est-ce qu’elle dort en ce moment ?
— Elle dormait, mais elle se retournait dans sa couchette lorsque je suis sorti pour venir ici.
— Elle se retournait, hein ? Eh bien, il faudra qu’elle soit debout vite fait si jamais quelque chose se manifeste. Je compte sur vous pour y veiller, Janov.
— Oui, Golan », dit Pelorat, très calme.
Trevize reporta son attention sur l’ordinateur. « Une chose qui me préoccupe, c’est les stations d’entrée. D’ordinaire, elles sont le signe manifeste d’une planète habitée par des humains à la technique évoluée. Mais celles-ci…
— Ont-elles quelque chose d’anormal ?
— Plusieurs choses. Tout d’abord, elles sont très archaïques. Elles pourraient avoir des milliers d’années. En second lieu, il n’y a pas de rayonnements autres que thermiques.
— Thermiques ?
— Les radiations thermiques émanent des objets plus chauds que leur environnement. C’est une signature familière pour tout objet et qui consiste en une large bande de radiations qui suit un motif immuable, fonction de la température. Or, c’est un tel spectre qu’irradient les stations d’entrée. S’il existait des appareils d’origine humaine en fonctionnement à bord des stations, on devrait détecter une fuite de rayonnements non thermiques non aléatoires. Puisque seules sont présentes des thermiques, nous pouvons assumer ou bien que les stations sont vides et le sont, peut-être, depuis des millénaires, ou bien qu’elles sont occupées, mais par des gens d’une technique si évoluée que leurs machines ne dégagent aucun rayonnement parasite.
— Peut-être, la planète jouit-elle d’un haut degré de civilisation, les stations d’entrée se trouvant vides parce que ce monde est demeuré depuis si longtemps dans un si strict isolement de la part de colons comme nous que ses habitants ne s’inquiètent plus d’une éventuelle approche.
— Peut-être… ou peut-être qu’il s’agit d’un piège quelconque. » Joie entra et Trevize, la remarquant du coin de l’œil, bougonna : » Oui, nous sommes là.
— C’est ce que je vois, dit Joie. Et toujours sur la même orbite. Ça, j’ai remarqué. »
Pelorat s’empressa de lui expliquer : « Golan veut être prudent, ma chérie. Les stations d’entrée semblent désertes et nous ne savons pas trop qu’en penser.
— Inutile de se tracasser pour ça, dit Joie, indifférente. Il n’y a aucun signe détectable de vie intelligente sur la planète autour de laquelle nous orbitons. »
Trevize lui jeta de biais un regard surpris. « Qu’est-ce que vous racontez ? Vous aviez dit…
— J’ai dit qu’il y avait une vie animale sur la planète, et c’est bien le cas, mais où dans la Galaxie avez-vous appris que la vie animale impliquait nécessairement la vie humaine ?
— Pourquoi ne pas l’avoir dit dès que vous avez détecté une vie animale ?
— Parce qu’à cette distance, la distinction était impossible. Je pouvais tout juste déceler la trace manifeste d’une activité neurale animale, mais à cette intensité, pas question de distinguer un papillon d’un être humain.
— Et maintenant ?
— Maintenant, nous sommes bien plus proches et vous avez peut-être cru que j’étais endormie mais je ne l’étais pas – ou du moins, pas tout le temps. J’étais, pour employer une expression, tout ouïe afin de détecter un signe quelconque d’activité mentale assez complexe pour traduire une présence intelligente.
— Et il n’y en a pas ?
— Je suppose, dit Joie avec une soudaine prudence, que si je ne détecte rien à cette distance, il ne doit pas y avoir plus de quelques milliers d’êtres humains sur la planète. Si nous nous approchons, je pourrai encore affiner mon jugement.
— Bon, voilà qui change bien des choses, dit Trevize, avec une certaine confusion.
— Je m’en doute », fit Joie qui semblait manifestement assoupie et, par conséquent, irritable. « Vous pouvez désormais larguer toutes vos histoires d’analyses de radiations, d’hypothèses, de déductions ou je ne sais quelles autres activités. Mes sens gaïens font le travail bien plus efficacement et sûrement. Vous voyez peut-être enfin ce que j’entends en disant qu’il vaut mieux être Gaïen qu’Isolat. »
Trevize attendit avant de répondre, avec un effort manifeste pour garder sa contenance. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut sur un ton poli, presque officiel : « Je vous suis reconnaissant de l’information. Malgré tout, vous devez bien comprendre que, pour employer une analogie, la perspective d’une amélioration de mon odorat serait un motif insuffisant pour me décider à abandonner mon humanité pour devenir un limier. »
Ils pouvaient à présent contempler le Monde interdit, tandis qu’ils descendaient sous la couche nuageuse pour dériver à travers l’atmosphère. Son aspect semblait curieusement mité.
Les régions polaires étaient couvertes de glace, comme on pouvait s’y attendre, mais n’étaient pas étendues. Les zones montagneuses étaient dénudées, avec de rares glaciers, mais également de superficie limitée. Il y avait quelques petites étendues désertiques, très éparses.
Ces secteurs mis à part, la planète était, potentiellement, superbe. Ses zones continentales étaient vastes mais sinueuses, d’où une grande longueur de côtes et de riches plaines côtières étendues. On voyait les luxuriants sillons de forêts tropicales et tempérées, bordées de prairies – et pourtant, l’aspect mité de l’ensemble du paysage restait évident.
Éparpillées au milieu des forêts apparaissaient des taches semi-désertiques, et certaines prairies semblaient maigres et dénudées.
« Une espèce de maladie des plantes ? demanda Pelorat, songeur.
— Non, dit Joie lentement, quelque chose de pire, et de plus permanent…
— J’ai vu quantité de mondes, observa Trevize, mais jamais rien de semblable.
— J’ai vu fort peu de mondes, dit Joie, mais je pense les pensées de Gaïa et c’est là ce que vous pourriez escompter d’un monde d’où l’humanité a disparu.
— Pourquoi ? demanda Trevize.
— Réfléchissez, dit Joie, acide. Aucune planète habitée ne jouit d’un véritable équilibre écologique. La Terre a dû en avoir un à l’origine, car même si elle a été la planète sur laquelle a évolué l’humanité, il a dû s’écouler de longues périodes où celle-ci n’existait pas, pas plus que d’autres espèces capables de développer une technologie évoluée et dotées de la capacité de modifier l’environnement. Auquel cas un équilibre naturel – perpétuellement changeant, bien entendu – doit avoir existé. Sur tous les autres mondes habités, en revanche, les hommes ont soigneusement terraformé leur nouvel environnement, acclimaté une vie animale et végétale mais le système écologique ainsi introduit est promis au déséquilibre. Il ne possédera qu’un nombre limité d’espèces et seulement celles désirées par les hommes, ou qu’ils n’auront pu éviter d’introduire…
— Vous savez à quoi ça me fait penser ? remarqua Pelorat… Pardonnez-moi, Joie, de vous interrompre, mais cela correspond si bien que je ne puis résister à l’envie de vous en parler avant d’oublier. Il y a un antique mythe fondateur sur lequel je suis tombé un jour ; un mythe selon lequel la vie se serait formée sur une planète et n’aurait consisté au départ qu’en un assortiment limité d’espèces, uniquement celles utiles ou agréables à l’humanité. Les premiers hommes firent alors quelque chose de stupide – peu importe quoi, mon bon ami, parce que ces vieux mythes sont généralement symboliques et ne font que vous embrouiller si on les prend à la lettre –, et le sol de la planète fut frappé de malédiction. “ Icelui[3] oncques[4] ne t’offrira qu’épines et chardons ” : ainsi est énoncée la malédiction bien que le passage sonne mieux dans le galactique archaïque de la version originale. Le problème demeure toutefois de savoir si c’était vraiment une malédiction. Toutes ces choses que l’homme n’aime pas ou ne désire pas, telles que les épines et les chardons, peuvent être utiles à l’équilibre écologique. »
Joie sourit. « C’est vraiment étonnant, Pel, comment tout est prétexte à vous rappeler une légende et comme celles-ci peuvent être éclairantes. Lorsqu’ils terraforment une planète, les hommes négligent épines et chardons, quels qu’ils soient, et sont ensuite contraints de travailler dur pour que ce monde continue à tourner. Car ce n’est pas un organisme autonome comme Gaïa, mais plutôt une collection hétéroclite d’Isolats ; et cette collection n’est pas encore suffisamment variée pour autoriser le maintien indéfini d’un équilibre écologique. Que l’humanité disparaisse, que se retire sa main directrice, et l’ensemble de l’écosystème commence immanquablement à partir à vau-l’eau. La planète se “ dé-terraformera ” toute seule.
— Si c’est ce qui arrive, observa Trevize, sceptique, cela doit prendre du temps. Ce monde est peut-être vide d’êtres humains depuis vingt mille ans, et pourtant, cela me semble toujours en gros une affaire qui marche…
— Je suppose, dit Joie, que tout doit dépendre de la qualité initiale de l’équilibre écologique. Pour peu qu’il ait été bien calculé, il pourra survivre un long moment à l’absence de l’homme. Pourtant, même si vingt mille ans, c’est long à l’échelle des affaires humaines, ce n’est qu’un clin d’œil au regard de la durée de vie d’une planète.
— Je suppose », dit Pelorat en fixant intensément le panorama, « que si la planète est en train de dégénérer, nous pouvons être sûrs que les hommes ont disparu.
— Je ne détecte toujours pas la moindre activité mentale de niveau humain et suis encline à supposer que la planète est parfaitement dépourvue de toute présence humaine. On note toutefois le bruit de fond et le bourdonnement des niveaux inférieurs de conscience, assez élevés pour représenter des oiseaux et des mammifères. Malgré tout, je ne suis pas certaine que la dé-terraformation suffise à prouver la disparition des hommes. Une planète pourrait se détériorer même avec des hommes dessus, si la société était elle-même anormale et ne comprenait pas l’importance de la préservation de l’environnement.
— Sans doute une telle société aurait-elle tôt fait d’être détruite, nota Pelorat. Je ne crois pas possible que des hommes soient incapables de saisir à quel point il est important de préserver les facteurs mêmes qui garantissent leur survie.
— Je n’aurai pas votre réconfortante foi dans la raison humaine, Pel. Il me semble au contraire tout à fait concevable que, lorsqu’une société planétaire est uniquement formée d’Isolats, les préoccupations locales et même individuelles puissent aisément primer les préoccupations planétaires.
— Je ne crois pas la chose concevable, intervint Trevize, pas plus que Pelorat. En fait, puisqu’il existe par millions des mondes occupés par l’homme et qu’aucun d’eux ne s’est détérioré au point de se dé-terraformer, il se pourrait que votre crainte de l’Isolatisme soit exagérée, Joie. »
Le vaisseau quittait maintenant l’hémisphère éclairé pour entrer dans la nuit. L’effet était celui d’un crépuscule qui s’assombrissait rapidement, suivi d’une totale obscurité à l’extérieur, hormis l’éclat des étoiles là où le ciel était dégagé.
Le vaisseau maintenait son altitude en surveillant avec précision la pression atmosphérique et l’intensité de la pesanteur. Ils se trouvaient à une altitude trop élevée pour rencontrer la saillie d’un quelconque massif montagneux car la planète en était à un stade géologique où aucune orogenèse n’était récemment intervenue. Malgré tout, l’ordinateur tâtait le terrain du bout des doigts électroniques de ses micro-ondes, juste au cas où…
Trevize considéra le velours de l’obscurité et remarqua, songeur : « En un sens, le signe qui me paraît le plus convaincant d’une planète déserte est l’absence de lumière visible sur la face obscure. Aucune société technologique ne serait capable de supporter les ténèbres… Sitôt que nous aurons pénétré sur la face éclairée, nous descendrons.
— Quel intérêt ? s’étonna Pelorat. Il n’y a rien là-dessous.
— Qui a dit qu’il n’y avait rien ?
— Joie. Et vous.
— Non, Janov. J’ai dit qu’il n’y avait aucun rayonnement d’origine technologique et Joie a dit qu’il n’y avait aucun signe d’activité mentale humaine, mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien là-dessous. Même s’il n’y a pas d’hommes sur la planète, il y subsiste certainement des reliques quelconques. Je recherche de l’information, Janov, et, en ce sens, les restes d’une technologie peuvent avoir leur intérêt.
— Au bout de vingt mille ans ? » La voix de Pelorat devint plus aiguë. « Qu’est-ce qui peut survivre vingt mille ans, à votre avis ? Il n’y aura ni films, ni papiers, ni imprimés ; le métal aura rouillé, le bois sera pourri, le plastique pulvérisé. La pierre même sera brisée et érodée.
— Ça peut remonter à moins de vingt mille ans, observa Trevize, patient. J’ai mentionné cette période comme le plus grand laps de temps durant lequel la planète a pu rester déserte car les légendes de Comporellon indiquent que ce monde était florissant à cette époque. Mais supposez que le dernier homme soit mort, ait fui ou disparu, il y a seulement mille ans ? »
Ils arrivaient à l’autre extrémité de la face obscure et l’aube vint pour s’illuminer de soleil presque instantanément.
Le Far Star plongea et ralentit sa progression jusqu’à ce que les détails de la surface deviennent clairement apparents. Les minuscules îlots qui parsemaient le plateau continental étaient maintenant parfaitement visibles. La plupart étaient couverts de verdure.
« J’ai dans l’idée que nous devrions plus particulièrement nous attacher aux zones désertiques, observa Trevize. Il me semble que les endroits de plus forte concentration humaine devraient être ceux où l’équilibre écologique est le plus compromis. Ces secteurs devraient constituer le centre de diffusion de cette peste qu’est la dé-terraformation. Qu’en pensez-vous, Joie ?
— C’est possible. En tout cas, en l’absence de connaissance précise, nous aurions tout intérêt à commencer nos recherches là où c’est le plus facile. Les prairies et les forêts auront englouti la plupart des traces d’habitation humaine de sorte qu’une recherche dans ces secteurs risque de se révéler une perte de temps.
— Il me semble quand même, nota Pelorat, qu’un monde devrait parvenir à établir un équilibre avec ce dont il dispose ; que de nouvelles espèces pourraient se développer ; et que les zones incultes pourraient être à nouveau colonisées sur de nouvelles bases.
— C’est possible, Pel, dit Joie. Tout dépend de la gravité du déséquilibre initial. Et pour qu’un monde se guérisse et parvienne à retrouver un nouvel équilibre par l’évolution, cela exige bien plus de vingt millénaires. On parle là de millions d’années. »
Le Far Star n’orbitait plus autour de la planète. Il dérivait lentement au-dessus des cinq cents kilomètres d’une lande couverte de bruyères et d’ajoncs, avec parfois un bouquet d’arbres.
« Qu’est-ce que vous dites de ça ? » dit soudain Trevize en pointant un doigt. Le vaisseau s’immobilisa lentement dans les airs. Un grondement sourd mais persistant se déclencha lorsque les moteurs gravitiques passèrent en régime haut, pour neutraliser presque intégralement le champ de gravité de la planète.
Il n’y avait pas grand-chose à voir à l’endroit que Trevize désignait, en dehors d’une herbe rase et de monticules laissant apparaître le sol nu.
« Pour moi, je ne vois rien de spécial, dit Pelorat.
— On discerne une disposition rectiligne. Des lignes parallèles, et même quelques vagues traces perpendiculaires. Vous voyez ? Là ? Et là ? Vous ne trouverez jamais ça dans aucune formation naturelle. C’est de l’architecture humaine. Le tracé délimite le contour de fondations et de murs presque aussi nettement que s’ils étaient encore debout.
— Admettons, dit Pelorat. Mais ce ne sont là que des ruines. Si nous devons faire des recherches archéologiques, il va falloir creuser et creuser. Des professionnels mettraient des années pour faire ça convenablement…
— Certes, mais on n’a pas le temps de faire ça convenablement. Tout ceci pourrait indiquer le tracé d’une cité antique, et, qui sait, peut-être que des fragments en sont encore debout. Suivons ces lignes, et voyons où elles nous mènent. »
Ce fut vers la fin de la zone, à un endroit où les arbres étaient quelque peu plus touffus, qu’ils tombèrent sur des murs encore debout – en partie, du moins.
« Pas mal pour un début, lança Trevize. On se pose. »
Le Far Star vint se poser au pied d’une légère éminence, une colline dans ce paysage autrement plat. Presque sans y penser, Trevize avait trouvé naturel d’éviter que leur vaisseau ne fût visible à des kilomètres dans chaque direction.
Il annonça : « La température extérieure est de 24 degrés Celsius, le vent est d’environ 11 kilomètres heure, soufflant d’ouest, et le ciel partiellement nuageux. L’ordinateur n’en sait pas suffisamment sur la circulation générale de l’air pour être en mesure de prédire le temps. Toutefois, puisque l’humidité est de quelque quarante pour cent, il est fort peu probable qu’il pleuve. Dans l’ensemble, il semblerait que nous ayons choisi une latitude ou une saison agréable, et venant après Comporellon, c’est un vrai plaisir.
— Je suppose, nota Pelorat, qu’à mesure que la planète continuera de se dé-terraformer, les conditions météo vont devenir de plus en plus mauvaises.
— J’en suis certaine, dit Joie.
— Soyez aussi certains que ça vous chante, reprit Trevize, nous avons encore des millénaires devant nous. En attendant, c’est toujours une planète agréable et qui continuera de l’être jusqu’à la fin de nos jours et bien au-delà. »
Tout en parlant, il triturait une espèce de large ceinture et Joie lança sèchement : « Qu’est-ce que c’est, Trevize ?
— Rien qu’une vieille habitude de la marine. Je ne débarque jamais désarmé sur un monde inconnu.
— Vous avez sérieusement l’intention de porter des armes ?
— Absolument. Là, à droite », et il claqua l’étui qui contenait une arme imposante de gros calibre, « c’est mon éclateur, et là, à gauche » il désigna une arme plus petite, au canon mince dépourvu d’ouverture « c’est mon fouet neuronique.
— Deux variétés de meurtres, dit Joie avec dégoût.
— Une seule. L’éclateur tue. Pas le fouet neuronique. Il stimule simplement les nerfs de la douleur et ça fait tellement mal qu’on regrette de ne pas être mort, m’a-t-on dit. Par chance, je ne me suis jamais trouvé du mauvais côté du canon.
— Pourquoi les prenez-vous ?
— Je vous l’ai dit. C’est un monde hostile.
— Trevize, ce monde est vide.
— L’est-il ? Il n’existe pas de société technologique, semblerait-il, mais s’il y a des primitifs post-technologiques ? Il se peut qu’ils ne disposent de rien de pire que des bâtons et des cailloux, mais ça aussi, ça peut tuer. »
Joie paraissait exaspérée mais elle baissa la voix dans un effort pour se montrer raisonnable : « Je ne décèle aucune trace d’activité neuronique, Trevize. Cela élimine toute possibilité de civilisation primitive, post-technologique ou autre.
— Alors, je n’aurai pas à faire usage de mes armes. Dans ce cas, quel mal y a-t-il à les porter ? Elles m’alourdissent un peu, c’est tout, et puisque la pesanteur à la surface est d’environ quatre-vingt-onze pour cent de celle de Terminus, je peux en supporter la surcharge… Écoutez, le vaisseau proprement dit est peut-être désarmé, mais il est raisonnablement pourvu en armes de poing. Je vous suggère, l’un et l’autre, de…
— Non, dit aussitôt Joie. Je ne ferai pas le moindre geste susceptible de tuer – ou simplement d’infliger de la douleur.
— Il n’est pas question de tuer mais d’éviter de l’être, si vous voyez ce que je veux dire.
— Je peux me protéger toute seule à ma façon.
— Janov ? »
Pelorat hésita. « Nous n’avions pas d’armes sur Comporellon.
— Allons, Janov. Comporellon est une donnée connue, un monde associé à la Fondation. Par ailleurs, on s’est retrouvés illico sous bonne garde. Si nous avions eu des armes, on nous les aurait retirées. Voulez-vous un éclateur ? »
Pelorat secoua la tête. « Je n’ai jamais été dans la marine, mon bon. Je serais incapable de m’en servir et, en cas d’urgence, je n’aurais pas la présence d’esprit de m’en servir à temps. Je détalerais… et me ferais tuer.
— Vous ne vous ferez pas tuer, Pel, dit Joie avec énergie. Gaïa vous a sous ma/sa protection tout comme ce poseur de héros de la marine.
— A la bonne heure, dit Trevize. Je ne vois aucune objection à être protégé mais je ne pose pas. Je me contente de prendre deux précautions au lieu d’une, et si je n’ai pas à porter la main à ces objets, vous m’en verrez absolument ravi, croyez-le bien. Néanmoins, il faut que je les garde. »
Il tapota ses deux armes d’un geste affectueux puis ajouta : « Et maintenant, sortons poser le pied sur ce monde dont la surface n’a peut-être pas été foulée par l’homme depuis des millénaires. »
« J’ai comme l’impression, dit Pelorat, qu’il doit être assez tard dans la journée ; pourtant, l’éclairement laisserait croire qu’on est aux alentours de midi.
— Je soupçonne, expliqua Trevize en contemplant le paisible panorama, que votre impression provient de la teinte orangée du soleil, qui donne à la lumière cet aspect crépusculaire. Si nous sommes encore là au moment réel de son coucher et que les formations nuageuses l’autorisent, nous devrions contempler un crépuscule d’un rouge plus profond que celui auquel nous sommes habitués. J’ignore si nous le trouverons superbe ou déprimant… A vrai dire, ce devait être encore plus extrême sur Comporellon mais là-bas, nous sommes restés enfermés pratiquement tout le temps… »
Il pivota lentement pour considérer le paysage dans toutes les directions. Ajouté à l’étrangeté presque subliminale de la lumière, il y avait le parfum particulier à ce monde – à cette partie du monde, du moins. Une vague odeur de moisi, mais loin d’être franchement déplaisante.
Les arbres proches étaient de hauteur moyenne et paraissaient âgés, avec leur écorce noueuse et leur tronc légèrement de biais, bien qu’on ne sût dire si c’était à cause des vents dominants ou de la mauvaise qualité du sol. Était-ce ces arbres qui donnaient à l’ambiance quelque chose de menaçant ou bien autre chose – quelque chose de moins matériel ?
Joie demanda à Trevize ce qu’il comptait faire : « Nous n’avons quand même pas parcouru tout ce chemin pour admirer le paysage ?
— A vrai dire, c’est peut-être, quant à moi, ce que je devrais me contenter de faire désormais. Je suggère que Janov explore les lieux. Il y a des ruines là-bas, dans cette direction, et c’est lui qui pourra juger de la valeur des éventuelles traces qu’il pourra y trouver. J’imagine qu’il saura déchiffrer les écrits ou les films en galactique archaïque, alors que je m’en sais pertinemment incapable. Et je suppose, Joie, que vous voudrez l’accompagner pour le protéger. De mon côté, je resterai ici, à guetter les abords…
— Guetter quoi ? Des primitifs munis de pierres et de bâtons ?
— Peut-être. » Puis le sourire qui avait effleuré ses lèvres disparut comme il ajoutait : « Paradoxalement, Joie, cet endroit me met légèrement mal à l’aise. Je ne saurais dire pourquoi.
— Venez, Joie, dit Pelorat. Toute ma vie, j’ai été un collectionneur en chambre de vieux récits, de sorte que je n’ai jamais concrètement mis la main sur des documents antiques. Imaginez un peu que… »
Trevize les regarda s’éloigner, la voix de Pelorat diminuant tandis qu’ils se dirigeaient d’un bon pas vers les ruines ; Joie avançait d’une démarche chaloupée à ses côtés, tout en l’écoutant avec un sourire ravi.
Trevize leur prêta une oreille distraite puis se retourna pour poursuivre son examen du secteur. Qu’est-ce qui pouvait bien motiver son appréhension ?
Il n’avait jamais réellement posé le pied sur un monde dépourvu de population humaine, mais il en avait contemplé quantité depuis l’espace. D’ordinaire, c’étaient de petites planètes, pas assez vastes pour conserver de l’eau ou de l’air mais qui avaient leur utilité comme point de ralliement au cours des manœuvres navales (il n’y avait pas eu de conflit de son vivant, ni même durant le siècle précédant sa naissance, mais les manœuvres se poursuivaient), ou pour les exercices de réparation urgente lors de simulations d’avaries. Les vaisseaux sur lesquels il s’était trouvé avaient orbite autour ou même s’étaient posés sur de telles planètes, mais il n’avait jamais eu l’occasion de quitter le bord à ces occasions.
Était-ce parce qu’il se trouvait à présent sur un monde désert ? Aurait-il éprouvé la même sensation s’il s’était trouvé sur un des innombrables petits astres dépourvus d’atmosphère qu’il avait rencontrés durant ses années de formation – et même depuis ?
Il secoua la tête. Cela ne l’aurait pas tracassé, il en était certain. Il aurait été vêtu d’une combinaison spatiale, tout comme les innombrables fois où il flottait avec son vaisseau librement dans l’espace. C’était une situation familière et le contact avec une simple boule de roc n’aurait produit aucune altération de ce sentiment de familiarité. Sans aucun doute.
Évidemment… cette fois-ci, il ne portait pas de combinaison.
Il se tenait sur un monde habitable, aussi confortable que l’était Terminus – bien plus confortable que ne l’avait été Comporellon. Il goûtait la caresse du vent sur sa joue, la chaleur du soleil dans son dos, le friselis de la végétation à ses oreilles. Tout était familier, sauf qu’il n’y avait pas d’êtres humains – ou du moins plus.
Était-ce cela ? Cela qui rendait apparemment ce monde aussi inquiétant ? Était-ce qu’il n’était pas seulement inhabité mais déserté ?
Il n’avait jamais encore visité de monde abandonné ; jamais entendu parler d’un tel phénomène ; jamais imaginé même qu’il pût se produire. Toutes les planètes qu’il avait connues jusqu’à présent, une fois peuplées par les hommes, le restaient à perpétuité.
Il leva les yeux vers le ciel. Rien d’autre ne l’avait déserté : de temps à autre, un oiseau traversait son champ visuel, vision d’une certaine façon plus naturelle que le fond du ciel bleu ardoise qui apparaissait entre les nuages de beau temps teintés d’orangé (Trevize était certain qu’au bout de quelques jours sur la planète il finirait par s’habituer à ces bizarreries au point que le ciel et les nuages lui paraîtraient normaux).
Il entendait des chants d’oiseaux dans les arbres, et le bruit plus doux des insectes. Joie avait mentionné plus tôt l’existence de papillons et, effectivement, ils étaient là – en nombre surprenant, et en plusieurs variétés riches de couleurs.
Il nota également des froissements occasionnels dans les touffes d’herbe qui entouraient les arbres, mais il fut incapable d’en discerner la cause.
La présence manifeste de la vie dans les parages ne soulevait en lui aucune crainte. Comme l’avait dit Joie, les mondes terraformés étaient, depuis le tout début, dépourvus de bêtes dangereuses. Les contes de fées de l’enfance, et l’heroic-fantasy de son adolescence étaient invariablement situés sur un monde légendaire sans doute dérivé de vagues mythes terrestres. Les hyperdrames sur holo-écran étaient remplis de monstres – lions, licornes, dragons, baleines, brontosaures, ours. Il y en avait des douzaines dont les noms ne lui revenaient plus ; certains sans aucun doute mythiques et peut-être tous. Il y avait des animaux plus petits qui mordaient ou piquaient et même des plantes dangereuses au toucher ! – mais tout cela n’existait que dans les romans. Il avait également eu l’occasion d’entendre que les abeilles primitives étaient capables de piquer, mais indubitablement, aucune abeille réelle n’était le moins du monde dangereuse.
A pas lents, il partit vers la droite, longeant le pied de la colline. L’herbe était haute et luxuriante, mais rare, poussant par touffes. Il se fraya un chemin parmi les arbres qui croissaient également en bouquets.
Puis il bâilla. Certes, il ne se passait rien de palpitant et il se demanda s’il ne ferait pas mieux de regagner le vaisseau pour s’offrir un petit somme. Non, impensable. Manifestement, il fallait qu’il monte la garde.
Peut-être qu’il devrait jouer les sentinelles – marcher, une-deux, une-deux, demi-tour droite et manipulations complexes avec une électro-canne de parade (une arme qu’aucun guerrier n’avait utilisée depuis trois siècles, mais qui demeurait absolument essentielle à l’exercice, sans que personne pût en avancer la raison).
L’idée le fit sourire puis il se demanda s’il ne vaudrait pas mieux qu’il rejoigne Pelorat et Joie dans les ruines. Pourquoi ? A quoi leur servirait-il ?
A supposer qu’il voie une chose que Pelorat aurait négligée ?… Eh bien, il serait toujours temps de tenter le coup après le retour de celui-ci. S’il y avait un élément aisé à trouver, qu’au moins Pelorat ait sa chance de le découvrir.
Risquaient-ils l’un ou l’autre de courir un danger ? Stupide !
Lequel ?
Et puis, s’il y avait réellement danger, ils pourraient toujours l’appeler à l’aide.
Il s’arrêta pour prêter l’oreille. Il n’entendit rien.
Et puis, l’irrésistible envie déjouer les sentinelles lui revint et il se surprit à marcher en faisant résonner ses pas, l’électro-canne imaginaire décollant de l’épaule, tournoyant, pour se tendre droit devant lui, parfaitement verticale – nouveau tournoiement, et retour sur l’autre épaule. Puis, après un vif demi-tour, il se retrouva de nouveau face au vaisseau (assez loin maintenant).
Ce faisant, il se figea bel et bien, et cette fois plus seulement pour jouer les sentinelles.
Il n’était pas seul.
Jusqu’à présent, il n’avait pas vu d’autres créatures vivantes, sinon des plantes, des insectes, un oiseau à l’occasion. Il n’avait vu ni entendu approcher quoi que ce soit… et voilà qu’un animal se tenait entre lui et l’astronef.
L’absolue surprise devant cet événement inattendu le priva momentanément de la capacité d’interpréter ce qu’il voyait. Ce ne fut qu’après coup qu’il reconnut ce qu’il avait devant lui.
Ce n’était qu’un chien.
Trevize n’était pas très chien. Il n’en avait jamais eu un et n’éprouvait aucun élan d’amitié envers ceux qu’il croisait. Il n’en éprouva pas plus cette fois-ci mais observa, non sans une certaine impatience, qu’il n’y avait pas de planètes où ces créatures n’aient pas accompagné l’homme. Il en existait d’innombrables variétés et Trevize avait depuis longtemps la lassante impression que chaque monde en possédait au moins une variété caractéristique. Néanmoins, toutes avaient cette constante : qu’ils fussent dressés pour l’agrément, le spectacle ou quelque forme d’activité utile, les chiens étaient élevés pour aimer l’homme et lui faire confiance.
Un amour et une confiance que Trevize n’avait jamais appréciés. Il avait vécu avec une femme qui possédait un chien. Celui-ci, que Trevize tolérait par amour pour la femme, avait nourri à son égard une profonde adoration ; il le suivait, se couchait sur lui quand il se reposait (de toutes ses cinquante livres), le couvrait de salive et de poils aux moments les plus incongrus, et s’asseyait devant la porte en gémissant chaque fois que la femme et lui tentaient d’avoir des rapports sexuels.
Trevize était sorti de cette expérience avec la conviction bien ancrée que pour quelque raison seulement connue de l’esprit canin et de sa capacité à analyser les odeurs, il était un objet définitif de la dévotion chiennasse.
Par conséquent, une fois passée la surprise initiale, il examina l’animal sans inquiétude. C’était une bête de grande taille, efflanquée, haute sur pattes, et qui le fixait sans signe évident d’adoration. Il avait la gueule ouverte en ce qui pouvait passer pour un sourire accueillant, mais les crocs ainsi découverts avaient quelque chose d’imposant et de dangereux et Trevize jugea qu’il se sentirait plus à l’aise sans la bête dans son champ visuel.
Il lui vint alors à l’esprit que ce chien n’avait jamais vu d’être humain, pas plus que d’innombrables générations canines précédentes. Il était fort possible que l’animal eût été aussi surpris et décontenancé par cette soudaine apparition d’un homme que Trevize l’avait été par celle du chien. Au moins Trevize avait-il rapidement reconnu le chien pour ce qu’il était, mais ce dernier n’avait pas cet avantage. Il était toujours intrigué, et peut-être inquiet.
A l’évidence, il n’était pas sans risque de laisser un animal de cette taille, et doté de telles dents, dans un état d’inquiétude.
Trevize se rendit compte qu’il allait être nécessaire d’instaurer au plus tôt des relations amicales.
Très lentement, il s’approcha du chien (pas de gestes brusques, bien sûr). Il tendit la main, prêt à se laisser renifler, et émit de petits bruits apaisants, consistant pour la plupart en : « oh-le-gentil-toutou » – une chose qu’il considérait comme intensément embarrassante.
Le chien, les yeux fixés sur Trevize, recula d’un ou deux pas, comme saisi de méfiance, puis sa babine supérieure se plissa en un rictus tandis que de sa gueule sortait un grondement rauque. Bien que Trevize n’eût jamais vu de chien se conduire ainsi, il était impossible d’analyser ce comportement autrement que comme une menace.
En conséquence, Trevize cessa d’avancer et se figea. Du coin de l’œil, il saisit un mouvement et tourna lentement la tête. Deux autres chiens avançaient de cette direction. L’air tout aussi meurtrier que le premier.
Meurtrier ? L’adjectif ne lui était venu qu’à l’instant et sa menaçante justesse était indubitable.
Son cœur se mit soudain à battre la chamade. Le passage vers le vaisseau était bloqué. Impossible de courir au hasard, car ces longues pattes canines pourraient le rejoindre en quelques mètres. S’il restait sur place et faisait usage de son éclateur, alors, tandis qu’il en tuerait un, les deux autres lui sauteraient dessus. Dans le lointain, il pouvait voir approcher d’autres bêtes. Communiquaient-elles d’une manière ou d’une autre ? Chassaient-elles en meute ?
Lentement, il glissa vers la gauche, dans une direction où il n’y avait pas encore de chiens – pas encore. Lentement. Lentement.
Les molosses suivirent son mouvement. Il était certain que tout ce qui le sauvait d’une attaque instantanée était le fait que les chiens n’avaient encore jamais vu ou flairé quelque chose de semblable. Ils n’avaient pas encore établi de schème de comportement à suivre en un tel cas.
S’il détalait, bien entendu, cela représenterait pour les chiens une attitude familière. Ils sauraient que faire si une créature de la taille de Trevize trahissait sa peur et courait. Ils courraient, eux aussi. Plus vite.
Trevize continuait d’avancer de biais vers un arbre. Sa plus grande envie était de grimper là où ils ne pourraient le suivre. Ils avancèrent avec lui, grondant doucement, de plus en plus près. Tous les trois le fixaient sans ciller. Deux nouvelles bêtes les rejoignirent et, plus loin, Trevize en voyait approcher d’autres. A un moment, quand il serait assez près, il faudrait qu’il fonce. Il ne fallait pas qu’il attende trop longtemps, ou qu’il démarre trop tôt. L’un ou l’autre choix pouvait être fatal.
Maintenant !
Il établit sans doute un record personnel mais ne s’en tira que de justesse. Il sentit le claquement des mâchoires tout contre l’un de ses talons et, l’espace d’un instant, se sentit retenu avant que les dents ne glissent sur le céramoïde coriace.
Grimper aux arbres n’était pas son fort. Il n’en avait pas escaladé un depuis l’âge de dix ans et, pour autant qu’il se souvienne, l’entreprise avait été laborieuse. Dans le cas présent, toutefois, le tronc n’était pas tout à fait vertical et l’écorce noueuse offrait de nombreuses prises. Qui plus est, il était poussé par la nécessité, et c’est fou ce que l’on peut accomplir quand le besoin est suffisamment pressant…
Trevize se retrouva assis sur une fourche, à dix mètres peut-être au-dessus du sol. Pour l’heure, il ne s’était absolument pas rendu compte qu’il s’était éraflé la main et saignait. Au pied de l’arbre, cinq chiens étaient à présent assis, le nez en l’air, langue pendante, apparemment bien installés pour prendre leur mal en patience.
Et maintenant ?
Trevize n’était pas en position pour réfléchir logiquement à la situation en détail. Il lui venait plutôt, par éclairs, des pensées en séquences bizarrement déformées, dont, s’il en avait fait le tri, l’enchaînement aurait donné ceci :
Joie avait initialement soutenu qu’en terraformant une planète, les hommes instauraient un déséquilibre écologique, qu’ils étaient par la suite contraints de maintenir par d’incessants efforts. Par exemple, aucun colon n’avait amené avec lui de grands prédateurs. Les petits, on ne pouvait les éviter. Les insectes, les parasites – voire les faucons, les musaraignes et ainsi de suite…
Ces fabuleux animaux des légendes et de vagues récits littéraires – tigres, ours grizzly, orques, crocodiles –, qui irait les transporter de planète en planète, même s’il y avait une raison pour le faire ? Et quelle raison y aurait-il ?
Cela signifiait que l’homme était le seul grand prédateur et qu’il lui revenait d’élaguer parmi ces plantes et ces animaux qui sinon, laissés à eux-mêmes, s’étoufferaient sous leur propre pléthore.
Et si pour une raison ou une autre, l’homme disparaissait, d’autres prédateurs devaient alors prendre sa place. Mais lesquels ? Les plus grands prédateurs tolérés par l’être humain étaient les chiens et les chats, domestiqués et vivant de l’aumône humaine.
Et s’il ne restait aucun homme pour les nourrir ? Alors, il leur faudrait trouver eux-mêmes leur nourriture – pour leur survie et, en toute vérité, pour la survie de ceux qui constituaient leur proie et dont le nombre devait être limité car la surpopulation de ceux-ci engendrerait des dommages cent fois supérieurs à la prédation.
Et donc, les chiens se multipliaient, dans toute la diversité de leurs races, les plus grandes attaquant les herbivores laissés à l’abandon ; les plus petites s’attaquant aux oiseaux et aux rongeurs. Les chats feraient la nuit ce que faisaient les chiens le jour ; les premiers solitaires, les seconds en meute.
Et peut-être qu’au bout du compte l’évolution produisait d’autres variétés, pour remplir de nouvelles niches écologiques. Qui sait si certains chiens ne développeraient pas des caractéristiques amphibies pour leur permettre de se nourrir de poissons ; tandis que certains chats pourraient acquérir des capacités de vol plané afin de chasser les oiseaux les moins vifs, aussi bien dans l’air que sur le sol ?
Par éclairs, tout cela apparut à Trevize tandis qu’il réfléchissait toujours à des solutions plus concrètes pour s’en sortir.
Le nombre des chiens continuait à s’accroître. Il en comptait à présent vingt-trois, entourant son arbre, et d’autres encore approchaient. Quelle taille avait la meute ? Quelle importance ? Elle était déjà bien assez grande.
Il retira l’éclateur de son étui, mais le ferme contact de la crosse dans sa main ne lui procura pas l’impression de sécurité qu’il aurait appréciée. Depuis quand avait-il inséré un bloc énergétique et combien de charges pouvait-il tirer ? Sûrement pas vingt-trois.
Et Pelorat et Joie ? S’ils faisaient leur apparition, les chiens se retourneraient-ils sur eux ? Étaient-ils en sécurité même s’ils n’apparaissaient pas ? Si les bêtes sentaient la présence de deux humains à l’intérieur des ruines, qu’est-ce qui pouvait les retenir de les y attaquer ? Sans doute ne subsistait-il pas de portes ou de barrières pour les contenir.
Joie serait-elle en mesure de les contenir, voire de les écarter ? Serait-elle capable de concentrer ses pouvoirs à travers l’hyperespace jusqu’au niveau d’intensité désiré ? Et combien de temps pourrait-elle les retenir ?
Alors, devait-il appeler à l’aide ? S’il criait, allaient-ils venir à toutes jambes et les chiens fuiraient-ils sous le seul regard de Joie ? (Lui suffirait-il d’un regard ou d’une simple action mentale indétectable aux témoins dépourvus de son don ?) Ou bien, s’ils apparaissaient, seraient-ils mis en pièces sous les yeux mêmes de Trevize, spectateur forcé, impuissant, depuis la relative sécurité de son perchoir dans l’arbre ?
Non, il allait lui falloir utiliser son éclateur. S’il pouvait tuer un chien et effrayer les autres rien qu’un instant, il pourrait dégringoler de l’arbre, appeler à grands cris Pelorat et Joie, tuer un second fauve s’ils faisaient mine de revenir, avant d’aller tous trois se réfugier en hâte dans le vaisseau.
Il ajusta l’intensité du faisceau de micro-ondes jusqu’à l’échelon trois quarts. Cela suffirait amplement à tuer un chien avec une détonation fracassante. La détonation servirait à terroriser les autres, et il économiserait de l’énergie.
Il visa soigneusement un animal au milieu de la meute, une bête qui semblait (du moins dans son imagination) exsuder une plus grande malveillance que les autres – simplement, peut-être, parce qu’il était plus calme et semblait par conséquent guetter sa proie avec plus de sang-froid. Le chien fixait à présent l’arme comme s’il éprouvait le plus grand mépris pour les éventuels agissements de Trevize.
Ce dernier se rendit compte qu’il n’avait jamais tiré à l’éclateur sur un homme ni vu quelqu’un le faire. A l’entraînement, ils avaient tiré sur des mannequins de cuir et de plastique remplis d’eau ; l’eau portée presque instantanément à ébullition, des lambeaux propulsés partout par l’explosion…
Mais qui, en l’absence de guerre, irait tirer sur un être humain ? Et quel humain pouvait tolérer une telle arme et justifier son emploi ? Il n’y avait qu’ici, sur un monde rendu pathologique par la disparition de l’homme…
Avec cette bizarre capacité du cerveau à noter un détail parfaitement incongru, Trevize releva qu’un nuage avait dissimulé le soleil… puis il tira.
Un étrange frémissement de l’atmosphère joignit en ligne droite le canon de l’éclateur au chien ; un vague étincellement qui serait passé inaperçu si le soleil avait encore brillé sans obstacle.
Le chien devait avoir senti la première bouffée de chaleur et avait esquissé un infime mouvement, comme prêt à bondir. Et puis il explosa en même temps qu’une partie de son sang et de ses cellules se vaporisaient.
L’explosion provoqua un bruit décevant, car les téguments de l’animal n’étaient pas aussi rigides que ceux des mannequins sur lesquels il s’était entraîné. Chair, peau, sang et os s’éparpillèrent néanmoins, et Trevize se sentit l’estomac retourné.
Les chiens battirent en retraite, certains ayant subi l’inconfortable bombardement de fragments encore chauds. Il n’y eut cependant qu’une brève hésitation. Ils se ruèrent soudain les uns sur les autres, pour dévorer la manne qui leur était fournie. Trevize sentit son écœurement s’accroître. Il ne les effrayait pas : il les nourrissait. A ce compte, ils ne risquaient pas de partir. En fait, l’odeur de sang frais et de chair chaude allait en attirer de nouveaux et peut-être, de surcroît, d’autres petits prédateurs.
Une voix s’écria : « Trevize ! Que… »
Trevize se retourna. Joie et Pelorat venaient d’émerger des ruines. Joie s’était immobilisée, les bras tendus pour retenir Pelorat. Elle fixait les chiens. La situation était évidente et claire. Elle n’avait pas besoin de poser de questions.
Trevize hurla : « J’ai tenté de les faire fuir sans vous mettre dans le coup, vous ou Janov. Pouvez-vous les contenir ?
— Tout juste », avoua Joie, sans crier, de sorte que Trevize eut du mal à l’entendre même si les grondements des chiens s’étaient apaisés comme si l’on avait jeté sur eux une couverture d’isolation phonique.
« Ils sont trop nombreux, continua la jeune fille, et je ne suis pas familiarisée avec leur structure d’activité neuronique. Nous n’avons pas de telles créatures sauvages sur Gaïa.
— Ni sur Terminus. Ni sur aucun monde civilisé, lança Trevize. Je vais en descendre autant que je peux et vous essaierez de contenir les autres. Moins il y en aura, moins vous aurez de problèmes.
— Non, Trevize. Tirer ne fera qu’en attirer d’autres… Restez derrière moi, Pel. Vous n’avez aucun moyen de me protéger… Trevize, votre seconde arme.
— Le fouet neuronique ?
— Oui. Celle qui provoque des douleurs. A basse puissance. A basse puissance !
— Auriez-vous peur de leur faire mal ? lança Trevize, irrité. Est-ce bien le moment de songer au caractère sacré de la vie ?
— Je songe à celle de Pel. Et à la mienne. Faites comme je vous dis. Basse puissance et tirez sur l’un des chiens. Je ne pourrai pas les contenir beaucoup plus longtemps. »
Les chiens s’étaient écartés de l’arbre pour encercler Pelorat et Joie, acculés, le dos contre un mur en ruine. Les plus proches faisaient des tentatives hésitantes pour s’approcher encore, gémissant un peu, comme s’ils essayaient de discerner ce qui les tenait à distance, quand ils étaient incapables de déceler quoi que ce soit. Certains essayaient vainement d’escalader le mur pour les prendre à revers.
Trevize avait la main qui tremblait lorsqu’il ajusta la puissance du fouet neuronique. Celui-ci dépensait considérablement moins d’énergie que l’éclateur et une simple cartouche était capable d’alimenter des centaines de coups de fouet mais, maintenant qu’il y songeait, il était tout aussi incapable de se rappeler quand il avait rechargé l’arme pour la dernière fois.
La précision de visée n’était pas aussi cruciale. Et puisque la conservation d’énergie n’était pas si critique, il pouvait se permettre de balayer la meute. C’était la méthode traditionnelle pour maîtriser les foules qui montraient des signes d’activité menaçante.
Il suivit néanmoins la suggestion de Joie. Il visa un chien précis et tira. L’animal bascula et se mit à gigoter en poussant des couinements aigus.
Les autres chiens s’écartèrent à reculons de la bête atteinte, les oreilles rabattues en arrière contre le crâne. Puis, couinant à leur tour, ils firent demi-tour et partirent, d’abord à pas lents, puis plus vite, et enfin au pas de course. Le chien qui avait été touché se releva tant bien que mal et s’éloigna en gémissant, bon dernier.
Le bruit décrut dans le lointain et Joie lança : « Nous ferions mieux de regagner le vaisseau. Ils vont revenir. Eux ou d’autres. »
Trevize estima que jamais encore il n’avait manœuvré aussi vite le mécanisme d’entrée de leur appareil. Et il était bien possible qu’il n’ait jamais l’occasion de rééditer cet exploit.
La nuit était tombée et Trevize était loin de trouver que la situation était redevenue normale. Le mince bandeau de synthépiderme plaqué sur son égratignure avait calmé la douleur physique mais dans son mental restait une écorchure pas aussi facile à cicatriser.
Ce n’était pas la simple exposition au danger. A cela, il pouvait réagir aussi bien que n’importe quel autre individu normalement courageux. C’était la direction totalement inattendue d’où était provenu ce danger. C’était le sentiment de ridicule. De quoi aurait-il l’air si l’on découvrait qu’il avait été mis en déroute par de vulgaires chiens hargneux ? Ç’aurait été à peine pire s’il avait été mis en fuite par les piaillements de canaris en colère.
Des heures durant, il guetta une nouvelle attaque des chiens, prêtant l’oreille à d’éventuels hurlements, au crissement de griffes sur la coque extérieure.
Par comparaison, Pelorat semblait parfaitement calme. « Je n’ai jamais douté, mon bon, que Joie saurait régler le problème, mais je dois dire que vous avez tiré juste. »
Trevize haussa les épaules. Il n’était pas d’humeur à discuter de la chose.
Pelorat tenait sa bibliothèque – l’unique disque compact sur lequel était stockée une vie entière de recherches sur les mythes et légendes – et, muni de ce trésor, il se retira dans sa chambre où se trouvait son petit lecteur.
Il semblait très content de lui. Trevize nota le fait mais n’en tira aucune conclusion. Il serait temps d’y songer plus tard, une fois qu’il aurait l’esprit moins accaparé par les chiens.
Une fois qu’ils furent seuls, Joie hasarda : « Je présume que vous avez été pris par surprise.
— Absolument, dit Trevize, maussade. Qui aurait pu imaginer qu’à la seule vue d’un chien – un chien – je devrais trouver mon salut dans la fuite ?
— Vingt mille ans sans hommes et ce n’est plus tout à fait le même chien. Ces bêtes doivent constituer à présent le prédateur dominant. »
Trevize acquiesça. « C’est la déduction à laquelle j’étais parvenu, perché là-haut sur ma branche, devenu la proie dominée. Vous aviez certainement raison quant à un éventuel déséquilibre de l’écosystème.
— Déséquilibre, sans doute, du point de vue de l’homme – mais si l’on considère l’efficacité dont font preuve les chiens pour mener à bien leurs affaires, je me demande si Pel n’aurait pas raison quand il suggère que l’écologie pourrait se rééquilibrer toute seule, en occupant certaines niches par des variantes évolutives du nombre relativement restreint d’espèces initialement importées sur la planète.
— Assez curieusement, la même idée m’était venue, nota Trevize.
— A condition, évidemment, que le déséquilibre ne soit pas excessif et n’entraîne du même coup un processus de rectification trop long. La planète risquerait de devenir totalement invivable en attendant. »
Trevize émit un grognement.
Joie le considéra, songeuse : « Comment se fait-il que vous ayez eu l’idée de vous armer ?
— Pour le bien que ça m’a fait… C’est grâce à votre don de…
— Pas entièrement. J’avais besoin de votre arme. A si brève échéance, avec mon seul contact hyperspatial avec le reste de Gaïa, et un tel nombre d’esprits individuels aussi peu familiers, je n’aurais rien pu faire sans votre fouet neuronique.
— Mon éclateur n’a servi à rien. Je l’ai essayé.
— Avec un éclateur, Trevize, un chien disparaît, c’est tout. Le reste de la meute est peut-être surpris, mais pas terrifié.
— Pis que ça, dit Trevize. Ils ont dévoré les restes. Je les encourageais plutôt à rester…
— Oui, ça pourrait bien avoir été le cas. Avec le fouet neuronique, c’est différent : il inflige une douleur et un chien qui souffre émet des cris bien précis, parfaitement compris des autres chiens qui, par un réflexe conditionné, faute d’autre chose, commencent à se sentir eux-mêmes terrorisés. Avec des animaux déjà craintifs par disposition naturelle, je n’ai eu qu’à leur infliger l’équivalent d’une pichenette mentale pour qu’ils détalent aussitôt.
— Oui, mais vous vous êtes aperçue qu’en l’occurrence le fouet était l’arme la plus meurtrière des deux, pas moi.
— Je suis habituée au contact avec les esprits. Pas vous. C’est bien pourquoi j’ai insisté pour que vous utilisiez la puissance minimale en ne visant qu’un seul chien. Je ne voulais pas une douleur telle qu’elle fasse taire l’animal en le tuant. Je ne voulais pas non plus qu’elle soit diluée au point de ne causer qu’un simple concert de gémissements. Je désirais une douleur violente concentrée en un seul point.
— Et vous l’avez eue, Joie, dit Trevize. Ça a marché à la perfection. Je vous dois une considérable gratitude.
— Vous me l’accordez à contrecœur, nota Joie, pensive, parce que vous avez l’impression d’avoir joué un rôle ridicule. Et pourtant, je le répète, je n’aurais rien pu faire sans vos armes. Ce qui m’intrigue, c’est comment vous parvenez à expliquer que vous vous soyez armé malgré mon assurance qu’il n’y avait pas un être humain sur ce monde, un fait que je considère toujours aussi certain. Aviez-vous prévu l’apparition des chiens ?
— Non, certainement pas. Pas consciemment du moins. Et je ne me balade pas non plus armé, d’habitude. Il ne m’est même pas venu à l’idée de porter des armes sur Comporellon… Mais je ne puis pas non plus me permettre de plonger dans le piège de croire que cela relève de la magie. C’est impossible. Je soupçonne que dès lors que nous avons commencé à discuter de déséquilibres écologiques, j’ai plus ou moins eu la vision inconsciente d’animaux devenus dangereux en l’absence de l’homme. Cela devient assez clair après coup, mais il demeure possible que j’en aie eu le vague pressentiment. Rien de plus.
— N’écartez pas aussi négligemment la chose. J’ai participé à la même conversation concernant les déséquilibres écologiques et je n’ai pas eu la même prévoyance. C’est ce don particulier que Gaïa apprécie en vous. Je comprends également qu’il doit vous paraître irritant de posséder ce don caché de prévision dont vous ne pouvez détecter la nature ; de savoir agir avec décision mais sans raison claire.
— L’expression usuelle sur Terminus est : “ Agir par intuition. ”
— Sur Gaïa, on dit : “ Savoir sans réfléchir. ” Vous n’aimez pas, n’est-ce pas ?
— Ça me tracasse, effectivement. Je n’aime pas être guidé par des intuitions. Je suppose que l’intuition a derrière elle une raison mais ignorer celle-ci me donne l’impression que je ne maîtrise pas mon propre esprit… une manière de folie douce.
— Et quand vous avez opté en faveur de Gaïa et Galaxia, vous avez agi sur une intuition, et maintenant vous en cherchez la raison.
— Je l’ai déclaré au moins une douzaine de fois.
— Et j’ai refusé de prendre votre déclaration au pied de la lettre. Ce dont je suis désolée. Je ne vous contrerai plus là-dessus. J’espère, toutefois, pouvoir continuer à souligner les points en faveur de Gaïa.
— Faites, admit Trevize, si de votre côté vous me reconnaissez la possibilité de ne pas les accepter.
— Vous vient-il à l’esprit, alors, que ce Monde interdit est peut-être en train de retourner à une espèce d’état sauvage, pour ne pas dire désertique et finalement inhabitable, par la faute du seul retrait d’une espèce unique, capable d’agir comme une intelligence directrice ? Si ce monde était Gaïa, ou mieux encore, une partie de Galaxia, cela ne pourrait pas se produire. Car l’intelligence directrice existerait toujours au niveau de la Galaxie dans son ensemble, et chaque fois qu’une raison quelconque bouleverserait l’écologie, celle-ci tendrait à retrouver son équilibre.
— Ce qui veut dire que les chiens ne mangeraient plus ?
— Bien sûr qu’ils mangeraient, tout comme les hommes. Ils mangeraient toutefois dans un but précis, pour rééquilibrer l’écologie sous une direction délibérée, et non au gré de circonstances aléatoires.
— La perte de la liberté individuelle peut être dénuée d’importance pour un chien mais pas pour un homme… Et puis, supposez que tous les hommes disparaissent, partout, et pas seulement sur une planète ou quelques-unes ? Que Galaxia se retrouve sans un seul être humain ? Y aurait-il encore une intelligence directrice commune ? »
Joie hésita. « On n’a jamais fait l’expérience d’une telle situation. Et il ne semble guère plus probable qu’une telle expérience se produise dans le futur.
— Mais ne vous semble-t-il pas évident que l’esprit humain est qualitativement différent de tout le reste et que s’il était absent, la somme de toutes les autres consciences ne saurait le remplacer ? Ne pourrait-on pas dire, dans ce cas, que les êtres humains constituent un cas à part et doivent être traités comme tels ? Ils ne devraient même pas fusionner entre eux, et encore moins avec des objets non humains.
— Malgré tout, vous avez opté en faveur de Galaxia.
— Pour une raison supérieure que je suis incapable de déceler.
— Peut-être que cette raison supérieure était la vision de l’effet qu’engendrent les déséquilibres écologiques ? N’auriez-vous pu estimer que chaque monde de la Galaxie est sur le fil du rasoir, en équilibre instable, et que Galaxia seule serait en mesure de prévenir des désastres tels que celui que l’on constate ici – pour ne rien dire des perpétuels désastres inhérents aux hommes que sont la guerre et la paralysie administrative ?
— Non. Je n’avais pas en tête les déséquilibres écologiques au moment de ma décision.
— Comment pouvez-vous en être certain ?
— Je ne sais peut-être pas ce que je prévois, mais si quelque chose m’est suggéré après coup, je suis capable de reconnaître a posteriori si cela correspond bien à mon idée initiale… Tout comme j’ai l’impression d’avoir prévu la présence de bêtes dangereuses sur ce monde.
— Eh bien, dit Joie sans se démonter, nous pourrions être morts à cause de ces bêtes dangereuses si ne s’étaient pas combinés nos pouvoirs, votre don de prévision et mon mentalisme. Alors, allez, soyons amis. »
Trevize hocha la tête. « Si vous voulez. »
Il y avait dans son ton une froideur qui fit hausser les sourcils à la jeune femme mais ce fut le moment que choisit Pelorat pour faire irruption, hochant la tête comme s’il voulait la faire choir de ses épaules.
« Je crois, leur dit-il, que nous l’avons. »
Trevize n’avait pas coutume de croire aux victoires faciles et pourtant, il n’était que trop humain de se laisser emporter par la foi contre toute logique. Il sentit le souffle lui manquer, sa gorge se nouer, mais parvint néanmoins à dire : « La position de la Terre ? C’est ce que vous avez découvert, Janov ? »
Pelorat dévisagea Trevize quelques instants, puis se démonta : « Eh bien… non, avoua-t-il, manifestement déconfit. Pas tout à fait… A vrai dire, Golan, même pas du tout. J’avais totalement oublié. C’est autre chose que j’ai découvert dans les ruines. Je suppose que ce n’est pas vraiment important. »
Trevize parvint à lâcher un long soupir et dit enfin : « Ce n’est pas grave, Janov. Toute découverte est importante. Qu’étiez-vous venu nous annoncer ?
— Eh bien, reprit Pelorat, c’est simplement que presque rien n’a survécu, vous comprenez. Vingt mille années de tempête et de vent ne laissent pas subsister grand-chose. Qui plus est, la végétation détruit graduellement toute trace ; quant à la vie animale… Mais peu importe. Le principal est que “ presque rien ” n’est pas synonyme de “ rien du tout ”.
« Parmi ces ruines devait se trouver un édifice public car on y trouve des pierres ou du béton sur lesquels étaient gravées des inscriptions. Certes, à peine visibles, vous comprenez, mon bon ami, mais j’ai pris quelques photos à l’aide d’un des appareils que nous avons à bord – le modèle équipé d’un traitement d’images intégré ; je n’ai jamais pu me résoudre à demander la permission d’en prendre un, Golan, mais c’était important et je… »
Trevize écarta l’objection d’un geste impatient. « Continuez !
— J’ai pu déchiffrer une partie des inscriptions, qui étaient fort archaïques. Même avec le traitement par ordinateur et mes propres dons pour lire le galactique archaïque, je n’ai rien pu en déchiffrer à l’exception d’une brève mention. Ses lettres étaient plus grosses et légèrement plus lisibles que le reste. Il se peut qu’elles aient été gravées plus profondément parce qu’elles identifiaient ce monde même. Le membre de phrase est en effet “ Planète Aurora ”, ce qui me donne lieu de penser que le monde sur lequel nous sommes s’appelle Aurora, ou s’est appelé de la sorte.
— Il fallait bien lui donner un nom quelconque, remarqua Trevize.
— Oui, mais les noms sont rarement choisis au hasard. Je viens d’éplucher avec soin ma bibliothèque et il existe deux vieilles légendes, issues de planètes fort éloignées, à ce qu’il se trouve – ce qui autorise qu’on puisse raisonnablement leur supposer des origines indépendantes, si l’on veut bien tenir compte de ce fait… Mais peu importe. Dans l’une et l’autre légende, le mot Aurora est employé pour désigner l’aube. On peut supposer qu’il ait effectivement eu ce sens dans quelque langue pré-galactique.
« Or il se trouve que ce genre de terme est souvent utilisé pour baptiser les stations spatiales ou autres structures qui sont les premières édifiées du genre. Si ce monde est appelé “ Aube ” en une langue quelconque, il pourrait de même être le premier de son genre.
— Êtes-vous prêt à me suggérer que cette planète est la Terre et qu’Aurora en serait un autre nom parce qu’elle représente l’aube de la vie et de l’humanité ?
— Je n’irais pas aussi loin, Golan. »
Trevize nota, avec un soupçon d’amertume : « Après tout, on n’a vu ni surface radioactive, ni satellite géant, ni géante gazeuse aux anneaux gigantesques.
— Exactement. Mais Deniador, là-bas sur Comporellon, semblait estimer qu’il s’agissait de l’un des mondes jadis habités par la première vague de colons – les Spatiaux. Si tel était le cas, alors ce nom, Aurora, pourrait le désigner comme le tout premier de ces mondes de Spatiaux. Il se pourrait, en cet instant précis, que nous nous trouvions sur le plus ancien monde humain de la Galaxie, en dehors de la Terre elle-même. N’est-ce pas saisissant ?
— Intéressant en tout cas, Janov, mais n’est-ce pas pousser un peu loin la déduction à partir de ce simple nom, Aurora ?
— Il y a plus, poursuivit Pelorat, tout excité. Aussi loin que j’ai pu remonter dans mes archives, il n’existe aujourd’hui dans la Galaxie aucune planète portant ce nom “ d’Aurora ” et je suis certain que votre ordinateur le vérifiera. Comme je l’ai dit, il existe toutes sortes d’astres et autres objets baptisés “ aube ” de diverses manières mais aucun n’utilise ce mot précis : “ Aurora ”.
— Il faudrait ? C’est un terme pré-galactique. Il ne risque pas d’être très répandu.
— Mais les mots subsistent, eux, même quand leur sens s’est perdu. S’il s’agissait du premier monde colonisé, il serait célèbre ; il pourrait même, durant une période, avoir été la planète dominante de la Galaxie. Il ne fait aucun doute qu’il devrait exister d’autres mondes baptisés “ Nouvelle Aurora ”, “ Aurora Minor ” ou quelque chose dans le genre. Et puis d’autres… »
Trevize l’interrompit : « Peut-être que cette planète n’a pas été la première colonisée. Peut-être n’a-t-elle jamais eu la moindre importance.
— Mon opinion a une meilleure raison, mon bon ami.
— Laquelle, Janov ?
— Si la première vague de colonisation a été balayée par une seconde à laquelle appartiendraient maintenant tous les mondes de la Galaxie – comme l’affirmait Deniador –, alors il est tout à fait probable qu’ait existé une période d’hostilité entre les deux vagues. Jamais la seconde – qui a fondé les mondes existant aujourd’hui – n’aurait utilisé les noms donnés aux planètes de la première. En ce sens, nous pouvons déduire du fait que ce terme “ Aurora ” n’a jamais été réutilisé qu’il y a bel et bien eu deux vagues de colonisation et que cette planète appartient à la première. »
Trevize sourit. « Je commence à entrevoir comment vous travaillez, vous autres mythologues. Vous construisez une magnifique superstructure mais qui peut fort bien être bâtie sur du vent. Les légendes nous disent que les colons de la première vague étaient accompagnés d’innombrables robots et que ceux-ci auraient censément causé leur perte. Alors là, si nous pouvions trouver un robot sur ce monde, je serais prêt à admettre cette hypothèse de la première vague, mais nous ne pouvons espérer, au bout de vingt mill… »
Pelorat, dont la bouche s’agitait, parvint enfin à retrouver sa voix : « Mais, Golan, je ne vous l’ai donc pas dit ?… Non, bien sûr que non. Je suis tellement excité que je n’arrive pas à mettre les choses en bon ordre. Il y avait bien un robot. »
Trevize se massa le front, presque comme s’il avait la migraine : « Un robot ? Il y avait un robot ?
— Oui, dit Pelorat en hochant énergiquement la tête.
— Comment le savez-vous ?
— Eh bien, c’était un robot. Comment ne pas le reconnaître au premier coup d’œil ?
— Avez-vous déjà vu un robot ?
— Non, mais c’était un objet de métal qui ressemblait à un être humain. Une tête, des bras, des jambes, un torse. Bien sûr, quand je dis métal, c’était essentiellement de la rouille, et quand je me suis dirigé vers lui, je suppose que les vibrations de mes pas ont achevé de l’endommager, de sorte que lorsque j’ai voulu le toucher…
— Il a fallu que vous le touchiez !
— Eh bien, je suppose que je n’en croyais pas entièrement mes yeux. Ce fut un réflexe. Bref, à peine l’ai-je eu touché qu’il est tombé en poussière. Mais…
— Oui ?
— Juste avant, j’ai cru voir une infime lueur dans ses yeux et il a émis un son, comme s’il essayait de dire quelque chose…
— Vous voulez dire qu’il fonctionnait encore ?
— A peine, à peine, Golan. Et puis, il s’est effondré. » Trevize se tourna vers Joie. « Vous corroborez tout ceci, Joie ?
— C’était un robot, et je l’ai vu, dit cette dernière.
— Et il fonctionnait encore ? »
La jeune femme répondit d’une voix neutre : « Alors qu’il tombait en poussière, j’ai décelé une vague trace d’activité neuronique.
— Comment aurait-il pu y avoir une activité neuronique ? Un robot n’a pas de cerveau organique formé de cellules.
— Il en a l’équivalent cybernétique, j’imagine. Que je pourrais détecter.
— Avez-vous détecté une mentalité plus robotique qu’humaine ? »
Joie pinça les lèvres et dit : « Elle était trop faible pour que je puisse juger quoi que ce soit, à part son existence. »
Trevize considéra Joie, puis Pelorat, avant de lancer, sur un ton exaspéré : « Mais ça change tout ! »