Chapitre 20.

L’escalier émergeait d’un gros tas de sable près de la limite supérieure du château de cristal et il montait, droit comme une flèche, à perte de vue. Chaque marche faisait un mètre cinquante de large et quarante centimètres de haut ; elles semblaient avoir été creusées à même la surface du câble.

Après l’avoir suivi quelque temps, Cirocco et Gaby commencèrent à croire qu’il ne serait pas aussi pratique que prévu : il s’inclinait vers le sud, en direction de la pente, et avant longtemps deviendrait certainement impraticable.

Pourtant les degrés restèrent parfaitement horizontaux. Bientôt elles marchaient sur une corniche, entre le mur et le vide. Il n’y avait ni main courante, ni protection d’aucune sorte. Elles se collaient à la paroi en tremblant à chaque rafale de vent.

Puis la corniche se mua en un tunnel.

La transition était progressive : l’espace était toujours ouvert sur leur droite mais le mur en surplomb se refermait peu à peu au-dessus de leur tête. Le sentier repassait en dessous du câble.

Cirocco essaya de le visualiser : il montait toujours mais s’enroulait comme un pas de vis à l’extérieur du câble.

Deux mille marches encore et elles se retrouvèrent dans l’obscurité totale.

« Un escalier, grommela Gaby. Construire un truc comme ça et y poser un escalier. » Elles s’étaient arrêtées pour sortir leurs lampes. Gaby emplit la sienne et coupa la mèche. Elles les feraient brûler à tour de rôle en espérant avoir assez d’huile pour tenir jusqu’à l’autre côté.

« Peut-être qu’ils n’étaient pas bien dans leur tête », suggéra Cirocco. Elle frotta une allumette et l’approcha de la mèche.

« Mais plus certainement s’agissait-il d’un dispositif de secours en cas de panne.

— Ben, je suis bien contente de l’avoir, admit Gaby.

— Il doit sans doute exister plus bas mais obstrué par les gravats. Ce qui signifie que cet endroit est longtemps resté à l’abandon. Les arbres qui ont poussé ici doivent être le résultat de récentes mutations.

— Si c’est toi qui le dis. » Gaby leva sa lampe et regarda vers l’avant, puis derrière, là où subsistait encore une traînée de lumière. Elle cligna des yeux.

« J’ai l’impression qu’on va couper droit par le milieu.

— Ah bon ? Tu te rappelles la Porte des Vents ? Toutes ces quantités d’air doivent bien passer quelque part.

— Si ce tunnel y menait nous l’aurions déjà remarqué. Le vent nous aurait balayées. »

Gaby scruta la volée de marches à la lueur fluctuante de la lampe. Elle renifla.

« Il fait passablement chaud ici. Je me demande si ça va continuer.

— Pour le savoir, le seul moyen est de continuer.

— Hm-Hmm. » Gaby tituba et la lampe faillit lui échapper. Cirocco lui mit une main sur l’épaule.

« Tu te sens bien ?

— Ouais. Je… non, bordel, non ça va pas. » Elle s’adossa à la paroi. « J’ai le vertige et j’ai les genoux qui flageolent. » Elle tendit sa main libre et la regarda ; elle tremblait légèrement.

« Peut-être qu’un jour de repos était insuffisant. » Cirocco étudia sa montre, puis considéra le couloir et fronça les sourcils. « Je comptais passer de l’autre côté et revenir au-dessus du câble avant de faire halte.

— Je peux y arriver.

— Non, décida Cirocco. Je ne me sens pas très chaude non plus. La question est celle-ci : est-ce qu’on reste camper dans ce couloir torride ou bien regagne-t-on l’extérieur ? »

Gaby considéra la pente vertigineuse derrière elles.

« Je n’ai rien contre une petite suée. »

Le feu avait du bon, même par cette insupportable chaleur. Sans demander l’avis de sa compagne, Cirocco sortit du sac de Gene quelques brindilles et de la mousse sèche et prépara le foyer. Bientôt les petites flammes crépitaient. Elle alimenta le feu avec parcimonie tout en aidant Gaby à monter leur campement de fortune avec des gestes mécaniques : dérouler les sacs de couchage, sortir la popote et les couteaux, puiser dans la réserve de provisions pour le repas du soir.

On forme une bonne équipe, songeait Cirocco accroupie près du feu, tandis que Gaby coupait des légumes dans le reste du brouet de la veille. Elle avait des mains habiles et fines ; des traînées brunes de poussière maculaient ses paumes. Elles ne pouvaient plus se permettre de gâcher de l’eau à se laver.

Gaby s’essuya le front du dos de la main et leva les yeux vers Cirocco. Elle sourit – une esquisse de sourire timide qui s’élargit lorsque Cirocco y répondit. Le pansement lui cachait presque entièrement un œil. Elle plongea sa cuiller dans le rata qu’elle aspira bruyamment.

« Ces espèces de raves sont meilleures encore craquantes, dit-elle. Passe-moi ton assiette. »

Elle lui servit une portion généreuse puis toutes les deux s’assirent, côte à côte mais à un bras de distance, pour manger.

C’était délicieux. Cirocco goûtait ce silence ponctué de bruits discrets : le crépitement du feu, le grattement des cuillers au fond des écuelles en bois. Elle se détendait en ne pensant à rien.

« As-tu encore du sel ? »

Cirocco fourragea dans son paquetage et y découvrit le sachet ainsi que deux bonbons oubliés, emballés dans des feuilles jaunes. Elle en mit un dans la main de Gaby et rit en voyant ses yeux s’allumer. Elle reposa sa propre écuelle et désenveloppa la petite pâte de fruit. Elle la tint sous le nez pour la humer. Elle sentait trop bon pour être mangée d’un coup. Elle en mordit la moitié et le parfum des abricots au sirop et de la crème sucrée éclata dans sa bouche.

Gaby parvint tout juste à se contenir au spectacle de l’expression extasiée de Cirocco. Cette dernière finit l’autre moitié de sa friandise puis se mit à couver d’un regard d’envie le bonbon que Gaby avait posé près d’elle, en essayant de paraître impassible.

« Si tu comptes le garder pour le petit déjeuner, il va te falloir rester éveillée toute la nuit.

— Oh, ne t’inquiète pas. Mais il me reste encore suffisamment de manières pour savoir que le dessert vient à la fin du repas. »

Elle mit cinq bonnes minutes à le défaire puis en passa encore cinq autres à l’examiner d’un œil critique tout en faisant mine d’ignorer les mimiques de Cirocco. Celle-ci lui servit une passable imitation de cocker quêtant à la table de ses maîtres puis joua les orphelins bavant à la vitrine du pâtissier. Elle hoqueta en voyant Gaby finalement enfourner la friandise.

Elle éprouvait à ce jeu un tel plaisir qu’elle eut un sursaut en se demandant – tandis qu’elle reniflait avec avidité à quelques centimètres du visage de Gaby – si de telles singeries étaient de mise. Gaby semblait à l’évidence aux anges devant pareilles attentions ; son visage était rouge de bonheur et d’excitation et ses yeux scintillaient.

Pourquoi ne parvenait-elle pas à se laisser simplement aller et profiter de l’instant ?

Une partie de son trouble avait dû transparaître car Gaby devint soudain sérieuse. Elle prit la main de Cirocco, puis dévisagea sa compagne en hochant lentement la tête. Elles n’échangèrent pas une parole mais le regard de Gaby lui disait avec éloquence : « Tu n’as rien à craindre de moi. »

Cirocco sourit et Gaby aussi. Elles finirent leur platée de ragoût, tenant leur écuelle près de la bouche sans se soucier des bonnes manières.

Mais l’atmosphère n’était plus la même. Gaby était silencieuse. Bientôt ses mains se mirent à trembler et l’écuelle lui échappa en roulant sur les marches. Elle se redressa, hoqueta, sanglota, cherchant à tâtons la main de Cirocco posée sur son épaule. Elle remonta les genoux, serra les poings sous le menton, enfouit le visage au creux de l’épaule de Cirocco et se mit à pleurer.

« Oh, je souffre. Comme je souffre.

— Eh bien, laisse-toi aller. Pleure. » Elle posa la joue sur sa chevelure courte et brune, si fine et déjà tout ébouriffée, puis elle lui souleva le menton à la recherche d’un endroit à embrasser au milieu des pansements. Elle s’approchait de sa joue lorsqu’au dernier moment, sans bien savoir pourquoi, elle lui baisa les lèvres. Elles étaient humides et brûlantes.

Gaby la regarda un long moment puis elle renifla bruyamment avant de reposer son visage sur l’épaule de Cirocco. Elle l’enfouit au creux de son cou puis ne bougea plus. Plus de tremblements, plus de sanglots.

« Comment fais-tu pour être si forte ? » lui demande-t-elle d’une voix étouffée mais tellement proche.

« Et toi, si courageuse ? Tu n’arrêtes pas de me sauver la vie. »

Gaby eut un hochement de tête. « Non, je suis sérieuse. Si je ne t’avais pas en ce moment pour me reposer sur toi, je deviendrais folle. Et toi qui ne pleures même pas…

— Je n’ai pas la larme facile.

— Et le viol, c’est facile ? » Elle cherchait à nouveau le regard de Cirocco. « Seigneur, j’ai tellement mal. J’ai mal pour Gene et j’ai mal pour toi et je ne sais pas, des deux, ce qui est le pire.

— Gaby, je serais prête à faire l’amour avec toi si cela pouvait soulager ta peine. Mais moi aussi, j’ai mal. Physiquement. »

Gaby hocha la tête.

« Ce n’est pas là ce que je désire de toi ; même si tu te sentais bien. Je ne te demande pas d’être prête à l’amour : je ne suis pas Gene et je préfère encore souffrir de mon côté que t’avoir ainsi. Il me suffit de t’aimer. »

Que lui dire ? Que lui dire ? Tiens-t’en à la vérité, se dit Cirocco.

« Je ne sais pas si je pourrai jamais t’aimer en retour. Pas de cette façon. Mais aide-moi, aussi. » Elle l’étreignit puis lui donna une petite tape sur le nez. « Alors aide-moi, aussi ; tu es la meilleure amie que j’aie jamais eue. »

Gaby émit un petit soupir.

« Il faudra que je m’en contente, pour l’instant. » Cirocco crut qu’elle allait se remettre à pleurer, mais non. Alors elle l’étreignit brièvement et l’embrassa dans le cou.

« La vie est bien dure, pas vrai ? demanda-t-elle d’une petite voix.

— C’est ça. Allez, au dodo. »


Elles s’installèrent d’abord sur trois marches : Gaby, étendue en haut, Cirocco à se retourner en tous sens au milieu et les braises mourantes sur le degré inférieur.

Mais Cirocco se réveilla en criant dans l’obscurité totale. Son corps était trempé de sueur tandis qu’elle attendait que frappe la lame de Gene. Gaby la fit se rallonger et la maintint jusqu’à ce que le cauchemar fût passé.

« Depuis combien de temps es-tu là ? s’étonna Cirocco.

— Depuis que j’ai recommencé à pleurer. Merci de m’avoir laissé venir près de toi. » Menteuse. Mais elle sourit en y pensant.


La température monta encore au cours des mille marches : il faisait si chaud qu’elles ne pouvaient toucher les murs et que la semelle de leurs chaussures brûlait. Cirocco sentit le goût de la défaite car elle savait qu’il leur restait encore plusieurs milliers de marches avant même d’être à mi-parcours, auquel point elles pouvaient espérer voir la température redescendre.

« Encore mille marches, dit-elle. Si nous y parvenons. S’il ne fait pas plus frais, on fait demi-tour pour essayer par l’extérieur. » Mais elle savait bien que le câble était maintenant trop incliné. Et les arbres, dès avant qu’elles ne pénètrent dans le tunnel, étaient déjà trop espacés pour être utilisables. L’inclinaison du câble atteindrait quatre-vingts degrés avant qu’elles n’atteignent le rayon. Elles se trouveraient peut-être alors en face d’une muraille de verre, la pire hypothèse qu’elle eût envisagée en préparant leur voyage.

« Comme tu voudras. Attends une minute, je voudrais ôter cette chemise. J’étouffe. »

Cirocco se déshabilla elle aussi puis elles poursuivirent leur chemin dans la fournaise.

Cinq cents marches plus haut, elles avaient renfilé leurs vêtements. Encore trois cents marches et elles ouvraient les sacs pour en sortir les manteaux.

De la glace commençait d’apparaître sur les murs et la neige crissait sous leurs pieds. Elles mirent des gants et rabattirent la capuche de leurs parkas. Immobiles dans la lueur de la lampe soudain rendue plus brillante par la réflexion des parois givrées, elles regardaient leur haleine se condenser en cristaux de glace en scrutant le corridor qui devant elles se rétrécissait indiscutablement.

« Encore mille marches ? suggéra Gaby.

— Tu as dû lire dans mes pensées. »

Bientôt la glace contraignit Cirocco à baisser la tête, puis à ramper à quatre pattes. L’obscurité retomba peu après et Gaby prit la tête en tenant la lampe devant elle. Cirocco s’arrêta pour souffler dans ses mains engourdies puis elle se mit sur le ventre et rampa.

« Eh ! Je suis coincée ! » Elle constata avec plaisir qu’il n’y avait nulle panique dans sa voix. C’était terrifiant mais elle savait bien qu’elle pouvait se libérer en faisant marche arrière.

Puis elle n’entendit plus aucun bruit devant elle.

« O.K. Je ne peux toujours pas faire demi-tour mais ça commence à s’élargir. Je vais voir devant ce qui se passe. Vingt mètres. D’accord ?

— D’accord. » Elle entendit les crissements s’éloigner. L’obscurité se referma sur elle et elle eut juste le temps d’avoir un accès de sueurs froides avant que la lampe ne l’éblouisse. En un instant Gaby était de retour. Elle avait des cristaux de glace dans les sourcils.

« C’est ici le passage le plus difficile.

— Dans ce cas, je passerai. Je ne suis pas venue jusque-là pour finir coincée comme un bouchon dans un goulot.

— Voilà ce que tu as gagné à boulotter tous ces bonbons, ma grosse. »

Gaby ne parvenant pas à la dégager, elle recula pour récupérer son piolet. Après avoir entamé la glace, elle fit un nouvel essai.

« Vide tes poumons », suggéra Gaby. Elle la tira par les mains. Elle parvint enfin à la sortir.

Derrière elles, un pan de glace long de près de un mètre se détacha du toit et dégringola le tunnel avec bruit.

« Voilà pourquoi le passage est ouvert, constata Gaby. Le câble est flexible : en travaillant, il brise la glace.

— Ça, plus l’air chaud qui est derrière nous. Bon, cessons de faire des hypothèses, d’accord ? Allez, en route. »

Elles ne tardèrent pas à pouvoir se mettre debout et peu après la glace n’était plus qu’un souvenir. Elles ôtèrent les manteaux en se demandant quelle serait la prochaine épreuve.

Le grondement apparut quatre cents marches plus loin. Il s’amplifia au point qu’il leur était facile d’imaginer d’immenses machines en train de bourdonner juste derrière la paroi du tunnel. L’un des murs était chaud mais sans commune mesure avec ce qu’elles avaient déjà pu traverser.

Elles étaient certaines que ce bruit provenait de l’air aspiré à la Porte des Vents et transporté tout là-haut vers quelque destination inconnue. Deux mille marches encore et elles pénétraient à nouveau dans une zone torride. Elles se hâtèrent pour la traverser, sans même prendre la peine de se déshabiller car elles savaient que le bout du tunnel était proche. Comme prévu la chaleur décrût après avoir atteint un maximum, digne d’un sauna, que Cirocco estima à soixante-quinze degrés.

Gaby était toujours en tête et c’est elle qui aperçut la première le jour. Il ne faisait pas plus clair que sur l’autre face : cela commença par une mince bande argentée qui s’ouvrait sur leur gauche pour finir par une corniche le long du câble. Elles se donnèrent des grandes claques dans le dos puis reprirent leur ascension.


Toujours montant, toujours vers le sud, elles passèrent le sommet du câble et commencèrent à redescendre de l’autre côté. Le câble était désormais absolument dénudé : ni arbre ni terre, nulle part. C’était la première fois que Gaïa leur apparaissait comme cette machine dont Cirocco avait soupçonné l’existence : un édifice massif, incroyable ; l’œuvre de créatures qui vivaient peut-être encore dans le moyeu. Le câble lisse et nu montait maintenant sous un angle de soixante degrés, en se rapprochant de la gueule évasée du rayon. L’espace subsistant entre la paroi du rayon et le câble lui-même s’était réduit à moins de deux mille mètres.

Sur le versant sud, l’escalier pénétrait dans un nouveau tunnel. Elles s’y engagèrent avec confiance, mais il leur réservait une surprise. Elles avaient traversé rapidement la première zone de chaleur et se congratulaient lorsqu’elles sentirent la température commencer à redescendre. Arrivée aux alentours de dix degrés, elle remonta à nouveau.

« Diable ! Cette fois, c’est différent. Partons !

— Dans quel sens ?

— Reculer serait aussi désastreux qu’avancer. Avançons ! »

Le seul danger était en fait que l’une d’elles tombe et se blesse mais leur situation terrorisa Cirocco et lui rappela qu’il ne fallait jamais sous-estimer Gaïa. Elle avait oublié que le câble était composé d’un lacis de brins au sein desquels la circulation des fluides froids et chauds pouvait effectuer des parcours complexes.

Elles franchirent la zone de vibrations – qui, elle, demeurait toujours au centre – puis la zone froide, celle-ci nettement moins glaciale que la première, avant d’émerger à nouveau sur la face nord du câble.

Le sommet à traverser, puis un troisième tunnel. Ce tunnel franchi, retour au sommet.

Elles répétèrent cette séquence sept fois en deux jours. Elles auraient pu aller plus vite si le quatrième tunnel ne les avait pas retardées par des congères entre lesquelles même Gaby ne pouvait passer qu’après les avoir entamées au piolet. Il leur avait fallu huit heures pour se frayer un chemin.

Mais lorsqu’elles atteignirent de nouveau la face sud, le tunnel avait cette fois-ci disparu : la pente se situait désormais entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix degrés et l’escalier s’enroulait maintenant autour du câble comme la spirale colorée autour d’un bâton de sucre d’orge.

Elles n’avaient ni l’une ni l’autre envie de camper sur une corniche large d’un mètre cinquante surplombant un à-pic de deux cent cinquante kilomètres. Cirocco savait qu’elle se retournait dans son sommeil : un mouvement de trop et elle risquait de tomber… de haut. Aussi, bien qu’elles fussent toutes les deux épuisées, elles continuèrent de grimper et de grimper autour du câble, l’épaule gauche collée à la paroi d’une solidité rassurante.

Cirocco n’aimait pas du tout ce qui s’annonçait au-dessus d’elles : plus elles approchaient et plus la tâche semblait s’avérer impossible.

Elles savaient, par leurs observations effectuées à l’extérieur, que chaque rayon était de section elliptique, avec un petit axe de cinquante kilomètres et un grand axe d’un peu moins de cent, avant de s’évaser pour se raccorder au toit du tore. Elles avaient maintenant dépassé cette section évasée et les parois du rayon qu’elles apercevaient dans la pénombre étaient pratiquement verticales. Ce qu’elles n’avaient pas prévu, c’était l’anneau qui obstruait l’orifice de ce tube monstrueux. Il faisait facilement cinq kilomètres de large.

Le câble semblait le traverser sans solution de continuité pour sans doute se poursuivre au-dessus et s’arrimer d’une manière ou de l’autre au moyeu. Pendant l’une de leurs périodes de repos elles examinèrent l’anneau qui semblait être juste au-dessus de leur tête alors qu’il était encore à deux mille mètres de distance. Plafond bien massif pour couronner leurs efforts, il s’étendait apparemment à l’infini, tant que l’on n’avait pas remarqué, écrasée par la perspective, son ouverture centrale. Celle-ci faisait quatre-vingts kilomètres sur quarante mais pour y parvenir il aurait fallu parcourir le plafond formé par la face inférieure de l’anneau sur une distance de cinq kilomètres.

Gaby haussa un sourcil en regardant Cirocco.

« Ne va pas chercher à t’inquiéter. Gaïa nous a jusqu’à présent été favorable. Grimpe, mon amie. »


Gaïa, encore une fois, leur fut favorable. Lorsqu’elles eurent atteint le sommet du câble, elles découvrirent un nouveau tunnel, percé au travers du toit gris.

Elles allumèrent la lampe en remarquant que leur réserve d’huile touchait à sa fin, et poursuivirent l’ascension. Le tunnel tournait vers la gauche, comme si le câble était toujours là, bien qu’elles n’aient plus le moyen de s’en assurer. Elles comptèrent deux mille degrés, puis deux mille encore.

« Je suis en train de me demander, dit Gaby, si cela ne va pas continuer ainsi jusqu’au moyeu. Et ne viens pas me raconter que tu prends ça pour une bonne nouvelle.

— Je sais, je sais. Continue de monter. » Cirocco, quant à elle, pensait à l’huile pour la lampe, à l’état de leurs provisions, et à leurs outres à moitié vides. Il restait encore trois cents kilomètres jusqu’au moyeu. À raison de trois marches au mètre, cela leur faisait encore près d’un million de degrés à gravir. Elle consulta sa montre pour chronométrer leur allure.

Elles montaient en moyenne deux marches par seconde ; une simple poussée des orteils pour se propulser sur la marche suivante. À cette altitude la gravité n’était que d’environ un huitième de G – la moitié de celle, déjà faible, régnant à leur point de départ.

Deux marches par seconde représentaient un trajet d’une durée d’un demi-million de secondes. 8 333,333 minutes, ou 138 heures ou encore pas loin de six jours. Soit le double en incluant les périodes de repos et de sommeil et en comptant large…

« Je sais à quoi tu penses, dit Gaby derrière elle. Mais pourrons-nous y arriver dans le noir ? »

Elle avait touché là le point crucial. La nourriture pouvait leur faire deux semaines. L’eau serait suffisante, à condition de la rationner – mais pas pour le retour.

Mais à ce stade, la denrée la plus critique restait l’huile pour la lampe. Elles n’avaient plus qu’une réserve de cinq heures et aucune possibilité de la renouveler.

Elle était encore en train de retourner le problème dans tous les sens en quête d’une formule qui les mènerait au sommet, lorsqu’elles émergèrent sur le plancher du rayon.


Aucun spectacle ne l’avait fait se sentir aussi minuscule. Ni O’Neil I, ni les étoiles dans l’espace, ni même le sol de Gaïa : Cirocco pouvait en embrasser l’ensemble du regard et son sens de la perspective était complètement mis en défaut.

Il était impossible de discerner la courbure des murs : ils s’étiraient, rectilignes – comme une ligne d’horizon verticale – avant de se refermer brusquement à une certaine distance, délimitant ainsi un espace apparemment semi-circulaire et non pas cylindrique.

L’ensemble baignait dans une luminescence vert pâle. L’éclairage provenait de quatre rangées de fenêtres verticales projetant de biais des rais de lumière qui se croisaient dans le vide central de la structure.

Pas si vide que cela, d’ailleurs : car dans l’axe du cylindre se trouvaient trois câbles verticaux, tressés comme une natte, montant droit comme une règle, tandis que dérivaient au milieu des rayons lumineux d’étranges nuages cylindriques en lente rotation.

Cirocco se rappelait avoir songé à une cathédrale lors de leur exploration de la voûte étroite et sombre située sous le câble. Gaïa avait épuisé ses ressources en superlatifs mais elle se rendait compte qu’il ne s’était alors agi que d’une simple chapelle abandonnée : la cathédrale, elle l’avait maintenant sous les yeux.

« Je croyais avoir déjà tout vu, remarqua tranquillement Gaby en désignant la paroi derrière elle. Mais une jungle verticale ? »

C’était la seule façon de décrire effectivement la chose : accrochés au mur, lançant leurs branches à l’horizontale ou vers le haut, les mêmes arbres éternels tapissaient l’intérieur du rayon. Avec la distance, ils se fondaient en un uniforme tapis vert.

Au-delà : le couvercle gris du toit.

« À ton avis, ça ferait trois cents kilomètres ? »

Gaby cligna un œil puis, les doigts étendus pour improviser une alidade, elle se lança dans un calcul de son cru.

« Cela correspond au bon nombre de degrés.

— Assieds-toi. Et réfléchissons. »

Elle avait en fait plus besoin de s’asseoir que de réfléchir. Jusqu’à présent, elle avait bien cru pouvoir y arriver. Elle constatait maintenant l’illusion provoquée par son incapacité à visualiser le problème. Maintenant qu’elle l’avait sous les yeux.

Elle se sentait défaillir : trois cents kilomètres à monter. À la verticale.

À monter.

À la verticale.

Fallait-il qu’elle soit dingue.

« Primo. Existe-t-il au premier abord un moyen d’accès au toit ? »

Gaby jeta un coup d’œil circulaire avant de hausser les épaules.

« Ça veut rien dire : on a bien découvert un itinéraire pour traverser jusqu’ici, pas vrai ? Et dans l’autre sens, on ne l’aurait jamais trouvé.

— Exact. Mais on espérait dénicher une échelle menant au sommet. En vois-tu une ?

— Non.

— Exact également. Je pensais que l’escalier indiquait l’existence d’un éventuel moyen d’accès jusqu’en haut. Je commence à croire que les bâtisseurs n’avaient dans l’idée que de pouvoir accéder jusqu’à ce point précis, sans plus.

— Peut-être. » Gaby plissa les paupières. « Mais ce moyen doit tout de même exister. Les arbres ont sans doute poussé après coup. En recouvrant tout, comme sur le câble.

— Auquel cas… » Quoi ?

« Cela nous fait une sacrée grimpette, termina pour elle Gaby. Au milieu de ce fouillis, on a des chances de ne jamais découvrir l’entrée. Sans doute serait-elle plus facile à localiser d’en haut.

— Exact, pour la troisième fois. J’essaie simplement de trouver une explication logique, vois-tu. Il m’est venu à l’idée que si – mettons dans quatre ou cinq ans d’ici – nous parvenons au sommet sans avoir déniché d’escalier, on sera bonnes pour nous taper à nouveau tout le parcours. Dans l’autre sens. »

Cette fois, Gaby se mit à rire.

« Si tu veux me faire comprendre qu’il faut faire demi-tour, j’aime autant que tu le dises franchement. Je ne t’engueulerai pas.

— On fait demi-tour ? » Bien malgré elle, elle lui avait répondu sous la forme d’une question.

« Non.

— Ah, je vois. » Elle s’en fichait. Les relations de commandant à subalterne n’étaient depuis longtemps qu’un souvenir. Elle rit, puis hocha la tête. « D’accord. Quel est ton plan ?

— D’abord, jeter un œil aux alentours. Parce que plus tard – dans quatre ou cinq ans d’ici – on risque d’avoir l’air plutôt cloche si l’un des bâtisseurs nous demande pourquoi on n’a pas pris l’ascenseur. »

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