KAPUT UN TUEUR

Premier épisode LA FOIRE AUX ASTICOTS

CHAPITRE PREMIER

Y a des mecs qu’ont du fion et d’autres qui n’en ont pas. En général c’est tout l’un ou tout l’autre. Mais pour mézigue la répartition s’est opérée d’une façon fantaisiste. Ce qui fait que j’ai eu pas mal de pommade mais qu’au moment où je me demandais si ma vioque ne m’avait pas fait une sale blague en me donnant le jour un incident venait redresser la barre et me glisser de l’optimisme en fouille.

Comme vaisselle de poche on ne fait pas mieux que l’optimisme.

J’étais en train de tirer quinze marcotins de ballon à la maison d’arrêt de Rouen et je broyais du noir comme un perdu lorsque l’incident dont je vais vous parler s’est produit. Des gnaces à mine grave ont radiné avec des niveaux à bulle d’air et des chaînes d’arpenteur. Ils ont fait des sondages, pris des mesures et noté des trucs sur des carnets à reliure spirale.

Puis ils sont partis après nous avoir jeté des regards réprobateurs, style « dire-qu’il-existe-des-gens-comme-ça ».

La semaine d’après nous avons appris — parce que tout se sait, même dans ces châteaux des langueurs — que le corps de bâtiment où je créchais menaçait de faire des petits. Mes potes, moi et les peaux de vaches qui nous gardaient risquions fort de nous retrouver dans le chemin de ronde, au milieu d’un tas de gravas, un petit morning. Pour éviter ça on allait refaire ce coin des locaux. Seulement, pendant les travaux, fallait déplacer les locataires.

La direction a casé plusieurs pensifs dans l’autre aile, mais c’était pas une solution. Alors on nous a casés dans des taules environnantes. Pour ma part il a été décidé que je serais hébergé à la Centrale de Poissy. Je m’en fichais pas mal, dans un sens ça me faisait un peu de changement. Chez nous c’est plus triste que dans les P.T.T. — section du compostage — où du moins la date du composteur change tous les jours. Dans le manoir du vague à l’âme, y a plus de date, y a plus de jour, on nage dans du gris, dans du morne, aussi la pensée de filer un petit coup de saveur sur l’extérieur me comblait d’aise !

Un beau matin on m’a convoqué au greffe, on m’a rendu mes fringues et je les ai passées avec délectation. C’était une douce illusion de liberté chérie qui me mettait un goût de sucre dans la bouche.

Il y avait deux gendarmes dans la carrée, deux braves pandores très typés. Un grand con à l’accent de Saône-et-Louère, avec un pif en bec de corbeau et des ratiches pourries. Et un petit gros à l’air heureux qui devait vivre en attendant le repas suivant.

Ils m’ont passé les menottes, gentiment. Alors là, j’ai commencé à perdre ma fameuse notion de liberté.

D’autant que le grand con s’est uni à moi par les liens sacrés de la chaînette à gaine de drap. Etre attelé à un pareil veau, ça vous fout le cafard.

Dans cet équipage on est sortis de la grande turne et on s’est dirigés à pince vers la gare. J’aurais eu le ventre peint en vert et une plume de paon entre les miches, la populace ne se serait pas détranchée davantage… C’est fou ce que ça fait de l’effet, un homme enchaîné. Ça excite les autres. Pendant un instant ils savourent leur liberté de mouvements et ils sont accessibles à la pitié.

Moi je ne me sentais pas tellement fiérot. J’aime pas jouer les grosses attractions internationales ! Je trouve que ça fait tout de suite Médrano, genre « entrée des clowns ».

Lorsqu’on a radiné à la gare, j’ai été soulagé. Le petit gros est allé bavarder avec le chef de train qui nous a installés dans un compartiment de 2e classe. Après le départ et pendant le trajet, jusqu’à Mantes, le contrôleur est venu nous tenir la jambe et nous a raconté Dunkerque, en long, en large… Il avait été fait prisonnier là-bas et il n’en était pas encore revenu, le pauvre ange !

Enfin, on est descendus à Mantes pour changer de dur, le train dans lequel nous avions pris place ne s’arrêtant pas à Poissy.

Les pandores m’ont fait grimper dans le dernier wagon d’un tortillard de grande banlieue. Y avait juste deux nordafs, au fond, qui jaffaient des choses douteuses en silence, ils étaient gris et tristes. Ils se sont même pas aperçus des bracelets fantoches qui me cerclaient les poignets.

On s’est installés près d’une vitre et on a regardé le paysage un moment. Le Saône-et-Louère parlait de sa femme qu’avait des adhérences je sais plus où… Il avait bien une gueule à adhérer, lui aussi, une gueule à adhérer à quelque chose de plus solide que lui, comme la gendarmerie, le suffrage universel ou la « Joyeuse gaule matinale de Saint Trou ».

Pendant ce temps, j’en prenais plein mes châsses de la verte nature… Ça crépitait vilain dans l’univers… La Seine paressait dans ses boucles… Il y avait des bagnoles sur les routes… Tout était allègre. Et bibi, d’ici une heure, retrouverait pour plus d’un an la paille humide des cachots ! Vous mordez la perspective ? J’en avais une espèce de navrance au creux de l’estom.

Alors je me suis dit que, si j’étais pas un lavedu, je devais pouvoir jouer la belle ; avec deux nouilles aux œufs frais comme mes gardiens, ça devait pouvoir s’arranger.

J’ai pas eu le temps de décider que déjà mon plan s’organisait.

— Merde ! j’ai fait, brusquement, faut que j’aille aux gogues !

Le Saône-et-Louère m’a regardé avec ennui.

— Tu peux pas te retenir jusqu’à Poissy ?

— Vous en avez de bonnes ; quand ça vous tient, vous, est-ce que vous attendez la fin des vacances pour dépaqueter ?

— On va te conduire, il a dit…

Tous les trois, on a gagné la plate-forme d’entrée. Au fond se trouvaient les « ouatères ». La porte à glissière du dur était ouverte, because la chaleur, et on voyait galoper les poteaux télégraphiques à côté du train.

Le petit-gros a ouvert la lourde des chiottes pour vérifier la fenêtre. C’était une petite lucarne bien trop étroite pour livrer passage à un homme.

Rassuré, le gars m’a ôté les poucettes.

— Fais vite !

J’ai renaudé.

— Y a pas le feu, non ?

Je suis entré dans les gogues. Ces carnes ont mis le pied dans la lourde pour pas que je la referme en plein. Alors j’ai massé mes poignets engourdis et j’ai respiré un grand coup bien que ça ne soit pas un endroit où faire sa séance de réveil musculaire. Bien entendu, j’avais pas besoin d’y aller, aux gogues, pour le bon motif. Rapidos j’ai fait un calcul : le train venait de quitter la seconde station, il roulait à bonne allure.

En trois enjambées je pouvais atteindre la porte à glissière et sauter sur la voie. Si je me recevais mal je risquais de me rompre le gadin. Tant pis, fallait pas jouer les petites filles modèles, c’était pas le moment !

J’ai actionné la chasse d’eau et déboutonné le devant de mon futal. Puis je suis sorti, peinard, l’air satisfait. Les deux tordus m’attendaient avec leur ferraille.

— Un instant, j’ai murmuré, laissez-moi me boutonner, sans blague !

J’ai commencé à me rajuster, j’étais à deux bonds de la lourde. Alors, brusquement, j’ai filé un coup de boule dans la tronche du Saône-et-Louère tandis que j’ajustais une savate japonaise dans les roustons de l’autre. Ils ont gueulé en même temps, preuve que j’étais vachement synchrone. En effet, deux bonds suffisaient pour respirer le grand air. J’ai sauté sur le marchepied, mais j’avais pas besoin de prendre des risques superflus, les deux cloches en étaient encore au chapitre premier.

C’était pas la première fois que je sautais d’un train en marche. Et c’était d’autant plus fastoche qu’on avait pris place dans le dernier wagon !

Une détente, un choc dans les cannes, et ça y était, je me trouvais sur le ballast à courir après ce vachard de dur que je voulais fuir, mais la vitesse m’aspirait… Au bout de dix mètres, j’ai pu stopper. Les gendarmes passaient juste leur frite par la portière, mais ils n’osaient pas sauter car le train fonçait trop vite pour eux. La godasse à clous ne prédispose pas au saut périlleux. Le temps qu’ils songent à la sonnette d’alarme et le temps qu’ils aillent la tirer, j’étais bonnard.

En moins de deux, j’ai quitté la voie, franchi la barrière qui la séparait du talus, dévalé celui-ci et couru à la route parallèle… Le train continuait de filer vers les lointains.

Je me sentais des ailes, comme le petit mec à casque plat qu’on voit debout sur une roue dans les livres. C’était de l’oxygène de first quality que je reniflais…

La tirette d’alarme devait pas alarmer car le tortillard avait disparu.

Seulement fallait pas trop s’endormir parce que, d’ici quelques minutes, il allait vaser du flic dans le patelin.

J’étais trop mal lingé pour m’offrir les joies du stop. Ma barbouze datait de deux jours, je ressemblais à l’homme des cavernes tel que le conçoit l’illustrateur du Petit Larousse ! Ça rebute le chauffeur…

D’autre part, je ne pouvais pas m’embarquer à pince sur le goudron. C’était foncer droit sur les perdreaux, les pognes en avant comme un aveugle qu’a paumé sa canne.

Je pouvais pas non plus rester dans la région, ni traverser une agglomération… Jamais je n’avais autant eu la notion du temps qui fuit. Le temps, je le sentais couler dans mes oreilles comme un torrent. Ça me faisait mal…

« Bon Dieu, décide-toi, Kaput, je me disais… Fais quelque chose et fais-le vite, ou t’es coincé. Si t’es coincé, tu la sentiras passer, d’autant plus qu’à Poissy ils sont outillés pour faire mouiller un mec. »

C’est alors que j’ai aperçu une bagnole, sur le bas-côté de la route, à une cinquantaine de mètres de moi. C’était une ricaine dont le capot était levé. Penché sur le moteur, un mec bien lingé avait l’air de se demander ce qu’il cherchait…

Je me suis approché. Le numéro d’immatriculation finissait par 75, donc. Pantruche. Ça m’allait comme itinéraire.

— Vous êtes en panne ? j’ai demandé.

Le gars s’est retourné, plein d’espoir. Il s’en foutait de ma barbouze et de mes fringues pas fraîches.

— Je ne sais pas ce qu’il y a, dit-il, ça s’est arrêté d’un seul coup. Vous vous y connaissez, vous ?

Il en avait de joyeuses, le mec. Si je m’y connaissais ! Moi qui avais démarré dans le camouflage des bagnoles avec Riri-le-Laveur ! La mécanique c’était ma seconde patrie ! Seulement, avec la maison parapluie au cul, j’avais pas le temps de jouer les mécanos bienveillants !

Un coup de saveur à l’horizon. Y avait juste un gros tracteur qui traînait une énorme charretée de fumier.

— Ça vient sûrement de l’allumage, j’ai dit.

Pour le diagnostic, je valais le toubib le plus calé de la fac ! Du premier coup j’ai mis le doigt dessus. Le fil de la bobine était rompu. Une choserie ! Rapidement j’ai fait une ligature. C’était du gâteau pour un garagiste. Quand une crêpe pareille amène son os, on lui joue la grande scène du deux. On lui change deux pistons, on lui fait un rodage de soupape, puis comme la culasse est enlevée on en profite pour rechemiser, pas vrai ? On remplace la bobine, les bougies. On découvre du jeu dans les pignons de la boîte, et on vend des housses neuves au gars.

Il en revenait pas que j’aie si vite rendu son bolide à la circulation. C’était un gars assez jeune, mais aux tifs grisonnants. Il portait des lunettes et il devait avoir tendance à se prendre pour quelqu’un d’indispensable.

— Je ne sais comment vous remercier, a-t-il dit, en me jaugeant pour voir s’il pouvait m’allonger un pourliche.

— Vous allez à Paris ?

— Oui…

— Ça vous dérangerait de m’emmener, j’y vais aussi.

Du coup il a découvert ma tenue lamentable et mon visage barbu. Et puis je traînais avec moi quelque chose d’indéfinissable qui est l’odeur de la prison. Une odeur bizarre, pas courante, qui pince les narines honnêtes.

Seulement, après le service que je venais de lui rendre, il ne pouvait guère se défiler, le brave homme.

— Montez ! a-t-il fait à regret.

J’avais pas remarqué en abordant l’homme, mais il n’était pas seul. A l’intérieur se trouvait une souris. Quand je dis une souris je blasphème, parce que pour qualifier une nana pareille faudrait aller s’acheter une boîte de superlatifs !

Blonde, belle à vous couper le souffle, des yeux mauves, un petit air lascif…

Je l’ai reçue comme un coup de poing au plexus. J’ai un instant cru m’être gouré et avoir pris place dans un technicolor d’Hollywood.

La môme reniflait le parfum de luxe. Un truc qui sentait peut-être la rose noire mais plus encore le grisbi.

Elle m’a jeté un regard indifférent et a allumé une cigarette à bout doré tandis que je prenais place dans le carrosse.

Avec un soupir d’aise je me suis affalé sur la banquette. C’était rudement fameux.

Jusqu’ici ça se développait pas trop mal, l’offensive « grand air »… Peut-être bien que c’était mon jour, après tout, il aurait fallu vérifier sur mon horoscope dans France-Soir… Et comme talisman, cherchez pas : c’était une bergère blonde et une clé des champs !

CHAPITRE II

Je suis devenu féroce rétrospectivement. Cette voiture de luxe, cette poule de luxe me faisaient piger brutalement ce qu’est la chouette vie. La taule j’en voulais plus, à aucun prix. Ils pouvaient s’annoncer maintenant, les archers de la maison bourreman ; pour m’avoir vivant, faudrait qu’ils tendent un filochon, parole !

Je préférais le pardessus sans manches aux quatre murs riches en salpêtre de la Centrouze de Poissy ! Et, par un effet miraculeux, de penser cela ça m’a donné le sentiment de ma force. Les gnaces, ce qui leur manque le plus, c’est la volonté. Sans elle, un homme n’est qu’une pauvre tranche de limande !

On est passés devant le train arrêté en pleine cambrousse. J’ai même aperçu l’un des gendarmes en train de galoper le long de la route, en jouant au moulin à vent, sa sacoche de cuir lui battant les meules… Il avait chaud aux plumes, le Saône-et-Louère ! Son avancement il pouvait se le carrer dans le rectum, et profond, je vous le jure ! Il se voyait déjà à la retraite anticipée, le frangin, obligé de faire les jardins de sa commune pour s’acheter l’entrecôte dominicale !

J’ai eu un petit rire. C’était bien fait pour sa poire, il avait qu’à choisir un métier décent !

Acagnardé dans mon coin, une main passée dans l’accoudoir, je regardais l’aiguille du compteur qui chatouillait le 120. Il n’y entravait que pouic en mécanique, mais en revanche il savait se servir d’un volant, le type ! C’est fréquent chez ceux de la haute. Une bagnole, pour eux, c’est quatre roues, un volant et trois trous pour l’eau, l’huile et la tisane. Alors comme ils ne connaissent pas la mécanique, il la malmènent. En roulant ils ne pensent pas aux pauvres pistons, aux braves bielles, ni aux mignonnes petites soupapes, qui font ce qu’ils peuvent !

On a traversé une agglomération, puis une autre. Le conducteur ne se donnait même pas la peine de lever le pied. A cette allure, dans des localités à vitesse limitée, on allait pas tarder à voir radiner les motards ; mais probable qu’une contredanse l’effrayait pas ! Moi, en tout cas, ça ne faisait pas ma balle…

On a chopé la route conduisant à l’autoroute et j’ai commencé à me sentir un peu mieux. Je calculai que les gendarmes venaient juste d’alerter les bourdilles de la volante. A moins d’un exceptionnel manque de bol, je devais pouvoir arriver sans encombre à Paname.

Là, je me lançais un peu trop fort dans l’optimisme. A l’embranchement de l’autoroute, il y avait une bagnole radio stoppée et une tapée de bagnoles barraient les deux routes, celle de Saint-Germain et celle de Paris.

— Qu’est-ce que c’est ? a demandé la femme.

C’était la première fois qu’elle l’ouvrait depuis que j’avais pris place. Je peux vous dire que sa voix correspondait au reste de sa personne : elle vous partait droit à la moelle épinière.

Mais ça n’était pas le moment de se laisser troubler.

— Un barrage de police, a murmuré l’homme. Ils font des vérifications, quelquefois…

Plusieurs bahuts étaient rangés le long du fossé, des flics y jetaient des coups d’yeux à l’intérieur et leur faisaient signe de poursuivre. Pas d’erreur, c’était pour mézigue, la mobilisation. Fallait qu’ils soient en chômage, à la poule, pour déplacer un tel populo en l’honneur d’un petit tricard…

J’étais cuit, et pas plus fier pour ça.

Alors je me suis dit que je devais faire quelque chose… N’importe quoi. J’avais pas le droit de me laisser alpaguer comme le dernier des cavillons.

Dans la pochette fixée au dossier de la banquette avant il y avait une pipe. Je l’ai saisie par le fourneau. J’ai appuyé l’extrémité du tuyau sur le cou du conducteur de façon que sa femme ne puisse pas distinguer.

— Ecoutez, ai-je fait, je crois que c’est à moi que ces messieurs en ont car je me suis évadé de la prison de Rouen. Je ne vous veux pas de mal, mais si vous ne vous démerdez pas pour écraser le coup, je vous file une bastos dans le crâne histoire de vous changer les idées.

La femme s’est retournée et m’a regardé comme si c’était la première fois qu’elle m’apercevait. Du coup je cessais d’être le traîne-patins lamentable…

— Ça va, a dit l’homme.

Il ne tremblait pas. Au contraire il paraissait très détendu.

Lorsqu’un type de la routière s’est avancé, il a passé sa tronche par la portière pour ne pas le laisser approcher de trop près.

— Qu’y a-t-il ?

Le bourdille a salué militairement.

— Vous n’avez pas pris de passager en cours de route ? a-t-il demandé.

— Non, a fait l’homme aux cheveux grisonnants, je voyage avec ma femme et le fils de mon jardinier et je n’ai pas l’habitude de charger les stoppeurs, après on a des ennuis avec l’assurance lorsqu’il arrive un pépin. Une évasion ?

— Oui, a murmuré brièvement le flic. C’est bon, vous pouvez passer.

Mon type a fait un petit geste cordial et bénisseur, puis il a embrayé aussi sec.

Dès que le barrage a été dépassé, sans se retourner il a dit :

— Remettez donc cette pipe à sa place et cessez d’être ridicule.

Un instant je suis resté sans voix, avec le sentiment pénible de me conduire comme une truffe. Je n’avais pas pris garde qu’il y avait deux rétros à bord de la bagnole : un à la place normale, et l’autre sur l’aile gauche avant. C’est dans ce dernier qu’il s’était rendu compte de la supercherie.

Qu’il ne m’ait pas balancé me confondait.

Ça ne lui ressemblait pas, à ce mec. Moi, à priori, je le voyais plutôt à cheval sur les principes, en dévoué citoyen toujours prêt à cotiser pour les œuvres de la poulaillerie. Vrai, j’étais soufflé.

Niaisement j’ai rigolé, c’était assez piètre comme décrochage, mais dans ma situation et ma tenue je ne pouvais guère agir autrement. J’ai posé la pipe et me suis allongé sur la banquette.

La femme ne me regardait plus. L’homme se taisait…

Au bout de vingt minutes nous avons franchi le tunnel de Saint-Cloud. Le mec a descendu la rampe et tourné autour du rond-point avant le pont. Puis il a pris les quais, côté gauche…

Ensuite il a obliqué dans une petite rue bordée de pavillons cossus.

Moi je me demandais où nous allions. Pourquoi ne me larguait-il pas, puisqu’il ne m’avait pas balancé ?

Les questions m’assaillaient comme un nuage de sauterelles. Mais je mettais un point d’honneur à la boucler.

Encore une manœuvre dans une rue tranquille et la voiture s’est rangée devant une construction en meulière. Le gars a klaxonné sur un rythme convenu. Il y a eu presque aussitôt un crissement de graviers et le portail s’est ouvert. La propriété était grande et un peu triste ; l’immense jardin qui l’entourait paraissait à l’abandon, c’était de là que venait l’impression de mélancolie. De là et aussi des volets fermés.

Nous avons stoppé devant le perron. La femme est descendue et s’est engagée dans l’escalier. Je suis descendu aussi. Je me tenais debout dans ce jardin, le crâne bourdonnant, sans trop comprendre ce qui m’arrivait. Le portail était refermé et un grand type brun vêtu d’un blue-jean et d’un chandail noir à col roulé radinait, les mains dans les profondes.

Il ne ressemblait pas à un larbin. Pourtant à ses manières on comprenait qu’il ne pouvait pas s’agir non plus d’un parent ni d’un ami de la famille.

Mon conducteur lui a demandé sèchement :

— Rien de nouveau ?

— Non, a grommelé le type en me dévisageant. Vous avez fait bon voyage ?

— Très bon…

Le grand gars au chandail m’a désigné.

— Qui c’est, ce type ?

— Un… ami de rencontre ; installe-le dans une chambre du second ; donne-lui du linge et de quoi se raser…

Et il a tourné le dos.

Je suis resté en tête à tête avec l’homme au chandail. A la façon dont il me détranchait, on se rendait compte qu’il ne m’avait pas à la chouette.

— Qui es-tu ? a-t-il demandé.

J’ai haussé les épaules.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

J’ai cru qu’il allait m’encadrer et j’étais prêt à lui mettre ma pêche favorite au coin de la gueule ; mais il s’est contenu, ne sachant pas trop à qui il avait affaire.

— T’as peut-être un nom ? a-t-il questionné, à moins qu’on te siffle comme les clébards ?

— Appelle-moi Kaput, si tu tiens absolument à me coller un blaze…

— C’est un nom chleu, ça ? il a fait.

— Je te dis pas le contraire, mais comme de toute façon c’est pas le mien, ça n’a pas d’importance…

Je n’étais pas mécontent de moi. Puisque tout le monde essayait de me chambrer, je n’avais qu’à opter pour l’indifférence souveraine. Je voulais pas être en reste.

Le grand brun a eu un battement de cils qui montrait son incertitude.

— Moi c’est Robbie, a-t-il fait en m’entraînant à l’intérieur de la crèche.

* * *

On devait pas y séjourner longtemps dans cette baraque car ça puait vachement le moisi et il y flottait une espèce d’humidité déprimante. L’araignée se sentait chez elle et faisait concurrence aux tissages de la Redoute. On dégustait de la toile en pleine pomme en franchissant les portes.

Robbie m’a conduit au second, dans une chambre qui puait le vieux papier et la poussière. Il est allé au lavabo, a tourné le robicot et un fracas de machine à battre s’est déclenché avant qu’une flotte jaunâtre commence à jaillir.

— Attends, a-t-il fait, je t’apporte du savon et un rasoir…

Il m’a regardé longuement, comme pour prendre mes mesures.

— On dirait que tu sors de taule, a-t-il fait.

J’ai rigolé.

— Tu crois ?

— Et puis tu pues…

Je le savais bien, parbleu, mais je n’aimais pas qu’on me le dise d’une façon aussi crue.

— Sois poli, gars !

Il a haussé les épaules et s’est barré sans insister.

Dix minutes plus tard il est revenu. Moi j’étais allongé sur le pucier, les pognes derrière la tête, à bigler une fente qui décrivait un motif bizarre au plaftard.

Robbie était chargé de choses multiples.

— Tiens, mon pote, a-t-il murmuré : de quoi te déguiser en prince charmant, profites-en. Et puis voici une limace et un costard, ils doivent t’aller si j’ai le coup d’œil. Avec ça, tu vas faire des ravages !

Il a ri, un peu méchamment et s’est cassé.

J’ai donné un tour de clé à la lourde et je me suis foutu à loilpé. Mes vieilles fringues, en tas par terre, me semblaient minables. Elles étaient déjà dans le style lamentable au moment de mon arrestation et le séjour au greffe de la prison ne les avait pas remises à neuf !

Je me suis lavé « en grand » comme disait ma vioque quand j’étais chiare. Puis je me suis rasé. Il était pas aimable, Robbie, mais faut avouer qu’il pensait à tout. Il m’avait cloqué un peigne et une boutanche d’eau de lavande. Probable que mon odeur n’était pas des plus joyce ! J’avais besoin de Purodor de toutes les urgences.

Frais comme une tranche d’ananas au kirsch j’étais, après le briquage. Luisant, odoriférant, calamistré et beau gosse. La glace piquée du lavabo me restituait la frime que j’aimais. A nouveau, ça se voyait que j’avais vingt-deux piges et que j’étais chouïa. Une vraie gravure de pin-up boy. Les femmes et les mignons allaient marcher à reculons en me voyant ! La chemise était un peu trop grande d’encolure. Fallait la garder col ouvert et le futal du costar tombait un peu bas, mais en le remontant à l’extrême, ça pouvait convenir. Ce costard me bottait. Il était gris, discret, avec une rayure à deux branches rose pâle. J’avais vraiment l’air de quelqu’un. Et de quelqu’un de bien, je vous l’annonce.

Ces préparatifs m’avaient distrait ; mais une fois remis à neuf, je mesurai tout l’insolite de mon aventure. Ces mecs rencontrés sur la route et qui trouvaient normal d’héberger un truand dans une bâtisse presque à l’abandon, gardée par une sorte de dur, c’était assez imprévu, admettez ?

A mon âge, on ne se casse pas le chou longtemps. Le merveilleux, on s’y habitue plus vite qu’à des godasses trop courtes.

Ça faisait pas si longtemps, après tout, que je ne croyais plus au père Noël…

Un dernier regard satisfait à la glace et je suis sorti dans le couloir. J’ai descendu l’escadrin. Au premier, je me suis trouvé nez à nez avec la gonzesse. Elle avait changé de fringues elle aussi. Maintenant elle portait un futal violet et un pull vert acide. Ça lui allait du tonnerre et ça mettait son avant-scène en relief. Le regard allait droit dessus comme une mouche sur une tartine de confiture. Et fallait s’enfoncer presto la main dans les fouilles pour ne pas palper cette matière première.

Je me suis aperçu qu’elle me regardait avec d’autres yeux, la souris. Avec un intérêt des plus vifs.

— Mais c’est un gamin ! a-t-elle murmuré.

Je lui ai souri.

— Rafraîchi, je présente mieux, hein ?

— Je croyais que vous aviez quarante ans… Quel âge avez-vous ?

— Vingt-deux !

— Et vous étiez en prison pourquoi ?

— Une distraction : en achetant un paquet de Lucky dans un tabac j’avais emporté par inadvertance le contenu du tiroir-caisse !

Elle a ri.

Ça lui allait bien, aussi bien que le pull et que le falzar. Je me suis dit que ça faisait un bout de temps que je n’avais pas tenu une déesse sous moi. Et à la façon salingue dont elle me gloutonnait, fallait pas être le médium Yerma pour comprendre qu’elle pensait de même !

CHAPITRE III

Y a des gens que vous situez d’un regard dans l’échelle sociale. Ainsi, le couple qui m’avait sauvé la mise avait été catalogué vite fait dans mon esprit. Lui, je le voyais toubib à Passy, ou bien architecte ; oui, plutôt architecte. Et elle, sans hésiter une paire de secondes, je la classais d’emblée parmi les nanas qui se font coiffer chez Carita, qui ont un boxer inscrit au boxer-club et qui se font bourrer l’après-midi dans une auberge rustique du Vésinet ou de Marly-le-Roi…

Fallait que je révise mon jugement car il s’avérait fallacieux. Mes hôtes, sous leurs dehors sérieux, devaient maquiller des choses pas très catholiques. J’aurais donné six mois sur ce qui me restait à tirer pour savoir quoi. Mais je mettais un point d’honneur à la boucler hermétique et à jouer au petit gars détaché qui en a vu d’autres et qui se laisse pas étonner facilement.

Je suis descendu au rez-de-chaussée. Une porte était ouverte sur une grande pièce meublée avec de l’ancien. Je me suis affalé dans un fauteuil et j’ai posé les pieds sur une table d’acajou.

J’allais m’assoupir, assommé par les émotions de cette rude matinée lorsque le gars aux cheveux gris est entré.

Il a froncé les sourcils en me voyant ainsi installé.

— Tenez-vous correctement, je vous prie, a-t-il murmuré…

J’avais une vache envie de l’envoyer rebondir, mais il me fixait d’un œil si mauvais que j’ai obéi malgré moi.

Il a repoussé la porte et s’est avancé. Je le regardais approcher et je me demandais comment j’avais pu me gourer aussi lourdement sur son compte. Il n’avait rien du bon petit bourgeois lorsqu’on le reluquait d’un peu près. Fallait détailler sa mâchoire carrée, aiguë, ses pommettes saillantes, ses lèvres minces et son regard intense pour piger à qui on avait affaire. Ce mec, croyez-moi, c’était quelqu’un, et quelqu’un de pas ordinaire…

— Il paraît que vous vous appelez Kaput ? a-t-il fait en souriant.

— Il paraît, ai-je dit, soucieux de garder une contenance honorable.

— C’est un reliquat de vos jeux d’enfant, a-t-il assuré. Vous deviez aimer jouer au gangster, tout petit, non ? Kaput ! Ça sonne bien…

Il a allumé une cigarette et a soufflé un long nuage odorant. Ça me donnait envie de lui arracher sa pipe et de téter en vitesse. L’herbe à Nicot me manquait rudement. Il l’a compris et m’a proposé son étui. A mon tour j’ai balancé du nuage dans la carrée. La vie était belle après tout. Quelque chose me disait que, grâce à cet homme, j’étais sorti de l’auberge pour de bon. S’il m’avait sauvé la mise, c’était pas pour me laisser choir aussitôt après. Sûrement qu’il avait des visées sur ma pomme. J’espérais pourtant que son aide serait dans mes prix…

Il y a eu un long silence, assez gênant pour moi. Lui s’était planté devant la fenêtre ouverte. Il regardait en rêvassant les arbres touffus où les piafs menaient un vrai chabanais, genre compagnons de la chanson. Il semblait m’avoir oublié…

Soudain il a fait volte-face.

— Vous avez dit à ma femme que vous aviez cambriolé un bureau de tabac ?

J’ai haussé les épaules.

— Cambriolé… Enfin j’ai tapé dans la caisse… J’avais faim, on peut pas crever alors qu’il y a du pognon à portée de la main, faut être logique, hein ?

— Que faisiez-vous avant ?

— Les beaux jours d’un vieil oncle qui m’avait recueilli… Une espèce de vieux fumier, radin, mauvais… Le frangin à maman. Quand ma mère est canée, il m’a pris chez lui pour me faire bosser. Je travaillais dans une usine de produits chimiques, avec des crouilles… Une belle saloperie : pas les crouilles, les produits chimiques ! Au bout d’un mois on commence à choper des coliques de plomb, au bout de deux on crache rouge… Si on insiste, on se retrouve en sana quand ce n’est pas au Père-Lachaise… J’ai plaqué l’oncle, l’usine… Je me suis défendu, ici, là et ailleurs, si vous voyez ce que je veux dire.

— Je vois !

Bon. Et puis un jour ça a mal tourné. Le coup du bureau de tabac ; on ne peut pas gagner à tout coup… La buraliste a gueulé, un passant courageux, comme disent les journaux, m’a fait un croche-patte… Y a toujours des types qui font du zèle et qui s’engagent dès qu’il y a du pet quelque part ! C’est un vice qu’ils ont. J’ai écopé de quinze mois : presque le maxi, parce que j’ai filé un coup de savate dans les claouis du cogne qui m’embarquait. La bidoche du flic, ça n’a pas de prix pour la magistrature assise !

Il s’est franchement marré.

— Vous aviez combien de temps encore à faire ?

— Près d’un an… A mon âge c’est long, on n’a pas tous les jours vingt ans !

— Je comprends…

Il a réfléchi.

— Pour votre sécurité, il serait bon que vous disparaissiez de la circulation, non ?

— Un peu, oui…

— Restez ici quelque temps… Je viens d’acheter cette maison, elle a besoin d’être mise en état… Vous aiderez Robbie ; moyennant ça, vous aurez le gîte et le couvert, c’est une offre raisonnable, je pense ?

J’ai retenu un élan d’allégresse qui aurait paru inconvenant à ce mec glacé.

— Au poil…

Après tout, ce qu’il me demandait était raisonnable. Il devait avoir des idées très libres sur la loi et la façon de l’appliquer et pour lui je représentais une affaire à enlever à bas prix.

— D’accord ?

— D’accord…

— Alors commencez par donner un coup d’éponge à la voiture en attendant le déjeuner… Robbie est dans la maison, il vous procurera ce qu’il faut.

Lorsque j’ai eu briqué la tire, j’ai regardé la plaque d’identité au tableau de bord. J’ai lu : « Paul Baumann, 116, rue de la Pompe, Paris ». Puis j’ai levé les yeux sur la façade de la baraque car je me sentais observé. Le couple se tenait accoudé à une fenêtre du premier. L’homme et la femme me regardaient en silence.

— Ça va comme ça ? j’ai questionné.

— Ça brille, a dit la femme.

Lui s’est contenté d’un signe de tête affirmatif. Je n’en connaissais pas long sur sa pomme, mais je savais déjà qu’il était plutôt laconique. Il parlait pour dire des choses essentielles, à part ça il réservait ses pensées pour son usage personnel, et du côté gamberge, ça devait pas chômer sous son cuir !

J’ai bouffé sur un coin de table, à la cuistance, un repas copieux, à base de conserves. Robbie avait déjà jaffé et il faisait le steward, en pull, toujours… Je ne l’ai jamais vu loqué autrement.

Comme je finissais d’éplucher une pêche j’ai entendu le ronron de la bagnole. J’ai filé un coup de saveur par la croisée et j’ai vu partir Baumann. Il était seulabre à son volant. Robbie a refermé le portail derrière lui. D’un seul coup, il m’a semblé qu’il y avait une détente dans l’air. La maison m’a paru presque joyeuse, avec son jardin, ses grandes fenêtres et les odeurs d’arbres qui flottaient.

Robbie est revenu. A travers le pull on voyait rouler ses biscotos. J’aurais pas aimé m’empoigner avec lui car il ne devait pas pouvoir contrôler sa force lorsque la fureur le tenait.

— Il est parti ? j’ai demandé.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? a-t-il rétorqué…

J’ai souri. Il me faisait penser à un bulldog. Il avait les chailles crochetées, comme un bull ; et un faciès aussi écrasé… Sa physionomie rebutait plutôt la main tendue.

Il a sorti une sèche de sa poche, l’a lissée entre le pouce et l’index en me contemplant.

— Alors t’es en cavale ? a-t-il dit, un peu moqueur.

J’ai sauté sur l’occase de lui renvoyer sa vanne :

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

Il a été bon prince, Robbie ; une expression amusée est apparue sur sa frite plate.

— T’as raison, fils, plus on est discret dans la vie, plus on a de chances de tenir son nez au propre, seulement écoute, faut pas te prendre pour l’archiduc de Mes-Deux ! A ton âge on suit encore les cours du soir et on évite de faire des galoups, compris ?

Les hommes sont tous plus sentencieux les uns que les autres. Ils se croient vachement expérimentés et, dès qu’ils parlent à un jeunot, ils ont tendance à se prendre pour le recteur de l’Université.

Fallait pas lui faire de peine à Robbie. Dans un sens c’était un mec convenable.

— Ça va, je lui ai dit. Par où on commence le turbin ? Paraît que la hutte a besoin d’un coup de serpillière ?

— Ouais, on attend du monde. Primo faut mettre une piaule en état au rez-de-chaussée pour un vieux qu’est empêché des cannes.

J’ai fait la grimace.

— T’sais, j’ai dit à Robbie, la paille de fer ça n’a jamais été mon violon d’Ingres, mais du moment que ça rend service, je me forcerai la main.

— Voilà qui est l’indice d’une encourageante bonne volonté, a murmuré une voix.

La blonde se tenait dans l’ouverture de la porte, ses grands tifs noués derrière, à la queue de bourrin, les niflards prêts à faire craquer l’avant du pull. Chaque fois que je l’apercevais je ressentais une décharge dans l’épine dorsale… Exactement comme si je m’étais carré le doigt dans une prise électrique.

J’ai rougi et brusquement j’aurais donné n’importe quoi pour ne plus avoir de mains car je ne savais vraiment pas quoi en foutre.

— Robbie, a-t-elle enchaîné, il faut absolument la cireuse, j’ai jeté un coup d’œil à cette chambre, elle n’est pas possible dans l’état actuel…

— Mais j’en ai pas, a grommelé mon coéquipier.

— Eh bien ! allez la chercher à l’appartement, vous avez une voiture ?

— Non, seulement mon Solex…

— Vous ne pouvez pas la ramener dessus ?

Il paraissait pas chaud-chaud, Robbie. Mais on avait l’habitude de se faire obéir dans cette maison.

— Comme vous voudrez !

On aurait dit un clébard auquel on fait lâcher un os.

— Et pendant que vous y serez, a ajouté la femme, vous ramènerez un radiateur électrique car la maison est humide pour un vieillard.

— Bon…

Il s’est taillé en maugréant. On l’a regardé s’éloigner, elle et moi, par la fenêtre, comme j’avais regardé partir Baumann.

Un silence gluant nous absorbait. Nous coulions à pic dans une onde épaisse et chaude. J’étais seul avec cette fille dans la grande bâtisse déserte. Si je le voulais, j’avais la possibilité de me jeter sur elle et de la renverser par terre… Les tempes me sonnaient…

Elle s’est retournée, m’a contemplé. Son regard était dur comme une lame. Un peu de rose colorait ses joues.

— Venez m’aider à monter le lit de l’hôte que nous attendons, a-t-elle ordonné.

Je l’ai suivie tête basse à l’extrémité du couloir. Il y avait une petite chambre qui puait le moisi comme le reste de la cabane. Un affreux papier peint, pisseux, représentait des grappes de lilas. Il était cloqué comme un épiderme brûlé.

— Le lit est dans le débarras voisin, vous croyez que nous pourrons le traîner jusqu’ici ?

— Oui, je crois…

Je m’étais avancé parce que le pucier c’était pas du Galerie Barbès pour ouvriers de chez Renault mais du méchant noyer épais comme du mœllon. J’ai pris une drôle de suée pour l’amener dans la chambre aux lilas pourris.

Quand ça a été fait, je me suis laissé tomber sur le sommier. Je soufflais comme un phoque. En taule je m’étais rouillé et cet effort m’avait fichu les muscles en coton.

— Fatigué ? a-t-elle demandé.

— Un peu… Entre quatre murs on devient podagre…

— Vous parlez savamment quand vous le voulez, a-t-elle remarqué.

— Pff, j’ai potassé le Larousse à la Centrale… J’ai appris des mots qui font de l’effet… On fait de très jolies choses en toc, les femmes savent ça…

Je l’intéressais et c’était justement ce que je cherchais. C’est une manie que j’ai, un besoin plutôt, qui me prend lorsqu’une souris potable traverse mon champ visuel…

— Je vous demande pardon, ai-je fait, mais ça vous ennuierait de me dire votre prénom ?

— Emma.

J’ai répété, en détournant les yeux : « Emma ». Ma voix sonnait drôlement, j’avais le souffle court, mais ça ne venait plus de l’effort que j’avais fourni.

— Emma…

Ça lui allait bien. Au fur et à mesure que je la découvrais, je constatais qu’elle était totalement harmonieuse.

Elle s’est plantée devant moi, hardie, beaucoup trop à mon gré.

— Je vous fais envie, hein ? a-t-elle demandé en souriant.

Ce sourire ressemblait plutôt à un rictus. Elle jouait à me braver, à se dominer.

J’ai essayé de réagir. Je voulais surtout pas qu’elle me prenne pour un cavillon.

— Voilà une question bien inutile, j’ai répondu, vous devez faire envie à tous les hommes dignes de ce nom.

— Il y a longtemps que vous n’avez pas eu de femme ?

— Assez longtemps pour que je sois capable de faire une connerie. Vous devriez vous méfier, madame Emma…

— Ne m’appelez pas Mme Emma, ça fait bordel. Et ne me donnez pas de conseils, surtout de cet ordre-là… Je n’ai pas peur d’un gamin comme vous.

— C’est vrai ?

— C’est vrai !

Sans m’en rendre exactement compte je m’étais levé et je marchais sur elle. Jamais je n’avais eu envie d’une fille à ce point.

Lorsque j’ai été tout contre elle au point que je sentais le bout de ses seins à travers ma chemise je me suis immobilisé, bêtement, comme un bœuf devant une palissade. Mes mains me jouaient encore un tour. Elles pendaient comme deux masses de plomb au bout de mes bras, je ne pouvais rien en fiche…

— Vous ne devriez pas me faire ça, ai-je bégayé…

Elle a eu un léger mouvement ondulant qui l’a plaquée contre moi.

Elle prenait plaisir à se frotter à moi, comme une chatte gourmande. Mes gants de plomb sont tombés, j’ai levé les mains et l’ai saisie par la taille, farouche, avec dans les tripes un besoin de la prendre qui me flanquait la nausée. C’en était douloureux.

Alors elle a ri, d’un sale rire long et coulé, méchant aussi, et triomphant.

— Pas de ça, petit, lâche-moi !

J’ai serré plus fort. Elle a fait un geste que je n’ai pas compris tout de suite, en moins de deux j’ai senti un contact glacé sur ma peau. J’ai incliné la tête : elle tenait un petit pistolet à crosse de nacre appuyé contre moi.

— Lâche-moi, a-t-elle répété doucement, avec une inflexion câline… Je serais capable de tirer…

Elle disait vrai. J’ai lâché et fait un pas en arrière. Alors elle s’est approchée, s’est haussée sur la pointe de ses mocassins et m’a embrassé rapidement sur la bouche. Puis elle a regardé son revolver et l’a glissé dans sa poche.

— Vous passerez la cireuse quand Robbie sera de retour, a-t-elle dit, et vous mettrez la chambre en état…

Je n’ai pas pu répondre. Elle est sortie sans se retourner. Mais j’avais tout le corps pareil à un tamis en action.

CHAPITRE IV

Je veux bien que la rue de la Pompe ne soit pas tellement éloignée de Saint-Cloud, surtout en coupant par le Bois, mais tout de même il a fait fissa, Robbie, pour ramener la cireuse. P’t’être qu’il était un peu jalmince et qu’il craignait que je m’embourbe la patronne.

Là il pouvait être tranquille, cette grand-mère savait protéger sa vertu elle-même. En tout cas elle jouait un drôle de jeu. Le chaud et froid paraissait être sa spécialité. Elle devait aimer porter un mâle à l’incandescence et l’envoyer aux bains turcs, dès que le mec avançait la paluche pour concrétiser. Des trucs pareils, ça vous court-circuite le système nerveux. Je croyais qu’on ne voyait ça qu’au ciné où la vamp vénéneuse continue de faire fureur.

J’en ai eu pour un bon quart d’heure à récupérer mon équilibre. Mon pouls tapait le cent dix facile et je continuais de sucrer les fraises. Et puis tout d’un coup j’ai retrouvé mon calme. Une paix totale m’a détendu. J’ai fait claquer mes doigts et je me suis promis de l’avoir au viron, la donzelle. Un de ces quatre je réussirais à la coincer et il ne faudrait pas longtemps pour envoyer à dache son pistolet de bazar sur lequel il devait y avoir gravé « Souvenir du Mont-Saint-Michel ». Alors elle devrait remiser ses dons cinématographiques, Emma, et subir un peu la loi de l’homme… Ça, je le jurais !

Robbie a branché sa cireuse. Il me biglait d’un drôle d’air.

— Elle est pas là ? a-t-il questionné.

A cet instant j’aurais parié qu’elle lui avait exécuté son numéro de sirène, à lui aussi. Et il en était pas encore revenu. Y a comme ça des gars qui aiment qu’on leur fasse un peu de théâtre à domicile. Et remarquez bien, ce sont les plus costauds qui se laissent le mieux posséder.

J’ai détourné les yeux.

— Je sais pas, je l’ai pas revue…

Il a paru soulagé et on s’est foutus au labeur. Deux plombes plus tard la chambre était fumable, toute luisante d’encaustique, le lit bien fait, des rideaux mis, et avec le radiateur électrique qui rougeoyait, répandant une bonne tiédeur.

— Qui est-ce qu’ils attendent, ai-je demandé à Robbie, le Pape ou le Shâ d’Iran ?

Il a eu un geste vague…

— Un vieux à moitié paralysé… Un parent, je crois…

Pour être vieux, il était vieux, le pensionnaire. Et ses cannes lui servaient plus à grand-chose depuis belle lurette. Mais il ne manquait pas d’allure.

C’était un grand vieillard, avec une tête allongée, comme sur certains tableaux espagnols. Il avait des cheveux blancs, abondants, et de grands yeux tristes.

Robbie et moi l’avons descendu de la voiture. Sur une chaise on l’a coltiné jusque dans sa chambre et là, y a fallu le coucher because le voyage l’avait fatigué.

Emma et Baumann paraissaient aux petits soins pour lui. Ils faisaient assaut de prévenances, d’attentions délicates… Elle est allée couper des fleurs qu’elle a placées à son chevet. Le vieux semblait vachement amorphe. Non seulement ça ne gazait pas du côté des flûtes, mais sa menteuse l’avait lâché itou. Il s’exprimait par gestes d’une incroyable précision qui portaient à penser que, dans le fond, la parole est une chose secondaire.

Robbie lui a mijoté un petit geuleton maison qu’Emma lui a fait prendre avec des gestes de chatte. Poultock, petits pois, pudding au riz. Le vieux n’était pas porté sur la tortore car j’entendais la souris qui le sermonnait gentiment. Chose curieuse, Baumann et sa femme appelaient le vieillard « Monsieur » ce qui laissait entendre qu’ils n’avaient aucun lien de parenté avec lui, quoi que prétende le grand Robbie.

Après tout je m’en foutais. Je me disais que j’étais tombé chez des gens pas très conformistes aux activités plus ou moins licites, mais que cela ne me regardait pas. J’avais eu un gros coup de pot en les rencontrant, voilà tout.

Le soir, Baumann m’a appelé. Il était dehors, sur une chaise longue, vêtu d’une chemise à gros carreaux et d’un pantalon de lin.

— Dites, Kaput, on parle de vous dans les journaux du soir.

Nonchalamment, il m’a tendu le canard qui gisait sur le gravier à côté de lui.

Je l’ai regardé vivement.

Oh ! non, pas en première page, vous n’êtes pas encore une vedette de l’actualité. Vous valez tout juste onze lignes à la trois, et encore à cause de votre évasion…

En effet le papelard était bref. On relatait mon évasion et on prétendait que des « vérifications » se poursuivaient dans la région d’Aubergenville…

C’était très réconfortant.

— D’ici quelques jours vous pourrez prendre le large, a-t-il affirmé en bâillant. Que comptez-vous faire ?

La question me prenait de court car elle était embarrassante. Je n’avais vraiment aucun projet.

— Je ne sais pas, monsieur…

— Chercher du travail ?

Je n’ai pu retenir une moue et il a souri.

— Ça ne paraît pas vous enthousiasmer, hein ?

— C’est duraille à trouver, le boulot, quand on ne peut justifier de son identité…

Il a poussé un soupir et a sorti de sa poche arrière un portefeuille en croco véritable.

— Voilà une carte d’électeur qui pourra vous servir de pièce d’identité, elle offre l’avantage d’être de bon aloi sans comporter de photographie.

Je me suis emparé du bristol.

J’ai lu « René Dautin, chauffeur, 120, rue de Vaugirard ».

— Rassurez-vous, a-t-il dit, ce Dautin n’existe pas ; vous pouvez sans crainte user de cette identité.

Pourquoi ai-je eu comme une angoisse à cet instant, au lieu de me réjouir de l’aubaine ?

Ça m’a fait, vous savez, comme dans certains rêves érotiques ? Vous êtes à loilpé avec une gonzesse magnifique qui râle de désir. Vous avez une telle envie d’elle que votre corps ressemble à un vibro-masseur, et pourtant vous ne parvenez pas à la posséder. Eh bien ! là, je ne parvenais pas à me réjouir. Au contraire, j’ai eu peur. Une peur bleue, qui s’est enfoncée dans ma viande en grinçant comme une lame ébréchée.

J’ai tenu la carte du bout des doigts, avec méfiance.

— Vous ne paraissez guère satisfait ? a remarqué Baumann.

— Vous êtes le père Noël ?

— A mes heures…

— C’est par philanthropie que vous vous comportez comme ça avec moi ?

— Mettons que ça m’amuse…

Le crépuscule descendait, suave. Dans l’ombre, ses yeux brillaient d’un éclat pénible. Je ne lâchais pas son regard, espérant follement lui arracher son secret.

— Qu’attendez-vous de moi, monsieur Baumann ?

— Tiens, vous savez mon nom ? Je croyais Robbie plus discret !

— Je l’ai lu sur la plaque de votre voiture…

— Ah bon !

— Alors ? ai-je craché violemment, répondez !

Il a désigné une chaise, près de la sienne.

— Asseyez-vous… Dautin, vous me flanquez le vertige…

Je me suis assis.

— Pour certaines raisons que je n’ai pas à vous communiquer, j’ai besoin de m’entourer de gens discrets n’ayant pas le sens moral trop développé : votre genre, quoi, sans vouloir vous heurter !

— Pour faire les chambres ? j’ai demandé…

— Les chambres et autre chose…

— Quoi ?

— Autre chose !

Sa voix est devenue sifflante, brutale. Je n’ai pas insisté.

— Travail facile, vie large. Avec moi vous êtes paré. La police ne viendra pas vous chercher sous mon toit. Deux cent mille francs par mois, ça vous suffit ?

Des instants pareils on ne les vit qu’une fois dans une vie. Ce matin, j’étais entre deux matuches, les poignets chargés de ferraille, et le même soir je flemmardais sur une chaise longue dans le crépuscule du Bon Dieu, respirant de bonnes odeurs de plantes… J’avais un refuge, une carte d’identité bidon et on me proposait deux cents tickets pour me la couler douce.

— Si mon offre vous consterne, vous pouvez vous en aller. Vis-à-vis de moi, vous êtes libre…

J’ai regardé le portail, emblème de sécurité. L’ombre devenait plus touffue. Emma en est sortie, comme une lumière humaine. Ses cheveux blonds accaparaient tout ce qui subsistait de clarté dans le jardin. Elle avait une démarche onduleuse et il semblait qu’elle s’offrait en marchant.

— Banco, ai-je murmuré… Je reste !

Mes paroles m’arrachaient la gueule tellement j’avais la certitude de faire une connerie.

CHAPITRE V

Plusieurs jours se sont écoulés dans l’espèce de torpeur où flottait la maison. Cette baraque constituait un personnage à elle toute seule. Elle était la seule chose rassurante dans mon aventure, elle me donnait une sensation de sécurité.

Le boulot s’annonçait fantoche, le mien consistait à manipuler le vieux lorsqu’il voulait sortir prendre l’air. Il était léger comme un duvet, ce qui n’est pas le cas des infirmes en général. Je le chopais dans mes bras et je le portais sur une chaise longue du jardin. Son souffle lent me vrillait les oreilles et il dégageait une odeur fade et vieille comme ces flacons anciens qui ont contenu des parfums d’autrefois.

Il était chic type, je crois. Le deuxième jour il m’a refilé un sac qu’il a puisé difficilement dans sa poche. L’attention me bottait. Parfois il me souriait, avec les châsses seulement, car il avait les muscles faciaux paralysés. C’était coton pour la bouffe. Fallait lui couper sa tortore menue et il mettait une éternité à mastéguer. Mais avec sa pomme j’avais toutes les patiences et je me sentais maternel en diable.

A part ça je bouquinais les livres policiers qu’Emma ligotait à longueur de journée. Elle passait ses journées à ça. Baumann lui en apportait des tapées, chaque soir. Une vraie chaudière à bouquins, cette bergère ! Le grand frisson elle aimait ça ! Les douze coups de minuit coïncidant avec l’arrivée du tueur, c’était sa grosse pâture ! Et le crime en vase clos ne devait plus avoir de secrets pour elle.

Moi j’avais qu’à puiser dans le tas. Il en traînait dans tous les coins de la baraque, jusque sur les pelouses. La grosse débauche quoi !

Robbie, lui, pas du tout intellectuel, « bricolait » et faisait la tambouille. Fallait qu’il ait des moyens, Baumann, pour entretenir des inutiles comme nous.

Il partait le matin, assez tôt, et rentrait en fin de journée, comme un brave industriel qui se rend à son burlingue et qui veut se foutre au vert, son turbin fini.

Je finissais par ne plus me demander si tout cela durerait encore longtemps. Je ne me posais pas de questions. Je vivais l’aventure sans me casser le bol parce que ce présent-là valait tous les futurs envisageables. Je pouvais guère demander mieux à la vie avec mon curriculum.

Pas folingue, je me disais que ce temps mort reposait un peu mon casier.

Je crois qu’une dizaine de jours ont passé dans ce climat lénifiant. Et puis un soir, Baumann a appelé Robbie qui lavait la vaisselle. Moi j’essuyais, toujours la fine gâche, vous pouvez voir.

— Nous partons tous les deux demain matin, pour deux jours, a déclaré le patron.

Robbie a semblé surpris.

— Rien que nous deux ? a-t-il fait.

— Ça te déplaît ?

— Non…

— Alors, à demain, six heures…

Je les ai entendus se barrer, depuis ma chambre. C’est le ronron du moteur qui m’a tiré du sommeil. J’ai bondi à la croisée. Baumann tenait le volant, Robbie, toujours en pull roulé, lui ouvrait le portail.

Quand le bahut a été dehors, il a repoussé les vantaux de fer. Son regard a couru sur la façade de la maison, à ma recherche, car il avait senti que j’étais là, à mater le départ. Nos yeux se sont rencontrés. Il a fait un geste obscène à mon intention avant de disparaître…

A huit heures, Emma est sortie de sa chambre, drapée dans un peignoir arachnéen. On aurait dit qu’elle était sous cellophane comme un cigare de luxe et j’apercevais en transparence son slip blanc et son soutien-niflards. Comme réveil chantant, ça se posait là.

Tous ces jours, depuis l’incident de la chambre, elle avait feint de m’ignorer, mais ce matin-là, ses yeux retrouvaient leur éclat salace. Elle avait les lèvres humides et elle sentait encore le lit.

Je me disais que, dans cette tenue, elle ne devait pas avoir de pistolanche sur elle. Je l’avais belle pour lui faire une prise japonaise.

— Vous préparerez le déjeuner de notre malade ! a-t-elle ordonné.

— D’accord.

— Moi, je m’occupe de mon café.

Elle ne prenait qu’une tasse de noir avec un jus de citron dedans, sans sucre, pour la ligne, probable.

On s’est retrouvés à la cuisine, un moment plus tard.

Elle soufflait sur sa tasse brûlante et me regardait à travers la buée qui s’en échappait.

— Ça ne va pas vous reprendre, a-t-elle murmuré de sa voix angoissante.

— Qu’est-ce qui ne va pas me reprendre ?

— Vos… Enfin vous le savez bien. Je ne vais pas vivre avec un revolver ou un fouet à portée de la main comme une dompteuse de tigres !

— Alors, je lui ai riposté, il faudra y mettre du vôtre. Si vous venez me promener sous le nez votre panoplie de pin-up, je ne réponds de rien.

— Dois-je mettre une armure ?

— Pas la peine, vous avez pas le physique à jouer Jeanne d’Arc.

Elle est sortie en faisant claquer la porte.

La journée s’est écoulée, un peu plus calme encore que les autres. Elle a lu, comme à l’accoutumée et, à midi, je lui ai servi son pamplemousse et sa tranche d’York-biscotte dans la salle à manger. Elle était en short et portait un sweater blanc. C’était plutôt téméraire de sa part parce qu’en la voyant ainsi nippée je défiais quiconque de ne pas avoir envie de lui sauter sur le poil, histoire de lui arracher le peu de fringues qu’elle portait.

Pourtant j’ai fait bonne contenance. La garce m’observait à la dérobée, inquiète de mon indifférence.

Je me suis occupé du vieux. Il toussotait un peu, je l’avais laissé trop longtemps à la fraîche, la veille au soir. Je lui ai demandé si un grog lui ferait plaisir. Il m’a fait « oui » de sa pauvre tête. Alors je lui ai préparé une mixture carabinée. Et il s’est endormi recta, sonné par l’alcool brûlant.

Je me sentais comme une bête qui devine un séisme. Il faisait beau parce qu’on tenait un été costaud, pourtant, au fond du ciel, on devinait comme une menace et l’air était lourd infiniment.

J’ai pris une douche, histoire de me calmer les nerfs. Mais l’eau froide ne peut rien contre un volcan.

Ma chemise me collait à la peau, j’avais la bouche sèche et, quand il m’arrivait de fermer les yeux, mes paupières brûlaient mes prunelles.

Le dîner expédié, je suis sorti à la fraîcheur du soir. Ce moment-là je l’avais attendu toute la journée, c’était lui le véritable bain régénérateur.

J’ai contourné la maison et je suis allé m’effondrer dans les hautes herbes qui poussaient au fond de la propriété. A cet endroit c’était bourré de grillons qui accordaient leur musique pour le récital nocturne. Des grenouilles leur répondaient. Une vache pastorale, comme vous voyez… J’ai mis mes mains derrière ma tronche et je me suis mis à regarder le ciel à pleins yeux : un bath ciel de velours où se dessinaient des étoiles pâlichonnes.

Soudain, une ombre s’est dressée, derrière moi. Le parfum qui l’accompagnait était éloquent : c’était ELLE.

A la renverse je l’ai regardée s’approcher. Elle est restée immobile un long moment. Je la reniflais ; son odeur se mariait formidablement bien avec celle du crépuscule d’été. C’était enivrant.

— Qu’est-ce que vous faites ? je lui ai enfin demandé.

J’ai été effrayé par ma voix rauque qui avait de la peine à sortir de ma gorge.

La réponse est venue, dans le noir.

— Je vous regarde…

— Ah oui !… Ça vaut le déplacement ?

— Je ne sais pas…

J’ai allongé la main, à tâtons. Mes doigts ont rencontré ses jambes nues, chaudes et douces. J’ai remonté jusqu’à la naissance du short. Elle ne bougeait pas.

Enhardi, je me suis mis debout, contre elle.

— C’est le moment de dégainer votre artillerie, ai-je balbutié.

Mais elle ne faisait aucun mouvement.

Alors je l’ai jetée à terre, violemment et elle a poussé un petit cri de douleur. Ce cri a fait bondir mon cœur dans ma gorge. Un voile rouge a passé devant ma vue. Sans trop savoir ce que je faisais je l’ai giflée à toute volée. D’une main je l’ai maintenue contre le sol tandis que, de l’autre j’arrachais son short, son slip, son sweater… Une fureur immense bouillonnait en moi. Je serrais les dents. Elle hoquetait, secouée par de brefs sanglots.

CHAPITRE VI

Elle restait allongée dans la rosée, comme morte ; son corps doré se détachait crûment sur les lambeaux blancs des fringues que j’avais passablement malmenées…

Je me suis agenouillé à côté d’elle. Il y avait en moi comme un silence de sanctuaire. J’étais désert et vanné.

Je la caressais, doucement, sans pensées précises. Il me suffisait de la sentir là, contre moi. Je la voyais frémir, et elle se rapprochait plus près encore, tout en ronronnant de plaisir, comme une chatte.

Sa bouche était entrouverte sur l’éclat des dents. Je n’ai pas pu m’empêcher de l’embrasser encore, histoire de goûter une fois de plus à sa salive. Nos dents ont crissé, mais ça ne me dérangeait pas. J’aurais voulu me casser en petits morceaux contre cette fille. Elle m’affolait. Même à bout de forces comme j’étais, son corps m’électrisait.

— Allons, ai-je murmuré, lève-toi, il fait froid et tu es nue…

Elle a soupiré :

— Porte-moi.

Elle avait vu ça au ciné et elle en voulait ! Seulement au ciné tout est truqué. Dans l’état où je me trouvais je ne me sentais pas capable de charrier une mouche.

Je me suis baissé ; elle a noué ses bras autour de mon cou et j’ai pu l’arracher de terre. Mes jambes tremblaient, mais à part ça j’étais plus costaud que je le pensais.

Je me suis mis en route dans le sentier. Son odeur me chavirait. Sa chaleur se répandait dans mon corps et j’avais hâte d’arriver à une surface horizontale pour la lancer dessus et recommencer mon numéro de Casanova.

Le sentier passait derrière la maison et arrivait juste sous la fenêtre du vieux. Dans l’ombre j’ai aperçu sa face pâle tournée vers nous. Il avait dû se régaler, le paralytique ! Vous parlez d’un jeton ! C’était ma faute, aussi, j’aurais pas dû l’orienter vers la fenêtre quand je l’avais installé dans sa piaule.

Enfin, j’étais du moins assuré de sa discrétion. Non seulement il pouvait pas jacter, mais ça devait être un homme discret.

En tout cas, lorsqu’une heure plus tard environ, je suis allé lui porter son dîner et le coucher, il ne m’a pas adressé de gestes particuliers. Son regard était un peu fixe à mon gré. Il n’a pas bouffé et dès que je l’ai eu couché il a fermé les yeux pour m’indiquer qu’il n’avait plus besoin de mes services.

Avec une femme pareille sous son toit on avait l’impression de vivre en compagnie d’un incendie. Je ne sais pas si Baumann lui filait son taf d’amour, mais franchement je ne crois pas. Ce jour-là, tout comme moi, elle devait liquider de solides arriérés.

On a passé une nuit assez mouvementée. Elle gueulait comme une chienne blessée, Emma. C’était presque un hurlement, aigu, bestial, qui me vrillait les oreilles et me fouettait le sang !

Quand on s’est endormis, en travers du pieux, j’étais k.-o. comme si toute l’écurie Filippi s’était servie de ma frite comme punching-ball !

* * *

C’est elle qui m’a éveillé.

J’ai ouvert les yeux. La lumière jaune de la lampe de chevet brillait et la fenêtre était obscure.

A travers mes cils j’ai vu Emma se lever et aller à l’armoire. Je ne sais pourquoi j’ai eu peur. Comme j’avais eu peur lorsque Baumann m’avait tendu la fausse carte d’identité. Je me suis dressé sur un coude, instantanément sur la défensive…

— Qu’est-ce que tu fais ?

Elle a sursauté et m’a regardé.

— Je vais prendre un pyjama.

Elle a choisi sur le rayon un pyjama mauve à col russe, et l’a passé en un tournemain ; puis elle est revenue sur le lit, un sourire béat au coin des lèvres.

— Tu n’as pas sommeil ?

— Si, mais tu m’as réveillé.

— Tu as le sommeil fragile ?

— Tous les gars qui ont fait de la taule sont comme ça… Le moindre bruit, et froutt, on est prêt…

— Prêt à quoi ? a-t-elle demandé ?

— Justement : à tout !

— Tu parles comme si tu étais un vieux briscard, un gibier de potence…

Ce qu’elle était bath, dans ce mauve, avec la lumière ocre de la lampe. On aurait dit un technicolor. Ses volumes étaient doux et agréables.

Elle s’est assise à côté de moi et m’a pris la tête dans ses mains. Ses yeux dégageaient pour la première fois autre chose que du mépris.

Il y avait comme de l’amour dans son regard. Un amour tendre et triste. Un amour de femelle heureuse teinté d’un peu d’anxiété.

— Tu es beau, a-t-elle dit.

Elle a parlé d’une voix tellement basse que j’ai plutôt deviné ses paroles.

Quand une nana vous fait un compliment de ce genre, vous ne savez trop quoi répondre. Le silence lui-même est gênant et vous vous sentez emprunté comme tout.

Alors j’ai eu les mots les plus idiots de la terre, mais ces mots-là, quand ils vous viennent à la bouche, vous pouvez toujours vous museler au sparadrap, faut qu’ils sortent !

— Je t’aime !

Et ça, c’est kif-kif le coup de pétard d’un starter : à partir de cet instant vous vous grisez de jactance, vous sortez toutes les salades glandulardes qui ont été mises au point par les hommes depuis que le père Adam s’est farci la mère Eve.

Mon baratin ne lui déplaisait pas, à Emma. Du reste toutes les souris aiment les roucoulades.

Elle ponctuait chacune de mes tirades de baisers passionnés.

Quand j’ai été à sec, mon imagination vidée, elle m’a bercé contre elle.

— Quelle joie de t’avoir rencontré, a-t-elle dit.

— Oui, et tu m’accueillais avec un pétard…

— C’était pour réagir contre mon penchant. Mais à partir du moment où nous nous sommes trouvés nez à nez dans l’escalier j’ai ressenti un choc…

J’aurais voulu que cet instant se prolongeât indéfiniment.

— Emma ?

— Mon amour ?

— Si nous foutions le camp d’ici avant qu’IL revienne ?

— Impossible…

— Pourquoi ?

— Parce qu’il nous tient…

— On se cacherait…

— Il est plus malin que nous deux réunis. Il ne lui faudrait pas longtemps pour nous retrouver… Et puis, sans argent, où veux-tu te cacher ?

— Tu l’aimes ?

— Ne dis pas de bêtises. Ai-je l’air d’une femme amoureuse ? Enfin, je veux dire, amoureuse d’un autre que toi ?

Ça me paraissait peu compatible avec les heures précédentes en effet.

— Et lui, il t’aime ?

— Oh ! ça c’est autre chose.

Sa voix était âpre. Je me suis dégagé de son étreinte pour la regarder. Dans ses yeux brillait une lumière hostile qui m’a chauffé le cœur.

— Qu’appelles-tu « autre chose », Emma ?

— Il a besoin de moi ! J’en sais trop sur lui… Et lui trop sur moi… Nous sommes comme prisonniers l’un de l’autre, tu comprends ?

— On peut savoir ce qui vous lie ?

— Non !

Je n’ai pas insisté. Après tout, ça ne me regardait pas. Dans l’existence il faut savoir être discret. Et puis que m’importait son passé ? On avait chacun le sien, derrière soi, plus ou moins moisi ; et c’était pas un cadeau à faire à quelqu’un qu’on aime !

Ce que je voulais d’elle, ça n’était pas son passé, oh ! foutre non, mais son présent, et surtout son futur pour que je puisse bien me rassasier du présent, vous mordez ?

Les hommes on est tous commak : cons à chialer, jamais satisfaits. Toujours à cavaler après la carotte brandie au bout d’un bâton…

— Alors tu vas vivre éternellement avec ce mec ?

Elle a soupiré. Puis ses yeux se sont plantés dans les miens. Je n’ai plus vu que les deux petits points noirs de ses iris qui s’élargissaient dans la pénombre.

Elle a dit, lentement, en détachant bien ses mots et sans cesser de me fixer :

— Eternellement, non ! Personne n’est éternel, mon chéri.

— Personne ! Même pas Lui !

CHAPITRE VII

Quand le jour a blanchi la fenêtre, ça y était !

On avait mijoté un plan maison pour buter Baumann.

Je vous lâche ça à la brutale et vous vous dites que nous allions vite en besogne ! Et pourtant tout s’est organisé dans notre conversation, sans que l’un de nous prenne vraiment l’initiative.

Même maintenant, avec le recul, je suis incapable de vous dire si c’est elle ou moi qui a émis le premier l’idée que Baumann pouvait avoir un accident. Je suis tarte : l’idée c’est elle, bien entendu. Mais l’idée qu’on pouvait réaliser cette idée… On a dû l’avoir tous les deux en même temps. Si vous demandez à deux bons petits élèves combien font deux et deux, ensemble ils vous répondront quatre, non ?

Nous avons répondu quatre à cette espèce de question informulée qui flottait dans l’air lourd de la chambre.

Et quatre, dans notre esprit, s’écrivait en quatre lettres, comme le mot : mort !

On discutait dans le vague, et tout à coup on s’est aperçus qu’on employait le passé pour parler de Baumann. On l’avait zigouillé d’un coup d’imparfait, sans se concerter. Marrant, hein ?

Quand on a découvert ça on est restés bouche ouverte à se regarder, parce que tout de même…

— Emma ?

— Oui !

— Si tu étais seule…

— Tu sais bien que…

— Attends, tu l’as dit, personne n’est éternel, t’as pas remarqué que les hommes meurent les premiers ?

Je revois ses yeux mauves dans lesquels tourniquaient des étoiles d’or microscopiques, comme dans les boules à facettes des dancings.

Ce regard me troublait plus qu’il est possible de l’imaginer.

— Et alors ? a-t-elle balbutié.

Comme on atteignait un terrain vachement glissant elle a blotti sa tête dans le creux de mon épaule. Délesté de ses yeux je pouvais retrouver ma lucidité ; je me sentais plus fort, plus calme… Tout me devenait fastoche…

— Ce type, tu dis qu’il est tyrannique ? Il te tient… Bon, moi aussi, il me tient… On ne peut pas vivre éternellement avec cette menace suspendue au-dessus de nos frimes ?

Elle a répété :

— Eternellement…

Sa voix se trouvait assourdie par sa position sur mon épaule. C’était une voix d’emmuré, lointaine et proche tout à la fois.

— Je sais que le mot te chiffonne, Emma…

« Ecoute, j’ai jamais bouffé de pain rouge, je ne suis pas un tueur, tout juste une petite crapule sans envergure, tu vois, je suis franc…

Je me suis tu, attendant qu’elle parle. Mais elle conservait le silence. Ça n’était pas à proprement parler du silence car mes paroles vibraient à l’infini, comme lorsque, au piano, on conserve le pied sur la pédale forte.

— Mais j’ai pourtant compris un système, Emma…

— Un système ?

— De vie, oui. L’existence appartient à ceux qui la prennent. Or, pour bien prendre la vie, il faut savoir donner la mort.

— Tu parles bien.

— Je parle comme je sais…

— Alors tu sais bien parler…

— Merci… Dis ?

— Oui…

— Qu’est-ce qui se passerait si t’étais libre, soudain, si Baumann avalait son extrait de naissance ?

— Je prendrais tout l’argent qui me reviendrait — et il m’en reviendrait beaucoup ! — Et nous partirions, toi et moi.

— Où ça ?…

— En Italie d’abord… Et de là en Amérique du Sud… Il y a longtemps que j’ai envie de faire du cheval ailleurs que dans un manège du bois de Boulogne.

C’était marrant qu’elle cause d’Amérique ; justement j’y pensais aussi. Pas à celle du Nord non ! Mais à l’autre, celle qui jaspine l’espago, celle où il fait chaud et où on danse toute la noye la samba… Là-bas, le mahomed cogne dur… On s’en fout plein la peau, du soleil… On en mange… On s’en saoule…

Je l’imaginais, Emma, en amazone, à galoper sur un bourrin à travers les cactus géants, comme M. Gary Cooper dans ses films.

C’était une perspective réjouissante, surtout lorsque je m’incorporais au tableautin !

— Je suis capable de faire un grand coup, pour ça, Emma…

— Qu’appelles-tu un grand coup ?

— Tu sais bien !

Oui, elle savait. Elle n’a pas insisté sur ce chapitre.

— Bon… Après ?…

C’est comme ça que, de fil en aiguille, on a bâti un scénario qui aurait ravi Hitchcock.

C’était simple dans un sens. Chaque semaine Baumann partait pour Rouen où des affaires l’appelaient. Elle ne m’a pas parlé de la nature de ces affaires. Bien qu’elle fût décidée au pire, elle conservait une absolue discrétion quant à l’activité de son bonhomme. Dans un sens cette attitude me plaisait car elle prouvait qu’Emma était une femme de tête qui savait tenir sa langue dans les situations les plus « particulières ».

— Tu n’auras qu’à aller à Rouen…

J’ai fait la grimace. Le voyage ne me bottait pas, car il me rappelait de trop pénibles souvenirs.

— Je sais, a-t-elle fait, sans que j’aie prononcé une syllabe, c’est de là-bas que tu t’es évadé… Mais justement, c’est le seul endroit où l’on ne te cherche pas… Et puis, un gibier de ton importance, soit dit sans te vexer, n’intéresse guère la police…

— Tu ne me vexes pas…

Parbleu, je le savais bien que j’étais un individu sans conséquence. Je ne hissais pas mon personnage au-delà de la fripouille de banlieue ! Seulement ça me faisait mal aux seins qu’elle me le fasse observer…

— Continue, tu m’intéresses !

— A Rouen, il descend à l’hôtel de la Poste.

— Je connais.

— Tu connais aussi le théâtre de la Lyre ?

— Dans l’île ?

— C’est cela. Près du théâtre il y a les bureaux d’une compagnie de navigation. C’est là qu’il a affaire. Il dîne à la brasserie du théâtre… Il en repart vers minuit. Comme il aime le footing, dans Rouen il ne se sert pas de sa voiture… Il rentre à pied… à l’hôtel… Tu te représentes la distance ?

Je me la représentais, et pas seulement la distance, mais aussi les lieux. Je revoyais les quais obscurs, les rues couvertes d’une pellicule de charbon, les grues sinistres sur la Seine… C’était idéal comme coin pour suriner un noctambule.

— Il rentre seul ?

— Bien sûr…

— Tu as un train qui part de Paris vers sept heures et qui te met à Rouen autour de neuf. Tu en as un autre, venant du Havre, qui passe à Rouen à une heure trente du matin… Tu peux être ici avant le jour…

Son attitude s’était modifiée. Maintenant Emma ressemblait presque à un expert-comptable. Elle parlait de choses précises, avec précision.

— Ensuite ?

— Ensuite rien : tu auras un alibi renforcé. Nous ferons boire un léger somnifère à Robbie. Il ne s’apercevra pas de ton absence… Lui et moi témoignerons que tu n’as pas quitté la maison, s’il y a besoin de témoigner, ce qui m’étonnerait car le… la chose sera mise sur le compte d’un rôdeur.

J’ai hoché la tête, troublé par un doute.

— Mais les enquêteurs viendront fatalement ici…

— Fatalement !

— Ils me reconnaîtront !

— Tu es stupide, n’as-tu pas une identité nouvelle ? Ma parole, tu te prends pour un ennemi public… Crois-tu que des flics n’ayant rien à voir avec les gendarmes qui t’ont fait la chasse, ignorant jusqu’à ton existence, peuvent faire un rapprochement entre un vague repris de justice en fuite et un honorable chauffeur de grande maison ?

Elle avait raison, je n’ai plus fait d’objections…

— Ce soir-là, je veillerai le Vieux… Comme sa chambre est en bas, je pourrai témoigner que personne n’est sorti.

— Bravo…

Elle ne laissait rien au hasard.

Je lui ai relevé le menton et l’ai fixée curieusement.

— Dis donc, Emma, tu improvises ou bien ton plan était-il arrêté ?

Elle a haussé les épaules.

— Quelle est la part du rêve dans la réalité ?

Cette réponse ambiguë m’a paru satisfaisante.

Maintenant il me restait à mettre au point mon programme à moi. C’était le plus périlleux. J’acceptais tranquillement l’idée de butter un homme. Non, ça ne m’effrayait pas. Lorsque je m’étais lancé dans une existence de truand, je m’étais juré de ne jamais verser le sang et de ne pas porter d’arme pour éviter la tentation. Et brusquement toutes mes bonnes résolutions s’effondraient. En une heure j’étais devenu ce que les mecs calés appellent un « assassin en puissance ».

J’imaginais la nuit de mon crime. Je me voyais, dans l’ombre, guettant Baumann à travers les vitres embuées d’une brasserie. M’effaçant lorsqu’il sortait, le suivant, attendant l’endroit propice… Et…

Je ne pouvais pas le supprimer d’un coup de pétard, c’était trop risqué. L’étrangler ne me disait rien car je le soupçonnais d’être plus costaud que mézigue. Alors, y avait pas à se tortiller la matière grise : le surin, comme les rôdeurs de palissades.

Ça non plus, ça ne me plaisait guère. Pourtant je voyais pas de meilleur système, à moins de lui écraser la bouille d’un coup de tuyau de plomb.

Mais on n’est jamais certain de taper au bon endroit et, au cas où il faudrait faire fissa, je pouvais ne pas terminer le turbin.

— Il y va quand, à Rouen ?

— Mardi prochain…

Ça me laissait six jours pour me décider et tout mettre au point. Emma a fait glisser la jambe de son pyjama, puis elle s’est couchée sur moi et a pris ma bouche dans ses dents. Sa chaleur, son odeur me firent oublier tous nos sinistres projets.

CHAPITRE VIII

Baumann et Robbie sont rentrés le lendemain. Je ne sais pas s’ils ont fait gaffe à ma gueule ravagée, en tout cas j’avais l’impression qu’on lisait sur ma frime mes ébats de ces dernières heures.

Ça m’a fait un drôle d’effet de revoir Baumann. Je ne le biglais plus avec les mêmes châsses. Mon optique, comme on dit, s’était déplacée. Maintenant, c’était plus le zig mystérieux qui m’avait sauvé la mise et qui me tenait dans ses paluchettes, mais le pauvre tordu que j’allais dessouder très prochainement. J’en avais des frémissements dans les avant-bras. Il me faisait un peu pitié, comme vous font pitié les paumés, les pas de chance…

Je renouchais son cou et je me disais qu’avant longtemps je planterais une lame bien aiguisée dedans…

Je n’avais pas peur. J’étais trop jalmince pour reculer. La pensée que ce type se pieutait à côté d’Emma me foutait dans une rogne glacée. C’était bath qu’il calanche, et surtout que ce soit moi qui l’envoie au pays du noir intégral.

Quelques jours ont passé. Emma avait repris ses lectures. Je soignais le vieux, Robbie cuisinait, Baumann partait le matin et revenait le soir… La grande baraque dégageait la même quiétude et l’été nous servait une forte dose de mahomed, de quoi faire bronzer un cachet d’aspirine. Emma était dorée comme du miel. Je la voyais bien dans son élément, en Amérique du Sud. Si tout gazait aux pommes on allait se la couler douce, là-bas…

Seulement, auparavant, j’avais un sacré turbin à accomplir.

On restait seuls, très peu de temps, Emma et moi. Juste la demi-heure que Robbie prenait pour faire les courses. J’essayais de la prendre, mais elle refusait.

— Non, mon chéri, pas comme cela, à la sauvette, ça n’est pas digne de nous.

Alors on causait. Et vous devinez de quoi ?

— Tu mettras des lunettes et un chapeau, c’est puéril mais efficace, rien de tel pour modifier l’aspect de quelqu’un…

— Où je les choperai ?

— J’ai trouvé un vieux chapeau de feutre au grenier ; il doit t’aller. Quant aux lunettes, le vieux en a deux paires dans ses bagages… Tu n’auras qu’à en prendre une…

— Mais avec ça sur le naze je serai miro. Ma vue est bonne, à moi !

— Tu ne les mettras que lorsque tu seras en société : pour prendre ton billet à Saint-Lazare, par exemple…

— Si tu crois…

— Pour… pour le reste, as-tu… ce qu’il faut ?

J’avais ce qu’il fallait, dès le deuxième jour. Et même bien ce qu’il fallait : un couteau de cuisine à la lame usée, longue, mince et pointue, plus un morceau de tuyau de plomb déniché dans le hangar… Je passais mes insomnies à aiguiser le canif. Il coupait le papier comme du beurre.

Le mardi est arrivé, enfin. J’en crevais de l’attendre. Ce matin-là, lorsque je me suis éveillé, j’ai senti que j’atteignais au point culminant de mon existence. Mais j’étais étrangement calme, comme certains boxeurs le jour du grand combat.

J’ai vaqué à mes occupations habituelles. J’ai levé le vieux et l’ai débarbouillé. Il restait de bois, depuis l’autre jour, ça me contristait un peu. Si les flics l’interrogeaient, il parviendrait peut-être à leur cafter ma partie de jambes en l’air avec la « patronne » et les perdreaux trouveraient fort de café qu’elle devienne veuve à cet instant…

J’ai demandé à Emma :

— Entre nous, qui c’est, le vieux ?

— Son fils était associé avec Baumann. Il est mort… Alors on a recueilli le père qui aimait bien mon mari.

— Pourquoi « aimait » ? Il a changé de sentiments ?

— Je ne pense pas ; pourquoi aurait-il changé du moment que nous sommes chics avec lui ?

— Peut-être qu’il a signé un papelard au sujet de son héritage avant de rappliquer ici, non ?

Elle a souri.

— Décidément, tu n’es pas bête.

— Alors c’est ça, hein ? Baumann lui a fait faire son testament en sa faveur et il l’a pris chez lui pour pas qu’il puisse se raviser ?

— Tu brûles !

— Ça m’a l’air d’être un drôle de démerdard, ton Baumann.

— Ne parlons plus de lui, veux-tu ?

— Au contraire, c’est le moment ou jamais de le faire…

Elle a pigé l’allusion et a détourné son regard. Nous étions dans la salle à manger. Nous avons vu le portail s’ouvrir devant un Robbie chargé de provisions.

— Tu as pensé à lui, pour le narcotique ?

— J’y ai pensé. Je lui ai dit d’acheter une bouteille de Martini, je sais qu’il aime ça… Un bon conseil : n’en bois surtout pas…

— Compris…

Je ne l’ai pratiquement plus revue de la journée. Sur le soir, vers cinq plombes, elle m’a appelé.

Robbie ronflait comme un sonneur dans sa chambre. On se serait cru au Bourget, un dimanche de grand meeting aérien.

— Bon, voilà le chapeau, les lunettes. Tu as de l’argent ?

— Non…

— Tiens, vingt mille francs… Pars en avance car il serait imprudent de prendre un taxi ou un bus dans le quartier. Va jusqu’au métro à Maillot en coupant par le bois, un peu de footing ne te fera pas de mal… Cette nuit, pour rentrer, tu prendras deux ou trois taxis et tu te feras arrêter au Rond-Point de la Reine…

— D’accord.

— Dissimule ton visage le plus possible, mais sans jouer toutefois les conspirateurs d’opérette.

— Tu me prends pour un con ?

— Certainement pas…

Elle m’a tendu ses lèvres et je lui ai roulé le plus magnifique patin de ma vie.

— Et le vieux, ai-je dit, il va bien sentir que je ne suis plus dans la carrée ?

— Non, je te parlerai comme si tu étais ici… J’ai déjà prévu cette question.

Elle avait prévu toutes les autres par la même occase. Ce qu’il y avait de badour avec cette polka, c’était son esprit d’organisation. Avec elle pas la peine de se consumer en gamberge stérile : elle pensait pour deux !

C’est ce que les bons parents appellent une femme précieuse.

J’ai reniflé un grand coup la bonne odeur de l’été. Puis je suis parti pour mon destin.

C’est un rencart où il vaut mieux se rendre seul.

CHAPITRE IX

J’ai suivi à la lettre les prescriptions d’Emma. C’est-à-dire que j’ai marché longtemps avant de choper le métro.

A la tombée de la nuit le quartier était désert et personne ne m’a vu sortir de la baraque. J’ai traversé le pont de Saint-Cloud, puis j’ai coupé par le bois en direction de Maillot.

Ça me chavirait un peu d’être libre… J’avais comme un vertige car cela faisait une paye que pareille chose ne m’était arrivée. Un instant, tandis que je parcourais une allée discrète du bois, je me suis dit qu’il était temps de changer le programme. Rien ne m’empêchait d’aller jusqu’à la gare de Lyon au lieu de la gare Saint-Lazare et de prendre le premier bolide venu pour Nice. Là-bas j’avais un pote qui tenait un bar et qui se démerderait facile pour me faire traverser la frontière ritale. Je me voyais bien chez les mandoliniers. J’irais jusqu’à Napoli parce que c’est une des villes du monde où, paraît-il, on peut toujours se défendre. Ça c’était du gâteau comme projet, d’autant plus aisé à réaliser qu’après tout je n’étais pas encore une terreur qui excitait la maison bourreman. C’était cloche de risquer la veuve comme ça, pour une gonzesse. Parce qu’enfin rien ne me prouvait que tout se passerait aussi bien qu’Emma l’affirmait. Il y en avait de plus maries que mézigue qui s’étaient laissés poirer à ce petit jeu. Le jeu de la mort et du hasard !

Si on me piquait, la préméditation étant plus qu’établie, c’était couru : j’y allais du cigare. A mon âge, c’est pas une perspective enthousiasmante !

Oui, un instant j’ai eu envie de tout laisser glaner et de me tirer, profitant de la fausse brème et des deux billets de dix sacs mis à ma disposition. En me magnant, je pouvais être à Gênes le lendemain soir.

Seulement, l’aventure seule ne m’emballait pas. Et puis j’avais trop envie d’Emma : pis qu’envie, besoin ! Et ce besoin me rabotait la peau à grands coups brutaux… Il fallait que je la prenne encore, que je la serre contre moi, que je me repaisse de sa tendre odeur de femelle amoureuse. Je tremblais en pensant à sa bouche ardente, à ses jambes fines, à ses longs doigts experts…

Je tremblais en évoquant son étrange regard mauve qu’elle levait sur moi et qui me faisait ciller comme le faisceau d’une lampe.

Je tremblais en me remémorant sa voix basse, pathétique et ardente. Une fille comme ça, je pouvais risquer le gros paquet pour elle, ou alors ça servait à quoi, la vie ?

D’abord, elle était capable de nous sortir de l’auberge, et puis elle valait l’expérience. Après tout, l’existence est une belle chierie si on ne lui donne pas soi-même une signification. Comme signification, je ne pouvais pas trouver mieux qu’Emma.

Tout en remuant ces pensées plus ou moins confuses, je suis arrivé à Maillot.

J’ai retrouvé les néons des brasseries et le grouillement de la circulation. Ça m’a grisé. Je suis entré dans le grand café, à gauche de l’avenue en regardant l’Etoile. J’ai pas pu résister, d’autant que j’avais le temps. J’ai demandé un demi. Ce que je vais vous dire a l’air idiot, mais en taule la bière me manquait terriblement et, chez Baumann, j’avais pas demandé à Robbie de m’en acheter parce que la bière en bouteille, pour moi, n’est pas de la vraie bière.

— Un demi pression ! j’ai crié.

Avec des yeux attendris j’ai regardé le garçon aux manches retroussées saisir un verre et le tenir sous le robicot de nickel. Le coup de palette pour couper le champignon mousseux surmontant le verre. Oui, c’était bath… Bath et un peu irréel comme lorsqu’on a été très malade et qu’on fait sa première sortie.

Au fond je me sentais très môme. La preuve ? Tenez, j’ai filé une pièce jaune dans l’appareil à musique multicolore. Comme ça, sans choisir, au petit bonheur.

Un disque s’est dégagé de la pile, il est venu se poser sur le plateau.

Une musique allègre, brutale, cuivrée a éclaté dans le bistrot.

Un truc espagnol, je crois, genre corrida. Ça m’a branché sur l’Amérique du Sud d’autor. Vous savez comme la pensée est docile, agile ! Un bond moral et ça y était : je galopais entre les cactus dans la prairie cuite par le soleil… Derrière Emma, bien entendu.

Je la voyais danser devant moi, sur une monture. On trouverait des bouquets d’arbres, comme dans les films. On attacherait nos canassons côte à côte et puis on s’aimerait dans l’herbe roussie. J’entendais jusqu’au bruit de l’herbe écrasée par nos corps en délire…

J’écoutais même plus la musique et je suis parti avant la fin du morcif.

Le métro, son odeur âcre et pauvre… Saint-Lago !

J’ai rabattu un peu le bord de mon bitos pour demander un aller-retour pour Rouen. C’était un gros type qui manœuvrait la machine à débiter du kilométrage. Il m’a même pas regardé. Pour sa pomme j’étais qu’une main qui tendait de l’artiche en échange d’un petit rectangle de carton perforé.

J’avais vingt minutes d’avance. J’ai acheté les journaux, tout un paquet… Le bouquin policemard, j’en avais franchement marre. Il commençait à me sortir par les yeux…

J’ai choisi une gâche tout à fait en tête du train, dans le premier wagon, parce qu’en général il y a moins de monde.

J’ai ajusté mes lunettes avant d’ouvrir la lourde d’un compartiment. Il n’y avait personne.

* * *

On est sorti de Paris doucement, puis le dur s’est mis à galoper dans la cambrousse. Chose curieuse, à Paname, il faisait nuit noire, mais en pleine campagne il restait des lambeaux de jour. De curieuses lueurs pourpres délimitaient la ligne d’horizon.

Je me suis assoupi en regardant le crépuscule. C’était un peu triste et oppressant.

Je n’ai pas dormi. J’ai glissé plutôt dans une sorte de torpeur incertaine qui me permettait de penser sans toutefois apporter une cohésion dans la file d’images me traversant l’esprit. C’était toujours la même pensée qui revenait, insistante : la mort de Baumann. Pour la première fois j’allais supprimer un homme. J’éprouvais plus de curiosité que de frayeur.

Il pleuvait sur Rouen. Je connaissais très bien la ville pour l’avoir habitée un an avant mon arrestation. Je savais que la gare était éloignée de l’endroit où je devais trouver ma victime. Mais je ne pouvais emprunter un véhicule quelconque, ç’eût été vraiment trop risqué, car j’étais dans la ville du… du meurtre, la ville où l’enquête aurait lieu. Les poulets ne manqueraient pas de s’intéresser aux allées et venues près des gares…

Je me suis glissé au milieu d’un flot de voyageurs pour sortir. Puis, une fois dehors, j’ai choisi l’ombre et j’ai foncé, tête penchée en direction de la Lyre.

Il m’a fallu une demi-heure pour y parvenir. Une fois là-bas, j’étais spongieux et j’avais froid. Car la nuit était terriblement fraîche.

Je me suis approché de la brasserie du Théâtre. Quelque chose me disait que Baumann ne s’y trouvait pas. Au juste, n’était-ce pas un souhait que je faisais tout au fond de moi ?

J’avais dans ma poche gauche le couteau de cuisine dont la lame était enveloppée dans un morceau de linoléum, et dans la droite le bout de tuyau de plomb. Il pesait sur mon imperméable et je le soutenais de la main car il me fatiguait.

J’ai vu Baumann, du premier regard, attablé avec un gros type chauve et une bonne femme brune vulgaire. Bon, Emma ne s’était pas foutue dedans. Ça continuait à marcher d’après ses plans avec une telle perfection que j’avais l’impression qu’elle tirait les ficelles d’un groupe de marionnettes, depuis la maison de Saint-Cloud. Je la sentais avec moi par la pensée, attentive, supervisant mes faits et gestes, devinant mes hésitations, me soufflant la conduite à adopter.

La dure évidence m’a glacé : Baumann était là. J’ai eu une nausée. Il était là et il fallait que je le tue. Il était là et moi aussi j’étais là, les fouilles lourdes d’objets destinés à le détruire.

« Pourvu que la grosse femme brune de la tablée ne reste pas avec lui ! »

Des fois qu’il se farcisse cette doudoune ? Y aurait rien eu de rare ; des mecs qui ont une femme ravissante et qui la doublent avec une vachasse, j’en connais déjà un vrai lot !

J’ai regardé autour de moi : la grosse bagnole ricaine ne se trouvait pas là. Si Baumann avait été accompagné, il n’aurait pas manqué de se motoriser…

Autre chose m’a contrarié : il flottait. C’était déjà pas joyce de faire le poireau sous la baille ; mais en sortant, mon zig se déciderait peut-être à prendre un taxi…

S’il agissait ainsi tout était perdu. Il ne me resterait plus qu’à rentrer at home, pas fiérot.

Je me suis dissimulé dans une encoignure de portail, le chapeau rabattu et le col de l’imper relevé. Les minutes ont passé, les heures… C’était interminable. Je sentais le froid grimper le long de mes flûtes et couler dans mon corps comme une onde glacée. Peu à peu j’ai fini par m’insensibiliser. Je n’éprouvais plus rien, ne pensais presque plus à rien et je me demandais, par instants, ce que je foutais là, comme un chien famélique.

La pluie s’est arrêtée, balayée par un vent acide qui radinait de la Seine. Ça m’a filé un coup de fouet. La vie s’est remise à tourner dans ma carcasse. Et, bien entendu, Baumann est sorti. Il était en compagnie du couple. Ils se sont mis à discuter. D’où j’étais je ne pouvais rien comprendre. Un instant j’ai eu peur qu’ils ne partent ensemble, mais à leurs palabres j’ai compris que Baumann se taillerait seulabre comme sa femme l’avait annoncé.

En effet, ils se sont serré la louche, tous les trois. L’homme chauve et la grosse tarte brune sont entrés dans une maison voisine où probable ils devaient crécher.

Baumann a remonté le col de sa gabardine et s’est mis en marche en direction du pont.

Je me suis arraché de mon coin avec l’impression que mes membres allaient produire un bruit de bois sec en se remettant en mouvement. En cours de route j’ai étudié le topo et il m’est apparu que le coin le plus propice à mon… travail c’étaient encore les abords immédiats du théâtre. Par ici c’est tout en usine et la rue était ouverte sur une longueur de plusieurs centaines de mètres. Si je réussissais à opérer dans ce quartier ce serait bien pour ma sécurité.

Baumann marchait d’un pas normal, au milieu de la chaussée. J’ai regardé derrière moi : rien ! Devant : rien… C’était magnifique car aucune rue transversale ne venait couper cette voie d’accès au pont. Seule une voiture roulant à bonne allure aurait pu me surprendre.

J’ai assuré le tronçon de tuyau dans ma main. Je l’ai dégagé à moitié de ma poche et j’ai pressé le pas, espérant que le bruit du vent couvrirait celui de ma marche.

Baumann s’est retourné juste comme je parvenais à sa hauteur. Il m’a regardé sans paraître me reconnaître.

A la lumière de la lune j’apercevais ses yeux scrutateurs, luisants, qui contenaient de la curiosité et aussi beaucoup de méfiance.

Il y a le hasard, toujours et partout. Croyez-moi si vous voulez, mais à l’instant où j’allais lui parler, Baumann a laissé tomber l’un de ses gants qu’il tenait à la main. Instinctivement il s’est baissé pour le ramasser. Prompt comme la foudre, j’ai arraché ma matraque de plomb de ma poche et, de toutes mes forces, je la lui ai abattue sur la nuque. Ça a fait un bruit sourd. Il est tombé en avant, et il est resté immobile, les bras sous lui. Il n’avait pas le moindre soubresaut, pas la plus petite crispation.

Mon premier réflexe a été pour examiner les alentours : tout était infiniment calme… Des nuages noirs, chassés par le vent, glissaient dans le ciel et, à travers eux, la lune semblait galoper. Pas un bruit. Une immensité noire et silencieuse, propice à tous les meurtres.

Je me suis penché. J’ai tâté la poitrine de Baumann à travers ses fringues, calmement, presque aussi calmement que le fait un docteur. Tout était silencieux et figé en lui. Le palpitant ne bronchait plus. Il était mort. Je l’avais magistralement tué d’un seul coup de massue. Il faut dire que j’avais mis toute la sauce dans la balance.

J’ai regardé le corps, immobile à mes pieds. Il était allongé près de la tranchée creusée pour la canalisation. Une corde bordait le trou. Tous les dix mètres une lanterne peinte en rouge était accrochée afin de signaler la zone dangereuse.

J’ai soulevé à demi Baumann. Son corps était lourd. Je l’ai fait basculer à la renverse dans la tranchée. Puis j’ai éteint la lampe à cet endroit Avec un peu de pot on conclurait peut-être à un accident. Cette lampe éteinte plaiderait pour une telle version.

J’ai laissé le gant par terre. Il faisait bien dans le paysage. Puis je me suis éloigné à pas lents vers le pont sans rencontrer âme qui vive.

Tout s’était magnifiquement passé, plus aisément que je n’avais osé l’espérer dans mes meilleurs moments d’optimisme.

Il y avait un peu de circulation sur le pont. Des gens engourdis qui se hâtaient dans la bise.

Ils étaient loin d’imaginer que j’étais un assassin.

Au fond c’était dur à concevoir pour moi aussi. Je me sentais comme d’habitude. Mon geste n’avait rien changé en moi. Si, il m’avait au contraire procuré un sentiment de sécurité.

J’ai lancé le morceau de plomb dans la Seine et je me suis hâté vers la gare.

CHAPITRE X

Emma m’avait dit :

— Quand tu rentreras ne fais pas de bruit et gagne ta chambre directement après avoir enlevé tes chaussures pour que le vieux ne t’entende pas : il a le sommeil si léger ! Je laisserai les portes ouvertes.

— Comment te préviendrai-je pour te dire si ça s’est bien passé ou non ?

— Inutile de me prévenir, ça se sera bien passé, il n’y a pas de question !

Il n’y a pas de question ! C’était sa phrase favorite, celle qu’elle sortait à tout propos pour conclure une conversation.

Je me la répétais en poussant le portail qu’elle avait laissé entrouvert en en marchant sur la pelouse inculte afin d’amortir le bruit de mes pas.

Ça s’était bien passé, il n’y avait pas de question !

Trop bien même !

Comment expliquer ce que je ressentais ? J’avais des chaleurs en évoquant le déroulement de cette soirée. Quelque chose m’effrayait rétrospectivement : le fait que j’avais trop bien réussi, sans la moindre alerte, sans le plus léger contretemps. J’avais voyagé seul au retour comme à l’aller et je savais que personne, PERSONNE, ne m’avait vu. Ces quelques heures passées en dehors de cette maison étaient des heures en marge de ma vie. Des heures qui échappaient à tout le monde, y compris à moi-même. J’avais l’impression — assez pénible — d’avoir été un fantôme invisible pour mes semblables. Un pauvre bougre de fantôme qui était allé donner la mort et qui à mesure que le jour approchait perdait la mémoire de son acte.

C’était la foire aux berlues… J’en avais les amandes moites. Une fois dans la baraque, j’ai relourdé doucettement. J’avais beau tendre l’oreille, je n’entendais rien. Tout le monde devait en écraser dans le bâtiment. Ou bien faire semblant, ce qui revenait au même.

Une sensation d’angoisse me nouait la gargane. J’ai failli appeler Emma, malgré sa défense expresse, mais par un effort de volonté je me suis abstenu. J’ai posé mes pompes et, comme un écolier qui découche, j’ai grimpé l’escadrin jusqu’à ma turne.

Sur la table de chevet il y avait une rose dans un verre et une bouteille de punch blanc. Emma savait que j’aimais les roses et le punch. Cette attention m’a bouleversé. D’un seul coup mes idées noires se sont envolées. J’ai été heureux d’avoir accompli cette sordide mission. La mort de Baumann est devenue une réalité matérielle. Maintenant qu’il était cané on faisait un héritage maison, elle et moi : on héritait de l’Avenir. Ça, c’était une inestimable fortune.

Il restait quelques jours à jouer serré ; mais on serait ensemble pour terminer la partie. Ensuite, ça serait le grand départ pour les terres lointaines, là où le soleil cogne comme un sourd et où la joie flotte dans l’air comme un pavillon. C’était encourageant.

J’ai chopé la boutanche par le cou et je me la suis collée sous le nez. L’alcool exotique, douceâtre et fort tout à la fois, m’a enveloppé le crâne d’une buée chaude.

J’ai bu encore. C’était bon, ça descendait bien et ça me rendait infiniment fortiche.

J’ai dû siffler la moitié du flacon. Ensuite, je me suis déloqué presto. Une fois à poil ma fatigue a été presque visible. J’avais arqué sur des bornes et des bornes. J’en pouvais plus.

A peine zoné, je me suis endormi.

* * *

Il y avait une cloche, à gauche du portail. Une vieille cloche rouillée dont personne ne se servait à la maison, Baumann se contentant de klaxonner lorsqu’il radinait, et Robbie emportant la clé pour aller aux provisions.

Aussi j’ai été long à piger que c’était cette cloche qui carillonnait.

Dans mon sommeil j’entendais des sons fêlés et j’ai même dû faire un rêve éclair dans lequel il était question de tocsin…

Je me suis dressé. Ma fenêtre donnait sur le devant de la maison. J’ai regardé en direction du portail et j’y ai deviné une présence. Entre le sol et le bas du vantail, j’apercevais des pieds. La clochette dansait au bout de son fil.

Tout de suite je me suis demandé s’il y avait longtemps qu’on sonnait ainsi. J’ai penché pour l’affirmative car, maintenant que la lucidité me revenait, j’étais certain d’avoir entendu carillonner déjà à plusieurs reprises.

Pourquoi Robbie ne se précipitait-il pas pour aller délourder ? C’était son turf après tout.

Brusquement j’ai eu une mouillette maison, je me suis dit qu’Emma avait peut-être trop forcé sur le somnifère, que le grand gars était groggy pour longtemps ; qui sait, peut-être flottait-il dans un confortable coma ? Alors là, ça serait le bouquet.

J’ai attendu un moment encore, espérant qu’Emma se déciderait à aller ouvrir. Pourquoi ne bougeait-elle pas ?

La sonnette a retenti à nouveau. Son timbre était ample et rouillé. Elle donnait une sensation de vide, une sensation funèbre. J’ai senti que quelque chose se produisait, quelque chose d’inexplicable… Vivement j’ai sauté dans mon futal, chaussé des savates et me suis précipité dans l’escadrin.

— Emma ! ai-je crié…

Elle n’a pas répondu. Alors j’ai bondi dehors et j’ai couru au portail.

Le cœur me cognait quand j’ai ouvert. D’un coup de saveur j’ai embrassé la scène. J’ai vu la voiture noire, arrêtée en face, avec un mec en imper au volant. Deux autres zigs se tenaient debout devant la porte. Fallait pas leur demander leurs fafs pour piger que c’étaient des poulets. Ils en avaient la gueule : trognes rogues, œil glacé, lèvres pincées… La gueule et cette espèce d’uniforme civil, si je puis dire, qui signalent les boy-scouts de la maison parapluie à l’attention des foules inquiètes : costard prince-de-galles, pull-over uni, cravate à carreaux, imper mastic…

Ils avaient l’air en renaud, les poultoks.

— Eh ben, il vous en faut du temps pour répondre ! m’a lancé l’un d’eux.

— Je dormais…

— A cette heure ?

Je n’avais pas la moindre idée de l’heure.

— Quelle heure est-il ?

Cette pauvre question a eu l’air de le surprendre.

— Bientôt midi.

Mon estomac criait famine. Midi, et ni Emma ni Robbie n’étaient levés. Pourtant ils auraient dû s’occuper du vieux.

— Qui êtes-vous ? a demandé le plus âgé des deux poulets.

— Le chauffeur de M. Baumann.

— Mme Baumann est là ?

— Sans doute…

— Comment sans doute ? Vous n’en êtes pas sûr ?

— C’est-à-dire… Comme je viens de me réveiller…

L’autre poulet a fait un pas en avant. Il avait l’air plus vachard que son coéquipier.

— Dites donc, a-t-il murmuré. Ça m’a l’air d’être la belle planque ici : les larbins font dodo jusqu’à midi…

L’autre perdait pas les pédales.

— Pour dormir à pareille heure, il faut que vous vous soyez couché tard ?

J’ai senti le danger. Une sonnerie d’alarme a carillonné dans ma tête…

— C’est-à-dire… Nous avons un infirme à la maison, il nécessite beaucoup de soins… On le soigne à tour de rôle…

Ils n’ont pas insisté.

— On peut parler à Mme Baumann ?

J’ai souri gentiment.

— Bien sûr, qui dois-je annoncer ?

— La police…

Il a fallu que je joue la surprise. Ça les aurait défrisés, les archers, si je leur avais fait comprendre qu’on lisait leur honorable job sur leurs frimes aussi facilement que la première page du Parisien.

— La police ? Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est à votre patronne qu’on le dira…

Nous nous sommes mis en route vers la maison tandis que le chauffeur descendait de bagnole pour se soulager contre le mur.

Franchement je ne me sentais pas faraud. Je me doutais bien que les bourres étaient là au sujet de « l’accident » de la nuit. Mais leur visite ne se déroulait pas comme je l’avais prévue. Ils semblaient hostiles, les vaches, peut-être était-ce parce qu’ils avaient poireauté devant la lourde qu’ils faisaient cette gueule pâlotte ?

On est entrés dans le hall.

J’ai crié :

— Madame Baumann ! Madame Baumann !

Mais rien ne répondait. Alors, franchement, j’ai eu des vapeurs. Ça s’est traduit par un emballement de mon palpitant et par un grand froid qui m’est descendu dans les mains et les pieds.

— Attendez, ai-je fait, je vais voir…

Quatre à quatre j’ai grimpé l’escalier jusqu’à la chambre d’Emma. La chambre était vide, le lit bien fait. Elle n’avait pas pieuté là, ça se voyait…

Comme un dingue je suis entré dans celle de Robbie. Elle était également vide. Du coup, on attrapait le mystère à pleines mains. Où était-il, ce grand con ? Je me foutais en rogne après lui. Je lui en voulais plus qu’à Emma de ne pas être là. Qu’est-ce que ça voulait dire, cette double absence ? S’était-il produit quelque chose d’imprévu qui… ?

Je suis redescendu au rez-de-chaussée. Les deux poulets m’attendaient au pied de l’escalier, tranche levée, regard fixe, sourcils froncés. L’air pas commode pour deux ronds ! Eux aussi sentaient qu’il se passait quelque chose.

— Alors ? m’a demandé le vachard d’un ton aigu comme une lame.

J’ai haussé les épaules :

— Je… Je n’y comprends rien : Madame a dû sortir…

— Ah ! ouais ?

— Ben… il semblerait.

Le plus vieux a haussé les épaules.

— A quelle heure qu’elle rentrera ?

— Je sais pas : oh ! elle va pas tarder. Si vous voulez l’attendre ?

— On pourrait, hein, Martin ?

Martin, le fumelard, a eu un petit rictus de constipé.

— C’est faisable.

— C’est urgent ce que vous avez à lui dire ? ai-je demandé.

— Assez : son mari est mort…

Y a fallu que je prenne l’air stupéfait et atterré du mec fauché en pleine envolée. J’ai blêmi comme les tragédiens au théâtre. Peut-être que, comme les mauvais acteurs, j’en ai fait un peu trop.

— Mort ! Monsieur ! C’est pas possible ?

— Ça l’est…

Ils m’observaient du coin de l’œil. Mais c’était une attitude professionnelle, pas tellement dirigée contre moi.

— Comment est-il mort ?

— On suppose (il a appuyé sur le mot) qu’il s’agit d’un accident.

— D’auto ?

— Non… Il serait tombé dans une tranchée de canalisation, cette nuit, à Rouen…

— A Rouen ?

— Comme Jeanne d’Arc, a renchéri le plus vieux qui tenait à montrer simultanément son érudition et son esprit d’à-propos.

— Mon Dieu ! Quand Madame va apprendre ça !

Ils n’ont pas répondu.

— Dites, a fait Martin, vous avez dit qu’il y avait un infirme ici ?

— Oui, un vieil ami de la famille.

— Peut-être qu’il sait où est votre patronne ?

Je ne pensais plus au vieux. Et soudain sa présence sous ce toit me tombait sur le coin de la gueule comme une tuile.

— Je… Je vais voir…

— C’est ça…

J’ai marché jusqu’au fond du hall. J’ai ouvert la lourde de la chambre neuve et je me suis arrêté sur le seuil. Il m’a fallu une bonne seconde pour piger. Mais quand j’ai eu pigé j’ai été anéanti.

Le vieux était étendu sur son lit, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre. Il y avait du raisin partout, on se serait cru à la Villette !

Le couteau gisait sur la descente de lit.

Je regardai le cadavre et le froid de la trouille achevait d’envahir tout mon corps.

J’ai senti une présence à mes côtés.

C’était Martin-le-Vachard qui s’était avancé jusqu’à la porte, surpris par mon attitude.

Je l’ai regardé. Ses yeux étaient froids comme deux glaçons.

— Favard, a-t-il lancé à son pote, viens voir un peu !

CHAPITRE XI

Bien entendu ils m’ont embarqué. On ne pouvait pas leur donner tort ; quand des poulets trouvent un type seul dans une maison avec un cadavre, ils ne peuvent pas lui proposer un tarif réduit pour les Folies-Bergère, soyons logique !

J’étais assez hébété, je dois le dire. J’ai quitté la maison dans la guindé des matuches abasourdi comme un boxeur quittant le Palais des Sports après un k.-o.

Martin et Favard ne m’ont pas posé une seule question. Ils se réservaient. L’affaire semblait mimi tout plein et ils voulaient la cramponner par le bon bout, évidemment.

Tout s’est déroulé alors comme au ciné lorsqu’en quelques plans successifs on franchit une longue période. Ils ont découvert qui j’étais, pour commencer, et ça leur a enlevé tous leurs scrupules pour me dérouiller. Ça a été vraiment la grande tabassée lorsqu’on a découvert mes empreintes sur le manche du couteau. Ça n’avait rien de surprenant, ce couteau de cuisine que j’avais eu mille fois l’occasion de tripoter. Il avait suffi à l’assassin de mettre des gants pour s’en servir.

Ah ! franchement le coup avait été monté de première. Emma et Robbie s’étaient tirés au début de la soirée. Emma avait montré un télégramme posté d’Orléans l’appelant d’urgence au chevet de sa mère mourante.

C’était évidemment un télégramme bidon et l’on me réclamait, avec ce qu’il fallait de marrons, le nom de mon complice qui l’avait adressé. Emma avait demandé à Robbie de louer une voiture et de la conduire là-bas… La police avait retrouvé la trace de leur trajet. Un pompiste leur avait fait le plein d’essence. Un cabaretier d’Etampes leur avait servi une collation sur le coup de onze heures du soir. Enfin les voisins de la mère d’Emma juraient à qui mieux mieux que la « dame » et son chauffeur étaient arrivés comme des fous sur le coup de minuit…

C’était l’heure à laquelle le vieux avait été saigné. Robbie et sa chère patronne se trouvaient donc hors de cause. Il ne restait que le gars bibi. Kaput le tricart… On avait retrouvé des fafs et des titres appartenant au vieux, sous mon matelas. C’était réglé et mon avocat, un petit jeunot colloqué d’office, ne me l’a pas caché. J’étais cuit et certain d’y aller du cigare à l’unanimité du jury !

Ce coup bas m’avait tellement déponné que je n’avais plus la force de haïr Emma. Tout ce que j’éprouvais pour cette peau de vache, c’était une sorte d’admiration. Comme coup fourré, on ne pouvait échafauder mieux : elle avait fait d’une pierre deux coups. J’avais buté son mari et je prenais le meurtre du vieux à mon compte. Je ne pouvais présenter aucun alibi, évidemment. Un instant, en me voyant scié, j’avais pensé à cracher le morcif intégral afin d’entraîner Emma dans le bourbier. Mais je m’étais ravisé. On avait conclu à la mort accidentelle de son époux et il m’aurait été impossible de prouver que je l’avais tué, du moins ç’aurait été duraille. En somme, j’avais trop bien réussi mon crime ! Surtout que, telle que je la connaissais maintenant, Emma avait dû prévoir cette possibilité et forger un bouclier en conséquence… Et puis, dans un sens, le meurtre de Baumann m’aurait davantage accablé que celui du vieux, car dans ce cas, la préméditation était formellement prouvée, alors que pour le vieux, le plan machiavélique de la souris m’aidait un peu. Son coup du télégramme démontrait clairement que je n’aurais pas dû logiquement rester seul à la maison en compagnie de l’infirme. Par conséquent si j’avais saigné pépère, c’était sur un coup de flou.

C’est l’argument qu’a choisi mon avocat. L’irresponsabilité, voilà ce qu’il a plaidé. Il a longuement parlé de la bouteille de punch à laquelle j’avais fait honneur. D’après lui j’avais biberonné pas mal. Une fois gelé, une folie sanguinaire s’était emparée de moi, j’étais allé couper la gargane du vieillard ; j’avais pris ses papelards, les avais imbécilement caché sous mon mateloche ; puis je m’étais endormi comme une brute… Le fait que je sois resté sous le toit du crime démontrait nettement, d’après lui, qu’on se trouvait en présence d’un détraqué…

C’était pas très fameux, mais j’avouais qu’on ne pouvait tirer un meilleur parti de la situation inextricable.

La confrontation avec Emma n’a rien donné. Elle s’est présentée en noir à l’instruction ; digne dans sa douleur. Elle m’a regardé d’un air hautain et méprisant genre « j’ai réchauffé une vipère dans mon sein ! » Ma parole, elle y croyait à ses salades ! Moi j’ai adopté une attitude convenable. L’œil ironique, la voix et le geste calmes. Ma version était la suivante : je l’avais laissée en train de veiller le paralytique. J’étais grimpé à ma chambre avec la bouteille et en avais largement usé. Je m’étais endormi. C’étaient les bourdilles qui m’avaient tiré des bras de Morphée…

Cette position me permettait au moins de couper aux parlotes. Je m’y suis tenu, malgré les gnons des flics puis, ensuite, malgré les interrogatoires savants du juge.

Seulement, ce qui démolissait tout, c’était ma situation d’évadé.

Emma expliqua que son mari m’avait ramené un soir sous un faux centre. Il prétendait m’avoir rencontré dans un bar et, au cours de la conversation, je lui aurais dit que je cherchais un emploi de chauffeur.

Tout ça c’étaient des vanes presque administratives qui ne pouvaient plus changer rien à rien. C’était joué, exactement comme dans un western où on sait que Kid-le-Justicier épousera la fille du shérif. Moi c’était bel et bien la Veuve que j’allais marida ; mais pas celle que j’avais prévue !

En loucedé elle devait drôlement se fendre le tiroir, Emma. Je lui avais débloqué la manne céleste. Ça tombait dru, les picaillons, il lui suffisait de tendre son tablier pour profiter de l’averse : l’héritage de son mec, celui du vieux… Avec ça elle pouvait se tailler pour les Amériques ! La Pampa lui appartenait… Seulement ça ne serait pas le gars Kaput qui galoperait derrière son bourrin. Pour bibi, on pouvait prévoir le successeur à Deibler, un matin ; bien poli, bien convenable, avec sa bécane dans la cour de la prison.

* * *

Mon procès s’est déroulé comme dans un rêve et je l’ai suivi avec un certain détachement. Je savais que, dès qu’il serait terminé, on me cloquerait des fringues de bure, des chaînes aux pattes, et que je deviendrais pantin dans le quartier des condamnés à mort…

Depuis mon box, j’ai suivi les différentes phases de la cérémonie. Déposition des flics, des gendarmes auxquels j’avais échappé. Déposition des témoins, à commencer par celle d’Emma dont le président « comprenait la douleur ». Déposition de Robbie…

Ensuite le représentant de la femme sans tête a jacté pendant quatre plombes en me dépeignant sous un jour plus que défavorable. Il a réclamé ma tronche, à cor et surtout à cri. On aurait dit qu’il bouffait que de ça et qu’il avait faim !

Puis ça a été le tour de mon avocaillon. Emu, il était, le petit gars. C’était la première fois qu’on passait aux assiettes tous les deux ! Il a filé itou trois plombes de salive, sur son thème favori.

Pendant sa jactance, je regardais Emma, assise au premier rang du public. Pas une seule fois elle ne leva les yeux sur moi.

Elle paraissait lointaine, insensible. Elle attendait la conclusion de l’histoire pour vraiment prendre ses dispositions car c’était une femme ordonnée qui n’amorçait rien tant qu’une affaire n’était pas définitivement conclue.

Conclue, celle-ci allait l’être. A la manière dont il bavochait, mon avocat, j’étais bonnard. Il espérait m’avoir les durs à perpète, ç’aurait été la mesure de faveur. Mais moi j’y comptais pas. A voir la frite des jurés, je comprenais que je l’avais dans le baba. J’étais pas leur genre à ces messieurs-dames. Eux, ils avaient des commerces, des emplois sérieux, des familles, des décorations et des maladies remboursées par les Sécurités Sociales. Les vermines de mon espèce, ils les exterminaient comme ils exterminaient les rats dans leurs greniers. La Société comptait sur eux pour sa défense.

Je gambergeais à tout ça lorsque mon homme de robe a cessé de débloquer. Il s’est fait alors un grand silence et le président m’a demandé si j’avais quelque chose à dire pour ma défense.

J’avais résolu de la boucler et de les laisser disposer de moi, tous. Je sentais trop que je n’étais qu’un fétu de paille paumé dans le flot des circonstances. Seulement, comme je me levais pour répondre « non », mes yeux ont rencontré ceux d’Emma. Et ce que j’y ai découvert m’a frappé. Il y avait dans ce regard une folle anxiété. On n’y lisait plus la belle assurance qui faisait sa force. Emma avait peur. Ça j’en étais absolument certain. Si elle avait peur c’était parce qu’elle avait quelque chose à redouter de moi. Quoi ? Que je dise la vérité ? Non, ç’eût été trop simple. Ça, elle l’avait prévu. Il s’agissait d’autre chose.

— Répondez, a répété le guignol. Qu’avez-vous à déclarer pour votre défense ?

Alors, miraculeusement, une voix s’est élevée dans le silence épais de la salle d’assises. Une voix nette, calme, pondérée, sûre d’elle.

Et cette voix c’était la mienne. Il m’a fallu quelques secondes avant que je l’identifie.

Je me suis mis à parler automatiquement, sans savoir au juste où j’allais, ni ce que je voulais dire. Franchement, je ne voulais rien prouver. Je prenais la parole simplement pour inquiéter la femelle qui me guettait, tendue, crispée. Pour la faire frémir, pour lui filer les jetons un moment. C’était l’ultime et la seule façon que j’avais de me venger d’elle.

— Monsieur le Président, messieurs les jurés… Je n’ai rien à dire pour ma défense… (Murmure dans la salle)… parce que je n’ai pas à me défendre. Ce sont les coupables qui se défendent. Moi je suis innocent. (Re-murmures montant jusqu’au brouhaha).

Le guignol a crié « silence » et a menacé de faire évacuer la carrée, suivant la formule.

J’ai avalé ma salive et regardé Emma. Elle était blême et ses lèvres qu’elle n’avait pas fardées pour faire plus « pauvre veuve courageuse » étaient vidées de sang.

— Je sais, ai-je enchaîné de ma voix égale. Je suis une petite crapule. Ce fait m’est fatal et je n’ai pas d’illusions à me faire. Pourtant, en mon âme et conscience, pour employer les expressions en usage ici, je dois repousser les accusations portées contre moi puisqu’elles sont fausses. Tout est faux, d’un bout à l’autre…

« Messieurs de la cour, je parle presque uniquement pour vous prouver que je suis intelligent. Ça n’est pas puéril orgueil de ma part, encore qu’un homme intelligent soit toujours orgueilleux, mais parce qu’il est essentiel que vous compreniez bien que je ne suis pas la brute sanguinaire que mon avocat a cru devoir vous dépeindre, dans un but louable, je sais. Mais si vous convenez que je suis un homme normal, vous ne pourrez plus admettre une seule seconde que j’aie agi comme on m’accuse d’avoir agi.

« Voyons, messieurs, je me suis évadé de prison où j’étais détenu pour vol. Pour un simple vol, notez-le ! Il ne me restait que douze mois à accomplir. Je trouve un emploi chez des particuliers. J’y suis tranquille, bien payé, à l’abri des recherches… Et voici qu’une nuit, je tue… Je tue un paralytique alors que, si j’avais voulu le détrousser, il m’aurait suffi de prendre ce qu’il avait à son nez et à sa barbe ! Mais pourquoi l’aurais-je tué ? Pour qu’il ne puisse me dénoncer ? Bien… Mais mon forfait accompli je serais allé me coucher tranquillement en attendant la police ? J’aurai laissé mes empreintes sur le couteau. J’aurai glissé des « titres nominatifs » sous mon matelas ! Moi ? Ceci serait à la rigueur le fait d’une brute ou d’un ivrogne ! Mais une brute sanguinaire aurait-elle échafaudé l’histoire du télégramme posté par un complice pour faire partir les occupants de la maison ? Allons donc ! En ce cas il y aurait préméditation. Un meurtrier capable de préméditer son crime n’est pas une brute !

J’ai repris mon souffle. On aurait entendu voler le roi des pickpockets. Pas un assistant n’osait remuer le petit doigt.

Tous étaient suspendus à mes lèvres, béant de stupeur et d’attente. Mon avocat, le président, les jurés, me regardaient comme s’ils me découvraient enfin. C’était un moment inouï. J’ai jeté un coup d’œil à Emma. Elle semblait muée en statue de marbre blanc. Le noir de ses atours faisait ressortir son visage blafard. Je l’ai trouvée laide. Oui, elle était enlaidie par la trouille et ça m’a réchauffé le cœur. Que je puisse détruire un instant sa beauté, n’était-ce pas ma plus magnifique vengeance ?

J’ai passé ma main sur mon front. Il ne fallait pas que je perde le fil… Maintenant, ce fil me mènerait quelque part, je le sentais. Cette histoire, c’était à moi avant tout que je la racontais. C’était moi que je convainquais de mon innocence. Ah ! l’inoubliable moment !

— Poussons le jeu des « admissions », Messieurs, donc « admettons » que j’aie fait adresser un télégramme depuis Orléans. Qu’est-ce qui me prouvait qu’il me permettrait de rester seul à la maison ? Ecoutez-moi, écoutez-moi bien…

Cette exhortation était inutile. Ils étaient tendus à crever, les gars. Au point qu’ils devaient regretter de n’avoir que deux manettes pour m’esgourder. Ce qui — je le sentais — les impressionnait le plus, c’était mon langage choisi, la clarté de ma démonstration, mon manque de frénésie. J’étais froid et précis. Et ça, c’est peu commun chez les criminels.

— Ecoutez-moi bien, Messieurs…

Et le président ne pensait pas à me rappeler aux usages qui veulent qu’on s’adresse à Messieurs de la Cour, Messieurs les jurés. Ils étaient d’accord pour que j’abrège…

— Ecoutez-moi bien ! Baumann était en voyage avec la voiture. Logiquement, au reçu de ce télégramme alarmant, Mme Baumann aurait dû prendre le train ! Les trains pour Orléans sont nombreux ! Si elle avait loué une voiture elle m’aurait demandé, ou plutôt elle aurait dû me demander de la conduire, puisque c’était MOI le chauffeur de la maison !

Ça a fait l’effet d’un paveton dans une mare. Il y a eu une grosse rumeur d’approbation. Je tenais le bon bout.

— Je poursuis, messieurs… En m’étonnant de la conduite de Mme Baumann. Elle apprend que sa mère est mourante. Au lieu de se précipiter à la gare, elle trouve le temps de louer une voiture en pleine nuit, ce qui n’a pas dû être facile. Puis, toujours en pleine nuit, elle s’arrête à Etampes afin d’y prendre un repas dans un établissement de routiers, alors qu’elle avait déjà dîné chez elle et qu’elle surveille sa ligne comme toutes les jeunes femmes. Elle fait conduire la voiture en question par un domestique qui n’est pas le chauffeur. Vous êtes satisfait de ces explications ? Moi oui, car je comprends parfaitement son but. En agissant ainsi, elle pouvait emmener le nommé Robbie avec elle et, ainsi, me laisser seul. Il le fallait pour que je sois accusé du meurtre. Car Emma Baumann savait qui j’étais, je le lui avais dit !

Alors là, ça a été le vrai tumulte. Chacun y allait de sa beuglante. Tous les regards se sont tournés vers la jeune femme.

Ce braquage général l’a fait réagir. Elle s’est levée, a haussé les épaules et a essayé de parler, le président lui a fait signe de s’asseoir.

— Continuez ! m’a-t-il crié.

J’ai levé la main à la romaine, pour obtenir le silence, et je l’ai obtenu instantanément.

— Il y a, ai-je dit, un vieil adage policier qui dit : « Cherchez à qui le crime profite ». Il est bon. A qui ce crime a-t-il profité ? A moi, pour voler quelques titres difficilement négociables et qui aurais attendu les flics, couché dessus comme un chien sur un os ; ou bien à celle qui hérite les biens de la victime ?

« Me croyez-vous capable d’avoir été aussi monstrueusement stupide et inconscient ? Je ne le pense pas. Je n’ai rien dit durant ce procès parce que cela n’aurait servi à rien. Maintenant, allez me juger comme bon vous semblera ; quel que soit votre verdict, je suis votre homme !

Des gars ont applaudi au fond de la salle. Le président a fait carillonner sa clochette. Quand le calme a été à peu près revenu, il a fait venir Emma à la barre et lui a demandé ce qu’elle avait à dire en réponse à ces insinuations.

Elle a souri tristement en soulignant qu’elle se trouvait à Etampes au moment où on tuait le vieux. Ceci acquis, elle voulut bien expliquer qu’elle avait loué une auto parce qu’elle tenait à pouvoir circuler librement. Qu’elle s’était arrêtée pour manger parce que le voyage la fatiguait. Et enfin qu’elle méprisait mes insinuations malveillantes.

J’ai senti qu’elle redressait quelque peu la situation. Mais insuffisamment, car j’avais fait une énorme impression. La cour s’est retirée pour délibérer. Elle est revenue dix minutes plus tard et le président a annoncé à une salle exaltée que le procès était suspendu pour complément d’information.

CHAPITRE XII

J’ai retrouvé la taule et son accablante monotonie. Grâce à ma belle salade, j’avais réussi à gagner un peu de temps et à chanstiquer « l’âme et conscience » des jurés. Mais je ne me berlurais pas : c’était reculer pour mieux sauter car, dans le fond, ma bonne jactance ne tenait pas le choc. Elle avait produit un effet seulement à cause de la façon et du moment où je l’avais déballée.

Après avoir assisté à mon procès en affichant la plus souveraine indifférence, après les avoir laissés monter leur petite mayonnaise, je m’étais dressé, au moment suprême, pour exposer mon point de vue. Il y avait sur le plan psychologique des choses troublantes dans mon exposé ; mais à l’enquête ces faits s’évaporeraient comme de la rosée au soleil et je me retrouverais face à face avec la réalité. La réalité c’était ma présence dans une maison en compagnie d’un cadavre. On démolirait mes objections. On me dirait que j’étais resté sur place parce que je croyais avoir du temps devant moi, n’ayant pu prévoir que la maison parapluie débarquerait pour nous annoncer la mort « accidentelle », oh ironie ! de Baumann. Au contraire, on y verrait la preuve de ma noirceur d’âme. Ça allait ronfler vilain pour ma poire quand ils auraient récupéré. Ah ! ils allaient me la faire casquer chérot mon éblouissante démonstration. Ils m’en voudraient de les avoir chambrés tous, mon avocat en tête. Leurs belles paroles, leurs déductions sculptées dans le fromage mou, leur masturbation cérébrale, leur expérience et leur carrière, tout ça allait reprendre le dessus…

Un matin, alors que je venais de passer à la douche, un gardien s’est pointé dans ma cellote. Il tenait sous le bras un laxonpem dont la ficelle avait été brisée et le papier défait.

— Un colis pour vous ! a-t-il annoncé.

Je pouvais en recevoir, étant toujours en préventive.

Ça m’a légèrement siphonné.

— Un colis ?

— Oui, vot’bonne amie…

J’avais pas de nana, pas de famille. Je voyais donc pas qui pouvait m’adresser un pacson.

J’ai ouvert. Il y avait plein de bonnes choses dans un carton grand comme une boîte à godasses : un sauciflard, un paquet de biscuits, du chocolat, des bonbons. C’était gentil, j’en conviens… Gentil, mais anonyme. Et ça me troublait.

A la direction on avait coupé le sauce en deux, pour des fois qu’il serait truffé à la lime. Le paquet de biscuits était ouvert, de même que celui de chocolat. Ils prenaient leurs précautions.

Mais tout était innocent et du meilleur aloi.

A midi j’ai tortoré le saucisson. Il semblait pur porc et il m’a fait plaisir. Puis j’ai mangé des biscuits et du chocolat.

Vous ne pouvez pas savoir ce qu’on se fait tartir en prison durant les périodes de préven. Après aussi, of course ! Mais la taule dans l’incertitude c’est pire que tout.

La jaf m’a distrait un moment. Un bon moment même car, au bout d’une petite heure, je me suis senti vraiment malade.

Ça a commencé par des crampes de plus en plus rapprochées, puis ces crampes ont fait place à des douleurs intolérables. J’ai tout de suite pigé de quoi il retournait. Rapidos j’ai sonné le gardien.

— Emmenez-moi à l’hosto en vitesse, ai-je dit, je suis empoisonné, quelqu’un a essayé de me farcir à l’arsenic…

Il a bien vu, à mon teint, que c’était pas du bidon. J’étais d’un très beau vert, tout ce qu’il y a de champêtre. Et le masque creusé, d’un coup, par la souffrance… J’avais mal partout. Mon estomac me semblait en feu. Une sueur glacée perlait à mon front.

Ce coup-là, je le pigeais très bien. C’était un cadeau de la môme Emma. Elle avait rien imaginé de mieux que de m’envoyer au pays des songes, la chérie, pour se débarrasser de mes objections. Ça l’ennuyait de me voir ruer dans les brancards. Elle craignait pour sa sécurité et se disait qu’une fois que je serais canné, les choses iraient mieux pour elle.

Le toubib de la prison a fait fissa pour radiner. C’était un grand diable avec des cheveux en brosse, de grosses lunettes et un air pas commode qui ne lui allait pas du tout.

Il m’a regardé, m’a fait tirer la langue, a examiné mes déjections et s’est rembruni.

— Transportez-le immédiatement à l’hôpital ! a-t-il ordonné.

Je n’étais plus en état d’arquer. Le temps qu’on prépare la civière, le toubib me collait une piqûre dans les fesses. Puis deux costauds s’emparèrent des brancards et me coltinèrent comme des perdus à travers les couloirs. C’était la première fois que j’empruntais ce mode de locomotion et, franchement, je lui préférais le chemin de fer !

Tout le long du trajet en ambulance j’ai gémi :

— Je veux parler au directeur… Vite !

Seulement une fois à Cusco, j’ai sombré dans les vapes sans m’en rendre compte. Ça s’est fait insensiblement. Un jour, il y a longtemps, j’avais fait une balade en barque sur un lac de Savoie. Et la barque passait sous un tunnel de verdure. Eh bien ! j’ai ressenti la même impression. C’était doux et lent et l’obscurcissement avait quelque chose de majestueux… L’ombre était fraîche. Je me suis dit qu’après tout il faisait bon mourir.

Quand je suis revenu à moi, après le lavage d’estomac, je me sentais infiniment faible. Mais je ne souffrais pratiquement plus. Simplement mon ventre restait douloureux, meurtri. Je reposais dans le lit blanc, il faisait chaud… Par la fenêtre, j’apercevais un morceau de ciel gris. On était au printemps, mais la belle saison avait du retard.

Un type que j’avais déjà vu s’est approché de moi.

— Comment vous sentez-vous ?

— Mieux…

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Vous êtes le directeur de la prison ?

— Oui. Il paraît que vous voulez me parler ?

— C’est ça…

— Je vous écoute…

— J’ai été empoisonné…

— Je sais.

— Il faut faire analyser ce qui reste du paquet qui m’a été adressé.

— J’ai déjà donné des ordres en conséquence.

— Il faudrait qu’on enquête pour savoir qui a déposé ce paquet pour moi…

Il a eu un imperceptible haussement d’épaules. Sur son visage une ombre agacée a flotté un instant. Il paraissait dire : « Toi mon lascar, tu ne vas pas m’apprendre mon travail ! »

— Vous avez une idée quant à l’identité de la personne qui vous a adressé ce colis ?

— Oui…

— Laquelle ?

— Elle ! j’ai grommelé… Elle ! La petite garce…

J’ai tourné la tête sur mon oreiller et je me suis assoupi.

C’était la vadrouille en barque qui continuait. Toujours aussi agréable, avec son ombre verte et sa douceur mortelle.

Il faisait nuit lorsque je suis revenu à moi. Un infirmier se tenait à mes côtés. Il bouquinait un journal du soir à la lueur d’une veilleuse bleuâtre.

J’ai fait un mouvement qui a attiré son attention. C’était un gros rougeot à face de louchebem. Il avait un regard tranquille et réprobateur.

— Tiens, te v’ia sorti de l’auberge ?

— Oui…

— J’étais en train de lire un truc sur toi…

Il a brandi le journal sous mon nez :

— Ça t’intéresse ?

Je n’ai pas pu lire évidemment. Dès que je me suis mis à fixer la feuille imprimée, les caractères ont dansé la java.

— Paraît qu’on t’a expédié de la muscarine dans des biscuits ! T’as failli crever…

— Merci du renseignement, ai-je balbutié.

— Y a de la chance que pour la canaille, ç’aurait été un pauvre homme il clabotait !

J’étais fixé sur ses sentiments à mon égard. Lui, de marner dans la salle aux truands de l’Hôtel-Dieu, ça l’avait aigri. Il en avait honte, dans le fond, de soigner la pègre ; comme un instituteur à qui on cloque une classe d’anormaux.

— Qu’est-ce qu’on dit de moi ?

— On cherche qui a apporté le paquet fatal… C’est les journaleux qui emploient l’expression. Ça serait une jeune fille paraît-il. On est sur sa piste…

J’ai soupiré. Je ne comptais pas trop sur l’enquête. Une jeune fille ! Vous pensez qu’Emma avait pris ses précautions… Là, c’était du sans bavure ; elle avait eu le temps de s’organiser.

J’éprouvais un grand vide dans le ventre.

— J’ai faim !

— Eh ben toi ! alors, t’as vite fait de récupérer…

— Je peux pas bouffer quèque chose ?

— Attends, je vais voir…

Il est sorti et il est resté assez longtemps parti. Il est revenu avec un grand bol de bouillon de poireau.

— Tiens !

— C’est tout ?

— Merde ! tu vas pas te mettre à becqueter une entrecôte marchand de vin après la séance que t’as subie !

— Pourquoi pas, puisque j’ai faim ?

— T’as du coffre, y a pas, on voit que t’es jeune !

Là, il m’a dédié une mimique admirative exclusivement motivée par ma résistance physique.

— Demain, on t’embarquera à l’infirmerie de la Santé ; pas la peine de te garder ici !

Il a repris le canard pour continuer sa lecture. Mais cinq minutes plus tard, il a piqué du naze et s’est mis à ronfler. J’ai compris qu’il ne s’était pas seulement occupé de mon bouillon à la cuistance. Il avait également fait honneur à un kil de rouge car il puait la vinasse.

La Santé ! Toute cette sordide existence du prisonnier attendant qu’on statue sur son sort !

J’ai serré les poings. L’humanité me dégoûtait. Je me sentais régénéré par ce tubage qu’on m’avait fait. J’étais à la fois très faible et plus fort qu’avant mon empoisonnement.

J’ai regardé la nuque de l’infirmier endormi ; puis le récipient pour se soulager, derrière lui sur la table de chevet. J’ai saisi le flacon. Il était en verre très costaud. Je l’avais bien en main. J’ai levé le bras. Le flacon a volé en éclats et le gros lard est parti en avant. Il s’est écroulé sur le parquet, agité de tremblements convulsifs. Je l’avais sérieusement sonné. Je me suis levé et c’est alors seulement que j’ai réalisé la connerie que je venais de commettre : je ne pouvais pas me tenir debout, tout dansait autour de moi. Tout tournait à une vitesse vertigineuse. J’ai fermé les yeux et me suis assis. Ça s’est un peu tassé. Mais dès que j’ai rouvert les stores, la sarabande a recommencé.

J’ai ressenti un immense dégoût pour moi-même, pour ma stupidité. « Tu viens de faire du beau boulot », me suis-je dit. Ça, c’était le trait au bas d’une addition. Il ne restait plus qu’à faire le total. Le total s’écrivait en quatre lettres : mort !

Je venais de supprimer mes suprêmes chances, et ce, précisément à un moment où, grâce à cette tentative d’empoisonnement, tous les espoirs m’étaient permis…

J’ai senti à l’avance le contact des ciseaux sur ma nuque. Ces ciseaux qui allaient dégager mon encolure. Mille fois de suite, à une cadence précipitée, j’ai basculé sur la planche à chariot ! Ma tête valdinguait dans la sciure.

Je balbutiais :

— T’es dingue, Kaput, t’es dingue ! Qu’est-ce que t’as fait ? Qu’est-ce que t’as fait !

L’infirmier ne bronchait plus.

Alors je me suis avancé comme un fantôme dans la pièce. Je me disais :

« Marche ou crève ! Marche ou crève ! Si tu ne réussis pas à te barrer, on te passera à la grande tondeuse.

La volonté, croyez-moi, c’est la force numéro un ; plus balèze encore que l’énergie nucléaire. A force de le vouloir, j’ai pu dominer mon vertige. Ça s’est arrêté de virer, comme un manège, quand le forain vient de baisser la manette du courant.

Je me suis penché sur l’infirmier. Je tremblais terriblement. Avec des peines inouïes je suis parvenu à lui ôter son futal.

Je l’ai passé. Là-dedans je ressemblais à un vieil éléphant. Ça me faisait des meules pendantes.

En le faisant rouler, je suis parvenu à lui enlever également sa blouse. J’ai chaussé ses espadrilles blanches, coiffé sa calotte ronde…

Il m’a fallu au moins une heure pour terminer la cérémonie. Il râlait, le mec. J’avais dû lui faire péter la charnière et il ne s’en tirerait certainement pas sans trépanation.

A petits pas lents je me suis avancé vers la porte. Le plus duraille, maintenant, c’était de surmonter mon tremblement.

Dans le genre téméraire, je pense qu’on ne pouvait pas faire mieux !

CHAPITRE XIII

J’étais dans le cirage lorsqu’on m’avait amené dans cette chambre, aussi je n’avais pas la moindre idée des lieux.

En ouvrant la porte j’ouvrais sur l’inconnu. L’inconnu avec un I majuscule et le trouillomètre au-dessous de zéro. C’était une sorte de rêve fou. La fiole me tournait encore et je ressentais de cruelles nausées. S’évader dans un pareil instant constituait un drôle de tour de force, je vous le dis.

J’ai débouché sur un couloir puant la maladie, l’éther, le fade… Y avait rien à l’horizon, sinon une porte vitrée que j’ai franchie aussi.

A cet instant j’ai vu un flic en uniforme, installé sur une chaise, à califourchon, le képi rejeté sur l’arrière du cigare, l’air béat et la bouche entrouverte.

Sa présence m’a surpris, mais je me suis souvenu que j’étais à Cusco, le quartier des vaches de l’Hôtel-Dieu. Il était normal que la maison poulet s’y fasse représenter.

J’ai adressé un clin d’œil au maton. Il m’a répondu par un autre clin d’œil à la crapaud. Cette formalité accomplie j’étais libre. Comme quoi faut pas se laisser chanstiquer la comprenette par les journaleux en délire qui célèbrent les évasions de ce genre sur plusieurs colonnes.

Ça se passe très simplement en somme, ces sortes d’affures. J’ai arqué posément dans la vaste bâtisse. A un moment donné je me suis trouvé nez à naze avec une religieuse qui m’a regardé d’un air stupéfait.

— Mais… a-t-elle balbutié…

Probable qu’elle devait connaître à fond tous les employés de la boîte et que ma présence lui paraissait insolite.

Je me suis fendu d’un sourire grand module.

— Vous donnez pas peur, ma sœur, je suis attaché à l’infirmerie de la Santé, et je suis venu voir le détenu empoisonné qu’on a amené tantôt…

C’était une frangine assez jeune, avec des joues fraîches et l’œil clair.

Elle a froncé les sourcils.

Mais c’est vous le détenu, a-t-elle murmuré. J’ai assisté à votre tubage.

J’ai biglé autour de moi. Y avait personne dans les environs et le limitrophe. Du coup, j’ai changé de bouille… et de ton…

— O.K., alors écoutez-moi, petite sœur, je voudrais pas frapper une femme, surtout une religieuse, seulement je joue ma tête en m’évadant et une tête ça se défend à n’importe quel prix. Vous allez venir avec moi jusqu’à la rue et tâchez de pas faire la conne, sauf le respect que je vous dois !

Elle m’a dévisagé d’un petit air anxieux. J’ai compris qu’elle n’avait pas peur pour elle, mais pour moi… ou plus exactement pour le salut de mon âme… A ce moment-là, mon âme ne me tourmentait pas trop, merci ! De ce côté-là, malgré ce que je venais de faire, je me sentais assez paré.

— Vous pouvez aller, m’a-t-elle dit, vous êtes seul juge… Mais vous avez tort…

J’ai pigé qu’elle la bouclerait. Elle avait des principes de charité grands comme le Musée du Louvre.

Je lui ai dit merci et lui ai demandé où se trouvait la sortie. Elle a paru choquée par ma question.

— Vraiment vous m’en demandez trop.

Et elle a passé une porte qui se trouvait là. Comme dit l’autre, j’avais confiance, mais tout de même je préférais me remuer le panier.

Heureusement, un peu plus loin, des flèches peintes en noir indiquaient la sortie.

Trois minutes plus tard je débouchais sur le parvis Notre-Dame tandis que des ambulances radinaient presto, chargées d’accidentés.

J’ai reniflé avec ivresse la bonne odeur de Paname. L’air était vif. Une dégoulinante s’est mise à sonner minuit, bien courageusement. Mon vertige a laissé place à une formidable gueule de bois. J’ai glissé la pogne dans la poche du futal blanc. Cette carne d’infirmier ne trimbalait pas de mornifle sur lui. J’étais paumé au milieu de Pantruche, fringué en infirmier de comédie, les pieds nus dans des espadrilles, n’ayant pas un flèche et aucune adresse où sonner.

Ma tentative était vouée à l’échec. Que peut faire en plein Paris un évadé sans relations ni argent, je vous le demande ?

J’ai traversé le bras de Seine, en remontant le col de ma blouse. Un vent mordant me pinçait les étiquettes. La saison était vraiment débecquetante, avec ce ciel glacé et ces arbres sans bourgeons qui continuaient à tendre le poing.

Les petites rues attirent davantage que les grandes artères. La Rivoli, y avait pas de danger que je la prenne. Je me suis engagé dans la petite rue Saint-Martin, obscure à ces heures comme un tunnel. Je l’ai remontée, parallèlement au Sébasto…

Où aller ? Pour l’instant ma tenue d’infirmier n’attirait pas l’attention. On me prendrait pour un garde-malade fonçant à une urgence. Seulement, dès qu’il ferait jour et que ma disparition serait connue, je n’aurais plus une chance sur mille de m’en tirer. D’autant que je ne me sentais pas vaillant. Avec la secousse que je venais de subir, d’une seconde à l’autre je pouvais me sentir pâlot des flûtes et m’effondrer sur le macadam ! Alors là, c’était le feu d’artifice final. Je voyais pas mieux comme happy end pour célébrer le triomphe de la justice sur le mal !

Une ombre à un coin de rue m’a fait me cabrer. Puis j’ai réagi : c’était une tapineuse.

Elle m’avait détecté par tribord et, troublée par ma tenue, se tâtait pour savoir si elle me faisait le coup de Jean Bart. Comme à cet instant de la noye le pigeon était rarissime elle s’est décidée pour l’abordage.

— Où qu’il va ce beau gosse ? a-t-elle roucoulé.

On ne pouvait pas imaginer une tarderie pire que celle-là : elle avait au moins soixante berges et parvenue à ce carat, une dérouleuse de ruban n’est pas jojo. Celle-là était décatie comme des ouatères publiques. Ses chasses lui pendaient sur les joues et elle avait un sourire au rouge-baiser qui débordait les lèvres de dix centimètres au moins. Avec ça une brioche de vache pleine… Et, pour couronner le tout, la gueule à dire la bonne aventure aux bicots pour dix balles dans la baraque de Madame Irma à la Foire du Trône.

Elle m’a donné une idée. Oh ! pas une fameuse évidemment. Mais j’étais tout au fond d’une monstrueuse impasse limitée par des murs gigantesques et noirs. Il fallait bien que j’essaie n’importe quoi pour m’en tirer ?

Je la reluquais d’un air vide. Elle a pris cette attitude pour de l’hésitation.

— T’as pas froid, mon loup ?

Et comment qu’il avait les grelots, le « loup », mais ça n’avait rien à voir avec la température.

— Si, ai-je sorti, il fait pas chaud… Comme un crétin je flanque ma veste dans le placard d’un collègue et il est parti avec la clé, cet âne ! Total je suis obligé de rentrer chez moi en tenue de travail, pourtant c’est pas mardi gras.

Elle s’est marrée.

— T’es mignon, comme ça, mon lapin… Tu travailles à l’hosto ?

— Oui, je suis infirmier…

— Si t’as pas oublié ton fric dans ta veste, tu veux que je t’emmène au chaud ? Je serai bien polissonne.

Sa promesse de délices me donnait envie de rire. Elle avait pas la gueule à faire ce genre d’article. Ou alors elle l’avait trop et c’était encore plus poilant.

— Ecoute, ai-je fait, comme un type qui prend une décision. Dans un sens tu me donnes une idée.

— Ah ! oui ?

— Oui… Si t’es raisonnable comme prix on fait un couché. Comme ça, ça m’évitera de rentrer chez moi et je serai sur place pour commencer le turbin demain matin…

— Combien que tu me donnes ?

— Combien tu veux ?

— Dix mille !

— Tu te prends pour miss Monde !

— Ben dis un chiffre, mon gros loup…

N’ayant pas un ticket sur moi je pouvais lui promettre autant d’artiche qu’elle en rêvait, mais je devais marchander pour la mettre en confiance.

— Quatre mille, ai-je proposé.

— Tiens, tu me plais, on coupe la poire en deux et je suis ta gosse pour la noye…

— Bon, ça va…

Elle s’est mise en route vers une minuscule impasse. Ça chlingait le chou pourri dans le coin. Parvenue devant une lourde lamentable elle s’est retournée.

— Tu as vraiment ton argent sur toi, au moins ? car la maison ne fait pas de crédit, tu sais !

J’ai vagué ma paluche d’un air courroucé.

— Pour qui tu me prends !

— Bon, a-t-elle fait, rassurée, te fâche pas, mon lapin, je me renseigne juste…

On s’est engagés dans un escadrin de bois branlant. Il était si vétusté que vous aviez l’impression pénible qu’il n’attendait plus que vous pour s’écrouler.

Sa carrée se trouvait au quatrième. Elle se composait d’une sorte de studio minable et d’un morceau de cuisine. A côté de la cuisine, il y avait un petit débarras.

— C’est pas le Ritz, a-t-elle dit, suivant mon regard circulaire…

Non, c’était pas le Ritz, ni même l’hôtel de passe pour étreintes à bon marché. Le toit était mansardé. Y avait juste un sommier avec, contre le mur, à la tête, un châle qui se voulait espagnol. Une commode, une table basse, une chaise, un phono et un baigneur de cellulo composaient l’ameublement.

Le lit me faisait envie. Je m’y suis laissé tomber…

— T’es pas mal ici, ai-je dit gentiment. Tu vis seule ?

— Et comment ! Mon dernier homme je l’ai viré avec pertes et fracas ! Un fainéant qui lichait tout ce que je ramenais… Et puis qu’est-ce que tu veux… J’ai l’esprit d’indépendance…

Ça cadrait bien avec mes projets.

Pour une fois le hasard avait l’air d’accord.

— Alors, mon chéri, tu me le fais mon cadeau ?

J’ai porté à nouveau la main à mon futal et j’ai chiqué au gnace qui a peaumé son crapaud.

Le visage de la vioque est devenu hermétique. Vous parlez : cinquante ans de tapin, cette chanson-là elle la connaissait mieux que la Marseillaise.

— Ça va, a-t-elle grincé dans le plus pur style girouette rouillée, te donne pas la peine, t’es fleur, hein, mon salaud ? Me faire perdre du temps à c’t’heure ! Tu crois au père Noël ! Fous le camp, hé, ballot !

Je suis allé jusqu’à la porte, elle a cru que je lui obéissais et elle a appuyé sur la pédale des invectives. Mais elle a vite chunté en voyant qu’au lieu de maller je donnais un tour de clé et filais l’objet dans ma pocket.

— Non, mais… mais… qu’est-ce qui te prend ?

C’était pas la peine de lui bâtir un roman au canevas. Avec elle valait mieux y aller franco.

— Y me prend que j’étais en traitement à Cusco et que je viens de me faire la paire après avoir endormi le mec qui me veillait.

Justement un journal du soir traînait sur sa commode. Par chance y avait ma bouille dedans.

— Voilà le monsieur en question ! ai-je fait…

Elle a regardé rapidement, juste le temps d’admettre la ressemblance.

— Ah ! bon, a-t-elle dit… T’es en cavale… Et alors, qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Je sais pas encore, mais la première chose c’est de me zoner et p’t’être aussi de tortorer un morcif.

Elle ne semblait pas enthousiasmée ; du reste elle me l’a dit :

— J’aime pas beaucoup ça. Moi, depuis que je turbine je me suis tenue le nez propre…

— Ça fait une moyenne avec le reste, j’ai gouaillé.

— Et je tiens à continuer !

— Tu postules pour la Légion d’honneur !

— Non, mais j’ai pris l’habitude du grand air, figure-toi.

— Et moi je l’ai perdue… Alors ferme ta gueule ou je me mets en rogne. Je suis ici, j’y reste. La ramène pas car il se passerait des choses…

Elle se l’est tenu pour dit.

Son appartement était admirablement conçu pour un gars dans mon genre ; il ne comportait qu’une seule issue : la porte. J’ai traîné le divan devant afin de l’obstruer entièrement. J’ai regardé le vasistas, il donnait sur un toit. Donc rien à craindre.

— Donne-moi quelque chose à bouffer…

— Quoi ?

— Ce que tu voudras…

— J’ai un reste de petits pois.

— Annonce !…

J’ai raclé la casserole. Ensuite j’ai bu deux tasses de café brûlant. Ça allait mieux. Il me restait ma lassitude à surmonter, pour cela il n’y avait que le pucier.

Je me suis donc allongé sur le plume, la tête pareille à un gyroscope.

— Tu peux te coucher aussi, ma beauté. N’aie pas peur, je veux pas te violer.

Elle boudait, vachement en crosse contre moi et contre son manque de flair qui l’avait menée à me racoler.

— Surtout n’essaie pas de me faire un tour, parce que j’ai le sommeil très léger. Une puce sur du velours me fait sursauter.

J’ai fermé les yeux et tout s’est écroulé sans bruit.

CHAPITRE XIV

Un léger glissement m’a tiré des limbes. Je n’avais pas menti à la dondon en lui affirmant que j’avais le sommeil léger. Les gars dans ma situation sont toujours sur le qui-vive, ou alors ce ne sont pas des cérébraux.

J’ai ouvert une lucarne. Il faisait noye, mais la clarté lunaire glissait par le vasistas. A la faveur de cette lueur verdâtre j’ai avisé la vioque qui déambulait, en combine dans la pièce. Je n’ai pas mouffeté. P’t’être qu’elle allait aux gogues après tout ? Mes chasses s’accoutumant à la pénombre, j’ai pu la mater plus en détails. Vous parlez d’une ruine non classée ! Elle avait la poitrine posée sur le ventre comme sur un coussin. Le rond-point était un peu croulant et, une fois démaquillée, elle ressemblait franchement à une sorcière. Un instant j’ai pensé qu’elle allait sortir son manche à balai et s’envoler à travers les tuiles…

Elle est allée à une commode bancale dont elle a ouvert le tiroir inférieur avec d’infinies précautions. Maintenant j’étais en alerte. Je sentais qu’elle mijotait un coup pas catholique, la brave douairière.

Alors, silencieux comme une ombre de chat, j’ai glissé mes tiges hors du pieu. Je n’avais plus qu’à allonger le bras pour atteindre le commutateur fixé à gauche de la lourde. C’est ce que j’ai fait. La lumière lui a fait l’effet d’un seau d’eau. Elle a sursauté et le vache couteau qu’elle tenait en pogne est tombé par terre.

Elle avait de drôles de projets, bien funestes, cette matrone ! Vachasse comme point, elle s’apprêtait à me saigner façon goret !

— Tu allais aux fraises, avec ton ya ? j’ai questionné.

Elle n’a rien répondu.

— On voit que t’es pas Ecossaise, toi, ai-je poursuivi, l’hospitalité c’est pas ton fort…

Elle s’est mise à reculer jusqu’au fond de la pièce. Ça ne lui faisait pas trop loin à aller.

— Si t’avances, je gueule, elle a fait, l’air bien déterminé…

J’ai hésité. Elle était bel et bien sur le point de hurler à la mort, cette pourrie. Dans la nuit ça allait s’entendre et l’immeuble remuerait un peu.

J’ai empoigné la casserole qui avait servi aux petits pois. Il s’agissait d’une « cocotte » en fonte. Ça faisait une chouette massue. Décidément je travaillais dans le coup de bambou d’une manière attitrée. Une bath carrière d’assommeur de bœufs s’ouvrait devant moi.

Elle a ouvert la gueule pour libérer sa clameur, mais elle a pas eu le temps de trouver son contre-ut. La casserole lui a atterri sur le coin de la pêche et ça a fait « bing ». Un bruit chouïa. Elle a porté la paluche à sa pommette. Elle semblait sonnée.

Pourtant les grognaces ont le cuir épais. C’est comme les éléphants : faut les ajuster au bon endroit si on veut les démolir. Celle-ci geignait en se massant la façade.

Alors je me suis approché, j’ai ramassé le canif. C’était un très gentil cure-dent en acier suédois. Il s’ouvrait sur simple pression. Son ancien Jules qui l’avait oublié, je suppose ?

La lame a jailli avec une telle violence que l’objet a failli sauter de ma main. J’ai regardé la vieille. Elle ne voyait pas ce que je faisais… Puis j’ai biglé le couteau. Alors tout s’est mis à gronder autour de moi. Les meubles, les murs me faisaient une épouvantable grimace. Une vapeur rouge s’est infiltrée dans ma tête.

Ce qui s’est passé, je serais incapable de vous le dire. Tout ce que je sais, c’est qu’au bout d’un instant j’étais couvert de sang et de sueur. Mon poing droit crispé sur le manche du couteau était complètement rouge et la vieille gisait à mes pieds comme un tas de hardes ensanglantées.

J’ai posé le canif sur le marbre fendu de la commode, juste devant une photo représentant un militaire dans un cadre en coquillages.

Chopant la vioque par les pieds, je l’ai traînée jusque dans le débarras jouxtant la cuisine… A l’endroit où elle était tombée il restait une flaque de sang épais qui m’a soulevé le cœur. Je l’ai recouverte avec le morceau de tapis élimé qui servait de descente de lit. Puis je me suis lavé les bras sur l’évier.

Peu à peu mon calme est revenu.

Une grande tristesse est descendue en moi.

— Maintenant c’est une manie, ai-je murmuré…

J’étais sidéré par la facilité avec laquelle on devient un assassin endurci. Je tuais sans hésiter, sans ressentir la moindre émotion. Kaput ! Tu parles, je le justifiais amplement ce surnom que des gars m’avaient collé !

* * *

Pour parler franc, je ne me souviens plus très bien non plus de ce que j’ai maquillé après ça… En tout cas je me suis recouché et me suis endormi. J’avais un besoin de néant dont vous ne pouvez pas vous faire une idée !

Seulement, quand je me suis éveillé, j’ai compris que c’était du sérieux, que cette fois je tenais le bon bout et que j’avais rattrapé ma santé solide de naguère… Il ne restait plus trace de mon empoisonnement.

Ça n’était plus la lune qui coulait par le vasistas, mais le soleil. Un beau soleil épais comme du pudding.

J’ai bâillé en le regardant ; il me faisait chaud aux yeux. Mais une affreuse odeur a troublé ma voluptueuse indolence. Une odeur fade, une odeur âcre, une odeur de sang et de mort.

Tout m’est revenu en mémoire : la vieille, le couteau, et cette crise meurtrière qui m’avait secoué.

Je me suis levé. J’avais du sang sur ma blouse blanche. J’ai ôté celle-ci avec répulsion. Sur la commode, la lame du couteau était noirâtre et le type de la photo semblait la reluquer d’un air satisfait.

Maintenant je pouvais plus me permettre de séjourner ici. Ça devenait franchement irrespirable. J’ai ouvert tous les tiroirs de la commode ; je me donnais pas la peine de camoufler mes empreintes, des touches de piano j’en avais étalé un échantillonnage complet dans la cambuse, au cours de cette nuit mouvementée. Les poulets sauraient que c’était moi l’auteur du meurtre… Quand je pensais à leur frite je touchais au ravissement, parole ! Et celle des jurés qui avaient interrompu mon procès ne devait pas être piquée des vers non plus. Ils allaient faire des complexes d’indulgences, les pauvres, perdre toute autorité sur leur bonne femme ! Pendant quelque temps, les copains qui passeraient aux assiettes se feraient saler, je le savais.

Dans la commode j’ai trouvé cinquante billets en petites coupures. C’était sûrement pour eux que la vieille avait dégainé l’épée cette nuit, par crainte que je les lui chourave… Ça m’a fait plaisir de toucher cette pension alimentaire. Avec un peu de pot, j’allais peut-être me sortir de cette impasse ?

Seulement il m’était impossible de me baguenauder ainsi loqué. Ça devait se savoir, à c’t’heure, dans Paname, que le gars Kaput avait quitté Cusco nippé en honorable planteur de thermomètres… J’aurais volontiers échangé les cinquante pions de la vioque contre une tenue moins voyante…

J’ai fouinassé partout. Tout ce que j’ai dégauchi c’était un vieil imper noir de femme. Je l’ai passé. Il était juste des épaules. Alors il m’est venu une idée qui valait ce qu’elle valait. J’ai pris des ciseaux et coupé l’imper à mi-corps afin de le transformer en veste. Puis j’ai enlevé le tuyau du poêle. Un paquet de suie est tombé par terre. Je l’ai prise à pleine pogne et m’en suis entièrement barbouillé le corps et les fringues. Je ressemblais, en deux minutes de grimage, au grand chambellan du Négus.

C’était pas con du tout mon idée, vous allez juger… Je me rappelais avoir vu une échelle sur le palier de l’étage, la veille, en entrant. Cette échelle devait servir à atteindre la trappe du plafond. Après avoir chiqué à l’infirmier, j’allais chiquer au fumiste. Sur le plan psychologique, on ne pouvait mieux se défendre. Les poulardins s’excitaient sur « les hommes en blanc » ; leur attention ne serait pas sollicitée par un brave gars de ramoneur qui déambulerait dans la Capitale avec une échelle sur l’épaule…

Je bichais, je vous jure. Et pour couronner le tout, personne ne m’a vu quitter l’impasse. J’ai débouché rue Saint-Martin en sifflant à pleins poumons. Sous ce déguisement et cette couche de suie je me sentais isolé du monde, hors d’atteinte des poulets.

Et les cinquante tickets de la vieille morue renforçaient mon optimisme.

J’ai pris en direction de la République. Mon idée c’était d’aller jusqu’au Carreau du Temple acheter des fringues passe-partout.

Ça n’a pas été duraille. Un vieux Jacob à cheveux blancs m’a bradé pour huit billets un costume amerlock avec poches à soufflets et fermetures éclairs un peu partout…

Le paquet sous le bras j’ai mis le cap sur la Seine. Là, planqué sous un pont je me suis déloqué et j’ai fait un sérieux brin de toilette. Après quoi j’ai revêtu la tenue kaki vert.

Ma barbe m’inquiétait un peu car je ne pouvais pas entrer sans danger chez un merlan. Les pommadins sont bien placés pour vous observer en détail. En rasant ils ont le temps de penser et en ne rasant pas ils lisent tous les canards du jour, si bien qu’ils étaient à même de tirer des conclusions malsaines.

J’ai regardé filer l’eau verte un bon moment, reniflant le puissant remugle du fleuve. Le soleil me faisait du bien.

Enfin, je me suis ébroué :

— Allons, gars, qu’est-ce que tu vas faire ?

J’avais pas beaucoup le choix : deux méthodes s’offraient à moi. Essayer de quitter Paris, puis la France… Ou bien…

J’ai opté pour la seconde. Au fond ça doit venir de naissance : chaque fois que j’ai eu le choix entre la raison et la connerie, sans hésitation j’ai choisi la connerie.

Je suis donc remonté sur le quai pour acheter un canard à un kiosque. Il était question de moi à la une, une fois de plus. Les journaux, maintenant, me prenaient au sérieux. Je devenais leur providence car pour l’instant le gouvernement tenait le coup et on ne parlait pas de guerre. Ils m’appelaient « L’homme qui s’escamote ». Mon évasion de Cusco avait fait sensation. L’infirmier était claboté une heure après mon départ d’une hémorragie cérébrale et les perdreaux avouaient se perdre en conjecture sur l’endroit où je m’étais planqué. On pensait que j’avais des complices. Les rafles dans les coins douteux se multipliaient…

De tout ça il ressortait que je ne devais absolument pas me montrer à Montmartre, endroit où tous les truands de France courent se faire harponner lorsqu’ils sont en cavale.

Je n’ai même pas fini l’article. Ce que je lisais ne m’intéressait pas. Mon horoscope c’était moi qui le mettais au point. Les baveux ne pouvaient pas m’éclairer sur la question.

Je suis entré dans un petit troquet pour chauffeur de camions. Mes fringues me donnaient l’aspect d’un routier, et il faut toujours se mettre ton sur ton, voyez le caméléon ? C’est la meilleure manière de ne pas se faire remarquer. J’avais également fait l’emplette d’une casquette à petite visière qui me seyait à ravir.

J’ai commandé un casse-graine et j’ai pris un jeton de bignou à la caisse.

Dans la cabine, j’ai trouvé un vieil annuaire des téléphones, la couvrante, les premières et dernières feuilles avaient été arrachées par les gus qui s’étaient trouvés en panne de faf aux tartisses voisines, tant pis pour les mecs qui se blazaient Abel ou Zivès. Le bouquin démarrait à la lettre B, c’était moins une parce que je cherchais Baumann dessus. Il y en avait une demi-colonne. Mais un seul créchait rue de la Pompe.

J’ai composé le numéro. La sonnerie a retenti… Une fois, deux fois, trois fois… Ensuite je n’ai plus compté… Au bout d’un instant j’ai raccroché et cherché un annuaire par nom de rue. Les Baumann devaient habiter un immeuble rupin dont la pipelette avait sûrement le bigophone. Je tenais à interviewer cette dame. Elle s’appelait Bifin et elle avait une voix très Comédie-Française.

— Dites-moi, ici le Service des Eaux, il n’y a personne chez Baumann ?

— Oh ! non, la dame vit dans le Midi depuis de décès de son mari.

— Ah ! bon, vous avez son adresse ?

— Oui… Attendez…

J’ai attendu. Dans le Midi, ça me bottait. Moins je resterais à Paris, mieux ça vaudrait pour ma santé.

— Allô ?

— Oui, j’écoute…

— L’adresse c’est « Les Tamaris », à Saint-Tropez…

— Merci…

J’ai raccroché et je suis allé m’asseoir devant une assiette où une saucisse de Toulouse reposait sur un lit de chou braisé.

CHAPITRE XV

Tout en mastéguant j’ai donné un peu d’air à mes projets. Rien de tel que la tortore pour vous recharger la matière grise. Vous avez la tronche plus solide lorsque votre sac à fourrage est empli.

Après avoir jaffé, j’ai commandé un jus et je me suis mis à élaborer un futur immédiat qui me paraissait idéal. Jusque-là, même dans mes moments de témérité, j’avais manœuvré comme un chef. Aucune faute de psychologie, tout cadrait bien…

J’ai dégusté mon caoua en soufflant sur ma tasse brûlante comme fait un bourrin avant de boire. A la table voisine il y avait quatre routiers qui attaquaient une Francfort en parlant boulot. Mon attention s’est vite fixée sur l’un d’eux ; un grand mahousse avec les cheveux en brosse et de gros lampions qui lui sortaient des orbites. Il avait quelque chose de marrant et, par conséquence directe, de sympa, ce gros lard.

Il disait qu’il redescendait sur Nice et que ça le faisait tartir vu qu’il était seulabre, son coéquipier étant au page avec une sale angine et de la pénicilline toutes les quatre plombes.

Je me suis adressé à lui, carrément.

— Dites, les gars, mande pardon de me mêler à vot’conversation, mais moi aussi, faut que je descende… J’ai claqué le pont de mon Dodge à l’entrée de Melun… Un vrai pastaga ! J’ai tubé à la boîte, ils me disent de redégringoler et de ne pas attendre que la réparation soye faite. Alors, toi, si tu veux, je suis ta pomme pour faire équipe ; je préfère ça à choper le dur ; le train ça me fout le bourdon.

Il a été content, le mec… Sa bouille s’est illuminée et ses lampions se sont préparés comme pour un défilé nocturne.

— Gi ! il a fait… Tu prends un marc, bonhomme, c’est ma tournée !

On en a bu trois.

Le gros m’a claqué les reins.

— Pour qui tu bosses, il a demandé, y me semble qu’on s’est déjà vus !

Là il me prenait de court.

— Martin, j’ai fait prudemment.

— Martin de Fréjus ?

— Oui…

— Alors tu connais Bouboule ?

— C’te bonne blague !

On s’engageait sur un terrain glissant, je risquais de m’étaler mais il n’y avait pas mèche d’esquiver ça…

— Un drôle de numéro, Bouboule, a déclaré le gros. Je l’ai jamais vu conduire autrement que rond. Où qu’il est en ce moment ?

— A Lille, je crois…

Un des trois autres conducteurs a dit :

— Penses-tu, je l’ai croisé en venant de Libourne…

— Ah ! j’ai cru…

Enfin la conversation a dévié et je me suis senti plus à mon aise.

On est parti, les deux, moi et le gros. Il avait un gros vingt tonnes remorque fatigué, pour manœuvrer cet os fallait pas avoir seulement son certificat d’études…

— On se relayera, a dit mon coéquipier…

— Banco, je te laisse sortir de Paname, comme je connais pas ton engin…

J’étais pas pressé. D’autant moins pressé, que je n’avais jamais piloté un torpilleur de ce format. Inutile d’ajouter que mon permis poids lourds était à l’état vierge dans les stocks d’imprimés d’une Préfecture !

Tout en conduisant, le gros chantonnait. Soudain, il s’est tu, m’a regardé avec une étrange promptitude et a murmuré…

— Je suis certain que je t’ai vu quelque part…

Où il m’avait renouché je le savais : c’était dans le baveux où ma frime s’étalait sur deux colonnes ; nette à grincer des ratiches ! On y découvrait jusqu’au grain de beauté que j’ai à la mâchoire.

— Dans notre job, ça n’a rien de surprenant, j’ai dit… Moi aussi il me semble t’avoir vu…

Il a demandé :

— Tu t’arrêtes pas quelquefois à Vermanton, le troquet en bas de la descente ?

— Si…

— Alors c’est là…

On a roulé commack, des plombes, des plombes… Il faisait assez beau, la route était douce sous nos boudins. J’aimais ça… Ça faisait des mois, des années presque, que je rêvais d’un vrai voyage…

On a traversé la forêt de Fontainebleau, puis on a piqué sur Sens… L’horloge d’un clocher marquait quatre heures.

J’ai rapidement calculé que je devais prendre le volant afin de ne pas me cogner le pilotage de noye.

— Passe-moi le manche, tiens, que je voie un peu à quoi ressemble ta manivelle…

Il ne s’est pas fait prier. Moi j’avais longuement observé sa manœuvre pour ne pas sembler trop branque. J’ai été surpris de constater avec quelle facilité on drivait un gros truc comme ça. Ça tirait dans les bras et ça vous arrachait un peu les épaules au début, mais à part ça tout se passait bien…

Le Gros s’appelait Pierrot. Il m’a balancé son blaze avant de se foutre à la ronflette-maison, bien calé sur la banquette.

En cette saison la route n’était pas encombrée. Le touriste ne donnait pas encore, ou alors il se contentait de Paname et de son musée Grévin. J’ai traversé Sens, puis Joigny…

Le jour déclinait. A Epineau-les-Voves, la nuit s’est arrimée pour de bon entre les peupliers.

J’ai secoué Pierrot dont le ronron dominait celui du moteur.

— A toi de jouer, j’ai mal aux ailerons.

Il a ouvert les chasses.

— Merde, a-t-il déclaré en me regardant…

— Quoi, gars ?

— Je suis certain que je t’ai vu, ce matin…

— C’est une manie !

J’avais la recuite, il me donnait des chaleurs, ce gros lard avec son insistance à vouloir me reconnaître…

Et moi, prudent, pas contrariant, j’ai une fois de plus admis que la chose était possible vu que j’avais dragué toute la matinoche dans le quartier du Caire…

Il s’est mis à conduire en mâchonnant un bout de mégot cueilli sur son oreille. Il fredonnait de l’Aznavoche de la bonne année. Tant qu’il chantait j’étais pépère…

Pourtant quelque chose me prévenait de faire gaffe. Je le sentais préoccupé, il avait certainement trop biglé ma photo dans le canard et elle tourniquait dans sa putasse de mémoire comme un chien crevé dans le remous d’un fleuve.

L’aube nous prendrait dans les faubourgs de Valence, d’après mon estimation. Je lui dirais alors que je devais téléphoner à ma boîte, puis, je prétexterais que la maison me demandait d’attendre sur place l’arrivée d’un autre véhicule Martin… Comme ça, quand il découvrirait qu’il avait transbahuté un zig en cavale, et qu’il irait faire sa déposition, les flics ne sauraient pas mon point de destination. Ils ne penseraient pas au midi en tout cas. Avec leur petite tête et leurs grands pieds ils se diraient que Valence est à la hauteur de Grenoble et que Grenoble c’est comme qui dirait la lourde de l’Italie… Et moi, pas con, je gagnerais Saint-Tropez par petites étapes, empruntant les cars desservant les villes de la descente : Valence-Montélimar ; Montélimar-Avignon… A Avignon je choperais le dur jusqu’à Saint-Raphaël quinquina… Voilà qui était impec comme itinéraire. De cette façon je prenais le minimum de risques et j’avais des chances de m’en tirer…

Les heures ont continué de tourniquer… Sur le coup de dix plombes on était à Avallon et on s’est arrêtés dans un relais de routiers pour la graine du soir.

Y avait un trèpe à pas savoir où poser son valseur. On a pourtant trouvé deux gâches en bout de table et une bonniche glandularde nous a apporté des steaks trop cuits, agrémentés de pommes frites qui ne l’étaient pas suffisamment…

On s’est dépêchés de bouffer. Je pressais le mouvement. J’avais les jetons que Pierrot-les-gros-lampions ne dégauchisse un journal à la traîne et ne bivouaque sur mon portrait.

J’ai ciglé. Il voulait pas mais j’y tenais…

— On boit un marc ? a-t-il proposé.

— Non, pas la noye… Je prends l’assiette ?

— D’ac, j’ai envie de ronfler justement.

Il m’a exprimé son inquiétude viscérale. Il prenait du carat et les digestions avaient maintenant, pour lui, des vertus soporifiques. Fallait qu’il se gave de maxiton pour pas rêver qu’il se zonait dans un grand lit tout blanc, ce qui vous conduit directo dans le premier platane à droite en sortant de l’auberge.

Je me suis installé au volant ; moi je n’avais pas sommeil. Au contraire, je me sentais drôlement soi-soi…

— Tu permets que je m’installe sur la couchette ? a-t-il demandé, si t’es fatigué t’auras qu’à le dire…

— T’occupe pas, gros, ronfle…

Il est monté derrière moi… Il a allumé la loupiote et s’est installé dans des couvrantes puant la crasse et la sueur.

J’ai appuyé sur la chanterelle. La route était libre… Çà et là on doublait quelques chargements comme le nôtre, moins rapides et illuminés comme un manège de foire.

Je ne sais pas à quel moment il s’est réveillé, Pierrot. Oh ! peu de temps après s’être allongé. La clarté du plafonnier a éclaté derrière ma tronche, m’arrachant à la vague torpeur dans laquelle je baignais, sans pourtant perdre quoi que ce soit de ma lucidité.

Je l’ai entendu tripoter du papelard.

— Tu vas aux escargots ? j’ai demandé, faut-il arrêter ?…

Il n’a pas répondu. D’une détente il a sauté de la couchette sur la banquette.

Je l’ai regardé, son visage avait changé. Il était devenu grave et tendu. Pierrot tenait un journal à la main et d’où j’étais j’apercevais mon physique de théâtre sous un titre gras comme une soupe au lard.

— Enlève voir ta casquette, a fait le gros Pierrot.

Je n’ai pas bronché, continuant de piloter le bolide à la recherche d’une attitude à adopter.

Il m’a arraché la bâche américaine du gazon.

— Allez, arrête ! a-t-il fait…

Pour toute réponse j’ai appuyé sur la rondelle. La vitesse est sortie du pot d’échappement comme d’un tube de pâte dentifrice, l’aiguille a fait un saut sur le quatre-vingt-cinq, ce qui représente un drôle de maxi pour un camion pareil.

— Arrête, nom de Dieu de fumier ! a hurlé Pierrot.

— Ta gueule !

Alors il a perdu un peu la boussole, le gros. Il m’a balancé un taquet sur la pommette droite. Et il était pas manchot. Il m’a semblé qu’une Alfa-Roméo venait de me rentrer dans la gueule à cent soixante.

J’ai freiné sec. Le camion a hurlé d’une façon déchirante et s’est immobilisé à cinquante centimètres d’un pylône à haute tension.

Tandis que je procédais à la manœuvre d’arrêt, Pierrot ne perdait pas son temps. A grands coups de pistons qu’il me bigornait. Il tapait du droit, son gauche étant bloqué contre moi. Sa monstrueuse paluche dure comme un caillou m’arrivait au petit malheur dans les dents, sur les tempes, partout.

— Tiens, salaud ! grondait le chauffeur… Tiens, fumier !

J’avais hâte d’être débarrassé de ce volant. Enfin, lorsque le convoi a été immobile et que le bruit de la nuit a empli la cabine de sa grande rumeur triste, je me suis mis au boulot moi aussi. Le fameux « coup de rouge » qui m’avait pris la nuit précédente dans la piaule de la grosse pute s’est emparé de moi. Je n’ai plus senti les dures phalanges de Pierrot sur ma face. J’ai dégagé mon gauche et le lui ai balancé dans la terrine.

Il a pris ça directo dans le pif, très courageusement. Il a rien dit, mais il est devenu nettement plus furax. Fallait vite le plomber au bon endroit ou alors il se foutait dans le grand renaud !

Comme ça, assis côte à côte dans cette cabine avancée on ne pouvait pas faire autre chose de plus efficace que de se taper dessus, lui du droit et moi du gauche… Ça menaçait de durer longtemps.

Il l’a compris. Il a compris aussi qu’il avait intérêt à me choper en terrain découvert. Costaud comme il était, il savait que j’aurais droit à une dégustation de pêches gratuite.

Un camion que nous avions doublé peu de temps avant nous a doublés à son tour. Si le mec avait su ce qui se passait dans notre bahut, il aurait sûrement arrêté son carrosse pour venir s’offrir un jeton mémorable.

Tout en bagarrant j’ai regardé s’éloigner les feux rouges… Soudain, Pierrot a ouvert la portière de son côté et a sauté sur la route. Promptement il s’est baissé. De ce côté du véhicule, sous le marchepied se trouvait un tiroir à outils. Je l’ai entendu farfouiller dedans. J’avais pigé. Il chipait une clé anglaise grand format, ou bien le cric, et il allait me prendre à revers…

Il a passé devant le camion dans la lumière brutale des codes, il avait l’air d’un monstrueux gorille. Fallait qu’il se fasse mince pour passer entre l’avant du véhicule et le pylône. Un coup d’œil m’a permis de voir que j’étais resté en prise. J’ai tiré sur le démarreur, le camion a fait un saut en avant. J’ai entendu le choc mou, le cri terrible de Pierrot. Je l’ai vu lever les bras, puis pencher la tête. Il était écrasé contre le pylône. Dans les phares jaunes c’était plutôt joli. Du sang coulait de sa bouche…

J’ai aperçu dans le rétro les loupiotes d’un véhicule. Vite j’ai éteint mes calbombes et reculé d’un poil afin de dégager le corps du gros. Il a aussitôt disparu… Crispé j’ai attendu que l’autre camion me dépasse… Puis je suis descendu sur la route.

Il était pas très frais, Pierrot. La cage thoracique broyée, on avait l’impression qu’il avait brusquement rapetissé ; ça modifiait sa perspective.

J’ai hésité. Le mieux c’était de charger le cadavre dans le camion et de continuer la route… De cette façon j’avais du temps devant moi. Ça me laissait au moins vingt-quatre heures de répit, ce qui était inespéré…

J’ai ouvert le panneau arrière. Le véhicule était chargé de colis multiples. Mais il restait de la gâche pour un voyageur aussi peu exigeant que l’était maintenant Pierrot-les-lampions-éteints.

Le charger sur le plateau de la remorque, ça a été un vrai bordel. Il pesait un vache, cet enviandé de frais ! Et je tremblais comme une feuille de l’effort que je venais de fournir en lui cigagnant la gogne.

A l’arraché que je l’ai eu. Il faisait ses deux cents livres comme rien !

J’ai refermé le panneau… Puis je suis remonté dans la cabine.

Il y avait partout l’odeur de crasse du gros, compliquée de relents de gnole.

J’avais la bouche triste…

CHAPITRE XVI

La fatigue m’a chopé en plein Morvan, du côté de la Rochepot. Ça a démarré comme lorsqu’on prend mal au cœur sur une balançoire : faut arrêter illico autrement vos tripes ont tendance à remonter dans votre gorge. Je n’ai pas insisté. J’ai rangé le bateau sur le bord du talus, allumé les feux de position et je me suis étendu sur la banquette. Je ne voulais pas de la couchette, bien qu’elle fût vachement tentante, à cause de l’odeur du gros…

Lui aussi dormait, à l’arrière. Peinard pour toujours avec sa poitrine écrasée et sa gueule ravagée par la douleur. Il avait compris maintenant et rendu ses brèmes…

Ça me faisait un peu de peine de l’avoir buté. C’était un bon zig, sympa au fond, qui avait parcouru des milliers et des milliers de bornes pour arriver à cet instant fatal.

Mon nouveau meurtre ne m’impressionnait que par son côté destin. Autrement ça allait pour le chapitre conscience. Ma parole, je commençais à en prendre l’habitude. Ça cannait dur autour de moi. Je valais une épidémie de grippe espagnole à moi tout seul… La maison Borniol pouvait me verser une ristourne et engager des extras.

Ce qui me surprenait le plus, c’était l’espèce d’aisance avec laquelle j’étais devenu un tueur. Avant cette affaire, je me cantonnais dans les demi-sels, capable de peu… Et maintenant j’avais une assurance terrible. Je semais la mort à pleine paluche, sans sourciller, avec sang-froid.

L’infirmier, la vieille radasse minable, Pierrot…

J’ai pensé à eux avant de m’endormir. A eux trois, raidis maintenant parce que ma route avait croisé la leur. Et je trouvais le destin immensément vache pour eux comme pour moi.

J’ai ronflé un bon bout de temps ; mais mon sommeil était incertain. Chaque fois qu’une bagnole passait devant mon équipage je la « réalisais » et cela me troublait confusément.

A la fin j’ai dû perdre totalement la notion de la route et traverser une plage de blanc intégral.

Des appels et des coups contre la lourde du camion m’ont éveillé. J’ai ouvert les châsses et regardé le toit de la cabine où Pierrot avait suspendu un petit fétiche à trois francs.

Les coups me résonnaient presque en direct dans la cafetière. Je me suis mis sur mon séant et j’ai filé un coup de sabord par la vitre. Pour le coup je me suis senti timide des genoux. Le long du camion se tenaient deux gars de la routière, casqués, bottés, motorisés et l’air pas gentils.

Avec leurs plaques de police sur le poitrail ils ressemblaient à une solide paire de bœufs primés au dernier concours.

Celui qui jouait du Wagner sur la portière a pris la parole.

— Vous vous appelez Pierre Gandon ? a-t-il demandé…

J’ai eu une fraction de seconde d’hésitation car le nom ne me disait rien, puis, je me suis souvenu qu’à Paname, au restaurant des routiers, les gars qui jaffaient avec le gros Pierre lui avaient colloqué ce blaze.

— Oui, qu’est-ce qui se passe, je suis pas en règle ? Il est pas interdit de stationner quand on allume ses feux de position, non ?

Je jactais pour balpeau car le jour était levé, depuis un bout de temps déjà sans doute. Un vilain jour gris et malade.

— Il n’est pas question de ça, m’a dit le motard… A Paris vous avez chargé un type ?

Merde ! c’est pour le coup que mes fesses se mettaient à faire bravo. Les poulardins n’avaient pas perdu de temps pour retrouver ma trace. Heureusement les motards avaient mal reluqué ma frite, ou alors elle s’était modifiée un peu sous les coups de poing du gros.

— Si, j’ai dit, j’ai en effet chargé un confrère, il était en panne et…

— Oui, il vous a raconté ça, en réalité il s’agissait d’un repris de justice dangereux : un vrai tueur. Qu’est-il devenu ?

— Il m’a lâché à Avallon.

— Comment ça ?

— On s’est arrêtés pour bouffer. A la fin du repas il est sorti prendre l’air ou pisser… Il est revenu en me disant qu’un touriste le prenait en charge ; ça irait plus vite que mon vingt tonnes, naturellement.

Les deux motards ont eu l’air agacé. Ils se voyaient déjà ramenant triomphalement le gars Kaput avec félicitations de madame la marquise, tableau d’avancement, portrait dans les baveux et tout. Au lieu de ça, ceinture, l’oiseau s’était envolé…

— Un repris de justice, j’ai murmuré, ça alors, je croyais pourtant bien que c’était un collègue, ce qu’on peut se gourer sur le monde…

— Vous avez vu la voiture dans laquelle il a pris place ?

— Oui…

— Qu’est-ce que c’était ?

— Une D.S. grise…

— Ah ! oui.

— Oui…

— Vous n’auriez pas pris son numéro des fois ?

— Pour quoi faire ? S’il fallait que je note les numéros de toutes les tires que je rencontre, ça ferait un drôle de recensement. Tout ce que je peux vous dire c’est qu’elle était immatriculée 75.

— C’est déjà ça, a murmuré le premier motard.

Il a noté ce renseignement bidon sur un carnet, fallait qu’il ait le cigare décalcifié pour ne pas se souvenir d’un tuyau aussi élémentaire.

Pendant qu’il écrivait, l’autre m’a demandé :

— Qu’est-ce que vous vous êtes fait ?

J’ai porté la main à ma frime qui, effectivement, me faisait mal.

— J’ai raté mon marchepied en descendant. La nuit, vous savez, on est un peu naze.

— Vous auriez pu-vous amocher davantage, il a fait, bonne pâte.

— Et comment !

L’autre remisait son carnet noir en calant le crayon c’ans le mitan.

— Sitôt arrivé à Nice, signalez votre présence à la Mobile car il faudra enregistrer votre témoignage…

— D’ac…

— Du reste on a dû téléphoner à votre patron !

— Nom de Dieu ! j’ai hurlé, c’est un coup à me faire vider, le vieux est à cheval sur les règlements, il nous défend formellement de prendre des mecs en stop…

— Ça vous apprendra à être prudent.

Peau de vache, va !

— Je pouvais me gaffer d’un truc pareil ?

— Salut ! a coupé le péteux.

Il a eu un hochement de tronche protecteur qui ressemblait presque à un avertissement : « Toi, mon gaillard, file droit car si jamais je te biche au virage… »

Je ne voulais pas qu’ils me bichent, justement, ces carnes à roulettes !

Je prenais cette décision formelle en les regardant disparaître l’un derrière l’autre sur la route bleue, pareils à des jouets de Prisunic.

J’étais emmerdé parce que ça allait chauffer pour moi si je m’éternisais dans ce camion. D’ici peu les deux poulagas allaient aviser ma frite quelque part car on devait la diffuser à tout va, et ils allaient comprendre la mystification. Avant longtemps on reparlerait d’eux.

J’ai remis mon bahut en route et j’ai foncé comme une vache. Mais ce gros toboggan faisait du sur place. Une Jag il m’aurait fallu, et encore !

Je suis arrivé à Chagny et j’ai pris un chemin de terre avant la ville. J’ai garé le camion loin de la grand-route, derrière un bouquet d’arbres afin qu’il échappe aux recherches un bout de temps, puis je suis revenu à la route et j’ai fait du stop.

Un mec s’est arrêté, un Suisse qui bonissait pas une broque de français. Canton de Zurich il était. Je lui ai demandé de me déposer à Chalon-sur-Saône ; j’en avais classe de la route, elle commençait à devenir dangereuse pour ma petite santé.

A Chalon, je me suis acheté des fringues dans un magasin vétusté des faubourgs où on ne devait pas lire les journaux. Je ressemblais en sortant de là à un garçon de ferme endimanché, mais je m’en foutais…

Un chapeau mou, très style pagan, des lunettes de soleil vertes et je me trouvais assez modifié pour affronter la gare… J’avais du bol, dix minutes après mon arrivée dans l’édifice de la maison tunnel, un train m’emportait pour Marseille.

* * *

Le voyage s’est effectué sans incident. J’ai ronflé dans mon coin de banquette, sous les yeux bienveillants d’un vieux curé à tifs blancs. Il avait son bréviaire à la pogne, bien sûr, mais il préférait bigler le paysage.

A deux heures de l’après-midi j’étais à Marseille. A trois, je chopais le car pour Saint-Raphaël. Je me sentais bien de ma personne car j’avais eu le temps de me faire raser le cuir chez un merlan de la martiale. Dans la cité phocéenne, comme disent les journalistes sportifs qui ont un joli bagage de clichés dans le réservoir de leur stylo, on ne s’étonne pas de raser un mec ayant des cocards sur les châsses et la pommette entaillée.

Le merlan, un Grec aimable, m’avait barbifié en prenant soin de ne pas me toucher les plaies et en me parlant du match Reims-Marseille qui allait faire un drôle de cri le dimanche suivant. Je préférais ça à un autre genre de conversation. Pour lui faire plaisir je lui avais assuré que je ne doutais pas un instant de la victoire marseillaise et, du coup, il m’avait passé à l’œil un nuage de lavande de Coty.

Je suis descendu au croisement de la route de Grimaud. A cet endroit il y a un poste d’essence et j’ai pas eu de peine à dégauchir une tire allant à Saint-Tropez…

Il faisait un soleil à tout casser et la mer se forçait un peu pour ressembler à la Méditerranée des agences de tourisme. Il faisait bon vivre.

Elle ne se caillait pas le raisin, Emma. Ici elle se la coulait douce, croquant gentiment le grisbi qu’elle avait enfouillé grâce à mes conneries en attendant que l’élève à Desfourneaux me fasse ma grande toilette. Remarquez qu’elle devait se sentir un peu pâlotte depuis qu’elle savait que je m’étais donné de l’air.

J’ai filé droit au port parce que, quand on débarque dans un bled de la côte, on ne peut vraiment pas faire autrement et je me suis installé à la terrasse de chez Sénéquier. L’anglais donnait un brin ; pas l’anglais vacances-payées, l’autre, le mignon richissime pédoque en folie qui venait chasser le petit pêcheur, le moussaillon et le cireur de lates au bon soleil du Midi.

J’ai commandé un pastis avant de glisser dans du flou ; il faisait chaud, l’air sentait bon, les filles étaient chouettes, déjà loquées printanier avec du machin imprimé baroque… Seulement ça n’était pas pour mater des rondeurs que j’avais annoncé ma viande ici. Non, j’avais un autre projet plus rémunérateur.

Il me fallait de l’artiche, et pas qu’un peu si je voulais me tirer les pattes de ce merdier.

Or, de l’artiche, je ne voyais qu’une personne susceptible de m’en allonger, et cette personne c’était justement cette chère Emma.

Si je m’y prenais bien, je saurais arriver à mes fins. Je le voulais de toutes mes forces. Maintenant c’était marche ou crève que j’inscrivais à l’affiche. De la façon dont je venais d’enrichir mon pedigree, les demi-portions n’étaient plus comestibles pour un vorace de mon envergure.

« Les Tamaris » avait assuré la concierge. Il devait y avoir des tapées de villas ainsi baptisées. Fallait tomber sur la bonne, la retapisser sans se faire remarquer…

Une fois repérée, je devais y entrer, dans la casba. Alors là, ça devenait nettement coton parce qu’Emma, depuis mon évasion, devait vivre au milieu de pièges à loup. Elle était trop marie pour ne pas avoir compris que c’était vers elle que je viendrais… Et peut-être que la maison poucettes l’avait compris itou et que, de ce fait, elle avait dépêché de la godasse à clous dans les parages.

J’ai commandé un second pastissou. Il se. laissait boire. Un peu trop chargé en réglisse, mais agréable au palais, qu’il était !

Le petit morceau de glace avait bonne allure dans ce vert épais. Je le regardais flotter doucement à la surface, banquise miniature… Le soleil le faisait mollement fondre. Il y avait dans l’air de saines odeurs de safran.

Le crépuscule venait, calme, sur la grande bleue. Des barlus dansaient le long de la jetée. Une vraie bénédiction ! Je me suis dit que, même si les perdreaux me faisaient marron, ça valait le coup d’être venu.

Un gars immense, coiffé d’une bachouze galonnée est passé en bramant que France-Soir venait d’arriver. Je lui en ai acheté un, histoire de voir où en était ma température…

On parlait de la piste qu’une voisine avait découverte. Un marchand de bananes m’avait vu sortir en fumiste, un couple d’amoureux m’avait vu me changer sous le pont… Tout le monde vous voit. Vous vous croyez seulâbre, peinard, sans autre regard fixé sur vous que celui de votre ange gardien et, en réalité, tout l’univers entier vous examine comme si vous étiez bloqué sous la lentille d’un microscope ! C’en est écœurant !

Ils en étaient à mon décarage de Paname à bord d’un camion, à France-Soir, au moment de mettre sous presse. La nuit, ils ne faisaient que l’imaginer et, nature, ils se collaient le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Ils me voyaient arraisonné par les poulets, enchaîné, ramené à Paris sous bonne escorte. Ils se pourléchaient. C’en promettait du lignage et du trois colonnes à la une ! Grâce à moi, les martiens pourraient souffler un brin, les pauvres, et en profiter pour faire réviser leurs soucoupes.

J’ai lu les potins de la Commère ; ils étaient plus marrants. L’histoire du hérisson qui descend de la brosse à habit ayant cru calcer une bergère m’a fait rigoler, le pastis aussi me faisait marrer. J’étais bien.

Seulement je ne pouvais pas y passer ma vie, à cette terrasse.

J’ai payé et je suis parti à la recherche d’un petit restaurant tranquille. Je n’ai pas eu de peine à le trouver, dans une ruelle près de la Ponche. J’ai tortoré une soupe de poissons et un rouget au fenouil. La marée, on en est privé en taule.

Alors j’ai pensé qu’il me fallait un hôtel. Seulement ça, c’était risqué. Tous ceux de la Côte sont surveillés comme du lait sur le feu. Sans fafs, j’étais sûr de me trouver au gnouf du patelin, près de la mairie, avant le prochain lever du soleil.

Alors j’ai pensé à un bon truc : il y avait de vieux barlus désaffectés à l’écart du port. Je n’avais qu’à m’acheter une couvrante et à aller faire dodo dans le ventre d’un rafiot. Ça ne valait pas l’hôtel Aïoli, mais c’était un abri tout de même… avec, en supplément au programme, le bercement des flots bleus qui font pleurer les mamans.

Pour ne pas donner l’éveil, j’ai chiqué au touriste frileux qui repart pour Paris. Je suis entré dans un magasin de camping et j’ai fait l’emplette d’une couverture de voyage écossaise. J’ai acheté en outre un rasoir et un savon. Puis, mine de rien, j’ai ajouté :

— Donnez-moi donc un couteau de scout pour le petit…

Avec cette lame je pouvais pas faire le siège de Léningrad, mais je me sentais plus en sécurité…

CHAPITRE XVII

Je n’ai pas eu de peine à trouver le barlu de mes rêves. Il était amarré à gauche du port, assez loin. Il n’y avait plus que sa coque moisie, on l’avait complètement évidé, comme une noix. Ainsi il paraissait immense et désert.

J’ai grimpé à bord. Une planche inclinée m’a servi de passerelle. J’ai déposé ma couvrante sous la planche ainsi que mon nécessaire à raser. Le ya, c’était pas la peine de m’en séparer. Il était trop utile à mon standing.

La lame coupait à peu près autant qu’une baguette de chef d’orchestre. Je l’ai longuement frottée sur un morceau de fer, jusqu’à ce que je sente le tranchant s’aviver. Puis je l’ai remise dans sa gaine et l’ai glissée dans la poche intérieure du costard…

Je n’avais pas sommeil et je me sentais un peu seul. Seul comme un naufragé. Dans le ventre de ce bateau je perdais la notion de la ville, toute proche… J’étouffais.

« V’là que tu deviens claustrophobe, gars, je me suis dit ! »

Le clocher a lâché neuf coups. La nuit était lumineuse et tiède…

J’ai entrepris l’ascension de la planche flexible. Ça m’a fait du bien de retrouver le souffle du large. Je voyais les lumières de Saint-Raphaël au loin, sur la gauche, comme une guirlande de feu.

J’avais besoin de lumière. L’ombre commençait à me casser les pieds : l’ombre de la taule, l’ombre de la piaule mesquine de la pute, l’ombre de la route trouée par les calbombes du camion… Non, classe ! J’étais vivant ! La lumière c’est la vie, comme le bruit et la chaleur…

J’ai sauté sur le quai. Lentement je me suis approché du port où des voitures américaines de grand luxe étaient alignées, face aux bateaux de plaisance.

C’est à cet instant que je l’ai reconnue, la bagnole à Baumann. Emma n’en avait pas changé. Elle l’aimait, cette grosse tire verte plus chromée qu’une salle de bains. Le numéro aussi m’était familier car il comportait trois « 9 ». Si la bagnole était là ça voulait dire qu’Emma ou Robbie n’étaient pas loin…

L’occase était rêvée d’entrer en rapport avec la chère enfant. J’ai délourdé, sans bruit, la portière arrière. Et je me suis senti ému, brusquement, comme un môme qui grimpe une nana pour la première fois.

Dans la guindé il y avait l’odeur d’Emma, ce parfum minutieux et frêle, suave, qui annonçait partout son arrivée et qu’on respirait du bout du nez comme du bout des lèvres on goûte un bon picrate.

Oui, c’était déjà elle. Je pigeais avec ébahissement que je l’aimais toujours. Mon corps me l’annonçait. Il tremblait, éperdu. Et je m’étranglais comme si on m’avait fait un nœud à la gargue.

Pour de la volupté, c’était de la volupté… Heureusement que je reprenais contact par parfum interposé car, si je m’étais trouvé brusquement face à elle je serais demeuré coi, sans avoir l’idée de lever le petit doigt.

Je me suis accroupi par terre, la place ne manquait pas ! Adossé à la portière dont j’avais mis le cran de fermeture pour éviter d’être surpris, j’ai commencé à réfléchir ferme.

Ce que je faisais était terriblement risqué. Mais j’avais besoin de prendre des risques. Il me fallait employer ces forces neuves qui bouillonnaient dans mes veines. Advienne que pourra…

Lentement je me suis habitué au parfum, à l’ambiance de la voiture. Et ma haine pour cette femme est revenue, tout doucement. Je la réchauffais de mes pensées noires. Je pensais à ce qu’elle m’avait fait ; à cette toile d’araignée dorée qu’elle avait tissée patiemment pour mieux me prendre, pour mieux me perdre. C’était elle qui avait fait de moi un homme définitivement perdu, un outlaw, un tueur…

Elle m’avait enjôlé avec ses parfums et sa peau douce, avec ses baisers humides et ses regards gluants d’amour pour me faire tuer son mari. Avec un esprit méthodique formidable elle m’avait fait endosser un meurtre que je n’avais pas commis… Et il y avait le reste, tout le reste : l’infirmier de Cusco, la putain de l’impasse, Pierrot, le gros routier, qui devait commencer à se sentir moins frais à l’arrière de son mastodonte ! Tous ceux-là étaient à porter à son crédit, avec mézigue par-dessus le marka, pour faire la bonne mesure !

Car j’étais la victime numéro 1 dans l’aventure. Les autres n’avaient paumé que leur vie, c’est un truc qui arrive à tout le monde un jour ou l’autre !

Moi j’avais perdu autre chose de plus rare que la vie et de presque aussi précieux : l’équilibre ! Maintenant une porte s’était définitivement fermée derrière moi. Une porte de bronze que personne ni rien ne pourrait plus ouvrir. J’étais dans la marge à jamais, condamné à tuer jusqu’à ce qu’on me flingue un jour ou l’autre… Condamné à fuir sans cesse, à ruser, à dormir dans les fonds d’épaves, à me raser en plein air…

Pour vous dire qu’avec une gamberge de ce calibre, j’étais à bloc lorsqu’elle est revenue. Emma, pour récupérer sa tire.

Elle était seule. Je l’ai sentie arriver. Son pas crissait sur les dalles du quai. Elle a ouvert la portière avant, s’est assise au volant et a claqué la lourde. Ses mains précises n’ont pas tâtonné pour trouver le démarreur. Cette guindé répondait à la moindre pression. Elle foutait le camp comme un barlu sur une eau calme, silencieusement, sans secousse…

J’ai retenu ma respiration. Puis, avec d’infinies précautions j’ai sorti le ya de sa gaine de cuir. Ça en main, j’étais devenu un autre homme ; l’homme qu’elle avait fait de moi précisément.

J’étais fort, sec, solide.

J’ai senti qu’on quittait le quai et qu’on empruntait une petite rue étroite. La voiture roulait doucement. Il était beaucoup trop tôt pour me manifester.

Le temps que j’agisse et Emma pouvait venir au renaud, ameuter la populace. C’était pas duraille. A cette heure, les provençaux ne pioncent pas ; ils vadrouillent encore dans leur bled pour respirer la brise du soir. Et ils ont bien raison, car elle vaut la reniflanche.

Enfin Emma a accéléré et le vent de la vitesse s’est mis à miauler contre les vitres.

Alors j’ai repris une position plus normale. J’avais bougé sans faire de bruit, mais elle a senti une présence derrière elle. Je l’ai entendu murmurer « mais » et elle a levé le pied de sur la rondelle.

Maintenant nous étions sur une avenue sombre, bordée d’arbres. Je pouvais y aller.

— Tu devrais arrêter un peu, Emma, ai-je dit en faisant briller ma lame à la clarté de la lune.

Elle a été très bien, très digne. La voiture s’est arrêtée en souplesse le long du talus. Pendant un instant nous sommes restés comme deux presse-livres, à nous reluquer d’un air un peu gêné.

A droite, la mer étincelait sous la lune. Bleu nuit et argent, un vrai chromo pour chambre de bonne, mais sur le vif ; on s’en foutait que Picasso habite la région, le « pompier » pris sur place, à même la nature, ça ne se remplace pas.

— Alors ? a fait Emma.

Elle avait récupéré. Elle était maîtresse d’elle-même. Son regard mauve trouait ma peau. Je voyais ses deux mains tenant le volant, pas un de ses doigts ne bougeait. Ses pognes semblaient posées sur un coussin de velours pareilles à des moulages de mains mortes. Je ne pouvais pas me retenir de les admirer.

Comme je ne répondais pas, la gorge serrée par l’émotif, elle a répété, avec une assurance décuplée :

— Alors ?

— Alors, j’ai dit enfin, heureux de constater que ma voix était solide, alors tu vois, je suis venu te dire un petit bonjour.

Elle a regardé le couteau dont la lame brillait.

— Tu as une façon de dire bonjour…

— Faut pas m’en vouloir, ai-je murmuré : toi tu as une façon de dire « adieu » qui appelle une réplique…

Elle a battu des cils, accusant le coup.

— Je vois que tu m’en veux…

— Penses-tu, ma belle, tout le plaisir a été pour moi.

A nouveau le silence s’est glissé entre nous comme une eau froide.

Je cherchais par où aborder le sujet. Elle cherchait comment l’esquiver.

— Je sais, a-t-elle balbutié, tu es persuadé, chéri, que je suis une garce…

Chéri ! Elle venait de m’appeler chéri ! Elle manquait pas de fion, la fillette ! Du coup j’ai retrouvé toute mon assurance de tueur. J’ai été conscient de cette lame que j’avais en main et de la façon dont je pouvais m’en servir.

— Ecrase ! j’ai fait…

— Quoi ?…

— Faut tout te sous-titrer, alors ?

Elle a haussé les épaules.

— Evidemment, toutes les apparences sont contre moi !

Ça m’a filé en rogne, cette façon de vouloir me chambrer encore, après tout ce qui s’était passé. Elle me prenait vraiment pour un cave.

De ma main libre, je lui ai téléphoné une beigne en pleine frime. Dans la pénombre j’ai vu briller des larmes dans ses yeux.

— Je n’ai rien fait, a-t-elle répété malgré tout. J’ai été dépassée par les événements.

Une nouvelle baffe dans la gueule lui a fait clore son clapet.

— Silence, ai-je dit, c’est moi qui parle.

« Tu m’as un peu chanstiqué l’existence, fillette, il faut que je te le dise. Avec ton petit numéro de vamp âge tu m’as fait emprunter une voie de traverse à laquelle je ne m’attendais pas. Ces quelques mois en prison m’ont donné le temps de réfléchir. J’ai adopté ma philosophie, vois-tu : la meilleure, celle de l’acceptation. Au lieu de chialer j’accepte, j’accepte et j’utilise…

Je me suis tu. Elle m’écoutait religieusement, avec cet air craintif et anxieux que je lui avais découvert à l’audience et qui modifiait tellement son personnage.

— Pas la peine d’épiloguer, qu’il te suffise de savoir que je sais perdre… enfin, à ma manière. Tu es une belle joueuse, j’admire et je tire mon chapeau. Seulement, tu as pu t’en apercevoir au Tribunal, moi non plus je ne suis pas tellement manchot du citron une fois le coup écrasé… J’ai réfléchi, je me répète.

— Je sais…

Elle savait ça, comme elle savait toujours tout. Bien sûr, ma gueule parlait pour moi. Mon moral remontait à la surface comme une charogne remonte à la surface de l’eau.

— J’ai réussi à doubler les poulets une fois, au moment où l’on s’est connus. Je les ai eus une seconde, à l’audience, en réussissant à la dernière seconde à faire stopper le procès… Je les ai eus une troisième en m’évadant de l’hosto… Tu as lu le journal ?

— Bien sûr…

— Et tu n’as pas pensé que j’essaierais de venir vers toi ?

— Franchement non. J’avais dit à ma concierge de ne pas donner mon adresse et puis…

— Et puis tu ne croyais pas que je pourrais tromper la police longtemps, hein ?

— Je n’avais pas à croire ou à ne pas croire, je…

— Tais-toi.

Elle s’est tue.

— Tu as donc vu ce que je suis devenu ? Ah ! tu m’as collé une sale habitude, Emma… Maintenant je tue comme je respire, sans plus réfléchir à mon acte que lorsque je recrache du gaz carbonique, tu comprends ?

— Il y a une chose que je comprends, m’a-t-elle dit, c’est que tu étais un tueur. Et cela, nous l’avions compris tout de suite…

— Qui nous ?

— Nous…

Je n’ai pas insisté.

Elle a repris.

— On naît tueur, Kaput… C’était ton cas. Tu ne t’en doutais pas. C’est peut-être moi qui te l’ai fait comprendre, mais mon rôle est peu de chose… Tu l’aurais compris tôt ou tard. Quand tu es monté dans notre voiture, tu ne te prenais que pour un petit dévoyé sans importance, car tu es intelligent, très intelligent ; c’est ce qui freinait ton instinct…

— Peut-être…

— Sûrement, Kaput, sûrement…

Jamais, autrefois, elle ne m’avait appelé Kaput. Mais maintenant elle me donnait ce surnom parce que je le méritais vraiment.

— Pourquoi es-tu venu ?

Je l’ai regardée, surpris.

— Devine !

— Pour te cacher ? C’est très imprudent…

— Non.

— Pour…

— Pour du fric, Emma, pour beaucoup de fric. Je suis moralement ton associé. C’est grâce à moi que tu nages dans l’osier aujourd’hui… Alors je viens chercher mon dû.

Elle a soupiré…

— Toi alors…

— Moi… je te gêne, hein, Emma ? Tu avais tellement hâte que je claque que tu m’as fait porter des trucs empoisonnés à la grande turne. C’est du reste grâce à eux, donc grâce à toi, que j’ai pu m’évader, tu ne trouves pas cela marrant ?

— Combien veux-tu ?

— Qu’est-ce que tu proposes ?

Elle a hésité :

— Un million ?

J’ai éclaté de rire.

— Je ne te demandé pas la charité, Emma, seulement mon dû !

— Cinq ?

— Non, dix millions. C’est peu, je te fais un prix d’ami. J’ai toujours rêvé d’avoir un paquet de briques à moi. Je suis content que ce soit toi qui me le donnes, je sens que ça me portera bonheur…

Elle a haussé les épaules.

— Bon.

— Dis-moi au moins que tu trouves la chose régulière.

— Je la trouve régulière, Kaput !

CHAPITRE XVIII

Elle ne bougeait pas. Alors je me suis penché en prenant bien soin de tenir la lame du ya en avant pour parer à toute surprise.

— Qu’est-ce que tu fais ? a-t-elle demandé.

J’ai approché mes lèvres des siennes.

— On peut goûter, tu permets ?

Elle m’a rendu mon baiser, paupières mi-closes, avec juste un mince fil de regard mauve, aussi ardent que deux traits de feu.

Ça allait mieux. En taule j’avais beaucoup rêvé de cet instant. Je le désirais avec tant de rage qu’il ne pouvait pas ne pas arriver.

C’était bon. Une fois écarté d’elle, je me suis senti dégagé exactement comme si je venais de l’avoir.

— Que fait-on ? a-t-elle demandé.

J’ai enjambé le dossier de la banquette et je me suis installé à ses côtés.

— Qu’y a-t-il chez toi, comme populo ?

Elle a hésité.

— Personne.

— Déconne pas, ma gosse.

— Enfin… Robbie, quoi.

— Ouais, Robbie, en voilà un que je serai heureux de revoir. C’est ton amant, hein ?

— T’es bête.

— Je l’ai été, maintenant ça va mieux, j’ai pris des comprimés de cellule, c’est efficace contre la connerie. C’est avec lui que tu as tout mijoté, pas vrai ?…

— Mais non, chéri, je te jure…

— Ne jure pas, et ne m’appelle plus chéri, dans notre cas ça fait un peu gland. Bon, maintenant qu’on a repris contact on va agir… En route !

— Où allons-nous ?…

— Où veux-tu que nous allions, ma jolie ? Chez toi !

Elle a remis la carriole en marche. Elle conduisait bien, je ne lui connaissais pas encore ce talent-là, en général peu de bonnes femmes le possèdent.

Nous avons roulé un moment sur une route en lacet qui grimpait la colline. A droite la mer s’allongeait sous la lune. Je pensais au vieux barlu échoué où m’attendaient ma couvrante et mon rasoir ; je m’étais un peu pressé d’acheter ce matériel. Selon moi j’allais dormir dans un endroit plus confortable…

— Surtout, ai-je ajouté, pas de bêtises, Emma, inutile de te dire que je n’hésiterais pas une seconde à trancher ton joli cou si tu essayais de me faire un tour d’à-l’œil…

Elle a haussé les épaules :

— Evidemment…

Elle a pris un virage un peu sec, énervée sans doute par mon attitude. Puis elle a quitté la route pour un chemin bordé de palmiers maigrichons. On les avait plantés en pleine croissance et ils n’avaient pas dû trouver fameuse la nouvelle terre qu’on leur proposait.

Néanmoins, sous la lune, avec le crépitement des cigales et la mer comme toile de fond, ils faisaient leur petit effet.

Au fond de cette vallée se dressait une magnifique villa de style provençal, ocre avec des tuiles rondes et du grès autour des fenêtres.

— Dis donc, j’ai murmuré, il y a longtemps que tu as fait cette acquisition ?

— Non… C’est récent.

— Je croyais que ton rêve c’était l’Amérique du Sud, je vois que tu te contentes du Midi ?

— Il faut bien, en attendant…

Elle voulait dire : « En attendant que l’affaire soit terminée ». Mais elle s’est tue, comprenant que c’était une moche énormité. Seule ma mort pouvait terminer l’affaire. Jusque-là elle devait demeurer en Francecaille. Il y a des moments où l’impatience lui donnait des vapeurs, sûrement.

— Tu es bien certaine que Robbie est seul ?

— Certaine…

— Tu es certaine qu’il n’a pas un bon gros pistolet dans sa poche ? On peut davantage s’attendre à trouver ça qu’un stylo dans ses pockets…

« Enfin, nous verrons bien. Par exemple s’il avait de l’artillerie de fouille, tu devrais lui dire qu’il la range dans un tiroir parce que c’est toi qui écoperais…

Elle n’a pas répondu et la grosse bagnole s’est rangée impeccablement devant le perron.

— Voilà qui est bien, fillette. Maintenant, reste calme, quoi qu’il arrive.

Nous sommes descendus, l’un suivant l’autre et avons escaladé le perron. Robbie est apparu comme nous poussions la porte. Il se tenait droit dans une grande salle de séjour dallée de carreaux blanc et gris. En m’apercevant, il a eu l’air un peu abruti comme s’il avait reçu un coup de massue sur le crâne. Je croyais qu’il allait gueuler à la garde, mais pas du tout. Au contraire, il a paru gêné.

— Salut, mec, j’ai fait en m’avançant. On est heureux de retrouver son petit camarade ?

Le grand con a eu un sourire éteint.

— Tiens, Kaput ! a-t-il dit d’une voix sans conviction.

— Ça t’en bouche une surface, gars ?

— Ben… on savait que tu t’étais tiré… Mais…

— Est-ce pour interviewer ce garçon que tu es revenu ? a demandé Emma d’un ton pincé.

— Je peux tout de même parler, tu permets ? Espère un peu, môme, je vais être à toi. Seulement, auparavant, j’ai un compte à régler avec cette viande à asticot !

— Ça va, a rouscaillé Robbie. Je permettrai pas qu’on me cherche du suif… Surtout un truand comme toi. Les tueurs, je leur pisse contre !

J’ai sorti ma lame et me suis avancé sur lui, l’œil mauvais. Il y avait dans ma tête le petit grelot acide qui tintait chaque fois que ça me démangeait de me farcir un zig. J’ai vu Robbie à travers un voile pourpre. Il avait un visage rougeoyant… Tout était écarlate.

— Eh ben quoi ! il a dit… Eh ben quoi, Kaput ! Qu’est-ce que je t’ai fait… Qu’est-ce qui te prend ?

Puis il a compris que ça n’étaient pas ses salades qui allaient me retenir ; maintenant il était trop tard, j’avais franchi la marge et je ne pouvais plus rien pour lui. Mon sens moral s’était refermé brutalement. Je n’étais plus que la volonté meurtrière chargée de mouvoir cette lame. Et cette lame que j’avais aiguisée avec patience me prolongeait. Elle faisait partie de mon être. C’était quelque chose de semblable à l’ergot d’un coq de combat.

Robbie a empoigné une chaise ancienne, lourde d’apparence. Mais ce gars-là était très fort et il la maniait comme si c’eût été une badine de jonc.

— Gaffe à ta peau, Robbie, j’ai dit d’une voix que la haine rendait chaude. Gaffe à ta peau, mon grand… Tu n’auras pas assez de tes deux mains pour te retenir les tripes dans un moment.

Il a rompu brusquement afin de prendre du recul, puis il a balanstiqué sa chaise dans ma direction. Je l’aurais prise dans la terrine, ma coquille volait en éclats ! Il s’en est fallu d’une fraction de seconde. J’ai vu radiner la chaise droit sur ma hure. J’ai baissé la tête. Ça a sifflé à mes manettes. Puis la chaise est allée se fracasser contre le mur.

J’ai balancé un coup de sabord par-dessus mon épaule. Emma se tenait droite et pâle près de la lourde. Si elle avait voulu se barrer elle l’aurait pu. Mais elle n’avait pas idée de le faire… ou bien elle ne voulait pas. Peut-être qu’elle aimait les émotions fortes, cette chère âme, et qu’elle en avait classe de voir des bagarres seulement dans les westerns !

Robbie les avait plutôt maigres à cette heure ! Il a cherché désespérément une autre chaise, mais il n’y en avait plus dans le coin où il se trouvait. Alors, courageusement, il a foncé, décrivait de violents moulinets avec ses deux bras. C’était bien pensé. J’ai voulu esquiver, mais pas assez vite cette fois, et un macaron d’une tonne m’est arrivé en direct sur la tempe droite. J’en ai eu la tronche fêlée. Un court instant je ne me suis souvenu de rien, ni qui j’étais, ni où je me trouvais, et ni pourquoi ne m’y trouvais… Une autre prune a obtenu la communication avec mon nez. Ça a été comme un choc en retour. La douleur m’a tiré de ma léthargie. J’ai lancé mon bras armé en avant. Il n’a rencontré que le vide. A charge de revanche, Robbie m’a dépêché un crochet que ma maladresse précisément m’a permis d’esquiver et qui l’a fait basculer en avant.

Il m’est tombé dessus. Je me suis écroulé aussi. Un combat pareil devait pas être laubé à voir. Au Palais des Sports, il se serait fait siffler vilain !

Robbie a lancé ses mains en direction de ma gargue et il m’a arrimé le cou d’une façon magistrale. Ses pouces m’ont enfoncé la glotte, je me suis senti naze. L’air se barrait de mes éponges à une vitesse incroyable.

Alors j’ai flanqué un coup de surin au petit bonheur. J’ai senti que la lame pénétrait dans quelque chose de mou. Illico Robbie a relâché son étreinte et un grognement de bête blessée s’est échappé de ses narines.

J’ai arraché la lame… Je me suis relevé. Il est resté à terre, tordu par la douleur en serrant son burlingue à pleine pogne. Seulement, deux mains n’ont jamais retenu du raisin qui pisse par une boutonnière aussi profonde. La lame de mon ya était à peine rougie. Mais elle était poisseuse et puait. Cette odeur était épouvantable. J’ai essuyé le couteau après la veste du gars. Puis je l’ai rentré dans sa gaine de cuir. Je faisais un gentil petit scout des familles. Scout toujours prêt !

— Et voilà le travail, ai-je dit à Emma. Tu vois que je suis devenu quelqu’un de très capable. Remarque, dans ce dernier cas, c’est un peu de la légitime défense…

Elle n’a pas répondu et s’est approchée de Robbie. Ce dernier tournait au vert bouteille et dégueulait sur le tapis.

— Allons Robbie, je lui ai dit, tiens-toi mieux que ça… Pour un larbin de bonne crèche tu n’es guère stylé !

Une joie mauvaise m’allumait. Ça me faisait rudement plaisir de voir ce mec cracher sa vie en rouscaillant.

Emma a fait la grimace.

— Il souffre atrocement, a-t-elle murmuré, tranquille malgré sa répulsion ; que faut-il faire ?

J’ai haussé les épaules.

— Tu ne voudrais peut-être pas alerter l’hosto ? Faudrait lui faire des tas de laparotomies, après quoi il aurait de la peine à digérer le verre pilé s’il s’en tirait…

J’ai pris l’un des montants de la chaise brisée et m’en suis servi comme d’une masse pour assommer Robbie. A terre c’était pas fastoche. Chaque fois que je billais sur sa tronche celle-ci avait un soubresaut. Il a ouvert les yeux, puis la bouche. Et il a exhalé un A…a…a…ah ! interminable. Après, fini : le mec venait de tirer un trait sous son addition de jours.

— Je suis comme qui dirait une sorte de spécialiste de la massue, ai-je déclaré. Le coup du lapin est devenu chez moi un geste très familier.

Tout en parlant je roulais le cadavre de Robbie dans le tapis. C’était un peu épais comme linceul, un Téhéran d’origine, mais on ne pouvait pas lui refuser ça pour son standing, d’autant plus que je ne lui réservais pas des funérailles nationales.

— Dis-moi, Emma, j’ai aperçu un puits dans la cour. C’est un puits bidon ou bien un vrai ?

— C’est un vrai, mais il n’a pas d’eau…

— Aucune importance, comme ça ton chérubin ne risquera pas de s’enrhumer… Accompagne-moi, tu veux ?

J’ai chargé Robbie sur mes épaules. Il était massif, le frelot ! Cependant, sous le regard d’une femme on se sent aussi costaud que Cassius Clay.

Je l’ai jeté dans le puits. La chute a été assez longue, preuve que le trou n’en finissait pas. Tout de même il y a eu un « plouf » sourd.

— Voilà, rentrons, on est mieux seuls…

Nous sommes rentrés. Emma était pensive. J’ai refermé la lourde.

CHAPITRE XIX

Il s’est passé un long moment de flottement. Nous ne savions que faire ni que dire car la bagarre avec Robbie avait rompu le charme.

— On a l’air fin, ai-je murmuré au bout de ce temps mort. On dirait deux jeunes gens qui viennent d’être présentés par une tante marieuse, tu ne trouves pas ?

Elle a poussé un soupir.

— Tu regrettes Robbie ?

— J’étais habituée à lui…

— Il te calçait, hein ? Tu peux avouer, je ne suis pas jaloux.

— Non, a-t-elle murmuré. Tu te trompes. Lui, c’était le genre chien d’agrément. Il était là, c’était rassurant… Franchement il va me manquer…

— Excuse pour la perte, mais j’ai surtout pensé à ma sécurité…

— Bien sûr… Tu veux boire quelque chose ?

— Voilà une riche idée…

— J’ai un bon whisky.

— Amène !

— Prends-le, il est sur la cheminée…

C’était une bouteille de Scotch vénérable ; pas du Scotch fabriqué à Bordeaux : du chouette, en kilt !

J’ai cueilli deux verres épais comme des hublots.

— On trinque ?

— Non, merci… pas soif…

— Un peu d’alcool te remonterait, tu sais ?

— Je n’ai pas besoin d’être remontée…

— Bon, comme tu voudras…

Je suis revenu m’installer dans un fauteuil en face d’elle. J’ai empli le glass à moitié et posé la bouteille sur le sol à côté de mon siège.

— J’aimerais savoir ce que tu penses, ai-je soupiré.

Elle a détourné les yeux.

— Tu ne veux pas me dire un peu ?

— Pff… les pensées, a murmuré Emma, peut-on jamais les exprimer ? Tu es là, il y a eu des tas de choses bizarres, il y en a encore… C’est ainsi, quoi ! Je cherche au fond à réaliser… Comment envisages-tu l’avenir, Kaput ?

— Je n’envisage rien, Emma… Je savoure ce bout de présent béni. Je suis libre, tu es belle… Il y a du fric à cueillir, de l’existence à vivre… Que demander de plus pour l’instant ?

— Evidemment.

J’ai levé mon verre à la hauteur de mon nez.

— A ta santé, bonne dame…

Elle m’a regardé.

— A la tienne… Kaput !

Pourquoi, à cet instant, ai-je ressenti une impression de péril ? C’était terriblement angoissant tout à coup. Comme si je venais d’avoir la notion d’un danger, d’un grand danger imminent. Pourtant la nuit était infiniment calme et je savais qu’il n’y avait personne dans la maison. C’est une chose qu’on sent lorsqu’on en est où j’en étais…

J’ai réfléchi rapidement. Le danger ne venait pas d’autre part que de cette pièce ; il venait d’ELLE ! C’était son regard qui me branchait sur la haute tension. Un regard que je reconnaissais, un regard de meurtrière qui va tuer… Le même regard que je devais avoir au moment où je levais très haut un objet lourd pour le laisser tomber sur la nuque d’un gars.

J’ai regardé ses mains. Tranquilles elles étaient, comme tout à l’heure sur le volant tandis que je lui parlais… Donc le danger ne surgirait pas d’elle…

Maintenant son regard se modifiait. Il contenait plutôt une espèce de surprise mêlée de crainte. C’était au point que je doutais d’y avoir aperçu la fameuse lueur.

Nous nous sommes regardés droit dans les yeux. Mes sens étaient affûtés jusqu’à me donner envie de hurler. Puis j’ai pigé. J’ai pigé très simplement, très bêtement. J’ai pigé parce qu’elle ne pensait qu’à « ça » et qu’un phénomène de télépathie venait de se produire. L’un de nous devait avoir des dons de médium, ou peut-être tous les deux ?

Et elle a compris que j’avais compris. C’était une minute fabuleuse, si riche en signification, si humaine !

Je lui ai tendu mon verre :

— Fais-moi plaisir, Emma, bois ce whisky, je sais que tu l’aimes… On n’a pas besoin d’avoir soif pour boire du whisky, au contraire…

Elle ne m’a rien répondu. Et j’ai été heureux, purement heureux parce qu’enfin, pour la première fois je la dominais vraiment. Elle faisait camarade, j’avais été le plus fort.

Je lui ai collé le verre dans les mains…

— Bois, Emma ! Bois… Si tu ne bois pas, je crois bien que je vais te couper la gorge. Allons, fais-moi plaisir, calme-moi : bois !

Et j’ai gueulé encore un coup :

— Bois ! Mais bois donc, garce !

Pour toute réponse, elle a renversé le contenu du verre sur le carrelage. J’ai regardé la rigole zigzaguer sur les damiers.

— Tu m’attendais, n’est-ce pas, ma belle ? ai-je enchaîné d’un ton tranquille. Tu le savais que je venais vers toi. Du reste les journaux annonçaient que je prenais la direction du Midi. Tu es allée m’amorcer avec la bagnole sur le port. Tu es tellement intelligente, Emma ! Tu sais tout, tu prévois tout ! Tu avais préparé le whisky pour ma réception. Si j’avais bu mon verre, je serais k.-o. pour l’éternité à l’instant où je te parle. C’est ça que tu veux ardemment, hein ? Tu ne peux pas vivre tant que je suis là. Rien ne peut commencer pour toi sans ma fin !

Elle a haussé les épaules.

— La vie est bien compliquée, Kaput, pour des gens comme nous…

Sa voix était lasse, triste… Vous me croirez ou vous me prendrez pour une truffe, mais j’ai senti qu’elle exprimait vraiment un désenchantement sincère. Emma en avait marre. Elle arrivait au bout de ses nerfs…

— Avoue que tu m’attendais !

— Je t’attendais, Kaput…

— Tu voulais ma mort…

— Je la voulais…

— Je te fais peur ?

— Oui… Et puis, que veux-tu, peut-être que je t’aime… Ta vie m’est insupportable parce qu’elle bride la mienne. En sachant que tu existes, je ne peux exister à fond, tu comprends ?

Là, elle ne charriait pas. De ça aussi j’étais certain. Elle n’aurait pas pu me chambrer encore, elle n’en avait plus la force, mieux, elle n’en avait plus envie !

— Tu m’aimes, Emma ?

— Oui… Je l’ai compris au tribunal, lorsque tu t’es levé et que tu t’es mis à parler. Tu n’as pas senti, Kaput ?

— Plus ou moins.

— Ça n’était pas de tes paroles que j’avais peur, c’était du sentiment qui naissait en moi…

Elle pleurait. J’ai regardé ses larmes et une tristesse rose s’est abattue sur mes épaules. Une bonne tristesse qui me payait de mes malheurs. Je m’en foutais que la police me crève. Si je me faisais alpaguer, je n’essaierais plus de m’évader. J’irais à la bicyclette d’un cœur léger parce que maintenant j’avais fermé le cercle. J’avais compris le grand principe de la vie, celui que peu de mecs pigent : rien ne sert de rien ; rien n’existe vraiment hormis l’amour… C’est par l’amour que les gnaces se justifient un petit peu, tous, lampistes ou frimants…

— Moi aussi, je t’aime, Emma… C’est très simple, très doux…

— Je sais…

— Qu’allons-nous faire, maintenant, dis ?

— Qu’est-ce que tu veux faire ?

— Si on essayait de partir ?

— Où ?

— Ailleurs… Tiens, l’Italie, j’ai un pote à Nice qui pourrait arranger ça… Une fois chez les Macars, on trouverait bien un commandant de barlu pas trop regardant sur le passeport ?

Elle a eu un léger sourire.

— Comme dans les livres, Kaput ?

— Oui, Emma, comme dans les livres…

Elle ne répondait pas. Ses yeux mauves étaient pleins de nuages comme le ciel d’été au crépuscule.

— On est bien, a-t-elle murmuré…

J’ai soupiré :

— Oui, on est bien, mais ça ne durera pas. Le jour va se lever. Le jour va se lever avec ses périls… Ça doit donner dur, la flicaille, en l’honneur de ton cher amour…

Je me suis mis à genoux dans la flaque de whisky et j’ai posé ma tête sur sa poitrine. Je sentais entrer dans mon crâne le rythme lent de sa respiration.

— Tu n’as pas répondu à ma question. Emma… Veux-tu partir avec moi ?

Elle a secoué la tête.

— Non, mon amour, ça n’est pas possible.

— Pourquoi pas possible, tu as peur ?

— Oh ! non…

Je l’ai regardée.

— Tu… tu as quelqu’un ?

Elle a secoué affirmativement la tête.

— Quelqu’un, ai-je balbutié, complètement siphonné.

A ce moment le téléphone s’est mis à sonner.

CHAPITRE XX

L’appareil se trouvait sur la cheminée de briques roses.

Le bignou, comme truc à faire dégoder le monde, je vous le recommande ! Un peu écrasée, elle était, la minute de vérité au bout de la deuxième lancée du grelot.

J’ai fait fissa pour me remettre debout sur mes cannes.

— Qu’est-ce que c’est ? ai-je fait, farouche, prêt à tout chanstiquer dans les environs…

Emma m’a dit :

— C’est LUI !

— Laisse glaner…

— Non, il faut que je réponde.

— Je te dis…

D’un geste elle m’a stoppé.

C’est dans ton intérêt, crois-moi !

Ça m’a dérouté. Emma s’est levée et a décroché avant que j’aie pu intervenir. Je me suis précipité à sa suite et j’ai saisi le second écouteur. A l’autre bout, une voix d’homme disait « Allô » fiévreusement. Je la sentais angoissée et je ne l’ai pas reconnue tout de suite à cause de ça.

— C’est toi ? a lancé la voix.

— Oui…

— Ah ! bon, j’ai eu peur… Alors ?

— Alors tout va bien, a murmuré Emma en me regardant.

— Il ?…

— Oui, a-t-elle fait vivement…

Le soupir qu’IL a poussé m’a chatouillé le fond de l’esgourde désagréablement.

— Et Robbie ?

— Eh bien ! mon Dieu…

— Ça s’est mal passé pour lui ?

— Extrêmement mal…

Il y a eu un rire désagréable, un rire qui m’a fait peur.

— Tu dois te sentir un peu seule, ma pauvre chérie, entre ces deux statues. Je suis bien content pour Robbie. Il ne pouvait rien lui arriver de meilleur. Bon, j’arrive !

Et il a raccroché précipitamment.

— Ça n’est pas possible ! ai-je fait à Emma.

Elle a souri. Puis elle m’a tendu ses lèvres, et son corps est venu s’incruster dans le mien, souple, onduleux, docile, épousant étroitement ma géographie.

Je mangeais sa bouche. Je la pressais à l’étouffer contre moi. A la fin je l’ai renversée dans un fauteuil et je l’ai prise comme un soudard.

Lorsque nous nous sommes désunis, elle s’est laissée aller à la renverse, épuisée par cette brutale étreinte.

— Tu m’as tuée, a-t-elle soupiré…

J’allais parler, mais elle m’a fait signe de me taire.

— Maintenant, il faut que je te parle !

Et elle m’a parlé. Mais je venais déjà de piger une partie de ce qu’elle me disait.

* * *

Je m’étais embusqué derrière la porte. Emma restait dans le fauteuil.

Il y a eu un bruit de moteur ; il a cessé devant le perron, une portière a claqué. Des pas sur les marches de pierre. La porte s’est ouverte. IL est entré, a repoussé la porte sans me voir, n’ayant d’yeux que pour Emma.

— Où est-il ? a-t-il demandé ?

C’est moi qui ai répondu :

— Ici !

Alors Baumann s’est retourné et nous nous sommes regardés comme jamais ne se sont regardés deux hommes.

Il n’avait pas changé. C’était toujours le même garçon élégant et précis, avec dans toute sa personne une nonchalance de très bon ton. Ses cheveux gris s’ornaient de quelques fils argentés supplémentaires. Ses yeux étaient plus froids encore qu’avant. La stupeur n’apparaissait que lentement sur sa frite distinguée. Son premier sentiment, sans charre, c’était la haine. Mais maintenant il réalisait et il comprenait qu’il venait de se faire repasser par sa bergère.

— Pour un mort, monsieur Baumann, vous vous portez assez bien…

J’ai eu un léger mouvement qui a fait scintiller la lame du couteau que je tenais bien en main. Il a regardé le ya avec détachement, puis il s’est tourné vers Emma. Ça, c’était d’un homme fort. Il faut avoir le courage bien trempé pour quitter du regard une lame tournée vers vous.

— Il te menaçait tandis que je téléphonais, n’est-ce pas ? a-t-il demandé.

Elle n’a pas répondu. Je l’ai fait pour elle.

— Je ne la menaçais pas, Baumann. Elle a agi de son plein gré et, immédiatement après que vous avez raccroché, nous avons fait divinement l’amour. Ça faisait longtemps que ça ne nous était pas arrivé, vous nous excuserez…

Son visage avait pâli.

— Elle m’a tout expliqué, ai-je repris, tout : votre combine était supérieurement organisée, chapeau ! Alors comme ça, vous vous livriez au trafic des faux dollars avec votre frère de New York ?

Cette fois, il a compris que je ne bluffais pas et que sa femme l’avait vraiment trahi. Je ne pouvais pas inventer ça, il fallait qu’elle eût parlé, Emma… Il prenait ça assez bien en apparence, mais ça lui filait un coup de vieux et ses yeux se cernaient comme sous l’effet de l’amour.

Je ne baratinais pas dans le vide. Emma m’avait tout raconté et j’avais appris ainsi que ça n’était pas elle l’instigatrice de l’histoire, mais lui !

Ce mec-là ne donnait pas sa part aux cadors pour ce qui était de la pensarde !

Depuis des années il faisait du trafic d’artiche avec les Etats où son frangin stationnait. Les derniers temps, ça ne marchait plus, les deux frelots. Baumann France conservait par-devers lui l’osier de Baumann Amérique. L’autre s’est foutu en crosse et a annoncé son arrivée pour régler les comptes.

Paul ne demandait que ça… Ma présence sous son toit lui avait donné une idée : tout régler et disparaître en beauté… Régler à sa manière, évidemment, c’est-à-dire liquider simultanément le frangin qui ruait dans les brancards et le vieux qui lui avait confié ses intérêts. Son frère lui ressemblant terriblement, il allait profiter de ce mimétisme pour s’esquiver sur la pointe des pieds d’un circuit qui commençait à sentir le roussi.

Dans la journée précédant les meurtres il avait vu son aîné et lui avait promis de tout régler dès qu’il aurait hérité du vieux. Seulement pour hériter, fallait que le vieillard lâche la rampe, or il n’avait pas l’air pressé malgré ses infirmités. Aussi Baumann était-il décidé à l’aider un peu. Mais il voulait un alibi et le frelot allait le lui fournir en se faisant passer pour lui à Rouen auprès de clients nouveaux. Paul lui avait refilé ses fafs pour l’hôtel et avait pris les siens. Le frangin, confiant, avait joué son rôle à merveille. Et c’était lui que j’avais buté dans la rue sombre, sans me douter de rien, trompé par la ressemblance et par la certitude que j’avais de me trouver en face de Paul…

Mais maintenant que je savais tout, je me souvenais de l’étrange sentiment de malaise que j’avais ressenti là-bas, dans la rue obscure, près du théâtre, lorsque le gars s’était retourné. Il semblait ne pas me reconnaître… Tu parles, y avait rien de surprenant à cela… Et je me rappelais aussi cette impression bizarre qui m’avait noué la gorge au moment où j’avais fait basculer le cadavre dans le trou de la canalisation. Cela venait de ce que, confusément, mon instinct, mon corps, mes sens ne le reconnaissaient pas. Seulement j’étais trop bouleversé pour me douter de quelque chose.

Emma avait été, elle aussi, un instrument docile dans les mains d’un super-combinard.

Pendant qu’elle préparait son alibi à elle, en compagnie de Robbie, Baumann sucrait le vieux, tranquillement, et disparaissait dans la nature, laissant le cadavre à mon crédit.

La façon dont j’avais regimbé au cours du procès lui avait refilé les adjas. Il avait craint que je ne crache tout le morcif pour essayer de sauver ma tête et qu’on ordonne une nouvelle autopsie du corps de son frère ; autopsie qui aurait automatiquement fait découvrir le pot aux roses. Alors il avait eu l’idée des friandises empoisonnées… portées à la prison par une petite poule à Robbie…

Je ne pouvais que crier bravo devant une aussi bath machination. Ça, c’était du beau boulot. Avec l’argent du frangin et l’héritage du vieux, ils étaient riches et n’attendaient plus que le dénouement complet de mon affaire pour se barrer en toute quiétude. L’annonce de mon évasion les avait soufflés. Baumann avait aussitôt compris que je viendrais à Saint-Tropez pour essayer de tirer de l’argent d’Emma et me venger d’elle. Tout avait été préparé en vue de cette possibilité. Tout s’était déroulé suivant ses prévisions, jusqu’à la mort de Robbie, qu’il espérait ardemment. Trop dangereux, Robbie ; il en savait tellement long…

Hélas pour lui, il y avait eu les impondérables.

Je lui ai craché le morcif, ivre de joie.

— Tu te croyais malin, Baumann. Tu te prenais pour l’as du crime, pour l’homme qui avait réussi l’impossible… Mais dans le fond, tu vois, tu n’es qu’un pauvre cocu.

J’ai cru qu’il allait tomber en digue-digue, tant était intense sa pâleur. Il a porté la main à son cœur.

— Ben quoi, t’es cardiaque ? j’ai demandé.

Il a retiré sa main, vite, trop vite et elle tenait un pétard élégant comme lui. De la jolie fabrication américaine pour gangster de la bonne société ; un cadeau de feu son frangin peut-être ?

Je me suis précipité, lame en avant. Mais quand je suis arrivé sur lui c’était trop tard. Il venait de défourailler sur Emma. L’honneur, chez ce mec, l’avait emporté sur la prudence. C’était par elle qu’il avait commencé son arrosage.

Les hommes sont cons. Tous de pauvres types que le palpitant régit à sa guise.

J’ai encore dans les manettes le bruit des quatre bastos déchirant le pénible silence qui s’était établi. J’entends aussi le cri bref poussé par Emma.

Elle a murmuré :

— Paul !

Puis elle s’est tue parce qu’on ne peut pas en dire plus long lorsqu’on a quatre pralines de ce calibre dans la poitrine.

J’ai levé mon couteau. Cette fois pas de voile rouge, pas de grelot à l’intérieur du crâne, c’était un geste fatidique, un geste qui n’appartenait pas qu’à moi et que la fatalité accomplissait par personne interposée.

Baumann est resté debout. J’ai lâché le manche. Je le regardais éperdument, affolé de le voir perpendiculaire à ce dos d’homme. Durant un laps de temps qui m’a semblé interminable tout est demeuré immobile, autour de moi, engourdi pour toujours, semblait-il.

Enfin, ce que j’attendais avec tant d’ardeur s’est produit : Baumann est tombé comme une masse.

Cette fois y avait pas gourance sur l’individu. C’était bien lui que j’avais repassé. Il avait son compte…

Alors je me suis approché d’Emma. Canée aussi. Ses yeux mauves avaient perdu leur étrange couleur et leur mystère. Il ne restait plus sur ce visage que beaucoup d’angoisse et, me semblait-il, un peu d’amour pour moi.

— Emma, j’ai balbutié, Emma…

Je répétais encore son nom, sur la route, en avançant vers l’Est, c’est-à-dire vers la frontière ritale.

Je savais que je m’en sortirais cette fois, que tout se passerait bien et qu’une longue tinée de mecs n’attendaient que moi pour caner sur les routes du vaste monde.

Je répétais « Emma, Emma », pour scander ma marche.

Et chaque fois j’entendais le petit ricanement grêle du destin.

Il pouvait toujours me défier, je n’avais pas peur de lui. De lui ni de personne.

Pour bien me le prouver je me suis arrêté au bord des rochers, solide sur mes deux cannes. Puis, tout en bravant le ciel des yeux, je me suis mis à chanter.

Загрузка...