Ça faisait au moins deux jours que je n’avais rien bouffé et je commençais à avoir l’estomac qui faisait bravo. La flotte des fontaines et les rares pommes véreuses oubliées sur les talus, c’était plutôt chétif, vous admettrez ! J’avais la tremblote comme le centenaire de votre village et ça m’humiliait quelque peu.
Enfin, je suis arrivé un soir dans une petite ville où sévissait une fête foraine et je me suis dit que le moment était venu de rectifier mon standing. Du train où allaient les choses, j’allai sombrer dans la cloche sous peu et je me voyais pieuter dans les locaux de l’Armée du Salut à brève échéance, à côté de tous les pouilleux de France et de la périphérie.
Je crois que ce sont les lumières et la musique qui m’ont revigoré. Je me suis planté devant un marchand de gaufres en plein air et, avec attendrissement, j’ai regardé les mômes et les amoureux mordre dans cette sorte de néant sucré…
La foule, c’est le gros remède des mecs dans ma situation ; elle les réconforte à cause, je suppose, de la chaleur qu’elle dégage et du bruit informe qui étourdit… Oui, c’est comme un doping.
Je me suis mis à renoucher autour de moi, en quête d’une poche pas trop hermétique dans laquelle je pourrais plonger deux doigts en pince de piqueur. Mais les nabuts planquent leur crapaud dans la poche du futal et pour aller le pêcher là-dedans il faut vraiment être outillé. J’essayais pas de m’y risquer. Qu’un peigne-cul s’aperçoive de quelque chose et ça allait tout de suite être le grand cri dans le patelin.
Je voyais déjà se profiler, en ombres chinoises, la silhouette des pandores… Le cambron, mon identification, tout ça s’enchaînait et me conduisait rapidos aux assiettes ! Non, fallait pas risquer le paquet dans un coup fourré minable. Je n’aurais pas été fiérot de me faire crever pour un délit de bricoleur. Kaput surpris au moment où il volait le porte-monnaie d’un cultivateur ! Vous voyez d’ici le topo ? C’est pour le coup que le mitan se fendrait la tirelire comme un seul homme !
Je m’étais arrêté précisément devant le manège des petites bagnoles tamponneuses et je regardais la jeunesse jouer les as de formule I avec de grands cris et des rires crétins… C’était bath comme spectacle, bien susceptible de tenter le pinceau d’un peintre de mouvement… Les petits baquets de couleur sur la piste de tôle, le trolley fleuri d’une perpétuelle étincelle bleue, raclant le grillage électrifié… Oui, ça me faisait plaisir à regarder…
La patronne du circus se tenait à la caisse, bradant les tickets à tout va car il y avait queue. Son bonhomme, un gros zig nourri au gaz de ville, actionnait les commandes du manège. C’était lui qui filait les coups de klaxon annonciateurs des départs et des arrêts, lui qui branchait le courant et qui lançait les coups de gueule lorsque des marmots chahutaient sur la plate-forme de bois bordant la piste.
Son employé, un grand sidi jeune et triste, récupérait les tickets à bord des véhicules. Il était souple comme un chat et sautait d’une voiture à l’autre sans poser le pied sur la tôle luisante. Il ne se tenait même pas… Quand il avait à peu près fini son compostage, le Vieux des commandes branchait le jus et les petites autos multicolores reprenaient leur ronde idiote tandis que l’arabe achevait en voltige de déchirer les billets des deux dernières. Son numéro d’acrobatie faisait partie du spectacle… Ceux qui attendaient leur tour, les pas vergeots qui n’avaient pu se farcir une guindé, tuaient leur envie de conduite en regardant bondir le félin.
J’allais m’arracher à cette contemplation, lorsqu’il s’est produit quelque chose. C’est marrant, je crois que par moment je suis doué d’une double vue… Probable que la faim vous affûte la gamberge… On voit les choses un poil de seconde avant qu’elles ne se produisent. C’est ainsi qu’au moment où je m’apprêtais à passer mon chemin, un pressentiment m’a cloué sur le sol… J’ai vu…
Le nordaf sautait de la dernière voiture vérifiée. Il allait prendre place sur la plate-forme, comme de coutume, mais une bousculade s’est produite, rapport à deux troufions qui chahutaient et il a été refoulé sur la piste au moment où une voiture fonçait droit sur lui. Il y a eu un choc, des cris… Le gnard du manège a illico coupé le contact… Des mecs se sont rués… L’arbi se tordait sur la tôle avivée par le frottement. Il avait la cheville brisée et le bas de sa flûte branligotait de gauche à droite. Le pauvre était vert pomme avec des lèvres entièrement décolorées. Il souffrait tellement qu’il ne pouvait piper mot, alors il a pris le parti le plus sage : celui de se payer un valdingue dans le cirage… Pendant ce temps de bonnes âmes l’ont coltiné jusqu’au troquet de la place en attendant une tire pour l’évacuer sur l’hosto du canton.
Le manège s’est arrêté un bon quart d’heure car le patron, bonne âme, avait tenu à assister son employé…
Je l’ai vu radiner du bistrot, un peu pâle, le front soucieux, se mordant les lèvres avec ennui.
— Dites donc, patron…
Il m’a regardé, comme un type qui rêve, sans paraître me voir.
— La jambe cassée, a-t-il dit, ç’aurait pu être plus grave.
— Oui… Deux mois de plâtre et il pourra danser le jerk. Vous n’avez plus personne pour vous aider ?
— Non. Va falloir que je fasse seul en attendant…
Il a eu un regard triste vers la file des péquenods qui se pressait déjà autour du manège.
Il devait se livrer au méchant calcul mental, le zig… Evaluer qu’à tout faire il perdait environ un tour de manège sur cinq. C’était pas jouissif, d’autant plus qu’on arrivait en fin de saison. C’était le moment de bourrer au maxi.
— Ecoutez, j’ai vu travailler vot’gars. C’est pas sorcier… Si vous voulez de moi je peux en faire autant, le saut de la mort excepté !
Alors là, j’ai presque aperçu le frémissement qui lui cavalait le long de l’échiné.
— Vous ? a-t-il murmuré…
Il m’a regardé enfin… Le spectacle n’était pas formidable… J’avais laissé pousser ma barbouze et je ressemblais plus à une cloche de la Mouf qu’à Robin des Bois. Et puis, m’est avis que je devais cocoter un brin. Quand on dort à la belle étoile c’est fatal…
— Faites pas attention, lui ai-je dit, je ferai un brin de toilette…
— Vous êtes d’ici ?
— Non, de Paris… Là-bas, j’avais pas de boulot, alors je me suis embauché pour les vendanges dans le Languedoc… Elles sont finies, je remonte…
— Je peux vous prendre à l’essai, m’a-t-il dit… Je vous préviens que de toute façon, dans deux mois je remise…
— Ça colle…
— Mille balles par jour, nourri, couché, ça va ?
— Ça va !
— Vous avez compris en quoi consiste votre travail ?
— Oui…
Il m’a tout de même expliqué :
— Les clients prennent des tickets… Lorsqu’ils sont installés dans les voitures vous déchirez les tickets…
— Ça n’a rien de sorcier…
— Faites attention de ne pas vous faire accrocher. Du reste, je ne donnerai les départs que lorsque vous aurez fini. L’essentiel est que vous fassiez vite car chaque minute compte…
— Vous bilez pas !
J’étais peut-être moins doué que l’arabe pour ce qui était de la voltige, mais en revanche je lui rendais des points quant à la vélocité. En moins d’une minute je « faisais » les huit bagnoles…
Le patron du manège avait l’air satisfait. Je l’ai vu parlementer avec sa femme, pendant une « course ». Elle, c’était le genre forain dans toute sa splendeur. Elle allait chercher dans les cinquante carats, un peu moins peut-être. Elle était blonde, avec des yeux ruisselants de rimmel, une bouche mal dessinée au truc orange, et des rides plein le cou. A part ça, pas mal roulée du tout, surtout au-dessus de la ligne de flottaison.
Elle me regardait d’un œil scrutateur, comme si elle craignait à tout moment que je me carre son manège dans ma poche et que je m’emmène balader. Probable que ma mine ne lui inspirait pas la grosse confiance. C’était pas pour tout de suite, la garde de ses éconocroques…
Je faisais mon turf le mieux et le plus vite possible en regrettant de ne pas avoir quelque chose à me caler sous la dent creuse. Ma faim me filait des vapeurs… Par moment, le manège m’entraînait dans une espèce de sarabande monstrueuse et j’étais obligé de me crisper pour tenir le choc et surmonter ces défaillances… J’avais rien dans le bide et, malgré tout, j’éprouvais des nausées comme au sortir de table après un gueuleton riche en crèmes !
Je n’avais aucune notion de l’heure… Tout ce que je pouvais me permettre de penser c’était qu’on était dimanche, que la soirée serait interminable et que je devrais encore déchirer des paquets de billets avant d’avoir droit au repos et à la bouffe !
Je voyais toujours les grosses pattes sales, rouges et fortement onglées des pégreleux me tendant gauchement leur petit rectangle de papezingue rose. J’en avais classe… C’était pire que le bagne, ce turbin volant, après deux jours de jeûne…
Et pourtant, in petto, comme on dit dans les pièces de théâtre, je me fendais le tiroir en songeant que les flics me cherchaient partout, dans tous les palaces, sur toutes les routes nationales, et que moi, Kaput, le tueur, j’étais là, en pleine lumière, au milieu d’une foule avide de joie… Je crois que c’est cette pensée-là qui m’a réconforté et permis de tenir le choc.
Enfin la foule s’est clairsemée peu à peu et il n’est plus resté que des freluquets saouls que le patron a virés à coups de pompes.
J’étais fourbu ! Il a éteint la guirlande de lampes cernant son manège, ne laissant plus subsister que deux ampoules à chaque extrémité de la piste.
Ça a été comme si la nuit se jetait sur moi et m’écrasait. Maintenant la place ressemblait enfin à une place de village… Les autres forains, celui du tir à la carabine, et celui des chevaux de bois, achevaient de boucler leur estanco… Nous étions les derniers… Quelques chiens maigres rôdaient, bouffant les miettes de gaufres… Il faisait une nuit fraîche et argentée qui luisait comme les plaques de tôle de la piste.
Accablé, je me suis assis sur la plate-forme de bois. J’avais mal partout et mon ventre me semblait ample et creux comme une cathédrale après l’office.
La patronne recomptait sa mornifle. La recette avait été soin-soin, je vous le dis ! Il y avait des paquets de billets de mille, d’autres plus mahousse, de cinq cents, mais c’étaient les pièces qui battaient les records ! Un plein sac de toile… J’en rêvais… Je me suis dit que je n’aurais aucun mal à chouraver ce grisbi… Secouer leur recette aux marchands d’illusions routières, c’était l’A.B.C. du métier… Un coup de boule dans le poitrail du gros… un tranchant de pogne sur la glotte de la donzelle et je pouvais m’octroyer le lot… Seulement, ça ne m’aurait servi à rien… Mieux valait que je continue à me planquer sous ce déguisement de chômeur et que je marne dans le manège histoire de voir la façon dont se présentait l’enfant.
Comme ça, au moins, j’étais en demi-sécurité… Pour le quart d’heure j’en avais ma claque des chasses à l’homme.
Le gros a demandé le chiffre de la comptée à sa nana, puis il s’est approché de moi, l’air content de vivre.
— Ça été, a-t-il dit… Maintenant, faut mettre les housses sur les autos…
— Vous avez peur qu’elles s’enrhument ?
J’avais lâché ça sur un ton renaudeur et il a tiqué ; alors vite j’ai chiqué au gars qui plaisante et il s’est épanoui comme un dahlia !
J’ai recouvert les petites bagnoles stupides de leurs housses en toile, puis j’ai demandé au zig :
— Y aurait pas moyen d’avoir un petit casse-graine ?
Il a compris.
— La patronne va nous arranger ça… Moi aussi je bouffe toujours après la séance !
La séance ! Il se croyait administrateur de la Comédie Française, c’était pas possible autrement !
C’est à ce moment seulement qu’il m’a présenté à la vioque.
— Madame Jane, a-t-il dit… Il a ajouté : moi c’est Magnin, et toi ?
Je me suis vite fait un état civil bidon.
— Antoine Durand…
C’était chétif comme trouvaille, mais quoi, je me décalcifiais ! Quand on a le ventre creux, on ne peut pas donner dans le génie… Parce que c’est une grosse erreur de croire que le génie doit, pour rester génie, claquer du bec. Au contraire ! Rien ne lui convient mieux que le poulet chasseur ou l’entrecôte marchand de vin !
— Bon, a fait Magnin, arrive…
Maintenant qu’il avait mon blaze il me tutoyait, c’était régulier. Et puis, le nom de Durand n’incite pas au subjonctif…
Je l’ai suivi jusqu’à sa roulotte. Il se mouchait pas du coude ! Confort moderne, je vous le dis ! Une vraie villa à roulettes ! Butagaz, salle de douche, salle à manger et cuisine… A bord de ce machin-là on se sentait d’attaque pour le tour du monde !
— Je peux me débarbouiller ? ai-je demandé…
La dame Jane m’a regardé en reniflant.
— Ça vous ferait pas de mal !
Je me suis retenu. Si elle commençait à balancer des vannes, elle n’allait pas tarder à comprendre sa douleur…
Je me suis annoncé dans le placard servant de salle d’eau. Avec volupté je me suis savonné la frime, me frottant jusqu’à m’user le cuir… C’était fameux… Le rasoir du père Magnin traînait sur une tablette de porcelaine… Je m’en suis servi pour régulariser ma barbe naissante. Je me la suis façonnée en collier. Je faisais presque intellectuel rive gauche, comme ça.
Quand j’ai radiné à la jaffe, une raie séparant ma tignasse, la mère Magnin a papilloté. Elle en prenait plein les carreaux de ma virilité reconquise… Du coup, elle m’a décoché son œillade de choc, celle qui avait dû ravager le Magnin, quelque vingt-cinq berges auparavant.
Je lui ai rendu son sourire, façon d’être courtois…
— Il y a du boudin aux pommes ! a-t-elle annoncé.
— Formidable !
— Vous aimez ?
— Pire : j’adore… Quand j’achète une glace, au lieu de la prendre à la vanille, je la réclame toujours au boudin !
C’était de l’astuce de comice agricole, mais ça leur a plu. Ils y ont vu comme le signe d’une conscience pure. Quand un mec fait des calembours, c’est qu’il n’a pas de mauvaises pensées en tête…
— A table ! a beuglé le vieux…
Je me suis mis à dévorer, tandis que Magnin me racontait sa vie et que sa bonne femme me faisait du genou sous la table !
J’ai dormi dans la remorque de leur roulotte, là où on collait le manège démonté tout petit… Y avait une espèce de niche réservée au commis. C’était tapissé de sacs et il n’y avait qu’une couvrante, mais je crois bien que j’y ai passé la plus belle nuit de mon existence.
Ce sont les coqs du village qui m’ont réveillé le lendemain. Ils faisaient un ramdam terrible… Un vrai tocsin… Il est vrai qu’il y avait du soleil en poudre sur la campagne et que ça portait à l’optimisme…
Magnin est radiné, les bretelles sur les talons, un vieux pull noué au cou comme un cache-nez…
— Alors, Antoine, t’as pu roupiller, mon gars ?
— Au poil !
— T’as pas eu froid ?
— Pensez-vous !
— Bon, on va démonter… Faut partir sur le coup de midi, on a cinquante bornes à se cogner et on remonte, il y a fête ce soir aut’part…
J’ai songé mélancoliquement que toute la vie était faite comme ça… Il y avait des zigotos en goguette ailleurs, tandis que ceux d’ici reprenaient le charbon, en buvant du bicarbonate à cause de la gueule de bois… Et nous on allait, des uns aux autres, avec nos petites bagnoles et nos lumières… Leur apportant pour cent balles les joies du volant et des accidents bidons… Car au fond, ce qui compte dans ces manèges d’autos tamponneuses, c’est surtout les percutages. On se paie des catastrophes pour rire, ça excite…
Après trois tours, les paumés qui s’agitent les couennes dans nos baquets ne sont pas loin de se prendre pour des héros et ils rêvent que leur député vient leur cloquer la Légion d’honneur sur la place du village, en présence des populations émues.
On a démonté… Voyagé… Remonté…
Ça a duré comme ça huit jours. Mais j’avais l’impression d’être en vacances. C’était du temps mort… Une sorte de trajectoire vide dans du vide… Simplement les jours passaient, semant l’oubli… Et comme ce qui comptait c’était de se faire oublier, tout était O. K.
La tortore était fameuse chez les Magnin… Tous les deux aimaient la jaffe, seulement l’inconvénient c’était que la Jane n’aimait pas que ça… Je ne sais pas si son bonhomme avait des courts-circuits dans le calbar, toujours est-il qu’elle me harcelait de ses assiduités avec une impudeur forcenée.
J’avais rencontré déjà bien des pétroleuses, mais des escaladeuses d’homme comme elle, jamais !
Elle me voulait et elle ne me l’envoyait pas dire par Monsieur le Maire !
Quand nous nous trouvions seuls dans la roulotte, le Vieux aimant à fréquenter les troquets, c’était tout de suite l’abordage !
Elle n’avait pas froid aux chasses. Et pour les gestes, elle avait la prestesse d’un poids coq.
Je me défendais mollement afin de ne pas la contrarier, ce qui est toujours mauvais. Une mise au point aurait signifié immanquablement mon renvoi ; et je tenais à demeurer dans le manège jusqu’à l’ultime limite…
Enfin, un soir, le père Magnin roupillant, plein de vinasse, elle s’est annoncée dans ma niche de la remorque, juste au moment où je commençais à m’endormir… Dans ces instants-là on flotte et on perd un peu le sens de la réalité.
Bref, je lui ai enfin donné satisfaction pleine et entière… Pour aimer ça elle aimait ça, Jane ! Un demi-siècle d’expérience en action, ça compte !
D’autre part, moi, j’avais des arriérés à solder. Quand elle a regagné la couche matrimoniale elle tanguait bigrement.
A partir du lendemain, j’ai été l’enfant gâté. Elle me cloquait des billets de cinq cents balles à tout va, pour le seul plaisir de mettre sa main dans ma poche. Comment qu’elle le faisait voltiger, le patrimoine !
C’était intéressant dans un sens parce que ça me permettait de me faire une gratte pour affronter les mauvais jours, voir la Cigale et la Fourmi… La veille de notre dernière soirée, j’avais une vingtaine de sacs devant moi… Avec ça je ne pouvais pas commanditer le prochain film de Marcel Carné mais du moins étais-je à l’abri de la mouscaille pour un certain temps.
La Jane en avait les larmes aux carreaux à la pensée qu’on allait se serrer la louche pour toujours… Seulement, elle n’y pouvait rien de rien ! Chaque année, en novembre, ils remisaient leur circus dans un grand hangar, près d’Orléans, et ils filaient en Ile-de-France, dans la propriété que Magnin s’était fait construire avec le flouze des tamponnés de France…
— Faut se faire une raison, je murmurais à la Jane, mais elle n’arrivait pas à s’en fignoler une. Elle ne pouvait se résoudre à abandonner un bon petit coq comme bibi… Pour un peu elle aurait proposé à son vieux de m’adopter ; seulement lui ne partageait pas le chagrin de sa bergère. A mon sens, il la connaissait et se gaffait vaguement de quelque chose à mon sujet. Non, c’était mieux qu’on se quitte.
Nous avons donné notre « représentation d’adieu », comme disait Magnin (qui se prenait au moins pour Mayol) à Fontainebleau. Fontainebleau, l’histoire vous l’apprendra, est une ville propice aux adieux.
Deux mois s’étaient écoulés depuis mes ultimes démêlés avec la rousse et les perdreaux devaient me croire envolé sous d’autres cieux !
Je commençais à respirer plus librement, sans éprouver la désagréable sensation de porter un corset de fer fixé avec des boulons.
Nous étions donc à Fontainebleau… Il flottait comme dans les bouquins de Simenon. La recette était plus que mince… Là-bas on est saturé de bagnoles et la forêt est toute pleine de carambolages, alors, n’est-ce pas, les voitures tamponneuses perdent un peu de leur poésie.
Quelques paumés lamentables essayaient de se marrer sur notre piste sans y parvenir. Le Vieux renaudait parce qu’il moulait sa saison sur un fiasco, et sa bonne femme ne me quittait pas des yeux. Elle était navrée comme une bonne vache à qui on va supprimer la ligne de chemin de fer passant au bout du pré. Quant à mégnace, je roulais des pensées assez grisâtres. Sans doute cela provenait-il du temps et de ma situation ? Vous me croirez si vous voulez, mais je n’avais pas bossé depuis des années et dans le fond je trouvais ça pas mal. Peut-être que j’étais fait pour être honnête, riez pas ! C’était les circonstances, le destin, comme on dit quand on veut se monter la timbale, qui avaient fait de moi un truand… Secrètement, je rêvais d’une petite existence pépère, à l’abri des flics… J’enviais ceux qui se levaient à six heures du matin pour aller au charbon, et qui rentraient, le soir, vannés mais contents, dans un petit appartement fleurant la soupe au chou.
Une petite femme à peu près honnête, des moufflets à peu près propres… Le ciné le samedi, et la balade du dimanche, en grande tenue, le long des palissades de banlieue… Oui, ça me tentait comme un pageot douillet tente un mec brisé de fatigue…
Pendant ces derniers jours, j’avais eu un sursis. Mais maintenant…
On a arrêté les frais sur le coup de onze plombes. Le Vieux m’a dit de commencer à démonter sous la baille. Il voulait remiser ses bois, tôt le lendemain, pour foncer rapide sur Chatou où il avait des poires à cueillir, des tardives d’automne, « les meilleures », prétendait-il.
J’œuvrais mélancoliquement… La Jane me regardait faire avec des larmes plein ses carreaux. C’est alors que j’ai remarqué un type, dans l’ombre, tout prêt, qui m’observait. Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai illico pensé à un matuche… Pourtant, à le regarder attentivement, ça pouvait pas être ça. L’homme était un petit vieux à cheveux blancs. Il pouvait avoir dans les soixante-dix piges… Une moustache blanche à la Clemenceau cachait sa bouche. Il avait un long nez en forme de banane, des yeux en virgule, surmontés d’épais sourcils, et il était vêtu d’un pardingue gris, fatigué. Un lampadaire l’éclairait par en dessus, mettant sur son visage des ombres bizarres. Franchement, il ressemblait au diable tel qu’on le représente dans certains films. Il en avait l’air à la fois gentil, doucereux et perfide.
Il m’observait et ça me tapait sur les nerfs…
La Jane qui n’avait rien remarqué s’est approchée de moi tandis que son Magnin allait se farcir du rouge au Café de la Place.
— Dire que demain tu ne seras plus là ! a-t-elle chuchoté.
— Vous non plus vous ne serez plus là ! ai-je répondu avec humour… C’est la vie… On se rencontre, on se quitte…
— Tu es méchant de me parler sur ce ton, mon Gros Loup !
J’étais certain que le petit vieux esgourdait. Ça m’a gêné d’entendre cette tarderie me balancer du « Mon Gros Loup » de cette voix à demi pâmée.
— Moulez-moi un instant, si ça ne vous tracasse pas trop ; faut que je démonte la cabane et votre poivrot me laisse glaner…
Elle s’est éloignée en chialant, vers sa roulotte-pullman. Telle que je la connaissais, elle allait se téléphoner un vieux coup de rhum dans la gargane. Le rhum, c’était son second vice par ordre d’importance…
Je suis resté seul, marteau en main, à cogner sur des chevilles de fer pour désemboîter le manège…
Un court instant j’ai oublié le petit vieux. Puis, il m’est revenu en mémoire comme quelqu’un d’excessivement important. Je me suis alors retourné et j’ai constaté qu’il s’était avancé de quelques pas pour mieux me voir. J’ai laissé tomber mon marteau et je me suis avancé sur lui, les poings serrés.
— Dites, vous voulez ma photo ?
Depuis la communale on se sort des trucs comme ça. Des trucs idiots, je le sais bien, mais on n’en trouve pas d’autres lorsque la colère vous tient.
Il n’a pas sursauté. Son regard s’est posé sur moi, étrangement calme, étrangement fixe, aigu, bleuâtre et enfoncé…
— Pas besoin, a-t-il murmuré, je l’ai déjà vue en première page des journaux…
On m’aurait foutu un seau glacé à travers la frime, ça ne m’aurait pas surpris davantage. J’étais repéré. Cette vieille guenille m’avait reconnu et c’était pour ça qu’il me détranchait avec tant d’insistance. La première surprise passée, j’ai été secoué par la curiosité. Oui, ça m’étonnait que ce chétif personnage m’avoue aussi tranquillement qu’il savait qui j’étais… Normalement, il aurait dû cavaler au commissariat du patelin pour gueuler à la garde ! Au lieu de ça, il me caressait d’un œil tendre…
Or nous étions seuls dans un coin d’ombre de la place… Seuls sous la flotte tombant à verse… J’aurais pu lui filer un coup de patte sur le bol et l’étendre raide… A son âge, on aurait pensé qu’il avait fait une chute malencontreuse. Une seconde cette idée m’a traversé. Je l’ai différée à cause de cette curiosité qui me taraudait…
Je sentais qu’il attendait quelque chose de moi et je lui ai posé la question la plus brève, mais aussi la plus éloquente que j’aie pu trouver :
— Alors ?
— Ça fait un bon moment que je suis là…
— Je sais.
— Si j’ai bien compris, vous quittez ce soir… votre emploi ?
— Vous avez très bien compris !
— Vous avez des projets ?
— C’est une interview ? Vous êtes peut-être le correspondant de France-Soir ?
Ça ne l’a même pas fait sourire. Il a attendu une réponse plus sérieuse, et la force tranquille qui se dégageait de lui était telle que je n’ai pu faire autrement que de la lui donner !
— Aucun projet, sinon de garder mon nez propre…
— Alors je crois que j’ai quelque chose pour vous…
— Ah oui ?
— Oui…
— Peut-on savoir quoi ?
— Vous le pouvez… Venez avec moi…
— Où ?
— Chez moi…
J’ai respiré un grand coup car la situation évoluait rapidement. Tout ça n’avait pas l’air vrai… Il me semblait que je lisais un bouquin à péripéties glandouillardes. Que diantre ce petit homme âgé pouvait bien me vouloir ?
— Je ne suis pas les gens que je ne connais pas, ai-je dit bêtement.
— C’est pour que nous fassions plus ample connaissance que je vous demande de me suivre…
Une nouvelle hésitation m’a rendu muet. Enfin, je me suis décidé :
— Bon… J’irai chez vous…
— Ma voiture est garée tout près… Prenez congé de vos employeurs et arrivez…
— Il faut que je démonte ce bordel !
— Ils le démonteront eux-mêmes !
— Il faut que je me fasse payer…
— Je vous donnerai de l’argent…
— Vous êtes le père Noël en tournée d’inspection ?
— Beaucoup mieux que ça… Le père Noël n’est qu’un livreur et il n’apporte que des jouets, moi je peux vous apporter beaucoup plus…
— Attendez-moi un instant…
Je me suis éloigné de quelques pas, puis, mordu aux tripes par une vague angoisse, je suis revenu au petit vieux.
— Dites, c’est pas un piège à rat au moins ?
— Non !
— Qu’est-ce qui me le prouve ?
— La logique ! Les vieillards de soixante-douze ans ne s’amusent pas à arrêter les gangsters en fuite ! Allez, je vous attends, mais pressez-vous car l’humidité commence à me fatiguer, j’ai de l’asthme !
Vous me croirez si vous le voulez, mais j’ai fait exactement ce qu’il me disait… J’ai couru jusqu’à la roulotte où la Jane se versait précisément son Nme verre de rhum.
— Ah ! te voilà, a-t-elle murmuré…
— Ecoute, ai-je dit, je me conduis comme un butor parce que je t’aime trop…
Fallait vraiment que je me cramponne aux rideaux pour ne pas pouffer de rire. En voyant les gros yeux noyés de cette espèce de vache, n’importe quel mec se serait tordu !
— C’est vrai ? a-t-elle balbutié…
Oui… Je n’y tiens plus… Seulement ta vie est faite et je ne puis t’écarter du droit chemin… Alors, comme je n’y tiens plus, je pars… Raconte à ton bonhomme ce que tu voudras… Je lui fais cadeau de ma paie… Adieu, Jane… Je penserai toujours à toi !
Sur ce je me suis cassé en vitesse parce que j’allais éclater de rire. Avouez que c’était gentil de lui faire un dernier petit coup de ciné à l’œil avant de partir… A son âge on n’a plus l’habitude des romances au sirop ! Quand de jeunes gars roucoulent dans le giron des douairières, c’est parce qu’ils ont une pogne sur leurs trois rangs de perlouzes et une autre sur leur chéquier !
Ça faisait un bout de temps que je n’avais pas fait une bonne action et je me sentais propre comme au sortir de la douche.
Le Vieux m’attendait, au bout du manège. Il avait remonté le col de son pardingue et s’était coiffé d’un béret basque tiré de sa poche.
— Allons-y !
Franchement, c’était la première fois de ma garcerie de vie que j’emboîtais le pas à un mec sans savoir où il m’emmenait ni ce qu’il me voulait. Si j’agissais de la sorte, ce soir-là, je pense que c’était à cause de son grand âge, et puis, aussi, de son regard aigu qui m’incommodait.
Sous les platanes de la place, dans un coin d’ombre, il y avait la petite tache lumineuse d’un feu de position de bagnole. En l’occurrence c’était celui d’une 2 chevaux.
— Montez !
Il a pris place au volant et, paisiblement, a mis son moulin en route… On a décollé du trottoir doucement. C’est le genre de guindé qui ne permet pas les démarrages éclairs. Quand on veut impressionner les populations on radine avec la Mercédès 300. Le Vieux, au contraire, tenait à passer inaperçu…
J’ai attendu un moment, sans piper mot. Comme il la bouclait hermétiquement, ça risquait de s’éterniser, surtout si on allait loin.
Mais je mettais un point d’honneur à ne pas poser de question. Puisque j’avais décidé de jouer le jeu, autant valait le jouer jusqu’au bout…
On a roulé sous la flotte. Les zébrures de la pluie hachaient le paysage. Les phares coulaient comme un torrent de lumière sur l’asphalte luisante.
Nous avons suivi un moment la Nationale, puis il a obliqué à droite, dans un chemin bordé de haies bien taillées.
Dans ce coinceteau les constructions étaient pépères… De la crèche d’industriel parisien… Il y avait du perron, du portique dans les allées sablonneuses, du massif façon Versailles, de la véranda et du jardin d’hiver comme s’il en vasait.
Le vieillard s’est arrêté devant la porte métallique d’un garage. Il est descendu de bagnole, a soulevé le rideau gondolé, puis nous sommes entrés…
— Ça vous ennuierait de baisser le rideau ? m’a-t-il demandé.
Je suis allé tirer le rouleau de ferraille pendant qu’il éteignait ses phares et allait tourner un commutateur.
Ce garage était fait pour deux voitures de maître au moins et la 2 chevaux, toute seulâbre là-dedans, avait l’air d’une chèvre broutant dans un champ de courses. A l’autre extrémité s’ouvrait une porte…
— Suivez-moi !
Je l’ai suivi, toujours aussi docile, aussi muet, aussi anxieux. Ça commençait à me tarauder vachement dans la pensarde. Ma parole, il avait l’air bourré d’osier, le vieux gland, malgré son lardeusse fripé, son béret et sa bagnole chétive… La propriété qui se dressait à droite du garage comportait au moins vingt-cinq pièces et jetait un drôle de jus, ma parole !
Deux étages de meulière, un toit à la chinoise, des balcons. Ça faisait peut-être un peu trop tarabiscoté, mais un archiduc s’en serait contenté.
J’ai eu un ricanement en songeant que je passais de la niche à clebs d’une roulotte à un petit château ! Pas de transition !
Les volets étaient fermaga et on ne voyait aucune lumière. Ça faisait un peu Belle-au-Bois-Dormant… En moins romantique, mais aussi en plus impressionnant.
Le Vieux n’a pas emprunté le perron à double révolution, il a préféré contourner la bâtisse et s’y introduire par l’entrée des fournisseurs…
Nous avons pénétré dans une cuisine carrelée en blanc de bas en haut, ce qui faisait un peu métro, puis nous sommes passés de là dans une petite pièce bizarre où le Vieux semblait avoir installé ses quartiers. Il y avait un lit de fer, une commode avec des bouquins, une table chargée d’assiettes sales et de pipes… deux fauteuils, et une cheminée dans laquelle brûlait un bon feu joyeux… Le reste de la pièce était envahi par des piles de bûches… Jamais je n’avais vu un tel bazar.
J’ai commencé à douter de la raison du Vieux. Il devait avoir un court-jus dans les transmissions pour bivouaquer ainsi dans une pièce en désordre alors qu’il avait une floppée de chambres à sa disposition… Peut-être était-il ruiné et, ne pouvant s’offrir des larbins, s’arrangeait-il une tanière dans la somptueuse crèche ? Ses vêtements usagés m’incitaient à le croire, mais un raisonnement plus poussé détruisait cela : un homme ruiné aurait commencé par brader la grande baraque…
Il m’a désigné un fauteuil.
— Installez-vous… Voulez-vous boire quelque chose ?
— C’est pas de refus…
— Champagne ?
— C’est votre fête ?
— Ça vous ennuierait d’aller le chercher dans la glacière de la cuisine ? Je voudrais pouvoir me réchauffer, j’ai pris froid tout à l’heure sur la place.
D’un seul coup, je me retrouvais avec un petit vieillard frileux, catarrheux et j’ai eu honte de moi… Oui, honte de m’être laissé dominer par ce reliquat d’humanité…
En grommelant des choses pas gentilles, je suis allé pêcher la bouteille dans le frigo. Il y en avait quatre que mon hôte avait mis à frapper… Probable qu’il aimait le champ… Là-dessus, j’étais son homme !
J’ai pris deux coupes dans un placard vitré et je suis revenu le trouver. Il avait enlevé son pardessus et s’était assis dans un fauteuil près du feu… Il portait un complet de chasse avec des boutons représentant des tronches de gaille idiotes.
— Versez-nous à boire et asseyez-vous…
J’ai obéi. Si les bourdilles qui me filaient le train avaient pu me voir, ils se seraient pincés pour s’assurer qu’ils ne pionçaient pas… Kaput, le tueur, jouant les larbins de bonne maison, obéissant à la baguette à un vieux crabe frissonnant ! Non, je vous jure, ça faisait pas vrai !
Il s’est recueilli.
— J’apprécie votre attitude, a-t-il commencé… J’ai horreur des hommes qui ne peuvent maîtriser leur curiosité.
Allait-il décarrer dans le bla-bla-bla ? S’il avait horreur des curieux, moi, j’abomine les bavards.
— Commençons par le commencement, c’est-à-dire faisons le point de la situation… Vous êtes un dangereux bandit recherché par la police… Vous n’avez pas de toit, pas d’argent… Je puis vous aider, quelles sont vos aspirations ?
Du coup, j’ai failli bicher le fou-rire. Il allait carrément dans les Mille et une Nuits, le brave homme ! Il se prenait pour le Saint-Esprit.
Il a dû lire mon scepticisme. Ça ne l’a pas vexé le moins du monde.
— Je comprends votre incrédulité, a-t-il enchaîné… Je dois vous paraître un peu maniaque sur les bords… pourtant vous allez constater qu’il n’en n’est rien !
Il a dit exactement ce qu’il fallait pour me faire redresser la barre. J’ai bien vu qu’il ne débloquait pas.
« Mon rêve ? ai-je murmuré. Du fric ! et la possibilité de filer aux Etats-Unis muni d’une identité potable… C’est tout !
— C’est beaucoup…
— Aussi ai-je appelé ça un rêve, si vous avez remarqué.
Ça l’a fait sourire sous sa moustache. Il a eu l’air d’un bon grand-père pendant une fraction de seconde.
— Pour l’argent, c’est facile… Retenir une place d’avion n’est pas compliqué non plus ; par exemple, il faudra m’indiquer la façon de vous procurer une fausse identité…
— Vous parlez sérieusement ?
— Très sérieusement… A mon âge on ne plaisante plus.
— Et…
— Oui ?
— Ce sera cher ?
— Quoi donc ?
— Ce mirage ?
— Assez…
Il a levé sa coupe de Champagne et a regardé la montée joyeuse des bulles dans le liquide effervescent.
Je ne me suis pas pressé de le questionner. Au point où nous en étions, lui et moi, ça pouvait attendre.
A mon tour, j’ai levé la coupe pour voir le fourmillement radieux du Champagne. Puis j’ai bu voluptueusement le cher liquide… Ça faisait plusieurs semaines que je ne m’étais pas cogné du Brut. Celui-ci était fameux.
J’ai posé ma coupe vide sur la table et je me suis tourné vers la cheminée. Le Vieux s’est penché pour jeter deux grosses bûches dans l’âtre, ce qui a provoqué comme un minuscule feu d’artifice. Un brusque rougeoiement a incendié sa face crispée.
— Que faudra-t-il faire ? ai-je questionné, à bout de patience…
Il a attendu un peu, puis, joignant ses mains, il a dit :
— Tuer un homme !
J’ai cessé de douter de la raison du vieillard. Maintenant j’étais certain qu’il n’avait pas de court-circuit dans la pensarde. Je me trouvais en face d’un homme méthodique sachant ce qu’il voulait et parfaitement décidé à faire n’importe quoi pour arriver à ses fins.
— En effet, ai-je murmuré, c’est cher…
J’ai regardé autour de moi, de mon air le plus dubitatif.
Il a alors étendu sa main décharnée sur laquelle saillaient de grosses veines violettes. J’ai vu cette dextre s’avancer sur ma personne ; elle me répugnait comme si c’eût été une araignée. Pourtant je n’ai pas bronché.
— Ecoutez-moi bien, a repris le vieillard, vous pouvez parfaitement m’assassiner et dévaliser les quelques objets de valeur qui peuvent se trouver dans cette maison. Je tiens à vous avertir que la mort ne m’effraie pas.
Parole d’homme, je n’avais pas eu cette pensée un seul instant. Ça m’a fait froncer les sourcils.
— Autre chose, a-t-il repris, si ma proposition ne vous convient pas, vous pouvez quitter cette maison…
Je suis resté dans le cirage, mijotant l’aventure auprès du feu. J’aime bien l’odeur du bois qui brûle… La chaleur était odorante comme un gâteau en train de cuire.
— Qui me prouve que vous tiendrez parole ? ai-je dit… Supposons que je marche dans la sale combine et que j’envoie votre bonhomme au paradis…
— Il ne saurait aller ailleurs qu’en enfer.
— … ou en enfer… Et supposons qu’ensuite vous me laissiez quimper ou même mieux, que vous me balanciez aux flics. J’ai déjà été mordu une fois dans un coup de ce genre…
Il a haussé les épaules.
— Ecoutez, monsieur heu… Kaput, je crois ?
Là il a ricané, ce qui m’a déplu. Il ne fallait pas qu’il me prenne pour un larbin du meurtre, sinon j’allais le faire changer d’avis avant longtemps.
— Je suis Alfred Bertrand… Ce nom ne vous dit rien à vous, mais il est très connu de Tout-Paris. J’ai eu longtemps le plus gros cabinet d’affaires de la Bourse… Je possédais une écurie de courses, un avion particulier, des maîtresses célèbres… Et quand je voulais coucher avec une actrice, je commanditais son prochain film !
Il a déballé ça avec l’orgueil du mâle… Il était vieux, mais son passé lui tenait chaud au cœur.
— Ceci pour vous dire que je n’apprécierais pas qu’on trouve mon nom associé à celui d’un gangster. Je suis téméraire, mais prudent. C’est en se méfiant de tout le monde et en faisant confiance à beaucoup qu’on arrive. La vie c’est une succession de risques…
Il s’arrête, caresse sa moustache blanche.
— Vous comprenez ?
— Yes, I do !
— Bon. Je vous fais donc confiance. J’ai pu suivre vos aventures au hasard des journaux et me faire une opinion sur vous. Je me suis rendu compte que vous étiez quelqu’un de bien… dans votre spécialité.
Là il se marre. Son rire découvre des dents blanches qui sont bien à lui. Le haut de son visage devient dur. Ses yeux sont fixes.
— Vous tuez l’homme et je tiens parole…
— Comment m’avez-vous reconnu ?
— Quelle question idiote ! En vous regardant, parbleu ! Je passais tantôt sur la place tandis que vous construisiez le man gt… Votre visage m’a frappé car je suis terriblement physionomiste. Je vous ai regardé attentivement en songeant que vous ne m’étiez pas inconnu… De retour chez moi je me suis souvenu et j’ai vérifié ma trouvaille en recherchant de vieux journaux à la cave… C’est tout !
— Ah oui…
Je réfléchis un instant.
— Qui c’est, le gars à buter, une huile ?
Le Vieux se renfrogne.
— Une huile, en effet, c’est pourquoi ce sera particulièrement malaisé, je vous préviens tout de suite…
— Et je toucherai combien ?
— Beaucoup…
— J’aime la précision…
— Combien souhaiteriez-vous ?
— Je veux dix millions !
Il pige la nuance et réprime un geste d’humeur.
— Je vous en donnerai vingt si c’est bien fait !
— Vous les avez ?
— C’est parce que je vis chichement dans une pièce et que je roule en 2 CV que vous doutez de ma solvabilité ? Rassurez-vous. Je ne suis qu’un ermite volontaire et j’ai pas mal de galette. Quand on vieillit, on commence à se retirer du monde. Lorsque l’homme sera mort, je pourrai à mon tour crever tranquille, et c’est pourquoi l’argent ne m’intéresse plus.
— Il me faut une avance, une bagnole… N’oubliez pas que je suis recherché… J’ai besoin de me camoufler sérieusement…
— J’ai songé à tout cela…
— Alors O. K… On commence quand ?
— Allez dormir… On ne fait rien de bon lorsqu’on est fatigué… Demain matin je vous appellerai… Vous trouverez bien une chambre à votre convenance dans cette bâtisse !
Le lendemain, il m’a appelé en effet. Il était très tôt et les vitres sans rideaux de la pièce que j’avais adoptée se teintaient à peine d’un vilain gris opaque.
Il était là, drapé dans une vieille robe de chambre noire à brandebourgs rouges qui lui donnait vaguement l’air d’un vieux manager de boxe. Ses cheveux blancs étaient drus pour son âge.
J’ai ouvert les yeux avec peine. Le lit où j’avais atterri était mœlleux comme de la Chantilly… Il ne comportait pas de draps mais je m’en foutais… Sous les couvrantes j’avais accumulé une bonne chaleur animale…
— Levez-vous, m’a dit Bertrand… Il est temps d’envisager les choses de plus près…
Je lui ai filé le train jusqu’à sa tanière… Une cafetière était nichée dans les braises de l’âtre et ça reniflait bon le caoua tout frais.
Il m’en a servi un plein bol. Il y avait des biscottes et du beurre.
Tandis que je briffais, il me considérait avec un vif intérêt comme on regarde une voiture dont on vient de faire l’emplette, en se demandant si le rodage terminé, elle vous donnera bien les satisfactions qu’on en attend.
— Maintenant, allez faire votre toilette. Il y a une salle de bain à côté de la cuisine.
— Merci.
Je suis revenu un quart d’heure plus tard, le torse nu, tout rosi par le contact de l’eau froide. Je m’étais rasé et je tenais la grande forme.
— Vous avez bien fait de ne pas passer vos vêtements, observa-t-il, je vous en ai préparé d’autres…
Il m’a montré quelque chose de noir sur son lit. Je me suis approché. C’était une soutane de curé. Alors là, j’ai renaudé.
— Ecoutez, mon bon monsieur, je n’ai aucune aptitude pour le déguisement. Jamais vous ne me ferez endosser cette pelure. D’abord, aussi idiot que ça puisse vous paraître, j’ai de la religion…
Il n’a pas insisté.
— Dommage, a-t-il soupiré. C’eût été un camouflage excellent !
— Tant pis, je préfère prendre des risques… Vous n’avez pas d’autres fringues ?
— Si, venez…
Il m’a conduit à une pièce poussiéreuse qu’on n’avait pas dû aérer depuis belle lurette.
Sa baraque ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu jusqu’alors. On sentait qu’il était rentré un soir avec d’autres idées en tête. Il avait fermé toutes les lourdes, ne se réservant que la petite chambre près de la cuisine…
Il a ouvert une garde-robe ancienne. Dedans il y avait une floppée de costars accrochés.
— C’est pas à vous, ça ? ai-je demandé…
Il ne m’a pas répondu et, dans le fond, comme je m’en foutais, je n’ai pas insisté.
Du beau linge en tout cas ! Drap anglish, coupe de classe ! Le propriétaire de ces pelures ne se loquait pas au Carreau du Temple !
J’ai choisi un complet Prince de Galles. Ça faisait longtemps que j’en avais envie d’un. Puis j’ai pris une limace blanche et une cravate en soie bleu-marine… Par exemple les pompes étaient toutes trop petites pour mes pinceaux, fallait que je me résigne à cirer les miennes.
— Vous pourriez mettre des lunettes de soleil ?
Dans un sens il était assez puéril, le Vieux ! Les lunettes de soleil, c’est bon pour les anciennes vedettes de cinéma qui cherchent à attirer l’attention par n’importe quel moyen !
A mon air il a compris qu’il valait mieux pour lui fermer son clapet et me laisser manœuvrer.
Je me suis nippé de première. Après quoi j’ai tendu la main.
— Un peu d’artiche, mon bon monsieur… Pour une commande pareille il est normal de verser des arrhes !
Sans rechigner il m’a laissé tomber deux briquettes en gros talbins dans la louche.
Du coup je me suis senti grandement mieux. Ça carburait dans l’entrepont…
— Vous pouvez me prêter votre carriole ?
— Oui.
— O. K. N’oubliez pas de me passer votre carte grise et votre permis… Je suis à la merci d’un cogne un peu trop à cheval sur les passages cloutés…
Il a fait tout ce que je lui ai demandé sans barguigner. C’était un vrai plaisir de bosser pour un gars pareil.
Il comprenait les nécessités de l’existence, ce qui est rare chez un vieux. En général, les personnes âgées ont des manies qui leur enlèvent le sens des cruelles réalités. Pas lui !
— Si vous voulez bien m’annoncer l’identité du Monsieur en question…
— Paul Carmoni.
Il me regardait, son œil droit brillant comme un éclat de silex, l’autre demeurant amorphe. Il savait que je sursauterais et j’ai sursauté en effet.
— Vous dites ?
Docilement, il a répété :
— Paul Carmoni.
Il radotait ou quoi, ce crabe ? C’était une vanne qu’il me balançait histoire de m’éprouver, je suppose ?
— Carmoni ! ai-je balbutié, vous vous foutez de moi ?
— Pas du tout, je vous ai dit que ce serait difficile à réaliser.
— Tu parles ! A ce compte-là je préférerais mettre en l’air le Président du Conseil… C’est pour le coup que vingt briques c’est donné !
Carmoni ! Fallait avoir des notions précises sur le milieu pour savoir de qui il s’agissait. Mais lorsqu’on le savait, on ne pouvait que numéroter ses abattis. Le roi de la drogue ! Pas seulement en France, mais dans une bonne partie de l’Europe. Il était arrivé des Etats avec les dernières troupes de débarquement, les valoches bourrées de came et de mitraillettes… Avec ça et son culot monstre il n’avait pas tardé à tenir le dessus du panier… En taule, des potes m’avaient affranchi sur son compte. Paraît qu’en Amérique ce Sicilien élevé à Marseille n’avait pas réussi à faire son trou. Les Etats, ça n’était pas sa longueur d’ondes… Malgré qu’il soit un drôle de battant, il s’était vite fait contrer par les durs de là-bas… Alors il avait attendu son heure et était rentré au bercail avec des projets et du cœur au bide… En dix ans, il était devenu le grand crac du mitan et sa fortune devait dépasser le milliard à ce qu’on chuchotait.
Pas mal de gnards avaient déjà essayé de le liquider, mais ils étaient tombés sur un os… Carmoni possédait une équipe, bien au point, je vous prie de le croire… Pour le travail de la gâchette ils en connaissaient un brin, ses scouts ! Pas de quartier ! Ils vous balançaient la fumaga comme vous dites bonjour à votre propriétaire… Le Carmoni se prenait maintenant pour un petit roi. Il avait une bagnole blindée, tout comme feu Hitler, et des gardes du corps plus épais que ceux du Président des States. Avec ça méfiant comme un renard… Pareil au roi Louis XI il se gaffait de son ombre, faisait goûter la tortore par ses hommes et ne prenait aucun risque.
Je me demandais ce qu’une épée pareille pouvait avoir de commun avec l’ancien gentleman qui me douillait pour le massacrer.
J’ai posé la question au vioque.
— Cela ne vous concerne pas, a déclaré Bertrand…
Je me suis assis dans l’un des vieux fauteuils aux accoudoirs luisants.
— Dites, monsieur Bertrand, vous pensez sérieusement que je vais jouer les justiciers à cette heure ? Vous avez trop vu de films avec Gary Cooper dans le rôle du nouveau shérif qui purge la ville !
Ça ne lui a pas plu.
— Je n’apprécie pas votre humour, a-t-il renaudé. Je ne vous ai pas engagé pour faire de l’esprit mais pour accomplir une mission très précise…
— Elle est irréalisable ! On ne peut foutre en l’air Carmoni. Des chefs de gang disposant de moyens plus puissants que moi s’y sont essayés et maintenant leurs copains leur portent des fleurs pour la Toussaint !
Il a mordu sa moustache, comme il faisait chaque fois qu’il était préoccupé.
— Je sais, a-t-il dit, mais les autres, Kaput, étaient moins malins que vous…
— Sans blague !
Il cherchait à me prendre de flatte ! Là il pouvait se l’arrondir, je ne marchais pas à la roucoulade sucrée !
— Je ne vous dis pas cela par flagornerie… J’ai lu vos exploits dont la presse était truffée ces derniers temps et je me suis fait une opinion sur votre compte, Kaput. Vous êtes intelligent, mieux : rusé ! Vous ne craignez ni Dieu ni diable ! Et surtout, surtout, vous avez le sens de l’à-propos. Pour que la police n’ait pu vous mettre la main dessus après une pareille série de crimes, il faut vraiment que vous ayez… quelque chose. Ce quelque chose est l’apanage de ceux qui réussissent ce qu’ils entreprennent ! Tuez Carmoni et vous aurez vingt-cinq millions ! Voilà… Maintenant si sincèrement vous vous estimez incapable d’arriver à bien, c’est que ce doit être vrai, en ce cas filez !
Depuis notre rencontre il ne m’avait pas encore parlé d’une voix aussi tranchante, aussi nette. Je sentais bien qu’il pensait ses paroles.
J’ai hésité. En un temps record j’ai fait ce que vous appelleriez un « retour sur vous-même ». Je me suis vu, tel que j’étais, sans fric, sans appui, traqué, pourchassé, maudit… Fuyant les hommes, fuyant les ombres, prêt à me fuir moi-même ! Je ne pouvais rien…
Tôt ou tard les bourres m’auraient… Ces fumiers-là ont pour eux la patience, la sérénité et pas mal d’autres vertus cardinales.
Alors, après tout, pourquoi ne risquerais-je pas le gros pacson ? Supposons que je parvienne à démolir Carmoni, du coup je deviendrais un super-caïd du mitan et j’aurais tous les truands de France et limitrophe à mes pieds… Ça méritait réflexion.
— Ça va, je vais essayer de gagner vos vingt-cinq briques, monsieur Bertrand…
Il n’a pas soupiré, à proprement parler, mais j’ai vu sa poitrine se soulever un peu plus.
— Je savais, a-t-il murmuré.
— Vous avez une idée de l’endroit où je pourrais avoir des nouvelles de Carmoni ?
— Pas la moindre… C’est à vous de voir…
— C’est vraiment du gâteau que vous me proposez là, décidément…
— Vous réussirez !
Il a parlé d’un ton rauque. Ses yeux étaient plus acérés que d’ordinaire. On aurait dit la pointe de deux couteaux bien affûtés.
— Vous ne bougez pas d’ici ?
— Non…
— Vous tiendrez le fric à ma disposition lorsque le moment sera venu… s’il arrive ?
— Il arrivera. Comptez sur moi, l’argent sera là.
— Pas de chèque, je vous préviens !
— Me prenez-vous pour un gamin ? Vous aurez du liquide et des billets dont les numéros ne seront pas relevés, croyez-moi ! Mettez-vous bien dans la tête que nous passons un marché. Et renseignez-vous sur mon compte : je n’ai encore jamais failli à ma parole !
Il ne m’a pas tendu la main et je n’ai pas fait le moindre geste dans ce sens non plus. Je savais que si je lui présentais ma paluche il la serrerait, mais que ça lui déplairait. Lui c’était un ancien type de la haute, et moi un simple gibier de potence !
Le fossé qui nous séparait ne pouvait être franchi à pieds joints.
La jauge indiquait qu’il restait peu de tisane dans le réservoir de la bagnole.
Je me suis arrêté à un poste pour faire le plein.
Au volant de ce tréteau, je me sentais quelqu’un de respectable. J’imaginais que j’étais un honnête chef de Service, au Ministère des Travaux Finis, et que j’allais au boulot, peinard, dans le jour brumeux.
J’aurais été au volant d’une grosse ricaine, ça n’aurait pas été du kif, mais cette honnête bagnole de bureaucrate me plongeait dans un bain idéal. Je suis descendu pour me rendre au lavabo et j’ai examiné ma frime dans la glace. Franchement, je m’étais transformé. Le collier de barbe bien taillé me donnait l’air de n’importe quoi, sauf d’un gangster.
Je suis reparti pour Paris… Il m’a fallu une heure pour l’atteindre, mais après ç’a été bon… Cette odeur, ça faisait un bout de temps que je ne l’avais pas reniflée ! Elle valait le déplacement !
Mon premier mouvement a été de descendre dans un hôtel sous un faux blaze, ou bien en m’inscrivant sous celui de Bertrand, puisque j’avais un permis de conduire bricolé à ce nom. Mais réflexion faite j’ai préféré m’abstenir. C’est par le lit que la police arrive à ses fins. Tôt ou tard, un type en cavale a besoin d’un tas de laine sur quoi s’étendre et il vient donner tête basse dans les pièges à rats que sont les hôtels et autres garnis. Les patrons de ces crèches bouffent à la grande gamelle pour la plupart.
Puisque je disposais d’un domicile, chez Bertrand, mieux valait l’utiliser. Bien sûr, c’était loin de Paris, mais du moins m’y trouvais-je en sécurité !
Le premier turbin consistait à me procurer un de ces ustensiles qu’on ne trouve pas au Salon des Arts ménagers et qui crache des noyaux de plomb. Seulement, c’était pas le quincaillier du coin qui pouvait m’approvisionner ; d’autre part, si je me mettais à draguer dans les taules susceptibles de m’en fournir un, ça n’allait faire qu’un cri dans la capitale que le gars Kaput était de retour ! Alors je me suis dit qu’il valait mieux commencer le boulot sans outil ; j’avais pas mal de terrain à déblayer avant d’en arriver à cette phase de l’opération. Si vraiment il me fallait une pétoire, je chargerais Bertrand de m’en procurer une. Vu son grand âge il devait avoir droit à un permis…
J’ai remisé ma trottinette sur le boulevard Saint-Michel et je suis entré dans un troquet pour réfléchir. Quelque part dans Paris se trouvait Carmoni et j’ignorais où. Fallait tout prendre à la base ; un drôle de turbin en vérité. La seule chose que je savais de sa pomme c’était qu’il contrôlait la drogue… Je n’avais donc que ce chemin de praticable… Il était tortueux et semé d’embûches de toutes sortes.
Autour de moi c’était plein d’étudiants noirs qui buvaient des cafés-crèmes ( !)… Ça discutaillait ferme en bougnoule, à grands renforts de rires blancs… Ils semblaient aussi heureux que moi d’être à Paris et de regarder les allées et venues de la foule… Ça les changeait des palétuviers roses et des ouistitis pendus par la queue !
J’ai vidé mon verre de vin blanc — un gentil muscadet, discret comme une toux de jeune fille — et j’ai senti que je devais m’accrocher fort à la question drogue. Jusqu’ici je n’avais pas la moindre relation dans cette branche. En aurais-je eu que je n’y aurais pas fait appel, car ce sont les amis et connaissances qui vous enfoncent dans la mélasse. Si j’agissais rigoureusement en solitaire, j’avais une chance d’arriver à quelque chose…
Pour débuter, il me fallait donc mettre la patte sur un drogué et le prendre « entre quat’yeux » !
En remontant, j’arriverais peut-être jusqu’au bon Dieu ! Seulement, il était dix plombes du mat et pas un type se bourrant le pif ne pouvait être levé à pareille heure ; il fallait être gentil et ne pas confondre les drogués avec les laveurs de trottoirs que je voyais évoluer devant moi.
Le quartier me plaisant, j’ai laissé ma tire où elle était et je suis allé musarder au Luxembourg. Il y avait déjà des amoureux qui se bouffaient le groin sous les arbres jaunis et des mômes en rupture de classe lançaient des contre-torpilleurs en papier sur le bassin. Ce qu’il faisait doux et tendre ! Ce que la vie était pure à renifler !
J’ai arpenté tout le jardin, m’arrêtant devant les courts de tennis où des jeunes vierges à gueule de girl-scouts faisaient des balles ; devant les jeux de boules où de vieux mirontons essayaient de dompter leurs sciatiques !
Et midi est arrivé bêtement… Ça a crevé sur Paris comme mille bourgeons éclatant douze fois de suite !
J’ai bouffé dans un restaurant… Ensuite ciné… Un beau film un peu pleurard mais de bon ton… Puis re-ciné, re-gueuleton dans un restaurant chinois…
J’ai décidé de me payer les Folies-Bergère… Je n’y étais jamais allé. Ça faisait un peu péquenod-qui-débarque, mais j’avais envie de reluquer de la jolie fesse et de battre des paupières dans de la lumière…
En attendant l’heure du spectacle, rue Richer, j’ai bu le café dans un bar… Il y avait des petites danseuses de la maison qui discutaillaient le morcif en attendant l’heure d’aller se filer une plume dans le train… L’une d’elles a demandé ce que devenait Gilberte… Une autre a répondu qu’elle était malade et qu’elle avait dû suspendre son numéro au « Cacatoès ». Pourquoi ai-je mentalement enregistré cette bribe de conversation ? Je l’ignore. Y a des moments où votre subconscient marne tout seul, comme un grand… Toujours est-il qu’après le spectacle ça m’est revenu dans le bocal, cette histoire de Gilberte qui n’allait pas au « Cacatoès »…
J’ai demandé à un aboyeur s’il connaissait une taule de ce nom dans les parages et il m’a dit que ça se trouvait dans une petite voie perpendiculaire aux Folies. Entre la rue Richer et les boulevards…
J’ai remercié et j’y suis allé aussi sec, d’un pas bien assuré…
Il s’agissait d’une boîte décorée dans le style Oubangui-Chari. Elle n’était pas très grande, mais il y avait beaucoup de trèpe. La clientèle se composait surtout des petites danseuses des Folies et des Messieurs qui venaient les attendre à la sortie.
Je me suis collé dans un petit coin, en tête à tête avec une boutanche de rouille. Au piano, un noir sévissait tandis qu’un autre se prenait pour Armstrong en fissurant le pavillon d’une trompette à force de souffler dedans !
Bonne ambiance… J’ai attendu un instant… Il y a eu une attraction plutôt minable : un couple de danseurs soi-disant péruviens, mais qui n’avaient jamais dû voir un autre ciel que celui de Belleville. Leur numéro n’intéressait personne, même pas le traditionnel couple de provinciaux qui s’étaient fourvoyés dans cette galère, attirés par trois mètres de néon vert.
Lorsque ma bouteille a été vide, je me suis senti tout à fait bien… Ça me changeait de la grand route, des manèges, et des seins débordants de la grosse Jane…
J’ai appelé le garçon, lui ai allongé un billet de dix raides et me suis levé dès qu’il m’a eu rendu la momifie… J’ai mis le cap droit sur les coulisses, à savoir la sortie de service…
Je suis tombé sur le danseur péruvien qui venait de se déguiser en mandarin chinois pour exécuter un numéro de jongleur d’assiettes !
— Vous cherchez quelqu’un ? m’a-t-il demandé…
C’était un grand type au nez crochu. S’il comptait se faire passer pour un fils du soleil avec un blair pareil, moi je pouvais annoncer que j’étais le duc de Windsor !
— Je cherche Gilberte…
Il a cru que j’étais un initié et il s’est radouci.
— Elle est malade en ce moment !
— Pas possible ?
— Si !
— Ça fait longtemps ?
— Deux jours… Une angine, je crois…
— C’est empoisonnant, j’avais… une… une commission pour elle !
— Laissez-la à ma femme… Elle est dans la loge au bout du couloir…
— Merci…
L’établissement ne comportait qu’un seul réduit pompeusement baptisé « loge » où les « vedettes » du spectacle allaient se poiler. La gonzesse m’a crié d’entrer et je l’ai découverte, presque nue devant une glace et se massant les roberts avec volupté.
Elle m’a considéré, sans le moindre effarouchement. Pour elle je n’étais ni plus ni moins qu’un homme et elle n’avait pas peur des hommes.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je cherche après Gilberte ; on me dit qu’elle est malade ?
— Paraît…
— J’avais quelque chose pour elle, c’est empoisonnant…
— Laissez-le-moi, je vais aller la voir demain…
J’ai pris l’air du gars embêté qui danse d’un pied sur l’autre sans parvenir à se décider.
— Non, ai-je fait… C’est spécial…
Du coup la curiosité a empourpré le visage de la danseuse. Elle était pas mal baraquée du tout. Je renouchais sa poitrine : on pouvait consommer sur place, c’était pas la peine de faire un pacson.
Elle a compris que je m’en ressentais pour elle et elle est devenue câline.
— Vous vous méfiez de moi ?
— Mais non…
J’ai répondu mollement, juste pour la faire frémir de curiosité. Après tout, ce que je faisais était idiot. Comme rendement, ça s’avérait vachement aléatoire. On ne pouvait garantir le résultat. Pour parvenir à Carmoni, je faisais vraiment le grand tour !
— Ecoutez, ai-je lâché tout de go, c’est… une sorte de tabac à priser, vous voyez ce que je veux dire ?
Elle en a bavé :
— Sans blague ! Gilberte se bourre le pif ?
— Je ne sais pas si c’est pour elle, moi je fais simplement la commission. A dire vrai, ça ne m’emballe pas des masses, ces combines-là !
Maintenant qu’elle était au parfum du secret, la gambilleuse me moulait comme une vieille chaussette. Elle a rengainé son nichon vadrouilleur dans son monte-charge en soie noire.
Fallait pas que je la laisse refroidir, autrement j’allais l’avoir dans le sac, bien profond !
— Dites, je suis embêté de trimbaler ça… D’autre part, j’ai douillé et je veux rentrer dans mes débours… Vous ne connaîtriez pas quelqu’un, dans le secteur, à qui ça ferait plaisir ?
Vous le voyez, on abordait la passe dangereuse. Si elle se méfiait, je faisais ceinture ! J’ai pris mon air le plus ballot, le plus doux, le plus ce-que-vous-voudrez !
Elle a passé une robe scintillante par-dessus sa tête, puis elle a réapparu, un peu rouge…
— Voyez Nana…
— Qui est Nana ?
— La petite du vestiaire…
— Vous ne pouvez pas me présenter ? Je paie un coup de champ pour vot’peine…
Elle a fait une grimace atroce.
— Sans façon ! Ici on biberonne déjà trop pour le compte de la Direction…
Fallait faire quelque chose, et d’urgence.
J’ai sorti un billet de dix raides et l’ai posé sur la coiffeuse.
— Une danseuse, ça doit avoir besoin de bas ! Permettez-moi de vous en offrir quelques paires.
Je savais vivre… Elle s’est épanouie…
— Un instant, je vous mène vers Nana !
Pendant qu’elle achevait de s’attifer, je vous réponds que la paluche me démangeait sérieusement. Ça devait venir de l’odeur flottant dans la loge. Une senteur bizarre composée de parfums multiples et d’odeurs d’aisselles. Je me suis retenu de lui faire du gringue. Il n’aurait plus manqué qu’elle me téléphone une beigne !
Un instant plus tard, nous étions auprès de la Nana annoncée, une grande fille d’environ trente carats avec un air assez bête et des cheveux acajou coupés à l’ange.
— Tiens, a fait la danseuse, je te présente un ami à Gilberte et à moi…
(Ce qu’on est vite sacré copain quand on lâche de la fraîche !)
— … Il a quelque chose à vendre, a poursuivi la tortilleuse de croupion… Je pense que vous pourrez vous mettre d’accord. Après quoi, jugeant sa mission terminée, elle m’a laissé en tête à tête avec la donzelle…
J’ai souri gentiment, mais l’autre se moquait des hommages. A son regard, je l’avais cataloguée. C’était une gonzesse cupide… L’avarice se lisait sur elle comme dans un bouquin. Elle devait fourguer de la neige à tout va aux cavés du secteur… C’était son petit bénef…
— Qu’est-ce que vous voulez vendre ? a-t-elle questionné. Elle était un peu méfiante.
Fallait la rassurer rapidos. Seulement, elle, on pouvait pas la chambrer en chiquant au coup de foudre. Les hommages masculins, elle s’asseyait dessus. Je la soupçonnais même de goûter au gigot à l’ail.
— Voilà, ai-je dit, j’ai un petit stock de blanche qui m’a échu incidemment. C’est pas ma partie et j’aimerais le fourguer au plus vite…
— C’est de la chouette ?
— First quality… Si ça vous intéresse, je vous fais un prix pour le total…
— Vous en avez combien ?
— Cinquante grammes…
Elle a réfléchi.
— D’où vient-elle, cette neige ?
— D’un héritage, mettons… Rassurez-vous, c’est du sans histoire, si c’est ça que vous redoutez…
— Vous en voulez combien ?
— Je ne sais pas, j’ai pas idée du prix, c’est à vous de voir…
Ses yeux ont brillé. Je vous le dis, c’était une petite cupide ! Elle devait avoir un livret de Caisse d’Epargne plein à craquer et elle achetait sûrement des louis d’or qu’elle cachait sous ses matelas et recomptait le soir en rentrant chez elle. Elle m’écœurait.
— On peut voir, a-t-elle dit… Ecoutez, je quitte mon service à quatre heures, ça vous ennuie de m’attendre ?
— Du tout !
— Bon, alors devant la porte…
— Tchao !
Je me suis cassé après un regard à la pendule. Il était une plombe, j’avais un temps mort de trois heures à bigorner.
Je suis allé du côté des Boulevards et je me suis rencardé pour trouver une pharmacie de garde… Il y en avait une tout près. J’y ai acheté un rouleau de sparadrap et un petit paquet de bicarbonate… Avec ça, je pouvais voir venir.
Dans une rue sombre, j’ai largué la plus grosse partie du paquet et j’ai plié le reste. Il ne me restait plus qu’à attendre l’heure H.
J’ai suivi les artères bien éclairées jusqu’à Saint-Lazare. Les lumières brillaient au fond de mon cœur… Je pensais que la vie est douce par instant. Ça faisait des années que je traversais ces alternances de confiance et de doute… Dès que ça se tassait un peu du côté des poulardins, je reprenais goût à la planète… L’homme a l’espoir chevillé au corps…
J’ai bu quelques verres de fine dans les troquets gorgés de néon face à la gare… C’était truffé de filles fatiguées qui faisaient camarade un instant, le temps d’avaler un jus bien chaud avant de retourner au bitume. L’une d’elles, me voyant seulâbre, s’est radinée mine de rien.
— Alors, beau gosse ?
Elle était petite, grosse, avec un sourire en tranche d’orange. Son rouge à lèvres pâle ressemblait à une fleur vénéneuse piquée dans sa bouche.
— Ecrase, tu veux ?
Je devais avoir mes sales yeux, car elle n’a pas insisté et a traîné son godet plus loin sur le comptoir.
Les trois plombes ont vite passé. Je suis retourné jusqu’au Cacatoès. Nana était déjà sortie et m’attendait, l’air mauvais.
— Je croyais que vous m’aviez posé un lapinos !
— Excusez, ma tocante retarde !
Elle m’a demandé, méfiante :
— Où allons-nous ?
— Où vous voudrez, j’ai la marchandise sur moi…
— J’habite à deux pas, on sera plus tranquilles…
— D’accord…
Elle créchait rue des Martyrs, à l’entresol. Son appartement faisait doucement rococo. Il était émouvant, car il avait l’odeur du passé. C’était encaustiqué. Y avait des patins de feutre sur les parquets…, des plantes vertes dans des cache-pots, des rideaux à pompons…
— Ne faites pas de bruit, m’a supplié la fille, ma mère dort…
Je me suis renfrogné. Ça ne me bottait pas, la présence d’une personne étrangère dans l’appartement, ce que je comptais y faire allait nécessiter un certain bruit et je n’avais pas besoin de spectatrice…
— Asseyez-vous…
J’ai pris place dans un fauteuil couvert de satin passé, tandis que la fille ôtait son manteau et allait l’accrocher dans le vestibule…
J’ai hésité, me demandant s’il était prudent de risquer le coup dans d’aussi mauvaises conditions. Seulement, l’idée de partir à travers les rues, sans avoir obtenu le moindre résultat, m’a tellement attristé que j’ai décidé d’y aller gaiement dans la brouillie.
Elle revenait justement.
— Montrez ! m’a-t-elle dit en tendant la main avec autorité.
J’ai sorti le paquet de bicarbonate. Elle a froncé les sourcils.
— C’est une astuce, ai-je assuré. Les autres bradent du bicarbonate dans des sachets de neige ; moi, je vends de la neige dans des paquets de bicarbonate, chacun sa manière…
Ça l’a fait marrer. Pourtant, son premier geste, lorsqu’elle a eu le paquet, a été de tremper son doigt dedans et de goûter la poudre blanche. Elle a illico froncé les sourcils. Ça tournait au vinaigre. Je n’ai pas perdu de temps. Dans ces cas-là, ce qui m’a toujours sauvé la mise, c’est mon esprit de décision et ma promptitude d’exécution.
Je lui ai porté un coup terrifie sur la glotte. C’est radical et je vous le recommande. Ne perdez jamais votre temps à chercher d’autres points vulnérables. Rien de tel que ce parpaing dans le diapason pour rendre quelqu’un fabuleusement docile.
Elle s’est effondrée en produisant un gargouillis désespéré. Elle manquait plutôt d’oxygène…
Je l’ai cramponnée au vol et l’ai assise dans un fauteuil. Je lui ai mis une chiquenaude sur la nuque, histoire de faire le pendant. Elle a perdu conscience. La ligoter bien classiquement avec les cordelettes du rideau a été un jeu d’enfant…
Lorsqu’elle s’est trouvée dûment entravée, j’ai songé à la brave maman. Fallait la soigner, elle aussi, autrement elle risquait de hurler à la garde et d’ameuter le quartier…
J’ai cherché sa chambre. Elle avait dû entendre du bruit car elle a demandé soudain :
— C’est toi, Nana ? Tu es avec quelqu’un ?
Ça m’a permis de me repérer. J’ai délourdé et je me suis déguisé en plongeur. En deux enjambées, j’ai été sur le lit de la vieille. Elle beuglait déjà. Un coup de poing sur le pif l’a calmée… Le raisiné s’est mis à pisser de son tarin. Sur les draps blancs ça faisait tout de suite de l’effet ! C’était une pauvre vieille à bouillotte, ça m’a fait de la peine. Voilà que je m’attendrissais sur les grand-mères à cette heure.
— Vous affolez pas, la mère, je ne vous veux pas de mal… Seulement, faudra rester sage…
Je l’ai bâillonnée avec mon sparadrap. Puis je lui ai fait le coup du saucisson de Lyon…
Maintenant, la cambuse m’appartenait, je n’avais plus qu’à entreprendre Nana à la bonne franquette.
Je suis retourné la chercher… Elle gémissait dans son inconscience. Je l’ai traînée jusqu’à la cuisine… J’avais ma petite idée. Je me gaffais que ce genre de gaillarde serait duraille à avoir à l’intimidation…
Une carafe de flotte sur le museau lui a restitué intégralement sa lucidité.
— Ecoute, chérie, ai-je dit… On va s’expliquer… Ne me prends pas pour le gros méchant loup, t’aurais tort… Je ne veux qu’un renseignement… Je ne toucherai pas à un seul de tes tifs si tu me le donnes et je ne te prendrai pas un rotin !
Elle me z’yeutait d’un œil furax. Y avait du sang dans sa prunelle. Je devais faire gaffe…
— Dis-moi qui t’approvisionne en chnouf !
Là, franchement, elle a eu l’air stupéfait. Elle s’attendait à tout sauf à ça…
— Allez, mignonne, réponds.
Alors, elle a murmuré sobrement :
— Des clous !
Faut croire qu’elle m’avait mal regardé… J’ai souri doucement, vous savez ? Un de ces rires qui contiennent toute la cruauté de l’univers.
— T’es marrante, en petite dame outragée…
J’ai farfouillé dans les tiroirs du placard et j’ai trouvé ce qu’on trouve toujours dans un tiroir de cuisine : une bougie. Je l’ai fichée dans le goulot d’une bouteille et l’ai allumée. Elle me considérait d’un œil attentif, se demandant ce que j’allais maquiller de mauvais. Sans doute pensait-elle que j’allais lui rôtir la plante des lattes ? Mon idée était tout autre…
J’ai déposé la bouteille-bougeoir sur la table, puis je suis allé au réchaud à gaz et j’ai tourné le robinet en grand. Le gaz s’est mis à fuser en sifflant. Y avait une vache pression.
— Ecoute, ai-je murmuré. D’après le topo, tu peux gueuler sans que personne risque de t’entendre… Moi, je vais dans la pièce à côté… Je resterai cinq minutes… Au bout de ce temps-là, tu te décideras… Si tu parles, j’arrête les frais. Si tu la boucles, je me casse et, dans un quart d’heure, il y aura comme qui dirait de l’explosion dans l’air… On retrouvera peut-être ta cervelle collée au plafond s’il reste encore un plafond.
Sans plus bavocher, j’ai filé dans la pièce voisine… Je comptais sur mon calme et l’astuce machiavélique de mon plan pour lui cisailler le système nerveux ! Ça n’a pas raté. Au bout de deux minutes, elle m’appelait tant que ça pouvait.
J’ai couru à la cuistance, ça puait déjà vachement le gaz.
— Tu parles, mignonne ?
— Oui, oui… Arrêtez !
J’ai interrompu l’arrivée du gaz.
— Vas-y, je t’écoute…
— C’est un certain Pierrot qu’on appelle aussi le Dauphinois…
— Et où le trouve-t-on, ce pégreleux ?
— Je ne sais pas…
— Bon, dans ce cas, on va continuer…
— Je vous jure ! Il passe le soir, vers l’ouverture, à dix heures. C’est un gros type avec les cheveux en brosse et des chemises de couleur…
Je l’ai scrutée attentivement. Elle semblait ne pas me bourrer le crâne.
— Merde, il y a bien un endroit où on peut le trouver, non ?
Elle a hoché la tête.
— Je l’ai vu un matin, à l’apéritif dans un bar de la rue des Cloys… Il jouait aux cartes… Je ne peux pas vous dire si c’est son café attitré…
— Bon, on va aviser… C’est tout ce que tu peux me dire ?
— Oui, c’est tout !
— Dans ce cas, ferme ton bec !
Elle a eu droit à l’albuplast sur le museau. C’est radical. On n’entendrait plus parler d’elle avant un moment.
Je l’ai larguée dans la cuisine. Un instant, j’ai eu envie de rouvrir le robinet du gaz avant de mettre les cannes, mais je me suis abstenu… C’était pas la peine de faire du badaboum pour une souris de dernière zone. Si je me mettais à casser la cabane d’une dame de vestiaire, qu’est-ce que ça serait lorsque j’arriverais dans les hautes sphères ?
J’ai regardé l’heure. La pendulette d’onyx affirmait cinq plombes… Il faisait encore noye. Je n’avais pas le temps de rentrer à Fontainebleau, par ailleurs je me refusais rigoureusement à pieuter dans un hôtel… J’étais sur le palier de Nana lorsque l’idée m’est venue.
— Pourquoi pas ! me suis-je dit.
J’ai relourdé presto et je suis revenu à la cuistance chercher la poule. Elle n’avait que ses chasses pour s’exprimer, mais ils ne me racontaient pas des choses gentilles.
Je l’ai saisie à bras-le-corps et l’ai portée jusqu’à sa chambre. J’ai ouvert le lit et l’ai collée dans les draps. Puis je me suis allongé à côté d’elle… J’avais meilleur compte de pioncer at home. Ici, c’était du biscuit…
La chaleur de la fille m’a filé de la langueur dans la moelle épinière. Au bout d’un moment, je me suis mis sur mon séant et j’ai délié ses jambes.
— Tu m’excuseras, ai-je fait, mais j’aimerais prendre ma potion calmante avant de m’endormir…
Je m’étais pas gourré en supposant qu’elle était de l’autre bord. Tout en lui faisant une friction maison, je me disais que je lui jouais là une bien vilaine farce et ça me faisait rigoler de l’intérieur !
Le lendemain matin, lorsque je me suis réveillé, j’ai constaté que la souris en écrasait. Elle avait tourneviré une bonne partie de la nuictée, mais, ravagée par l’émotion et la fatigue, elle avait fini par s’endormir.
Je me suis poilé en loucedé et j’ai gagné son cabinet de toilette. Une petite friction générale et je suis devenu un crac. Avant de me casser, j’ai passé un coup de périscope dans la carrée de la vieille. Elle, par contre, ne ronflait pas… Elle avait les carreaux grands ouverts et les maniait comme des pistolets, heureusement, ils étaient chargés à blanc ! Sans quoi je me serais retrouvé à l’horizontale pour une chouette porcif d’éternité.
Je lui ai envoyé un baiser du bout des doigts, histoire de porter sa colère au paroxysme. Des fois que ça la ferait claquer de rage ? Parce que j’étais tranquille : les deux bonnes dames ne parleraient pas de l’aventure, la maison bourreman risquant de poser des questions pénibles… Elle devait pas avoir envie de voir les poulardins s’immiscer dans ses affures, Nana !
Il faisait un temps splendide et midi n’en finissait pas de dégouliner des clochers.
J’ai acheté un petit plan de Paname à un marchand de baveux et j’y ai cherché la rue des Cloys. C’était sur l’autre pente de la Butte. J’ai récupéré ma tire et pédalé à toute vibure jusqu’à la petite voie étroite indiquée par la bradeuse de blanche…
Plusieurs troquets se proposaient à ma sagacité. J’ai remisé mon char au bout de la street et je me suis annoncé dans le premier venu. Je suis tombé dans une taule à petits durs. Derrière le rade, y avait un louffiat qui n’avait pas dû voir le jour sous la latitude 47 !
Des mecs jouaient au rami à des tables de marbre. Lorsque je suis entré, ça a foutu la vérole dans le chantier. Un grand silence s’est étendu sur le troquet comme un suaire et c’est moi qui l’ai rompu. Avec ma barbouze, je faisais instituteur prétentieux.
— Salut, ai-je balancé au garçon… Pierrot le Dauphinois est-il ici ?
Il a hoché la tête.
— Connais pas…
— Un gros avec les crins taillés en brosse et des limaces voyantes.
Il a continué de hocher la tronche. Ou bien il ne connaissait pas, ou bien il n’avait pas envie d’en casser.
Je me suis fait la valoche après l’éclusage d’un blanc-Vichy.
J’ai été plus heureux dans le troquet suivant, because il était laga. Pierrot… Y avait pas besoin de se rencarder sur son curriculum ; il sautait aux yeux comme une conjonctivite affamée.
Je liche un second blanc-Vichy et je vais à sa table d’une allure louvoyante. Il tape les brèmes en compagnie d’un petit crevard à gueule blême qui sort d’un sanatorium ou qui va y rentrer.
Je mate Pierrot. Bonne bouille, mais regard un peu fuyant.
Il lève sa hure de sanglier débonnaire et me bigle d’un air prudent.
— Qu’est-ce que c’est ? fait-il gentiment.
— Je viens de la part de Nana, du Cacatoès…
Là, il tique un brin, pas trop…
— Je vois pas de qui vous causez…
— Bon, si vous ne voyez pas, c’est que vous n’êtes pas Pierrot le Dauphinois ; il est possible que je me gourre.
Il pose ses cartons et se lève.
— Une minute ! il fait à son partenaire.
Le crevard n’a pas l’air joyce de mon intervention ; sans doute tenait-il un filon de chance et craint-il que le charme soit rompu ?
Pierrot me demande :
— Qu’est-ce que vous me voulez au juste ?
— Vous parler de la part de Nana. C’est important…
— J’écoute…
— Vous croyez qu’ici c’est un coin pour ça ? On serait mieux en tête à tête…
Il hésite, mais devant la gravité de mon visage, se décide.
— Qui êtes-vous ?
— Un ami de Nana, simplement, je ne fais pas partie de la grande turne, si c’est ce que vous voulez dire…
— Pourtant, j’ai vu votre tête quelque part…
— C’est possible, le monde est petit !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Y a du mou dans la corde à nœuds… Nana est emmouscaillée et elle m’a demandé de vous affranchir sur quelque chose dont vous devez avoir une vague idée…
— C’est bon, où allons-nous ?
Je suis assez empoisonné par la question. Je ne sais où embarquer cette grosse gonfle, car je ne compte pas avoir avec lui un entretien à mots couverts. La discussion nécessiterait plutôt un ring de boxe qu’un confessionnal.
— J’ai ma bagnole, là, fais-je, on pourrait aller se garer dans une petite rue peinarde ?
Il accepte.
— Je reviens dans un quart d’heure ! annonce Pierrot à son partenaire.
Là, je le trouve un peu optimiste. Nous grimpons dans la 2 CV et je déhote vilain…
Je prends par les boulevards extérieurs et je passe sous un pont de chemin de fer… Nous voici dans une longue rue qui suit le remblai de la voie et qui est bordée à gauche par une palissade faite avec des traverses.
Le coin est désert, pire, inanimé ! On dirait une photo de film à désespoir.
Je stoppe.
L’instant d’agir est venu. Seulement, il ne va pas se laisser manipuler comme une clé à molette, le Dauphinois… Pour le raisonner il faudrait une arme et je n’en ai pas ! Une bagarre à bord de la voiture ne mènerait nulle part ; je risquerais même d’en prendre plein mon pif !
Ça me pousse à œuvrer par ruse.
Je joue le tout pour le tout en essayant l’arme psychologique.
— Tu disais que tu croyais m’avoir vu, gars, tu ne te gourrais pas… Imagine-moi un peu sans barbouze…
Le tutoiement ne l’affecte pas outre mesure. Il me défrime avec un intérêt non dissimulé.
— Je vais te dire, murmure-t-il, t’as eu ton portrait dans le canard, non ?
— Y a de ça…
Soudain il a un choc :
— Merde ! s’exclame-t-il… Tu serais ?
— Oui…
— Kaput ?
— En chair et en os !
Il paraît indécis.
— Eh bien, on peut dire que tu remplaces le fly-tox… Qu’est-ce que t’as liquidé comme pèlerins !
Il est tout humide d’un seul coup… Il me fait des petits sourires frileux et il se trémousse sur la banquette comme un asticot au soleil.
— Voilà, fais-je, je connais Nana, c’est une potesse à moi. Je sais que c’est toi qui la fournis en blanche. Seulement, il se trouve que moi qui te cause, j’ai un gentil stock de neige à brader.
La convoitise s’allume dans ses yeux comme les Boulevards à quatre heures en hiver !
— Sans blague ?
— Tu parles ! Je radine d’Italie… J’en ai piqué quinze kilos à un industriel milanais… Je me suis démerdé pour l’apporter ici et la planquer… Seulement, je ne vais pas m’amuser à la fourguer par cinq grammes, tu penses ! D’autant plus que je sais Carmoni à la tête de tout ça… C’est donc à lui que je veux m’adresser… Seulement ce zig est intouchable. Avec le Pape tu peux obtenir une audience… Pas avec lui !
Je regarde Pierrot.
— C’est toi qui vas me tuyauter, gars !
Il hoche la tête…
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Je ne suis qu’un maillon de la chaîne…
— Passe la pogne, ça se chante !
— Je te jure, Kaput, c’est pas du bidon… Tu sais bien que le gars est méfiant comme un renard ? Moi, j’ai la marchandise par un gnace qui la tient d’un autre et ainsi de suite…
— Bon, alors remontons les Champs Elysées… Qui te sert, Pierrot ?
Il me regarde.
— Ecoute, Kaput, on te connaît de réputation, on sait que t’es un rapide pour ce qui est de la grosse castagne, donc, je cherche pas à te bidonner ; seulement je vais tout de même te refiler un conseil : écrase !
— Quoi !
— Carmoni est installé. Il a ses barrages. Bon, supposons que je t’annonce le blaze de mon vendeur, supposons que lui te file celui du sien, le moment arriverait où tu tomberais sur la grille de filtrage ; tu penses que Carmoni n’est pas un môme… Ce serait trop simple…
— Je vais tout de même me rapprocher le plus possible, dis-je, j’arriverai bien en temps voulu à changer mes batteries.
— Que tu crois…
Je prends mon visage le plus sévère.
— Alors, Pierrot, ce nom ?
Il détourne le regard.
— Je peux pas faire ça, gars, il m’arriverait une tuile. Il a sa sourde, Carmoni… Dès qu’un mec se laisse aller, il trouve des peaux de bananes sous ses semelles !
— Dis-le quand même, Pierrot !
— Non ! Non, je ne peux pas faire ça !
Je le cramponne par sa cravate. Elle est en soie rouge pleine de tache et il y a une tête de cheval peinte à la main dessus. Ce bourrin a l’air infiniment navré d’être représenté à pareil endroit.
Je tire à moi, le Pierrot est un pleutre, ou alors mon identité l’a complètement commotionné.
— Ecoute, éructe-t-il, lâche-moi, c’est pas raisonnable, tout ça ; je suis là, je t’explique, je…
Il lui est impossible d’en dire plus. Je lui serre tellement la gargane qu’il ne peut plus passer d’air dans ses éponges.
Enfin, je dénoue mon étreinte et il aspire une grande goulée d’oxygène.
— Tu vas parler, gros con !
Il souffle comme un poisson hors de la baille.
— C’est pas raisonnable, répète-t-il.
— Parle ou je te fais manger tes dents !
Je lui mets un coup de boule dans la portion. Ses grosses lèvres éclatent et le raisin se met à pisser sur la tête de cheval.
— Tu réalises mal encore combien je suis méchant !
— Ecoute…
— J’écoute… Et me prends pas pour un cave parce qu’alors tu risques de te retrouver avec de la ferraille plein le ventre !
Soudain il me feinte sauvagement. Il a une ruade qui me met son genou dans le ventre, de son autre main il a délourdé pendant ce temps, et le voilà maintenant qui galope le long du remblai.
Je pousse un juron et, surmontant ma douleur, je me lance à sa poursuite.
Il est mahousse mais il droppe comme Jazy en personne. Pourtant j’ai pour moi l’avantage de la souplesse et je gagne sur lui. Il fait un rapide calcul, se dit qu’il n’aura pas le temps de rejoindre le pont du chemin de fer et que la vie est intense de l’autre côté de la voie. Alors, prenant son courage à deux mains, il gravit le remblai.
Je saute et parviens à lui choper le pied juste au moment où il arrive à la hauteur des voies. Il rue comme un forcené. J’ai l’impression de m’être engagé dans un rodéo et de dompter un poulain sauvage…
Une fois il s’arrache, mais je parviens à lui sauter dessus aussitôt.
D’un coup de boule dans la tête, je le calme. Sans que j’aie à le vouloir, mes mains se nouent à sa gorge par-derrière. Je vois sa grande gueule à l’envers.
Ses gros vilains yeux exorbités deviennent blancs, puis rouges. Il rue toujours mais plus mollement.
— C’est pas gentil, Pierrot, de vouloir feinter un ami. Je te parlais gentiment et voilà que tu te conduis comme une fillette, un gros lard comme toi !
Je le lâche :
— Allez, accouche, je suis pressé : le nom de ton vendeur, vite !
Il a toute sa personne parcourue par une sorte de « oui ».
— Je… Je vais parler, soupire-t-il.
Je regarde sur ma droite. Je vois radiner un train de marchandises…
— Alors, remue-toi…
— C’est Gérard, le patron du bar « Mélodie », rue Falguière…
— Tu en es certain ?
— Je le jure…
— Oh tu sais, le serment d’un type comme toi !
Le train est tout proche, maintenant. Je saisis Pierrot par ses cheveux raides et je lui fais péter un bon coup la tête sur le rail luisant. Il pousse un gémissement. Je réitère une fois encore l’opération, le voilà out !
Je dévale le remblai à toute pompe et je regagne ma voiture. Le train passe sans ralentir, donc le mécano n’a rien vu… Re-donc notre ami Pierrot, dit le Dauphinois, est en grand décolleté à l’heure présente.
Je préférais ça, étant donné qu’il savait qui j’étais. Je n’étais pas pressé qu’on me fasse de la publicité.
Je l’avoue, à cet instant, l’envie m’a pris de tout laisser glaner. L’incident avec Pierrot a provoqué en moi une espèce de réaction déprimante. J’ai vu cette perspective jonchée de cadavres et un vertige m’a saisi.
Ma vie ressemblait à cette voie ferrée dont les rails parallèles paraissaient se joindre dans un infini indécis et sanglant. Oui, il y avait, sur ce ballast pierreux, des morts, jetés au travers de mon destin ! Et ça n’était pas la première fois qu’ils m’effrayaient, ces macchabs ! C’étaient des voisins turbulents, des compagnons de la mauvaise chance…
Pourtant j’ai mis le cap sur Montparnasse ; il n’y avait que ça à faire…
La rue Falguière est une voie provinciale, où il fait bon débarquer. J’ai garé ma voiture derrière un camion de livraison et je suis entré au « Mélodie » d’une démarche assurée. Il n’y avait pas un rat. L’horloge accrochée au-dessus du bar indiquait une heure… J’ai tiqué en songeant que soixante minutes plus tôt, je ne connaissais pas le Dauphinois… Maintenant, il gisait en deux tronçons sur la voie ferrée. On est vraiment peu de chose !
Le patron était en train de tortorer, seulâbre à une table de marbre, au fond de son troquet. C’était un grand type brun, aux tifs calamistrés, qui portait une cicatrice en zigzag sur la bouille. Il était peu sympathique avec l’air de prendre tout un chacun pour une vipère lubrique…
Il s’est levé en réprimant un soupir…
— Ce sera ?
— Blanc-cassis !
Il a versé la conso et il est retourné à sa petite poêlée d’œufs au bacon. Il y avait dans la cuisine une grosse bonniche plantureuse qui faisait frire des oignons… A part ça, personne d’autre…
En moins de deux, j’ai échafaudé mon plan d’attaque. Je me tenais devant le rade, masquant la lourde. J’ai passé la paluche dans mon dos et j’ai ôté la petite goupille du bec de cane. Ensuite j’ai payé et je suis sorti. Dehors, j’ai ôté le bec et je suis rentré de nouveau comme si j’avais oublié quelque chose.
— Mande pardon, patron, vous avez le téléphone ?
— Pour Paris ?
— Oui.
— A côté des toilettes…
— Merci.
J’avais le bec de cane dans ma fouille. Je l’ai assuré dans ma main, en le saisissant par la tige de fer… En arrivant à la hauteur du Gérard je l’ai levé et l’ai abattu sur sa nuque d’un solide coup sec et précis. Il est parti en avant, le nez dans ses œufs… Rapidement j’ai passé dans la cuisine. La grosse faisait couler de l’eau chaude dans une bassine. Elle n’avait rien entendu. J’ai levé à nouveau ma matraque en forme de boomerang et j’ai filé le paquet pour aller plus vite. A la façon dont elle s’est abattue, j’ai compris que j’avais forcé sur l’ordonnance… Elle avait la coiffe en sang et ne bougeait plus. Du raisin sortait de son nez et coulait aux commissures de sa bouche. Elle ne s’en tirerait pas sans une bonne trépanation des familles… Probable qu’elle aurait des troubles de mémoire après une prune comme celle-là.
Je l’ai laissée par terre. Je pouvais vaquer « à mes occupations », elle ne risquait pas de me déranger !
Je suis retourné au troquet pour m’assurer de la personne du bistrot. Le balafré commençait à papilloter de la prunelle. Je l’ai traîné jusqu’aux lavabos et je l’ai attaché sur la cuvette des gogues au moyen d’une corde d’étendage qui se trouvait dans un placard à balais.
Il me regardait d’un air incrédule. Vraiment il ne pigeait pas pourquoi je venais de jouer les terreurs…
— Je suis un peu turbulent, ai-je dit, ça doit venir du temps… Il est à l’orage et ça influe sur le système nerveux. Il m’observait de son regard lourd, charbonneux en diable.
— Je voudrais le nom et l’adresse du gars qui t’approvisionne en came !
Il a composé comme un point d’exclamation avec sa gueule de raie. L’un de ses sourcils s’est haussé imperceptiblement et son œil s’est agrandi.
— Tu comprends ?
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
J’ai soupiré :
— Ah non, j’ai pas de temps à perdre en salade !
— Mais…
— Je suis au parfum par Pierrot le Dauphinois, alors tu vois, ça n’est pas la peine de me bourrer la caisse !
Il s’est renfrogné.
— En voilà des giries ! a-t-il murmuré…
Lui, je ne sais pas pourquoi il s’était lancé dans la limonade, mais je peux vous garantir que ça n’était pas une mauviette. Il n’avait pas peur. Il était furax et embêté, voilà tout ! Probable qu’il avait dételé à la suite d’un coup dur et qu’il se contentait de vivre semi-bourgeoisement, entre son troquet et la maison parapluie !
Je lui ai dit, le plus calmement possible :
— Il faut parler, Gérard ; ça ne m’amuserait pas de charcuter un type comme toi ! Pas la peine de jouer à la carpe, tu sais combien la chair est faible ! Si je me mets à te travailler, tu ne pourras pas la boucler trop longtemps…
Il le comprenait fort bien, mais il ne voulait pas s’allonger tout de suite… Il cherchait à gagner du temps…
Je l’ai laissé réfléchir un peu et j’ai musardé dans l’appartement. Derrière la cuisine il y avait une chambre meublée de façon fort sommaire. Il n’était pas tourmenté par des goûts de luxe, le balafré. En fouinassant un peu partout, j’ai mis la paluchette sur un bath revolver glissé dans une chemise au col amidonné. Y avait un chargeur neuf… J’ai caressé la crosse striée. Elle était douce sous mes doigts. Ça me faisait un effet du tonnerre, ce contact. J’ai soupesé l’arme. Du suédois ! La détente ne devait jamais protester pour partir. Avec cet engin en pogne, on pouvait passer des commandes !
J’ai glissé le pétard dans ma ceinture et je suis revenu à Gérard. Sur son trône il n’avait pas l’air fin. Du reste, ça l’humiliait visiblement d’être entravé sur une cuvette de chiottes.
Il devait se dire que je manquais de courtoisie dans mes brutalités…
— Bon, je ne veux pas m’éterniser… Tu serais gentil de parler.
— Mes fesses ! a-t-il répondu.
— D’accord, c’est compris au programme. T’es un brave, je le vois… Seulement, ça ne suffit pas toujours dans la vie. Les héros ne vivent jamais vieux.
— Je sais, a-t-il soupiré, mais je sais aussi que je t’emmerde, qui que tu sois !
Alors là, j’ai trouvé qu’il dépassait un peu la limite. Je lui ai allongé une torgnole qui lui a fait cogner le dôme sur le tuyau de plomb de la chasse.
Ça a fait « bang » comme les avions qui passent le mur du son. Il a eu un vacillement du regard, puis a respiré fort pour rétablir l’équilibre.
— Pauvre cloche, a-t-il murmuré, je vais te dire une chose. Pendant la guerre j’ai été arrêté deux fois par la Gestapo. Ils m’ont fait le grand jeu, les frizous, et pourtant j’ai pas parlé. Ça n’est pas une lope de ton espèce qui parviendra à me faire dire ce que je ne veux pas…
Il me filait une sorte de tracsir formidable, je craignais de me laisser emporter et de l’assaisonner sans avoir tiré de lui le renseignement désiré.
— Tu en as classe d’exister ? ai-je demandé.
Il n’a pas répondu.
— Tu te déguises en chevalier de l’honneur, ce qui est une cuterie sans borne !
J’ai sorti le pistolet.
— Je compte jusqu’à trois, t’entends…
— T’as vu ça au cinéma ! a-t-il craché d’un ton méprisant.
Alors, je ne sais plus ! J’ai eu ce coup de « rouge » dont je vous ai déjà parlé souvent. Je ne me souviens pas avoir tiré, pourtant lorsque j’ai retrouvé mon calme ça puait la poudre et on n’y voyait plus clair dans les gogues à cause de la fumaga. J’ai délourdé la petite lucarne qui donnait sur un corridor… J’ai vu Gérard effondré sur la lunette des chiottes, criblé de pruneaux. Il avait du sang plein sa chemise…
— Calme-toi, Kaput, me disais-je… Allons, t’es un homme ! Je tremblais et j’entendais claquer mes chailles… C’était la rage… Je m’en voulais de n’avoir pu me maîtriser… Je n’étais qu’une sale bête à tuer… Mon intelligence, mon calme, tout ça foutait le camp de moi lorsque la colère me prenait.
Je suis sorti des waters et j’ai attendu un instant que ça passe… Ça s’est tassé. J’ai sorti le chargeur du revolver et j’ai regardé : il ne restait que deux bastos sur neuf ! Je lui avais fait la bonne mesure…
Pourvu qu’on n’ait pas perçu le potin des détonations ! Heureusement, les WC se trouvaient au fond de l’immeuble et la radio marchait dans les appartements. J’entendais trépider un orchestre amerlock.
C’était rassurant… J’ai encore attendu, mais rien ne se produisait. Il ne me restait plus qu’à prendre mes cliques et mes claques ! Je venais de bousiller la filière… Maintenant, il faudrait tout reprendre par le commencement et je ne m’en sentais pas le courage… J’en avais franchement marre ; j’étais mou et flottant comme lorsqu’on a mariné trop longtemps dans un bain chaud…
Que le père Bertrand aille se faire aimer par les Grecs !
Après tout, il me pelait l’haricot avec ses patins contre Carmoni !
Je pouvais utiliser sa tire pour calter sous d’autres cieux… J’avais un peu de fric… Rien ne m’empêchait de gagner Le Havre, par exemple, d’y fourguer la voiturette et de chercher un embarquement clandé à bord d’un rafiot quelconque…
On m’avait dit que, moyennant cinq cents tickets, il y a des commandants de petits barlus qui chargent des gars sans passeports ! Ce serait duraille de trouver la combine, mais je comptais sur mon pifomètre pour arriver à mes fins !
Oui, c’était décidé, je foutais le camp !
Avant de me trisser, je pouvais « faire » la caisse de Gérard. Il n’aurait plus besoin d’artiche… Ce serait toujours ça de pris…
J’ai gagné le comptoir et tiré le tiroir. Mais je l’ai tiré trop brutalement, et il s’est sorti complètement de sa glissière… Dedans il n’y avait qu’une dizaine de billets et de la mornifle.
J’ai enfouillé les talbins… En me baissant pour ramasser quelques piastres qui s’étaient échappées du tiroir, j’ai aperçu quelque chose de blanc au fond du trou laissé par le retrait de la boîte à fric.
J’ai allongé la paluche et j’ai saisi un objet dur et lisse de forme bizarre. Je ne pouvais pas l’identifier car il faisait sombre.
J’ai tiré… C’était un téléphone blanc… Il ne comportait pas de cadran… En l’amenant à moi j’ai vu qu’il était pourvu d’un fil… Donc il était branché sur quelque chose…
En tout cas, il n’avait rien à voir avec le réseau des P.T.T. Ça m’avait tout l’air d’être un bignou intérieur.
Il devait suffire de décrocher le combiné pour que s’établisse aussitôt la communication.
J’ai reniflé la grosse affure… D’un coup j’ai pigé que le gars Gérard ne devait pas être un simple petit tenancier de rien du tout ! Je ne m’étais pas gourré en le jugeant caïd… C’en était un… La façon dont il m’avait envoyé aux quetsches le prouvait…
Ce téléphone privé indiquait qu’il avait une activité beaucoup plus importante que celle d’un banal fourgueur de blanche.
Je suis resté un bon moment perplexe devant cet appareil téléphonique. Il m’hypnotisait littéralement. C’était tellement insolite cette trouvaille… Tellement inattendu !
Je regardais l’ébonite blanche avec méfiance et convoitise. Je n’osais plus y toucher maintenant !
Avait-il un rapport avec l’organisation Carmoni, ou bien s’agissait-il d’autre chose ?
Maintenant, je ne pensais plus au Havre ni à mon embarquement clandestin. J’étais attiré par le mystère, par l’incongru de cet appareil de luxe au fond de cette niche de comptoir…
J’ai vu se détacher sur la vitre la silhouette d’un ouvrier en bourgeron de travail. Il devait avoir l’habitude de venir boire son café arrosé après son repas. Je suis resté immobile. Il a mis sa main en visière, n’a rien vu et s’est barré.
La vie allait reprendre après la trêve de midi.
Alors, n’y tenant plus, j’ai empoigné le combiné et je l’ai porté à mon oreille. J’ai perçu un sifflement semblable à celui de la tonalité sur les téléphones ordinaires. Il fusait comme une fuite de gaz et me paraissait éternel.
J’allais raccrocher lorsqu’il s’est produit un déclic. Une voix m’a éclaté dans le tympan comme une détonation.
— J’écoute ! disait-elle.
C’était une voix d’homme, nette, brutale… Je suis resté coi, car je ne m’y attendais plus.
— Alors ? a insisté mon interlocuteur.
Je me suis décidé.
— Ici, Gérard…
— Oui ?
Là, c’était le gros dilemme. Devais-je m’embarquer dans des salades confuses ou bien provoquer une sorte de réaction ?
— Radinez en vitesse ! ai-je lancé, il y a de la casse ! Puis j’ai raccroché.
J’étais un peu étourdi par l’insolite de ce téléphone. Je l’ai recloqué au fond de sa niche. Ensuite de quoi je me suis brisé sur la pointe des nougats.
J’ai regagné la 2 CV pour pouvoir observer les azimuts. Après un tel message, les gnafs qui se trouvaient à l’autre bout du fil devaient se remuer le panier ; je venais de balanstiquer un méchant paveton dans leur mare !
Il ne me restait plus qu’à attendre. Sûr et certain qu’ils radineraient, les frangins… Je pourrais alors rambiner le coup que je croyais décroché en leur filant le train…
J’ai attendu un bon bout de temps… Rien ne se produisait. La rue était tranquille et personne ne semblait se soucier du bar à Gérard… J’avais beau écarquiller les chasses, je ne voyais rien… Ça me semblait assez fantastique car enfin, même s’ils étaient des maniaques de la prudence, les correspondants privés de l’ancien bistrot ne pouvaient pas faire autrement que de se tuyauter…
Une heure s’est écoulée. Puis une autre, et je commençais à me faire vioquard derrière mon volant. Les prunelles me brûlaient à force de trop fixer le même point.
Tout en espérant malgré tout, je gambergeais sec sur ce cinéma d’amateur. A quoi rimait cet appareil clandestin ? L’installation d’une ligne privée était un élément troublant et si Gérard jouissait d’un appareil de ce genre, ça signifiait quelque chose…
Je commençais à rouscailler vilain lorsque j’ai pigé. Le téléphone du comptoir faisait partie d’une installation intérieure. C’était une ligne de bureau posée sans le concours des P.T.T. et elle ne pouvait unir que deux appareils assez rapprochés, se trouvant vraisemblablement dans la même maison.
Alors, je me suis mis à observer l’immeuble du troquet.
Je n’avais pas remarqué tout de suite, mais il s’agissait d’une construction neuve. Dans les étages ça devenait franchement rupinos… La pierre de taille abondait, de même que la baie vitrée munie de stores californiens de couleurs vives.
Il n’y avait plus à douter… Le correspondant de Gérard piogeait dans l’immeuble… Il avait dû aller voir de quoi il retournait, avait découvert les cadavres et s’était vite planqué dans sa carrée… Oui, je voyais les choses de cette façon.
Je devais en avoir le cœur net. Prompto je me suis extrait de la tire et suis retourné au bistrot, en passant par derrière, c’est-à-dire par la petite porte de la cuisine.
Tout semblait calme. La gnère que j’avais soignée était raide comme un piquet. Je l’ai examinée. Elle avait eu droit à un autre coup de tisonnier derrière le bol. J’étais tranquille : cette pêche ne lui venait pas de moi, mais des gars qui tenaient à lui ôter toute possibilité de se servir de sa menteuse dans le cas où on l’aurait ramenée à la vie.
Une idée me trottinait sous le couvercle. J’ai couru dans la salle du café et j’ai regardé derrière le tiroir-caisse. L’appareil ne s’y trouvait plus. Probable qu’ils s’étaient empressés de l’embarquer car ils ne tenaient pas à ce que les flics suivent ce bath fil conducteur. Pourtant l’installation devait subsister… Je me suis mis à fouinasser sous le comptoir. J’ai découvert le fil… Il plongeait dans la cave…
Il ne fallait plus traîner… D’un instant à l’autre, la poularderie pouvait s’amener, alertée par les truands ou quelqu’un d’autre… C’était rudement imprudent ce que je faisais… Rarement j’étais demeuré aussi longtemps sur les lieux de mon crime, sauf peut-être la fois où j’avais bousillé la vieille tapineuse. J’ai fouillé dans le tiroir-caisse où je me rappelais avoir repéré deux grosses clés qui me semblaient conçues spécialement pour délourder des caves et les ai cramponnées ainsi qu’une lampe de poche.
Je frémissais d’impatience.
J’ai trouvé la porte d’accès dans la courette, derrière la cuisine. Je me suis tapé une volée de marches, puis j’ai cherché, au pifomètre, la cave qui communiquait avec le comptoir. Je l’ai trouvée par un simple jeu de réflexions… L’une des clés s’adaptait merveilleusement à la serrure ; j’ai ouvert… je suis tombé dans un local sombre comme ma conscience, où flottait un remugle de vinasse et de renfermé.
J’ai palpé à la hauteur du mur où, d’ordinaire, se trouvent les commutateurs. Il y en avait bien un, effectivement, mais j’eus beau le solliciter, il ne provoqua pas la moindre lumière. Sans doute l’ampoule était-elle morte ?
J’actionnai la loupiote de fouille et sa misérable lumière me révéla un alignement de tonneaux, d’un côté, et une montagne de bouteilles de l’autre. Il fallait absolument que je repère ce satané fil téléphonique, histoire de voir où il conduisait. Je reniflais la grosse histoire. Le mec qui se trouvait à l’autre extrémité ne devait pas vendre des marrons au coin des rues, je vous le garantis !
Je finis enfin par trouver ce que je cherchais, c’est-à-dire un fil grisâtre serpentant dans la couche de salpêtre couvrant les pierres. Il bordait le haut d’un mur, virait à angle droit, suivait le plafond voûté, puis disparaissait dans la cloison d’en face, c’est-à-dire qu’il plongeait carrément dans la cave voisine.
Je sortis pour ouvrir l’autre porte de bois, mais cette fois il y eut mésentente caractérisée entre la serrure de cette dernière et les deux clés dont je disposais.
Je dus avoir recours à la robustesse de mes épaules pour faire péter la serrure… Dans ce sous-sol je me sentais relativement en sécurité. Les seules gens qui risquaient de me tomber sur le poil, c’étaient des locataires de l’immeuble. Autant dire que je me foutais pas mal de me trouver nez à nez avec un mironton de larbin…
L’autre cave contenait du charbon et des caisses… Je trouvai aisément la continuité du fil… A un certain point, il cessait de courir au ras du plafond pour plonger dans celui-ci… Je ne m’étais pas gourré en prévoyant que le bignou-clandé ne sortait pas de l’immeuble… Je fis alors une chose : je retournai dans le couloir, à la place où débouchait l’arrivée du fil, et je comptai mes pas jusqu’à l’endroit où il disparaissait. Ça donnait seize pas… En répétant cette manœuvre sur le trottoir après m’être placé à la hauteur du comptoir, je pourrais être en droit de penser qu’elle me conduirait au niveau de l’appartement qui correspondait avec le troquet. Dans mon idée cet appartement ne pouvait être qu’un rez-de-chaussée car il était improbable que les installateurs de cette ligne intérieure eussent traversé d’autres appartements.
Je devenais un champion de la déduction, avouez. Je pouvais rendre des points à tous les as de la sourde ! Maintenant, je savais conduire une enquête, j’avais mon permis poids lourd !
Je suis revenu dans la seconde cave pour essayer de voir si, en braquant le faisceau de la lampe sur le trou percé pour le fil je pouvais me faire une idée de l’endroit où il plongeait. Mais l’orifice était trop étroit. Alors, je sautai de la caisse qui m’avait servi de perchoir et sortis dans le couloir.
Regrimper l’escalier et fermer la lourde me prit deux chétives minutes. Je devais me barrer, maintenant, car je n’avais que trop moisi dans le secteur. Les murs ont des chasses, davantage que des oreilles…
Soudain, je m’arrêtai pile, comme un cheval refusant l’obstacle.
Je venais de m’apercevoir qu’un de mes souliers était plein de sang…
Ça la foutait mal. Je ne pouvais vadrouiller en ville avec une pompe ainsi maculée. Je voulais un chiffon afin de me nettoyer et, pour en chercher un, j’entrai dans la cuisine. Il n’y avait pas le moindre raisin autour de la bonniche… J’allai dans les gogues, Gérard, mort comme un caillou, était toujours lié sur la cuvette… Il avait du sang plein le poitrail, mais pas une seule goutte n’avait coulé sur le carrelage…
Je me suis arrêté, perplexe… Qu’est-ce que ça voulait dire ? Où m’étais-je sali ?
Un tracsir monumental m’a saisi… J’ai biglé ma godasse avec effroi. D’où venait ce sang ? Il fallait que je sache !
J’ai essuyé mes lattes après les rideaux de la cuisine, puis, coudes au corps, j’ai débranlé l’escadrin de la cave.
A force de bivouaquer sur les lieux j’allais gagner le canard. Je me voyais déjà en tête à tête avec le pétard d’un poulardin.
Mais je voulais savoir ; savoir à tout prix. Je ne pouvais me permettre de glander avec ce mystère à mes semelles.
En vitesse j’ai promené ma loupiote dans la première cave : il n’y avait rien de suspect. Ensuite, j’ai foncé dans la deuxième… Et alors j’ai étouffé un juron. On apercevait une petite flaque de sang, dans le fond. Ça venait de sous un amoncellement de caisses vides. J’ai dégagé rapidement celles-ci et je me suis trouvé devant un cadavre un peu raide.
Le raisin datait d’un bon bout de temps déjà. J’ai examiné le défunt à la lueur de ma lampe de fouille. Ma trouille est devenue plus intense. Le mort n’était autre que Bertrand !
Après une pareille découverte on pouvait me jouer le Grand Largo de Haendel. J’en avais un sérieux coup dans le porte-pipe et je titubais en sortant de la cave.
Le cadavre du père Bertrand, m’attendant, là, sous une pile de caisses. C’était du plus haut macabre et, également, du plus haut comique. Le vieux m’avait projeté l’avant-veille sur une voie dangereuse où lui-même venait de trouver la mort. Adieu mes millions ! Je venais de bousiller des mecs et de me cloquer dans un merdier terrible en pure perte. Jamais je n’obtiendrais le moindre pellos !
Je pensais à ça en reprenant place dans la deux bourrins citron ! A ça et à pas mal d’autres choses aussi.
En tout cas, une certitude m’apparaissait : je tenais le bon bout en ce qui concernait Carmoni… Oui, je brûlais… Et il devait y avoir un drôle de conflit entre lui et feu le vieux Bertrand ! J’étais entré dans le circuit juste à temps !
J’ai enquillé la rue de Vaugirard. Rue Cambronne je n’ai plus pu y tenir : je me suis arrêté pour licher de l’alcool dans une brasserie. J’en avais trop besoin. J’étais sans emploi maintenant. Mon turbin de tueur à gages s’arrêtait là. J’étais automatiquement débauché par suite du décès de mon employeur ! Gentil, non ?
Heureusement que je me trouvais pas sans pèze. Il me restait deux briques et une tire… Je m’étais vu déjà dans un plus grand dénuement.
Au quatrième godet de fine, ça a commencé à chauffer sous ma coiffe. Je devais arrêter les libations car la biture me guettait, et un mec saoul n’a jamais inventé la pénicilline.
Pourtant, à en juger par la décision que j’ai prise, j’avais déjà franchi la cote d’alerte.
J’ai attendu la nuit en courant les cinés, comme de juste. Lorsque le noir est descendu sur Paris je suis retourné rue Falguière. Y avait de l’animation devant le bar à Gérard. La maison poultock s’en donnait à cœur-joie sur mon turbin. Et la presse en foutait un sacré rayon aussi. Comment qu’ils crépitaient du flash ces messieurs ! On se serait cru au 14 juillet ! Ça faisait frémir la paupière… Non, décidément, c’était pas le moment de s’aventurer dans l’immeuble. Qu’un dégourdingue m’interpelle et j’avais droit à l’excursion chez plumeau ! Recta on me reconnaissait, avec un tel congrès de perdreaux et de journaleux. Je me suis magné d’emprunter la première street à droite. Avec un vilain temps comme ça on devait se mettre à l’abri. J’avais eu une idée de poivrot en voulant retourner dans l’immeuble au bignou-clandé. Même si Carmoni y avait son état-major, c’était la dernière chose à faire…
J’ai suivi cette fois la rue Vaugirard jusqu’au bout et là j’ai obliqué à droite pour aller chercher le viaduc d’Auteuil.
Direction « Autoroute de l’Ouest, vous m’avez saisi ? » En quatre heures, avec ma brave petite gamelle à roulettes, je devait atteindre Le Havre… Là-bas, je fourguerais certainement ma tire. Une 2 CV trouve toujours preneur. Mettons qu’un arnaqueur m’en donne deux cents papiers, avec les deux tuiles du vieux je pouvais voir venir. J’en carrais une grosse partie, vite fait, à un capitaine de cargo pour qu’il m’emmène ailleurs… Aux Etats, si possible ; même en Afrique, si ça se trouvait ! L’essentiel pour moi était de mouler l’Europe pendant quelques années, histoire de me refaire une beauté.
J’ai contourné le Rond-Point de la Reine et traversé la Seine. Ensuite, j’ai passé le tunnel de l’autoroute et ç’a été la double voie, large et infiniment roulable.
Un éclairage du tonnerre illuminait cette espèce d’avenue plongeant dans la forêt.
Je me suis mis à siffloter. C’était bonnard de rouler à ces heures. Il n’y avait pas lerche de circulation, surtout dans mon sens à moi… J’étais doublé de temps à autre par un bolide qui passait à mes côtés comme un projectile. Je le laissais bomber ; d’abord parce que je ne pouvais pas filer le train avec le moulin à café servant de moteur à ma tire, ensuite parce que, franchement, je n’étais pas pressé. Toute frénésie m’avait quitté.
Tout à coup ma bonne quiétude s’est dissipée. J’étais gêné par la lumière de phares éclatant dans mon rétroviseur. A en juger par leur écartement il s’agissait d’une grosse bagnole… Ce qui me surprenait, c’est qu’elle ne cherche pas à me doubler… Je ne comprenais vraiment pas pourquoi une forte cylindrée s’entêtait à rester derrière moi, à cette allure d’escargot… Peut-être avait-elle une avarie et roulait-elle prudemment ?
Pour m’en rendre compte, j’ai filé un peu de sauce et la 2 CV a grimpé jusqu’à quatre-vingts comme une folle ! D’autor, la bagnole a forcé son allure derrière moi. Pas d’erreur : j’étais suivi…
La trouille m’a fait serrer le volant à m’en pulvériser les phalanges. Non pas, à proprement parler, la peur du danger, mais la peur de mon impuissance… Comprenez, j’étais seulâbre sur une vaste route, en pleine noye, et je ne disposais que d’une petite bagnole rampante !
Heureusement que je ne suis pas manchot du côté de la matière grise. Ce qu’il y a de chouette avec moi, c’est que la pensarde reprend toujours le dessus.
De toute évidence ce n’étaient pas les bourdilles qui me suivaient. Eux m’auraient alpagué sans se cogner des bornes et des bornes. Au besoin ils m’auraient même flingué avant de se donner le luxe des sommations d’usage.
— Alors qui ?
Je me suis surpris à prononcer cette petite phrase à haute voix.
— Alors qui ?
Je me suis fourni la réponse presque immédiatement : Les autres !
Oui, les autres, ceux de l’immeuble de Gérard ! Ceux chez qui aboutissait la ligne téléphonique secrète ! Ceux qui avaient achevé de ratatiner la servante… Ceux qui avaient buté Bertrand ! Ces gars-là ne devaient pas être des plaisantins. Je m’étais conduit comme une cruche en m’éternisant dans la cave du troquet, en retournant sur les lieux à deux reprises… Dans une petite rue pareille, je m’étais fait retapisser facile.
D’un seul coup, mon tracsir est parti.
Je ne voulais pas me faire poirer par ces fromages. Ils me poseraient quelques questions indiscrètes et m’enverraient à dame avant que j’aie eu le temps de dire « ouf » ! Non… Pas de ça, Lisette !
Je suis parvenu à la jonction de Dreux… Après ce carrefour l’autoroute n’était plus éclairée… J’avais ma petite chance…
J’ai mis la sauce afin de parvenir en haut d’une rampe. J’ai franchi celle-ci avec une cinquantaine de mètres sur mes poursuivants. Parvenu de l’autre côté de cette éminence, j’ai stoppé pile, éteint les phares et bondi dans le fossé.
Les autres s’annonçaient à ce moment précis. Le double pinceau d’or de leurs phares trouait la nuit.
Il y a eu un crissement de pneus. C’était une grosse bagnole amerlock… Elle s’est rangée devant la mienne… Un instant ç’a été le silence… Puis une portière s’est ouverte précautionneusement et une silhouette d’homme coiffé d’un chapeau mou s’est insinuée entre la voiture et le fossé. Le type était grand, costaud… Il portait un pardingue en poils de chameau. D’où j’étais, je pouvais le flinguer les yeux fermés. Il aurait eu droit à une couronne mortuaire pour son petit déjeuner ! Mais je me suis retenu à cause des autres occupants qui m’auraient de ce fait repéré et assaisonné dans mon trou à leur convenance.
Il fallait attendre…
Le type s’est approché de la 2 CV, à demi courbé.
Il me croyait toujours à l’intérieur de la voiture et se protégeait d’une bastos éventuelle derrière l’aile gauche de son gros tombereau.
Enfin il a eu un coup de cran et s’est redressé.
D’un bond il a été à cinquante centimètres de moi ; dos tourné. Ma main réchauffait la crosse du pétard… Je transpirais sur ce morceau d’acier… La détente me chatouillait le bout de l’index. Ça m’aurait fait bougrement plaisir de lui balancer le potage !
Ce qui m’a retenu c’est vraiment un sursaut de volonté, ou plutôt une notion aiguë du danger que j’encourais en agissant de la sorte.
J’ai attendu, retenant mon souffle afin de ne pas signaler ma présence. Il a ouvert la porte de la 2 CV d’un mouvement brusque. Puis il a juré et a appelé :
— Hé ! Alexis !
L’autre lourde de la calèche s’est entrouverte. Je ne pouvais apercevoir le personnage qui en sortait.
— Quoi ? a-t-il demandé.
— Il n’est pas là !
L’autre a juré aussi.
— Il a filé !
— Comme un lièvre… Il a fait vite, cet enfant de salaud, je te jure !
— Faut qu’on le retrouve, mec !
— Oui…
— Il n’est pas loin, il y a du grillage tout le long de l’autoroute, pour le franchir c’est midi !
— Il s’est peut-être planqué dans le fossé.
Mes doigts se sont incrustés dans la crosse de l’arme.
S’ils me braquaient dessus trop brutalement une lampe électrique je ne pourrais plus les viser…
A cet instant une bagnole pleine de phares a débouché au sommet de la rampe. Les deux gars se sont trouvés comme illuminés. On eût dit qu’ils trônaient au milieu de la vitrine d’un grand magasin, ou bien qu’ils se déguiseraient en châteaux de la Loire (saison d’été).
J’ai pu contempler le Grand au pardingue en poils de chameau, et un autre, plus petit, au visage rond, aux yeux bridés. Peut-être un Chinois ? En tout cas, il n’y avait personne d’autre dans leur bagnole. C’était une constatation réconfortante.
La voiture les a dépassés. C’était le moment d’agir pendant qu’ils étaient éblouis par les phares.
J’ai ajusté, le Chinois, car c’était le plus éloigné et je ne voulais pas lui laisser le temps de se jeter derrière sa grosse tire après mon premier coup de feu. C’est un réflexe qu’ont tous les truands lorsqu’ils entendent une détonation, fût-ce l’éclatement d’un pneu.
J’ai visé soigneusement et pressé sur la détente. Ça n’a pas traîné. On se serait cru dans un manège forain, lorsque le petit guignol en contreplaqué bascule. Ma cible est tombée raide. Ç’a été si instantané qu’une fraction de seconde j’ai cru l’avoir raté et qu’il me faisait un grand coup de chiqué. Pourtant, à la façon dont il se tordait par terre, on comprenait bien qu’il avait son compte.
J’ai ajusté l’autre. Mais il n’avait pas de rhumatismes articulaires. Le temps que je modifie l’angle de tir de mon pétard et il avait le sien en pogne.
Je suis allé au plus pressé. Je lui ai tiré dans la manette. Il a hurlé et son feu est tombé. J’ai alors visé sa poitrine, mais je n’avais pas pris garde au compte des bastos en magasin et mon outil n’a émis qu’un ridicule ricanement.
J’ai bondi, tête-boule ! Il m’a pris en plein poitrail. Il a fait « Ouf » et s’est répandu sur le tapis-brosse !
Alors j’ai bondi sur l’autre gnard qui venait de restituer sa petite âme à qui de droit et je l’ai traîné dans le fossé. S’agissait pas qu’une guindé, en arrivant, capte un tel spectacle, dans la clarté de ses calbombes ! Heureusement, c’était le point de l’autoroute où les deux voies ne sont plus parallèles et où un monticule boisé les sépare. Ça me permettait de n’avoir à gaffer que d’un seul côté.
Une fois le petit chinetock dans le fossé, j’ai mis le feu de position de la 2 CV… Ainsi, jusqu’au jour on ne remarquerait rien. On penserait que la tire était en panne. Puis j’ai empoché le feu du grand poil de chameau. Restait le plus duraille… J’ai soulevé l’autre fumelard par les ailerons et l’ai chargé à l’avant de la guindé.
Je me suis mis au volant… Comme ça c’était tout de suite plus réconfortant… J’avais une fameuse accumulation de puissance dans la pédale d’accélération…
J’ai continué ma route à bord de la belle ricaine, avec le grand zig par terre sur le plancher de la bagnole, comme une superbe descente de lit.
Je ne savais pas exactement pourquoi je lui accordais un sursis. J’aurais eu meilleur compte de lui placer une praline dans le plafond et de l’envoyer rejoindre son coéquipier.
Pourquoi l’épargnai-je ? Certainement pas par bonté d’âme !
La route est devenu plus molle sous moi. Je conduisais à toute vibure, en surveillant mon petit ami du coin de l’œil.
Lorsque je suis parvenu à la hauteur d’Orgeval, je me suis senti un peu perplexe… Fallait décider, et décider vite… Je n’avais plus envie de fuir. La bagarre dont je venais de triompher avec tant de facilité m’avait foutu dans le bain et ça me plaisait vachement de retrouver les bonnes castagnes de toujours…
Sans presque l’avoir décidé vraiment, j’ai fait demi-tour et emprunté la piste de retour sur Pantruche. J’ai conduit à folle allure jusqu’à la dérivation de Versailles. Une fois à ce croisement, j’ai grimpé la rampe de sortie et obliqué à droite, tout de suite après le pont surplombant l’autoroute… Le chemin en question traversait une maigre agglomération et piquait à travers un champ cerné par des grillages robustes et hauts. Entre ce grillage et l’autoroute, s’étendait une langue de forêt… On allait être bien pour discuter le coup, mon copain poils-de-chameau et ma pomme !
J’ai stoppé dans la touffeur des arbres… Le sol était jonché de feuilles mortes, humides… Une puissante odeur d’humus prenait au nez. C’était bon à renifler.
J’ai secoué le gars…
— Hé, feignant ! ne joue pas au con, lève-toi !
Il n’a pas répondu… Ça m’a filé en renaud parce que je me doutais bien qu’un coup de boule dans le buffet ne pouvait pas l’avoir mis K.O. si longtemps… Donc il trichait !
J’ai donné la lumière et alors j’ai pigé. La balle que je lui avais cloquée dans la patte pour lui faire lâcher son feu avait sectionné son poignet et il s’était complètement vidé de son sang. Y en avait plein la bagnole ! Une drôle de calamité ! Le zig était mort comme on ne peut pas imaginer qu’un type le soit. D’une blancheur Persil intégrale, je vous promets. Il ne me restait plus qu’à l’évacuer en vitesse de la tire.
C’est ce que j’ai fait… Ils allaient avoir une réelle surprise, les gnaces qui, demain, quitteraient Paname pour venir caramboler une dame dans la feuille automnale. Une surprise de qualité ! J’ai largué par la même occase le tapis-brosse garnissant le plancher. Heureusement le raisin du gars n’avait pu le traverser et j’ai restitué un peu de netteté à cette malheureuse voiture.
Il ne me restait plus qu’à fouiller mon zigoto pour lui piquer la carte grise car heureusement, c’était lui qui conduisait, tout à l’heure ! J’ai trouvé les fafs de la bagnole et ceux de ma victime. Le colosse s’appelait Antonin Ferroud, il avait vu le jour à Montélimar… Maintenant il ne le verrait plus nulle part…
Il n’avait que dix sacs sur lui, mais c’était toujours bon à encaisser sur droit de péage pour l’au-delà ! Je me suis octroyé cette vaisselle de fouille sans barguigner.
Parvenu dans la guindé, j’ai eu la curiosité de lire la carte grise. Elle était libellée au nom de Paulo Carmonicci… Ça m’a filé une terrible secouée dans la moelle épinière. Carmonicci, ça voulait dire Carmoni pour les dames… Je tenais le vrai blaze de cette ordure !
La carte mentionnait, comme adresse, 114, rue de Milan… Etait-ce une bonne adresse ?
J’ai fait demi-tour à grand peine car les roues patinaient dans la terre glaiseuse. Lentement, je suis revenu à Paris…
J’ai trouvé la rue de Milan, sans presque la chercher, au hasard des sens uniques… Je me suis rangé devant le 114… Un type promenait son boxer.
Il faisait gauler son toutou, le brave homme, avant d’aller se zoner…
En apercevant la voiture, il s’est précipité. J’ai illico pigé que la tire lui était familière.
C’était un mec assez âgé, avec un béret vissé sur le dôme ; quelque chose comme un pipelet…
Il m’a regardé sortir du véhicule d’un air incrédule ; puis, d’instinct, il s’est penché en avant pour vérifier le numéro de la plaque minéralogique.
Je ne lui ai pas laissé le temps de se perdre en suppositions.
— Hé, dites, vous êtes bien chez Carmonicci, Papa ?
Il a sourcillé.
— Pourquoi ?
— Oui ou non ?
— Je suis son concierge…
De la main, il a désigné le 114, et j’ai pu me rendre compte qu’il s’agissait d’un hôtel particulier. Il se mettait bien, le roi de la came. Tout juste s’il ne sous-louait pas le Louvre pour son usage personnel.
— Il est là ? Je viens de la part d’Alexis et Ferroud, ils ont eu un avaro…
Ça a pris…
— Je vais voir… C’est de la part de qui ?
— Mon nom ne lui dira rien… Annoncez-lui seulement que je viens de la part de ses boy-scouts… Ajoutez que je ramène la tire de ces messieurs… Et puis dites-lui encore que c’est tellement urgent qu’il regrettera de n’avoir pas engagé le champion olympique du deux cents mètres haies comme concierge !
Un peu débordé, le vieux s’est engouffré dans la cambuse avec son boxer. Il nichait à gauche du perron, dans une sorte de petit cagibi aménagé sous l’escadrin.
Il devait y avoir le téléphone, car il n’est pas resté trois minutes absent. Pendant ce temps, je poireautais au bas des marches, essayant de bigler à travers une fenêtre proche. Mais je ne pouvais rien voir, car celle-ci était surélevée et pourvue de rideaux bien tirés.
— Montez ! m’a crié le vieux, depuis sa guitoune.
Je me suis avancé en haut du perron. Comme par enchantement, la grosse lourde munie de barreaux de fer s’est ouverte pour me laisser pénétrer dans l’antre du fauve. C’est marrant, la vie… Je n’avais jamais pensé arriver à mes fins en vingt-quatre heures. Et maintenant, j’étais exactement dans la situation du voyageur de commerce qui va visiter sa clientèle avec une valise vide !
Le mec qui se tenait derrière la porte aurait fait peur à une horde de loups affamés. Il était massif, lourd, avec une affreuse tache de vin en plein visage. Sa gueule ressemblait à une citrouille qu’on aurait commencé de trancher en deux et qu’on aurait abandonnée, après s’être ravisé !
Il m’a regardé sans mot dire. Il avait un ordre précis… Ma visite ne lui disait pas grand-chose… Ce gars-là devait se cantonner dans les emplois de chien de garde. C’était lui qui couchait devant la lourde du caïd et qui aboyait lorsqu’il entendait du bruit.
Nous n’avons pas échangé un mot… Il s’est mis à me précéder, après avoir remis la barre de fer pivotante qui fermait la porte… Je me trouvais dans une maison au luxe fou et pourtant j’avais la désagréable impression d’être en taule. Ça devait venir de cette porte hermétique et du gros balafré. En voilà un qui pouvait se faire inscrire chez Boris Karlof pour faire des extras lorsque Frankenstein recevait.
Nous étions dans un immense hall couvert de tapis chérots. Il y avait de lourdes tentures de velours cramoisi et des tableaux de maître aux murs.
Au fond du hall, un escalier de marbre s’élançait vers des étages qu’on pressentait plus luxueux encore.
Il devait faire bon gratter pour un patron aussi bourré de fricotin.
Un mec somnolait sur une banquette. Il s’est dressé à mon passage. Puis il a fait trois pas pour me barrer le chemin. D’un geste incroyablement prompt, il a plongé la main dans ma poche, retirant le feu qui l’alourdissait…
— Tu permets, petit pote ? a-t-il murmuré en matière d’excuse.
Y avait pas à ergoter, ou alors ça allait être la guerre déclarée. Or, pour faire la guerre, faut une sérieuse préparation, tous les manuels d’histoire vous le diront !
Je l’ai laissé empocher l’arme.
— C’est tout ? ai-je demandé en m’efforçant au calme.
— Pour l’instant, oui…
Il a réprimé un bâillement et il est retourné s’asseoir. Il avait un vieux mégot ignoble dans le coin de la bouche ; en grimpant à la suite du gorille balafré, j’ai vu qu’il le rallumait. Il y allait à l’éconocroque, le douanier !
En haut, c’était un chouette couloir, feutré, avec des portes ornées de moulures dorées.
Au mur, un Utrillo… J’ai regardé de près, tandis que mon convoyeur frappait à une lourde. Il ne s’agissait pas d’une reproduction, mais bel et bien d’un original… Le véritable crac, Carmoni, convenez !
C’est agréable, dans le fond, d’avoir à faire à des mécènes… Un gars qui achète de la bonne peinture, c’est fatalement un type avec qui on peut discuter : ça ne trompe pas !
— Oui ? a dit une voix…
La porte s’est ouverte. J’ai mis le pied dans le palais des Mille et une Nuits. Cette chambre ne ressemblait en rien à ce qu’il m’avait été donné de voir au cinéma. Elle était tapissée entièrement avec de la soie sauvage… Par terre, il y avait de la peau d’ours… Quant au mobilier, pardon ! Les antiquaires les plus mimi de Paname et des environs avaient dû se foutre en trente-six pour le lui dégoter… Un Louis XV d’une perfection totale signé, contresigné et tout !
Carmoni se tenait debout au milieu de tout ça. Il portait un pyjama de soie blanche et une robe de chambre en satin bleu ciel avec des parements blancs… Là-dedans, sa peau olivâtre ressortait comme un veuf dans une meringue…
Il avait les cheveux plaqués par un tombereau de gomina.
Un type de taille moyenne, plutôt petit… Un nez pointu, des yeux d’un calme déconcertant et une bouche sans lèvres…
Une chose surtout m’a frappé : la petitesse de ses mains ; on aurait dit celles d’un enfant.
Il m’a regardé posément.
— Vous demandez à me voir ? a-t-il demandé enfin…
— Oui…
— Il paraît que vous rentrez avec la voiture ?
— Elle est dans la rue…
— Et que vous venez de la part d’Alexis et de Ferroud ?
— Tout juste…
— Qui êtes-vous ?
— Un ami à eux…
— Ils ne m’ont jamais parlé de vous…
— Ça ne prouve rien, ai-je objecté, avec le sentiment d’avoir tout du « céoenne-pantoufles ».
— Comment m’avez-vous dit que vous vous appeliez ?
Il ressemblait à un renard, mais en moins inquiet…
— Je ne vous ai pas dit mon nom…
— Je suis certain que vous allez le faire…
— Moi, j’étais certain que vous n’auriez pas besoin de me le demander…
— Pourquoi ?
— Parce que je croyais qu’un gars à la page, comme vous, lit les journaux…
— Je ne lis que la rubrique boursière…
— C’est dommage…
Je l’ai regardé en plein dans les carreaux. Je jouais une partie insensée, sotte et dangereuse. Rien ne m’obligeait à venir me flanquer dans la gueule du loup. Pourtant j’étais venu… Il y a dans la vie de tout individu un moment où celui-ci éprouve l’intense besoin de jouer un banco terrible. Cet instant était arrivé pour moi.
— Mon vrai nom ne vous dirait rien… Qu’il vous suffise de savoir que les journaux m’appellent Kaput !
Il n’a pas sourcillé. Le gorille qui m’escortait ne faisait pas montre de tant de cran. Lui avait accusé le coup, vachement même, sa tâche de pinard avait blanchi…
— Comment dites-vous ? a insisté Carmoni.
J’avais attendu une réaction, mais au lieu de ça, il jouait les innocents.
— Ma gueule a été à la une de tous les journaux, même de ceux qui sont spécialisés dans les cours de la Bourse !
— Peut-être, mais je ne m’intéresse pas aux faits divers…
Il s’est tourné vers l’homme à la cicatrice.
— Ça te dit quelque chose, ce nom ? a-t-il demandé.
L’autre n’avait pas la parole fastoche.
— Vous pensez ! s’est-il exclamé.
Du coup, il redorait mon standing.
— Qui est-ce ?
— Une drôle d’épée… Il a tué je ne sais pas combien de mecs… La police donnerait gros pour l’avoir…
— Ah… Drôle de fréquentation, a fait Carmoni en fronçant le nez.
Je me suis avancé, poings serrés. S’il continuait, il allait pouvoir changer de pyjama !
— Belliqueux, hein ? a-t-il murmuré sans s’émouvoir.
Il phrasait. Il devait à ses heures potasser le Larousse du Sixième Siècle en vingt volumes !
— Je ne suis pas venu ici pour qu’on se fiche de moi !
— Et moi, je ne me relève jamais pour accueillir des individus traqués.
— Ah oui ?
— Oui !
— Vous avez tort de le prendre sur ce ton.
— Si quelqu’un a tort ici, ce n’est certainement pas moi.
— Ecoutez, Carmoni, je suis venu pour bavarder avec vous.
— Croyez-vous que nous ayons des choses essentielles à nous dire ?
— Essentielles est le mot…
— Alors, dites-les vite, il se fait tard…
— Je ne suis pas pressé.
— Moi, si !
Ça s’engageait très mal…
— Bon, d’abord que je vous remette la carte grise de la voiture…
J’ai sorti le morceau de carton et l’ai jeté sur une console de marbre…
— Pendant qu’on y est, voici également le permis de conduire de ce brave Antonin Ferroud… J’avais aussi son revolver, mais on me l’a pris à l’entrée. Je lui ai confisqué, en outre, une somme de dix mille francs que je conserve à titre de dédommagement. Je n’ai pas l’habitude de tuer les gens pour rien, je ne suis pas un sadique !
Cette fois, j’ai eu la satisfaction de le voir sourciller. Il a pris une cigarette dans un coffret de laque et l’a allumée à la flamme délicate d’un briquet d’or massif. Rien que ce briquet valait le prix de votre bagnole !
La flamme le faisait étinceler… Il le maniait avec aisance.
— Ils sont morts tous les deux ? a-t-il dit en expirant une bouffée voluptueuse.
— Comme des harengs saurs ! Vous aurez tous les détails quant à leur situation géographique actuelle par les journaux de demain après-midi.
Il a plissé les yeux.
— C’est vous ?
— Ben voyons… Légitime défense ! J’ai horreur des gens qui me donnent la chasse en auto et qui viennent prendre de mes nouvelles avec un 9 mm. à la main !
C’était régulier. J’avais été le plus fort, il n’y avait pas de quoi s’en faire péter l’aorte !
Seulement, ce qui le tracassait — et qui aurait tracassé n’importe qui à sa place — c’était l’objet de ma présence ici. Elle faisait la preuve de mon culot forcené.
— Qu’avez-vous à me dire ? a-t-il soupiré.
J’ai louché sur un siège.
— Vous permettez que je m’installe ?
Il a permis d’un bref hochement de tête.
C’était la première fois que j’avais affaire à un maître de la pègre… Franchement, je ne me l’imaginais pas ainsi. Ce gars, dont seuls la peau cuivrée et le regard ardent révélaient les origines, ressemblait à un grand d’Espagne bourré de pèze.
Il avait cultivé ses manières, arrondi ses gestes, châtié son langage… C’était bien la nouvelle formule du crime. Le gangster-homme du monde… Il ne devait pas rater un seul des ballets de Roland Petit et il avait sa table retenue dans les restaurants de l’élite.
— Je vous écoute…
— Vous ne pourriez pas congédier votre king-kong ?
D’un coup de pouce, j’ai désigné la grosse brute entamée qui me défrimait goulûment.
L’intéressé a émis un bref gémissement qui devait figurer une protestation.
— Il vous gêne ? a demandé Carmoni.
— Passablement… Quand j’ai une discussion importante à tenir, je déteste le faire dans un climat de zoo !
Carmoni a souri.
— Laisse-nous ! a-t-il dit.
Pourtant il ne donnait pas cet ordre de gaieté de cœur, car, malgré son calme, il devait être plutôt traqueur. C’était vraisemblablement avec son citron qu’il était arrivé à se hisser à la première place, non avec ses poings minuscules.
L’autre est sorti à regret, mais il n’a pas dû aller bien loin, car une fois la porte franchie je n’ai plus perçu le bruit de son pas.
— Alors ? ça va, comme ça… Vous êtes libéré de vos complexes ?
— C’est parfait !
J’ai hésité une fraction de seconde avant de me lancer. Mais, au point où j’en étais, je n’avais pas d’autre solution que de foncer en avant. Le mieux, avec un garçon comme mon interlocuteur, était de jouer cartes sur table.
— Pardonnez l’heure tardive, mais je crois qu’on ne doit pas remettre certains entretiens… Voici… Je suis un dangereux malfaiteur (d’après les journaux). Il est vrai que j’ai une coupable tendance à trouver que la mort d’un homme est chose futile… Passons… J’ai réussi à échapper à la police et je menais une petite vie peinarde lorsqu’un type est entré dans mon existence par la porte de service. Ce type m’a dit qu’il m’avait reconnu, et il m’a proposé vingt-cinq millions et un faux passeport pour vous tuer…
Du coup, Carmoni abandonne son petit air blasé pour s’intéresser à mes paroles. Il les déguste à ce point qu’on a envie de les lui faire avaler par l’intermédiaire d’un chalumeau.
— Ce monsieur qui vous voulait du bien m’a dit s’appeler Bertrand !
Je guette ses réactions. Il ne bronche pas.
— Connais pas, fait-il en réponse à mon regard interrogateur.
Là, je les ai au vinaigre.
— Ah vraiment ? Pourtant, ce type est mort par vos soins ; et cet après-midi encore il gisait dans une certaine cave de la rue Falguière que vous devez connaître !
Il fronce les sourcils…
— Vous voyez ce que je veux dire ? je continue, on discutera par la suite !
Il hoche la tête.
— Contrairement à vous, j’avais une idée très précise de votre personnalité. Je savais que vous étiez le roi de la drogue et que vous étiez bien gardé… L’entreprise m’a donc paru folle, pourtant je l’ai risquée parce qu’il y a des cas où l’on est bien obligé d’accepter le pire !
« La première chose que j’avais à faire consistait évidemment à trouver votre adresse… Pour cela, j’ai pris le seul chemin pouvant conduire jusqu’à vous : la drogue… J’ai malmené certains de vos revendeurs et suis parvenu ainsi jusque chez Gérard, rue Falguière… Là, il y a eu de la casse ! J’ai bien cru que ma piste était rompue. Pourtant ce fil cassé a eu presque immédiatement un remplaçant : un fil téléphonique.
« J’ai découvert la ligne intérieure… Elle plongeait dans la cave… J’y suis descendu, là j’ai déniché le cadavre du Vieux qui m’avait engagé pour vous buter… Mon employeur ayant rendu son âme au diable, j’étais sur le pavé. Comme je n’ai absolument rien contre vous, j’ai décidé de ficher le camp sans accomplir ma mission. De nuit, je me suis embarqué en direction du Havre… Seulement vos pieds nickelés sont intervenus sur l’autoroute et je les ai butés tous les deux, parce qu’à ce petit jeu je suis souvent gagnant.
Ayant fouillé Ferroud, comme je vous l’ai dit précédemment, j’ai mis la main sur une carte grise portant votre adresse. Alors, me voilà.
Je me tais, épuisé, la salive cotonneuse… Je boirais bien un petit coup histoire de mouiller la meule. Ma parole, j’ai la gorge tellement sèche que si je crachais, il y aurait un nuage de poussière…
Le Carmoni se lisse les cheveux du plat de la main, puis il écrase son somptueux mégot dans un cendrier de cristal massif.
— Pourquoi êtes-vous venu ?
— Parce que je suis sur le sable et qu’un type comme vous a toujours de l’emploi pour un type comme moi !
— Vous croyez ?
— La preuve en est que vos archers sont de tout petits garçons. Je les ai possédés sans qu’ils aient eu le temps de lever le doigt, et pourtant, c’étaient eux qui me faisaient une courette !
J’ai souri.
— Et puis je trouverais marrant qu’ayant été engagé pour vous buter, je me range sous votre bannière du fait de la mort de l’homme qui voulait votre perte.
— Parlons de lui, dit Carmoni, comment est-il ?
Je regarde Carmoni.
— Allez-vous prétendre que vous ne le connaissiez pas ?
— Je ne le connaissais pas !
— Vieux ! Cheveux blancs, moustache blanche, l’air triste… Un pif en forme de banane… Ça ne vous dit rien ?
— Non…
S’il mentait, il cachait bien son jeu, car il semblait réellement très surpris.
Il fronçait les sourcils comme un homme qui fouille désespérément dans sa mémoire avec l’espoir de découvrir une image…
— Bertrand ! ai-je répété… Il avait, paraît-il, un cabinet d’affaires à la Bourse…
Mais il ne voyait toujours pas.
— Et vous dites que son cadavre se trouve rue Falguière ?
— Oui… Deuxième cave sur la gauche…
Il a appuyé sur un bouton. Un tableau représentant une peinture de primitif a basculé, découvrant une niche qui contenait un téléphone blanc. Décidément, il avait la manie du bignou-clandé ; c’était son vice secret, au Rital.
Il a composé un numéro… De ma place, j’ai entendu grésiller la sonnerie chez son correspondant. Enfin une voix a grommelé :
— Oui…
— Bunk ?
— Oui…
— Arrive !
Il devait avoir l’habitude qu’on lui obéisse car il a raccroché sans ajouter un seul mot. Il a remis l’appareil en place, a refait basculer le tableau…
Puis il a ouvert un meuble et a tiré une bouteille de whisky. Il me l’a désignée :
— Servez-vous !
Lui-même a saisi un jus de fruits et l’a bu à la bouteille tout en réfléchissant.
— Dites, Carmoni…
Il a levé un sourcil.
— J’aimerais bien que vous m’affranchissiez à votre tour…
Mais à sa moue, j’ai vite pigé que le genre explicatif n’était pas le sien.
— D’après moi, ai-je murmuré, vous venez de vous faire feinter par un de vos zèbres, c’est pas ça ?
Il a haussé les épaules.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est un de vos seconds qui est installé rue Falguière, n’est-ce pas ?
— Et après ?
— Et c’est ce second toujours qui a buté Bertrand. S’il ne vous en a pas parlé, c’est qu’il avait ses raisons…
Carmoni a glissé la bouteille de jus de fruits vide dans le petit meuble. Moi, j’ai vidé ma rasade de rye… Ça manquait un peu de glace, mais c’était bon à licher tout de même avec la pépie que je tenais.
— C’est à travers votre gars que le Bertrand vous en voulait à mort… M’est avis que vous avez été fabriqué.
Je me suis tu. Il était devenu tout gris. La colère bouillonnait dans ses veines et c’était pas beau du tout à contempler. Quand il se filait en renaud, il devait y avoir du branle-bas sur le pont !
— Vous ne m’avez pas répondu quant à mon offre d’emploi ?
Ça a fait diversion. Il m’a regardé attentivement. Je crois que son examen m’a été plutôt favorable car il a paru se détendre un peu.
— Quelles sont vos prétentions ?
— Elles sont subordonnées à vos propositions… éventuelles. Pour tout vous dire, j’aimerais pouvoir souffler un peu et ne pas sursauter dès que j’aperçois une silhouette. J’ai idée que vous êtes tabou côté poulaillerie… J’aimerais me reposer un peu dans votre ombre, vous comprenez ? Et si je pouvais me faire quelque artiche par la même occasion, vous m’en verriez ravi. Je sais bien que j’ai foutu un peu la pagaïe dans votre circuit, mais je suis persuadé que vous êtes le genre d’homme capable de pardonner de telles peccadilles à un garçon plein de bonne volonté. Par ailleurs, ces désagréments sont compensés par la découverte que je viens de vous faire faire !
Il s’est mis à marcher de long en large sur ses peaux d’ours. Sa robe de chambre et son pyjama bâillaient, découvrant une poitrine velue.
— J’aimerais savoir comment on m’a filé le train ?
Il a haussé à nouveau les épaules.
— Un homme va venir… Je tiens à avoir une conversation avec lui. Vous interviendrez le moment venu…
— O.K.
— C’est lui qui habite rue Falguière… Il avait repéré votre voiture et nous a prévenus de ce qui se passait chez Gérard. J’ai mis deux de mes hommes sur vous en les chargeant de vous amener ici, je tenais à vous interroger…
— Vous voyez, j’ai pris les devants…
— Après me les avoir descendus… Je tenais à l’un d’eux…
— Je serai un meilleur auxiliaire…
— Nous verrons… Vous tenez vraiment à entrer à mon service ?
— Assez ! Je ne peux décemment pas postuler à un emploi aux Assurances Sociales !
A cet instant, une petite tenture en peau de tigre s’est écartée et une ravissante personne a fait son entrée dans la pièce… Elle n’avait pas vingt ans et ressemblait à Marina Vlady… Elle était belle, saine, blonde, avec de longs cheveux. Terriblement appétissante. Elle portait une chemise de nuit en nylon presque transparent.
Ses grands yeux clairs étaient purs et candides… Quand elle marchait, on ne pensait plus à rien d’autre qu’à la regarder. Elle m’a jeté un furtif coup d’œil.
— Eh bien, Paul, que se passe-t-il ?
Le visage du caïd s’est adouci.
— Laisse-nous, mon rat…
— Tu en as pour longtemps ?
— Oui, va te coucher…
— Je ne peux pas dormir !
— Eh bien, lis !
Elle m’a regardé de nouveau, d’un petit air curieux. Ses yeux étaient flous et d’un bleu tendre… Elle était sensationnelle. J’avais déjà vu des pin-up, mais jamais elles ne m’avaient donné ce sentiment de pureté, d’infinie fraîcheur… Cette fille, c’était une statue vivante de la jeunesse… Il ne s’embêtait pas, le droguiste !
Elle est repartie par où elle était venue, et j’ai suivi avec avidité sa croupe aux lignes affolantes.
— Mes compliments, n’ai-je pu m’empêcher de murmurer à l’adresse de Carmoni.
Les hommes sont toujours flattés par les remarques de ce genre.
Il a un peu rosi. Peut-être était-ce un compliqué… Pour avoir des mains aussi petites, il ne devait pas être très normal.
Un léger grésillement a retenti comme je me versais une nouvelle rasade de gnole. Une lampe de chevet s’est allumée toute seule à deux ou trois reprises.
— Voilà mon homme, a dit Carmoni… Videz votre verre et passez dans la pièce à côté… Je vous appellerai en temps opportun.
J’ai obéi… Et avec d’autant plus d’enthousiasme que la fameuse pièce à côté était celle où se trouvait la petite déesse affriolante.
Il m’a conduit jusqu’à la tenture.
— Tiens compagnie une seconde à Monsieur, Merveille !
Elle était lovée sur un lit bas recouvert d’une courtepointe rose. Elle a rejeté ses cheveux en arrière. Ses yeux étaient humides comme ceux d’une biche.
— Asseyez-vous, m’a-t-elle ordonné en me désignant un fauteuil.
J’ai soupiré un « merci » discret et je me suis assis sans la perdre des yeux.
Elle bouquinait un gros magazine de mode aux pages surglacées. Elle a tourné encore un feuillet, puis elle a jeté la revue sur la moquette.
— Comment vous appelez-vous ? m’a-t-elle demandé.
— Kaput…
— Comme le gangster dont les journaux ont tant parlé ?
Elle était plus à la page que son Jules. Il est vrai qu’elle n’avait rien d’autre à fiche qu’à se faire manucurer et à lire les baveux.
— Oui, exactement comme lui… Et » même, si je n’avais pas ce collier de barbe, je lui ressemblerais comme un frère jumeau…
Elle a éclaté de rire :
— C’est vous, je parie ?
— Vous avez gagné !
Elle trouvait ça farce et ne ressentait pas la moindre crainte. Elle était contente d’avoir deviné. Pour cette môme, la vie n’était qu’un long jeu, parfois monotone…
— Et vous vous appelez vraiment Merveille ?
— Pensez-vous, ça n’existe pas sur les calendriers, un prénom comme ça ! C’est Paul qui m’a baptisée ainsi.
— Il a bon goût, ça vous va admirablement bien.
Il y a eu un silence… J’ai entendu une porte s’ouvrir dans la chambre de Carmoni. Machinalement, j’ai prêté l’oreille. Ce qui allait se dérouler dans la pièce voisine pouvait avoir une importance primordiale pour mon avenir immédiat.
Franchement, je n’étais pas mécontent de la tournure que prenaient les événements. Une fois encore, je venais d’avoir un bol immense. Ma vieille veine réapparaissait. Somme toute, elle ne restait jamais très loin de moi, celle-là.
Merveille a pigé que je voulais esgourder l’entretien.
— Dites, monsieur Kaput, vous m’avez l’air d’être un petit curieux dans votre genre ?…
— Ça n’est pas de la curiosité, ai-je chuchoté… C’est de la conscience professionnelle. J’ai un rôle à jouer et j’attends la réplique sur laquelle je fais mon entrée !
Elle a souri.
— Vous devez être beau sans cette barbe ?
La voilà qui me chambrait maintenant. Une vraie ingénue… Elle devait sortir du cours Simon, cette chérie… Je lui aurais bien fait le coup de la main courante, mais ça n’était pas le moment, ni la personne non plus… Si je me mettais à baratiner la souris de Carmoni, je ne pouvais espérer faire une longue carrière chez l’empereur de la neige !
Ça jactait ferme dans la pièce voisine.
— J’ai vu la bagnole, en bas, disait une voix… Ils l’ont eu ?
— Recta…, a répondu le rital.
L’autre type a demandé d’une petite voix où l’on percevait comme l’ombre d’une inquiétude :
— Ils l’ont buté ?
— Oui…
— Tant mieux !
Visiblement, il était soulagé.
— C’est bien fait pour ses pieds ! Venir buter Gérard ! Non, mais…
Carmoni a murmuré, de son petit ton tranquille :
— Avant de caner, il a parlé… Il a dit qu’il voulait me tuer pour le compte d’un certain Bertrand qui lui aurait promis vingt-cinq briques…
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Vous le connaissez, ce Bertrand ?
— Non, et toi ?
— Absolument pas !
— Curieux…
— Pourquoi, patron ?
— Parce que le gars a prétendu que le cadavre dudit Bertrand gisait dans ta cave…
Le type a eu du mal à avaler sa salive…
— Quel menteur ! Oh ! vous avez eu tort de le faire mettre en l’air, patron… Faudrait pas qu’il vienne me dire ça, à moi !
Carmoni a crié :
— Kaput !
Et je suis entré. Je savais que c’était l’instant.
Dans la chambre se trouvait un petit homme gras et chauve, vêtu d’un complet gris à rayures. Il tenait sur son genou un feutre à large bord.
Il m’a regardé. Mon visage ne lui a rien rappelé.
— Qui est-ce ? a-t-il dit.
— Kaput, tu as entendu parler de lui ?
— Et comment !
Il m’a tendu une main gênée, grassouillette et moite que j’ai refusée. Il s’est trouvé tout bête avec sa patte en avant, pareil à un chien faisant le beau.
— Remise ta pogne, gars, ai-je murmuré. Et passe à table, j’ai idée pour toi que c’est le moment ou jamais !
Il est devenu vert.
— Quoi ! Mais qu’est-ce que…, mais qu’est-ce que…
— Tais-toi, Bunk !
Carmoni a allumé une de ses chères cigarettes qui puaient la rose.
— Kaput est l’homme de la 2 CV… C’est lui qui a buté Gérard… Lui qui a aperçu le cadavre du soi-disant Bertrand !
— Mais c’est insensé !
Je me suis avancé. J’étais dans une rogne terrible. Ce type me débecquetait. J’ai horreur des petits gros… Ils sont hideux… Celui-là, en plus, avait un air faux-jeton indescriptible.
— Puisque tu me connais, tête de lard, tu dois savoir que je ne plaisante pas dans les affaires. Tu ne peux pas ignorer qu’il y a un macchab dans ton sous-sol. Il s’y trouve encore sans aucun doute, car je ne te vois pas le changer de rayon alors que ton immeuble est grouillant de poulardins !
— Mais je jure !
— Jure pas, ça va te porter la cerise…
Il a biaisé.
— S’il y a un cadavre dans la cave, j’ignore absolument tout de lui… Je n’ai jamais entendu parler de ce Bertrand… Et…
Alors, je me suis tourné vers Carmoni.
— Dites voir, Carmoni, il n’y a pas dans votre cambuse un petit endroit tranquille où des taches de sang seraient faciles à nettoyer ?
Pour toute réponse, il a sonné son gorille. Le balafré a instantanément délourdé.
— Descendons au sous-sol, a décrété le rital.
Alors le Bunk a failli chialer.
— Mais patron, pleurnichait-il, je ne comprends pas que vous me cherchiez des histoires ! Alors là, c’est un peu fort ! Voilà un type qui vient tuer vos hommes et nous ficher dans le merdier et c’est lui qui me traite de menteur !
Entre parenthèses, je comprenais qu’il rouscaille, le suifeux ; il y avait de quoi se ficher dans le grand renaud.
— Descendons, a décidé Carmoni sans marquer la plus légère hésitation.
On a donc suivi le gorille dans l’escadrin. Bunk marchait devant moi, d’une allure flageolante, en continuant de rouscailler sur un ton geignard. Carmoni venait derrière. Il jouait avec son briquet d’or qu’il s’amusait à éclairer puis à éteindre en descendant l’escalier.
Dans le hall, l’homme qui m’avait chauffé mon feu s’est mis debout, comme une sentinelle qui rectifie la position en voyant passer son général.
Le gorille est allé ouvrir une petite porte au fond du hall. Il a donné la lumière et nous nous sommes engagés dans un escadrin de bois recouvert d’un tapis en rabane.
Le gros ne disait plus rien, mais il soufflait comme un bœuf. Enfin, nous sommes arrivés dans un chouette sous-sol carrelé. Le gorille a ouvert une nouvelle porte. Nous nous trouvions dans une buanderie. Une grosse machine à laver, un séchoir, une table à repassage la meublaient. Décidément, ce Carmoni avait des goûts extrêmement bourgeois.
Ce local à usage bien défini a rompu la tension. Nous nous y sommes retrouvés, bras ballants, et nous avons échangé des regards incertains.
— Ça vous ira ? m’a demandé l’Italien.
— Aux pommes.
Par sa question, il me donnait en somme toute qualité pour agir. J’ai donc agi.
Pour commencer, j’ai posé ma veste et retroussé mes manches en les roulant soigneusement. Bunk était éperdu. Il louchait sur mes biscotos en murmurant :
— Mais patron…, patron ! Vous n’allez pas me laisser frapper ! C’est inouï…
— Bon, ai-je interrompu, procédons par ordre… Primo, tu prétends n’avoir jamais entendu parler de Bertrand ?
— Absolument pas et je…
La mandale terrifie que je lui ai lancée a coupé sa phrase net.
Il est parti sur les carreaux noirs et blancs, Bunk… Son chapeau avait roulé à l’autre bout de la pièce.
Le gorille a apprécié la beauté de ce crochet par un grognement. Il communiquait par onomatopées… Et il s’exprimait tout de même très bien, ce qui est une grande leçon d’humilité pour les dialoguistes de film.
Bunk s’est mis sur ses pieds. Un petit filet rouge coulait de sa bouche éclatée. Il roulait des yeux fous. D’un revers de manche, il l’a torché, puis, prestement, il a plongé la main dans sa poche. Mais alors, pour la question, il avait le bonjour d’Alfred, et même celui de Kaput par-dessus le marché !
Avant qu’il ait eu le temps d’exhiber son artillerie, je le cueillais d’un gauche-droite sec au menton. Il est reparti au pré. Le feu est tombé avec un bruit métallique. Je l’ai ramassé et l’ai tendu au gorille.
— Tiens, tu donneras ça à ton petit camarade d’en haut, puisqu’il fait la collection.
Carmoni a eu un petit sourire. Je me suis avancé sur Bunk, l’ai saisi au collet et, d’un seul mouvement, je l’ai relevé. Il ne songeait plus à la rébellion. Il faisait camarade…
— Pour la dernière fois, connaissais-tu Bertrand ?
— Non !
Evidemment, il ne pouvait avouer… Il ne cracherait le morceau qu’en dernier ressort.
— Comme tu voudras, mon chéri.
J’ai regardé Carmoni.
— Pourrais-je avoir un rasoir ?
Le mot a fait frémir le gros. Il a imploré son « boss », mais le rital paraissait être devenu sourdingue.
Il vivait un très bon moment. Au fond, ce devait être un sacré refoulé.
Il a fait un geste au gorille. Le gorille est sorti.
— Qu’est-ce que…, qu’est-ce que vous allez me faire ? a demandé Bunk.
Il était pitoyable, mais il ne me faisait pas pitié. Les limaces de cette espèce m’écœurent, je le répète…
— J’ai toujours rêvé de découper un porc en petits morceaux… Je fais un complexe de charcutier, probable…
Carmoni s’amusait comme un petit fou.
Son mutisme était pour moi comme une approbation. Il me couvrait de son silence. Sa fureur pétillait dans ses yeux, il haïssait Bunk, et il espérait que je lui en ferais baver à mort.
Le balafré s’est ramené avec un rasoir allemand à manche de nacre… Du bel outil… La lame était damasquinée…
Je l’ai fait scintiller à la lumière laiteuse du gros globe éclairant la buanderie.
Bunk se faisait tout petit, autant du moins que le lui permettait sa brioche de notaire. Il balbutiait : « Non ! Non ! » sans parvenir à détacher ses yeux de cette lame effilée qui accaparait la clarté du local.
— Je te fais remarquer qu’il serait temps pour toi de l’ouvrir, ai-je dit. C’est une question de principe pour moi, maintenant. L’un de nous deux ment ; comme ça n’est pas moi, j’aimerais que tu fasses une petite confession publique !
— Non ! Non ! a chevroté cet endoffé.
Je voudrais pouvoir vous expliquer ce qui s’est produit en moi, mais franchement, c’est duraille. J’ai été fasciné par ce visage décomposé par la peur. Sa laideur m’attirait. Ce que je ressentais ressemblait à une espèce d’appétit. Oui, j’avais faim ! Faim de sa sale tête aux yeux jaunâtres, emplis de démence… Faim de sa bouche décolorée… Faim de son tremblement.
J’ai posé ma main libre sur sa tête. Je n’ai pas appuyé, mais il a fléchi sur ses cannes. Alors, d’un geste rapide, j’ai lancé le rasoir en avant. Je n’ai rien senti, ni lui, du reste ! Cette lame devait rappliquer de chez le rémouleur. Quelque chose est tombé par terre. C’était l’oreille du gars. Je ne sais pas si vous avez déjà vu une oreille détachée d’une tête, mais je peux vous assurer qu’elle n’a pas l’air spirituelle.
Un flot de sang a inondé la joue de Bunk et s’est répandu sur son plastron. Il y a porté la main avec horreur. Moi, plaisantin du diable, j’ai cueilli l’oreille entre le pouce et l’index.
— Regarde, mon bijou, comme tu te dévisses facilement. Quand j’en aurai terminé avec toi, tu ressembleras à un vrai Van Gogh !
Carmoni a jeté sa cigarette à terre et l’a écrasée sous sa mule de peau vernie.
— Je pense qu’il ne va plus se faire tirer l’oreille, a-t-il déclaré en réprimant un bâillement ennuyé.
C’est le son de cette voix qu’il n’espérait plus qui a décidé Bunk.
— Oui, a-t-il hoqueté, oui…, je vais parler !
Il craquait. Ça m’avait surpris qu’il tienne le coup si longtemps. Fallait le voir, ce pauvre abcès ! Une chiffe, une pauvre chose vivante effondrée… Le sang pissait par sa plaie béante. Avec son oreille coupée, il faisait Van Gogh en diable !
— Oui, je le connaissais, Bertrand…
A ce point de l’action, comme on dit dans les œuvres théâtrales, Carmoni a pris les choses en main.
D’une bourrade, il a envoyé l’autre à terre. Une large goutte de sang a jailli sur le pyjama blanc. Le rital est allé à un lavabo et a nettoyé le sang avant de poursuivre la séance. Quand il est revenu, il avait un œil plus grand que l’autre… Son regard se divisait en deux ; il y avait la curiosité d’un côté, et la haine de l’autre… Il couvait Bunk d’un air à la fois cruel et gourmand.
— Qui était Bertrand ?
Bunk a pleurniché…
— Je vous jure, patron, je vous jure…
— Ne jure pas, accouche !
— Bertrand s’occupait de mes affaires…
— Ah oui ?
— Oui… C’était un ancien boursier, retiré. Il n’avait pas beaucoup de fortune et vivait dans une grande maison près de Fontainebleau. C’était tout ce qui lui restait. Il était obligé de faire de la comptabilité pour pouvoir tourner…
Je commençais à piger le personnage de Bertrand. Il vivotait sur les ruines de sa splendeur passée et il digérait mal la pauvreté, ce bon vieux !
Bunk poursuivait.
— Un jour, il m’a téléphoné. D’après lui, il y avait un coup de Bourse extraordinaire à réaliser… La Barcon’s pétrolière… Avec cent trente briques, on pouvait rafler un vache paquet d’actions… Bertrand était certain que les actions monteraient en flèche au bout de huit jours, il avait des renseignements de première main… Seulement, les cent trente millions lui manquaient…
— Et c’est toi qui as foncé ?
— Oui, patron !
— Avec mon fric ?
Bunk a gémi. Carmoni venait de ponctuer cette affirmation d’un coup de pied dans les côtes de l’homme. Le gros lard a poussé un hurlement. Il paraissait tout en bas de l’échelle humaine, sans jeu de mots. Affalé par terre, ruisselant de sang, il ressemblait à une bête malade de peur.
Une sueur verte coulait sur son front… Elle perlait à ses cils et il ne songeait même pas à battre des paupières pour s’en débarrasser.
— Ecoutez, patron… Ça n’était que pour quelques jours… J’ai pris cent trente briques sur la comptée de la semaine et je les ai données au vieux… Il a fait le coup de bourse… Tout a bien marché… Il a dû affurer une centaine de millions ! Seulement, cette vache-là a prétendu qu’il n’avait pas eu le temps de placer le fric ; il m’a dit qu’il avait été malade et m’a rendu les cent trente millions… Tout de suite, je n’ai pas bien réagi. Seulement, j’ai fait mon enquête et j’ai appris qu’il avait bel et bien réalisé le coup.
Carmoni, en financier averti, rêvait sur ce coup fabuleux… Ça faisait une diversion à sa rage.
Enfin, il s’est penché sur son piètre auxiliaire.
— Tu t’es laissé fabriquer comme une pauvre cloche que tu es… Tu serais venu me parler de ça, c’était moi qui réalisais l’affaire avec ton Bertrand et il ne m’aurait pas fabriqué, je te jure…
Il commençait à oublier son bouquin de diction, dans le feu de l’action, Carmoni. Un rictus contractait ses lèvres.
— Monsieur a voulu se goinfrer seul, ai-je rambiné.
Il a eu un léger hochement de tête.
— Bon, après ?…
— J’ai appris ça hier… Vous dire si j’ai cavalé à Fontainebleau… J’ai voulu lui faire rendre gorge, mais il m’a soutenu mordicus qu’il disait vrai… Alors, je l’ai tabassé un peu. Mais y a rien eu à faire… J’ai fouillé dans la maison sans rien trouver… Le temps pressant, j’ai filé en emmenant le vieux pour le travailler à mon aise…
— Et ?
Avec ses petites questions acérées. Il n’y avait pas moyen d’ergoter.
— Dans la cave, ça a mal tourné… Je… J’ai eu un geste malheureux…
— Si bien qu’il y a quelque deux cents briques en souffrance tu ne sais pas où ?
— Exactement… Il faudrait qu’on les recherche, patron… Elles sont à vous, en somme !
— Merci pour ce cadeau tardif !
L’autre a compris qu’à force de servilité et de couardise, il venait de dépasser la mesure. Il s’est acagnardé contre le mur et s’est tu. Il semblait brusquement très las. Quand on chahute un lâche, il arrive un moment où il accepte son sort et devient presque courageux.
C’est le moment que j’ai choisi pour me manifester de nouveau. Pour la perfidie, je ne craignais personne.
— Dis donc, Bunk… Non seulement tu as joué au con avec le grisbi de ton patron, mais tu l’as fait sous son nom par-dessus le marché. Alors là, comme culot, tu dépasses les limites…
S’il avait pu me faire mourir d’un regard, il l’aurait fait. Lui qui recommençait vaguement à espérer a pigé illico que je venais de le buter avec cette observation, comme si je lui avais filé un chargeur dans le baquet.
Carmoni a plissé les yeux. Il n’avait pas pensé à ça…
— Bertrand m’avait engagé pour tuer Carmoni, ai-je expliqué au malheureux. Donc, c’est qu’il croyait avoir affaire à lui… Conclusion ultime, tu t’es laissé pigeonner comme un couillon au nom de Carmoni !
Il n’a pas cherché à nier.
Carmoni a fait un petit signe au gorille et son robot balafré s’est cassé une fois de plus. Comme engin téléguidé, il faisait la pige aux ordinateurs.
— Tu es bien sûr que les deux cents briques ne sont pas en ta possession ?
Sa sincérité a explosé, il n’y avait pas à s’y méprendre ; il ne bluffait plus, le Bunk.
— Certain ! patron… Voyons…
On devinait la suite… On devinait par la même occase ce qui avait précédé… Si Bunk avait risqué un coup pareil, c’est qu’il espérait mettre les cannes subrepticement, une fois l’oseille enfouillée.
Probable qu’il rêvait d’un pavillon aux volets verts dans un coin de cambrousse et qu’il comptait sur l’opération pour prendre ses invalides.
Carmoni a souri.
— Vois-tu, Bunk, a-t-il murmuré, dans la vie, il y a ceux qui sont faits pour commander, et ceux qui sont faits pour obéir.
— Oui, oui, a glapi l’autre tordu.
— Tu as eu tort de vouloir jouer les gros bras, mon bonhomme. Un sous-fifre, à ton âge, n’est pas capable de faire autre chose.
— Non, non !
— Tout ce que tu vas être capable de faire, maintenant, c’est un beau mort…
Bunk a failli s’évanouir. Certes, il s’attendait à une conclusion de ce genre, mais il titubait en écoutant cette sentence, car c’en était une.
Sur ces bons mots, le gorille est revenu… Il tenait une épée à la main. J’en ai eu le souffle coupé. A quoi rimait ce morceau de fer ?
J’ai immédiatement compris. Carmoni a saisi le pommeau de l’épée et l’a assuré dans ses petites mains de gamin.
Il faisait un complexe de chevalerie. Il se prenait pour Duguesclin, le cher homme !
Le gorille s’est approché pour mieux mater. Il en voulait pour ses ronds. C’était du Grand-Guignol de la belle époque, avec hémorragie à chaque réplique et tout !
Carmoni a pointé l’épée sur le ventre de Bunk. Bunk a poussé un cri et saisi la lame. Le rital lui a frappé sur la main pour lui faire lâcher prise. La pointe inexorable de l’épée est revenue sur la bedaine du gros. Ce dernier a repris la lame dans la main, mais il ne cherchait plus à la détourner. Simplement il essayait de la retenir.
— Ecoutez, patron, je ferai ce que vous voudrez… Je ne recommencerai plus… Je retrouverai le fric du Vieux et…
Carmoni a pesé sur le pommeau. La lame s’est enfoncée d’un seul coup dans les entrailles du lâche… Une mince raie rouge a divisé sa main… C’était curieux, cette main cramponnée à la lame qui éventrait. Curieux et atroce. Moi-même j’ai fait la grimace…
Carmoni bichait comme un pou. Y avait soirée de gala pour ce sadique. Il était maintenant sûr et certain de pouvoir pulvériser Charles Quint si ce dernier venait à se réincarner…
Bunk a balbutié d’une voix faible :
— Faites pas ça, patron, faites pas ça…
Carmoni a lâché l’épée et celle-ci est restée plantée toute droite dans cette grosse bedaine. Le rital a donné une chiquenaude au pommeau. La lame a décrit une courbe, arrachant un cri sauvage au supplicié.
— Tu n’as plus rien d’intéressant à nous dire ? a demandé Carmoni.
L’autre n’était plus capable de répondre. Il se sentait plutôt mélancolique.
L’Italien a repris l’épée. Sur une quinzaine de centimètres, la lame était poisseuse et souillée d’un liquide brunâtre. Ça puait…
Carmoni a fait la grimace.
— Il est pourri, ce type-là ! s’est-il exclamé.
Il a piqué la pointe de l’épée sur la gorge de Bunk.
— Que ceci te serve de leçon !
Il a donné le petit coup sec qui a libéré le gros lard de ses souffrances…
— Ça lui servira itou d’oraison funèbre, ai-je affirmé.
Le corps sanguinolent ne remuait que par faibles soubresauts…
Carmoni, le preux, a tendu sa lame au gorille. Celui-ci l’a essuyée avec un linge et l’a replacée dans son fourreau.
Le rital est sorti sans même faire signe au robot. Mais ce dernier savait qu’il devait débarrasser le plancher. J’avais la certitude qu’un pareil pastaga avait dû se produire déjà plusieurs fois…
J’ai suivi Carmoni à travers les couloirs jusqu’à sa chambre. La môme Merveille était étendue à plat ventre sur le lit. On voyait ses formes à travers le voile ténu de la chemise et ça faisait une agréable réaction après la petite cérémonie qui venait de se dérouler au sous-sol.
Je louchais vilain dessus. Carmoni s’en est aperçu, mais ça ne lui a pas provoqué la moindre humeur. Au contraire, mon regard avide a paru l’exciter. Maintenant, je savais que c’était un sadique, je me doutais qu’il aimait jouer les voyeurs. Ça lui aurait peut-être fait plaisir de me voir sauter sur la nymphe… Il aurait pris un bon jeton des familles.
J’ai fait l’effort nécessaire pour m’arracher à la contemplation. J’étais pas partant pour une séance… L’amour, pour moi, c’est comme le développement de la photo : ça se fait dans l’obscurité et sans spectateurs.
— Alors ? ai-je questionné en regardant le caïd bien en face.
Il a battu des paupières, gêné par l’intensité de mes carreaux.
— En effet, vous aviez raison…
Il m’a tendu son coffret à cigarettes et j’ai puisé une sèche grand-luxe pour lui faire plaisir. Je l’ai regretté après qu’il me l’a eu allumée : ça avait un goût affreux ! On avait l’impression de fumer un bouquet de fleurs.
— Je suppose que vous n’avez pas de domicile fixe ?
— Non… Excepté la Santé…
— Je vais vous faire donner une chambre ici…
— Merci… Dois-je conclure que vous agréez ma candidature ?
— Ne concluez pas trop vite !
— Puis-je espérer, du moins ?
Cette joute me faisait marrer. Il me semblait que je jouais la comédie.
— Espérez, l’espoir fait vivre !
Cette fois, il commençait à faire du mauvais dialogue ; ça devait venir de la fatigue.
— Allez toujours dormir, a-t-il ajouté, nous parlerons demain…
Ça n’est pas le balafré qui m’a conduit à ma chambre, mais un autre type que je n’avais pas encore vu et qui ressemblait à un faire-part de deuil.
Maigrichon et noir, il était loqué en blanc, comme un garçon de bistrot.
Carmoni l’avait alerté par le téléphone intérieur et le gars m’attendait dans le couloir, au sortir de la chambre des Mille et une Nuits !
Sans un mot, il m’a fait arpenter la masure jusqu’à son extrémité. Il a ouvert une porte et s’est effacé pour me laisser entrer. Je me suis annoncé d’un pas méfiant dans la carrée. J’avais tort de jouer les Sioux sur le sentier de la guerre ! La piaule, sans être aussi luxueuse que celle du maître, était pourvue du suprême confort. Un chouette lit, des meubles ravissants, des tapis mœlleux… Salle de bains attenante, naturellement…
J’ai poussé la porte et assuré le verrou. La vie était fumable, comme ça… Je pouvais me faire une raison. Je me suis déloqué en un temps record… Les draps me semblaient doux comme des joues de fille. Je m’y suis glissé en exhalant un soupir de bonheur… Ça me bottait !
Lorsque j’ai rouvert les lampions, la pendulette d’onyx posée sur une commode annonçait neuf plombes. J’ai bondi à la fenêtre pour tirer les rideaux, mais j’ai été vachement chocolat : la croisée donnait seulement sur une cheminée d’aération. Pour le réveil musculaire, c’était un peu sommaire.
J’ai pris un bon bain et je me suis rasé avec le rasoir électrique posé sur la tablette du lavabo. Après ces ablutions, ça allait tout à fait bien. Je me suis nippé.
J’avais faim…
J’ai ouvert la porte… Le couloir était vide. Je me suis mis à l’arpenter en direction des marches. Comme je parvenais au palier, le type noiraud a surgi. Il avait troqué sa veste blanche contre un gilet rayé. Cette fois, il faisait tout à fait larbin de comédie. Mais ses certificats ne devaient pas l’encombrer au cours de ses déplacements, parce qu’un domestique pareil ne se recrutait certainement pas dans un office de placement.
— Monsieur vous attend dans son bureau ! m’a-t-il prévenu. Si vous voulez bien me suivre…
Il avait un accent étranger très marqué, ce devait être un Grec ou quelqu’un de par là-bas !
En pénétrant dans le bureau, j’ai eu un vertige. La pièce occupait tout le second étage. C’était immense et d’un luxe comparable à celui de la chambre. Derrière un meuble dessiné sans doute par Le Corbusier, Carmoni, en complet de tweed gris, écrivait. Il remplissait une page de grand livre d’une petite écriture serrée.
A mon entrée, il a levé la tête.
— Oh ! salut… Bien dormi ?
— Et comment ! C’est la première fois depuis des mois que je me suis senti ronfler en toute sécurité…
— Vraiment ?
— Oui. Peut-être à tort, non ?
— Qu’en pensez-vous ? m’a-t-il rétorqué.
— Je pense que non, c’est comme ça ; j’ai confiance !
Il paraissait d’excellente humeur.
— Voilà un bon moment que je pense à votre cas… Je me suis fait apporter des journaux qui parlent de vous…
Il m’a désigné une pile d’imprimés sur un coin de son bureau.
— Vous êtes un type terrible, à ce qu’on dit ?
Je l’ai admiré bien sincèrement. Ce type-là, ce qui faisait sa force, c’était son esprit d’organisation. Il ne laissait rien au hasard. A neuf heures du matin, il avait déjà pris connaissance de mon histoire… Il n’avait pas voulu discuter avec moi la veille sans me connaître plus complètement.
A son visage, j’ai vu qu’il avait, lui aussi, une certaine admiration pour moi, mais d’un tout autre ordre que la mienne.
— Je suis persuadé que vous réaliseriez de grandes choses si vous étiez moins impulsif et si vous appliquiez votre… audace à des sujets qui en valent la peine !
— Eh bien, donnez-moi des cours du soir !
— Asseyez-vous…
Je me suis assis dans un profond fauteuil.
— Ecoutez-moi, Kaput, je veux bien faire un essai, mais je vous préviens : je ne travaillerai tout à fait avec vous que dans la mesure où il sera concluant.
— D’ac, j’écoute !
— Je veux que vous retrouviez les deux cents millions de Bertrand. J’ai fait fouiller tout l’appartement de Bunk, on a épluché ses comptes, visité sa maîtresse…
— Je vois d’ici la visite !
— … En vain, a-t-il lâché en montant le ton pour me faire taire. J’en conclus que Bunk, comme il l’a prétendu, n’a pas retrouvé le pognon. Donc, Bertrand l’a bien planqué…
— Ça coule de source…
— Trouvez-le et vous aurez dix pour cent de la somme, c’est correct ?
J’ai plissé les yeux.
— Ecoutez, Carmoni, quand je parlais de travailler pour vous, je ne voulais pas solliciter un emploi de laveur de vaisselle. J’imaginais quelque chose de plus important !
— Une association, peut-être ?
— Voilà !
Il a serré son petit poing ridicule et l’a abattu sur son sous-main en peau de Suède.
— Vous ne doutez de rien. C’est comme si un choriste voulait s’associer avec le directeur de l’Opéra !
J’ai rougi car je n’aime pas les vannes. S’il me prenait pour un peigne-cul, nos relations n’allaient pas se développer longtemps.
— Vous êtes un type traqué, a-t-il expliqué. D’une seconde à l’autre, les flics peuvent vous sauter et vous êtes sûr de passer au sécateur !
— Et alors ?
— Et alors, moi j’occupe une situation inébranlable, vous comprenez ?
— Je comprends…
— Je vais vous donner deux gardes du corps. Ils vous surveilleront, mais ils vous protégeront contre les flics. Tant que vous serez avec eux, vous ne craindrez rien !
— Situation cocasse…
— Si vous trouvez le pognon, vous pourrez peut-être leur fausser compagnie car vous êtes malin…
— Merci…
— Mais vous n’échapperez pas à Carmoni… En l’occurrence, je me ferais l’auxiliaire occulte et précieux de la police ! Je vous dis tout ça pour qu’il n’y ait pas de malentendus, n’est-ce pas ?
J’ai réfléchi. Je ne pouvais pas refuser, d’abord parce que c’eût été me condamner à recevoir une balle dans la nuque ou un coup d’épée dans le bide, et puis aussi parce que son offre était correcte.
— J’accepte !
— Bon… Le cadavre de Bertrand est toujours dans la cave de l’immeuble. Les flics fouinassent partout et finiront sûrement par mettre le nez dessus, toujours est-il que vous disposez d’une avance sur eux pour opérer une descente à Fontainebleau…
— Compris…
— J’ai placé un autre « concessionnaire » dans l’appartement de la rue Falguière. Il surveille les investigations. Dès que le cadavre de Bertrand sera découvert il me préviendra et moi je vous alerterai…
— Entendu…
— Nous sommes bien d’accord sur tout ?
— O.K. Pourtant, j’aimerais vous poser une question…
Il a fait la grimace car il avait horreur de ça.
— Pourquoi m’envoyez-vous à la recherche des millions si vous supposez qu’ils sont cachés dans la propriété de Fontainebleau ?
Carmoni a eu un de ses mystérieux petits sourires.
— Parce que Bunk a déjà fouillé. Pour certaines choses, c’était un vieux renard… S’il n’a rien trouvé c’est que l’argent est bien caché… Donc, j’envoie quelqu’un de plus fort que Bunk…
— Vous m’estimez plus fort que lui ?
— Si j’en crois ces journaux, oui !
Je me suis levé.
— Allons-y… Dites, et si le fric n’y est pas ?
— C’est qu’il est ailleurs, ça ne change rien à votre mission. Trouvez-le !
— Parfait ! Vous me permettez de prendre un café noir ?
— Ben voyons… Mais ne musardez pas trop.
Il a décroché le téléphone.
— Envoie-moi Steve et Jo.
Quelques minutes plus tard, deux mecs sont entrés. Un type format Burt Lancaster, et un autre, grand et antipathique.
Carmoni a mis les choses au point en deux coups de cuillère à pot.
— Voici Steve et Jo… Les gars, je vous présente Kaput… Vous allez l’accompagner et faire absolument tout ce qu’il vous dira. Simplement, je vous défends de le quitter d’une semelle.
Il m’a tendu la main.
— Excusez-moi, Kaput, mais la confiance, c’est comme l’électroménager : ça s’achète à tempérament !
Il aimait son humour.
Je ne sais pas si Carmoni recrutait ses archers dans un asile de sourds-muets, toujours est-il que ceux-ci n’étaient pas très portés sur la menteuse.
On s’est installé dans une D.S. Moi devant, à côté du grand maigre qui pilotait, Steve derrière, vautré sur la banquette comme une vache pleine dans de la paille.
On a roulé sans piper jusqu’à la forêt de Fontainebleau. Je n’avais pas envie de moufter non plus. Je gambergeais aux derniers événements et je trouvais que tout s’organisait bien. Par un curieux concours de circonstances voilà que j’étais promu homme de main du super-caïd. Carmoni n’avait pas froid aux châsses avec ses mines de petit businessman. Il ne regardait pas à m’embaucher, malgré l’hécatombe que j’avais faite chez ses sous-fifres… Ce rital autoritaire et sadique possédait néanmoins une espèce de rondeur pas désagréable. Il parlait net et c’est bien agréable de la part des gens avec lesquels on se marie pour des combines douteuses.
Au débouché de la forêt j’ai désigné le petit chemin au fond duquel s’élevait la vaste demeure de feu Bertrand. Jo a viré impeccablement. Il conduisait avec une maestria digne d’éloges.
— Stoppe ! ai-je lancé une fois en vue de la cabane…
Je ne voulais pas laisser la tire pile devant, afin de ne pas éveiller la curiosité du voisinage.
Nous sommes descendus, toujours sans piper…
— Vous avez un passe ? ai-je demandé à mes deux gardes du corps.
Steve a tapoté sa poche de pardingue… Un bruit métallique m’a affranchi ; j’avais affaire à des précautionneux ; ils ne sortaient jamais sous la flotte sans parapluie.
Nous avons délourdé le garage, facile. Ensuite ç’a été la traversée de la propriété à travers les herbes folles. Les deux tordus ne me perdaient pas de l’œil. J’ai idée que Carmoni les avait sélectionnés spécialement pour moi. Ils marchaient l’un et l’autre en gardant une main dans la fouille comme s’ils s’apprêtaient à me flinguer à tout bout de champ. C’était dans un sens à la fois comique et déprimant.
La porte d’entrée n’était pas fermée et battait au gré d’un courant d’air. Bunk avait mis les bouts en vitesse, sans prendre la précaution de refermer derrière lui. On avait été cruches de jouer les Louis XVI sur la serrure du garage, on aurait aussi bien pu se payer l’entrée principale qui ne devait pas être fermaga non plus !
En entrant, j’ai vu que le Bunk avait tout chamboulé dans la strasse. Les meubles béaient, les tiroirs étaient arrachés, les tableaux décrochés, certaines lames de parquet enlevées… Un minutieux dans son genre… Carmoni avait raison en l’estimant vieux renard… S’il n’avait rien découvert, j’avais guère plus de chance de faire mieux.
— Gentil boulot, hé ? ai-je fait à mes acolytes.
Steve a haussé les épaules d’un air grognon. Jo s’est mordu la lèvre supérieure…
— Bon, il s’agit de raisonner…
Je me suis assis dans un fauteuil, les jambes pendantes sur les accoudoirs. Le découragement me gagnait. Il y avait tellement de planques possibles ! Sans parler du vaste parc où le malin bonhomme aurait pu enterrer son magot ! Deux cents briques ! Ça me rendait rêveur et nerveux !
D’abord, Bertrand avait-il planqué son artiche ici ? Ça restait à prouver… Il possédait peut-être un coffre dans une banque, sous un faux blaze, le vieux boursicoteur.
J’ai réfléchi profondément. Non, il y avait maldonne de ma part. Le Vieux s’était ratatiné dans sa bicoque… Il y tenait farouche ; peut-être même était-ce afin de la conserver qu’il avait réalisé la fameuse opération ? Un homme comme lui vieux et aigri devait avoir du plaisir à conserver du fricotin en tas, près de lui… Par ailleurs, il avait dû le planquer sérieusement car il redoutait une visite du fameux Carmoni pour le compte duquel Bunk lui avait fait croire qu’il opérait. Il la redoutait tellement cette visite qu’il m’avait chargé de buter l’Italien… Par conséquent il avait une planque certaine… Par ailleurs, il était à supposer que si le pèze s’était trouvé dans une banque, donc hors de portée d’un autre, il l’aurait révélé à Bunk, ce dernier ayant dû le questionner d’une façon très particulière, très « insistante ».
Et puis, ça va peut-être vous faire gondoler comme les biscuits du même nom, mais je reniflais le fric… Tous mes sens me l’annonçaient…
En taule, j’avais ligoté Edgar Poe comme un grand garçon, et son histoire de lettre volée, pour simpliste qu’elle soit, m’avait appris une superbe vérité : une cachette c’est avant tout une astuce… Or j’avais dans l’idée que sur le chapitre des coups fourrés, il en connaissait un brin, le père Bertrand !
— Alors, a grommelé Jo, on se fait cuire un œuf ou si on se lave les pieds ?
Il n’avait pas beaucoup de conversation, décidément. Je l’ai reluqué. Il fixait sur moi deux petits yeux de rongeur, rouges sur les bords.
— Tu fermes ta sale gueule de rat malade, ai-je affirmé très sérieusement, et tu attends mes instructions, vu ?
— Quoi !
Je venais de lui faire un peu mal à l’orgueil.
— Ne me fais pas répéter, tu es fatigant. T’as entendu ce qu’a dit Carmoni ? Vous êtes à ma disposition, toi et ton pote à la gomme !
L’autre a fait un pas en avant.
Ça lui déplaisait aussi, mes appréciations.
— Dis donc, tordu ! T’aimerais qu’on s’explique ?
Je lui place mon regard couleur de Mont-Blanc.
— Pas tant de giries ou je te tabasse la gueule jusqu’à ce que tu glaviotes tes chailles sur le plancher, compris ?
Il est devenu pâle mais n’a pas insisté.
Cette algarade rentrée m’avait donné un coup de fouet. Je sentais mon sang circuler plus calmement et mon battant s’assagir.
— Amenez vos carcasses, les gars, et cessez de me prendre pour une crêpe, j’en ai dressé des plus macabres que vous. Mettez-vous bien dans le chou que ce ne sont ni vos frimes de western ni votre artillerie de salon qui m’impressionneront jamais, allez, go !
Aussi sec je me suis rendu dans la petite pièce où créchait le Vieux. Psychologie avant tout. Pour lui, la maison n’avait plus dix-huit pièces, vous comprenez ? Il s’était enfermé dans celle-ci… Il avait une chambre à coucher-salle à manger, plus une cuisine… Trente mètres carrés lui suffisaient !
Donc moralement, il n’avait pu carrer son osier ailleurs ! Ou alors je me faisais des berlues sur le personnage.
J’ai inspecté la pièce depuis le seuil. Elle était culottée comme une vieille taverne anglaise. Le plafond était enfumé… La table d’une saleté repoussante… Des piles de vaisselle l’encombraient encore… Dans la cheminée, le feu était mort sur une énorme bûche presque en cendres qui conservait encore sa forme initiale…
J’ai dit aux zigs :
— Le blé se trouve dans cette pièce, les gars.
Ils boudaient, mais le mot blé est magique lorsqu’il est employé au figuré. Ils ont sursauté et leurs yeux se sont emplis de convoitise.
— Comment le sais-tu ? a demandé Jo…
— J’ai quelque chose dans le plafonard, moi, figure-toi…
Je lui avais répondu distraitement car j’étais abîmé dans la géographie de la pièce. Le lit de fer… Une commode dont Bunk avait itou arraché tous les tiroirs… La table… Un vieux fauteuil Voltaire… Deuq chaises… Une table de chevet vide…
J’étais gonflé d’affirmer que cette petite pièce transformée en tanière recélait une forte quantité de briques !
Même en biftons grand format, ça fait un certain volume, presque deux cents millions, y a pas !
J’ai tout chambardé à la suite de l’homme de la rue Falguière… J’ai dévissé les pommeaux de cuivre du pageot, sondé la commode afin de vérifier si elle comportait des fonds secrets… Le matelas avait déjà été éventré sauvagement… Par acquit de conscience j’ai fouillé ses entrailles, mais en vain ! Rien ! Le désert de Gobi !
Les deux cadors me contemplaient en silence, un petit air tendu et goguenard sur leurs sales tronches.
— Ça biche, pêcheur ? a demandé Jo…
Je me suis tourné vers lui.
— Va me chercher un marteau au garage !
— Mais…
— Tu as peur de sortir sans ta nourrice ?
Il a regardé son pote. Le gros Steve a eu un battement de cils qui signifiait : « Tu peux me laisser seul avec ce gars, je suis paré. »
A regret l’autre est parti… Maintenant j’avais éliminé le mobilier…
— Aide-moi à évacuer tous ces putains de meubles ! ai-je ordonné à Steve… J’ai besoin de mes aises pour la suite du programme.
— Tu prépares un numéro de main à main ?
— C’est ça !
Il m’a aidé, docile… On a tout empilé dans la piaule voisine… Quand je suis revenu dans l’antre du Vieux, il avait un air presque sinistre… Ça reniflait le mystère.
Ce genre d’odeur n’est pas désagréable du reste ! En tout cas, moi j’aime ça !
Jo s’est ramené avec un marteau de faibles dimensions. Je l’ai saisi et lentement, minutieusement, je me suis mis à frapper le mur. Je procédais méthodiquement… Je n’y croyais pas beaucoup car, si Bertrand avait muré son grisbi, il y aurait eu des traces de plâtre frais…
Pourtant il fallait faire ça… Le vieux avait dû préparer son coup de longue date…
Partout ça sonnait le plein… Pas de cachette !
— On dirait que tu fais de l’emboutissage, a observé Steve…
Je ne me suis pas donné la peine de répondre…
Lorsque j’en ai eu terminé avec les murs, je me suis attaqué à la cheminée… Là non plus, ça n’a rien donné. Elle était très honnête, de même que le plafond et le plancher…
— Tu l’as dans le sac, malin !
Jo disait vrai, je l’avais dans le sac… Très sérieusement, même !
« Il faut que je trouve, ai-je décidé… Ça n’est pas possible autrement… Quand je renifle un os c’est qu’il se trouve à proximité. »
J’ai dû jacter à haute voix car les deux truands se sont mis à ricaner. Ils devenaient loquaces, ces braves, à mesure que mon échec se concrétisait.
Je me suis approché du gros Steve parce que c’était une vraie portion. Je lui ai balanstiqué mon poing dans le bide et il a poussé un soupir de soufflet de forge… Malgré leur désir de meurtre, ils se sont tenus tranquilles, lui et son copain. C’est pas qu’ils n’auraient pas été joyces de me défoncer le portrait, mais ils avaient reçu des instructions précises et Carmoni ne devait pas charrier avec les mecs qui se permettaient des initiatives privées !
Bourré d’amertume, j’ai quitté la pièce. Je ne savais où aller et je me sentais gagné par le découragement. On n’allait pas se mettre à démolir la cabane pierre à pierre pour peau de zob !
J’ai avisé une bouteille de rhum à la cuisine et je m’en suis entiflé un bon coup histoire de surmonter cette dépression. Si jamais ça tournait mal ; si on ne remettait pas les paluches sur l’osier, Carmoni me prendrait pour une crêpe et mon crédit tomberait comme une pierre dans un puits.
Plus que le manque à gagner cette perspective me filait dans une rogne noirâtre ! Penser que soixante-dix briques roupillaient peut-être dans un coin de cette demeure et qu’on passait à côté sans les voir, c’était intolérable.
— Si tu zyeutais à la cave ? a suggéré Jo, sérieusement…
Il a ajouté, prouvant ainsi que le rital les avais mis au parfum pour le trésor :
— Les vieux, ça aime bien creuser des trous dans leurs caves !
L’idée était valable… Nous sommes descendus…
Le sous-sol comportait quatre caves… L’une était autrefois réservée aux spiritueux, à en juger par l’accumulation de tonneaux vides qui s’y trouvaient ; une autre au charbon, une troisième servait de débarras et une quatrième d’atelier. Il y avait dans cette dernière, un établi, une forge, et toute une flopée d’outils pour le travail du bois et du fer.
Je ne sais pourquoi, j’ai examiné particulièrement cette cave-atelier. Probable qu’elle m’inspirait ?
Elle me faisait découvrir une facette nouvelle du personnage. J’imaginais le Vieux, s’occupant à confectionner des trucs dans son terrier… Ça m’ouvrait des horizons, vous comprenez ? Si j’avais affaire à un bricoleur, le genre de planques différait…
Je me suis approché de la forge… Il y avait dedans des espèces de tubes en terre cuite dont je ne comprenais pas l’utilité… On eût dit des moules…
— Tu t’intéresses à la chaudronnerie ? m’a demandé Steve.
— Oui. Et le jour où je m’intéresserai à l’élevage des gorets, je te promets de me pencher sur ton cas en priorité !
Je touillais lentement les cendres de la forge… De toute évidence, on avait boulonné là depuis peu de temps… Des cendres friables subsistaient… Le temps, comme disent les empêchés du stylos, n’avait pas encore fait son œuvre ! Je me suis penché soudain sur une sorte de goutte jaune, solide… Je l’ai gratté avec l’ongle… Pas d’erreur, c’était du jonc… Alors là, le problème changeait d’aspect. Le vieux Bertrand, pas fou, avait transformé les billets de la banque de France en bon or pur… Et cet or, il l’avait modelé. Il lui avait donné un aspect innocent, il…
Comprenant que je venais de trouver un détail essentiel, les deux tartes ne se marraient plus. Ils me regardaient comme on regarde l’acrobate, au cirque…
C’était mince en fait de public, mais je tenais néanmoins à réussir mon numéro.
Pas de doute : les tubes de terre réfractaire avaient servi de moules pour les lingots que Bertrand avait fait fondre…
Je suis remonté, mes deux anges gardiens rivés à mes semelles, et suis allé dans la pièce où habitait le vieux… Aucun objet métallique… A partir du moment où son or avait pris une autre forme que celle des lingots, il avait pu le peindre. Alors là, n’importe quel métal a priori était susceptible d’être du jonc !
Quelque chose remuait au tréfonds de mon subconscient… Tout à l’heure j’avais éprouvé une vague surprise à cause d’un fait que je n’arrivais pas à me rappeler… Qu’était-ce, tonnerre de Zeus ? Voyons, un fait innocent m’avait obscurément troublé…
C’est en voyant les épaules athlétiques du gros Steve que ça m’est revenu… Oui, LE LIT ! Quand nous avions déménagé la pièce, j’avais enlevé les montants du lit… Et ceux-ci m’avaient semblé incroyablement lourds… Tellement lourds que je les avais désignés à l’armoire !
Le cuivre est moins lourd que l’or… De plus, les tubes du lit de cuivre devaient être pleins…
J’ai hésité. Cette découverte me permettait de chouraver la fortune du Vieux sans bruit. Les deux colosses pouvaient témoigner que je n’avais rien trouvé… J’aurais tout loisir, plus tard, de revenir chercher le lit en or ! ça méritait réflexion…
Mais je n’ai pas balancé longtemps. Si je continuais à remettre sans cesse en question ma ligne de conduite, j’en aurais pour un moment à me tirer d’affaire…
— Venez, les gars !
Je suis allé dans la chambre où se trouvait le pageot. J’ai gratté la peinture le couvrant… Oui, c’était bien du jonc. Du beau gold doré comme du miel de Savoie… Le Vieux devait pioncer là-dedans avec délectation… Fallait un malin comme moi pour découvrir le pot aux roses !
Je me suis retourné vers les autres…
— Le pageot est en or massif, les gars !
Ils n’en croyaient pas leurs chasses.
— En or ! se sont-ils écriés avec un ensemble de duettistes.
— Mordez la came !
Ils se sont penchés, ont touché…
— Merde !
— C’est pas le tout, faut charger ça dans la carriole.
Seulement c’était coton, because le vieux n’avait pas fileté l’or des barreaux. Il ne voulait pas en perdre… Tout était soudé.
— Jamais on va pouvoir charger ça dans la D.S., a soupiré Jœ. Faut commander une camionnette !
— C’est ça ! Pauvre branque ! Pourquoi pas un train de marchandises avec fourgons blindés.
Je me suis tourné vers Steve.
— Va chercher des scies à métaux dans la cave-atelier…
— Pas bête, a murmuré Jo.
Il me regardait d’un air bourré d’admiration, en caressant le lit comme il aurait caressé une cuisse de fille.
Ça faisait quelque chose de penser que ce pageot valait une pareille fortune. Maintenant que notre attention était axée sur lui, nous nous rendions compte de ses imperfections. Les tubes qui le composaient étaient garnis d’aspérités qu’il n’avait pas voulu élimer de crainte d’en perdre, le vilain ladre. Oui, c’était tout de même du boulot grossier…
Steve s’est ramené avec deux scies. J’en ai pris une et je me suis mis à scier le padock en deux… Jo m’a aidé en s’escrimant sur l’autre partie… Il nous a fallu trois bonnes heures d’un turbin acharné. La sueur dégoulinait sur notre front. Une poussière d’or couvrait le plancher et nous entassions les tronçons de lit dans un coin. Enfin tout a été découpé en morcifs ne dépassant pas le format d’un séchoir à linge.
On a coltiné chacun un pacsif important de jonc et on l’a chargé dans la guindé. Mais trois brassées ne suffisaient pas, il fallait s’y reprendre à deux fois.
Jo a lourdé le coffre et nous sommes revenus dans la cahute de feu Bertrand-l’orfèvre.
Croyez-moi, il existe un sixième sens pour les gars comme moi qui ont l’habitude de vivre en marge des lois. Un sixième sens qui avertit du danger pire qu’un voyant rouge.
Ça s’est produit brusquement lorsque j’ai eu mis le pied dans la turne. Une fois à l’intérieur j’ai senti qu’il allait se passer quelque chose. Steve et Jo ont échangé un regard que j’ai surpris… Leurs yeux brillaient d’une certaine façon, une façon que je connaissais bien, entre parenthèses.
Alors j’ai tout pigé, en une fraction de seconde… J’étais jobré de croire au barbu ! Vous imaginez, dans le fond, un crac patenté comme Carmoni se foutre en cheville avec un truand traqué comme Kaput ?
Fallait que l’orgueil humain soit tenace pour que je morde à pleines chailles dans cet espoir fallacieux. Qu’est-ce qu’il en avait à fiche, le rital, d’un pourri comme mézigue, hein ? Tout ce qu’il avait vu dans l’historiette, c’était que je pouvais peut-être lui dénicher l’osier. Alors il m’avait adjoint ses fines lames en donnant à celles-ci mission de me dégringoler avant de quitter la cabane à Bertrand !
Tu parles ! J’y voyais clair, soudain… C’était les puissantes illuminations… Pas besoin de me faire le grand taraud !
J’ai hurlé à pleins poumons, épouvanté par l’imminence du danger :
— Sortez vos mains de vos poches, tas de fumier !
Ils ont sursauté. Et ils ont extrait leurs paluches, seulement il y avait deux flingues au bout. Et des chouettes ! Pas du tout des arquebuses à amorces !
Ils ont défouraillé en même temps, comme si depuis des semaines ils préparaient ce numéro.
Si je n’avais pas eu tous mes sens alertés j’aurais le bide bourré de plomb à l’heure où je vous parle. Seulement, j’avais pigé une seconde avant qu’ils ne tirent, ce qui m’a permis de bondir en avant… Leurs deux balles tirées en diagonale m’ont arraché des morceaux de veste… Moins une, toujours !
En même temps que je partais, mes deux poings s’en allaient en promenade et atterrissaient comme par enchantement à la pointe des deux mentons. Jo est parti à la renverse, Steve a seulement grogné. Il a redressé le canon du pétard, mais je lui ai arraché des mains d’un coup prompt.
Ensuite ç’a été l’empoignade. Du beau boulot… On se tenait à bras-le-corps et on soufflait à perdre haleine, roulant à terre avec des ruades et des gémissements. Il me faisait mal, la grosse brute. Ses pognes de casseur me serraient le kiki et j’y allais doucement de ma croisière au patelin des pommes.
J’ai eu un éblouissement rouge et soudain mes forces sont parties… Une intense mollesse m’a rendu flottant et sans volonté… Je n’éprouvais qu’une cuisante douleur au gosier et j’avais dans le crâne le ronflement de mon sang…
Là, pas d’erreur, j’abordais le commencement de la fin. D’ici une paire de minutes j’aurais droit à un rectangle de gazon !
Comme dans un brouillard, j’ai perçu le grêle tintement d’une sonnette et j’ai senti l’étreinte de Steve se relâcher. La sonnette a retenti de nouveau. Cette fois, je pouvais l’entendre distinctement… En même temps une voix criait :
— Monsieur Bertrand ! Monsieur Bertrand !
Les deux enflés ne brillaient pas par l’esprit d’initiative. Ils m’ont regardé.
— Quelqu’un ! a murmuré Jo.
A ce moment-là, j’ai entendu comme eux une voix d’homme crier :
— Ouvrez : police !
Alors, plantant là mes deux gars médusés, je suis allé délourder…
Un petit homme à lunettes se tenait devant l’entrée :
— Commissaire Verdier, a-t-il dit… Je voudrais parler à M. Bertrand…
— C’est à quel sujet ?
Il semblait bonne pâte. Il avait l’air d’un têtard ou de quelque chose de pas fini. A sa naissance, ses vieux avaient dû croire qu’il ne vivrait pas et l’avaient carré dans un bocal… Et puis, il avait grandi tout de même !
— On a retrouvé l’auto de M. Bertrand auprès du cadavre d’un homme assassiné, sur l’autoroute de l’Ouest… Je voudrais entendre le propriétaire du véhicule…
C’était ambigu, comme cas.
Je me suis offert une grosse tranche de culot.
— Je suis M. Bertrand.
J’ai illico pigé que je venais de déballer une de ces bonnes plaisanteries qui foutent tout par terre.
— Voyons, a dit le têtard, je connais très bien M. Bertrand, puisque je suis le commissaire de Fontainebleau.
La tuile.
— Je suis son fils.
Alors ça n’a rien arrangé.
— M. Bertrand n’a pas d’enfant… Montrez-moi vos papiers, je vous prie…
— Mais…
— Montrez !
J’ai fait mine de chercher dans ma poche intérieure, mais au lieu de retirer mon larfouillet, j’ai filé un coup de savate japonaise au commissaire. Il a pris mon 42 fillette dans un endroit sensible et s’est mis à hurler en se cramponnant la brioche. Alors, je lui ai collé un crochet fulgurant à la pommette. Il s’est écroulé. J’ai sauté sur la bosse qui se dessinait à gauche de sa veste. Son pétard était laga : un brave 7,65 d’honnête homme ! Du pouce, j’ai ôté le cran de sûreté et je lui ai filé une dragée en pleine porcif Puis, rapide comme l’éclair, j’ai dirigé l’arme contre mes deux sagouins.
Pan ! Pan !
Deux prunes ! Elles étaient tirées du fond du cœur… Steve a moulé la sienne au milieu de la calebasse et son front a littéralement éclaté. Jo a écopé dans la poitrine, ce qui lui a déclenché une vilaine quinte de toux. Une mousse rosâtre a fleuri à ses lèvres.
Je me suis approché… Son regard était halluciné.
— Kaput, a-t-il bégayé… Ne… Je…
— Apprends à t’exprimer, pauvre clodo !
Une deuxième prune en pleine poitrine et ç’a été la grande paix intégrale pour cégnace. Il est tombé à la renverse comme un arbre après le suprême coup de la cognée.
J’ai empoché le feu, plus celui de Steve gisant sur le plancher… Ensuite de quoi je me suis chargé du maxi de fausse ferraille… Ce lit d’or pesait lourd… J’ai dû en laisser un gros morceau, mais tant pis… Je ne voulais plus revenir dans cette taule…
Je chargeais ma dernière provende dans l’auto, lorsqu’un coup de feu a claqué. Une balle a pulvérisé la vitre avant droite… Son souffle m’a presque mordu la joue.
J’ai plongé à terre et défouraillé. Le salaud de Jo venait de surgir sous le porche de la maison… Il avait la vie dure, le frangin…
Je me suis démerdé de lui expédier franco de port une praline… Il l’a accusée une fois encore. Ses mains se sont agrippées au montant du porche… Puis j’ai vu une immense tache de sang sous cet obstiné… Carmoni savait à qui il me confiait décidément.
J’ai bondi au volant et démarré au moment où les petits rentiers du coin radinaient, leurs râteaux en pogne !
Quarante minutes pour regagner Paname ! Les guindés que j’ai croisées en cours de route n’en sont pas encore revenues.
Sur les pavetons de la banlieue, les morceaux du lit s’entrechoquaient et produisaient un bruit merveilleux à mes oreilles. L’or, y a pas, c’est la plus bath musique de chambre qui puisse exister ! On ne se lasserait pas de l’entendre…
Tout en pédalant, je rageais secrètement contre cette ordure de Carmoni… En voilà un qui avait bien failli me feinter avec ses manières exquises… A la loyale, qu’il avait essayé de me posséder ! Ah ! la tante ! Je lui revaudrais ça un jour !
Seulement, pour le moment, je n’avais pas de temps à perdre en vendetta ! Fallait que je me manie le rond pour dégauchir un receleur à la coule… Je ne me faisais pas de berlue et je savais qu’il y aurait du déchet… Je regrettais que le Vieux ait eu cette idée saugrenue, s’il avait conservé ses fafs ç’aurait simplifié les choses… Remarquez que dans ce cas, Bunk les aurait sûrement trouvés…
En admettant que j’en retire la moitié de la valeur, ça représentait tout de même dix bonnes douzaines de briques. Avec ça je pouvais organiser mon futur. Finis, les repas au restaurant de la Table-qui-recule ! Je repartais dans les conforts.
J’arrivais à la Porte d’Italoche et j’ai stoppé à un feu rouge. En attendant que le flic crache sa valda, je fredonnais un air joyeux, et soudain j’ai eu l’impression que quelqu’un me regardait… Je me suis détronché sur la droite. La môme Merveille était là, au volant d’une Simca Sport blanche… Elle portait un tailleur noir sur lequel ruisselait sa chevelure de sirène… Et elle me souriait gentiment… Son œil bleu azur était empli de tendre complicité…
Maintenant je me rappelais avoir vu cette bagnole blanche sur la route de Fontainebleau. Carmoni, décidément extra prévoyant, avait chargé la donzelle de superviser de loin les opérations…
Je n’avais qu’une chose à faire : la semer… Seulement ça allait être coton. Cette poulette devait en connaître un bout sur les astuces du volant. Pour m’avoir suivi à l’allure où j’allais, ça révélait des dons certains.
Et puis maintenant qu’elle savait que j’étais au volant de la D.S. Carmoni l’aurait belle pour me retrouver, d’autant plus que je ne savais pas où décharger ma cargaison.
J’ai gambergé à tout ça, très vite. Puis le feu est revenu au vert. Merveille m’a fait signe de m’arrêter… C’était bien tentant…
Je me suis rangé en bordure d’un trottoir et elle s’est serrée juste devant moi. Je n’ai pas bougé, attendant qu’elle me rejoigne. C’est ce qu’elle a fait, de sa démarche ailée… Les hommes s’arrêtaient pour la regarder, comme si elle avait été à elle toute seule un défilé militaire.
Elle a ouvert ma portière.
— Eh bien, vous ! s’est-elle exclamée, on peut dire que vous m’avez donné des sueurs froides.
Elle s’est assise à mes côtés.
— Je n’arrivais pas à vous suivre, mille fois j’ai cru vous avoir perdu…
— Parce que vous étiez chargée de me filer ?
— Une idée de Carmoni…
Elle a ouvert son sac à main qu’elle avait eu le soin de prendre. Je me suis fouillé pour lui donner du feu.
Elle a expiré quelques bouffées qui se sont tordues mollement devant le pare-brise avant de s’évacuer par ma portière.
— Vous avez tué les deux autres ?
— Comme qui dirait !
— Tant mieux, bon débarras.
Je l’ai biglée sauvage, pour vérifier si elle me chambrait. Mais non, elle ressemblait plus encore que la veille à une petite fille naïve et tendre.
— Vous trouvez ?
— Oui… Carmoni a toute une collection de types aussi infects que lui…
Qu’est-ce que ça signifiait ?
Ses grands yeux purs s’étaient remplis d’une sombre violence. J’ai pigé qu’elle nourrissait une haine intense pour le rital.
— Dites donc, vous semblez ne pas le porter dans votre cœur ?
— Je le hais à en mourir !
— Pourtant vous vivez dans son lit !
— Comme une bête de luxe ! Je fais partie de ses peaux d’ours… Cet homme m’a recueillie je n’avais pas quatorze ans…
Elle a crachoté des brins de tabac sur ses doigts.
— C’est un sale type, un désaxé qui ne pense qu’à sauver la façade… Ce que j’ai pu endurer avec lui est inouï…
— Pourquoi me dites-vous ça ?
— Parce qu’il faut que je vous le dise. Voyez-vous, aux pires instants de notre vie commune, j’espérais qu’un homme arriverait et… mettrait les choses au point !
— Qu’appelez-vous « les choses au point » ?
— Vous ne voyez pas ?
— Peut-être…
Elle m’a regardé.
— J’en ai assez de tous ces vicieux, de ces sadiques, de ces crapules…
— Vous savez, mignonne, je ne suis pas l’abbé Pierre !
— Non, mais vous êtes un homme fort, et viril… Si vous voulez…
— Quoi ?
— Si vous avez de l’ambition, on peut se mettre d’accord et réussir un coup formidable… Un coup comme vous n’en retrouverez jamais…
— Dites…
Elle a baissé la vitre de son côté pour jeter son mégot… Je la regardais remuer, c’était du beau travail que le bon Dieu avait fait là…
— Quand, à la guerre, le commandant se fait tuer, a-t-elle murmuré, c’est le capitaine qui prend sa place, non ?
— Paraît !
— Et si le capitaine tombe, le lieutenant prend le commandement. Seulement, dans certaines affaires, il n’en va pas de même. Le patron disparaît et l’affaire s’écroule… A moins… à moins qu’il se trouve quelqu’un au courant des rouages…
Je ne pouvais détacher mon regard d’elle.
— Bon, alors ?
— Carmoni se méfie de tout le monde. Il a peur de son ombre ! Tout ce qu’il fait est enrobé du plus profond mystère.
— Et alors ?
— Seulement, depuis des années, je suis vautrée sur ses tapis… On ne se méfie pas d’un chat siamois ou d’une poupée, n’est-ce pas ?
— En effet…
— Pourtant un chat siamois a des oreilles et une poupée a des yeux. Qu’il disparaisse et je suis capable de continuer son organisation…
— Vraiment ?
— A quoi auraient servi » ces années d’esclavage, sinon ?
— Ce qui veut dire ?
— J’ai besoin qu’un homme, un vrai, m’aide à prendre l’affaire… Car je ne suis qu’une jeune fille. Je peux être le cerveau, mais pas le bras…
Elle m’a regardé bien en face.
— C’est une proposition intéressante, non ?
— Bien sûr ! Mais qui me dit que vous ne me menez pas en bateau, hein ? Qui me prouve que vous ne cherchez pas à m’entraîner dans un piège ? Deux fois déjà j’ai retiré les marrons du feu pour des femmes et j’ai été repassé. Notez que ça ne leur a pas porté chance !
— Je vous ai dit ce qu’il en était, a murmuré Merveille. Faites comme vous voudrez… Si vous doutez de moi, partez…
— Et vous me suivrez gentiment ?
— Allez chercher ma clé de contact pour plus de sécurité…
Je suis un incorrigible risque-tout.
— Ça va, je marche…
— Alors, allons-y !
— Minute, je veux garer cette voiture proprement…
Il y avait un garage tout près. J’ai remisé la D.S. avec son précieux chargement. Ce lit n’éveillait pas l’intérêt, je pouvais être tranquille quant au magot !
Je suis revenu à la Simca-Sport de Merveille.
— Par quoi commençons-nous ? ai-je questionné.
— Par la fin, a-t-elle déclaré gravement… Du moins par celle de Carmoni.
Elle semblait candide, Merveille. Mais elle avait de la suite dans les idées… Tout était déjà organisé dans sa ravissante petite tête.
— Voilà ce que nous allons faire, Kaput ! Vous vous couchez à l’arrière de la voiture. Moi je rentre à la maison… Une fois dans le garage, je ferai appeler Carmoni par l’un des hommes…
— Et s’il n’y est pas ?
— Je connais son emploi du temps : il y est !
« Comme je rentre de mission, somme toute, et qu’il attend les résultats, il accourra… Vous n’aurez qu’à intervenir !
— O.K…
— Lorsqu’il sera mort j’appellerai sa bande et vous leur tiendrez le langage qui convient, vous voyez ?
— Je vois…
— D’accord ?
— D’accord !
Je me suis penché sur elle. Sa bouche sans rouge à lèvres était fraîche comme de l’eau de source. Nous avons échangé un de ces baisers qui transforment les idées d’un homme.
Après j’ai été tout à fait d’attaque.
Parvenue devant la maison de la rue de Milan, Merveille a donné un très timide coup de klaxon afin d’alerter le portier. Ce dernier est allé faire basculer la porte du garage et Merveille a rangé la tire entre les deux bagnoles qui s’y trouvaient déjà.
— Allez dire au patron qu’il vienne tout de suite ici ! a-t-elle crié au bonhomme…
— Ici, mademoiselle ? s’est étonné l’homme.
— Oui. Et faites vite !
Il est parti.
— Vous êtes prêt ? m’a-t-elle chuchoté.
— Oui…
— Je vais descendre et ouvrir le coffre arrière… Je serai penchée dessus lorsqu’il arrivera. Il viendra m’y rejoindre. Vous pourrez sortir tandis que je lui parlerai. Ouvrez déjà la portière pour éviter qu’elle fasse du bruit…
Elle n’avait pas quitté le véhicule que la petite silhouette du rital s’encadrait par la porte du fond.
— Pourquoi as-tu voulu que je descende. Y a de la casse ? a-t-il demandé.
— Viens voir…
— Comment cela s’est-il passé ?
— Mal…
— C’est-à-dire ?
La voix de Carmoni était pareille à un feu de sarments : elle craquait.
— Il a tué Jo et Steve et m’a échappé !
— Espèce d’idiote…
J’ai perçu un bruit de gifle… Je me suis coulé hors de l’auto. J’avais en main le pétard de Steve.
Carmoni et Merveille se tenaient debout derrière la voiture. Lui me tournait le dos.
J’ai appuyé brusquement le canon de l’arme dans son dos.
— Bonjour, ai-je soupiré.
Il a blêmi, s’est retourné et sa gueule était hideuse comme la peur. Ses yeux se sont cernés de bistre. Les coins de sa bouche sont tombés.
Quand il m’a reconnu, il a compris qu’il allait crever, et déjà, tout s’est anéanti en lui.
— Alors, on voulait fabriquer son petit associé, Carmoni ?…
Il ne m’a pas répondu. Il a tourné la tête vers Merveille.
— Petite salope, a-t-il grincé.
J’ai appuyé sur la détente. C’était un truc à répétition. Il était branché sur la « salve » et le chargeur s’est vidé dans le dos du rital comme se vide un flacon à la renverse.
Carmoni a toussé, puis il est parti en avant dans le coffre de l’auto…
Je l’ai empoigné par une aile afin de voir son visage. Celui-ci était verdâtre avec des yeux vitreux… Un souffle imperceptible fusait des narines pincées.
J’ai regardé Merveille.
— Voilà le travail, mon chou, ça vous va, comme ça ?
Elle avait des larmes au bord des cils.
— Très bien, a-t-elle soupiré.
— Vous pleurez ?
— Ça fait toujours quelque chose de voir mourir son passé, même s’il a été moche !
— Secouez-vous !
— C’est fait !
Et c’était fait ! Elle s’est redressée, a regardé l’homme affalé contre le coffre…
C’est le portier qui s’est annoncé le premier. Quand il a vu de quoi il retournait, il est parti en gueulant à la garde.
Les autres allaient radiner en bande, il s’agissait de jouer serré…
J’ai jeté le pistolet de Steve et j’ai pris celui que j’avais précédemment. Il ne contenait plus qu’une dragée ou deux, mais une dragée bien tirée produit son petit effet, croyez-moi !
Je me suis assis sur le capot de la voiture et j’ai allumé une cigarette…
Le gorille et six autres truands sont radinés au pas de charge sur les talons du portier. Ils ont regardé le cadavre de Carmoni, puis se sont tournés vers Merveille.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Mademoiselle ? a questionné un type.
— Pas grand-chose, ai-je répondu… Je m’appelle Kaput ! Et cette lope a voulu me doubler, c’est tout ! Tirez les conclusions !
Il y a eu des réactions diverses. Par exemple, le gus à la tache de vin a bondi en avant, mais je l’ai stoppé d’une prune entre les carreaux.
— Ecoutez, vous autres, ai-je lancé aux crapules médusées ; si vous voulez la castagne, dites-le, je suis l’homme à tous vous prendre. Sinon, faisons camarades et bossons. Grâce à cette gosse, je peux continuer le bisness. On ferait une association, comme à la Comédie-Française, les gars ! Sinon, allez vous inscrire au chômage !
Ils se sont regardés, tous les six. Et puis, lentement, et sans quitter le cadavre des yeux, ils ont esquissé ensemble un timide geste d’approbation.
J’étais soudain un autre homme. J’arrivais à un tournant de ma carrière maudite.
Un caïd chasse l’autre ! C’est la grande loi du milieu !