Chapitre 19.

Ils se sentirent plus légers en prenant pied sur le câble : ils étaient en gros cent kilomètres plus près du centre de Gaïa – et à cent kilomètres d’altitude. La gravité avait chuté d’un quart à moins d’un cinquième de G. Le paquetage de Cirocco pesait presque deux kilos de moins et son corps lui-même s’était allégé de deux kilos et demi.

« Nous sommes à cent kilomètres de la jonction du câble avec le toit, remarqua-t-elle. La pente est à mon avis de trente-cinq degrés. Pour l’instant, nous ne devrions pas avoir trop de difficultés. »

Gene semblait sceptique.

« Quarante degrés plutôt. Même, pas loin de quarante-cinq. Et cela devient de plus en plus raide : disons soixante degrés avant que nous soyons à hauteur du toit.

— Mais avec cette pesanteur…

— Ne te moque pas d’une pente à quarante-cinq degrés », dit Gaby. Elle était assise sur l’herbe, le teint bilieux, mais soulagée. Elle avait vomi mais affirmé que tout valait mieux que de rester dans la saucisse. « J’ai fait un peu d’alpinisme sur Terre, en portant un télescope sur le dos. Il faut être en bonne condition physique et nous ne le sommes pas.

— Elle a raison, dit Gene. J’ai perdu du poids. La gravité faible rend paresseux.

— Vous n’êtes que des défaitistes. »

Gene hocha la tête. « Ne va simplement pas croire que tu as un avantage de cinq contre un. Et n’oublie pas que ce paquetage a une masse presque équivalente à la tienne. Sois prudente.

— Bordel ! on se prépare à la plus longue ascension jamais tentée par l’homme : est-ce que j’entends des chants d’allégresse ? Non, rien que des récriminations.

— Si on doit chanter, dit Gaby, autant le faire tout de suite. On risque de ne plus être d’humeur plus tard. »

Bon, se dit Cirocco, j’aurai au moins essayé. Elle se rendait bien compte que le voyage allait être difficile, mais elle pensait que les difficultés n’allaient pas commencer avant le toit qu’elle estimait atteindre d’ici cinq jours.

Ils se trouvaient dans une forêt sombre. Les frondaisons des arbres en cristal laiteux filtraient la chiche lumière du couchant, baignant toute chose de reflets de bronze. Leurs ombres, impénétrables et coniques, pointaient vers l’est, désignant la nuit. Une voûte de feuilles translucides roses, dorées, orange et bleu-vert se refermait au-dessus d’eux : extravagant crépuscule pour une nuit d’été.

Le sol vibrait légèrement sous leurs pieds. Songeant au volume d’air gigantesque qui s’engouffrait dans le câble, aspiré vers le moyeu, Cirocco se mit à rêver au moyen d’exploiter cette immense source d’énergie.

L’ascension ne présentait pas de difficulté : le sol était recouvert d’une épaisse couche de poussière compactée. Le relief était dicté par l’enroulement des torons sous-jacents, décrivant des sillons parallèles qui disparaissaient en biais sur les flancs en pente du câble.

La végétation était plus épaisse là où s’était accumulée la terre, entre les brins. Ils adoptèrent donc la tactique suivante : ils suivaient chaque crête jusqu’au moment où elle commençait à s’enrouler sous le câble, puis traversaient le sillon pour gagner le brin adjacent, plus au sud. Ils continuaient ainsi pendant cinq cents mètres avant de traverser à nouveau.

Au fond de chaque sillon coulait un petit ruisseau. Ce n’était qu’un filet d’eau mais le courant, rapide, avait creusé de profondes saignées dans la terre en longeant la pente du câble. Cirocco supposait qu’ils devaient tomber ensuite en cascades, quelque part vers le sud-ouest.

Gaïa se montrait aussi prolifique qu’au niveau du sol : la majeure partie des arbres portaient des fruits et grouillaient d’une faune arboricole. Parmi celle-ci, Cirocco reconnut une créature lymphatique de la taille d’un lapin qui était comestible et facile à tuer.

Avant la fin de la deuxième heure, elle comprit que ses compagnons avaient raison. Elle le sut lorsqu’une crampe la prit au mollet, la jetant pantelante sur le sol tiède.

« Ne le dites pas, bon sang. »

Gaby souriait largement. Avec sympathie, certes, mais au fond d’elle-même pas mécontente.

« C’est la pente. Elle n’a pas l’air si dure que ça ; tu as raison, question poids. Mais elle est tellement raide qu’il faut grimper sur la pointe des pieds. »

Gene s’assit près d’elle, le dos à la pente. Par une éclaircie entre les arbres ils pouvaient découvrir en partie Hypérion, attirant et baigné de lumière.

« La masse pose également un problème, dit-il. Il faut presque que je marche le nez collé au sol pour pouvoir avancer.

— J’ai mal à la plante des pieds, renchérit Gaby.

— Moi aussi », reconnut Cirocco, d’un ton misérable. La douleur s’atténuait maintenant qu’elle se massait la jambe mais ne tarderait pas à revenir.

« C’est sacrément trompeur, dit Gene. Peut-être qu’on y arriverait mieux à quatre pattes. Nous faisons trop travailler les cuisses et l’arrière de la jambe. Il faudrait les mettre en extension.

— Bien vu. Et cela nous ferait de l’entraînement pour la partie verticale. Là, il faudra faire surtout travailler les bras.

— Vous avez raison tous les deux, dit Cirocco. J’ai trop forcé. Il va falloir faire halte plus souvent. Gene, voudrais-tu me sortir la trousse médicale ? »

Elle contenait divers remèdes contre les rhumes et les fièvres, des fioles de désinfectant, des pansements, une réserve de cet anesthésiant spécifique qu’avait utilisé Calvin pour les avortements – et même un sac empli de baies aux vertus stimulantes. Cirocco les avait testées. Il y avait aussi un manuel de premier secours rédigé par Calvin pour qu’ils sachent se débrouiller face aux problèmes allant du saignement de nez à l’amputation. La trousse comportait enfin un pot rond contenant un onguent violet donné par Maître-Chanteur pour « soigner les douleurs de la route ». Elle remonta sa jambe de pantalon pour s’en frictionner en espérant que le remède serait aussi efficace pour les humains que pour les Titanides.

« Prête ? » Gene était debout, il ajustait son sac à dos.

« Je crois que oui. Tu prends la tête. Ne va pas aussi vite que moi ; je te dirai si l’allure est trop rapide pour moi. On s’arrêtera dans vingt minutes ; dix minutes de pause.

— T’as pigé. »


Un quart d’heure plus tard, Gene avait des crampes. Il poussa un cri, arracha sa botte et massa son pied nu.

Cirocco profita de l’occasion pour se reposer. Elle s’allongea et fouilla dans sa poche pour y dénicher le pot d’onguent puis, roulant sur le dos, elle le tendit à Gene, au-dessus d’elle. Adossée à son sac elle était assise presque debout, jambes ballant sur la pente. À ses côtés, Gaby n’avait même pas pris la peine de se retourner.

« Un quart d’heure de marche, un quart d’heure de repos.

— Comme tu voudras, c’est toi la patronne, soupira Gaby. Je me ferai écorcher vive pour toi, je grimperai jusqu’à ce que mes pieds et mes mains ne soient plus que des plaies sanglantes. Et quand je mourrai, écrivez simplement sur ma tombe que je suis morte en soldat. Bottez-moi le train quand vous serez prêts à repartir. » Elle se mit à ronfler bruyamment et Cirocco rigola. Gaby ouvrit un œil méfiant puis rit à son tour.

« Que dirais-tu de : Ci-gît une astronaute ? suggéra Cirocco.

— Elle n’a fait que son devoir, proposa Gene.

— Franchement, renifla Gaby. Il n’y a plus de romantisme. Demandez à quelqu’un votre épigraphe et qu’obtenez-vous ? Des blagues. »

Ce fut lors de la pause suivante que Cirocco eut une nouvelle crampe. Des crampes, plutôt, car cette fois-ci, les deux jambes étaient touchées. Ça n’avait rien de drôle.

« Eh, Rocky, dit Gaby en lui effleurant l’épaule d’une main hésitante. Il est idiot de se crever ainsi. Prenons une heure de repos, cette fois-ci.

— C’est complètement ridicule, parvint à grommeler Cirocco. Je suis à peine vannée. Simplement, je n’arrive pas à rester posée sur le cul. Elle jeta un œil soupçonneux vers Gaby. Mais comment fais-tu donc pour ne pas attraper de crampes ?

— Je tire au flanc, reconnut Gaby sans se démonter. J’arrime une corde à ce cul sur lequel tu ne veux pas te poser et je te laisse faire le mulet. »

Cirocco ne put retenir un faible rire.

« Il va bien falloir que je m’y fasse. Tôt ou tard je finirai par aller mieux. Les crampes ne vont pas me tuer.

— Non, mais je n’aime pas te voir mal en point.

— Et si l’on optait pour dix minutes de marche et vingt de repos ? suggéra Gene. En attendant de faire mieux.

— Non. Quinze minutes debout, à moins que l’un d’entre nous ne craque avant. Puis repos pour une durée équivalente, ou dès que l’on est en état de repartir. On fait ça pendant huit heures… » Elle consulta sa montre. « Ce qui nous laisse encore cinq heures. Et puis on pose le camp. »

Gaby soupira. « Prends le commandement, Rocky. C’est ta spécialité. »


Ce fut affreux. Cirocco souffrait toujours le plus quoique Gaby éprouvât à son tour des crampes.

Le baume des Titanides les soulageait mais ils devaient l’utiliser avec parcimonie. Chacun transportait une trousse de secours et la réserve de Cirocco était déjà épuisée. Elle espérait encore ne pas avoir à s’en servir, passés les premiers jours du voyage, mais elle aimait autant en garder une réserve pour l’ascension de l’intérieur du rayon. Après tout la douleur n’était pas intolérable. Lorsqu’une crampe la prenait elle était bonne pour pousser un cri, s’asseoir et attendre que ça se passe.

À la fin de la septième heure, elle était revenue sur son opinion, quelque peu ennuyée par sa propre obstination : un peu comme si elle avait voulu se prouver que Bill avait raison en se forçant à la ténacité, en allant jusqu’à ses limites et même en les dépassant.

Ils dressèrent leur camp au fond d’une ravine, ramassèrent du bois pour le feu mais ne prirent même pas la peine de monter les tentes. L’air était chaud et lourd mais les flammes étaient bienvenues dans l’obscurité croissante. Ils s’assirent autour à distance confortable et se dévêtirent, pour rester avec leurs sous-vêtements bariolés.

« Tu ressembles à un paon, remarqua Gene en prenant une lampée de vin.

— Un paon complètement crevé, soupira Cirocco.

— À ton avis, Rocky, combien a-t-on fait ? demanda Gaby.

— Difficile à dire. Quinze kilomètres ?

— Ça recoupe mon estimation, confirma Gene : j’ai compté nos pas pour franchir deux crêtes et j’en ai fait la moyenne. Puis j’ai relevé le nombre de ravines traversées.

— Les grands esprits se rencontrent, dit Cirocco. Quinze aujourd’hui, vingt demain. Nous aurons atteint le toit en cinq jours. » Elle s’étira, les yeux tournés vers le feuillage aux couleurs changeantes au-dessus d’elle.

« Gaby, c’est toi qui t’y colles. Fouille dans ce sac et concocte-nous de quoi bouffer. Je me sens capable d’avaler une Titanide. »


Ils ne parcoururent pas vingt kilomètres le lendemain ; ni même dix.

Ils s’éveillèrent les jambes endolories. Cirocco était si raide qu’elle ne pouvait plier les genoux sans gémir. Ils préparèrent le petit déjeuner et replièrent le camp en titubant, avec des mouvements d’octogénaires, puis se contraignirent à faire quelques mouvements d’assouplissement et d’extension.

« Je sais que ce sac est plus léger de quelques grammes, gémit Gaby en l’endossant. Je l’ai déjà soulagé de deux rations.

— Le mien a pris vingt kilos, se plaignit Gene.

— Putain de putain de putain. Allez, bande de macaques. Vous voulez gagner la vie éternelle ?

— La vie ? Tu appelles ça une vie ? »

La seconde nuit, ne survint que cinq heures seulement après la première parce que Cirocco en avait ainsi décidé.

« Merci à toi, ô Grande Maîtresse du Temps, soupira Gaby en s’étendant sur son sac de couchage. Avec un effort, on va peut-être établir un nouveau record : la journée de deux heures. »

Gene se laissa tomber à côté d’elle.

« Dès que tu auras fait partir le feu, Rocky, j’irai nous couper une demi-douzaine de ces filets de steak végétal. En attendant, marche doucement, veux-tu ? Quand tes genoux grincent tu me réveilles. »

Les mains sur les hanches, Cirocco les fusilla du regard.

« Alors, c’est ainsi que ça se passe, hein ? Je vais vous annoncer quelque chose, vous deux : vous êtes dégradés.

— A-t-elle dit quelque chose, Gene ?

— Rien entendu. »

Cirocco boitilla aux alentours pour ramasser du bois pour le feu. S’agenouiller pour l’allumer se révéla un problème passablement complexe – un qu’elle n’était pas certaine de pouvoir résoudre. L’opération l’obligeait à forcer ses articulations maltraitées sous des angles qu’elles refusaient obstinément de prendre.

Au bout du compte, les steaks végétaux finirent par griller dans leur jus et Gene et Gaby s’approchèrent, attirés par l’odeur de ce mets divin.

Cirocco eut tout juste la force de recouvrir les braises d’un coup de pied et de dérouler son sac de couchage. Elle dormait déjà avant de s’y être allongée.


Le troisième jour s’avéra moins terrible que le second, tout comme l’on peut estimer que le grand incendie de Chicago fut moins terrible que le séisme de San Francisco.

Ils mirent un peu moins de huit heures pour parcourir dix kilomètres d’un terrain de plus en plus escarpé.

À l’issue de l’épreuve, Gaby nota qu’elle ne se sentait plus vieille de quatre-vingts ans. Elle s’en sentait soixante-dix-huit.

Il paraissait nécessaire d’adopter une nouvelle tactique. La pente croissante rendait la marche, même à quatre pattes, difficile. Leurs pieds dérapaient et ils devaient s’aplatir au sol, bras et jambes écartés, pour éviter de glisser en arrière.

Gene suggéra qu’à tour de rôle chacun grimpe le plus haut possible avec la corde pour l’attacher au tronc d’un arbre. Les deux autres, restés derrière, n’auraient alors plus qu’à se hisser tranquillement à la force des poignets. Celui qui passait devant devrait fournir un effort pendant dix minutes, mises à profit par les autres pour se reposer, puis il aurait deux tours pour récupérer. Ce qu’ils firent, par étapes de trois cents mètres.

Cirocco regarda le ruisseau qui coulait près de leur camp en rêvant d’un bon bain. Puis elle se ravisa. Ce dont elle avait envie, c’était de manger. Tout en grommelant, Gene prit son tour derrière les fourneaux.

Elle eut toutefois la présence d’esprit de vérifier dans son havresac le niveau des provisions avant de s’évanouir.


Le quatrième jour ils firent vingt kilomètres en dix heures et c’est à la fin de cette journée que Gene sauta sur Cirocco.

Ils avaient monté le camp là où le ruisseau qu’ils suivaient était assez large pour permettre un bain et Cirocco s’était dévêtue pour s’y plonger sans y réfléchir plus avant. Elle aurait bien voulu avoir du savon mais le sable fin du fond pouvait aisément le remplacer. Bientôt Gaby et Gene l’eurent rejointe. Puis Gaby ressortit pour aller cueillir des fruits, sur les ordres de Cirocco. Comme ils n’avaient pas de serviette elle s’était accroupie toute nue près du feu et c’est à ce moment que Gene l’enlaça.

Elle sursauta, éparpillant les braises incandescentes, et repoussa les mains qui lui caressaient les seins.

« Eh ! arrête ça ! » Elle se débattit et s’écarta de lui. Gene n’était pas du tout démonté.

« Allons, Rocky. Ce n’est pas comme si on ne s’était jamais touchés avant.

— Ah ouais ? Eh bien, je n’aime pas qu’on me saute dessus. Garde tes mains près de toi. »

Il eut l’air exaspéré. « Tu crois que ça va se passer comme ça ?

Que suis-je censé faire avec deux femmes nues qui me tournent autour ? »

Cirocco saisit ses vêtements.

« J’ignorais que la vue d’une femme nue te faisait perdre tout contrôle. Je tâcherai de m’en souvenir.

— Maintenant tu es en colère.

— Non, je ne suis pas en colère. Il va nous falloir vivre côte à côte pendant un bout de temps et se mettre en colère n’arrangerait rien. » Elle pressionna sa chemise et le jaugea avec méfiance puis au bout d’un moment elle s’occupa du feu en prenant bien soin de s’asseoir en face de lui.

« Tu es quand même fâchée. Tu me prêtes des intentions.

— Ne me saute pas dessus, c’est tout.

— Je t’enverrais volontiers des roses et des bonbons mais ce n’est guère faisable. »

Elle sourit et se détendit un brin. Voilà qui ressemblait plus au vieux Gene, ce qui était un gros progrès comparé à la lueur qu’elle avait pu lire dans son regard quelques instants plus tôt.

« Écoute, Gene. Nous n’avons pas formé le plus merveilleux des couples à bord du vaisseau, et tu le sais bien. Je suis crevée, j’ai faim, et je me sens toujours aussi crasseuse. Tout ce que je peux te promettre c’est que lorsque je me sentirai prête à quoi que ce soit, je te le ferai savoir.

— C’est de bonne guerre. »

Ils n’échangèrent plus une parole tandis que Cirocco poussait le feu, en prenant soin qu’il ne déborde du petit foyer creusé dans la terre.

« Est-ce que tu… Y a-t-il quelque chose entre Gaby et toi ? »

Elle rougit mais elle espérait qu’à la lueur des flammes il ne l’avait pas remarqué.

« Ça ne te regarde pas.

— J’ai toujours pensé qu’elle était un peu lesbienne, poursuivit-il en hochant la tête. Je ne croyais pas que tu l’étais aussi. »

Elle prit une profonde inspiration et l’observa attentivement. Les ombres fluctuantes rendaient indéchiffrable son visage couvert d’une barbe blonde.

« Es-tu en train de m’asticoter délibérément ? Je t’ai dit que ça ne te regardait pas.

— Si tu ne te gouinais pas avec elle, tu aurais simplement répondu non. »

Mais que se passait-il ? se demanda-t-elle. Pourquoi sa remarque lui donnait-elle des frissons ? Gene avait toujours fait preuve d’une logique d’entêté dans ses relations avec les gens. Il refrénait soigneusement sa bigoterie pour la rendre socialement acceptable – sinon on ne l’aurait jamais sélectionné pour la mission vers Saturne. Il mettait joyeusement les pieds dans le plat avec toutes ses relations et s’étonnait ensuite avec candeur lorsque les gens se vexaient de son manque de tact. C’était un trait de caractère assez répandu mais suffisamment maîtrisé, compte tenu de son profil psychologique, pour être tout juste taxé d’excentricité.

Alors pourquoi se sentait-elle si mal à l’aise lorsqu’il la regardait ?

« Je ferais mieux de t’affranchir avant que tu ne blesses Gaby. Elle est tombée amoureuse de moi. C’est sans doute en rapport avec son isolation ; je suis la première personne qu’elle ait rencontrée ensuite et elle a fait sur moi cette fixation. Je crois qu’elle s’en sortira parce qu’elle n’a jamais eu de tendances nettement homosexuelles. Ni hétérosexuelles, d’ailleurs.

— Elle les dissimulait, suggéra-t-il.

— En quelle année sommes-nous ? En mille neuf cent cinquante ? Tu m’étonnes, Gene. Tu ne caches rien aux tests de la NASA. Elle a eu une relation homosexuelle, c’est sûr. Moi aussi ; toi également : j’ai lu ton dossier. Tu veux que je te rappelle ton âge lorsque ça s’est produit ?

— Je n’étais qu’un gosse. En revanche, je pourrais te parler de ses réactions lorsqu’on a fait l’amour : rien, tu te rends compte ? Je parierais que ça se passe autrement entre vous deux.

— Nous ne… » Elle s’interrompit en se demandant comment il avait pu la mener jusque-là.

« Cette discussion est terminée. Je ne veux pas en parler et d’ailleurs, voici Gaby. »

Elle approcha du feu et déposa près de Cirocco un panier empli de fruits. Elle s’accroupit puis les observa l’un et l’autre, pensive. Elle se releva pour enfiler ses vêtements.

« Est-ce que mes oreilles sifflent ou bien est-ce mon imagination ? »

Gene et Cirocco se tinrent cois et Gaby soupira.

« Et nous voilà repartis. Je commence à croire ceux qui affirment que les missions spatiales habitées coûtent plus qu’elles ne rapportent. »


Au cinquième jour, ils avaient définitivement pénétré dans l’obscurité. Seule les éclairait maintenant la lumière spectrale reflétée par les zones diurnes qui les surplombaient de part et d’autre. C’était peu, mais suffisant.

Le sol était nettement plus escarpé, la couche de terre beaucoup plus mince. Ils marchaient souvent à même le câble tiède qui leur offrait une prise plus sûre. Ils avaient maintenant pris l’habitude de s’encorder en prenant toujours soin de vérifier que celui qui grimpait était assuré par les deux autres.

Même à cette altitude, la flore de Gaïa n’avait pas renoncé : des arbres massifs étalaient leurs racines sur le câble, s’accrochant avec ténacité par leurs stolons glissés sous la surface. Les efforts qu’ils déployaient pour survivre dans un milieu si inhospitalier leur avaient ôté toute beauté. Décharnés et solitaires, leurs troncs translucides luisaient d’une pâle lumière intérieure ; leurs feuilles étaient quasiment invisibles. Par endroits, les racines pouvaient tenir lieu d’échelle aux grimpeurs.

À la fin de la journée, ils avaient au total parcouru soixante-dix kilomètres en ligne droite et s’étaient rapprochés de cinquante du moyeu. Les arbres étaient suffisamment clairsemés pour leur révéler qu’ils avaient dépassé le niveau du toit : ils s’enfonçaient maintenant sous le surplomb de la paroi du rayon dont la cloche s’ouvrait au-dessus de Rhéa. En se retournant ils apercevaient Hypérion en dessous d’eux, comme s’ils chevauchaient un cerf-volant arrimé par un filin monstrueux à ce socle rocheux nommé la Porte des Vents.


C’est au matin du sixième jour qu’ils virent scintiller le château de cristal. Cirocco et Gaby restèrent accroupies à l’observer au milieu d’un lacis de racines tandis que Gene montait avec la corde jusqu’au pied de la structure.

« Peut-être est-ce l’endroit, dit Cirocco.

— Tu veux dire le départ de ton ascenseur ? renifla Gaby. Si c’est le cas je veux bien faire du patin à roulettes sur une balustrade en carton. »

L’ensemble évoquait un village fortifié méditerranéen mais construit en sucre candi, vieux d’un million d’années et à moitié fondu. Dômes et balcons, arches, contreforts et arcs-boutants, toits en terrasse, comme en équilibre sur des étagères branlantes, s’écoulant tel un sirop débordant d’un pot et tout de suite figé. De hautes tours s’élevaient de guingois : des crayons dans un pot, minces et fuselés. Dans les angles scintillaient des amoncellements de neige ou peut-être de sucre glace pastel.

« C’est une carcasse vide, Rocky.

— Je le vois bien. Mais laisse-moi mes illusions, veux-tu ? »

Le château menait une lutte silencieuse contre des lianes blanches et filandreuses. Un combat qui avait en apparence débouché sur un statu quo ; la forteresse avait subi des dommages irréparables mais lorsque Cirocco et Gaby eurent rejoint Gene elles sentirent sous leurs pas céder les lianes sèches, mortes.

« On dirait de l’alfa », remarqua Gaby en arrachant une poignée d’herbe.

« Mais en plus grand. »

Gaby haussa les épaules. « Gaïa ne se préoccupe pas de construire à l’économie.

— Il y a une porte, là-haut, annonça Gene. Vous voulez entrer ?

— Ben tiens. »

Il restait un espace dégagé large de cinq mètres entre le rebord du surplomb et la muraille du château. Non loin s’ouvrait une arcade à peine plus haute que la taille de Cirocco.

« Ouaou ! haleta Gaby en s’appuyant au mur. Il y a presque de quoi attraper le vertige à marcher sur un sol horizontal. J’avais perdu l’habitude. »

Cirocco alluma une lampe et suivit Gene sous l’arcade et dans une galerie des glaces.

« On ferait mieux de rester ensemble », prévint-elle.

Cette précaution ne semblait pas superflue : même si les surfaces n’étaient pas entièrement réfléchissantes, l’endroit n’était pas sans rappeler les palais de glace des fêtes foraines. Tout autour d’eux, les murs leur révélaient des salles dont les murs à leur tour s’ouvraient sur de nouvelles salles.

« Comment sort-on une fois qu’on est entré ? » demanda Gaby.

Cirocco lui indiqua le sol. « Suivons nos traces de pas.

— Ah ! que je suis bête ! » Gaby se pencha pour examiner la fine poudre qui recouvrait le plancher. Dans la poussière se trouvaient éparpillés des débris plus larges, lisses et plats.

« Du verre pilé, dit-elle. Ne vous cassez pas la figure. »

Gene hocha la tête. « C’est aussi ce que j’ai cru au début mais ce n’est pas du verre. Ce matériau est aussi mince qu’une bulle de savon et ne peut pas être coupant. » Et, s’approchant d’un mur, il le pressa doucement du plat de la main. Le mur tomba en morceaux avec un petit bruit cristallin. Gene prit au vol l’un des débris et le broya dans sa main.

« Combien de ces murs pourrais-tu démolir avant que l’étage du dessus nous tombe sur le crâne ? » s’inquiéta Gaby en désignant le niveau supérieur.

« Un bon paquet, je crois. Regardez : cet endroit est un labyrinthe mais il n’était pas ainsi à l’origine. Nous avons traversé certaines cloisons uniquement parce que quelque chose les avait déjà défoncées. Mais c’était en fait un empilement de cubes sans aucune possibilité d’accès. »

Gaby et Cirocco s’entre-regardèrent.

« Comme l’édifice que nous avons découvert sous le câble », remarqua Gaby et elle le décrivit à Gene.

« Mais qui construirait des bâtiments avec des pièces dont on ne peut ni entrer ni sortir ? demanda Gaby.

— Le nautile cloisonné, répondit Gene.

— Tu peux répéter ?

— Le nautile. Il sécrète sa coquille en spirale. Lorsqu’elle devient trop petite, il avance et scelle la loge qui est derrière lui. Tu peux la découper dans le sens de la longueur : c’est très joli.

Et cela ressemble fort à l’édifice que vous avez vu : les chambres les plus petites au fond, les plus grandes au-dessus. »

Cirocco fronça les sourcils. « Mais toutes les salles ici ont en gros la même taille. »

Gene hocha la tête. « La différence n’est pas grande. Cette salle est un rien plus grande que celle-ci, de l’autre côté, il doit en exister de plus petites encore quelque part. Cette chose se développait transversalement. »

Au vu de ce château de cristal on pouvait imaginer que les créatures qui l’avaient édifié travaillaient comme le corail. La colonie abandonnait ses demeures lorsqu’elles étaient trop petites et bâtissait sur les restes. Certaines parties du château dépassaient les dix niveaux. La rigidité d’une telle structure ne provenait pas de ses cloisons arachnéennes mais des arêtes. Pareilles à des tiges de plexiglas du même diamètre que le poignet de Cirocco, elles étaient d’une rigidité extrême. Même si l’on avait brisé toutes les parois du château de cristal son armature aurait subsisté, telle la charpente d’acier d’un gratte-ciel.

« Quel que soit le bâtisseur de cet édifice, il ne fut pas son dernier occupant, suggéra Gaby. Quelqu’un d’autre l’a aménagé en y apportant de multiples modifications ou alors ces créatures étaient considérablement plus complexes que nous ne le supposons. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’endroit est abandonné depuis des lustres. »

Cirocco essaya de ne pas être déçue, mais en vain. C’était une déception. Ils étaient encore loin du sommet et il semblait bien qu’ils devraient gravir chaque mètre du trajet restant.


« Ne te fâche pas.

— Que se passe-t-il ? » Cirocco s’éveilla lentement. Difficile de croire qu’il était déjà huit heures, se dit-elle.

Mais comment pouvait-il le savoir ? Elle avait toujours sa montre.

« Ne regarde pas. » Il avait parlé de la même voix égale mais Cirocco se figea, le bras à moitié levé. Elle vit le visage de Gene sur lequel jouaient les reflets orange des braises mourantes. Il était agenouillé près d’elle.

« Eh bien… qu’y a-t-il, Gene ? Qu’est-il arrivé ?

— Rien, ne te fâche pas. Je ne voulais pas lui faire de mal mais je ne pouvais pas non plus la laisser regarder, pas vrai ?

— Gaby ? » Elle fit mine de se lever et il lui montra alors le couteau. À cet instant crucial, elle prit conscience avec acuité de plusieurs choses : Gene était nu ; Gaby gisait sur le ventre, nue également, et apparemment elle ne respirait pas ; Gene était en érection. Il y avait du sang sur ses mains. Ses sens s’étaient soudain aiguisés. Elle percevait la respiration régulière de l’homme, sentait l’odeur du sang et de la violence.

« Ne te fâche pas, répéta-t-il d’une voix raisonnable. Je ne voulais pas agir ainsi mais c’est toi qui m’y as forcé.

— Tout ce que je t’ai dit c’est que…

— Tu es fâchée, je le vois bien. » Il soupira devant une telle injustice et montra dans sa main gauche un second couteau – celui de Gaby. « Si tu y réfléchis, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. De quoi crois-tu que je sois fait ? Vous, les femmes… C’est vos mères qui vous ont dit d’être égoïstes ? C’est ça ? »

Cirocco essaya de trouver une réponse sans risque mais apparemment il n’en demandait pas. Il s’avança et lui plaça la pointe du couteau sous le menton. Elle tressaillit ; la lame mordit la chair tendre. Elle était encore plus froide que ses yeux.

« Je ne comprends pas pourquoi tu fais ça. »

Il hésita. Le second couteau s’était déplacé en direction de son ventre ; il avait maintenant interrompu son mouvement et l’arme était alors hors de vue. Elle s’humecta les lèvres en souhaitant la voir à nouveau.

« C’est une bonne question. J’y ai toujours réfléchi – quel homme n’y penserait pas ? » Il quêtait une approbation dans son regard et parut désemparé en n’en découvrant aucune.

« Ah, mais à quoi bon ? Tu es une fille.

— Dis toujours. » Le couteau se déplaçait à nouveau. Elle sentit la lame appuyer contre l’intérieur de ses cuisses. Son front se trempa de sueur.

« Tu n’as pas besoin de t’y prendre ainsi. Pose ce couteau et je te donnerai tout ce que tu voudras.

— Ah ah. » Et toujours ce couteau, qui allait et venait comme le doigt d’une mère grondeuse. « Je ne suis pas un type stupide. Je connais vos méthodes, à vous les femmes.

— Je te jure. Inutile de t’y prendre comme ça.

— Il le faut. J’ai tué Gaby et tu ne le pardonneras pas. Ça n’a jamais été équitable, tu sais. Vous nous provoquez en permanence. Vous nous faites bander et après vous dites toujours non. » Il ricanait mais bien vite cette expression disparut pour laisser à nouveau place au calme. Elle avait préféré son ton moqueur.

« Je ne fais que rétablir l’équilibre. Là-bas, quand vous m’avez laissé tout seul dans l’obscurité, j’ai décidé qu’à l’avenir je ferais tout ce qui me plairait. Je me suis fait des amis à Rhéa. Tu risques de ne pas beaucoup les aimer. Dorénavant, c’est moi le capitaine, comme j’aurais dû l’être depuis le début. Tu feras ce que je dirai. Et maintenant ne tente rien de stupide. »

Elle hoqueta lorsque la pointe acérée déchira son pantalon. Elle crut comprendre quel usage il comptait faire du couteau et se demanda s’il valait mieux être stupide et morte que vivante et mutilée. Mais après que le tissu eut cédé il n’alla pas plus avant. Son attention se reporta sur le couteau pointé sous son menton.

Il la pénétra. Elle détourna le visage et la pointe de la lame suivit.

Il lui faisait horriblement mal mais cela n’avait aucune importance : ce qui importait était cette crispation de la joue de Gaby, la trace dessinée par sa main dans la poussière tandis qu’elle s’approchait de la hachette, son œil à demi ouvert, et la lueur qu’elle y lisait.

Cirocco leva les yeux vers Gene et n’eut aucun mal à prêter à sa voix des accents de terreur.

« Non ! Oh, je t’en prie, arrête, je ne suis pas prête. Tu vas me tuer !

— C’est moi qui décide quand tu dois être prête. » Il baissa la tête et Cirocco risqua un regard en direction de Gaby qui sembla comprendre. Elle referma l’œil.

Tout se passait très loin d’elle : elle n’avait pas de corps ; c’était une autre qui souffrait aussi horriblement. Seule la pointe du couteau sous son menton signifiait encore quelque chose ; puis il commença à flancher.

Quel serait le prix de son échec ? se demanda-t-elle. Juste. Il ne fallait donc pas qu’il échoue. Il viendrait bien un moment où son attention se relâcherait mais il lui fallait garantir l’arrivée de ce moment. Elle se mit donc à remuer sous lui. C’était la chose la plus écœurante qu’elle ait jamais accomplie.

« Voilà que nous entrevoyons la vérité, dit-il avec un sourire rêveur.

— Ne parle pas, Gene.

— Tu as pigé. Regarde comme ça va mieux lorsque tu ne résistes pas. »

Était-ce son imagination ou bien la lame pressait-elle moins fort contre sa peau ? Avait-il reculé ? Elle examina cette pensée, soucieuse de ne pas se laisser abuser, et estima qu’elle était juste. Ses sensations s’étaient exacerbées. Cette légère diminution de pression était comme si on l’avait délivrée d’un grand poids.

Il devait avoir fermé les yeux. Ne fermaient-ils donc pas toujours les yeux ?

Il les ferma et elle faillit bouger mais il les rouvrit tout de suite. Il la testait, le salaud. Mais il ne décela aucune ruse. En temps normal elle n’était pas une bonne actrice mais le couteau l’avait inspirée. Il se cambra. Ses yeux se fermèrent. La pression du couteau avait disparu.

Tout tourna de travers.

Elle lui écarta le bras d’un côté, tourna la tête de l’autre ; le couteau lui entama la joue. Elle le frappa à la gorge dans l’intention de la broyer mais il esquiva juste assez. Elle se tordit, donna des coups de pieds, sentit la lame lui déchirer l’omoplate. Puis elle se retrouva debout…

… mais elle ne courait pas. Pendant quelques secondes mortelles ses pieds ne touchèrent plus le sol tandis qu’elle attendait que le couteau la frappe.

Mais il ne frappa pas. Et elle parvint du bout de l’orteil à prendre assez d’élan pour sauter à nouveau et s’écarter de lui. Elle regarda par-dessus son épaule alors qu’elle était encore en l’air et s’aperçut qu’elle avait frappé plus fort qu’elle ne l’aurait cru : le coup de pied l’avait soulevé du sol et il venait à peine de se rétablir. Gaby était encore dans les airs. Dans cette faible gravité les muscles terrestres se comportaient de façon délirante sous l’influence de l’adrénaline.

La chasse prit une éternité pour se mettre en train mais elle s’accéléra rapidement.

Elle ne pensait pas qu’il s’était aperçu de la présence de Gaby derrière lui. Il n’aurait jamais poursuivi Cirocco avec une telle obstination s’il avait pu voir le visage de l’autre femme.

Ils avaient installé leur camp sur la place centrale du château, en une zone plate que les bâtisseurs n’avaient pas subdivisée. Le feu était à vingt mètres de la galerie la plus proche. Cirocco était encore en pleine accélération lorsqu’elle heurta la première cloison. Sans ralentir elle en brisa une douzaine avant de tendre le bras pour agripper l’une des armatures. Elle bascula de quatre-vingt-dix degrés et partit à la verticale, traversant en tourbillonnant trois plafonds avant de s’arrêter dans les airs. Elle entendit les craquements qui accompagnaient la progression de Gene mais sans saisir sa manœuvre.

Elle posa le pied sur un support et donna une nouvelle impulsion. Elle s’éleva, accompagnée par un nuage de débris de verre, toujours virevoltant et tourbillonnant avec une lenteur de rêve. Elle sauta de côté et fit voler trois cloisons avant de pouvoir s’arrêter. Elle repartit vers la gauche, remonta d’un étage puis en redescendit deux autres.

Elle s’immobilisa, agrippée à une poutrelle, et tendit l’oreille.

On entendait dans le lointain un tintement de verre brisé. Il faisait noir. Elle était au beau milieu d’un labyrinthe cloisonné qui s’étendait à l’infini dans toutes les directions : en haut, en bas et sur les côtés. Elle ignorait où elle se trouvait mais il était dans le même cas et c’était ce qu’elle voulait.

Les craquements s’amplifièrent et elle aperçut Gene qui surgissait du plancher de la salle sur sa gauche. Elle plongea sur la droite et saisit une poutrelle deux étages plus bas pour dévier sa course encore plus sur la droite. Elle fit une pause, ses pieds nus appuyés sur une autre poutrelle. Autour d’elle, le verre brisé retombait doucement.

Elle ne se serait pas aperçue qu’il était si proche si l’averse de débris ne l’avait précédé. Il avait progressé le long des poutrelles mais l’un de ses pieds avait trop appuyé sur l’un des panneaux qui supportait déjà les débris du précédent passage de Cirocco. Le panneau s’était brisé dans une pluie de morceaux de verre. Elle pirouetta et d’un coup de pied s’élança vers le bas.

Elle heurta le sol avec violence et se retourna, étourdie, pour l’apercevoir qui atterrissait sur ses pieds – comme elle l’aurait fait si elle avait eu la jugeote de compter les niveaux. Voilà ce qu’elle se rappelait avoir pensé tandis qu’il se dressait au-dessus d’elle puis elle vit la hachette lui frapper le crâne et elle s’évanouit.


Elle reprit brusquement conscience en hurlant, une chose qui ne lui était jamais arrivée. Elle ne savait pas où elle se trouvait, mais elle était retournée dans le ventre de la bête, et cette fois pas seule. Gene était avec elle et lui expliquait calmement pour quelles raisons il allait la violer.

L’avait violée. Elle cessa de hurler.

Elle n’était pas dans le château de cristal. Elle avait une corde autour de la taille. Le sol descendait doucement devant elle. Au loin, tout en bas, elle voyait la mer d’argent sombre de Rhéa.

Gaby était à ses côtés mais passablement occupée. Deux cordes lui ceinturaient la taille. L’une remontait la pente jusqu’à l’arbre auquel Cirocco elle-même était arrimée. L’autre pendait librement dans l’obscurité. Les larmes avaient creusé des sillons dans le sang séché qui maculait son visage. Elle sciait l’une des cordes avec un couteau.

« C’est le paquetage de Gene qui est là, Gaby ?

— Ouais. Il n’en aura plus besoin. Comment te sens-tu ?

— Je me suis sentie mieux. Remonte-le, Gaby. »

Elle leva les yeux, bouche bée.

« Je n’ai pas envie de perdre une corde. »


Son visage n’était qu’une plaie sanglante : un œil fermé par une ecchymose, l’autre juste entrouvert, le nez cassé et trois dents en moins.

« L’a pris une sacrée gamelle, observa Cirocco.

— C’est rien en comparaison de ce que je projetais.

— Ouvre son sac et panse-lui l’oreille : il continue de perdre du sang. »

Gaby était sur le point d’exploser mais Cirocco coupa court d’un regard inflexible.

« Je ne vais pas le tuer, alors inutile de me le suggérer. »

Le coup de hachette de Gaby lui avait sectionné l’oreille. Elle ne l’avait pas fait exprès ; elle comptait bien la lui planter dans le coin du crâne mais l’instrument avait dévié et le coup avait été assez violent pour l’assommer. Il gémissait pendant que Gaby le pansait.

Cirocco se mit à fouiller dans le sac de Gene pour en extraire ce qui pourrait lui être utile. Elle prit les armes et les provisions et jeta le reste par-dessus bord.

« Si nous lui laissons la vie sauve, il va nous suivre, tu le sais très bien.

— Ça se pourrait et je pourrais définitivement régler la question. C’est pourquoi il va falloir qu’il saute.

— Alors pourquoi diable suis-je en train de…

— Avec son parachute. Détache-lui les jambes. »

Elle lui passa le harnais entre les cuisses. Il gémit à nouveau et elle se détourna pour ne pas voir ce que Gaby lui avait fait à cet endroit.

« Il croyait m’avoir tuée, poursuivait-elle en finissant de nouer son pansement. Il en avait l’intention, mais j’ai tourné la tête.

— Comment est ta blessure ?

— Pas profonde, mais j’ai saigné comme un bœuf. J’étais étourdie et, par chance, trop faible pour bouger après qu’il… après… » Son nez coulait, elle s’essuya du revers de la main. « Je me suis presque tout de suite évanouie. Quand je suis revenue à moi, il se penchait au-dessus de toi.

— Je suis heureuse que tu te sois réveillée au bon moment. J’étais mal embringuée. Et merci de m’avoir encore une fois sauvé la peau. »

Gaby la regarda d’un air blafard et Cirocco regretta immédiatement le ton de ses paroles. Gaby semblait se sentir personnellement responsable de ce qui était arrivé. Ce ne devait pas être facile, songea-t-elle, de rester immobile tandis que celle qu’on aime se fait violer.

« Pourquoi le laisses-tu vivre ? »

Cirocco baissa les yeux sur lui et lutta contre un accès de rage soudaine. Lorsqu’elle parvint à se contrôler, elle répondit :

« Je… tu sais bien qu’il n’était pas comme ça, avant.

— Moi, je ne veux pas le savoir. La bête en rut sommeillait déjà en lui sinon comment aurait-il pu faire ça ?

— Elle est en nous tous. Nous la réprimons mais lui n’en est plus capable. Il m’a parlé comme un petit garçon blessé – pas fâché : blessé, simplement – parce qu’il n’avait pas ce qu’il voulait. Quelque chose s’est produit en lui après l’accident. Tout comme en moi. Et en toi.

— Mais nous n’avons pas tenté d’assassiner quelqu’un. Écoute, parachutons-le, d’accord. Mais moi je serais d’avis de garder ici ses couilles. » Elle brandit le couteau mais Cirocco fit non de la tête.

« Non. Je ne l’ai jamais beaucoup aimé mais on se supportait. C’était un bon équipier, et maintenant il est fou, et… » Elle était sur le point de dire qu’elle en était en partie responsable, qu’il ne serait jamais devenu fou si elle avait su garder intact son vaisseau, mais les mots ne voulaient pas sortir.

« Je lui laisse une chance en souvenir de ce qu’il a été. Il disait qu’il avait des amis en bas. Il délirait peut-être ou peut-être le recueilleront-ils. Délivre-lui les mains. »

Gaby trancha ses liens et Cirocco, les dents serrées, le poussa du pied. Il se mit à glisser et sembla prendre conscience de la situation. Il poussa un hurlement tandis que le parachute traînait derrière lui, puis disparut derrière la courbure du câble.

Elles ne virent pas s’il s’était ouvert.


* * *

Les deux femmes restèrent assises un long moment. Cirocco avait peur de parler. Il y avait toujours le risque qu’elle se mette à pleurer sans pouvoir s’arrêter et elle n’avait pas de temps à perdre à ça. Il fallait panser les blessures et terminer le voyage.

Gaby n’était pas en trop mauvais état. Il lui aurait fallu des agrafes mais elles durent faire avec le désinfectant et un pansement. Elle garderait une cicatrice sur le front.

Idem pour Cirocco, à la suite de sa chute sur le sol du château, elle en aurait une autre aussi, de la pointe du menton à l’oreille gauche, et une dernière en travers du dos. Mais aucune de ces blessures n’était sérieuse.

Elles se soignèrent mutuellement puis chargèrent leurs sacs et Cirocco regarda la longueur de câble qu’il leur restait à grimper avant d’atteindre le moyeu.

« Je crois qu’on devrait retourner au château pour nous reposer avant de l’attaquer, dit-elle. Un jour ou deux. Pour reprendre des forces. »

Gaby regarda aussi.

« Oh, c’est sûr. Mais la prochaine étape va être plus facile. En vous ramenant ici j’ai découvert un escalier. »

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