Chapitre 16.

Six jours étaient passés depuis l’attaque des anges. Soixante et un jours depuis leur émergence sur Gaïa. Cirocco était étendue sur une table basse, les pieds appuyés sur des étriers improvisés. Quelque part en dessous se trouvait Calvin, mais elle refusait de le regarder. Berceuse, la guérisseuse titanide, chantait en regardant se dérouler l’opération. Son chant se voulait apaisant mais c’était un bien mince réconfort.

« Le col est dilaté, annonça Calvin.

— J’aimerais autant ne pas en entendre parler.

— Désolé. » Il se redressa un instant et Cirocco aperçut son front et ses yeux au-dessus du masque de chirurgie. Il transpirait en abondance. Berceuse l’épongea et son regard lui montra de la gratitude. « Peux-tu m’approcher cette lampe ? »

Gaby déplaça la lampe vacillante. Elle projetait sur les murs l’ombre immense de ses jambes. Cirocco perçut le cliquetis métallique des instruments qu’on prenait dans le bac de stérilisation puis sentit la curette racler contre le spéculum.

Calvin aurait voulu des instruments en acier inoxydable mais les Titanides étaient incapables d’en fabriquer. Berceuse et lui avaient travaillé avec les meilleurs artisans pour confectionner des instruments en laiton qui pussent le satisfaire.

« Ça fait mal, gémit Cirocco.

— Tu lui fais mal », expliqua Gaby comme si Calvin était incapable de comprendre l’anglais.

« Gaby, ou tu te tais ou je vais devoir trouver quelqu’un d’autre pour me tenir la lampe. » Cirocco ne l’avait jamais entendu s’exprimer aussi sèchement. Il fit une pause et s’essuya le front avec sa manche.

La douleur n’était pas intense mais persistante, et difficile à localiser, un peu comme pour un mal d’oreille. Elle pouvait entendre et sentir l’action de la curette et cela la faisait grincer des dents.

« Je l’ai, dit Calvin, doucement.

— Tu as quoi ? Tu peux le voir ?

— Ouais. Tu étais bien plus avancée que je ne le pensais. Une chance que tu aies insisté pour qu’on le fasse. » Il reprit son curetage, en s’interrompant parfois pour nettoyer son instrument.

Gaby se détourna pour examiner quelque chose dans la paume de sa main. « Ça a quatre jambes », murmura-t-elle et elle fit mine de s’approcher de Cirocco.

« Je ne veux pas voir ça. Enlevez-moi ça d’ici !

— Pourrais-je regarder ? chanta Berceuse.

— Non ! » Elle luttait contre la nausée et, incapable de chanter sa réponse à la Titanide, hocha vigoureusement la tête. « Gaby, détruis ça. Tout de suite, tu m’as entendue ?

— C’est fait, Rocky. »

Cirocco laissa échapper un profond soupir qui se mua en sanglot. « Je ne voulais pas te crier dessus. Berceuse m’a dit qu’elle voulait le voir. J’aurais probablement dû la laisser faire. Peut-être en aurait-elle su l’origine. »


Cirocco assurait qu’elle était capable de marcher mais les conceptions médicales des Titanides exigeaient force caresses, chaleur et chansons de réconfort. Berceuse la transporta par les rues poussiéreuses jusqu’aux quartiers que les Titanides lui avaient réservés. Elle lui chanta l’air destiné au réconfort des détresses mentales lorsqu’elle la coucha. Il y avait deux lits vides près du sien.

« Bienvenue à l’hôpital vétérinaire », l’accueillit Bill. Elle parvint à sourire faiblement tandis que Berceuse arrangeait les couvertures.

« Votre ami plein d’humour grince encore des plaisanteries ? chanta Berceuse.

— Oui, il appelle ceci l’endroit-où-l’on-soigne-les-animaux.

— Il devrait avoir honte. La médecine est la même pour tout le monde. Buvez ceci et vous vous détendrez. »

Cirocco s’empara de la gourde et but longuement. Le liquide la brûla intérieurement en répandant sa chaleur dans tout son corps. Les Titanides buvaient des boissons fermentées pour les mêmes raisons que les êtres humains : c’était l’une des plus agréables découvertes de ces six derniers jours.

« J’ai comme l’impression de m’être fait taper sur les doigts, dit Bill. Je reconnais cette intonation maintenant.

— Elle t’adore, Bill, même quand tu es impossible.

— J’espérais te remonter le moral.

— C’était une tentative intéressante. Bill, ça avait quatre jambes.

— Ouille ! Et moi qui fais des plaisanteries sur les animaux. » Il s’approcha pour lui prendre la main.

« Ça va bien. C’est fini maintenant, et tout ce que je veux, c’est dormir. »

Ce qu’elle fit, après avoir encore bu deux grandes lampées.


Gaby passa la première heure après son opération à répéter à tout le monde qu’elle se sentait bien, puis elle vomit et resta fiévreuse pendant deux jours. August traversa l’épreuve sans en être aucunement affectée. Cirocco était endolorie mais en bonne santé.

Bill se portait bien puisqu’il se rétablissait mais Calvin jugea que l’os n’avait pas été remis convenablement.

« Alors combien de temps encore cela va-t-il prendre ? » demanda Bill. Ce n’était pas la première fois qu’il posait cette question. Il n’y avait rien à lire, pas de télévision à regarder ; rien qu’une fenêtre donnant sur une rue sombre de Titanville. Il ne pouvait parler à ses infirmières, sinon en petit nègre : Berceuse apprenait l’anglais, mais avec une extrême lenteur.

« Au moins deux semaines encore, répondit Calvin.

— J’ai l’impression de pouvoir marcher tout de suite.

— Tu en serais probablement capable et c’est bien là le danger : ta jambe se briserait comme une allumette. Non, je ne te laisserai pas te lever, même avec des béquilles, avant quinze jours.

— Et si on le sortait ? proposa Cirocco.

— Aurais-tu envie de sortir, Bill ? »

Ils sortirent donc Bill et son lit dans la rue pour le déposer à quelque distance de là sous l’un de ces arbres en parasol qui rendaient Titanville invisible de haut et leur fournissait le meilleur semblant de nuit depuis leur exploration de la base du câble. Les Titanides éclairaient en effet leurs demeures et leurs rues en permanence.

« As-tu vu Gene aujourd’hui ? demanda Cirocco.

— Ça dépend de ce que tu entends par aujourd’hui, remarqua Calvin avec un bâillement. C’est toujours toi qui as ma montre.

— Mais tu ne l’as pas vu ? »

Calvin fit un signe de dénégation. « Pas depuis un bout de temps.

— Je me demande ce qu’il fabrique. »

Calvin avait découvert Gene alors qu’il suivait l’Ophion, dans un défilé sinueux traversant la chaîne des monts Némésis de Crios, la zone diurne immédiatement à l’ouest de Rhéa. Il disait avoir émergé dans la zone crépusculaire et n’avoir cessé de marcher depuis, dans l’espoir de rejoindre les autres.

Lorsqu’on lui demandait ce qu’il avait fait, il se contentait de répondre par « survivre ». Cirocco n’en doutait pas mais se demandait simplement ce qu’il entendait par là. Il balayait son expérience de privation sensorielle en expliquant qu’il s’était inquiété au début mais s’était calmé une fois qu’il eut compris la situation.

Cirocco, là non plus, n’était guère satisfaite par une telle explication.

Au début, elle se réjouit d’avoir enfin quelqu’un qui fût, semblait-il, aussi peu affecté qu’elle. Gaby geignait toujours dans son sommeil. Bill avait des trous de mémoire, quoiqu’il se remît lentement. August faisait de la dépression chronique à tendance suicidaire. Calvin était heureux mais préférait la solitude. Gene et elle étaient les deux seuls en apparence relativement inchangés.

Elle savait pourtant que le mystère l’avait touchée lors de son séjour dans l’obscurité : elle était capable de chanter aux Titanides. Elle sentait que Gene avait dû subir plus qu’il n’en voulait bien révéler et se mit donc à en guetter des indices.

Il souriait tout le temps. Ne cessait d’assurer qu’il se sentait en pleine forme, même lorsqu’on ne lui demandait rien. Il était amical. Par moments, il en faisait trop, mais en dehors de ça il semblait parfaitement normal.

Elle décida d’aller le trouver pour tenter une fois encore de parler avec lui de ses deux mois d’absence.


Elle aimait Titanville.

Il faisait bon sous les arbres : comme dans Gaïa la chaleur provenait du sol, les frondaisons avaient un effet de serre. C’était une chaleur sèche ; pieds nus et en chemisette légère, Cirocco se trouvait parfaitement à l’aise. Les rues étaient plaisamment éclairées par des lanternes en papier qui lui rappelaient leurs homologues japonaises. Le sol était de terre battue, humidifié par des plantes appelées arrosettes qui vaporisaient leurs gouttelettes une fois par révolution. Lorsque le phénomène se produisait l’air embaumait comme la nuit d’été après une averse. Les haies étaient surchargées de fleurs au point qu’une pluie de pétales en tombait en permanence. Elles s’accommodaient sans problème de l’obscurité permanente.

Les Titanides n’avaient jamais entendu parler d’urbanisme. Les habitations étaient éparpillées au hasard sur et sous le sol, et jusque dans les arbres. Les routes se dessinaient au gré de la circulation. Pas de balisage ni de noms de rues : un plan de la ville aurait rapidement été recouvert de corrections à mesure que de nouvelles constructions s’édifiaient au beau milieu des chemins, contraignant les piétons à se frayer un passage au travers des haies, jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre fût établi.

Tout le monde avait pour la saluer un refrain amical :

« Hello, le monstre terrien ! Toujours en équilibre, à ce que je vois ! »

« Eh, regardez ! voilà le bipède bizarre. Viens donc festoyer avec nous Si-Ro-Co. »

« Désolé, les amies, chantait-elle. J’ai du boulot. Auriez-vous vu le Maître-Chanteur en-Do-Dièse ? »

Elle s’amusait à traduire ainsi leurs chants bien qu’en titanide des termes comme « monstre » ou « bizarre » n’eussent contenu aucune insulte.

Mais l’invitation à festoyer était bien difficile à décliner. Après deux mois d’un régime de viande crue et de fruits fades, la nourriture des Titanides paraissait trop bonne pour être vraie. La cuisine était leur art majeur et les humains, à quelques rares exceptions près, pouvaient ingurgiter les mêmes aliments que les Titanides.

Elle découvrit le bâtiment qu’elle appelait mairie plus par hasard que par dessein : elle s’était fréquemment arrêtée pour demander son chemin (première à gauche, puis seconde à droite, puis en contournant le… non, par là c’est bloqué depuis le dernier kilorev, n’est-ce pas ?). Les Titanides comprenaient peut-être le plan mais elle, elle s’en croyait à jamais incapable.

C’était la mairie tout simplement parce que Maître-Chanteur y habitait et qu’il représentait pour les Titanides le plus proche équivalent d’un chef. À vrai dire, c’était un chef militaire, mais même ces fonctions étaient limitées. C’était lui qui avait amené les renforts le jour de la bataille contre les anges. Mais depuis, il se comportait comme tout un chacun.

Cirocco avait eu l’intention de lui demander s’il savait où trouver Gene, mais ce n’était plus nécessaire : Gene était déjà là.

« Rocky, content de te voir passer », lui dit-il en se levant pour lui passer le bras sur l’épaule. Il lui déposa sur la joue un baiser furtif, ce qui l’irrita.

« Maître-Chanteur et moi, étions justement en train de discuter de certains points susceptibles de t’intéresser.

— Vous… tu sais leur parler ?

— Son phrasé est épouvantable, chanta Maître-Chanteur sur le délicat mode éolien ; il a l’accent des habitants de Crios. Sa voix ne se pose pas convenablement et son oreille est plus accoutumée aux… comment dirais-je ?… vocables sans modulation qui sont dans vos cordes. Mais nous parvenons à chanter ensemble, avec un peu d’habitude.

— J’en ai compris une partie, chanta Gene en riant. Il croit pouvoir parler à mon insu, comme lorsqu’on épelle les mots devant un bébé.

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt, Gene ? demanda Cirocco en cherchant son regard.

— Je ne pensais pas que c’était important, dit-il avec insouciance. J’ai bien dû recevoir la même dose que toi mais chez moi cela n’a pas aussi bien pris.

— Je voulais simplement que tu m’en parles, voilà tout.

— Je suis désolé, ça te va ? » Il semblait irrité et elle se demanda s’il avait effectivement compté le lui dire. Quoiqu’il n’eût pu le cacher plus longtemps.

« Gene était en train de me dire des choses passionnantes, intervint Maître-Chanteur. Il a tracé des lignes partout sur ma table mais je crains qu’elles ne me soient guère explicites. J’aimerais comprendre et je prie pour que la qualité de votre chant dissipe les ténèbres.

— Ouais, Rocky, jette donc un œil. Cet abruti de putain de baudet ne veut rien piger. »

Cirocco le fusilla du regard avant de se détendre en se souvenant que Maître-Chanteur ne comprenait pas l’anglais. Elle jugeait néanmoins l’intervention aussi impolie que puérile : la Titanide n’était certainement pas stupide.

Maître-Chanteur était assis près d’une de ces tables basses que les Titanides affectionnaient. Il avait une toison orange pâle, longue de quelques centimètres, qui le recouvrait entièrement sauf sur le visage. La peau était brun chocolat. Ses yeux gris clair soulignaient des traits qu’au premier abord on pouvait croire identiques chez toutes les Titanides mais qui semblaient maintenant à Cirocco aussi variés que ceux des êtres humains. Elle pouvait à présent les distinguer sans tenir compte de leur couleur.

Mais ces traits restaient féminins. Elle ne pouvait se défaire de ce conditionnement culturel, même lorsque le pénis était visible.

Gene s’était servi de peintures corporelles pour dresser une carte sur la table de Maître-Chanteur. Deux lignes parallèles couraient d’est en ouest tandis que des perpendiculaires découpaient l’espace en rectangles. C’était un développement de la couronne intérieure de Gaïa, vue de dessus.

« Voici Hypérion, expliqua-t-il en pointant un doigt maculé de teinture rouge. À l’ouest, Océan, à l’est… comment l’appelles-tu déjà ?

— Rhéa.

— C’est ça. Puis vient Crios. Les câbles de soutènement partent d’ici, d’ici et d’ici. Les Titanides vivent dans l’est d’Hypérion et l’ouest de Crios. Mais il n’y a pas d’anges à Rhéa. Sais-tu pourquoi, Rocky ? Parce qu’ils vivent dans les rayons.

— Bon. Et alors ?

— Laisse-moi faire. Peux-tu lui expliquer ? »

Elle fit de son mieux. Après plusieurs tentatives il prit un air attentif et posa un doigt à l’ongle orange près d’un point dans l’ouest d’Hypérion.

« Ceci, donc, serait le grand escalier vers le ciel qui est proche du village ?

— Oui, et Titanville se trouve juste à côté. »

Maître-Chanteur fronça les sourcils. « Pourquoi dans ce cas ne puis-je donc la voir ?

— Ça, j’ai compris, dit Gene, en anglais. Parce que moi pas l’avoir dessiné », chanta-t-il. Et d’un geste, il inscrivit un autre point près de la tache existante.

« Et comment ces lignes vont-elles tuer les anges ? » s’enquit Maître-Chanteur.

Gene se tourna vers Cirocco. « A-t-il demandé pourquoi j’avais dessiné ceci ?

— Non, il voulait savoir quel rapport cela pouvait avoir avec la destruction des anges, et j’aimerais bien te poser de mon côté une question, à savoir : que diable es-tu en train de faire ? Je t’interdis de poursuivre plus avant cette discussion. Nous ne pouvons pas aider l’un ou l’autre camp de deux nations belligérantes. N’as-tu donc pas lu le Protocole de Genève sur les premiers contacts ? »

Gene demeura quelque temps silencieux, évitant son regard. Lorsqu’il se retourna vers elle, il parlait avec calme.

« As-tu oublié ce massacre ou bien n’as-tu rien compris ? Ils ont été balayés, Rocky. Quinze de ces baudets ont sauté. Ils sont tous morts sauf un, plus deux autres qui étaient avec toi. Les anges, eux, n’ont eu que deux morts et un blessé.

— Trois. Tu n’as pas vu ce qu’il est advenu du troisième. » Elle en était encore malade rien que d’y penser.

« Qu’importe. Le point reste qu’il s’agissait d’une nouvelle tactique : les anges se sont fait transporter à dos de saucisse. Au début nous avons cru qu’ils avaient conclu une alliance mais il s’avère que les saucisses ne sont pas contentes non plus : elles sont neutres. Les anges ont abordé en profitant d’une tempête si bien que la créature a mis l’excédent de poids sur le compte de l’eau : lorsqu’il pleut elles prennent une ou deux tonnes.

— À quoi rime ce nous ? Es-tu en train de conclure une alliance ? C’est en dehors de tes attributions. Ce droit me revient, en tant que commandant de vaisseau.

— Peut-être devrais-je te faire remarquer que ton vaisseau a disparu ? »

S’il avait compté la blesser il n’aurait pas pu mieux viser. Elle s’éclaircit la gorge pour poursuivre. « Gene, nous ne sommes pas ici pour jouer les conseillers militaires.

— Bordel, je croyais juste leur montrer quelques bricoles. Comme cette carte. Pas de stratégie sans carte. Il leur faudrait également quelques tactiques nouvelles mais… »

Maître-Chanteur poussa le sifflement aigu qui chez lui tenait lieu de raclement de gorge. Cirocco se rendit compte qu’ils l’avaient ignoré.

« Pardonnez-moi, entonna-t-il. Ce dessin est certes chose admirable. Je le ferai reproduire sur ma poitrine à l’occasion du prochain jamboree entre les trois cités. Mais nous parlions de moyens de tuer les anges. J’aimerais en savoir plus sur cette poudre de violence grise que vous mentionniez tout à l’heure.

— Seigneur, Gene ! » explosa Cirocco, puis elle maîtrisa son intonation. « Maître-Chanteur, mon ami, qui manie fort mal votre chant, s’est fort certainement mal exprimé. J’ignore tout d’une telle poudre. »

Les yeux de Maître-Chanteur étaient deux lacs de douceur. « Eh bien, faute de poudre, parlez-moi donc de ce dispositif Permettant de lancer des javelots plus vite que ne peut le faire le bras.

Là aussi, vous devez avoir mal compris. Patientez encore un instant, voulez-vous ? » Elle se tourna vers Gene, en essayant de conserver son calme. « Gene, sors d’ici. Je te parlerai plus tard.

— Rocky, tout ce que je désire faire est…

— C’est un ordre, Gene. »

Il hésita. Elle était entraînée au combat à main nue, elle avait plus d’allonge que lui mais il avait aussi de l’entraînement et sa force était supérieure. Elle n’était pas certaine de pouvoir le battre, mais semblait prête à essayer.

Il y eut un instant de flottement. Puis Gene se décrispa, frappa la table du plat de la main et sortit à grandes enjambées. Maître-Chanteur avait suivi toute la scène sans en perdre une miette.

« Je suis désolé si j’ai provoqué quelque fausse note entre vous et votre ami, chanta la Titanide.

— Ce n’était pas de votre faute. » Elle avait les mains glacées, maintenant que la confrontation était terminée. « Je… écoutez, Maître-Chanteur – elle chantait sur le mode réservé aux égaux – lequel croyez-vous ? Gene, ou moi ?

— Soyons francs, Ro-Co. Vous aviez l’air de quelqu’un qui aurait quelque chose à cacher. »

Cirocco se mordait les phalanges en se demandant que faire. La Titanide était sûre qu’elle mentait, mais que savait-elle au juste ?

« Vous avez raison, concéda-t-elle enfin. Nous possédons une poudre de violence, assez puissante pour détruire cette ville entière. Nous détenons le secret de moyens de destruction dont la simple évocation m’emplit de honte ; des choses qui pourraient percer un trou dans votre monde et faire s’échapper l’air que vous respirez dans le vide glacé de l’espace.

— Nous n’avons nul besoin de cela, chanta Maître-Chanteur, l’air toutefois intéressé. La poudre suffira amplement.

— Je ne puis vous en donner : nous n’en avons pas apporté avec nous. »

La Titanide avait à l’évidence soigneusement considéré sa réponse avant de la chanter enfin.

« Votre ami Gene pensait qu’il était possible de fabriquer ces choses. Nous sommes habiles dans l’art du bois et dans la chimie des choses vivantes. »

Cirocco soupira. « Il a probablement raison. Mais nous ne pouvons vous donner les secrets. »

Maître-Chanteur resta silencieux.

« Mes sentiments personnels ne font rien à l’affaire, expliqua-t-elle. Ceux qui sont au-dessus de moi, les sages de mon espèce, ont décrété qu’il en serait ainsi. »

Maître-Chanteur haussa les épaules. « Si vos aînés vous l’ordonnent, vous n’avez guère le choix.

— Je suis heureuse que vous voyiez les choses ainsi.

— Oui. » Il fit une pause, choisissant à nouveau soigneusement ses notes. « Votre ami Gene n’a pas autant de respect pour ses anciens. Si je le lui redemandais, il pourrait me révéler les choses dont j’ai besoin pour avoir la victoire. »

Elle défaillit mais essaya de n’en rien laisser paraître.

« Gene avait oublié. Il a subi bon nombre d’épreuves durant son voyage ; ses pensées divaguaient mais je lui ai maintenant rappelé son devoir.

— Je vois. » Il s’accorda un autre temps de réflexion, lui offrant un verre de vin qu’elle but avec reconnaissance. « Je pense être moi-même capable de fabriquer un lanceur de javelots : une canne flexible, les extrémités reliées par une corde.

— Franchement, je suis surprise que vous n’en ayez pas déjà. Vous disposez de choses bien plus complexes.

— Nous avons un objet fort semblable qui sert de jouet à nos enfants.

— La nature de votre guerre contre les anges me laisse perplexe. Pourquoi vous battez-vous ? »

Maître-Chanteur fronça les sourcils. « Parce que ce sont des anges.

— Il n’y a pas d’autre raison ? Votre tolérance envers les autres races m’a impressionnée. Vous n’éprouvez aucune animosité envers moi ou mes amis, ni envers les saucisses ou les Yétis d’Océan.

— Ce sont des anges, répéta-t-il.

— Vous ne voulez pas vivre sur le même territoire ?

— Les anges seraient incapables de nourrir leurs enfants au sein de Gaïa s’ils quittaient les grandes tours. Et nous ne Pourrions pas vivre accrochés aux murs.

— Donc vous ne vous battez pas pour un territoire ou pour de la nourriture. La raison pourrait-elle être religieuse ? Adorent-ils un autre Dieu ? »

Il rit. « Adorer ? Comme vous composez étrangement vos chansons. Il n’existe qu’une seule déesse. Même pour les anges. Gaïa est connue de toutes les races en son sein.

— Alors, je ne comprends vraiment pas. Pourriez-vous m’expliquer ? Pourquoi vous battez-vous ? »

Maître-Chanteur, le chef militaire, réfléchit un bon moment. Lorsqu’il chanta enfin, c’était dans un mode mineur et triste.

« De toutes les choses de la vie, voilà bien la seule sur laquelle j’aimerais interroger Gaïa. Qu’il nous faille mourir et retourner à la terre – je n’y vois aucune objection, n’en conçois aucune amertume. Que le monde soit un cercle et que les vents soufflent lorsque Gaïa respire – voilà des choses que je puis comprendre. Qu’il y ait des temps où l’on doive souffrir de la faim ; ou que l’Ophion majestueux soit avalé par la poussière, ou que les vents froids de l’ouest nous glacent – je l’accepte comme je doute de pouvoir faire mieux si je devais m’en occuper : Gaïa a la charge de bien des contrées et parfois son regard doit se tourner ailleurs.

« Lorsque claquent les grands piliers du ciel, au point de faire trembler le sol et de faire craindre que le monde ne se rompe et s’éparpille dans le vide, je ne me plains pas.

« Mais lorsque Gaïa respire, lorsque la haine est sur moi, je ne me raisonne plus. Je mène mon peuple à la bataille, sans même m’apercevoir que mon arrière-fille vient de tomber à mes côtés. Je ne m’en suis pas rendu compte. Elle m’était étrangère parce que le ciel était empli d’anges et que le temps était venu de les combattre. Ce n’est qu’après, lorsque la rage nous abandonne, que nous comptons nos pertes. Ce n’est qu’alors que la mère retrouve son enfant mort sur le champ de bataille. Ce fut alors que je découvris la fille de ma chair, blessée par les anges mais piétinée par son propre peuple.

« C’était il y a cinq souffles d’ici. Mon cœur en est encore malade et je crains qu’il ne guérisse jamais. »

Cirocco n’osa pas rompre le silence lorsque Maître-Chanteur se détourna d’elle. Il se leva, marcha vers la porte, face à l’obscurité, tandis que Cirocco s’abîmait dans la contemplation de la chandelle tremblotante sur la table. Il émettait des bruits qui devaient sans aucun doute être des pleurs bien que ne ressemblant en rien aux pleurs d’un être humain. Au bout d’un moment, il revint s’asseoir près d’elle, l’air très las.

« Nous combattons quand la rage s’empare de nous. Nous ne cessons de combattre avant que les anges ne soient tous morts ou retournés chez eux.

— Vous parlez du souffle de Gaïa. J’ignore de quoi il s’agit.

— Vous avez entendu son gémissement. C’est une tornade furieuse qui descend des tours célestes ; un vent glacial lorsqu’il vient de l’ouest et torride lorsqu’il vient de l’est.

— Avez-vous jamais tenté de parler aux anges ? Refusent-ils d’entendre votre chant ? »

Encore une fois, il haussa les épaules. « Qui peut chanter à un ange, et quel ange voudrait l’entendre ?

— Je ne comprends toujours pas que nul n’ait tenté de… négocier avec eux. » Le mot était difficile à formuler. La meilleure approximation qu’elle puisse en trouver signifiait « se rendre » et « tourner casaque » au sens propre du terme. « Si vous parveniez à vous asseoir pour écouter mutuellement vos chants peut-être pourriez-vous obtenir la paix. »

Son front se rida. « Comment pourrait exister ce sentiment-d’harmonie-parmi-les-siens alors que ce sont des anges ? » Le terme qu’il employait était le même que celui choisi par Cirocco parmi d’autres, aussi peu adéquats : la « paix » était chez les Titanides une condition universelle, qui allait pratiquement sans dire. Entre anges et Titanides, c’était un concept hors du champ de leur langage.

« Mon peuple n’a pas d’ennemis d’autres races, expliqua Cirocco, mais nous nous battons entre nous. Nous avons développé des moyens pour résoudre ces conflits.

— Ce n’est pas un problème pour nous. Nous savons Parfaitement régler nos problèmes d’hostilité mutuelle.

— Peut-être alors pourriez-vous nous l’enseigner. Mais pour ma part, je souhaiterais pouvoir vous montrer ce que nous avons appris. Parfois, les deux parties éprouvent une trop grande hostilité pour accepter de s’asseoir et discuter. Dans ce cas, nous appelons un tiers pour qu’il siège entre les ennemis. »

Il haussa un sourcil puis prit un air soupçonneux. « Si cela marche, pourquoi vous faut-il tant d’armes ? »

Elle ne put que sourire. Il n’était pas facile d’en remontrer aux Titanides.

« Parce que ça ne marche pas toujours. Alors nos guerriers essaient de se détruire mutuellement. Mais nos armes sont devenues tellement terrifiantes que plus personne ne les a employées depuis bien longtemps. Nous sommes plus doués pour faire la paix, et je n’en veux pour preuve que le fait que nous n’avons pas encore entièrement détruit notre planète alors que nous en avions la possibilité depuis au moins… disons soixante myriarevs.

— Ce qui est un clin d’œil devant la rotation de Gaïa, chanta-t-il.

— Je ne me vante pas. C’est une chose terrible que de vivre en sachant que non seulement votre… votre arrière-mère et vos amis et vos voisins peuvent être rayés de l’existence mais aussi tous les membres de votre espèce jusqu’au dernier. »

Maître-Chanteur opina gravement, visiblement impressionné.

« À vous de décider. Notre espèce peut vous offrir encore plus de guerre, ou bien la possibilité de la paix.

— Je vois, psalmodia-t-il, préoccupé. C’est une grave décision à prendre. »

Cirocco préféra se taire. Maître-Chanteur savait qu’il était en son pouvoir d’apprendre le secret des armes que Gene se proposait d’offrir.

La chandelle accrochée au mur pétilla et s’éteignit ; seule, celle qui restait entre eux continuait de projeter des ombres dansantes sur ses traits féminins.

« Où pourrais-je trouver celui qui accepterait de se tenir au milieu ? Il me semble qu’il se ferait transpercer par les lances jetées des deux côtés. »

Cirocco tendit les mains. « Je suis prête à offrir mes services en tant que représentante accréditée par les Nations unies. »

Maître-Chanteur l’étudia. « Sans vouloir offenser les Na-Scions-une-hie, nous n’en avons jamais entendu parler. En quoi nos guerres pourraient-elles les intéresser ?

— Les Nations unies s’intéressent toujours aux guerres. Pour être franches, elles ne valent guère mieux que nous tous dans l’ensemble, ce qui les rend loin d’être parfaites. »

Son haussement d’épaules semblait prouver qu’il l’avait supposé depuis le début. « Et pourquoi feriez-vous ceci pour nous ?

— Je dois de toute façon traverser le territoire des anges pour monter voir Gaïa. Et je hais la guerre. »

Pour la première fois, Maître-Chanteur parut impressionné. À l’évidence son opinion sur elle était nettement remontée.

« Vous n’aviez pas dit que vous étiez en pèlerinage. Voici qui éclaire la question d’un jour nouveau. C’est, je le crains, de la folie mais c’est une sainte folie. » Il se pencha par-dessus la table, saisit sa tête entre ses grosses mains, s’inclina et lui baisa le front. C’était le geste le plus sacré qu’elle ait vu accomplir par une Titanide et elle en fut touchée.

« Partez, alors. Je ne songerai plus à des armes nouvelles. Les choses sont bien assez terribles pour que je m’abstienne de prendre une route menant à la destruction. »

Il fit une pause avant de reprendre, faisant semble-t-il effort sur lui-même : « Si par un heureux bonheur vous deviez effectivement voir Gaïa, je voudrais que vous lui demandiez de ma part pourquoi mon arrière-fille devait mourir. Si elle ne vous répond pas, donnez-lui une gifle en lui disant que c’est de la part de Maître-Chanteur.

— J’y veillerai. » Elle se leva, curieusement soulagée ; pour la première fois depuis deux mois son avenir semblait moins inquiétant. Elle s’apprêtait à partir lorsque quelque chose la retint.

« Quel était la signification de ce baiser ? » demanda-t-elle.

Il leva les yeux.

« C’était le baiser des morts. Une fois que vous serez partie, plus jamais je ne vous reverrai. »

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