Chapitre dix-sept

L’odeur d’eaux croupissantes pénétra en moi et se matérialisa enfin, comme si elle s’exhalait de la substance même de mes rêves. Le chemin fangeux qui éventrait les marais depuis plusieurs kilomètres, se referma sur les roues de mon véhicule comme une mâchoire de fer. Je donnai un coup d’accélérateur, mais la gomme patina. Je fus contraint de continuer à pied.

Les derniers moustiques avant les rudesses hivernales dansaient à la surface, effleurant parfois l’onde du bout de la patte avant de s’effacer derrière les chaumes tendus des roseaux. Plus j’avançais, plus le marais s’épaississait. Le lugubre décor autour de moi n’avait plus rien à voir avec le poster de Serpetti et je recherchai désespérément une île, un îlot ou une étendue herbeuse sur laquelle devait se dresser le chalet. Les rayons obliques du soleil pailletaient d’une sale clarté les rares aplats où l’eau parvenait à percer la couche épaisse des nénuphars et j’eus l’impression de pouvoir marcher à la surface du marais, tellement la flore s’y déployait avec générosité. Des roseaux géants de plus de deux mètres, dressés comme des lances de guerriers, m’empêchaient de distinguer autre chose que l’univers restreint de ce cachot de verdure dans lequel j’évoluais.

Je continuai à me hasarder sur le mince chemin naviguant entre les marécages, me demandant si la voie n’allait pas finir par s’arrêter net ou si des sables mouvants n’allaient pas m’entraîner vers le fond. Je m’agrippais aux branches arquées par l’humidité et presque nues des aunes, chevauchant leurs racines qui s’enfonçaient dans les profondeurs de l’eau tels de gigantesques anacondas.

Au détour d’un tronc à l’écorce pourrissante, j’aperçus enfin la cabane, perchée sur une île envahie d’arbres et de fougères, en plein milieu du manteau kaki de l’eau. Une barque était amarrée sur l’un des flancs de l’île et une petite lumière effrayante émanait d’entre les volets fermés. Je me baissai, m’approchai du bord du marais et envoyai de désespérés regards circulaires à la recherche d’une embarcation, ou d’un moyen de me rendre sur l’île, perdue à une cinquante de mètres dans la soupe des nénuphars.

Je me résolus à ôter ma veste, mes chaussures et me glissai le long de la berge, serrant les dents. L’eau monta jusqu’à mes mollets, puis s’attaqua à mes cuisses et mon bassin. Les lentilles, les joncs, tout ce qu’il y avait de pourri, s’accrochait à mes membres. L’eau était glaciale. Peut-être sept ou huit degrés, pas plus. J’avais intérêt à avancer très vite, si je ne voulais pas sombrer au fond, foudroyé par une hypothermie. Je levai les bras, mon arme au-dessus de ma tête. D’un coup, alors que la surface de l’onde s’enroulait autour de mon torse, je chutai dans un trou de vase. Le réflexe de la respiration me fit avaler une gorgée d’eau et je remontai à l’air libre en suffoquant, des lentilles dans les narines, la bouche et les yeux. Sous l’effet de surprise, j’avais lâché mon arme ; je tentai en vain de la récupérer, en tâtonnant du bout des orteils, me laissant couler volontairement, mais je palpai juste ce mélange en décomposition stagnant au fond de l’eau.

Je me mis à nager la brasse, freiné par les tiges des nénuphars qui se mêlaient à mes mouvements. Le froid commençait ses dégâts. Mes lèvres, mes mollets, mes biceps, mes pectoraux, durcirent comme du bois. Mes doigts et mes orteils me piquèrent, me donnant l’impression qu’ils allaient se briser. Et mon épaule, comme blessée par une seconde balle, hurlait de douleur…

Je parvins enfin sur la berge, exténué, frigorifié, sans arme, alourdi par le poids de l’eau, de la vase et de la végétation cramponnées à mes vêtements. L’obscurité dévalait de la voûte du ciel à une vitesse ahurissante et des coassements de crapauds perforaient le silence aquatique. Je ramassai l’un des gros bâtons qui jonchaient le sol. J’en choisis un solide mais suffisamment léger pour me permettre de le manipuler avec aisance. Des racines et des branches pourries me torturèrent la plante des pieds. Un branchage pointu cassa net dans la pointe de mon orteil. Je criai intérieurement, retournai mon pied et arrachai l’intrus en serrant les dents. Mes muscles raidis par le froid semblèrent recouvrer une légère élasticité, dans des proportions toutes relatives. Je gagnai enfin les abords de la cabane. L’herbe haute relayait le sol marécageux et rendait, Dieu merci, ma progression plus discrète…

Volets clos. J’effectuai un tour du chalet, plaquai mon oreille contre la paroi et m’immobilisai. Le roucoulement d’une radio monta jusqu’à moi, cependant je ne perçus aucun autre bruit. Je risquai un œil, mais les lattes inclinées m’empêchaient de voir à l’intérieur. Un vent frais se leva avec le crépuscule, pénétrant au point de me tétaniser les articulations.

Je m’interrogeai sur la façon de réintroduire à l’intérieur. Le regard que je jetai par le trou de la serrure, ne me renvoya que du néant ; la clé reposait dans son emplacement. Je saisis avec la plus grande attention la poignée, émis une poussée et, à ma grande surprise, la porte s’ouvrit sans aucune résistance. Je bondis dans la gueule du loup, le bâton brandi au-dessus de ma tête…

Et je découvris ma femme, les yeux bandés, attachée en croix sur une table, la poitrine offerte à une nudité outrageante. Je devinai à l’intérieur de son ventre rond la présence du petit être et ne pus empêcher mes larmes de jaillir et m’inonder de chagrin. Une impulsion intérieure, un flux imprévu de sensations les plus pures, me paralysa, puis me fît chanceler et chuter sur le sol. Je me relevai, difficilement, m’écroulai à nouveau lorsque le visage de Suzanne s’orienta dans ma direction. Des mots de détresse s’accrochèrent au bord de ma gorge et, dans un instant qui me parut une éternité, je perdis le réflexe de la respiration.

Je ne songeai qu’à ôter son bandeau, la serrer dans mes bras, l’embrasser, la couvrir d’amour, toucher ses cheveux, son ventre, ne fut-ce que l’espace de quelques secondes. Mais, auparavant, mes dernières pulsions de flic me forcèrent à scruter la kitchenette et les toilettes. Pas de Serpetti. Sans chercher à réfléchir, je me lançai sur la porte d’entrée et tournai la clé de manière à verrouiller l’issue. Je m’approchai de mon amour, de mon futur bébé que j’aimais déjà plus que tout au monde et, sans même les toucher, je sentis que la chaleur de leurs corps, le battement de leurs cœurs m’embrasaient l’âme.

Suzanne ne parlait pas. Les cordes lui enserrant les poignets blanchissaient ses mains. Le haut de son corps, salpêtre, crevassé de stries profondes et d’auréoles plus ou moins prononcées, s’érigeait en témoin hurlant de son supplice. Je me penchai enfin vers elle, écrasé de larmes. Mes doigts, mes mains, mes jambes frémirent, tremblèrent, de froid, de peur, d’une émotion à l’intensité solaire. Je m’agrippai au coin de la table et, rassemblant mon énergie, chassant les douleurs qui m’assaillaient de partout, lui retirai le bandeau. Que ce geste, cet instant, se figent à jamais dans ma mémoire, jusqu’à la mort…

Sa lèvre inférieure s’écarta et un cri blanc jaillit du fond de sa gorge. Elle se mit à hurler de façon incontrôlable, infligeant de tels mouvements de torsion à ses poignets et chevilles que la corde cisailla la peau. Les muscles fuselés de ses jambes tressaillirent, son corps tout entier ondulait comme sous le coup d’un choc électrique. Et ses hurlements s’élevèrent haut, très haut dans les profondeurs de la nuit tombante. « Chérie ! Oh ma chérie ! Suzanne ! »

Quelque chose lui imposa un calme soudain. Ma voix. Elle avait reconnu ma voix, celle de son mari, d’un être venu lui apporter de l’amour, du réconfort, autre chose que des insultes et des coups. Le temps d’un souffle, son regard croisa le mien. J’y déchiffrai notre rencontre, nos jours heureux, le combat de nos deux vies. J’y discernai la sensibilité incroyable d’une mère pour son bébé…

« Chérie ! Chérie ! Je t’aime ! Je t’aime ! »

Je répétai à m’écorcher la gorge ces mêmes mots, m’approchai de son oreille, lui passai une main dans les cheveux, sur le ventre. Oh, ce ventre ! Mon bébé, notre bébé ! Et je la serrai contre moi, tellement…

Une mousse fine coula de ses lèvres, ses pupilles dilatées fixèrent l’une des poutres du plafond.

« Suzanne ! Reste avec moi, Suzanne, je t’en prie ! Suzanne ! Ne me laisse pas ! »

Avec la plus grande peine, je parvins à lui détacher les mains. Je défis finalement les entraves des chevilles et ma propre femme se roula en boule dans un coin, les cheveux dans la bouche, les cheveux dans les yeux, les cheveux lui couvrant la totalité du visage. L’air humide charria une écœurante odeur d’urine, une petite flaque s’auréola sous ses pieds. Le balancement de son ventre, de son fessier, de ses jambes repliées contre sa poitrine, s’accéléra. Et elle oscillait, oscillait, oscillait…

Je savais qu’elle pouvait revenir à moi, que, dans la mécanique intransigeante de la conscience, quelque part, une petite porte était restée ouverte sur la lumière.

Alors que mes bras se tendaient vers elle, une voix m’interpella. Une voix truquée. L’une de celles déjà entendues au téléphone.

« Bienvenue, Franck ! » Thomas Serpetti pointait une arme dans ma direction, un vieux Colt qui semblait encore en parfait état de marche. L’homme sortit par une petite trappe dissimulée sous un tapis et monta les dernières marches d’une échelle. Il posa le truqueur de voix sur le sol avant de m’envoyer un sourire d’une incroyable méchanceté.

« Il fallait que je voie ça, Franck ! Les retrouvailles avec ta femme, après plus de six mois d’attente. Tu as vu comme j’en ai bien pris soin ? »

Il effectua des mouvements avec son Colt m’incitant à lâcher le bâton tout juste ramassé. Je m’exécutai et levai les mains. Suzanne sursauta, coula un regard vide et se remit à se balancer comme un cheval de bois, la tête enfoncée entre les genoux, contre son ventre.

« Mon Dieu, Thomas. Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Ta femme est devenue marteau, Franck. Après quatre mois, comme ça, sans raison. Du jour au lendemain ! J’aurais pu m’en débarrasser, ça m’aurait tellement facilité les choses. Mais j’ai préféré aller au bout, pour le jeu… Pour la célébrité, pour le fric. Comme un challenge… envers toi…

— Pour le jeu ! Mais… Mais comment oses-tu ? »

Ses yeux rayonnèrent de noir, ses pupilles grossirent comme celles d’une bête sauvage acculée, prête à tuer pour préserver sa vie… « Tu imagines, Franck ? Tu en connais, toi, des êtres de mon intelligence ? Tu as vu à quel point je vous ai bluffés ? La vie, la mort, tout cela n’est qu’un immense jeu. Si tu pouvais savoir le pied que j’ai pris ! Oh ! Mon cher ! Personne, absolument personne ne pourra surpasser l’œuvre que j’ai menée ! J’ai tout contrôlé, Franck, depuis le début. La croisée des destinées, l’arrêt définitif de leurs vies… Comme des trains miniatures ! »

Je baissai les bras, mais il tendit l’arme et je les levai à nouveau. Des flaques d’eau de marais se formaient à mes pieds et les muscles fatigués, blessés de mes épaules me brûlaient.

« Explique-moi. J’ai besoin de savoir pour Suzanne. Comment tu as su qu’elle était enceinte ? »

Il la considéra longuement. « Elle me l’a dit après l’enlèvement, dans un dernier sursaut d’espoir, espérant peut-être que j’allais la relâcher. Dire qu’elle voulait te faire la surprise ! N’est-ce pas charmant ? » Il s’assit sur le bord de la table. « J’avais en tête l’idée du film à épisodes. J’ai envoyé un premier fichier par Internet à ce requin de Torpinelli. Je savais qu’il prendrait, que ce genre de film se vendrait à prix d’or sur les marchés parallèles, des milieux que je t’ai fait découvrir au fur et à mesure… Puis, les demandes se sont renouvelées, de plus en plus nombreuses, avec des souhaits très, très particuliers. Et je me suis aperçu que j’adorais ! Ça m’excitait à un point tel que tu ne peux imaginer. J’étais le maître absolu de mes victimes, mais aussi de ces hommes qui se branlaient par dizaine devant mes chefs-d’œuvre !

— Tu es… Tu es…

— Mais, avant d’attaquer mon parcours, il me fallait un scénario, de quoi vous faire plancher, vous, les psychologues, les policiers, les scientifiques. De ce côté, Internet est une mine d’or. On y déniche des rapports d’autopsie, les guides complets utilisés par la police scientifique, les appareils, les moyens déployés pour traquer les assassins… Toute la batterie nécessaire pour analyser vos failles, vos manières de travailler, de progresser, le jus même de vos tripes… Je suis retourné en Bretagne pour y prélever cette eau particulière, afin de l’abandonner dans l’estomac de Prieur. Pas mal, non ? Et ces psycho-criminologues ! Je me suis amusé comme un fou ! J’ai joué avec vous comme un marionnettiste avec ses poupées de bois. Je vous ai orientés, avec succès, dans les mâchoires aiguisées de BDSM4Y. Vous y avez laissé des plumes, si je ne me trompe ? » Il s’installa sur une chaise. « Au départ, je suis tombé sur des documents qui parlaient de ce père Michaelis. Sa carrière me parut… intéressante… D’autant plus que tout cela cadrait, comme par enchantement, avec la naissance de ton enfant et le nom de ta femme. On aurait dit, je ne sais pas, que tout cela était écrit… »

Il agita les doigts en l’air, tel l’enchanteur jetant de la poudre de perlimpinpin. Je cherchai un moyen pour me rapprocher de lui. Je lui demandai, en exécutant un pas vers l’avant : « Et Gad ? Pourquoi l’avoir tuée ?

— Je ne l’ai jamais tuée, Franck ! Cette crétine de Bretonne a bel et bien eu un accident ! Grâce à elle, j’ai tourné mes premiers films. Oh ! Elle était plus que consentante ! Et tu aurais dû voir comment ça se bousculait aux portes de mes sites pirates, pour mater ces vidéos ! En fait, je crois que c’est de là que m’est venue l’idée de pousser l’expérience plus loin.

— Et ces filles que tu as assassinées ? Tu les contactais par Internet ?

— Tu te rends compte que cette pute de Prieur s’était vantée d’avoir mutilé des cadavres à la fac ? Elle exposait ça comme un trophée, une gloire personnelle, à un tas d’abrutis qui jubilaient devant ses confessions ! Et Marival ? Cette salope de Marival bien planquée au fond de sa forêt ? Elle croyait pouvoir montrer sa chatte, faire des trucs à ces animaux sans avoir un retour de bâton ? Je lui ai bien fait comprendre qu’Internet pouvait être très dangereux. Qu’il ne fallait pas provoquer les gens en se masturbant devant des caméras. Que l’on ne se trouve jamais à l’abri, où que l’on soit… Je pense qu’après plus d’un mois et demi à végéter au fond d’un abattoir, elle a bien… digéré la leçon. Ces femmes méritaient ce qui leur est arrivé ! Je n’ai pas tué des innocentes !

— Tout se déroulait parfaitement pour toi jusqu’à Manchini, n’est-ce pas ? »

Un rictus lui chiffonna le visage. « Cet idiot de Torpinelli n’a pas été assez prudent. Je suppose que son crétin de cousin a fourré le nez dans ses affaires, plus particulièrement dans les données de son ordinateur. Un beau petit frustré sexuel, ce Manchini… Il a fallu qu’il expérimente de lui-même… Ces films ne sont pas faits pour les amateurs dans son genre. J’aurais dû m’en occuper personnellement. Ça t’aurait évité de foutre une merde pas possible du côté du Touquet.

— Ton frère schizophrène, Yennia, ton voyage en Italie durant le premier meurtre… Tout cela est faux ?

— Il a été si facile de manipuler ta femme ! Le pauvre Thomas avec un frère schizophrène d’un côté et, de l’autre, une épouse délaissée, venue déverser ses malheurs sur des forums Internet. Pfff… Si facile, tellement facile… Tu es flic, non ? On ne t’a jamais appris à faire preuve de méfiance envers des gens que tu ne connais pas ? Il est si aisé de s’inventer une vie grâce à Internet, de s’immiscer dans l’intimité des couples, des célibataires, des enfants, avant même qu’ils s’en aperçoivent ! Nous sommes à l’ère du cybercrime, Franck, et ça, il aurait fallu le faire entrer dans ta petite cervelle de moineau ! »

Serpetti gardait un œil sur Suzanne qui divaguait, déversant un flot d’écume entre ses jambes écartées. Je le questionnai en ouvrant mes paumes au ciel : « Que comptes-tu faire maintenant ? Tu vas nous exécuter ? Combien d’innocents comptes-tu encore tuer ?

— J’ai presque fini mon œuvre, Franck. Après, je verrai. Il y a un petit nouveau que je dois finir de former. Il apprécie beaucoup mes vidéos et je suis persuadé qu’il sera un jour capable d’en faire autant. »

Il agita le revolver latéralement. « Va te plaquer contre le mur ! Là, derrière ! Et tu t’assieds dans le coin ! »

J’osai encore un pas dans sa direction, mais mon zèle lui fit orienter le canon vers ma femme. « Je compte jusqu’à trois. Un, deux…

— C’est bon ! Ne tire pas. Je vais faire ce que tu me demandes… »

Je me déplaçai à reculons et me laissai glisser dans l’angle, les mains au-dessus de la tête.

« Bien, très bien », sourit-il. « Tu es une nouvelle fois aux premières loges pour assister au spectacle, à l’identique de la femme de l’abattoir ! Sauf que cette fois, je t’autoriserai à regarder. »

Toujours en me braquant, il sortit d’un sac un kit chirurgical stérile contenant le matériel nécessaire à une intervention d’urgence, scalpels, compresses, lames, aiguilles courbes et fil de soie.

Il redressa la table et disposa l’attirail sur le rebord.

« Tout est prêt pour la naissance de ton enfant… Il ne manque plus que… » – il piocha l’appareil dans le même sac – « … la caméra. »

Je plaquai mes mains au sol pour me relever, mais il tira une balle à deux centimètres de mes pieds. Suzanne hurla.

« Encore un geste et je te flingue ! Bouge ! Essaie seulement de bouger ! Lève les mains, lève bien les mains ! »

Il s’approcha de moi avec la prudence d’un lapin pointant hors de son terrier, me colla l’arme fumante sous les narines. L’odeur de la poudre à canon me monta à la tête. « Ferme les yeux, enculé !

— Tire ! Tire ! Qu’est-ce que t’attends ? »

Je sentis une chaleur intense grimper le long de mon cou. Lorsque j’ouvris les yeux, il m’exposait une seringue vide.

« Kétamine… Je crois que tu connais ? Ça va te calmer un peu. J’ai dosé pour que tu puisses assister au son et lumière en toute sérénité, sans crainte de te… blesser… »

Il s’avança vers Suzanne, lui administra une dose de produit et la tira jusqu’à la table improvisée en champ opératoire.

« Voilà… Juste pour que tu te tiennes un peu tranquille, Suzanne. »

Il se tourna vers moi. « Ta femme n’est plus que le fantôme de ce qu’elle était. Elle est déjà morte, Franck. Tu ne t’en rends pas compte ? Regarde-la ! Regarde ses yeux ! »

La mâchoire inférieure de Suzanne récoltait des bouillons de salive qui, ensuite, roulaient le long de son menton. Elle était repartie ailleurs, sur une autre planète. Pourtant, nous nous étions retrouvés, le temps d’une fraction de seconde. Si peu… Tellement peu…

Comme la première fois, mais de façon moins intense, mes membres s’alourdirent et mon corps tout entier sembla se couler dans le béton. Mes doigts se décrochèrent de mes mains, mes mains de mes bras et mes bras de mon corps. Mon enveloppe corporelle se figea en glace.

Serpetti allongea Suzanne sur la table. Elle obtempéra sans formuler une quelconque plainte. Ses pupilles éclipsaient le blanc de ses yeux, sa bouche continuait à clamer comme si elle s’apprêtait à lancer une prière au ciel.

Je balbutiai : « Suzanne… Suzanne… Je… t’aime… » et lorsque Thomas Serpetti se baissa pour ramasser les liens enroulés sur le sol, elle se cambra, s’arqua comme si un courant électrique d’une intensité faramineuse la traversait, et lui planta un scalpel au travers du cou dans un hurlement atroce, en un sursaut de haine qui fermentait depuis des mois et des mois. La lame pénétra par la droite de la trachée et en ressortit de l’autre côté. Le Colt glissa jusqu’à mes pieds.

Serpetti écarta les lèvres, émit un cri étouffé tout en portant ses deux mains à la gorge d’où s’échappait un petit geyser de sang. Ses genoux percutèrent le sol, il s’écroula et se redressa, les yeux fixés sur l’arme, animé par la rage, l’envie de tuer encore et encore. Sa langue, ses dents, ses gencives se couvrirent de sang et d’un mélange absolu de hargne qui jaillissait droit de ses tripes. Il allait atteindre le revolver. Il allait l’atteindre et tirer avant de mourir ! Suzanne gisait sur le sol, pétrifiée elle aussi par l’afflux de kétamine dans ses artères. Serpetti progressa, rampa, s’arracha les ongles contre le plancher, s’étirant dans un ultime effort avant de s’immobiliser, la main à quelques centimètres de l’arme. Ses yeux restèrent ouverts un instant, le temps de remuer mes lèvres pour murmurer : « Tu… as… perdu. Mon enfant naîtra… pendant que toi… tu croupiras en enfer. »

Il lâcha ses dix derniers pour cent d’air dans une bulle de sang, le regard fulminant d’une colère inhumaine.

Quand son âme noire s’envola, les cheveux de Suzanne s’écartèrent les uns des autres, comme électrifîés… Alors je sus qu’Élisabeth Williams et Doudou Camélia flottaient dans l’éther, pas très loin d’ici…

Загрузка...