Chapitre douze
Il est des jours où la chance, disons plutôt un hasard provoqué, se décide à frapper à votre porte. Ce matin-là, la chance s’appelait Vincent Crombez. « Pas terrible de laisser votre portable fermé, commissaire…
— J’ai oublié de le recharger. Je n’étais pas très en forme hier.
— Vous avez la tête des mauvais jours… Bonne nouvelle, très bonne nouvelle ! Delhaie a fait un travail prodigieux avec le listing des étudiants. Mais ça n’a rien donné…
— Annonce ! Joue pas au con, je ne suis pas d’humeur. Tu n’es pas venu pour me dire ça ?
— Vous avez eu une sacrée bonne intuition avec le coup des bibliothèques et je dois dire que l’inspecteur Germonprez a un flair d’épagneul. Sans sortir de son bureau !
— Comment ça ?
— Presque toutes les bibliothèques disposent de sites Internet. Avec un compte spécial, on peut accéder au backoffice, l’interface qui permet de gérer la bibliothèque et ses abonnés de n’importe où dans le monde. Comme les bibliothécaires sont tenus de collaborer avec la police, ils lui ont fourni sans trop de difficultés les accès nécessaires pour interroger la base de données. À force de fouiner, Germonprez a relevé une liste de bouquins très intéressants, empruntés à la bibliothèque René-Descartes, par un certain Manchini, étudiant de troisième année à l’école de la prof agressée, Violaine. Les titres ne vous diront certainement rien et paraissent anodins. Des trucs du genre, La Sainte Inquisition : la chasse aux sorcières, Les Ficelles du métier, La France interdite. C’est ce dernier titre qui lui a mis la puce à l’oreille, parce que Germonprez avait déjà loué la cassette vidéo traitant du même sujet, une sorte d’enquête sur les milieux sadomasos en France. L’ouvrage Les Ficelles du métier traite de l’art du bondage au Japon ; quant au livre sur l’Inquisition, il décrit très précisément les moyens de torture utilisés à l’époque. Sur la quantité énorme de bouquins empruntés par Manchini, tous ont plus ou moins un rapport avec le sexe, la torture et la douleur.
— Tu as pu enquêter sur ce Manchini ?
— J’allais justement au 36, mais j’ai préféré faire un détour par chez vous étant donné que je ne pouvais pas vous joindre et j’ignorais si vous vous présenteriez au bureau aujourd’hui.
— Bon… Tu ne vas plus au 36, on se rend à cette école. Officiellement, petite visite de courtoisie…
— À cause des gendarmes ?
— Exactement… J’ai fait une requête auprès du juge d’instruction, Kelly, qui a lui-même insisté auprès du procureur de la République pour une fusion des dossiers et un travail en collaboration. Mais rien n’a été décidé. Et nous n’avons pas le temps d’attendre la paperasse… »
* *
*
Le sigle de l’ESMP, l’École Supérieure de Microélectronique de Paris, dominait la courte avenue Foch où se perdaient des arbres épars et un semblant de verdure plantée de main d’homme. Le long des murs d’un restaurant universitaire, dans une rue transversale, barrissaient des éléphants avec des barils de lessive en guise de pattes, des oreilles de carton et de tissu ainsi qu’une trompe en polystyrène. Le bizutage battait son plein ; les TVA, – Très Vénérables Anciens – et les TTVA – Très Très Vénérables Anciens – s’en donnaient à cœur joie en déversant des litres de soupe de poisson dans les chevelures malmenées des nouveaux. Des volées de chansons paillardes, des hymnes à l’ESMP sortaient forcés des bouches où s’engouffrait avec générosité la mousse à raser.
« Ils ont l’air de morfler, les bizuths », constata Crombez en évoluant de bond en bond avec ses béquilles.
« Les bizutages n’ont jamais été tendres. Ils représentent la voie ouverte aux abus de tous genres… »
Une secrétaire nous annonça à l’accueil et le directeur se présenta quelques instants plus tard. Sa tête énorme, posée sur un maigre cou, lui donnait l’air d’une tortue et mon sentiment se confirma quand je le vis de profil ; il avait un nez à pouvoir abriter une colonie de vacances. Ses lunettes à larges verres, couleur écaille de tortue justement, veillaient sur le haut de son front dégarni comme une deuxième paire d’yeux. Il lança : « Police, gendarmerie, police ? Vous ne pourriez pas vous arranger pour venir une seule fois ? J’ai un boulot monstre avec le début de l’année scolaire ! »
De petites veines saillaient de sa gorge, comme des éclats d’os.
« Nous sommes venus vous parler plus particulièrement de l’un de vos étudiants.
— Élèves ingénieurs », corrigea-t-il. « … Je vous écoute, mais faites vite, s’il vous plaît.
— Manchini, élève de troisième année.
— Manchini… Manchini… Ah oui… Et alors ?
— En fait, nous aimerions que vous le convoquiez dans votre bureau…
— Pour quelle raison ?
— Nous souhaiterions avancer sur l’affaire Violaine…
— Et alors, le rapport avec Manchini ? J’espère que vous ne soupçonnez pas l’un de mes élèves ingénieurs ? Vous…
— Nous faisons notre travail. L’une de vos enseignantes a été agressée, il est donc normal, étant donné qu’elle passait la majeure partie de son temps avec vos… élèves ingénieurs, que nous nous orientions dans cette direction.
— Pourquoi Manchini ?
— Allez le chercher, s’il vous plaît.
— Vous êtes tombés en plein bizutage. Il n’y a pas de cours pendant trois jours… Il doit être dehors, avec les autres… »
Le cortège des éléphants s’était déplacé dans la cour intérieure de l’ESMP, abandonnant derrière lui une traînée de mousse à raser, d’œufs pourris et de sauces en tout genre.
« La vache ! » lança Crombez. « On pourrait les suivre rien qu’à l’odeur… ça sent le nuoc-mam… »
Des TVA en blouses blanches hurlaient dans des mégaphones et les pauvres éléphants, au moment où nous arrivâmes, poussaient les murs ou s’entassaient les uns sur les autres pour former des millefeuilles géants. Un étudiant fumait dans un coin calme, les poches alourdies de matériel antibizuths. Nous le choisîmes comme interlocuteur ; Crombez se fit une joie d’intervenir.
« Nous souhaiterions parler à Alfredo Manchini.
— Alfredo ? On ne l’a pas vu ce matin.
— Il n’est pas censé se trouver ici ?
— Si. Pas trop son style de manquer le bizutage…
— Pourquoi ? »
Il écrasa son mégot du talon. « Qui êtes-vous ? On ne parle pas trop de ça à des inconnus… Essayez d’aller voir ailleurs… J’y serai peut-être. »
Ce facho de mes deux nous adressa un sourire narquois, provoquant. Dans le dos de sa blouse, un dessin au fusain représentait un hamburger avec des bizuths relégués au rôle de steak. Il s’appelait TVA Burger. Il s’avança avec détermination vers la masse compacte des éléphants, mais je posai une main écrasante sur son trapèze gauche.
« Aïe ! Vous me faites mal, ducon !
— Tu vas m’écouter, espèce de peigne-cul d’électronicien de merde. »
Je lui plaquai sur le nez ma carte tricolore. « Je suis commissaire de la police criminelle de Paris. Si tu m’emmerdes, je pourrais m’énerver et tu peux demander à mon collègue, vaut mieux pas que je m’énerve ! »
Crombez agita la main et arrondit la bouche, d’un air de dire : non, il ne vaut mieux pas, mais vraiment pas l’énerver !
« Commissaire de police ? Mais vous lui voulez quoi, à Manchini ?
— Contente-toi de répondre à mes questions. Je te tutoie. Ça ne te dérange pas que je te tutoie ?
— Euh… Non…
— Pourquoi Manchini n’aurait-il manqué le bizutage pour rien au monde ?
— L’année dernière, il s’est éclaté comme un fou… Il est assez créatif dans ce domaine, ma foi.
— Sois plus explicite ! »
Il jeta un œil autour de lui, puis baissa d’un ton. « Il a inventé ce qu’on appelle Le tribunal, une soirée spéciale où l’on juge les bizuths pour leur obéissance et leur bon comportement pendant les trois jours.
— Explique !
— Certains bizuths sont plus rebelles que d’autres, alors ceux-là, on les fait plus particulièrement morfler pendant Le tribunal.
— Cela signifie ?
— Oh ! Rien de bien méchant. On les enferme dans des salles aménagées en caves, on leur balance des abats ou on les emprisonne aux côtés d’une tête de veau pelée…
— Et je suppose qu’il y a des abus ?
— Bien sûr que non ! Tout est réglo ! Et tous les TVA qui sont là, anciens bizuths, vous le diront. Le bizutage, c’est ce qui soude une promotion. Ça les prépare à traverser les dures années d’études qui les attendent.
— Vachement ! » beugla Crombez.
Un éléphant s’élança dans la cour, barils aux pieds, et se fit stopper dans sa course effrénée par un croc-en-jambe sévère. Il s’écrasa sur le sol comme une pastèque trop mûre.
« Ça, c’est réglo ? » ironisa Crombez en désignant l’éléphant mal en point.
« C’est un rebelle… Les rebelles, il faut les mater, sinon ils sèment la zizanie et après, on perd le contrôle des troupes.
— Tu es sûr que Manchini n’est pas là ?
— Oui. On a dû refiler son bizuth à un autre TTVA.
— Tu le connais bien, Manchini ?
— Assez… Mais en cours, ce n’est pas un type du genre expansif.
— Scolairement parlant, il donne quoi ?
— Élève moyen. Un peu même à la traîne, parfois.
— Il a des cours avec Julie Violaine ?
— Nous en avons tous.
— Et son comportement ?
— Classique… Discret, même… Pas le genre de gars à aller de l’avant. On peut le laisser dans un coin et le récupérer un an après qu’il ne bougerait pas.
— En matière sexuelle, quelles sont ses tendances ?
— Mais je n’en sais rien, moi ! Comment voulez-vous… ?
— Vous ne parlez jamais de ça entre mecs ?
— Si, mais…
— Mais quoi ?
— Manchini a l’air un peu… hors du coup. À chaque fois que nous parlons de sexe entre nous, il se défile. On dirait… que ça ne l’intéresse pas…
— Où pouvons-nous le rencontrer ?
— À la résidence universitaire Saint-Michel, deux boulevards plus haut… Si vous le voyez, dites-lui de se radiner ! »
Des veines de lierre infectaient la résidence sur la totalité de sa surface comme un cancer de la pierre. La grille de fer forgé de l’entrée ouvrait sur une allée de vieux pavés, bordée sur les flancs de parterres de fleurs entretenus.
Pour nous mener à la chambre d’Alfredo Manchini, nous engageâmes la concierge, qui ressemblait au majordome Nestor des albums de Tintin, en plus féminin. À condition que le mot féminin puisse s’appliquer à ce genre de personnage ; un potager de points noirs lui persillait le nez et un duvet de poils à faire pâlir un poussin lui couvrait le menton. Un tue-l’amour d’une efficacité redoutable.
Après avoir frappé à la porte de Manchini plusieurs fois sans succès, je lui demandai de nous ouvrir avec son double de clés. Elle hésita, les yeux fixés sur ma veste comme si elle cherchait à y deviner la forme de mon arme.
« Je ne sais pas si je peux… Je regarde les séries policières… Vous ne devriez pas avoir un mandat, ou quelque chose du genre ? »
Je la baratinai en beauté pour la convaincre. Elle lança une œillade dans le couloir et inclina le menton. « Dites… Je peux toucher votre flingue ?
— Lequel ? » envoya Crombez avec un sourire peu ménagé. « Oh ! Vous ! » s’exclama-t-elle en marquant son indignation. « Cochon !!! »
Je lui montrai mon feu et elle finit par nous ouvrir.
« Merci madame… Laissez-nous la clé. Nous fermerons et vous préviendrons quand nous aurons inspecté. »
Crombez se pencha à mon oreille alors que Tue-l’amour s’éloignait. « Vache ! Je suis persuadé qu’elle perdrait deux kilos si on lui perçait les points noirs qui se bataillent sur son pif. Elle a une tronche, on dirait la surface de Mars !
— Pardon ? » lança-t-elle en revenant vers nous. Crombez sursauta mais pas autant que moi. D’un mouvement de tête, je lui fis comprendre que notre conversation ne la concernait pas.
La surface habitable de la chambre universitaire équivalait à celle de mon appartement, si ce n’est que tout ce qui se trouvait ici, mobilier, hi-fi, vidéo, coûtait trois fois plus cher que chez moi.
Crombez admira : « Il ne s’embête pas ce type ! Vous avez vu l’écran à plasma accroché au mur ? Ça vaut dans les huit mille euros, un joujou pareil…
— Fouille la chambre et la salle de bains. Je m’occupe du salon. »
Crombez effectua une rotation complète sur une seule de ses béquilles, comme un acrobate.
« On cherche quoi ? » demanda-t-il dans la foulée.
« Tout ce qui pourrait nous rapprocher de la vérité… »
J’ouvris les portes du meuble de télévision, après m’être occupé de son verrou, et découvris une quantité incroyable de cassettes et de DVD. Des films de guerre, comme Pearl Harbor ou Il faut sauver le soldat Ryan des comédies, des films policiers et une belle pilée de films pornographiques à dominante sadomasochiste, signés Torpinelli. Au fond du salon, je bus des yeux les différentes couvertures des ouvrages qui écrasaient de leurs connaissances les planches des armoires en chêne. Mécanique quantique, thermodynamique, topologie, sciences humaines et sociales… Du baratin d’étudiant.
À gauche, dans l’angle du salon, un ordinateur dernier cri à l’écran aussi plat qu’un timbre. Je voulus l’allumer mais une grille interdisait l’accès à l’interrupteur. J’examinai la serrure, glissai la lime à ongles que j’avais l’habitude d’emporter avec moi et obtins gain de cause en quelques secondes. Je pressai le bouton, attendis, mais l’ordinateur bloqua au moment de lancer le système d’exploitation. L’écran devint bleu, une liste impressionnante défila, fichier introuvable, fichier introuvable, fichier introuvable…
Toutefois, malgré mon dépit profond, je constatai que le comportement du PC était différent de celui de Gad ou de Prieur. Cette fois, le disque dur n’avait pas été formaté, mais les fichiers avaient probablement été effacés en utilisant le système d’exploitation.
Lorsque Crombez me rejoignit, je lui demandai : « Alors, qu’as-tu découvert ?
— Côté vêtements, on joue dans le classique.
Jeans, tee-shirts, chemisettes. Par contre, j’ai dégotté pas mal de revues intéressantes dans un tiroir, Sondage Magazine, Détective magazine qui est aussi une revue sur le bondage et… il y en a plein d’autres. Commandées probablement par Internet.
— Comment le sais-tu ?
— Ces revues sont américaines. Et il y a l’adresse des sites qui les diffusent au bas de la page. Ce Manchini en connaît un rayon en matière de sadomasochisme… » Il se pencha vers l’écran. « Inutilisable ?
— On dirait que les fichiers ont été effacés. Manchini a voulu peut-être cacher quelque chose ; ou alors, il a pris peur et effacé des données sensibles dans la précipitation.
— Il existe peut-être un moyen de reconstruire ce qui a été supprimé…
— Comment ?
— Un disque dur fonctionne comme un aimant, composé de milliards de petits pôles microscopiques ; s’ils sont polarisés, ils représentent le chiffre un ; sinon, le chiffre zéro. Quand vous effacez proprement un disque dur, en le formatant comme c’était le cas chez Prieur ou Gad, tous ces pôles sont remis à zéro, l’information devient irrécupérable. Par contre, quand vous supprimez des fichiers par le système d’exploitation, vous dites juste au système de rompre le lien avec ces informations, mais les données, elles, restent bien présentes sur le disque dur. Bon nombre de malfrats se laissent berner. Ils croient qu’en effaçant simplement, ils se mettent à l’abri. C’est sans compter avec l’efficacité de nos collègues ! » Il considéra les messages d’erreur. « Le SEFTI possède le matériel et les logiciels pour récupérer une bonne partie des données. Mais il faudrait emporter le disque dur…
— Démonte-le !
— Mais on n’a pas…
— Fais, je te dis ! »
Il dévissa avec son couteau suisse les vis cruciformes, écarta le boîtier d’acier, débrancha les nappes de fils et me tendit le disque dur que je glissai sous ma veste. Il replaça tout bien en place et j’ordonnai : « Bon, continuons la fouille ! »
J’ouvris les uns après les autres les tiroirs du meuble de cuisine. « Tiens, tiens, des pinces crocodile ! »
Elles traînaient au milieu de câbles coaxiaux, de plaques de silicium, de résistances et de condensateurs.
« Normal, pour un élève en électronique » justifia Crombez. « Regardez les plans, ici… Décodeur pirate… ou alors comment obtenir les chaînes du satellite sans abonnement… Ce Manchini est loin d’avoir une vie rangée… »
« Vous êtes de la famille ? » nous demanda une voix alors que nous nous apprêtions à redescendre au rez-de-chaussée.
Dans l’entrebâillement d’une porte palière, apparut une petite tête ébouriffée aux yeux gonflés de maladie.
« Oui, nous cherchons Alfredo. Nous aurions aimé avoir de ses nouvelles.
— N’approchez pas ! » conseilla la voix. « J’ai une gastro-entérite carabinée et si vous ne voulez pas passer vos jours prochains là où vous savez… J’ai entendu pas mal de bruit cette nuit… Il était tard… Peut-être vingt-trois heures. Puis encore à trois heures du matin. Trois heures pile, je le sais, parce que j’ai regardé mon radio-réveil. Alfredo est entré puis est ressorti. Ou l’inverse… je crois… D’ordinaire, vers les six heures du matin, il allume sa saloperie de télévision plaquée contre notre mur commun et ça me réveille à chaque fois… Mais là, je n’ai rien entendu… La paix… Il a peut-être découché… Ou alors il était tellement bourré qu’il n’a pas su rentrer.
— Il boit ?
— Comme nous tous. De temps en temps, une ou deux fois par semaine…
— C’est ça que vous appelez de temps en temps ? Vous avez une drôle de notion du temps. »
Je vis son visage se chiffonner comme si un bloc de pierre lui était tombé sur le pied. « Alerte ! Pluie de météorites dans les fesses ! Je vous laisse ! Allez voir au Sombrero, rue Nationale, à l’angle. Il s’y rend souvent. »
La porte claqua, mais j’eus le temps de glisser une carte de visite dans l’embrasure.
« Pas très clair tout ça, commissaire. Vous avez vu pour combien d’argent il y en a dans l’appartement ? Ce Manchini est issu d’une famille bourgeoise, impossible autrement ! Mais… Vous retournez à la chambre ?
— Je voudrais juste vérifier un détail. » Crombez descendit m’attendre dans le hall. Je le rejoignis une poignée de secondes plus tard. « Alors, commissaire ?
— Patience… »
Au moment de remettre la clé à Tue-l’amour, je la questionnai : « Les étudiants entretiennent-ils leurs chambres eux-mêmes ?
— Non. Une femme de chambre change les draps tous les jours et fait le ménage.
— Tous les matins ?
— En fin de matinée, plus précisément. Une fois que tous les étudiants sont en cours. » Elle jeta un œil sur sa montre. « La tournée va d’ailleurs bientôt commencer… »
« Qu’avez-vous découvert ? » s’enflamma Crombez dès que nous fumes sortis…
« Le lit de Manchini était défait… Il est rentré chez lui vers les vingt-trois heures, comme l’a signalé sa voisine de palier, puis il s’est couché. Mais quelque chose l’a fait sortir précipitamment… aux alentours de trois heures du matin. Bon… On passe à ce bar, le Sombrero, puis on retourne voir le directeur de l’école. Je crois qu’il ne nous a pas tout dit. »
La piste du bar ne donna rien. Manchini n’y avait pas pointé le nez ni la veille, ni l’avant-veille, ni même depuis une sacrée pilée de jours.
La Tortue, les mêmes lunettes couleur écaille sur le même front, débarqua sans le sourire à l’accueil de l’école d’ingénieurs. « Commissaire, je crois que vous frôlez les limites de l’offense.
— Nous ne serions peut-être pas ici si vous nous aviez révélé ce que nous attendions.
— Et qu’attendiez-vous ?
— Apparemment, Manchini n’a pas l’air d’être n’importe qui. Je me trompe ? »
Sa tête s’engloutit entre ses épaules. Une tortue qui cherche à se protéger d’une patte de chat. « Nous recrutons nos élèves sur dossier pour les meilleurs, par concours pour ceux qui sont un peu en dessous. Manchini a été admis par concours, il y a trois ans. Comme vous pouvez vous en douter, nous ne menons pas d’enquêtes sur nos élèves. Pourquoi le ferions-nous ?
— Et pour Manchini ? »
Sa voix devint chuchotement. « C’est le neveu d’Alphonso Torpinelli !
— Le magnat du sexe ? »
On aurait dit que ma question lui avait envoyé des éclats de verre dans les oreilles.
Il grimaça. « Oui… Côté maternel. Nous essayons de ne pas l’ébruiter. Vous ne pouvez pas imaginer combien les écoles se surveillent entre elles, profitent du plus petit grain de sable pour faire valoir leur différence auprès des entreprises qui recrutent nos élèves. Si elles venaient à savoir qu’un membre de la famille des Torpinelli se trouve sur nos bancs, cela pourrait causer un tort irréparable à notre image de marque. Nous avons clairement signifié à Manchini de taire ses origines…
— Sinon quoi ? » intervint Crombez.
« Cela ne vous regarde pas… Jusqu’à présent, tout s’est bien passé. Mais nous n’avons jamais bien compris les raisons de sa présence ici, vu la fortune colossale de ses parents. Peut-être un goût immodéré pour les études, peut-être veut-il voler de ses propres ailes, ou alors déteste-t-il le milieu du sexe…
— Ça, ça m’étonnerait » glissa Crombez.
Le directeur le dévisagea d’un œil mi-fermé de varan avant de poursuivre. « Les Torpinelli ont un sens profond de la famille et Alfredo aurait pu vivre de ses placements bancaires jusqu’à la fin de sa vie… Savez-vous qu’il paie déjà l’impôt sur la fortune ? Tout cela me dépasse…
— Où peut-on joindre ses parents ?
— Aux États-Unis. Ils détiennent, avec l’oncle et son fils, quatre-vingts pour cent du marché du sexe sur Internet. Des millions et des millions de dollars brassés chaque année. Pas un seul nouveau site pornographique qui se crée sans que ces rapaces mettent la main dessus.
— Nous sommes passés chez Alfredo, à la résidence Saint-Michel, mais il ne s’y trouvait pas. Ni là, ni au bizutage. Vous auriez une idée ?
— Ses parents possèdent une villa au Plessis-Robinson. Une résidence magnifique, vide la plupart du temps… Possible qu’Alfredo s’y trouve.
— Vous êtes sûr que vous n’avez plus rien à nous révéler ?
— Je vous ai tout déballé ce coup-ci… » Il s’avança dans le couloir, se retourna une ultime fois. « Vous n’avez pas garé votre voiture de police devant l’établissement, j’espère ? Ça ferait mauvais style pour mon école ! »
Avant de monter dans notre véhicule, j’annonçai : « Bon, on dépose le disque dur au SEFTI, en souhaitant que cela nous mène quelque part. Ils en ont pour longtemps, tu crois ?
— Le facteur chance tient un rôle important dans la récupération des fichiers. Ça peut aller très vite, comme prendre plusieurs jours. Un peu comme un puzzle de six mille pièces passé dans une tondeuse à gazon ; si la lame était suffisamment haute, vous retrouverez le puzzle presque intact ; par contre, si elle était assez basse pour laminer le puzzle, je ne vous garantis pas l’état des pièces… »
* *
*
Après notre passage en coup de vent au SEFTI, nous prîmes la direction du Plessis-Robinson.
Le Plessis-Robinson représentait un peu le Paradis à proximité des forges de l’Enfer parisien. Quand on flâne dans les vieilles ruelles commerçantes et animées, l’on renoue un peu avec la douceur de vivre des villages franciliens d’autrefois. Suzanne et moi aimions toucher du doigt ce coin de ciel bleu, à six kilomètres seulement de la tourmente. Ce jour-là, malheureusement, le temps n’était pas à la balade ni même aux souvenirs…
Notre voiture remonta parallèlement à l’étang Colbert, au parc Henri-Sellier, avant de dépasser une tourelle d’angle à six pans qui annonçait les abords du quartier résidentiel. Nous longeâmes, éblouis, les façades ennoblies, les toitures à la Mansart faisant jouer, sous les traits de lumière, zinc et ardoise, les balcons en ferronnerie et les corniches aussi spacieuses à elles seules que mon appartement.
Plantée au cœur de conifères à hautes tiges et de chênes, la villa s’élançait vers le ciel, avec son fronton en demi-lune et ses larges baies vitrées. Une Audi TT trônait dans l’allée, derrière le portail ouvert. Nous garâmes notre épave en bordure de la palissade et nous nous présentâmes sur le seuil en pierre marbrière. « Vache ! » souffla Crombez. « Encore un qui pète dans la soie… »
Nos coups à la porte n’obtinrent aucune réponse. En tournant la poignée, je remarquai : « Tu n’as pas entendu ? Quelqu’un nous a dit d’entrer !
— Mais… Je n’ai rien entendu. » Je fronçai les sourcils. Il corrigea : « Si, je crois bien avoir entendu quelqu’un, tout compte fait… Oui… Il nous demande bien d’entrer. »
La porte n’était pas verrouillée. Les espaces s’ouvrirent devant nous en lignes fuyantes lorsque nous pénétrâmes et contournâmes une piscine chauffée, abritée sous une véranda.
Ce fut dans la salle de sports que nous découvrîmes le corps sans vie d’Alfredo Manchini. Une barre olympique de développé-couché chargée à son maximum lui écrasait le larynx et sa langue, bleu lavande, pendait. Ses mains avaient gardé une position crispée, comme si, dans un ultime effort, il avait cherché à basculer la barre sur le côté pour se dégager de l’étreinte métallique.
« Je crois que nous arrivons trop tard », crut bon de préciser Crombez.
« Tu aurais pu faire voyant, toi, tu sais ? » Sous une flambée de colère, j’arrachai un haltère de son support chromé et le claquai sur les dalles de mousse avec violence. « Fais chier ! Bordel de merde !!! Préviens Leclerc, appelle Van de Veld ainsi que le lieutenant de la police scientifique ! Je vais contacter le juge d’instruction pour réclamer l’autopsie du corps !
— Du calme, commissaire ! Tout laisse à penser qu’il s’agit d’un accident, non ? Il était en survêtement et baskets, il a peut-être eu un malaise. Vous savez quoi ? J’ai fait pas loin de quatre années de muscula tion. Et je ne vous raconte pas combien de fois je suis resté coincé comme ça, avec la barre sur la poitrine. »
Je m’approchai du corps refroidi. « Il n’aurait pas eu le moyen de basculer la barre sur le côté ?
— Ça dépend. On est souvent en tension maxima lorsqu’on pousse et il arrive parfois que les muscles lâchent, lors du tout dernier mouvement. C’est pour cela qu’il vaut mieux être deux. Mais seul, si la barre reste bloquée sur la poitrine, on tente de la faire rouler jusqu’en haut des pectoraux pour pouvoir la basculer plus facilement… Je suis persuadé qu’il a essayé de le faire ; regardez, les fibres de son tee-shirt sont tirées, voire arrachées sur les pecs. Seulement, le poids était trop important pour qu’il y arrive en solo. Il est alors mort étouffé, la poitrine écrasée… Puis la barre a roulé sur son larynx lorsqu’il ne l’a plus retenue… »
Je comptai la charge totale. « Il y a quand même cent huit kilos de poids.
— Avec la barre, ça fait cent vingt-huit. Mais vu son gabarit, ça ne m’étonne pas trop. J’avais un maxi à cent quinze kilos.
— Appelle quand même. On ne peut pas laisser ça sur le compte du hasard. »
Alors que Crombez contactait le légiste, je jetai un œil aux autres appareils, la presse à cuisses, les deux vélos, les sets d’haltères rangés par ordre de poids croissant. Rien, apparemment, n’avait été dérangé. Pas un seul disque de chrome qui traînât sur le sol, pas une seule barre déplacée, sauf celle du développé-couché.
« Le portable de Leclerc est sur messagerie » râla Crombez en haussant les épaules. « Je lui ai laissé un bref message lui signalant de vous rappeler. De ce fait, j’ai prévenu le commissaire général Lallain. Il va nous envoyer une équipe…
— Très bien… Dis-moi, lors d’une séance normale de musculation, tu emportes toujours une bouteille d’eau, non ?
— Bien sûr. C’est essentiel ! Pour éliminer l’acide qui s’accumule dans le muscle pendant l’effort. Sans eau, impossible de s’entraîner. Surtout en muscu…
— Alors, explique-moi pourquoi Manchini n’avait pas de bouteille d’eau ! »
Crombez eut des yeux en bille de verre. « Exact ! Troublant, en effet…
— D’autant plus troublant selon le témoignage de sa voisine de chambre ; elle l’a entendu cette nuit revenir vers 23 h 00, puis partir aux alentours de 3 h 00. Je ne suis pas légiste, mais j’ai vu suffisamment de cadavres pour t’affirmer que celui-là n’est pas frais de ce matin.
— Il aurait été tué dans la nuit ?
— Il semblerait… Et une séance de musculation en pleine nuit me paraît assez improbable… Sans oublier ces données effacées de l’ordinateur. Quelqu’un avait peut-être intérêt à ce que Manchini disparaisse… »
Nous attendîmes dans le salon le temps que la police scientifique fît son ouvrage de prélèvements. L’excellent Dead Alive, treillis couleur pain brûlé et pull camionneur à fermeture lui remontant jusqu’au cou, exhibait un nez à rendre jaloux un nasique. Il grogna : « Je m’occupe de celui-là, puis je pose malade. J’en ai plus que marre de trimballer des rhumes la moitié de l’année sans avoir le temps de me soigner. Vous avez vu mon pif ? On dirait un lampion.
— C’est gentil de faire ça pour nous, docteur… »
Une fois le travail de la scientifique effectué, nous retournâmes auprès de feu Mancini. Van de Veld examina la chevelure brune du cadavre, puis les différentes parties de son corps avant de revenir sur la poitrine.
Il enclencha son dictaphone. « Aucune plaie ni lésion apparentes sur la tête, les membres ni le dos. Présence d’écoulements sanguins minimes au niveau des narines, inégalité du diamètre des pupilles, présence d’excoriations sur les pectoraux droit et gauche certainement dues au frottement de la barre métallique. »
Il coupa l’enregistrement. « Vous pouvez ôter la barre ? » Nous nous exécutâmes. Cette satanée ferraille me parut plus lourde que la femme-baleine du Piccadilly Circus.
Dead Alive pressa à nouveau le bouton marche. « Le larynx a été broyé par la barre, ce qui a causé une mort quasi immédiate par asphyxie. » Il retourna le corps. « Au vu des lividités cadavériques ainsi que de la rigidité du corps bien en place, il ne semble pas que le corps ait été déplacé après la mort. Le thermomètre rectal indique… 25 °C. La pièce est chauffée à 18 °C, donc, en supposant une baisse d’un degré par heure depuis le dernier souffle, cela nous donne une mort qui remonterait aux alentours des… une heure ou deux heures du matin grand maximum… »
Il coupa une nouvelle fois son enregistrement. « Drôle de moment pour lever de la fonte…
— Deux heures ? Vous êtes sûr ? »
Son regard s’obscurcit. « Ai-je déjà avancé des propos sans être certain ?
— Quelque chose de concret pourrait-il différencier l’accident du meurtre ?
— Il n’y a pas de traces de coups ou de contusions autres que celles causées par la barre, rien d’évident, quoi. Par contre, l’autopsie nous révélera la présence ou non d’acide lactique dans les muscles, ce qui nous donnera une indication sur l’intensité de son entraînement. Dites, c’est qui ce type ?
— L’un des neveux de Torpinelli.
— Le roi du sexe ? Wouah !
— Sonnez-moi dès que vous aurez du nouveau… Tu me suis Crombez ? Allons jeter un œil dans l’Audi… »
Mon lieutenant me questionna dans le hall d’entrée. « Si Manchini est mort entre une heure et deux heures du matin, comment aurait-il pu sortir ou entrer chez lui à trois heures, comme l’affirme sa voisine ?
— Difficile pour un mort, en effet ! Seule possibilité, quelqu’un d’autre est venu à sa place effacer les données de son disque dur avant de mettre les voiles. Ce que contient cette saloperie de boîte de métal est peut-être la réponse à toutes nos questions… »
Les loquets de la voiture sportive étaient abaissés. Courbé au niveau des vitres, je demandai à Crombez : « Manchini portait juste un tee-shirt dans la salle de musculation. Il devait bien avoir une veste ou un blouson, non ? Retourne à l’intérieur et essaie de me le retrouver… »
Je le vis peiner avec ses béquilles dans les gravillons. « Non, reste plutôt ici. J’y vais. »
Je requis deux inspecteurs pour m’aider ; l’un d’eux finit par me présenter une veste de cuir. « Je l’ai prise sur le lit de l’une des chambres à l’étage.
— Continuez de fouiller. Si vous mettez la main sur un téléphone portable, apportez-le-moi ! »
Tout en palpant le vêtement, je retournai auprès de Crombez. Les poches de la veste ne révélèrent qu’un jeu de clés ainsi que des papiers d’identité. Ni téléphone portable, ni organiseur électronique, ni portefeuille. Juste les clés et les papiers.
Dans la boîte à gants, s’entassaient pêle-mêle des CD, deux paquets de cigarettes et une paire de gants en cuir. Le cendrier débordait de mégots. Crombez alluma l’autoradio et le caisson de basses incrusté dans la plage arrière faillit pulvériser les vitres du véhicule.
« Éteins ça, bordel ! » hurlai-je, les mains plaquées sur les oreilles.
Le tremblement de terre cessa.
Je constatai : « Aucune trace de portable, ni ici, ni dans la villa, ni dans la chambre de sa résidence.
— Il n’en possédait peut-être pas ?
— Il n’y avait pas de ligne fixe à la résidence Saint-Michel. Manchini est parti précipitamment de chez lui hier soir, pour une raison X ou Y. À supposer qu’il dormait, puisque le lit était défait, qu’est-ce qui aurait pu le contraindre à sortir brusquement à onze heures du soir ?
— Un coup de fil ?
— Exactement. Je pense que celui qui a visité la chambre vers trois heures du matin, a aussi fait disparaître ce fameux portable… Nous allons être rapidement fixés. »
Une nouvelle fois, je mis à contribution cette bonne pâte de Rémi Foulon.
« Après ça, tu pourras me faire livrer une caisse de bouteilles de Champagne ! Du Dom Perignon et rien d’autre ! Allez… Donne-moi les coordonnées de ton type et rappelle dans une demi-heure… Mais tu sais que tu pourrais me mettre dans l’embarras ? Chaque accès au fichier est tracé.
— Oui, mais c’est bien toi qui contrôles ces traces, non ?
— Je vois qu’on ne te la fait pas… » Je le sonnai au bout de vingt minutes.
« Je t’avais dit une demi-heure ! » grogna-t-il. « Ça va… Je l’ai… Son numéro de portable est 06 14 12 20 15. Il a en effet reçu un appel à 22 h 50, provenant d’une cabine publique, au Plessis-Robinson. Je te faxe l’historique de ses appels à ton bureau, mais sache déjà qu’il a coulé deux bonnes semaines cet été au Touquet, dans le nord de la France.
— Je sais où ça se situe, merci. Comment tu as récupéré l’info ?
— Le fichier nous donne les numéros appelés et appelants, mais aussi, dans le cas particulier des cellulaires, le lieu de l’appelant.
— Grand merci ! D’une incroyable efficacité, comme d’habitude ! »
Dans la minute, j’envoyai un technicien de la police scientifique relever les empreintes et les éventuels résidus de salive sur le combiné téléphonique originaire de l’appel. Avec un peu de chance, personne n’aurait utilisé la cabine entre-temps…
Le Touquet… La tanière de Torpinelli Junior, le point chaud de son commerce sulfureux. Quelqu’un avait eu peur de Manchini, alors on l’avait écarté du circuit, presque proprement. Quel genre d’appel avait pu contraindre le jeune homme à sortir en pleine nuit pour se rendre précipitamment à la villa de ses parents ? Quelle raison puissante avait poussé au crime et, surtout, quel rapport avec l’Homme sans visage ? J’avais la sombre certitude que les affaires fusionnaient, sans en avoir les preuves ni les explications. D’un côté, des meurtres sauvages, abominables ; de l’autre, un assassinat camouflé en accident. Un terrible secret se dissimulait derrière cette toile opaque et je n’avais pas encore déniché le moyen d’en percer la trame…
Le coup fil qui me délivra, provint de l’un des ingénieurs du SEFTI, Alain Bloomberg. « Commissaire ! Venez vite ! On a eu de la chance, l’appareil de reconstitution de disque dur a réussi à capturer l’adresse de boot du système d’exploitation !
— Parlez français !
— La porte d’entrée aux fichiers, si vous voulez ! Certaines données sont définitivement corrompues, mais… Nous avons récupéré le plus intéressant… Sainte Marie… Vous n’allez pas en croire vos yeux… »
* *
*
Le disque dur était relié à un PC par une nappe de fils grise. L’ingénieur Bloomberg avait branché un rétroprojecteur. « Voilà le topo, commissaire. Nous avons mis la main sur deux fichiers vidéo compressés en technologie MPEG. Un format qui réduit considérablement leur taille, afin de les stocker plus facilement ou de les faire circuler plus rapidement via Internet.
— Et que montrent ces fichiers ?
— Regardez… »
Il appuya sur la combinaison ALT + F8 de son clavier et un logiciel de lecture vidéo apparut sur l’écran. Puis il enclencha le bouton marche.
La silhouette charnue de Manchini se découpait dans le champ de l’objectif. La caméra tenait probablement fixée sur un trépied, car filmant en hauteur sans aucun tremblement. Derrière, une femme inconsciente sur un lit. Son visage, tourné vers la caméra, me permit d’identifier sur-le-champ Julie Violaine, l’enseignante. L’apprenti acteur s’approcha d’elle, sortit d’un sac au pied du lit, des liens, un bâillon, des pinces crocodile ainsi qu’un bandeau pour les yeux. Et il entama son méticuleux ouvrage de cordes…
L’ingénieur diffusa la majeure partie du film en accéléré, mais, d’après l’indication temporelle au bas du logiciel, la scène de ligotage avait duré une bonne heure. La suivante, pendant laquelle il s’était filmé en train de la torturer et de se masturber, s’étalait sur une durée de temps équivalente. Bloomberg appuya sur stop. « Même chose sur la deuxième vidéo, sauf qu’il a coupé les scènes où on le voit à l’écran, rendant ainsi le film totalement anonyme. Ce Manchini était un sacré pervers ! »
Des papillons noirs volaient dans ma tête. À quoi cette foire à la décadence pouvait-elle bien rimer ? Une image me revint à l’esprit. Celle du DVD chez Fripette. Cette jaquette de Viol pour quatre où une fille, d’après le résumé de l’histoire, se faisait violer dans des conditions réelles. Une œuvre signée Torpinelli… Je demandai à l’ingénieur : « Vous pensez que ce genre de vidéos circule sur Internet ? Des types en train de violer des femmes pour de vrai, ou, comme dans le cas de Manchini, une agression grandeur nature ?
— Ma foi, nous sommes déjà tombés sur ces films et nous les stockons sur CD ROM, conservés dans nos armoires, avec des CD de MP3 piratés, des adresses de sites illégaux et des fichiers dangereux qui polluent Internet. Vous connaissez les snuff movies ?
— J’en ai déjà entendu parler… des vidéos de meurtres filmés ?
— En effet. Ces dernières années, des cassettes ont été retrouvées par le FBI, dans les milieux glauques comme des marchés sados nocturnes, où les enregistrements pirates circulent de main en main. Le phénomène s’est propagé aussi en Afrique et dans une bonne partie des pays occidentaux… On découvre sur ces vidéos des hommes masqués en train de violer puis tuer des femmes, à coups de couteau… Les scènes de snuff restent extrêmement courtes, concentrées dans quelques minutes de visionnage uniquement. On pense que ce sont des comédiens qui jouent et, même si les scènes de violence sont bien réelles, le meurtre, lui, ne l’est pas. Avec le développement de la technologie, le flux vidéo a été réorienté sur Internet. Jusqu’à présent, la véracité de ces images a toujours pu être démentie, même si les techniques se perfectionnent et rendent les analyses délicates. Concernant les viols, idem… Des sites pirates proposent ce genre de fantasmes, mais pas à n’importe quel prix… Des gens paient des fortunes pour mater ces saloperies.
— Et vous ne pensez pas que Manchini voulait en arriver là ? Diffuser sa vidéo par pur plaisir ? Par provocation ? Pour satisfaire d’autres tarés comme lui ? Peut-être s’échangeaient-ils ce genre de films ?
— C’est bien possible. Internet est une pépinière d’emmerdements et nous donne vraiment du fil à retordre ; pour les initiés, c’est un endroit ouvert à tous types d’abus, même les plus inimaginables. La dernière mode ? La vente de bébés… Des mères avides de gain se font mettre enceinte et fourguent leur enfant à des couples stériles par l’intermédiaire d’enchères… Le tout de façon illégale, bien entendu.
— Hum… Cela ne nous donne toujours pas la raison du probable assassinat de Manchini… Bon, reprenons depuis le début. Manchini agresse ce professeur, filme la scène et se confectionne un petit montage vidéo. D’une manière ou d’une autre, quelqu’un en est informé. Soit Manchini lui a envoyé la vidéo de ses exploits. Soit il lui a parlé de son projet et lorsque l’assassin s’aperçoit que Manchini est passé effectivement à l’acte, il prend peur pour une raison que, malheureusement, nous ignorons encore. Il s’arrange alors pour se débarrasser de lui, maquillant l’assassinat en accident, revient chez Manchini en pleine nuit et efface le contenu de son ordinateur.
— Ce quelqu’un pourrait-il être le tueur que nous recherchons ?
— Non. Notre tueur aurait, d’une part, formaté le disque dur et, d’autre part, je crois qu’il s’y serait pris autrement pour éliminer Manchini, avec sa méthode bien à lui. » Je me levai de ma chaise. « Des points essentiels m’échappent encore…
— Lesquels ?
— Quelle sombre relation se tisse entre Manchini et le tueur ? Comment Manchini a-t-il pu imiter la technique de l’assassin concernant la façon de ligoter et de bâillonner sa victime ?
— Et s’il n’y avait aucune relation ?
— Il y en a forcément une !
— Pourquoi ?
— Parce que je le sens… »
Mon regard s’attarda sur l’écran perlé déployé sur le mur du fond. Je réfléchis à haute voix : « Et si Manchini était tombé sur un véritable snuff movie ?
— Comment ça ?
— Celui de l’assassin en train de torturer puis d’éliminer ses victimes ? Quand j’ai découvert Marival dans l’abattoir, une caméra filmait la scène. D’après Élisabeth Williams, il conserve ainsi un souvenir impérissable de ses victimes, pour prolonger l’acte de torture et s’emparer à jamais de leur conscience. Mais si son but se résumait à celui de réaliser un snuff »
Bloomberg enroula le câble du rétroprojecteur avant de me lancer : « Si c’est vraiment le cas, alors il y a en ce moment des personnes tranquillement installées dans leur fauteuil, en Australie ou au fin fond de l’Amérique, qui se branlent devant la mort de ces pauvres femmes… »
Je sortais à peine des locaux du SEFTI que Leclerc me convoquait dans son bureau. Sans connaître la raison officielle de notre tête-à-tête, j’avais tout de même une bonne idée de ce qui allait se produire…
« Assieds-toi, Shark. » Je m’exécutai alors qu’il agitait son stylo entre ses doigts, comme une vieille habitude dont il était incapable de se débarrasser. Il poursuivit avec toute la délicatesse du monde. « Tu vas prendre quinze jours de congé. Ça te fera le plus grand bien. Tu es allé trop loin cette fois… Tu empiètes sur le territoire des gendarmes, tu casses la gueule à tous ceux qui te tombent sous la main. Le type d’un bar SM a porté plainte contre toi. Il paraît que tu lui as démoli le portrait.
— Cet enfoiré vou…
— Laisse-moi terminer ! Écoute, je sais que le tueur tient ta femme, j’ai écouté l’enregistrement… Je… j’en suis désolé… Tu ne peux pas continuer comme ça, cette histoire te touche de trop près.
— Mais…
— Le commissaire général Lallain va reprendre le dossier, le temps de débroussailler ce merdier monumental. Tu n’as plus les idées très claires en ce moment, ça ne peut que porter préjudice à l’équipe tout entière. Tu risques de faire des conneries. Prends le large, retourne à Lille dans ta famille !
— Ne me déchargez pas de l’affaire ! »
Son stylo partit en vrille à travers la pièce. « Je fais ce qu’il y a de mieux pour nous tous ! Nous piétinons et j’ai même l’impression que, parfois, nous régressons. Il faut que tu me remettes ton insigne et ton arme.
— Il est trop tard… » lui envoyai-je dans l’intonation du désespoir. « Je ne peux plus repartir en arrière ! Vous ne comprenez pas que c’est moi que le tueur cherche ? Comment voulez-vous que je laisse tomber ? Ne me démettez pas de l’enquête ! Pas comme ça ! Ma femme m’attend, enfermée quelque part… Je… C’est moi… C’est moi qui dois la retrouver ! Personne… ne peut faire ça à ma place ! Je… sens des choses… C’est mon affaire… Je vous en prie ! »
Leclerc se plaqua au fond de son siège. « Ne rends pas mon rôle plus difficile qu’il ne l’est déjà. Ton arme, ta carte… »
Je posai le Glock sur son bureau.
« Ta carte », ajouta-t-il.
« Elle est chez moi… Je l’ai oubliée… »
Je sortis sans répondre, peu fier de ce que j’étais devenu. On m’avait dérobé une partie de moi-même, un peu comme à une mère à qui l’on arracherait son nouveau-né des bras dans le moment merveilleux de la naissance.