Deuxième épisode LA DRAGEE HAUTE

CHAPITRE PREMIER

Il y a, à travers le vaste monde, une foule de gens qui rêvent de voir Venise avant de s’en aller fumer la racine de pissenlit à trois mètres sous terre.

Moi je voyais Venise mais je ne pensais pas à canner, au contraire. Je commençais à avoir sérieusement faim de la vie. L’air de l’Adriatique, vous parlez d’une quintonine !

Ça faisait trois jours que je glandais dans les petites Calles de la ville et je commençais à perdre l’habitude de me retourner en marchant. Les perdreaux français me semblaient appartenir à un univers improbable dont je m’étais évadé pour toujours. Je n’avais plus qu’un souci en tronche ; tellement futile à côté de ceux que je venais de semer que je ne le sentais pas peser sur ma vie : trouver chaque jour un peu de lires pour subsister.

J’étais vachement pépère sous le ciel rital. L’Italie est un des rares pays où l’on puisse claquer du bec sans se mettre à faire de complexes. Là-bas, la faim est une femelle avec laquelle on peut s’accoupler sans honte. J’avais donc faim avec une certaine bonhomie et quand mes ratiches sortaient un peu trop de ma bouche on pouvait très bien prendre ce rictus famélique pour un sourire…

Il faut dire que j’en revenais pas de m’être tiré du guêpier. Après mes ennuis j’avais pu contacter, à Nice, un pote à moi qui m’avait arrangé une croisière au pays de la nouille aux œufs frais. Un petit barlu, qui faisait plus ou moins le trafic des blondes, m’avait laissé un soir sur le quai de Gênes et je m’étais mis à respirer à pleines éponges l’air tiède du port…

Le pote m’avait refilé l’adresse d’un autre truand de ses relations qui pouvait s’occuper de moi à Napoli ; mais, toutes réflexions faites, j’avais renoncé à le contacter. Je ne suis pas pour le tourisme organisé. Je m’étais dit qu’avec un curriculum comme le mien j’étais duraille à reclasser. L’Interpol ne manquerait pas de distribuer ma médaille aux condés de la péninsule… Fallait que je fasse gaffe à Naples, c’est le coinceteau d’Italie où les tricarts s’emmènent promener… Alors, où il y a du tricart, il y a du flic, c’est mathématique.

Venise m’avait paru plus tentante, à cause du touriste qui y abonde. J’avais eu juste assez de flouze pour payer mon train et pour acheter, une fois arrivé, un futal de lin et des lunettes de soleil à monture d’écaillé blanche. Avec ça j’avais l’air ravioli tout plein…

Mon plan c’était de m’embourber une Anglaise du côté du Rialto. J’avais pensé une English parce que, d’une façon générale, elles sont plus fastoches à allonger que les autres. Plus naïves aussi ; toujours prêtes à croire au grand amour dès que vous leur paluchez le réchaud en leur susurrant I love you. C’était à peu près tout ce que je savais d’anglais, mais ça devait suffire, surtout que j’en voulais une un peu vioque, donc portée sur le gigolpince et pourvue en sterlings. Mais je m’étais vite aperçu que les châteaux en Espagne étaient malaisés à bâtir sur la lagune… Y a que dans les romans à trois balles qu’on peut embrayer sur la riche rombière style pékinois et biscottes non salées ! J’avais beau rouler à travers la ville et faire jouer mes charmeuses dès qu’une mochetée s’annonçait dans les parages, je ne parvenais pas à aboutir… La touche bien posée, ça les faisait poirer, les nanas ! Faut dire qu’il y avait une drôle de concurrence dans la région. A Venise, tout homme valide de quatorze à quatre-vingts piges est candidat au bilboquet. Là-bas on ne peut pas croire que les mâles sont en régression. Y en a partout, et faut faire de grands pas pour les enjamber sur les trottoirs.

Evidemment, le touriste-femelle faisait gaffe. Probable que l’agence Cook de sa localité lui avait cloqué une circulaire le mettant en garde contre le tendeur macar…

« Attention à vos valises et à votre vertu… » Je voyais d’ici l’avis imprimé en toutes les langues…

Le jour de mon arrivée je m’étais offert, avec mes derniers pions, une demi-douzaine de beignets chauds et un exemplaire de France-Soir datant de l’avant-veille. Les uns et l’autre avaient été difficiles à digérer… Les beignets parce qu’ils étaient à l’huile rance et le journal parce qu’il était aux pommes !

Y en avait une fameuse tartine sur Kaput. Cette fois, j’avais la une presque pour moi tout seul. Mes exploits avaient fait un drôle de cri. Entre les lignes je dégustais la bile des perdreaux. Il devait y avoir un drôle de tirage en haut lieu ! Depuis le ministre jusqu’aux gardes champêtres, ça devait se renverser comme des dominos à cause de moi. Faut toujours un responsable à tout, et lorsqu’on ne tient pas le vrai, on en fabrique des faux. C’est comme ça et on y peut rien. Voyez les gosses, ce qu’ils dégustent comme trempes maison lorsque papa a casqué son tiers provisionnel ou lorsque maman est en renaud contre le calendrier… La vie, quoi !

On soupçonnait que j’étais planqué en Italie et j’avais tout lieu de me féliciter d’avoir dédaigné l’itinéraire tracé par le copain de Nice.

Ici, je me sentais vraiment libre, malgré la flotte qui me cernait de toute part et malgré mon manque d’artiche…

Et pourtant c’était tarte d’être sans un ! J’avais bien fait un petit piquage à bord du vaporetto qui dessert le Grand Canal, mais comme c’était dans le sac d’une vieille paumée de l’endroit, je n’avais attriqué qu’un malheureux faf de cent lires…

J’étais pâle de l’estomac et j’avais l’impression qu’il me poussait d’heure en heure une douzaine de nouvelles dents. Ma tête devenait aussi creuse que mon bide et mes manettes s’emplissaient de sons de cloches pour faire une moyenne. Ça venait de ma faiblesse, et puis aussi des clochers parce qu’en Italie, c’est pas ce qui manque. Et les curés donc ! Vous en avez toujours un pendu au panier. Il vous présente un tronc décoré d’une image sainte et il vous chiale dans le giron jusqu’à ce que vous lui crachiez un faf. Depuis le matin ils ne m’harponnaient plus, c’est à ça que j’ai pigé que ma pauvreté commençait à me remonter à la surface. Le manque d’artiche c’est comme un mal incurable. Secret au début, il vous mine en douce, et puis le moment radine, fatal, où il devient extérieur.

Ce qui me turlupinait le plus, c’était la petite albergo où j’étais descendu. Stella de Oro elle s’appelait joliment. Elle se trouvait dans une minuscule rue chaude près de la place Saint-Marc. J’avais pris une chambre au bidon, sans avoir le premier talbin pour cigler. Comme dit l’autre : le patron avait la Légion d’honneur, j’avais confiance. C’était lui qui avait eu confiance. Mais il ne s’agissait que d’un moment de faiblesse et le matin, sur le plateau du déjeuner, j’avais trouvé ma note : cinq mille lires et des… C’était pas grave pour n’importe qui, mais pour ma pomme ça faisait tout de suite extravagant.

Je ne pouvais pas rentrer sans pellos, ou alors y allait avoir un sacré tirage avec l’aubergiste. D’autant que le mec avait pas l’air commode. Ses grandes charmeuses noires à la Vercingétorix ne m’inspiraient pas confiance. Son regard couleur de chianti non plus. Il devait avoir un vieux goumi des familles dans son tiroir-caisse pour faire raquer le récalcitrant. C’était le genre d’aventure à se faire détériorer la façade et à finir chez les carabiniers. Là-bas on me demanderait mes papelards et le bouquet serait découvert. D’ici qu’on m’extrade y avait que la largeur de l’Italie : c’est-à-dire pas grand-chose… C’aurait été la longueur, à la rigueur ça laissait plus de temps pour la réflexion…

Le soir tombait… ce qui est façon de parler car il coulait plutôt comme du sirop d’orgeat… L’air était visqueux et sucré.

Je me suis assis sur la place Saint-Marc et j’ai regardé les pigeons en les imaginant sans leurs plumes sur un lit de petits pois. C’était une belle nature morte qui me court-circuitait le suc gastrique… J’en avais une langueur dans les tripes et des picotements sous la langue…

Je pouvais essayer d’en choper un, mais comment le faire cuire ? Dans le fond, l’enfant se présentait mal ! La liberté avec une ceinture à tous les repas, ça n’est pas le rêve…

Machinalement j’ai fait le geste d’émietter du pain en disant : « Petit, petit » à un intrépide qui me roucoulait sous le nez, l’imprudent !

Alors une voix m’a demandé :

— Vous êtes Français ?

J’ai dressé vivement le nez et j’ai vu le type.

Il était assez grand, légèrement plus que moi ; bien découplé, avec un visage fin, des cheveux blonds qu’il avait fait décolorer, des yeux de biche et tout ce qu’il faut pour extérioriser ses instincts en public.

Il en était comme une reine, je l’ai vu illico. Pas seulement à son costar léger, beurre frais, et à sa chemise rose-jeune-fille, mais surtout à ses gestes menus et à son sourire signé Colgate.

Il tenait un appareil photographique à la main.

— Oui, je suis Français, et pas plus fier pour ça, ai-je répondu.

Mes façons bourrues ne l’ont pas rebuté.

Il m’a dédié une double rangée de chailles éclatantes, humides, ensorceleuses.

— Ça vous ennuierait de me photographier avec les pigeons ?

Il m’en faisait un beau pigeon, ce naveton.

— Vous voulez prendre une photo à cette heure ? Vous allez obtenir une bataille de nègres dans un tunnel, vous ne croyez pas ?

— Pas avec mon Rollei, l’obturateur est réglé… Ce coucher de soleil est magnifique.

Je pigeais : c’était du touriste d’agence, venu se faire photographier à Venise pour épater les messieurs-dames de ses relations.

Son Rollei m’imposait le respect. Ces machins-là, j’ai toujours entendu dire que ça valait des fortunes.

— Je vous préviens que je ne sais pas m’en servir…

— C’est bête comme chou !

Y a qu’une tante pour prononcer le mot « chou », je vous jure !

— Vous me centrez sur la petite plaque de verre et vous appuyez là, vous voyez ?

Je lui aurais plus volontiers centré une tarte dans la gueule, car le genre « vous-êtes-folle-ma-pauvre-guêpe » n’est pas le mien. Mais ça s’organisait déjà sous mon crâne, à toute vibure, et pour ce que j’espérais, fallait pas l’endommager, le pauvre chéri.

Je lui ai tiré le portrait en m’appliquant.

— Merci, a-t-il susurré. Vous êtes gentil tout plein… Puis-je vous offrir l’apéritif ?

Ça boumait, j’avais la grosse touche.

— Volontiers…

Les bistrots manquent pas au pays des gondoles. Nous nous sommes installés à une terrasse.

— Que prenez-vous ? Moi, ce sera un Cinzano blanc… C’est doux et agréable…

— Moi aussi… Et si ça ne vous contrariait pas trop, je commanderais bien un sandwich…

Il a sourcillé. Ces manières lui semblaient peu conformes avec le savoir-vivre.

J’ai souri.

— Vous devez me prendre pour un mendigot… Parbleu, c’est le pays… Pourtant j’ai des circonstances…

Il a ouvert les chasses, prêt à enregistrer de la bonne connêrie pourvu qu’elle soit plausible. Fallait lui monter trois actes en vitesse…

— Je suis sans un sou, ai-je dit… Le jour de mon arrivée ici, il y a trois jours, j’ai été abordé par un garçon bien.

Là je lui montais du premier choix ! De l’histoire à sa portée…

Mis en verve par son intérêt et aussi par le glass de Cinzano qui débarquait dans mon estomac vide comme en pays conquis, j’ai brodé une aventure au point de chaînette, comme il rêvait dans le fond qu’il lui en arrivât une.

Je lui ai dit que le garçon en question avait des manières affables. Il m’avait invité dans un mauvais lieu et là, avec des potes à lui, il m’avait fauché mon larfeuille. J’étais complètement fleur, attendant que mon frère auquel j’avais posté un S.O.S. m’envoie du fric dans une lettre, craignant que ladite bafouille soit ouverte par les p et t français, etc…

Il poussait des petits cris effarouchés, des exclamations de dame patronnesse : « Seigneur ! Quelle horreur ! Non ? » Il m’agaçait tellement que j’avais de plus en plus envie de lui placer un paquet d’os à la pointe du menton, histoire de me passer les nerfs.

Tout de suite il a voulu m’avancer du pognon. Bien entendu, j’ai chiqué au gars fiérot qui n’était pas celui qu’on croyait, qu’avait de la dignité à ne pas savoir où la mettre, et tout et tout ! Alors il a insisté. Trois minutes plus tard, un billet de dix sacs atterrissait dans ma main.

— Bon, ai-je dit. Puisque vous êtes un compatriote, j’accepte ; mais alors donnez-moi votre nom et votre adresse…

Il a ri.

— Pour une bêtise pareille !

— Une dette, c’est sacré…

Alors il s’est allongé : Robert Rapin (les initiales du bonheur, ma chère !) descendu à l’Albergo Regina… Une chouette crèche du Lido… Il se refusait rien. Il devait avoir un de ces paquets d’artiche en guise d’oreiller qui prédisposait aux beaux rêves en gévacolor.

Puis il s’est raconté. Ça ne faisait pas ma balle, mais j’étais obligé de lui prêter à mon tour pour dix mille lires d’attention. Le billet dans ma fouille me brûlait. Je n’avais qu’une idée en tronche : aller le casser d’urgence dans un restaurant et commander de quoi bouffer jusqu’à ce que je ne puisse plus boutonner mon futal !

Et l’autre jactait, jactait… Il habitait Paris, du moins jusqu’à la mort de son dabe.

Là son regard s’est humecté.

— Le cher homme est mort le mois dernier. Ç’a été un coup affreux pour moi ! Il était antiquaire… J’ai tout vendu, tout : le magasin, l’appartement, notre villa de Marne-la-Coquette…

Fallait aussi l’entendre prononcer le nom de ce patelin !

— Que voulez-vous, poursuivait cet endoffé, je suis seul au monde. J’ai toujours eu horreur de Paris. Alors j’ai entrepris ce voyage en Italie afin de me changer les idées, et, en rentrant, je m’installerai sur la Côte d’Azur… Je voudrais prendre un commerce d’articles de sport…

Je l’ai regardé. Il avait une curieuse façon de porter le deuil, le chérubin. Il est vrai qu’une peine ne se mesure pas à la couleur des fringues… Il avait sans doute eu un gros chagrin, que le soleil d’Italie avait bronzé. Je le sentais maintenant joyeux comme un jeune chat.

Le brave papa pouvait engraisser les astèques, il n’en n’avait plus rien à foutre maintenant… A lui le pognozoff, les costards fondants, les gondoles et les gigolpinces… L’artiche devait pas jouer la valse lente entre ses salsifis.

— Vous dînez avec moi ?

Il s’ennuyait. Il avait dû chambrer quelques liftiers de palace, mais il n’osait pas trop s’embourber les naturels du pays, crainte des coups durs. Moi, avec ma nationalité française, mon regard velouté et mes façons urbaines, je lui inspirais confiance ; et le fait que j’étais raide à blanc le mettait en état de nette supériorité. Déjà il se jouait « gagnant », le Robert. J’étais une bonne proie…

— Volontiers…

Je me suis entendu répondre ça. Après tout, c’était toujours un repas de resquillé. Or ce qu’il me fallait, c’était durer.

On est allés dans une boîte sensas. Y avait de la vedette internationale et du micheton amerlock. Tout ce qu’il fallait pour se faire tartir et bâiller en société. Des pontes d’un peu partout qui venaient exhiber leurs conquêtes… La porcif de caviar valait trois sacs et le gars qui aurait demandé des filets de harengs pommes à l’huile comme entrée se serait fait filer dans la sauce…

J’étais pas dans une tenue ad hoc pour jaffer du poulet au curry, mais il bichait, Roberto… Comme ça y avait pas d’équivoque. Ça se voyait gros comme la tour Eiffel sur votre buffet de cuisine que j’étais son petit ami. J’avais la touche du tombeur de bas étage, la catégorie justement dont raffolent les guêpes en habit ! On s’est détronché ferme sur notre passage. Les gonzesses me renouchaient avec sympathie et intérêt parce que les pédales ont droit à toute leur langueur et à tous leurs désirs rentrés. Les hommes, les vrais, fronçaient un peu le nez, mais les autres me morfilaient du regard. Elles en voulaient toutes, du beau gars bien baraqué ! Surtout un pacha en turban qui était prêt à vendre son harem au marché aux puces pour s’offrir de l’extase contre nature.

Vous ne pouvez pas savoir ce que ça représente, un gueuleton comme celui qu’il m’a filé, lorsqu’on a le burlingue vide. J’en prenais plein les carreaux, plein le naze, plein le bec. Je salivais comme un vieux clébard gâteux qui renifle le sous-sol d’un charcutier… C’était le paradis. J’étais faible à force de plaisir. Je me sentais petit garçon. Il n’était plus question de Kaput le tueur… Mon appétit, ma délectation équivalaient à de l’innocence. C’était comme si tout avait recommencé dès le début. Comme si je venais de jaillir d’un sein maternel avec pas plus de péché originel en moi que de beurre dans le grimpant d’un zouave.

Rapin me regardait dévorer avec attendrissement. Il en oubliait de tortorer.

— Comme vous aviez faim ! a-t-il murmuré lorsque j’ai eu craché les trois derniers noyaux de pêche dans mon assiette.

Maintenant une vague honte me tenaillait. Autour de nous on me regardait comme on regarde l’homme-canon à sa sortie des coulisses : avec de la curiosité et un peu d’admiration.

— Voulez-vous que nous allions dans une boîte ? m’a demandé Robert. J’en connais plusieurs assez drôles…

J’ai secoué la tête.

— Non, pas ce soir. Excusez-moi, il faut que je me repose, je suis mort…

— Alors je vous raccompagne.

Il l’a fait. En canot à moteur piloté par un gars en uniforme. Je ne biglais pas le clair de lune, ni la lagune, ni les eaux sombres du grand canal bordé de palais de couleurs… Je charriais ma bouffetance comme un sacrement. J’étais heureux de cette laborieuse digestion qui commençait… Heureux très simplement. Heureux très bestialement…

Ce qu’il voulait, je l’ai compris, c’était repérer mon hôtel. Quand il m’a eu dit au revoir devant la porte du Stella de Oro, j’ai grimpé lourdement l’escadrin à pic.

Le taulier m’attendait en haut, l’œil fixe… Il jouait Rigoletto avec les doigts sur son bureau.

Sans un mot, j’ai posé le billet de dix sacs devant lui sur le rade.

Son visage s’est illuminé comme une nuit de 14 juillet à Paris. Il m’a rendu la mornifle et s’est écrié d’une voix de belcanto :

Buona notte, signore !

— Crève, ordure ! ai-je répondu avec un cordial sourire.

La boustifaille me rendait mes forces : je redevenais Kaput à grand train !

CHAPITRE II

Je ronflais pire qu’un Bœing le lendemain lorsqu’on a discrètement frappé à ma lourde.

J’ai bâillé comme un alligator avant de réaliser. Puis ma méfiance s’est précipitée en avant telles les antennes d’un insecte. C’est mauvais des coups à une porte d’hôtel lorsqu’un tueur habite la piaule. Ça peut vouloir dire des tas de trucs : par exemple que les carabiniers sont laga, avec les pognes pleines de ferraille.

— Qui est là ? ai-je demandé.

— C’est moi, Robert.

J’ai reconnu sa voix sucrée. Il perdait pas de temps, le gnard, au débotté qu’il me cueillait ; crainte sans doute que je m’envole.

La veille, voyant ma fatigue, il avait pas insisté, mais ce matin, l’avenir lui appartenait.

J’ai ouvert.

Une vraie gravure d’Adam ! Il portait un futal violet, un pull à col roulé blanc et il avait au poignet un bracelet d’or qui éveillait l’intérêt. Pomponné, frisotté, parfumé, il souriait comme une réclame de dentifrice.

— Bonjour vous, a-t-il suçoté.

— Bonjour…

— Je voulais vous proposer une promenade en mer…

— Ecoutez, je ne suis pas prêt…

— Je parie qu’il ne vous faut pas plus de trois minutes… Tenez, je vous ai apporté un de mes sweaters…

Il avait pensé à tout.

— On m’a indiqué un restaurant sur la lagune… On y va par le bord de mer… C’est un rocher, dans un site enchanteur !

Je voyais le topo : mandoline à tous les étages, et chianti superiore !

— Bon, attendez-moi en bas, il y a un fauteuil d’osier qui sert de grand salon…

Robert a poussé un gentil gloussement printanier.

— Vous êtes amusant, mais pourquoi ne venez-vous pas vous installer à mon hôtel ? Le service y est impeccable.

— Parce que mes moyens d’existence ne me permettent pas de fréquenter les palaces…

Il a haussé les épaules.

— Nous en reparlerons…

Il n’arrivait pas à se tirer. Ça le démangeait d’assister à ma toilette. Je commençais à en avoir sérieusement classe… J’ai été sur le point de l’envoyer au bain en mes lieux et place, mais la pensée des dix mille lires qu’il m’avait prêtées m’a retenu.

— Je ne vous demande qu’un instant.

A regret il s’est évacué. J’ai poussé la lourde et mis le verrou.

Si le gars n’avait pas été aussi irritant avec ses petites manières de fiotes, j’aurais peut-être trouvé l’aventure cocasse ; mais, franchement, il me déplaisait et je n’ai jamais pu supporter longtemps les mecs qui me débecquetent à ce point.

Brusquement j’ai eu une idée. Mais alors une idée merveilleuse. Une de celles qui comptent dans l’histoire d’un cerveau de deux livres !

Je me suis rasé ; j’ai sorti mon falzard de sous le matelas, j’ai enfilé le sweater jaune citron et je me suis peigné savamment.

Ça boumait… J’étais beau gosse, avec les traits bien reposés, le visage bruni par le mahomet, des sapes de bon aloi…

J’ai enfoui mon argent dans ma poche revolver et je suis descendu rejoindre la nave.

Il était assis dans le fauteuil bancal du hall et feuilletait la Gazetta.

— Vous êtes ravissant ! s’est-il écrié, satisfait…

Sans répondre, je l’ai entraîné vers la sortie. La petite rue était grouillante de trèpe. Une odeur de vin aigre et de moisissure y flottait, compliquée de remugles d’huile chaude. Les habitants jacassaient comme des perruches.

Nous avons gagné la place San Marco d’un pas mou et heureux. Je cherchais comment attaquer, mais c’était duraille, j’avais peur d’aller trop vite en besogne d’une part et, d’autre part, je comprenais que, d’une seconde à l’autre, la lope allait déguster le plus beau crochet du droit que j’avais jamais balancé.

J’y suis allé de ma tirade au milieu de la place inondée de soleil, avec tout autour de nous une nuée de pigeons.

— Robert, je suis un garçon direct ; je ne voudrais pas vous choquer, mais…

Il a pâli, car il a cru que j’allais lui parler de l’orthodoxie de mes mœurs. Le pauvre chérubin se disait qu’il était marron et qu’il m’avait fait sa cour pour ballepeau.

Aussi mes paroles lui ont-elles produit l’effet d’un seau de crème fouettée sous le dargeot d’un mec souffrant d’hémorroïdes.

— Ecoutez, vous me plaisez beaucoup. Je sens qu’une grande affection se prépare pour nous deux…

Tu parles, Charles !

Il bichait, le gnace ! Emoustillé à bloc.

— Seulement je ne peux plus souffrir Venise, j’en ai tellement bavé là que cette ville m’est devenue odieuse… Rien ne vous attache ici ?

— Rien, a-t-il fait avec empressement. Au contraire, je pensais partir pour Florence…

— Alors, partons…

— Quand ?

— Tout de suite…

— Eh bien ! vous, mon chou, vous êtes le garçon des décisions promptes !

— Vous ne saurez jamais à quel point c’est vrai, ai-je murmuré sincèrement…

C’était pas un compliqué. Il aimait la vie et, par conséquent, l’imprévu.

— Bon… Le temps de passer à mon hôtel boucler mes valises et payer ma note… Rendez-vous sur l’embarcadère de San Marco dans une heure… Allez chercher vos bagages.

— Entendu.

Je lui ai filé un de ces coups de sabord qui ferait fondre une bombe glacée.

— Vous êtes un type bien, Robert…

Il m’a souri languissamment. Il ne doutait pas une seconde d’avoir fait ma conquête. J’étais son lion superbe et généreux…

Je l’ai regardé s’éloigner de sa démarche sautillante de gonzesse.

Il y a vraiment des mecs qui foncent vers leur destin tête baissée.

Une heure plus tard, ma petite valise posée à côté de moi, je regardais les eaux vert sale du grand canal sur lesquelles flottaient des bouchons de paille, des légumes pourris et des chats crevés. Fallait vraiment bouffer du nuage pour trouver de la poésie à cette baille répugnante. Un peu partout dans le monde, à la même heure, des cinoqués mouillaient en zieutant un chromo du paysage…

— Ohé ! a crié ma michetonne.

« Elle » se radinait sur un canot à moteur aux cuivres étincelants.

Un larbin de son hôtel pilotait l’embarcation.

J’ai pris place à bord.

— Nous allons à la gare ? ai-je demandé.

Il a sourcillé.

— Pourquoi à la gare ? J’ai ma voiture…

— Ah ! bon…

Dans un sens, ça m’arrangeait rudement…

Sa tire, c’était pas du tréteau de la Marne, je vous prie de le croire. Il s’était payé une Alfa Romeo, Rapin… Du bolide de classe qui tenait la route comme un rouleau compresseur. Seulement, avec cette mécanique on cognait le cent quatre-vingts en ligne droite sans même s’en apercevoir.

J’ai pris place à ses côtés. Il a mis la radio et, sur un fond de vent, un type s’est mis à baver du sirop. Ça créait une ambiance du tonnerre. Le soleil, la mer… J’avais l’impression de vadrouiller dans un film de la Paramount.

— Vous rentrez bientôt en France ? ai-je demandé.

Il conduisait bien, mais d’une manière un peu crispée. Au volant, il perdait de son affabilité. Deux plis en forme de V surmontaient ses sourcils et il se mordillait la lèvre inférieure.

— Rien ne me presse, a-t-il répondu au bout de quelques secondes… L’essentiel est que j’y sois avant le 15.

— Personne ne vous attend ?

— Non, personne… Je n’ai plus de famille et j’ai dit au revoir à mes amis parisiens…

C’était plus doux à entendre que la chanson du glandouillard qui grattait son jambon devant le micro de Milano.

La route était sillonnée de voitures de tout poil. Ça ne faisait pas ma balle.

Le mieux était de laisser flotter les. rubans et d’attendre mon heure, à condition toutefois qu’elle ne tarde pas trop à sonner, because l’autre endoffé allait me faire le grand jeu d’ici peu !

Nous avons traversé de petites agglomérations chauffées à blanc par le soleil de l’Adriatique. Des mômes guenilleurs cavalaient le long de la guindé dans les rues encombrées en tendant leurs mains sales…

— Le pays de la sébile ! ai-je murmuré.

Rapin a eu un petit sourire mesquin.

— Ici, tout le monde est prêt à faire n’importe quoi pour n’importe quoi. C’est un beau pays.

Le salaud ! Il m’énervait de plus en plus…

A midi on s’est arrêté pour bouffer dans un petit établissement pour pigeons. Il a commencé sérieusement à me faire la cour. L’ambiance lui chavirait la terrine, à ce chéri… Je me suis contenu de mon mieux, répondant à ses pressions de main par des sourires noyés qui l’humectaient.

Mais ma décision a été vite prise…

En sortant du restau, je lui ai dit :

— Robert, ce qui serait aux pommes maintenant, ce serait d’aller faire un brin de sieste dans une calanque tranquille, non ?

L’émotion lui a coloré la frime. Il a viré au rose bonbon.

— Vous avez des idées merveilleuses…

Au pifomètre, je l’ai guidé sur le rivage par des chemins nus, réduits en fine poudre blanche par l’immense roue du soleil. La bagnole tanguait dans les ornières.

Le site était sauvage, pelé, désert… Il n’y avait que la mer en face de nous, verte et intense comme de l’eau en ébullition.

— Nous sommes terriblement seuls, a roucoulé Robert…

— Complètement seuls, Robert…

— N’est-ce pas merveilleux ?

— Et comment !

On a abandonné la guindé parce que le chemin se transformait en un sentier impossible piquant droit sur une plage de fins galets.

— Je prends mon maillot de bain ? a-t-il demandé.

— Pas la peine…

Non, franchement, ça ne valait pas le coup.

L’air brûlait. Aussi loin que portaient les yeux, on ne voyait que cette plage décolorée, mordue par l’eau verte. Personne ; la solitude était totale.

J’ai respiré à pleins poumons, mais sans tirer de cette profonde aspiration la tonifiante impression que j’espérais.

J’ai ramassé une grosse pierre ronde de forme bizarre, étranglée en son milieu comme le sont certaines pommes de terre.

Rapin était devant moi, les tifs au vent… Il semblait heureux.

Moi je n’avais pas de haine, j’étais calme comme un bon ouvrier qui accomplit un boulot pour lequel il est né.

J’ai rejeté le bras en arrière, je me suis cambré comme un lanceur de disque et de toutes mes forces je lui ai appliqué le caillou sur la nuque.

La syncope a été instantanée. Il s’est écroulé en avant, d’un bloc.

J’ai lâché la pierre et tâté la blessure d’un doigt peureux.

C’était tout mou à la base de son crâne. Il était « out » pour toujours…

La sueur ruisselait sur mon visage. Ça ne venait pas de l’émotion — j’étais d’un calme olympien — mais de cette chaleur torride. Il n’y avait pas un oiseau au ciel, pas une voile sur la mer. J’avais la curieuse sensation d’être le dernier homme vivant sur cette planète à la con. Ça me faisait tout drôle et, dans le fond, c’était presque exaltant.

J’ai regardé autour de moi. Un peu en arrière, à environ trente mètres se dressait un monticule de rochers roses. J’ai chopé Rapin par un bras et je l’ai traîné jusque-là. Puis je me suis attaqué à un sale turbin : le déloquer. Il n’avait par lerche de fringues sur lui : un sweater blanc, un pantalon et un slip.

J’ai posé sa tête sur une large pierre plate puis, bandant mes muscles, j’ai saisi un rocher de faible dimension. Je l’ai soulevé de cinquante centimètres et l’ai laissé choir sur la bobine du gars. Ça a giclé… J’ai repris le rocher pour voir. Il fallait que je voie, non par sadisme, mais parce que mon plan exigeait que je le défigure… De ce côté-là je pouvais être peinard : sa gueule avait éclaté comme une noisette. Il y avait une espèce d’infâme bouillie rouge au milieu de laquelle se dressaient des touffes de cheveux blonds.

Ça m’a un peu dégoûté. Presto j’ai remis le rocher sur cette chose ignoble. Ensuite j’ai réuni un tas de ces brindilles de bois que la mer rejette sur les plages, j’ai posé le sweater, le futal et le slip dessus et j’y ai mis le feu. Avec cette chaleur on aurait foutu le feu à un cube de glace. Ça s’est mis à crépiter et à flamber comme une torche…

Lorsque le brasier a été intense, j’ai foutu les deux mains de Rapin dans les flammes. Une vilaine odeur de cochon grillé s’est répandue à la ronde. J’avais bien fait de choisir un coin solitaire, car cette odeur devait aller loin…

Il fallait que je procède ainsi… Quand le feu est tombé, il ne restait des fringues qu’un tas de cendres noires. Les avant-bras du mort étaient noircis également.

Ses pognes boursouflées, craquelées, avaient éclaté comme des patates dans un four. Pour les empreintes, c’était scié maintenant. J’ai regardé le tableau. Pour le voir, fallait venir dessus carrément. D’après moi, sauf caprice du hasard, naturellement, on ne devait pas trouver le Roberto avant plusieurs jours. Avec ce soleil ardent, ce qui resterait alors de sa pomme ne serait pas racontable. Pour l’identification, les carabiniers auraient le bonjour…

Je me suis déloqué et j’ai piqué une tronche dans la baille. La flotte était chaude. J’ai fait la planche. J’étais rudement bien, comme sur un lit de plumes mouvant, avec le ciel dans les yeux, d’un bleu presque blanc.

Quand j’ai été bien reposé, je me suis resapé et j’ai rejoint la bagnole…

En la voyant, la réaction s’est faite. J’ai eu les jetons. Ça a été une sorte de vilaine panique que j’avais peine à maîtriser. Cette guindé posée au milieu du paysage lunaire se voyait comme le mont Saint-Michel. Fallait que je me taille, et vite !

J’ai pris place derrière le volant et j’ai tiré sur le démarreur que j’avais bien repéré… Le moteur a toussé mais c’est tout. J’ai cru que mes crins allaient se lever tout droit sur ma terrine. D’un seul coup, je venais de piger : il y avait une clé de contact et elle était restée dans le pantalon de Robert ! Je n’avais pas pensé à l’en retirer. Maintenant je revoyais le geste de la lope en descendant de voiture. Un geste automatique que tous les conducteurs ont.

Je ne pouvais pas partir sans cette putain de clé et la trouille me faisait grelotter. Je ne me sentais pas le courage d’affronter la charogne qui commençait de pourrir sur la plage de galets… Et pourtant !

J’y suis retourné en courant. J’avais le cœur qui s’était décroché et qui vagabondait dans ma poitrine comme un môme en récréation.

A mon approche, une escadrille de mouches vertes s’est envolée en rouspétant. J’étais l’intrus, je les dérangeais dans leur banquet. Y avait menu de gala et je les chassais en pleine festivité.

Quand elles ont pigé que c’était pas à elles que j’en avais elles se sont rabattues sur le corps nu.

Fébrilement j’ai farfouillé dans les cendres. Ça puait ! Cette odeur-là, même si on vous coulait du plâtre de Paris dans les trous de nez, vous la sentiriez. On la renifle pas seulement avec son naze, mais avec toute sa surface portante. Elle entre en vous par vos pores…

La clé était là, bleuie par le feu… Je m’en suis saisi et j’ai cavalé à l’Alfa. En démarrant je me suis vu dans le rétroviseur : j’étais rouge comme une pivoine avec des yeux fous qui ont augmenté ma trouille…

J’ai refait en sens inverse le chemin défoncé. La bagnole sautait comme une chèvre. A chaque instant je me cognais la tête au pare-brise. Rouler à cent dans un chemin pareil, fallait être dingue et ne pas avoir pitié des amortisseurs. C’était un truc à faire péter les lames de ressort comme des brides de soutien choses dans un ciné de quartier ! Mais je m’en suis sorti tout de même. Bientôt la grand-route a été en vue. J’ai stoppé derrière un buisson afin de laisser s’écouler le flot de bagnoles qui vadrouillaient. Lorsque à droite et à gauche ça a été dégagé j’ai mis toute la sauce…

La bagnole est redevenue silencieuse. Personne ne m’avait vu…

J’ai ralenti et mis la radio… Une gonzesse chantait en rital un air made in U.S.A. Le bonheur ambiant m’est retombé sur les épaules, avec ses couleurs tendres, sa chaleur, ses bruits de fête…

J’étais content de moi. En un clin d’œil je venais de trouver du pognon, une bagnole et… une identité. Le gros lot, quoi !

Maintenant, à condition de prendre certaines précautions j’étais sorti de l’auberge pour de bon !

CHAPITRE III

J’ai roulé comme ça, au hasard, une partie de l’après-midi. Instinctivement je me suis écarté de la mer. J’allais au petit bonheur. Vers quatre heures je me suis trouvé dans les faubourgs de Bologne. Le moment était venu de prendre une décision. J’ai stoppé et je me suis mis à inventorier les valoches. Souvenez-vous que Robert Rapin ne risquait pas de se retrouver avec le fignedé à l’air. C’était inouï le nombre de costars qu’il possédait. Tous plus incroyables les uns que les autres. Sa prédilection allait aux étoffes violines. Ma parole il avait dû avoir un évêque dans ses ascendants ! Ça expliquait pas mal de choses !

Outre la garde-robe, il y avait des tas d’objets de toilette en cristal, des flacons de parfum, des livres érotiques achetés en Italie, un coffret contenant quelques bijoux d’homme et… un revolver. Ça n’était pas le gentil joujou qu’on pouvait croire, mais un solide parabellum de calibre 38. Avec une pareille mécanique à secouer le paletot, il devait se sentir plus tranquille pour grimper des petits gars, Rapin. Notez qu’en fin de compte son arme ne lui avait pas servi à grand-chose…

Je l’ai glissée sous le coussin de cuir servant de dossier. J’aimais bien avoir un machin comme ça à portée de main. Je me sentais moins seulâbre.

J’ai trouvé les fafs et l’artiche du mec dans la poche à soufflet de sa portière. Son passeport d’abord, puis un paquet de pognozoff plié dans une feuille de la Stampa. J’ai émis un petit sifflement satisfait. Il y avait là-dedans deux cent mille lires. Cent billets de cinq mille balles français et quatre-vingts dollars en coupures de dix. Près de sept cents tickets en tout. Je pouvais voir venir.

J’ai réparti l’artiche dans mes différentes poches. Ensuite j’ai examiné la photo du passeport. Bien sûr je ne ressemblais pas à cette image, pourtant, en faisant décolorer mes crins et raser mes charmeuses, en m’appliquant à pincer les lèvres, je croyais fermement qu’aucun douanier ne trouverait à redire.

J’ai remis le passeport dans la poche à soufflet et c’est alors que, tout au fond, mes doigts ont rencontré quelque chose. C’était un carnet de chèques et un carnet de comptes bancaires de la Société Générale, Agence Bourse, à Paris.

Le carnet de chèques n’avait eu qu’une souche utilisée, sur le volet fixe j’ai lu : Moi, 600.000. Ça faisait un peu Sacha Guitry… J’ai feuilleté le carnet de banque. La somme terminale de la colonne crédit m’a fait soupirer : Dix millions quatre cent dix ! Une petite fortune !

Et puis ça m’a foutu en renaud de penser qu’une pareille somme allait roupiller pendant des mois sur ce compte avant de finir dans la poche trouée de l’Etat !

Enfin, peut-être qu’avec un peu de matière grise j’arriverais à lui trouver un père adoptif. Mais ça ne pressait pas. Mon plan consistait à me terrer dans un petit trou de province afin d’y lire les baveux en toute tranquillité. Si d’ici une huitaine de jours on n’avait pas retrouvé le cadavre de Rapin je pourrais penser à l’avenir d’une façon vraiment sérieuse.

Fort de cette décision je suis entré dans Bologne.

Je n’ai pas eu de peine à dégauchir un merlan chic. Son salon ressemblait à un palais florentin. Y avait du marbre rose et des glaces décorées partout.

Je lui ai expliqué que je voulais me faire décolorer les tifs. Je jouais à la pédale comme un bon acteur de vaudeville. Fallait que je me glisse dans la peau du personnage. Provisoirement je m’appelais Robert Rapin (les initiales du bonheur, avait dit cette pauvre guêpe !) et ça impliquait certaines servitudes !

* * *

Sans mes baffies et avec les cheveux blonds je faisais plus tante que mon modèle. J’étais tranquille : à moins d’avoir connu intimement Rapin, aucun zigoto ne pourrait se gourrer de la substitution. Quand j’y pensais c’était une veine que ma victime n’ait plus de parents. Je l’avais cueillie à un tournant de sa vie. Un tournant de vie, c’est le point idéal pour donner la mort. Je lui avais fait ce cadeau au bon moment.

Qui sait ? J’avais peut-être réalisé, sans le vouloir vraiment, le crime parfait.

J’ai cassé la graine à Bologne, de fort bon appétit. Je ne pensais plus au cadavre allongé là-bas sur la plage, la tête sous un rocher et les pognes brûlées. Ou alors, si j’y songeais, c’était comme à un mauvais film visionné dans un moment d’ennui.

Après la bouffe j’ai eu envie de me farcir une nana. Ça faisait un sacré bout de temps que je m’accrochais la grande ceinture. J’avais des arriérés à régler…

Avec une Alfa on ne reste jamais veuf longtemps, surtout en Italie. J’ai dragué un peu dans le centre de la ville, coulant des œillades assassines aux souris en vadrouille. L’une d’elles m’a souri. J’ai stoppé, ouvert la portière… Elle a grimpé sans chichi. C’était une belle brune à la peau mate. Elle sentait bon et on voyait des poils noirs en tortillon sous ses bas clairs. D’habitude j’aime pas les gonzesses trop velues ; moi je suis à bloc pour la féminité intégrale ; mais celle-ci m’excitait.

Elle portait une robe rouge, copieusement décolletée et un boléro vert amande ! Avec ça à côté de moi j’avais l’impression de pavoiser pour le carnaval de Nice. Je lui ai gentiment paluché le réchaud pour suppléer à ma carence de conversation.

Un peu plus tard, je l’ai embarquée dans un coin d’ombre et l’ai troussée comme une reine dans la bagnole, j’avais pas envie de faire des frais d’hôtel ; c’était pas une question d’économie, mais j’étais trop pressé.

Ça a été la chevauchée fantastique. Cavalière Rusticana pour ressorts à boudin. Les amortisseurs de l’Alfa en ont pris à nouveau un vieux coup… si j’ose dire !

J’avais allongé deux sacs à la gonzesse et, pour ce prix-là elle se serait embourbé la cour du Négus malgré le vieux conflit Italo-Abyssin. Elle se démenait comme une dingue et poussait des bramantes à vous crever le tympan. Pour une rapide, c’était une rapide ! Elle avait dû avaler de la nitroglycérine, probable ou prendre une infusion de cantharide. On m’avait dit que les Ritales avaient le panier surchauffé mais cet échantillonnage me laissait abasourdi.

Quand elle est allée au fade, elle a poussé un grand cri et s’est abattue contre moi, me serrant, me pressant, m’étouffant, me griffant. J’avais l’impression de m’être expliqué avec une tigresse !

Doucement je l’ai repoussée et j’ai délourdé de son côté, d’une bourrade je l’ai envoyée dinguer sur les tulipes et j’ai démarré. Je ne lui demandais qu’un moment d’extase, pour le cinéma elle devrait se chercher un autre partenaire…

La nuit était belle. Il faisait doux…

J’ai largué Bologne, je tenais à respecter mon programme et pour cela il fallait que je trouve un patelin tranquille où m’installer quelque temps…

A minuit je me suis arrêté dans un bled appelé Boccatine sur la route entre Bologne et Gênes. Un hôtel éclairé m’attirait et j’étais fatigué.

Je suis descendu pour demander une chambre. En pénétrant dans l’établissement, machinalement j’ai glissé la main dans ma poche. Une eau glacée m’a alors ruisselé le long de l’échiné. J’ai sorti ma main pour palper mes autres fouilles : toutes étaient vides. J’ai compris alors pourquoi la putasse de Bologne m’avait fait un pareil rodéo : tout en s’escrimant pour me donner du plaisir, elle s’occupait de mes profondes !

Il ne me restait plus que les quatre-vingts dollars que j’avais glissés dans ma poche revolver. Une misère !

J’ai tout de même pris une piaule.

CHAPITRE IV

J’ai demandé une bouteille de raide à l’aubergiste. Il me fallait un coup de gnole sérieux pour remonter ma déconvenue. Vraiment je me faisais l’effet d’une pauvre cloche ! Réussir un grand coup comme ça et se laisser sucrer le grisbi par la première petite carne venue, non, vraiment, je n’étais pas fiérot. Un moment j’ai eu envie de retourner draguer dans Bologne pour remettre la pogne sur la fille. C’était la réaction normale. Elle l’aurait senti passer, cette espèce de sale bidoche de talus ! J’allais lui aérer un peu les tripes ! Mais à seconde vue — et c’est toujours la meilleure — j’ai abandonné le projet parce qu’il était duraille à réaliser. Après un coup pareil, la souris allait se planquer un bout de temps. Et puis, quand bien même je l’aurais retrouvée, elle aurait nié, gueulé à la garde et ça se serait, en fin de compte, retourné contre le gars mézigue. Tant pis, je devais me contenter des quelques dollars pour voir venir…

J’ai passé quatre jours dans l’hôtel à me cogner le tronc et à lichetrogner. Je lisais tous les baveux, autant que me le permettaient mes minces connaissances du rital et le petit dictionnaire acheté à un marchand de souvenirs. Mais il n’y avait rien au sujet du mort de la grève. Le Robert devait se liquéfier peinardement au soleil de l’Adriatique. Quand on le découvrirait, il ressemblerait à une arête de hareng. Les bourremen avaient le salut de mes deux pour s’y retrouver dans cette panouille ! Ils communiqueraient le signalement approximatif du mec au burlingue des disparus et, comme officiellement Robert Rapin était toujours en vie, aucun rapprochement ne pouvait s’établir.

De ce côté-là j’étais paré… bien paré…

Je me suis remis à voir la vie en rose et à gamberger ferme sur l’organisation de mon futur. Un truc me tracassait. Important ! Il y avait quelque part en France plus de dix briques en souffrance sur un compte bancaire, et j’étais prêt à les adopter. Seulement la chose n’était pas facile.

Des heures et des heures j’ai tortillé le problème, allongé sur mon pageot, une sèche dans le bec… J’arrosais le problème avec l’alcool du pays. Il n’était pas formidable mais il avait un goût de raisin assez agréable à priori… Rien ne fertilise plus les idées que l’alcool.

C’est pourquoi j’ai fini par trouver…

Je ne pouvais pas aller à la banque pour retirer les fonds car Rapin devait y être connu. J’avais le chéquier à ma disposition et, sur son passeport, un spécimen de sa signature, autant dire que l’imiter était pour moi un jeu d’enfant. J’avais déjà essayé et ça « donnait » de bons résultats. Seulement le fric devait être sorti de la banque d’une façon détournée. J’avais mon idée.

Joyeux j’ai bouclé mes valoches le quatrième jour. En m’appliquant j’avais signé trois chèques en blanc de façon à ne pas être obligé de me reporter au modèle dans le cas où je serais amené à libeller un chèque devant quelqu’un.

Puisque j’étais Rapin, j’allais jouer à Rapin. Y jouer vraiment, totalement… Et pour que l’illusion soit complète je retournais en France.

Vous allez me dire qu’il fallait être gonflé à bloc. Je l’étais ! Pourtant, je dois avouer que l’aventure était moins imprudente qu’on ne pouvait le croire de prime abord. Primo cela faisait dix jours que j’avais disparu de France et la police estimait que je m’étais réfugié en Italie. Secundo je possédais une solide identité et j’avais considérablement modifié mon aspect. Tertio enfin, je comptais séjourner dans un endroit tranquille et me tenir peinard. Menton me paraissait un coin idéal à cause de sa proximité de la frontière…

Je suis parti de bon matin et, le soir, je franchissais la frontière française sans la moindre difficulté. Lorsque vous vous pointez quelque part au volant d’une Alfa Romeo, on ne vous cherche pas de patins. La richesse est le meilleur des laissez-passer. Mes fafs étaient en règle et les gapians n’ont même pas ouvert mes valoches.

Je me suis pointé à Menton comme un brave touriste qui regagne ses pénates. La ville me plaisait. C’est un bath coin de paradis plein de mimosas et de citronniers. Le ciel bleu, la mer couleur de lavande ; les collines ocres… Les petites rues qui sentent le safran… Je trouvais ça aussi bien que l’Italie et moins fatigant.

Le premier soir, je suis descendu dans un hôtel moyen. L’air de France m’exaltait. J’aimais renifler la bonne odeur de chez nous. Quelques jours loin de mon bled m’avaient tonifié mais il était temps que je rentre.

Le lendemain, je suis allé musarder dans le centre de la ville et je me suis arrêté devant une agence de location immobilière. De grands panneaux bleus promettaient des crèches de rêve à des prix raisonnables.

Je suis entré.

A l’intérieur de la cambuse il y avait un petit écriteau rédigé en « ronde » qui portait ce mot pompeux, ponctué d’une flèche :

BUREAU

J’ai frappé. Une voix minable m’a conseillé d’entrer. J’ai alors mis le pied dans un joyeux capharnaüm. La pièce était grande, tapissée d’un papezingue gris-jaune sur lequel se voyaient des traînées d’humidité. Des classeurs, un vieux burlingue, un bouddha rouge au rire sinistre et un vélo qui avait dû appartenir à Vercingétorix le meublaient.

Derrière le bureau se tenait un petit vieillard vêtu d’un léger costar de coutil gris et coiffé d’un canotier noir. Il louchait atrocement derrière d’épaisses lunettes aux charnières charpentées par du sparadrap.

Il avait un gros tarin pustuleux irrigué de vaisseaux bleus qui évoquait un morceau de carte réservée aux voies navigables.

Il zozotait, ce qui complétait agréablement son personnage.

— Vous désirez ?

— Mon médecin m’a ordonné de passer quelques mois sur la Côte et il me faudrait une petite maisonnette gentille avec un palmier devant la porte pour faire plus gai et la vue sur la sauce !

Il m’a souri.

— A vendre ou à louer ?

— A louer…

Il m’a regardé, évaluant mon standing à mon costar de flanelle. L’impression dut être favorable car il a soupiré comme si on lui arrachait trois mètres de tripes :

— J’ai ce qu’il vous faut… Quatre pièces, salle de bains, au-dessus de la ville. Cette maison est à louer pour quatre mois au prix forfaitaire de deux cent mille francs… Voulez-vous que nous y jetions un coup d’œil ?

— D’accord…

Dehors, ma tire que j’avais fait briquer avant de sortir de l’hôtel jetait des feux sensas. Elle en a mis plein les carreaux au père la dorure.

Il a regretté de m’avoir proposé la bicoque à ce prix.

— C’est donné, a-t-il balbutié en prenant place sur la banquette de cuir. Enfin, la saison est avancée, si nous étions en mai vous auriez payé le double…

La cabane était gentille tout plein. Peinte en bleu lessive avec un toit ocre… Elle était rustique mais confortable et elle m’a plu tout de suite.

— Bon, ai-je fait, emballez-moi cette marchandise…

Nous sommes retournés à son invraisemblable bureau et là il m’a donné le papier de location contre un chèque. J’étais pour quatre mois locataire de la chouette petite crèche sur la colline. En sortant de l’agence j’avais des ailes. Cette fois je m’organisais bien, sans fausse note. Planqué dans cette encoignure de France sous un faux blaze je pouvais me la couler douce et laisser oublier définitivement le gars Kaput et ses exploits.

J’ai demandé à un agent s’il existait à Menton une succursale de la Société Générale. Il m’a désigné le coin. C’était bath de pouvoir se tuyauter auprès des matuches. Je me sentais devenir honnête et même bourgeois dans ma nouvelle peau. »

A la banque j’ai monté un turbin-maison. J’avais quitté Paris pour quelques mois ; je devais louer une maison à Menton et j’entendais faire virer mon grisbi à l’agence de cette ville.

Je brandissais mon bulletin de location avec la fierté puérile d’un mouflet à qui on a acheté un clairon. J’avais une adresse ; une vraie ! Ça faisait des années que ça ne m’était pas arrivé.

Les employés étaient charmants, d’autant plus qu’ils paraissaient ne pas avoir grand-chose à faire.

Ça s’est arrangé aux petits oignons, on m’a ouvert un compte et j’ai mis, en dépôt, un chèque de dix briques deux. D’ici quelques jours l’artiche du Robert Rapin serait à pied d’œuvre et je pourrais me goinfrer comme un cochon… A moi la belle vie. Pas d’excentricités, non ! Mais une petite existence pépère à base de pastis, de fins gueuletons et, sans doute, de souris pas trop dures à culbuter…

Je me suis acheté des provisions, des bouquins, des journaux français et italoches et je suis retourné à ma cambuse. Il faisait un temps somptueux. Le ciel était vide de nuages mais plein d’une ardente lumière… On voyait la mer presque jusqu’à Alger. La nature sentait bon et un citronnier poussait devant la porte. Il y avait un garage où remiser l’Alfa et un bout de jardin où poussaient des plantes grasses.

C’était tellement bon, tout ça, que j’en avais les larmes aux yeux. Je reniais mes années de truandage, mes mains rouges et tout le raisin qui souillait mon pédigrée. Je me voulais neuf. C’était comme si tout recommençait… J’étais un nouvel homme, surgi des limbes sanglants de mon passé. Maintenant ça allait changer, sans devenir honnête — à l’impossible nul n’est tenu — je saurais bien m’organiser pour gagner mon steak quotidien avec mon cerveau et non pas avec un pétard, car les pétards font trop de bruit.

J’ai fait la dînette, tout seul, en regardant la mer. La réverbération me faisait mal aux châsses. Faudrait que je m’achète des verres teintés ; du reste ça compléterait mon personnage…

Une pièce me plaisait beaucoup : le living. Il était meublé façon Lévitan rustique, mais c’était gentil néanmoins, peut-être à cause de la cretonne et des chaises de paille.

Après le repas j’ai fait un brin de sieste sur le divan. Des postes de radio du voisinage moulaient de la romance dans l’air ensoleillé.

J’ai dormi avec, à portée de lucidité, un obscur sentiment de paix et de reconnaissance.

CHAPITRE V

Pendant deux jours pleins j’ai mené cette vie larvaire. Je me faisais l’effet d’un ver à soie dans son cocon. Je me transformais en silence. Ma joie c’était de bouffer et de dormir. Je ne sortais que pour aller acheter des journaux et des pipes. Le troisième jour qui a suivi mon arrivée j’ai lu sur la Stampa qu’on avait enfin retrouvé le cadavre de Robert sur la grève. Le crime occupait deux colonnes. Je n’ai pas pigé tout l’article mais en gros j’ai compris que je n’avais rien à craindre. Le journaliste disait que ce devait être un coup des Siciliens et que la défiguration infligée au cadavre pour en rendre l’identification impossible laissait penser que la victime était un chef de gang quelconque. Ce côté règlement de comptes me bottait. Cette fois je pouvais réinstaller dans ma nouvelle identité. J’étais tranquille : personne ne viendrait me la réclamer avant un an et un jour !

Une soif de vivre et de me la couler douce s’est emparée de moi. J’ai mis mes plus beaux atours et je suis allé flâner dans le centre de la ville.

En cette saison, Menton était une simple ville de province. Les estivants avaient mis les adjas. Il ne restait en circulation que de vieux jetons qui soignaient leur arthrite au soleil du Midi… Et tous se rendaient au même endroit : le casino !

C’était la petite usine de ces braves gens. Ils y allaient dès l’ouverture et passaient leurs journées autour des tables, risquant avec prudence des jetons de cent balles.

J’avais envie de les imiter, seulement ces sortes d’endroits sont surveillés et y aller équivalait à prendre un risque important. La police des casinos est composée de gars à l’œil exercé dont le turbin consiste justement à repérer les frimes qui défilent dans les salles de jeux. C’était pas fort de me filer dans les ratiches du loup.

J’ai longtemps hésité, et puis, sur le soir, je me suis décidé, alléguant pour apaiser mes inquiétudes que le casino de Menton n’est pas très important et qu’en cette morte-saison il était si peu fréquenté que les services de surveillance ne se justifiaient pas.

J’ai gravi le perron d’une allure nonchalante, biglant autour de moi derrière mes verres fumés. Le coin était plus désert encore que je ne le supposais.

J’ai pris une carte d’entrée d’un mois au contrôle, j’ai fait changer cinquante sacs en plaques et je me suis avancé vers l’unique table de roulette en fonction.

Une demi-douzaine de personnes l’entouraient, croupier compris. Il y avait là un fonctionnaire en retraite, un peu mité, trois vieilles dames étrangères, peintes comme des jouets, qui se reportaient à leur martingale avant de miser ; et une jeune femme rousse au visage délicat. Elle était élégamment fringuée d’une robe noire avec des paillettes brillantes aux seins. Elle avait de longs cils recourbés qui mettaient en valeur ses yeux bleu-vert. Sa peau était une véritable peau de rousse, pâle et délicate… Son visage était allongé, comme un portrait espagnol du XVIIe. Elle portait au poignet droit un magnifique bracelet d’or massif enrichi de pierres vertes, et qui devait la gêner pour tendre le bras à l’horizontale…

Evidemment je lui ai accordé illico toute mon attention. Mais j’avais beau lui filer des coups de sabord terribles, elle ne levait même pas les yeux sur moi. Elle était trop occupée par son jeu.

J’ai suivi les caprices de la bille pendant un instant avant de prendre part à la partie. Puis j’ai risqué une plaque de cinq cents francs à cheval sur le 8 et le 5. C’est le 26 qui est sorti. Je me suis entêté. En dix coups j’ai eu épongé mes cinquante mille balles. Ça suffisait. Je ne me sentais pas la passion du jeu. Ça ne m’excitait pas plus qu’une simple belote dans un quelconque café du Commerce. Le jeu c’est l’aventure des petites gens, leur dispensateur d’émotions fortes. Il n’avait pas de prise sur moi. Un morphinomane n’est pas accessible à l’aspirine.

Je me suis écarté de la table et j’ai suivi le comportement de la femme rousse. Elle n’avait pas de petits papiers comme les autres tordues. Elle jouait posément mais d’une façon assez curieuse, attendant pour miser que ses voisins aient fait leurs jeux. Elle observait les placements d’un œil aigu, une pincée de jetons dans la main droite. Lorsque tout le monde avait allongé son enjeu elle se hâtait de répartir le sien sur le tapis vert tandis que le croupier lançait la bille dans son compotier.

Il m’a fallu un bout de temps pour piger son manège… J’ai compris du même coup sa lenteur de décision et surtout l’utilité de son énorme bracelet. Elle pratiquait de la façon suivante : lorsqu’elle déposait ses jetons sur les différents carrés, elle choisissait toujours des numéros relativement éloignés d’elle, ce qui l’obligeait à tendre le bras. En ramenant la main, son collier raclait la mise d’un autre joueur et la faisait glisser dans une case voisine. Lorsque je me suis aperçu de ça j’ai cru vraiment à une maladresse de sa part ; en effet quel intérêt avait-elle à changer de case la mise d’un autre joueur ?

J’ai pigé après un effort de gamberge. Elle agissait ainsi parce que les autres étaient des joueurs à martingale. C’est-à-dire qu’ils suivaient plus leurs calculs que le déroulement des opérations sur le tapis vert. Ils misaient des numéros déterminés et, si un autre numéro sortait, ils ne sourcillaient même pas, ne levaient pas les yeux. Donc une vieille ayant joué le 18 ne bronchait pas en entendant le croupier annoncer : « 21 », c’est-à-dire la case voisine où la rouquine avait fait glisser la mise posée sur le « 18 » et c’était la belle pépée qui enfouillait le grisbi.

A un moment donné comme elle avait promené une plaque de cinq cents points du « 16 » au « 19 » et comme le 16 sortait, j’ai cru que ça allait déclencher un pataquès du tonnerre. Effectivement la vieille qui avait joué le « 16 » a fait du rififi dans la cabane. Le croupier l’a remise en place en lui disant poliment qu’elle avait la berlue ou bien qu’elle devrait cavaler d’urgence chez les frères Lissac où l’on trouve des lunettes parfaites à prix honnêtes.

Et ça c’est tassé. En somme la combine de la rouquine était au poil. Elle avait chaque fois une chance à l’œil de gagner le canar et comme le pion déplacé était joué plein ça lui faisait un méchant pactole lorsque le bon numéro débouchait dans la tirelire du pingouin au râteau. Du reste son petit commerce devait lui assurer une confortable matérielle à en juger par le paquet de plaques qui grossissait devant elle.

Je l’ai observée encore un instant, puis j’ai quitté le casino pour aller me jeter un pastaga à la terrasse d’un café.

De ma place je pouvais surveiller les allées et venues. Il faisait doux. Il y avait comme une touffeur exquise dans l’air… Les lampadaires arrachaient de l’ombre les massifs de fleurs de la place située devant le casino… On entendait le gros murmure mécontent de la mer, au-delà des bâtiments…

J’ai éclusé trois pastis en fumant des cigarettes et en rêvassant. La souris m’avait donné une notion très précise de ce qu’un petit malin peut réaliser sur la Côte s’il sait s’y prendre. Je décidai de me fixer un bon bout de temps à Menton, d’y avoir pignon sur rue et de faire mon blaud entre le jeu et les vieilles peaux qui y demeuraient. Pierre qui roule n’amasse pas mousse. Maintenant que je m’appelais Robert Rapin et que je possédais bagnole, villa et compte bancaire, je devais amasser plus de mousse qu’il n’y en a dans la forêt de Rambouillet.

J’en étais là de mes pensées lorsque la rouquine est sortie de l’usine. Jusqu’ici je ne l’avais vue qu’assise mais debout son standing augmentait encore. Elle était grande, avec une taille format rond de serviette, des seins qui ne devaient pas se gonfler à la bouche et des fesses extrêmement sympathiques.

J’avais casqué mes consos. Je me suis levé et je suis venu à la rencontre de la femme. Elle n’a pas pigé tout de suite que c’était à sa personne que j’en avais. Il a fallu que je m’immobilise devant elle pour qu’elle braque sur moi son regard indéfinissable, nettement hostile.

— Bonjour, ai-je susurré avec un petit sourire de garçon coiffeur conquérant.

— Je vous en prie ! a-t-elle fait d’un ton tranchant.

J’ai rigolé.

— La vertu en danger ! J’aime ça… Les femmes sont terriblement attirantes lorsqu’elles sont en colère. Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux méchants, je ne suis pas votre genre ?

— Le genre malotru ne m’a jamais attiré, a-t-elle murmuré.

— Je peux vous donner un autre échantillonnage de mes possibilités ?

— Non merci, je ne suis pas portée sur l’humanisme…

Je suis devenu sérieux. Elle commençait à me courir, cette garce, avec sa superbe et son regard flétrisseur.

— Vous êtes davantage portée sur la roulette ?

Un voile léger est tombé sur son visage. Son regard a été comme remplacé par des hachures.

Elle m’a détaillé avec attention.

— Tiens, a-t-elle fait pour elle-même, je vous ai aperçu tout à l’heure, au jeu, non ?

J’ai murmuré d’une façon appuyée qui ne laissait pas de place à la sérénité.

— Moi j’ai fait plus que vous apercevoir… Je vous ai reçue comme un message de la plus haute importance…

Elle m’a regardé.

— Evidemment cette phrase n’est pas de moi, je m’en voudrais, je l’ai pompée dans un bouquin prétentiard…

Maintenant elle ne savait plus si elle devait poursuivre son personnage du début ou bien s’il convenait de mettre un peu les pouces. Elle sentait confusément une menace dans ce badinage et elle était partagée entre son désir de m’envoyer aux bains turcs et celui de me sonder plus profond.

Elle a fini par céder à la curiosité.

— Puis-je vous offrir une bouteille de Champagne dans un bar sélect ?

— Je n’aime pas le Champagne…

— Alors un whisky ?

— Vous avez des façons un peu… expéditives.

— Ne voyez dans tout ça qu’une forme de ma franchise…

Nous n’avons plus dit un mot, mais je l’ai entraînée vers un établissement de nuit, dans une petite rue conduisant à la mer. Un vent léger soufflait du large. La ville était silencieuse. J’avais l’impression idiote d’être perdu à l’autre bout du monde. La souris était belle et roulée d’une manière qui me séchait un peu le gosier et me donnait des envies. Elle avait une démarche prudente et l’air étrangement grave.

L’endroit où nous sommes entrés n’avait rien d’exceptionnel. Des filets de pêche servaient de tentures et on trouvait le classique bric à brac arraché aux bateaux de mer : roue de gouvernail, lanternes, cordages, etc.

Aucun client. Le patron était un petit Rital suifeux dont les yeux achevaient de se diluer dans de la graisse, pareils à deux suppositoires.

Nous étions son aubaine de la soirée. Il s’est répandu en salamalecs qui avaient le don d’ulcérer immédiatement.

— Deux whisky et cinq minutes de tranquillité ! ai-je lancé.

Un éclat mauvais a brillé dans les deux anus qui lui tenaient lieu de regard. Mais je lui ai rendu son coup de sabord et il a pigé illico qu’il n’avait pas affaire à une nave.

On s’est retrouvés seuls, la rousse et moi, avec comme toile de fond sonore, un blues venu je ne sais d’où.

Elle s’attendait à ce que je l’attaque, mais je n’étais pas pressé. C’est elle qui a fini par murmurer :

— Alors ? d’une voix de femme craintive qui m’a obscurément remué.

J’ai répété :

— Alors ?

Mes yeux rigolaient.

— J’ai l’impression que vous vous moquez de moi, a-t-elle remarqué.

— Les femmes ont toujours cette impression lorsqu’un homme se tait. Pour elles, la politesse masculine consiste à parler… On est bien là, tous les deux, vous ne trouvez pas ?

— Vous avez une curieuse idée du confort…

— Vous préférez qu’on se raconte ? Bon, commencez, vous êtes seule ici ?

— Oui…

— Pas d’homme ?

— Non.

— Quand on vous voit, ça paraît improbable…

— Mais quand on me connaît, ça paraît normal.

Un point pour elle ! C’était une coriace. Un instant j’ai eu peur d’être tombé sur une souris qui n’aimait pas les mâles ! Pourtant, à la regarder de près, on comprenait que le gigot à l’ail c’était pas son fort.

— Vous avez de la défense…

— Les femmes qui vivent seules en ont toujours…

— Vous n’aimez pas l’amour ?

— Si, mais j’aime moins les hommes que la solitude.

Elle a haussé les épaules.

— Attendre un mâle comme on attend le facteur pour avoir son courrier ! Très peu pour moi…

Elle s’est mise à me plaire terriblement. Je l’imaginais nue sur le divan de mon studio rustique, avec la nuit éclairée par la mer… Ça devait valoir le déplacement. Il me la fallait. Depuis ma malheureuse étreinte avec la pute de Bologne j’avais fait tintin pour la dorme couplée. A mon âge, ça ne valait rien, la chasteté.

— Si vous aimez l’amour, je peux vous en donner…

— Tous les hommes promettent ça… Et une fois au lit, il n’y en a pas le dixième de bons…

— Peut-être comptè-je parmi le dixième en question ?

— Prétentieux !

— Essayez, c’est la meilleure façon de vérifier…

— Non, je préfère vous croire sur parole…

— Je ne suis pas votre genre ?

— Je n’ai pas de genre, mais ce soir je rentre chez moi…

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire à ma pension…

Elle semblait décidée…

— Vous voulez remiser votre pognon ?

Elle a tiqué. Un cerne de peur est apparu sous ses yeux. Elle a cru que j’en voulais à son artiche.

— Que voulez-vous dire ?

— Mais… rien d’autre que ce que je dis, ma chère enfant. Vous avez… mettons : gagné, un paquet de blé à la roulette et vous craignez que je vous le chourave. Alors vous me dites « pas ce soir » comme maman dit à papa.

J’ai sorti un gros talbin de ma poche et je l’ai brandi en direction du rideau de perles derrière lequel je sentais l’italoche à l’affût. Le suifeux a bondi dessus comme une truite sur un ver rouge. Peut-être qu’il attendait ça pour payer sa note de gaz ?

Nous nous sommes retrouvés dans la rue.

— Vous venez jusqu’à la maison ? J’ai une bouteille de Johnny Walker ?

— Une autre fois…

— Comme vous voudrez…

Elle m’a tendu la main.

— Merci pour le whisky…

— De rien, c’est moi au contraire qui vous remercie, ma jolie…

— Vraiment ? Et de quoi ?

— De la leçon de roulette. J’ai beaucoup apprécié la dextérité avec laquelle vous utilisez la mise des autres… Entre nous, vous êtes de connivence avec le croupier ?

C’est moins ce que je lui ai déballé que la façon dont je l’ai fait qui l’a cisaillée.

Elle est restée la bouche ouverte comme un jeu de grenouille. J’ai cru qu’elle allait prendre mal au cœur, ses lèvres s’étaient vidées sous leur couche de rouge.

Elle n’a pas protesté. Elle n’en avait pas la force. Je venais de lui administrer un vieux coup de goumi entre les carreaux et il lui faudrait un bout de temps pour récupérer. Ce qui augmentait son angoisse c’était son incertitude à mon sujet. De toute évidence elle ne savait à quel échelon me situer. Elle se demandait si j’étais un bourre, un maître-chanteur ou un confrère… Ça la turlupinait vilain.

J’ai gardé mon sérieux afin de la troubler davantage. C’était fini de rire. Elle s’offrait une partie de pouët-pouët-ramolo dont je ne vous dis que ça.

— Vous semblez fatiguée ? Voulez-vous venir prendre un verre chez moi ? J’habite juste sur la colline, une jolie maisonnette peinte en bleu…

Elle a secoué affirmativement la tête. Elle était prête à tout maintenant. Je n’avais plus qu’à ôter la housse du divan et à attendre qu’elle fasse glisser son slip.

— Oui, a-t-elle soufflé ; je veux bien.

Alors j’ai été un mâle, un vrai. Je l’ai empoignée par le col de sa robe et je l’ai plaquée contre le mur.

— Merci, ai-je dit, ton acceptation me suffit, ma gosse. Si tu crois m’acheter avec tes fesses, tu te trompes. Toi tu es à vendre, pas moi.

Sans la quitter des yeux j’ai sorti une cigarette de ma poche et je l’ai allumée d’une main. Puis j’ai soufflé une longue bouffée dans la gueule de la rouquine et je me suis taillé dans le soir.

CHAPITRE VI

Avant de me coucher j’ai fait le compte de mon blé. Il ne me restait que deux fafs de dix dollars. J’espérais que le virement de banque à banque se ferait rapidos car j’allais manquer de carburant avant longtemps. Pourvu qu’il n’y ait pas d’accrochage de ce côté-là ! Une supposition que Robert Rapin ait fait comme un tas de gens, c’est-à-dire qu’il ait pris une signature particulière pour la banque. Moi, j’avais imité celle du passeport, et c’était peut-être une imprudence. En tout cas j’espérais que ce virement n’éveillerait pas la surprise de l’agence de Paris comme n’aurait pas manqué de le faire un retrait direct. Oui, l’astuce était bonne.

J’ai jeté les deux billets amerlocks sur la table et je me suis servi de mon briquet comme d’un presse-papiers. Tout en me déloquant je regardais les banknotes et j’ai remarqué un détail insignifiant en apparence : les deux coupures comportaient un petit trou au même endroit. Je me souvenais que celles que j’avais changées offraient la même particularité : un petit trou comme en aurait produit un passe-laine.

Je me suis couché, mal à mon aise. La rousse m’avait collé des idées horizontales. Pour un peu je me serais sapé pour aller rambiner un tapin au premier bar à fesses venu. Ce qui m’a retenu c’est le respect humain. J’allais pas me mettre à jouer au miché ! C’est dégradant de douiller une polka pour avoir droit à ses faveurs. Surtout qu’elles vous plument et qu’un jour ou l’autre, à ce petit jeu, vous finissez par attraper de mauvaises choses.

J’ai fini par en écraser ; non sans peine. Pour la première fois depuis mon arrivée à Menton je me sentais du sel dans la pipe en sucre.

* * *

Le lendemain matin j’étais en train de faire polker mes gencives lorsqu’elle est arrivée.

J’avais une moitié de croissant dans le grouin et j’ai aperçu sa silhouette à l’entrée du jardin. Elle portait une robe de nylon blanc qui la moulait comme l’aurait fait un collant. Un chapeau de paille rose, des gants roses, un sac de paille noir et une ceinture noire complétaient la tenue. Ainsi attifée elle rendait des points aux vedettes d’Hollywood. Je me suis empressé d’avaler le croicif, au risque de m’étrangler. Je m’étais douté que je la reverrais, mais son arrivée ici me surprenait quelque peu.

Je ne m’étais pas encore toiletté et je traînassais en pyjama bleu tendre à parements blancs. Je ressemblais vaguement à un officier haïtien.

Après avoir délourdé la porte vitrée, je me suis avancé dans le soleil.

— Quelle bonne surprise, ma ravissante tricheuse !

Elle m’a souri. Elle avait dû passer la neuille à se ressaisir et à mettre un petit cinéma au point.

— Vous êtes belle à en perdre la notion de l’heure, ai-je affirmé. Venez vite !

Elle est entrée.

— Asseyez-vous.

Son paillu mettait une ombre rosée sur son délicat visage. Telle qu’elle se présentait, je défie le plus tendeur des tendeurs d’oser porter la main sur elle. On aurait dit qu’un rien allait la faire voler en éclats. Elle était comme une sorte de chose rêvée, d’autant plus fragile qu’elle semblait improbable.

Elle m’a regardé gravement.

— Qui êtes-vous ? a-t-elle demandé.

— Mon nom est Robert Rapin, je m’excuse de n’avoir pas songé à me présenter, hier…

Elle a effacé ces balourdises d’une chiquenaude.

— Je sais… J’ai demandé aux voisins…

— Vous avez demandé aux voisins ? Mais je ne connais personne, je viens tout juste de m’installer ici.

— Vous ne connaissez pas vos voisins mais eux vous connaissent. Ils sont là pour ça… Ils n’ont rien d’autre à faire. La mer, le soleil, vous savez, on s’y habitue et, une fois qu’on s’y est habitué on passe à des distractions plus terre à terre…

— Vous êtes plus jolie encore qu’hier, et pourtant je ne pensais pas que ce fût possible.

— Merci.

— Je ne mens pas.

— Je sais.

— C’est pour me séduire que vous vous êtes faite si belle ?

— Un peu…

— Alors c’est gagné. Vous buvez un whisky ?

— Il est trop tôt…

— Excusez-moi, c’est de la déformation, ma mère a dû m’allaiter avec une queue de morue.

Elle a ri, doucement, contente de voir que j’étais enjoué, détendu et bougrement heureux de la regarder.

— Un café ?

— Non, rien… Je ne suis pas venue ici pour boire…

— Pourquoi êtes-vous venue ?

— Pour vous voir.

— Seulement pour me voir ?

— Aussi pour vous parler.

— Alors je vais essayer de vous écouter. C’est duraille quand on vous regarde. Automatiquement on a l’imagination qui vadrouille.

— C’est au sujet de votre allusion d’hier…

— Quelle allusion ?

— Concernant… ma façon de jouer.

— Eh bien ?

— J’aimerais savoir ce que vous en pensez.

Je me suis versé une copieuse rasade de whisky. Elle entrait carrément dans le vif du sujet, elle me demandait d’abattre mon jeu et fallait que je mette mes brèmes en ordre.

— J’écoute ! a-t-elle encouragé.

— Que voulez-vous que je vous dise ? J’ai vu que vous trichiez et je vous ai fait part de cette remarque. C’est tout. Dites, vous êtes en combine avec le croupier, non ? En général ces mecs-là n’ont pas du lard fumé sur les yeux…

Elle a soupiré.

— Il est très sensible à mes sourires… Un croupier est un homme comme les autres… Les vieilles dames qui l’ennuient à longueur de journée ne sont pas dignes d’intérêt. Il s’est certainement aperçu de quelque chose, mais il ne dit rien. Je crois que, dans un sens, ça l’amuse…

— Et dans l’autre sens, ma belle ?

— Je ne comprends pas…

— Vous pensez que votre exploitation va durer longtemps ?

— Non…

— Vous êtes ici depuis quand ?

— Dix jours…

— Alors un conseil : changez de crémerie. Un de ces quatre, le chef des jeux vous mettra le grappin dessus et ça chauffera. Il n’est peut-être pas sensible aux sourires de miss Europe, lui !

Elle est demeurée un instant silencieuse, puis elle a dit :

— Merci du conseil, je crois que je le mettrai à profit…

— Vous êtes une professionnelle ?

— J’allais le devenir…

— Orientez-vous plutôt vers une carrière libérale…

Elle m’a regardé une fois encore, d’un air anxieux et hésitant.

— Qui êtes-vous ? a-t-elle répété.

— Je vous l’ai dit.

Un haussement d’épaules agacé l’a secouée.

— Qu’est-ce qu’un nom ! Je vous demande qui vous êtes, sur le plan moral.

— Qui croyez-vous que je sois ?

Une seconde d’hésitation, puis, courageusement elle a lâché :

— Un drôle de type…

— Oui ?

— Oui…

A mon tour je me suis senti mal à mon aise.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas, justement. Vous tenez du riche désœuvré et…

— Et ?…

— Et du gangster.

J’ai commencé à me demander si j’avais eu si bon nez que ça de forcer l’intimité de cette perruche.

— Vous exagérez… dans les deux sens. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je me débrouille dans certaines affaires, voilà tout. En ce moment je me repose…

— Vous êtes bien jeune pour être rentier.

— Quand on est vieux on n’en profite pas.

— Vous pensez rester longtemps… inactif ?

— Ça dépend.

— Ça dépend de quoi ?

— De la rapidité avec laquelle je croquerai mes économies.

— Ça peut durer longtemps ?

— Assez si je suis raisonnable.

— Dommage.

— Pourquoi ?

Elle m’a jeté un regard provocant.

— Parce qu’on aurait pu s’associer…

— Acheter une épicerie-comptoir ? Ou une mercerie ?

— Non : jouer ensemble…

— Jouer à quoi ? Si c’est à papa-maman d’accord, mais autrement…

— Jouer à ça et à autre chose. La roulette ne vous tente pas ?

Ça venait. C’était une drôle de mousmé en vérité. Elle devait savoir faire son beurre. Son idée de jouer cartes sur table avec moi me prouvait également qu’elle n’avait pas froid aux chasses…

— Vous avez des projets ?

— Oui…

— Dites toujours…

— A deux on a plus de possibilités… Je triche depuis peu de temps mais j’ai beaucoup réfléchi et compris pas mal de choses.

— Si vous me racontiez un peu tout ça ?

— Je suis divorcée d’avec un garçon gentil mais pauvre. J’avais des idées d’indépendance et des goûts de luxe. J’ai suivi un industriel ici… Je l’avais rencontré dans une boîte des Champs-Elysées. Il voulait vendre son usine pour moi paraît-il. Mais au bout de huit jours il s’est ravisé et a disparu. Je suis donc restée à Menton. J’ai joué pour essayer de gagner un peu de fric ; comme je perdais j’ai triché. Quand on le veut, on peut très bien s’identifier au hasard ; il s’agit simplement d’être plus malin que lui…

Elle était lancée, elle a continué :

— A la roulette, tout le monde essaie de constituer une martingale. Tout le monde cherche à donner des règles à un jeu qui ne peut en comporter. Un seul type s’en remet au hasard : le croupier ; conclusion, c’est lui qui gagne vraiment, et de façon assidue. Je me suis dit que, puisqu’en voulant chercher des règles au hasard on se cassait le nez, mieux valait aller plus loin, le dominer… Vous comprenez ?

— C’est un bon principe.

— La pratique évidemment en rend l’application assez délicate, mais, vous l’avez vu, on y parvient ?

— Oui…

— Et en unissant nos… idées, nous devons faire mieux que je ne fais.

— Vous croyez ?

— J’en suis persuadée. Voulez-vous un exemple ?

— Allez !

Supposez que nous soyons de connivence et que nous allions séparément dans la salle de jeu. Vous avez une dizaine de plaques de mille francs dans la main. Moi je suis de l’autre côté de la table. Vous vous asseyez près du croupier. Celui-ci lance la boule. Vous regardez où elle s’arrête du coin de l’œil. Supposons que ce soit sur le 8. Immédiatement, avant que le croupier fasse l’annonce vous vous écriez : Six mille sur le 8. Et vous déposez vos dix mille sur la case. Evidemment le croupier s’indigne et vous somme de retirer cette mise tardive. Vous obéissez. A ce moment je proteste en disant que j’avais quatre mille francs sur le 8. Vous vous troublez, recomptez votre paquet de plaques, vous admettez votre erreur et reposez « mes » quatre mille francs sur le 8. Gain : 140 billets ! On vous regarde comme un escroc et vous quittez la salle, mais j’empoche le fric. En opérant une fois dans chaque casino de la Côte nous aurons vite ramassé une grosse somme…

Là alors j’ai été sur le dargeot ! Elle avait sa dose de phosphore sous la coquille, cette chérie !

— Dites-moi, ai-je fait, vous avez trouvé ça toute seule ?

— Oui, qu’en dites-vous ?

— Ça vaut dix sur dix… Seulement…

— Seulement ?

— J’ai une contreproposition à vous faire.

— Laquelle ?

— Lorsque nous aurons fait le coup dans toutes les salles de jeux de par ici nous serons grillés, d’accord ?

— Mon Dieu…

— Si ! Or le coin me plaît. Je risquerai le paquet avec vous lorsque j’en aurai bien profité et que mon bel osier sera mort. Vous voulez m’aider à le croquer ? Dites oui et on cavale chercher vos bagages à votre pension à la noix. J’ai dans l’idée que nous ferions un beau couple tous les deux ; à tous les points de vue, c’est pas votre avis ?

Elle a un peu rougi. Ça lui allait bien.

Très vite elle a murmuré :

— Oui, je crois.

CHAPITRE VII

Elle s’appelait Herminia.

Ne me dites pas qu’on ne peut pas faire l’amour dans une pression de main ; ça n’est pas vrai. Moi je l’ai fait immédiatement avec elle. Lorsqu’elle a eu murmuré « d’accord » son bras s’est avancé vers moi comme un majestueux reptile et une belle main blanche et fine a fleuri. J’ai regardé cette main d’un œil ému. Puis je l’ai serrée et franchement c’était comme si je l’avais prise sur le divan, complètement. Nos deux paumes se sont étroitement épousées, nos doigts se sont emmêlés. Un long moment nous sommes restés ainsi, immobiles, joints, les yeux noyés dans les yeux avec un cœur désordonné qui nous cognait de grands coups jusque dans le ventre.

— Vous débarquez dans ma vie à point nommé, Herminia…

— Je crois que vous aussi, a-t-elle répondu.

Nous sommes allés chercher ses bagages et une heure plus tard elle s’installait sous mon toit.

Quand je pense qu’avant son arrivée je trouvais la maison joyeuse !

Une vraie rigolade. En un tournemain elle a semé de la grâce et de la douceur partout. Tout est devenu aimable et chaud. Jusqu’à radio Monte-Carlo qui s’est mis à diffuser des trucs pleins de tendresse.

Elle était sensationnelle, cette fille. Je me félicitais de la façon dont je l’avais embarquée. Je m’étais conduit en homme et, auprès des souris, ça paie toujours le plein tarif.

On s’est aimé, l’après-midi, pour la première fois.

On venait de manger un poulet froid arrosé de champ !

Le poste diffusait un flamenco. Je crois que c’est cette musique qui a tout déclenché. Le gars qui manipulait la guitare vous pinçait les tripes par la même occase.

J’ai regardé Herminia et elle a tout de suite pigé. Elle est allée s’étendre sur le divan ; elle a mis ses bras sous sa tête et elle a attendu.

Je suis venu à elle comme un type qui arrive au terme d’un long voyage. J’avais les flûtes flageolantes et j’étais harassé, mais au premier signe toute ma force m’est revenue, au carré ! On s’est payé une drôle de séance, je vous le garantis. Pour le fignedé elle ne donnait pas sa part aux cadors, ma belle rousse. J’avais l’impression de m’expliquer avec un boa. Elle enroulait tout son corps autour du mien, pareille à une espèce de lierre qui me revêtait et me rendait dingue. On a poursuivi le duo pendant des heures. Elle aussi avait un gros retard d’affection à solder. Quand on a eu fini, la radio ne distribuait plus de la guitare, mais un mec parlait de la vie des castors… Marrant, non ?

Une balade sur la corniche s’imposait. Nous l’avons faite. C’était du tonnerre de se hasarder sur cette route en lacets aux côtés de ma conquête… J’avais la certitude d’être devenu invulnérable. Non, les poulets ne pouvaient plus rien contre moi. Cette fois Kaput était bien mort. C’était à lui que j’avais écrasé la tête, là-bas, sur la plage italienne. J’avais enfin réussi à le détruire, celui-là…

Je chantais en longeant la mer et ses rochers rouges, la mer et ses plages d’or piquetées de tentes versicolores…

La mer et les pins parasols…

— Je t’aime, Herminia…

— Je t’aime, Robert…

Je n’ai pas sourcillé. C’était vrai. Je m’appelais Robert. Ce prénom, je l’aimais comme on aime son prénom ; je ne pensais plus à l’AUTRE.

— A quoi songes-tu, Robert ?

Je l’ai regardée.

— A nous deux…

Nous avons dîné à Nice, dans un restaurant face à la mer. Puis nous sommes rentrés en amoureux. Pour la première fois de ma vie je faisais un voyage de noces. C’était fameux !

En rentrant, j’ai trouvé dans la boîte à lettres un avis de la banque m’informant que le virement s’était effectué. J’ai poussé un grand soupir. Rien n’est meilleur que la réussite. La réussite, non pour ce qu’elle rapporte, mais considérée simplement en tant que réussite.

— Tu parais bien heureux, Robert ?

— Je le suis.

Et comme on ne garde pas pour soi le bonheur je lui ai refait l’amour dans le jardin, au milieu du tintamarre des cigales.

CHAPITRE VIII

Nous ne sommes pas retournés au casino pendant les jours qui ont suivi. Ça ne lui manquait pas. Les gens qui trichent n’aiment pas le jeu. Pour eux, la table de roulette ou de baccara c’est un peu l’établi de l’usine. D’autre part, il ne fallait pas que nous nous montrions ensemble dans ces sortes d’endroits si nous voulions réaliser un jour le grand projet d’Herminia.

On s’est mis à croquer peinardement mon blé. Sans faire d’extravagances, mais aussi sans se priver. La belle vie, quoi !

On faisait la grasse matinée. J’allais acheter de quoi déjeuner pendant qu’elle mettait de l’ordre dans la maison. On mangeait de la charcutaille dans la même assiette et puis on foutait le camp dans les petits bleds des environs ou sur les plages, jusqu’au soir. Ensuite nous dînions dans un restaurant sélect. On allait lichetrogner un pot dans une taule à attractions de la corniche avant de rentrer et de s’aimer.

Cette gonzesse, j’arrivais pas à m’en rassasier. Toute la journée je me retenais pour donner plus de poids à cet instant béni où nous nous retrouvions en tête à tête sans témoin ! Alors je faisais explosion et je me baguenaudais en dehors de l’existence, dans un bled où je m’attendais à rencontrer des petits gars à auréole. Et un jour tout ça s’est déchiré, les lumières se sont éteintes, j’ai compris que personne ne peut s’écraser soi-même la tête sous un rocher !

Ça a commencé un matin, en rentrant des commissions. J’aimais faire les emplettes. Vous vous fendez le parapluie en imaginant un dur avec un filet à provisions, occupé à marchander des oranges chez le crémier ? Et pourtant… Oui, pourtant j’aimais ça. J’achetais un tas de trucs : des boîtes d’ananas, du caviar, des charcuteries délicates… Tout ce dont j’avais été privé au cours de ma vacherie d’enfance et que je biglais, le naze écrasé sur les vitrines.

Comme je posais le filet sur la table, Herminia est sortie de la cuisine, le corps moulé par une robe de chambre de soie noire enrichie de motifs chinetocks.

— Tiens, quelqu’un t’a demandé pendant que tu n’étais pas ici.

Si vous faites un jour un film de mes souvenirs, n’oubliez pas de coller une musique à base de trompette fortissimo à cet endroit. Il faudrait un bon coup d’Armstrong pour rendre mon état d’esprit du moment.

J’ai regardé Herminia, ses beaux cheveux roux noués en queue de cheval, ses yeux en amandes, sa bouche non fardée… Les minuscules taches de rousseur qui constellaient sa peau blême.

— Quelqu’un ? ai-je balbutié…

— Oui. Ça a l’air de te bouleverser ?

— Qui ?

— Un petit bonhomme rigolo…

J’ai éclaté de rire.

— C’est le gérant de la maison…

— Peut-être…

— Il n’a rien dit ?

— Non, il repassera après déjeuner, vers deux heures.

Je suis allé au téléphone pour en avoir le cœur net et j’ai sonné l’agence de location. Le petit zig au canotier noir m’a répondu. Il a semblé surpris par ma question. Non, ça n’était pas lui qui m’avait demandé.

J’ai ressenti un grand froid dans mes pognes en posant le combiné sur sa fourche.

Si ça n’était pas le gérant, qui pouvait m’avoir demandé ? Excepté lui, personne ne me connaissait !

J’ai appelé Herminia qui préparait notre dînette en sifflotant.

— Oui !

— Ecoute, ce type, ton petit bonhomme rigolo, à quoi ressemblait-il ?

Elle a réfléchi.

— Attends… Il a un côté patron de bistrot. Il est presque chauve, habillé de façon très quelconque avec une figure toute ronde et des yeux à moitié clos, tu vois qui c’est ?

Non je ne voyais pas, absolument pas, et c’était bien ce qui me turlupinait…

Un petit signal d’alarme carillonnait dans ma tête. Je me suis dit :

« Et si c’était un poulardin ? »

Mais à la réflexion, ça ne tenait pas. Les poulardins vont par deux, comme les escargots.

Alors ?…

J’avais beau me creuser la calbombe, je ne trouvais aucune solution plausible. A moins que… Oui, ce devait être un type de ma banque… Ou bien… Ou bien tout culment un représentant qui avait appris mon nom chez un voisin. Herminia me l’avait dit le jour de son arrivée ici : les voisins savent tout.

Non, fallait pas se casser le bol. L’essentiel était que le bonhomme en question n’appartienne pas à la grande taule. A part ça, je me foutais de son identité.

Malgré tout, en becquetant j’étais rêveur.

Herminia l’a remarqué.

— On dirait que tu redoutes la visite de cet homme.

— Quelle idée !

— Enfin tu es préoccupé, ça se voit.

— Je suis préoccupé, pas soucieux… Je me demande…

— Quoi ?…

— Ce qu’il me veut. Je tiens à notre tranquillité… J’ai horreur des importuns.

— Qui te dit que c’est un importun ?

Après tout, elle avait raison…

Je l’aidais à débarrasser la table lorsqu’IL a frappé à la vitre de la porte-fenêtre. Je n’avais pas entendu le crissement du gravier. Ce type se déplaçait comme un chat.

A première vue, il avait quelque chose de rigolo en effet ; mais à seconde vue, il était plutôt inquiétant.

Il portait un complet gris, fatigué, une chemise sale, une cravate tirebouchonnée. C’était un blond chauve au crâne blanc et farineux. Il possédait une bille toute ronde, c’est vrai, arrondie encore par la calvitie, mais cette bouille n’était pas si débonnaire que cela et le côté troublant venait justement de son regard. Plus exactement ça venait du fait qu’il n’avait pas de regard. Ses paupières proéminentes étaient presque complètement baissées et le gars était obligé de rejeter un peu la tronche en arrière pour regarder ses interlocuteurs.

— C’est lui, m’a soufflé Herminia.

— O.K., laisse-nous…

Elle est allée dans la petite cuisine, mais elle prêtait l’oreille, de toute évidence.

J’ai délourdé. Le gars a eu simultanément un hochement de tête et un grognement.

Puis il est entré d’une démarche furtive qui contrastait avec le côté rondouillard de sa personne.

— Vous désirez ? ai-je demandé le plus calmement possible.

— Je voudrais parler à Robert Rapin.

Il n’a pas dit « à monsieur » et c’était inquiétant.

— C’est moi…

Alors une expression d’intense surprise s’est répandue sur sa frime. Il a levé le menton et m’a considéré avec attention par-dessous ses paupières de crapaud.

Enfin il a secoué la tête et a dit d’un ton morne :

— Vous n’êtes pas Robert Rapin.

Comme coup de cymbale on ne pouvait imaginer mieux.

J’ai compris que cet homme était dangereux. Et d’autant plus dangereux que je ne savais rien de lui.

J’ai réagi.

— Qu’est-ce que vous me racontez ! Je sais bien qui je suis, tout de même…

Un fugace sourire a retroussé sa lèvre supérieure.

— Je ne sais pas qui vous êtes, mais je sais que vous n’êtes pas Robert Rapin. Je connais Robert Rapin ; je le connais même très bien. Ça n’est pas vous…

— Alors vous confondez… C’est un nom qui est relativement répandu…

— Je ne confonds pas…

— Je vous dis que si !

— Moi je vous jure que non.

— La preuve : je suis Robert Rapin, mais vous ne me reconnaissez pas : conclusion, il ne s’agit pas de la personne que vous cherchez…

Tout en parlant je me sentais gagné par une grande tristesse. Une tristesse physique qui me décolorait la vie. Voilà qu’il fallait affûter ses griffes, se tenir sur la défensive… Alors c’était déjà fini les beaux jours ?

Herminia était sortie de sa cuisine et regardait la scène d’un air inquiet.

— Qui êtes-vous ? ai-je demandé…

— Bouboule !

Il s’agissait d’un sobriquet, évidemment, et d’un sobriquet cucul-la-praline ; mais il ne donnait pas envie de se poirer, à cause de la manière dont il le prononçait.

— Connais pas, ai-je affirmé. Je n’ai jamais entendu parler de Bouboule…

— Même par Rapin ?

— Dites donc, je voudrais que vous cessiez ce petit jeu…

— Moi aussi, on pourrait parler !

— Je suis Rapin…

— Alors montrez-moi une pièce d’identité avec photo…

J’ai serré les poings.

— En voilà assez ! Qu’est-ce que c’est que cet inquisiteur à la noix ! Taillez-vous ou j’appelle la police…

Il a tiré une chaise de sous la table et s’est assis. Puis il a croisé les cannes et lissé le pli de son futal fatigué.

— C’est ça, a-t-il dit, appelez donc la police, il y a longtemps que je n’ai pas rigolé.

Il m’en imposait par son calme et sa sûreté olympienne. Je lui aurais volontiers bouffé la rate, mais c’était pas le moment de se laisser aller à la violence. Non, il fallait prendre le taureau par les cornes. Ce qui m’agaçait c’était la présence muette d’Herminia.

— Dis, chérie, ai-je murmuré, passe ton short et va sur la plage ; je te rejoins…

Elle a hésité, ses yeux ont croisé les miens et elle y a lu quelque chose qui n’incitait pas à la rouspétance.

— D’accord…

Trois minutes plus tard elle se barrait.

— Elle est docile, a remarqué Bouboule…

— Je vous écoute…

— Qui êtes-vous ?

— Ne revenons pas là-dessus !

— Où est Rapin ?

— Ne revenons pas non plus là-dessus…

— Il le faut bien, car c’est l’objet de ma visite…

— Ah ?

— Oui… Il faut que je parle à Rapin coûte que coûte et le plus tôt sera le mieux. Surtout ne me dites pas qu’il y a confusion : j’ai vu son Alfa dans le garage…

La tuile ! Je devais d’urgence trouver une attitude ad-hoc. Ce mec était fortiche, pas moyen de lui vendre de la chicorée d’avril en décembre ! Qui était-il et que voulait-il ? Il était urgent que je le sache.

— Que voulez-vous ?

— J’ai à lui parler…

— De quoi ?

Il a ricané :

— On trouve toujours à dire à un type qui vous a empaillé de douze millions.

Si j’avais eu un dentier, parole, il partait droit sur le carrelage.

— Douze millions !

— Oui… Cet enviandé de frais s’est barré avec mon fade…

Il s’est levé. La gueule noire d’un automatique est apparue au-dessus de son poing.

— On ne va pas passer l’année à se dire des trucs vides. Ecoutez, je suis prêt au pire… Les gars qui n’ont plus un flèche voient dégringoler leurs scrupules…

— Je sais.

— Bon, alors on va peut-être se comprendre. Pour une raison qu’il est inutile de vous expliquer, Rapin me doit douze briques et il a disparu. J’ai fait mon enquête… J’ai su qu’il s’était taillé en Italie… Pas moyen de le rejoindre car je suis évadé de la boîte aux mille lourdes…

Un confrère ! Je commençais à reprendre mon aplomb.

— Ah ! bon…

— Oui… Ça vous choque ?

— Non. Mais j’aimerais savoir…

— Quoi ?

— Comment vous avez débarqué ici ?

Il a souri gentiment, a rejeté sa hure en arrière pour me considérer à son aise. Ma curiosité le flattait.

— Je pensais que tôt ou tard Rapin rentrerait en France car il n’avait pas pu passer le magot chez les Macaronis. On n’emporte pas vingt-quatre briques clandestinement, surtout pas cette fiotte. Il était trop prudent…

Vingt-quatre millions.

— Alors ?

— Alors je me suis démerdé de savoir s’il avait remisé son fric à la banque. Je connaissais celle-ci car il m’avait déjà fait un chèque avant… avant le coup.

Le coup ! Ça devenait fichtrement intéressant.

— Je me suis rencardé à la banque, j’ai fait la connaissance d’un garçon de bureau qui, pour dix tickets, a jeté un coup d’œil à son compte. Il n’y avait que dix briques et des…

Ça je le savais… Je pigeais itou comment le Bouboule avait trouvé ma planque. Le garçon de bureau avait appris le virement des fonds à la succursale de Menton et il avait affranchi l’homme aux paupières baissées. La preuve que le pressentiment existe : en faisant cette opération j’avais senti qu’il en découlerait quelque chose d’imprévisible.

Le visiteur a fait un geste avec sa main tenant le pétard.

— Bon, à vous de causer…

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte, le présent ou l’avenir ?

— Le passé !… Le présent, je m’en charge et mon avenir dépend du passé.

On finissait par s’habituer à ses yeux.

Qu’est-ce que je dis ! A son absence d’yeux.

Il m’était déjà familier. Quand un truand rencontre un autre truand il se sent à l’aise aussitôt. J’étais très à mon aise malgré le soufflant qu’il continuait de serrer dans sa grosse patte velue.

Le mot « coup » qu’il avait employé pour qualifier ses affaires antérieures avec Rapin me plongeait dans un océan de délices. Il m’apprenait que Robert avait été un malfaiteur et j’en ressentais une longue vibration dans ma moelle. J’y voyais une dédicace affectueuse de la destinée.

— Si vous posiez des questions, ça irait plus vite ! ai-je déclaré.

— Qui êtes-vous ?

— Pour tout le monde, Robert Rapin. Pour vous, à titre exceptionnel, un ami qui vous veut du bien.

— Bon. Où est Rapin ?

En guise de réponse j’ai sifflé la Marche funèbre. Il devait être un brin mélomane car il a pigé. Sa gueule s’est littéralement allongée.

— Mort ?

— Un peu…

— Tu l’as tué ?

Il n’en doutait pas et le tutoiement avait jailli, spontané, fraternel.

— Non. Il s’est tué en tombant d’un rocher… C’était sur une plage italienne. C’est moi qui l’ai trouvé : il était mort. Comme je cherchais une identité et une situation ça ne pouvait pas mieux tomber… Non ?

— T’es certain de ne pas l’avoir buté ?

— Certain… Remarque : le résultat serait le même…

— C’est toi qui as viré le flouze ?

— Il avait son chéquier et son carnet de banque dans sa bagnole… J’ai fait pour le mieux… On est bien ici… Le soleil est chaud et les filles sont belles, t’as vu le spécimen de propagande ?

— En effet…

Il a remisé son artillerie et s’est mis à réfléchir.

— Alors t’es entré dans la peau du gars ?

— Puisqu’elle m’allait…

— Tu sais qu’il était pédé ?

— Je sais…

Ça m’avait échappé, et je mesurais d’un seul coup l’étendue du désastre.

Il a sauté sur ma bévue à pieds joints.

— Donc, tu l’as connu vivant !

— C’est-à-dire…

— Donc, tu l’as buté…

— Tu m’emmerdes, c’est mon affaire…

— C’est aussi la mienne. Ce gars a planqué plus de vingt briques avant de filer… Qu’il soit mort je m’en moque dans la mesure où ça ne m’empêche pas de retrouver mon tas, tu piges ?

— Oui…

— T’as pas une idée de l’endroit où il est, le blé ?

— Je ne savais pas qu’il y avait du fric à la clé, à part le compte en banque…

— Vraiment ?

Le revolver venait de jaillir à nouveau dans sa main.

— C’est une manie, ai-je rigolé… Remise ta pétoire, pauvre tronche. Je ne sais rien, rien de rien… Mais je ne demande qu’à être mis au parfum. Vingt briques, ça intéresse toujours un gars comme moi, figure-toi !

Il a secoué la tête avec obstination.

— Tu me bourres le mou. Parle !

— Je ne sais rien du magot !

— A d’autres ! Tu as suivi Rapin en Italie. Tu lui as arraché son secret, tu l’as bouzillé et t’es revenu… Bon, c’est du joli travail. Seulement, moi, j’avais des droits sur la moitié de cette oseille, et je vais les faire valoir. Rapin avait un côté naveton, mais c’était un naveton rusé, capable de tout, y compris de se laisser posséder par un dégourdi de ton espèce. T’es beau gosse et c’était son point faible, avoue que c’est par là que tu l’as eu !…

Bouboule m’avait l’air vraiment dégourdoche. Il comprenait les choses, la vie…

— Tu vois juste ; sauf que je n’étais pas au courant de l’artiche.

— Qu’est-ce que tu fichais en Italie ?

— Je me planquais…

Il m’a regardé avec attention.

— Oh ! mais dis donc, a-t-il murmuré… Tu ne serais pas le mec que les bourdilles recherchaient à cor et à cri ? Comment, déjà… Kaput ?

CHAPITRE IX

A peine le nom lui était-il tombé des lèvres que j’ai cessé d’appréhender.

Kaput ! Il venait de me donner mon blaze. Ça me faisait plaisir comme lorsqu’on enfile ses pantoufles après avoir beaucoup marché.

Au regard que je lui ai filé, il a compris qu’il ne se trompait pas. Ça lui a coupé le siflet d’un coup.

Le pétard s’est mis à trembler dans sa main.

— Pose ça, ai-je murmuré, je n’aime pas ces sortes d’intermédiaires.

Mais au lieu de m’obéir, il a relevé un peu plus le canon du feu. J’avais le petit orifice noir juste à la hauteur de la poitrine ; seule nous séparait la largeur de la table. Si jamais il pressait la détente, j’allais déguster une drôle de porcif.

J’ai répété :

— Pose ça !

Mais en sachant qu’il ne m’obéirait pas. La découverte qu’il venait de faire le pétrifiait. Il m’avait parlé comme à un type de dernière zone et ça lui foutait rétrospectivement les jetons.

Il a brusquement glapi, d’une voix pointue :

— Ne bouge pas ! Ne bouge pas ou je t’arrose !

Il avait follement peur. C’était peut-être flatteur, mais c’était encore plus dangereux. Dans l’affolement il risquait fort de crisper un peu trop son index sur cette foutue gâchette.

J’ai haussé les épaules.

D’un ton extrêmement neutre j’ai murmuré :

— Pourquoi jouer les gros bras, Bouboule ? C’est tellement plus simple de s’entendre.

Indécis, il a rejeté sa portion de tronche en arrière pour m’étudier. Alors, d’un geste brusque, j’ai empoigné le rebord de la table et je me suis rué sur Bouboule avec ce bélier improvisé. L’autre rebord lui a cisaillé l’estomac. Il n’a même pas eu le temps d’envoyer la purée. Il est parti les quatre fers en l’air par-dessus sa chaise. J’ai sauté sur sa poitrine à pieds joints. Il a exhalé un soupir qui n’en finissait plus.

J’ai raflé le pétard. J’étais heureux de me retrouver en aussi parfaite condition après ces jours de flemme.

— Ça va mieux, Bouboule ?

Le soufflant me brûlait les doigts. Cette envie de buter que je croyais définitivement morte en moi renaissait, plus insistante qu’auparavant.

J’aurais aimé plomber un peu Bouboule… Lui mettre deux valdas dans le burlingue, histoire de lui en faire un peu baver.

Il avait réussi à lever ses stores et il me regardait avec des châsses blancs, striés de rouge.

J’ai pris le pétard dans ma main gauche et j’ai versé un plein verre de whisky.

— Tiens, bois, ça te remettra.

Il a pris le verre et s’est enquillé une lampée.

— Bois tout, gars !

Il a vidé le verre. Je l’ai rempli à nouveau.

— Vide encore ça…

— Mais…

J’avais mon plan.

— Vide, et manie-toi, le whisky est l’alcool qui se digère le plus aisément. Tu te rends compte : je te gâte, c’est du surchoix à sept sacs le flacon !

Il a bu, sans trop comprendre où je voulais en venir. Et cependant c’était simpliste. Je tenais à lui filer un coup de barre dans le ciboulot, afin de ramollir sa volonté.

En lui poivrant assez la gueule j’étais certain qu’il répondrait à mes questions, mieux que si je le malmenais.

Lorsqu’il a eu fait son second cul-sec j’ai examiné le résultat… Il avait les joues enflammées et le regard voilé. Il dodelinait un peu…

— Comment te sens-tu ?

— Bbbbb…ien…

Et il a pleurniché :

— Me bute pas : je t’ai rien fait ! Oh ! ce que t’es méchant avec moi, Kaput, ce que t’es méchant !

Il était cuit comme une rave.

— Chiale pas, figure, chiale pas… Ça me donne envie de t’assaisonner…

— Oh ! non… Non !

Je le voyais mûr à point. Il parlerait comme un enfant qui rêve.

— Tu vas parler, hein, tu vas parler, Bouboule, autrement je te crève la paillasse, espèce de saloperie vivante !

— Fais pas ça… D’accord, d’accord, je parle…

Il a eu un hoquet qui en disait long sur sa brutale ivresse. Je l’avais proprement anesthésié.

— Raconte-moi un peu le coup que tu as réussi avec Rapin…

— Eh ben…

Il a un peu souri ; sa tête s’est mise à jouer les balanciers et il est tombé le nez sur la moquette. J’avais dépassé la dose. Deux grands verres de whisky sec, c’est un peu trop explosif.

J’ai cueilli la carafe sur la desserte et je lui ai versé le contenu sur la nuque. Avec un coup de late dans les côtes il s’est trouvé ressuscité.

— Aïe ! Quoi ?… Qu’est-ce que ?… Ah ! oui…

— Ne tombe pas dans les questches, Bouboule, et réponds à mes questions avant que je me fâche…

— Mais…

— Quel est le coup dont tu parles ?

Sa lucidité était revenue. On allait pouvoir discuter clairement.

Il s’est pris la tête à deux mains, puis, sans me regarder, il a commencé de jacter.

Il parlait presque normalement, s’arrêtant de temps à autre pour choisir ses mots.

— J’ai fait la connaissance de Rapin dans une boîte derrière la gare de Lyon… Une boîte à bicots… Je livrais du stup là-bas, de la bricole, quoi !

— Il se droguait, Rapin ?

— Non, mais il aimait fréquenter les crouilles… C’était un coin idéal pour ça, chez Ali… On a sympathisé…

Bouboule a eu un hoquet et j’ai cru qu’il allait se vider sur le plancher, mais il s’est ressaisi. Sa frime tournait au vert bouteille, ce qui était de circonstance.

— Vas-y, je t’écoute…

Et comment que je l’écoutais ! Je sentais qu’il allait me bonnir une historiette pas ordinaire…

Il m’a demandé :

— T’as pas un peu de flotte, dis voir ?

J’ai chopé le carafon et je suis allé tirer de la baille au robinet de la cuisine. Quand je me suis ramené, Bouboule ne se trouvait plus dans la pièce… J’ai posé la carafe et bondi au dehors avec un rugissement qui faisait la pige à celui du lion dans la Métro.

Ce salaud m’avait possédé. Il était moins chlass que je ne croyais…

Je l’ai aperçu qui courait sur le chemin bordé d’orangers. Il titubait et ses flûtes avaient par instant des faiblesses qui le faisaient fléchir. Le rattraper n’avait rien de duraille.

J’ai eu tôt fait d’arriver à sa hauteur. Je l’ai touché simplement au bras et il s’est arrêté en chialant.

— Je t’en supplie, Kaput ! Kaput ! me bute pas…

— Tu vas fermer ta gueule ! ai-je grondé. Boucle-la où je t’ouvre le ventre comme à un lapin !

Ça l’a calmé…

Il avait moins de ressort qu’une montre de dame.

— Tu vas me suivre docilement et cesser de faire l’andouille. Et puis, ne pousse pas cette gueule lamentable : on nous regarde.

Lorsqu’on s’est retrouvés dans le studio, il a eu les grelots et moi ça me démangeait vraiment de le tuer. Sa vilaine frime me donnait au cœur.

— Ne t’amuse plus à ce petit jeu si tu tiens à ta garcerie de vie, compris ? Autrement, t’auras droit à une chouette canadienne en peau de sapin…

Cette fois il était dompté.

Je lui ai versé un verre de flotte qu’il a éclusé en tremblant. Ses chailles tintaient sur le rebord du verre…

— Ça va mieux ?

— Oui…

— O.K., alors continue… On en était à la boîte à stup de la gare de Lyon où tu as connu Rapin…

— Oui… C’était un petit salingue… Son vieux était canné depuis peu et il croquait l’héritage à tout berzingue dans une foirinette noire…

— Et puis ?

— En causant, il avait fini par me dire qu’il savait piloter un avion…

— Lui ! me suis-je écrié.

— Oui. Il était pédoque, d’accord, mais casse-cou, y avait qu’à le voir conduire son Alfa à 180…

— C’est vrai, alors, en quoi le fait qu’il savait piloter un zinc t’intéressait-il ?

Il s’est assis sur une chaise et a allongé ses jambes. Il semblait de plus en plus mal à son aise. L’alcool devait lui fouailler les tripes, et sa peur n’arrangeait rien.

— En livrant ma came, je voyais un tas de caïds du Nord-Afrique ; l’un d’eux m’avait demandé si je connaissais pas un mec possédant un avion et voulant marcher dans un coup de contrebande. Y avait trois briques au bout !

— C’était quoi, comme coup ?

— Cent kilos de jonc à prendre en Suisse et à larguer du côté de Cherchell en Algérie… Quand j’ai su que Rapin pilotait je lui ai vaguement causé de ça… Alors il m’a dit qu’il pouvait organiser ça très bien vu qu’il avait un ami suisse qui possédait un coucou de quatre places dans le canton de Neuchâtel…

« Seulement le gars était tout ce qu’il y a d’honnête et ne marcherait pas dans une combine. Fallait se servir de lui à la surprise. On a tout mis au point. Rapin lui a écrit qu’il désirait le rencontrer le plus tôt possible à Paris. Par lettre ils ont convenu d’un rencard. La veille du rendez-vous on s’est taillés, le Robert et moi avec son Alfa… Direction la Suisse ! On est arrivés à destination sur le soir, et on a mis la tire en pension dans un garage… Ensuite on est allés reconnaître le terrain. Rapin avait déjà volé avec l’appareil du copain et il connaissait son hangar. Tout était aux pommes : on s’était muni d’outils pour forcer n’importe quelle serrure… Il ne restait plus qu’à attendre l’heure…

Bouboule avait la bouche pâteuse. Il a tendu la main vers la carafe et a bu longuement au goulot. La flotte lui dégoulinait sur le cou…

— Je sais pas si t’es au courant, mais tu sais qu’on ne peut quitter un terrain d’aviation sans donner son plan de vol et tout un tas de renseignements ?

— Je sais…

— Tu parles que pour nous ça n’était pas possible…

— Evidemment.

— Fallait se tailler en douce, c’est-à-dire avant six plombes du mate. Heureusement, l’aéroport en question est petit… Y a personne avant six heures… On avait décidé de partir à quatre et de foncer sur Cherchell… L’avion contenait dix heures d’autonomie, c’était suffisant pour l’aller-retour… On allait décharger la marchandise en Afrique et revenir sur le continent. On se posait dans le Vercors pour attendre la neuille et on ramenait le zoiseau à l’aube le lendemain…

— C’était astucieux….

— Oui, hein ? J’avais tout combiné…

— Tu es un homme de décision, ma parole, Bouboule !

— A mes heures…

— Raconte encore, t’as l’art de la narration !

— A minuit, les gnaces qui fournissaient le gold sont arrivés avec leur chargement et des petites citernes d’essence. Ils avaient mis l’or dans des étuis de cuir pour pas qu’il s’enterre en tombant de cette hauteur…

— Pas con.

— Non. On a fracturé la porte du hangar, on a sorti le zinc. Les mecs avaient amené un mécano qui l’a vérifié. On a fait le plein de tisane et on a attendu l’heure en prenant les directives. Le plus dur c’était l’opération de largage et surtout l’encaissement du pognon… Fallait qu’on engrange sans atterrir… Ils avaient pensé à ça… Les crouilles qui nous attendaient sur les hauts plateaux devaient tendre un fil de nylon entre deux hautes perches ; le fil ne tenant pas bien après le bois. Les vingt-quatre briques en dollars étaient enfilées dans le fil…

J’ai poussé une brève exclamation.

— Qu’est-ce que t’as ? m’a demandé le type aux paupières closes.

Je venais de piger pourquoi mes dollars — ou plutôt ceux que j’avais trouvés sur Rapin — comportaient tous un petit trou.

— Bref, ai-je dit, tout s’est bien passé, vous avez balancé le jonc et attrapé le fil aux dollars au moyen d’un crampon au bout d’une corde…

— Comment que tu le sais ?

Puis, il a grondé :

— Nature, c’est Rapin qui t’a affranchi ! Tu me fais jacter pour donner le change, mais tu l’as le pognon, hein, salaud ? C’est toi qui t’es goinfré avec mon fric !

Je lui ai filé un coup de pompe en pleine poire. Son nez s’est mis à pisser le sang, ce qui ne l’a pas embelli.

— Pour t’apprendre la politesse. Et aussi la logique. Tu te figures que si je connaissais l’histoire, je perdrais mon temps à te la faire cracher ?

Il s’est épongé avec un mouchoir qui devait lui servir à nettoyer des tuyaux de poêle.

— Continue !

— On a livré la camelote et agrafé les dollars. Ça en faisait un fameux tas. Rapin a ramené le zinc jusqu’au-dessus du Vercors. Nous nous sommes posés sur un plateau désert. Et là nous avons cassé la croûte… Rapin avait fait préparer un panier de frichti à Neuchâtel avant de partir… Après je me suis endormi. Cet enfant de pute avait drogué le pinard… Lorsque je me suis réveillé, il n’était plus là et les talbins non plus ! J’étais un peu mauvais…

Je le comprenais, Bouboule. Y avait de quoi piquer une crise cardiaque. Je l’imaginais seul sur le plateau à côté du zinc dont il ne savait pas se servir… Marron comme jamais personne ne l’avait été.

— Une drôle de vacherie, non ?

— Tu parles !

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je me suis démerdé pour retourner en Suisse. J’ai passé la frontière avec un car de touristes. Le lendemain soir j’étais à Neuchâtel. Les types nous attendaient, un peu mauvais… Ils ont failli me buter… Vingt-quatre briques, tu parles… On est allé chez le garagiste où Rapin avait remisé sa tire… Celle-ci n’y était plus. En douce, la veille il avait demandé au mec de la lui conduire à Genève et il lui avait allongé deux cents francs suisses pour ça… Il avait tout prévu…

Je me suis perdu un instant dans des nuages. Ce coup de maître faisait naître en moi un respect rétrospectif pour Rapin. Cet être flou, ce mignon écœurant que je classais dans l’ordre des invertébrés avait doublé des trafiquants, blousé des truands et chouravé vingt-quatre millions ! Alors là, galure !

Il méritait qu’on grave son blaze au Panthéon, Rapin… Je regrettais de lui avoir écrasé le dôme… Y avait du monde dessous !

— Qu’est-ce que tu as fait, après ça ?

— Je suis rentré à Paris et j’ai attendu. Je t’ai raconté comment j’ai soudoyé un type de sa banque pour surveiller son compte…

— A ton avis, qu’a-t-il fait du fric ? Tu crois qu’il l’a embarqué avec lui en Italie ?

— Je ne sais pas… Où qu’il l’aurait mis ?

Moi ça m’épatait. Un type assez marie pour réussir un coup pareil n’allait pas s’amuser à trimbaler une pareille quantité de dollars à travers les frontières… Non… Il avait dû laisser le blé en France…

Il n’était pas question de l’avoir déposé en banque ; on ne dépose pas des dollars sur un compte… Non, mais on peut les entreposer dans un coffre.

— Vous avez atterri près de quelle ville ?

— A vingt bornes de Grenoble…

— Il a peut-être loué un coffre à Grenoble ?

— Non, on a fait le coup un samedi, les banques étaient fermées l’après-midi… J’y ai pensé, tu parles !

— Il avait peut-être un complice ?

— S’il avait voulu mettre quelqu’un dans le coup, il m’aurait proposé à moi de blouser les marchands de jonc, c’était normal…

— Oui, c’était normal…

C’eût été surtout imprudent.

On se trouvait devant un puzzle. On avait les morcifs, mais s’agissait de les assembler correctement.

— Y a combien de temps que vous avez maquillé ce coup-là ?

— Presque trois semaines…

A cet instant, la silhouette d’Herminia s’est détachée dans l’encadrement de la porte. Elle était belle… Son short découvrait ses jambes longues et bien faites, dorées par le soulou. Elle a considéré la scène d’un œil critique. — Alors ? a-t-elle demandé, où en êtes-vous ?

CHAPITRE X

Son arrivée inopinée m’a contrarié, car j’en étais justement au chapitre crucial : celui où le gars bien emmouscaillé se demande comment il va s’y prendre pour écraser le coup.

Bouboule avait fait son numéro de music-hall, lequel avait mal tourné pour sa gaufre, il faut l’ajouter. Seulement, il me tenait car, au cours de notre entretien, il avait percé ma véritable identité. C’était le genre de découverte qu’on ne pardonne pas.

C’est un peu comme si j’avais piloté une bagnole dont on eût scié l’arbre de direction. Avec un type affranchi sur mon compte en promenade je pouvais m’attendre à tout, y compris à éternuer dans le son à brève échéance.

Herminia m’a regardé, puis elle a regardé mon « visiteur ».

— Qu’est-ce qu’il veut ? a-t-elle demandé.

— Un homme que je ne peux plus lui procurer…

Elle s’est assise calmement.

— Il te fait chanter ?

— Pourquoi me ferait-il chanter ?

— Il y a tellement de motifs pour faire chanter un homme !

Elle m’a regardé bien dans les yeux, son iris était un peu dilaté comme celui d’un chat dans l’obscurité.

— Par exemple, a-t-elle déclaré, il pourrait connaître ton identité…

J’ai pris ça dans les gencives en réprimant l’immense surprise dans laquelle me plongeait sa déclaration.

Je l’ai regardée avec des yeux nouveaux. J’avais été pigeonné déjà, et de première, par une pépée et je croyais bien que ça ne se reproduirait jamais. Pourtant le fait que cette fille ait su qui j’étais et ne m’en ait pas parlé constituait à mes yeux comme une espèce de trahison.

— Quelle identité ? ai-je questionné.

Elle m’a souri.

— Voyons, tu es un dangereux gangster, Robert…

« Un matin…

Elle s’est interrompue pour rire…

Moi je n’avais pas envie de me poirer. Et mon visage devait exprimer éloquemment ma gravité.

— Un matin, Herminia ?

— Tu es revenu de chez l’épicier avec des oranges dans un vieux journal… En première page de cette feuille déchirée il y avait ta photographie, idiot, non ?

— Pourquoi n’as-tu rien dit ?

— Parce que tu te serais méfié de moi… Je t’aime, Robert… Je ne veux pas te perdre.

J’aurais voulu arracher son visage pour voir derrière ce qui se passait. Etait-elle sincère ? Voilà que ça se remettait à grincer en moi.

Je la redoutais et pourtant je ne pouvais pas m’empêcher d’espérer des choses d’elle. Je ne savais quoi au juste ; peut-être son amour…

Les truands de mon espèce sont seuls, depuis toujours et pour toujours… Comme tous les hommes seuls, ils ont froid, ils ont peur. Alors ils cherchent à faire payer ces désagréments aux paumés qui les entourent…

Elle m’a fait un signe pour m’entraîner dans le fond de la pièce.

Bouboule nous considérait avec inquiétude.

— Ecoute, a-t-elle murmuré, il sait qui tu es, n’est-ce pas ?

— Oui…

— Alors il ne faut pas qu’il vive davantage, Robert…

Ses yeux restaient limpides, son visage respirait l’innocence. J’avais sur le mien son haleine parfumée.

— C’est toi qui dis ça ?

— C’est moi, oui, mon amour…

— Ça ne te fait pas peur de savoir qui je suis ?

Elle a baissé la tête, pudique. On eût dit une petite jeune fille fraîche débarquée du pensionnat des oiseaux.

— Un peu, a-t-elle avoué… Oui, un peu, mais ça n’est pas désagréable d’avoir peur de ceux qu’on aime…

Bouboule a dû se gourrer de quelque chose.

— Qu’est-ce que vous manigancez, tous les deux ? a-t-il gémi.

Lui aussi avait peur. Mais c’était pas de la frousse délicate comme Herminia, pas de la frousse cérébrale, plutôt une vache trouille qui lui décomposait la frite et creusait des sillons bleuâtres sous ses paupières gonflées.

— Ferme ça, bonhomme…

Il allait gueuler. La peur lui montait dans la gorge comme un rat qui veut quitter une nasse.

J’ai chopé la boutanche de whisky. Un nouveau verre à vin plein à ras bord !

— Bois…

— Non ! non ! Je vais en crever… Une dose pareille ! Déjà les deux autres…

J’ai brandi le revolver.

— On crève plus vite d’une balle dans le crâne, Bouboule, et on n’a pas le plaisir de la déguster… Avale, je te dis !

Il a bu à longs traits en faisant la grimace…

Il restait un fond de bouteille, je le lui ai versé.

— Tiens, liquide ; tu te marieras cette année !

Il n’avait plus la force de s’insurger. Il a bu d’un coup de glotte lamentable. Il y a eu un gargouillis dans son gosier… Il a libéré un renvoi répugnant et s’est étendu à terre en riant.

Il était maintenant béat et inoffensif. C’était une excellente façon de calmer les gens nerveux sans les malmener. Boulot propre et sans bavures… La recette était à conserver…

Herminia s’est approchée pour le considérer…

— Voilà qui est bien, a-t-elle dit. Je sais ce que nous allons faire…

— Nous ?

— Ecoute, tu vas le charger en douce dans l’auto… A l’arrière. Puis tu me conduiras à la plage où je louerai seule un canot… Ensuite tu fileras sur la côte en direction de Monaco. Tu sais, la petite crique où nous allons nous baigner ?

Je savais ! Presque tous les après-midi nous allions y faire l’amour dans le sable tiède…

— Et alors ?

— Tu m’attendras. J’arriverai avec le canot. Nous chargerons le type dedans… Ensuite tu retourneras m’attendre au bar de la plage en buvant un double whisky…

— Et toi ?

— Moi j’irai faire une promenade en mer…

— Et ?…

Elle a fait un geste de protestation.

— Oh ! chéri, ne m’oblige pas à préciser, il y a des choses qui sont faciles à faire mais pénibles à dire…

Comme se parlant à elle-même, elle a ajouté :

— Il est ivre… Il n’a pas la moindre trace de coups… On croira qu’il s’est saoulé et qu’il est tombé à l’eau… L’essentiel est que tu ne participes pas à… à la chose. Il faut veiller à ta sécurité, Robert… D’autres peuvent te reconnaître. Tu le vois, les journaux ne meurent pas comme les feuilles de calendrier, ils redeviennent du papier lorsqu’ils sont périmés… Et le papier subsiste longtemps…

C’était quelqu’un…

CHAPITRE XI

J’attendais au bord de la petite crique dont avait parlé ma souris. La route était presque déserte à cette heure de la journée. Seuls, parfois, de gros routiers passaient en faisant trembler ma voiture.

A l’arrière, Bouboule roupillait comme un sonneur de cloches, les genoux repliés, la tête en bas.

Ça faisait près d’une demi-heure que je poireautais au bord de la mer, les châsses froissés par l’ondulation de l’eau.

La Méditerranée était ce jour-là d’un vert phosphorescent avec des franges d’argent qui incitaient à la poésie. Mais je ne me sentais pas en forme pour jouer les Lamartine. J’attendais Herminia et son esquif et, en la guettant, je pensais à ce qu’elle allait faire…

Je n’avais pas encore bien digéré son offre d’emploi. Qu’une petite aventurière comme elle accepte de vivre avec un homme recherché pour meurtre se concevait à la rigueur. Mais qu’elle se propose gentiment pour aller filer dans la grande tasse un zig qu’elle ne connaît pas, alors là j’avais un drôle d’aperçu sur la complexité féminine.

Il y a du monstre dans chaque femme. Herminia évidemment prétextait protéger ma sécurité, mais je me doutais bien qu’elle voulait noyer Bouboule pour en tirer des sensations exaltantes… Vous lui auriez demandé de noyer des petits chats, elle aurait poussé des cris d’indignation. Mais elle se portait volontaire pour rayer un homme…

J’en étais là de ma méditation lorsqu’elle a débouché de derrière une avancée de roches, sur un fond-plat à moteur…

Elle m’a fait un grand geste joyeux. Et il n’y avait pas de différence entre ce geste de meurtrière en puissance et celui d’une petite jeune vierge rongée par la puberté.

Elles sont toutes innocentes comme des Jésus de crèche… Et toutes prêtes pourtant à couper la ficelle retenant la lune si cette dernière était suspendue au-dessus de votre trombine.

Herminia pilotait son canot comme un vieux loup de mer. Elle s’est échouée doucement sur la courte plage de sable.

— Oh ! oh !

Elle agitait ses doigts en riant. Ma parole, elle se croyait à une partie de volley-ball !

J’ai filé un coup de périscope alentour. Personne. Le bout de route était vide et il y avait des rochers escarpés partout ailleurs.

J’ai ouvert la portière de gauche — côté mer — rabattu le dossier de la banquette avant et extirpé Bouboule de l’auto…

Il a éructé des choses vagues… Mais il était foudroyé par le biberon que je lui avais fait prendre.

— Amène-toi, mon salaud !

Je l’ai cramponné par un bras et traîné comme un objet.

En arrivant au canot, je l’ai flanqué dedans. L’embarcation a tangué dangereusement.

— Tu feras gaffe de ne pas piquer un plongeon, toi aussi, ai-je recommandé.

— Ne t’inquiète pas…

— Tu ne préfères pas que je me charge moi-même de cette balade en mer ?

— Non, il faut songer à ta sécurité, Robert…

— Comme tu voudras, sois prudente…

J’ai regagné la Station doucement. En conduisant, je regardais de temps en temps le large et je distinguais dans l’étincellement des eaux une tache sombre qui glissait vers la ligne d’horizon bombée.

En arrivant à la plage de Menton, j’ai eu beau regarder, je n’ai plus rien vu… La saison se tirait. Peu de monde occupait les transatlantiques multicolores… Au bar, un jeune gars brun à veste blanche pressait des oranges dans un appareil acheté au dernier Salon des Arts Ménagers.

— Un gin-fizz, fiston !

Je me suis assis sous le dais bleu du bar… Il a mis un disque en mon honneur. Un truc mexicain qui vous flanquait des fourmis dans les pattes.

J’ai longtemps regardé le cube de glace dans mon verre. Il flottait à ras de la surface et il me faisait penser à Bouboule qui n’allait pas tarder à engraisser les poissons.

Herminia était longue à revenir.

CHAPITRE XII

Elle est apparue enfin. Elle avait rendu son barlu au loueur de la plage et elle paraissait joyeuse.

— Tu prends quelque chose ? ai-je demandé.

— Oui…

— Un alcool ?

Son regard m’a fait rougir.

— Pourquoi un alcool ? a-t-elle demandé hardiment. J’ai simplement soif. Donnez-moi une orange pressée.

Elle a bu d’un trait. Ses joues étaient rouges. Mais son front restait pâle, car elle venait de fournir un effort qui l’avait fatiguée.

— Paie et allons nous asseoir !

Elle m’a entraîné à l’écart sur des chaises pliantes. On est resté un moment sans piper mot, à regarder le monotone mouvement de la flotte et le ciel infini où traînassaient des petits nuages filandreux.

J’avais envie d’elle, une envie terrible !

— Si on rentrait, Herminia, j’ai des projets…

C’était la formule consacrée. Elle a secoué la tête.

— Pas tout de suite…

— Emue ?

— Non : un peu lasse seulement… Il était lourd !

— Ça s’est bien passé ?

— Ça s’est passé, et c’est l’essentiel, non ?

— Nous voici en quelque sorte entre assassins ?

— En quelque sorte, oui. Mais je ne vois pas la nécessité d’en parler.

Elle avait un drôle de carafon, cette nière. Vous la regardiez et vous croyiez bigler une polka comme toutes les polkas. Et puis, en grattant vous trouviez le reste : c’est-à-dire une fille, troublante, inquiétante… Elle était capable de tout : de tricher, de tuer… Etait-elle capable d’aimer ? Ça me travaillait un peu la paillasse. J’avais un sérieux penchant pour elle, mais ça n’était pas vraiment de l’amour… L’amour, je l’avais connu avec une autre et ça restait encore trop frais pour que je m’embrase.

Mais je tenais néanmoins à Herminia. Sa peau parlait à la mienne. C’était comme si on nous avait taillés dans le même cuir…

— Tu veux qu’on parle d’autre chose ?

— J’aimerais.

— De quoi ?

— D’avenir…

— Tu voudrais que je t’épouse ?

Je riais ; pas elle. Elle avait une petite lippe désagréable qui faisait saillir sa bouche et la rendait exagérément sensuelle.

— Je voudrais surtout que tu cesses de plaisanter… Et j’aimerais également qu’on fasse le point de la situation.

« Tu as pris l’identité de quelqu’un d’autre. Ce quelqu’un d’autre, l’homme de tout à l’heure voulait le retrouver. Pourquoi ? Une vengeance ?

— Il y a de ça… Plutôt, au sens propre, un règlement de comptes… Et le compte est élevé : vingt-quatre briques…

Je lui ai raconté toute l’histoire sans en sauter une broque. Elle m’écoutait, intéressée au plus haut point. Quand j’ai eu fini, elle s’est plongée dans de profondes réflexions.

— Tu crois que ce Rapin n’a pas emporté l’argent à l’étranger ?

— J’en suis certain, je l’ai assez connu pour comprendre son caractère. Et ce que j’ai appris sur lui ne fait que confirmer mon opinion. C’était un gars intelligent et prudent.

J’ai souri.

— Sa seule imprudence, c’est moi. Il y a toujours un moment où le sexe domine la raison.

— Alors, cet argent ?

Elle ne perdait pas la question de vue…

— Il a dû le planquer en France.

— Où ça ?…

* * *

De fil en aiguille, on s’est retrouvé à Grenoble le lendemain. J’attendais Herminia dans un troquet pendant qu’elle allait dans les bureaux du Dauphiné Libéré.

La rédaction d’un canard était le dernier endroit où je pouvais me permettre de vadrouiller. Les journaleux ont toujours des tas de photos qui traînent et je pouvais me faire repérer.

Un quart d’heure d’absence et elle revenait, rieuse, belle à crever les yeux, dans un tailleur bleu roi et un pull orange.

Des tuyaux, une fille pareille n’avait pas de mal à en récolter…

— J’ai le renseignement, a-t-elle affirmé.

Elle a fini son verre de jus de tomate, entamé avant son absence. Nous sommes sortis.

— Prends la route de Vizille… Ensuite on tourne à droite et on arrive sur une hauteur, c’est là que l’avion a été retrouvé…

— Ça n’a pas paru bizarre que tu questionnes des gars à ce sujet ?

— Penses-tu, j’ai simplement demandé la collection et j’ai lu tous les renseignements…

Une demi-heure plus tard nous débouchions à l’orée d’une immense lande désertique. C’était là que, quelques semaines auparavant, Robert Rapin avait posé son coucou. Là qu’il avait drogué Bouboule et qu’il s’était fait la valoche avec les talbins des nordafs.

— Il s’agit de se mettre dans la peau du personnage, a déclaré Herminia. Voyons, il est seul, à pied, avec une mallette bourrée de dollars… Il n’a qu’un souci : planquer la plus grosse partie du fric et regagner Genève où l’attend sa voiture… Il sait que les gens qu’il a bernés vont le rechercher… A cause de cela, il doit filer à l’étranger afin de se laisser oublier… Il ne peut emmener l’argent… Il ne peut pas non plus le déposer à la banque puisque les banques sont fermées. Il ne peut l’expédier à un compte postal puisque ce sont des dollars. Il ne peut faire changer la somme, celle-ci étant trop grosse…

— Pourtant il sait quoi faire du pognozof. Son coup a été prémédité puisqu’il a payé le garagiste de Neuchâtel pour qu’il emmène sa bagnole à Genève…

D’un seul coup on s’est mis à parler de Robert Rapin au présent et j’ai vu le fantôme du pédoque sur cette lande. J’ai vu sa silhouette élancée, sa démarche ondulante, ses cheveux blonds dans le vent des hauteurs…

Vingt-quatre millions dans une mallette, quelques heures devant lui, une bagnole à récupérer à Genève et, sûrement, une gentille frousse dans le bide.

A ce moment-là, il ne pensait pas à lever des mecs, Rapin… Il devait faire fissa…

Nous avons fait demi-tour et avons repris le chemin de Vizille…

Il était important que nous suivions le même chemin que lui.

— Dis donc, fille…

— Quoi ?

— L’avion a été découvert le combien, puisque tu as lu le journal ?

— Le 29 du mois dernier… A cause ?

— Pour rien…

Elle n’a pas insisté, comprenant que je gambergeais dur et que j’allais peut-être faire jaillir de mon citron l’étincelle qui foutrait le feu aux poudres…

Nous sommes arrivés à l’entrée d’un petit village, plutôt d’un hameau…

C’était quatre maisons avec des tas de fumier le long d’un ruisseau.

J’ai coupé le jus.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Un pégreleux passait, un vieux avec des moustaches en guidon de course et des sourcils gigantesques.

— Dites voir, monsieur, s’il vous plaît…

Il a regardé l’auto, la femme, puis son attention s’est fixée sur moi et j’ai lu dans ses yeux toute la méfiance des péquenods pour les gens bien fringués.

— Vous vous rappelez, l’avion qu’on a trouvé le mois passé sur le plateau ?

— Oui…

Il haussait les sourcils pour mieux voir où je voulais en venir.

— La veille, ou l’avant-veille, ou même plusieurs jours avant qu’on découvre cet appareil, avez-vous vu passer par ici un homme…

— Un homme ?

— Un homme jeune, blond, avec des vêtements clairs…

Je connaissais suffisamment la garde-robe de Robert pour risquer ce dernier détail…

Le vieux s’est mis à réfléchir…

— L’avant-veille, oui, a-t-il dit… Remarquez, c’est pas moi qui l’a vu, c’est mon gars… Et il est point passé par là, l’homme que vous causez, mais plus en bas, à travers bois…

J’ai réprimé un geste d’allégresse.

— Merci ; tenez, mon brave.

J’ai tendu mille francs.

Il m’a regardé sans comprendre, puis il a reluqué le talbin comme si c’était la première fois qu’il voyait une coupure de la banque de France.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Pour vous…

— Je ne demande pas la charité !

J’ai cru qu’il allait me filer un coup de pioche sur la coquille. Son honneur outragé lui ressortait par les naseaux.

— Bon, bon, ne vous fâchez pas…

On a remis les voiles en direction de Vizille.

— Je ne comprends pas, a fait Herminia…

— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? Ça m’épate de toi !

— Que Rapin — si c’est lui — soit passé ici deux jours avant d’y atterrir.

Là je marquais un point sur l’échiquier de la jugeotte.

— Qui te dit qu’il soit passé deux jours avant l’atterrissage ? Pourquoi ne pas conclure au contraire qu’on n’a retrouvé l’avion que deux jours après ?

Elle a eu un léger mouvement de tête.

— Mais c’est vrai… Alors ils ont atterri le 27…

— Sans doute… Et on n’a pas de traces de Bouboule, car celui-ci a ronflé jusqu’à la nuit…

— Conclusion ?

— Conclusion : Rapin est bien venu par ici le 27 — ou peut-être le 28 — le bouseux peut se gourrer… Et les dollars y sont venus itou… Nous suivons la bonne piste…

J’ai conduit lentement jusqu’à Vizille.

— Crois-tu, a demandé Herminia, qu’il aurait enterré l’argent quelque part dans un bois ?

— Sûrement pas. Seul un paysan confie son magot à la terre… Rapin était un gars trop raffiné pour creuser un trou… Et puis creuser avec quoi ? Mettre le fric dans quoi ? Sans compter que c’est risqué, dans les bois on vous regarde plus souvent qu’on ne croit…

Nous entrions dans Vizille.

Et c’est au même instant qu’il m’est venu une idée… Comme ça, en voyant un facteur bedonnant promener sa sacoche de courrier.

J’ai freiné sec, les pneus ont miaulé, des passants se sont retournés.

— Hep, facteur, vous avez une seconde ?

Il s’est approché, important.

— Je voudrais un simple renseignement. Combien de temps garde-t-on à la disposition du destinataire une lettre ou un paquet expédiés en poste restante.

J’ai senti frémir Herminia à mes côtés.

Elle venait de piger. Parbleu, n’était-ce pas la meilleure solution ? Rapin avait des dollars inchangeables sur le moment. Intransportables là où il allait et il était pressé d’y aller. Alors ?… Des dollars, une fois enveloppés dans un papier d’emballage, ça devient un paquet innocent… Un paquet qu’on peut expédier…

Seulement de la réponse du gros facteur dépendait un tas de trucs…

— On conserve le courrier poste restante jusqu’à la fin de la quinzaine qui suit la réception…

Il jactait doctement une formule apprise par cœur…

Mes pognes tremblaient sur le volant.

— Par conséquent, une lettre postée le 27 du mois dernier est conservée jusqu’à…

— Jusqu’au 15…

Nous étions le 14…

— Inclus ?

— Inclus…

Il a été moins fiérot que le nabu de tout à l’heure et il a sucré, précipitamment le faf de mille que l’autre m’avait refusé.

— Oh ! Monsieur…

Avec ça, il allait s’en coller un vieux coup dans le nez sans toucher au patrimoine du ménage !

CHAPITRE XIII

Nous ne nous sommes rien dit, elle et moi.

Nous vivions un curieux moment, presque critique… C’était comme si nous avions dû traverser les chutes du Niagara sur un câble.

Un faux mouvement et c’était scié !

Si Rapin avait expédié les talbins en poste restante, il ne nous restait plus que quelques heures pour les retrouver. Passé ce délai, ils allaient aux rebuts et nous pouvions en faire notre deuil !

J’ai demandé au facteur où se trouvait la poste… Je ne doutais pas que si Rapin avait expédié le fric il l’ait fait de ce bled. Question d’heure.

Bouboule m’avait dit qu’ils avaient mangé après l’atterrissage… Puis qu’il s’était endormi… Donc il devait être plus de midi quand Rapin avait quitté le plateau… Le temps de radiner à pinces jusqu’ici, ça nous menait à deux ou trois heures de l’après-midi, plutôt trois heures… Il ralliait Grenoble, mais il n’était pas certain d’y parvenir avant la fermeture des bureaux de poste, par conséquent il devait se décharger de « son » magot sans tarder…

Il y avait deux postières brunes derrière les guichets. Je me suis adressé à celle qui se trouvait préposée aux affranchissements des pacsons.

— Dites-moi, mademoiselle, êtes-vous toujours à ce guichet ?

Elle m’a pris pour un baratineur et s’est renfrognée.

— Pourquoi ?

— Oh ! ne froncez pas le sourcil, mes intentions sont pures, je suis sur la trace d’un ami que je veux absolument retrouver et vous pouvez peut-être m’aider…

Elle s’est radoucie.

— Non, je ne suis pas toujours là… Nous changeons chaque semaine…

— Le 27 ou 28 du mois dernier ?

Elle a consulté le grand calendrier accroché au mur et à esquissé un signe affirmatif.

— En ce cas il faut que je vous parle… Je vois qu’il est midi moins cinq, voulez-vous venir nous rejoindre, ma femme et moi, au café à côté ? Vous ne le regretterez pas.

Elle a hésité. Ce qui l’a décidée c’est le « ma femme et moi » et sûrement la promesse qu’elle n’aurait pas à le regretter.

— Ça colle, ai-je dit à Herminia, viens à la terrasse, la postière ne va pas tarder, on sera mieux pour lui tirer les vers du nez.

La môme s’est pointée sept minutes après notre prise de contact. Elle portait une robe imprimée, une veste de tailleur et des chaussettes blanches. Avec ça sur le dargeot, elle se prenait pour l’arbitre des élégances.

Ses lèvres étaient dessinées en forme de violette et un gentil accent méridional justifiait les poils noirs qu’elle avait aux jambes.

— Le 27 ou le 28, du mois dernier, ai-je attaqué lorsqu’on lui a eu apporté une consommation, l’ami dont je vous parle a posté d’ici un paquet en poste restante…

Elle a froncé le sourcil.

— Ah !…

J’ai sorti le passeport de Rapin et brandi la photo du mort.

— C’est ce garçon, vous ne vous rappelez pas ?

On n’osait pas respirer, Herminia et moi. On se regardait tendrement, conscients de vivre ensemble une minute pas ordinaire.

— Peut-être bien, a murmuré la postière en regardant l’image…

Elle a ajouté, enjouée…

— C’est marrant, je me rappelle moins la photo que le nom… Rapin… J’ai pensé à un peintre…

La brave enfant…

— Il était sur le paquet ?

— Oui…

Parbleu, où l’aurait-elle vu ? J’avais des questions crétines.

— Et c’est bien de cet homme qu’il est question ?

Elle s’est encore penchée sur la photo.

L’image datait de quelques années et je devais avouer que le physique de Rapin s’était modifié entre le moment où on lui avait tiré ce portrait et celui où il s’était présenté au guichet de la postière.

— Il ne porte pas une médaille d’or au cou ?

— Si !

Je triomphais…

— C’est magnifique, mademoiselle, vous avez une mémoire extraordinaire !

Elle a rougi.

— Dans notre métier, on observe…

Je lui ai allongé un talbin de cinq raides. Elle n’en croyait pas ses mirettes.

— C’est trop, a-t-elle chuchoté.

Elle a biglé autour d’elle, puis, rassurée par ce coup de périscope, a enfouillé le billet.

— Merci…

— J’en ai un plus gros à votre disposition si vous pouvez me dire la destination du colis en question…

Alors elle a dû penser qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond, car elle a levé les yeux brusquement sur moi.

Heureusement Herminia est intervenue avec sa voix douce et son regard pur.

— L’ami en question s’est expédié ce paquet à lui-même… Nous le recherchons pour un motif grave. Si nous savons où allait le paquet, nous saurons où il habite…

Un nouveau sourire a effacé toute inquiétude sur la bouille mal peinte.

Mais elle s’est rembrunie parce qu’elle ne se souvenait pas…

Et du même coup la traquette nous a saisis, Herminia et moi. Si près du but !

— Je ne me rappelle pas…

— Il le faut ! Faites un effort…

— Tout ce que je sais c’est que c’était dans le Midi… Moi aussi, je suis du Midi et chaque fois que je prends une lettre ou un paquet pour la Côte je me dis que je voudrais bien être dedans…

— Le Midi ! Oui, ça collait avec les projets de Rapin… Seulement le Midi est vaste.

— Réfléchissez…

— Je réfléchis… Mais comment voulez-vous que… Depuis trois semaines ! Des recommandés, vous pensez… ça défile… Non, franchement, il n’y a pas moyen…

C’était définitif.

Herminia m’a tiré par la manche.

— Donne dix mille francs tout de même à mademoiselle, ça vaut ça !

Sans comprendre, je me suis fendu d’un grand format. La postière lui a fait suivre le même chemin. Puis, honteuse, elle s’est levée…

— Faut que je rentre, excusez-moi…

Avant de partir elle a murmuré :

— Merci…

J’ai explosé :

— Tu en as de bonnes ! Me faire lâcher dix sacs contre une absence de mémoire !

— Elle nous a fourni tout de même un précieux renseignement.

— Je lui avais refilé un bouquet pour ça…

— Non, je veux dire en ce qui concerne la destination du paquet.

— Lequel ?

— Rapin l’a envoyé recommandé, ce qui est naturel étant donné l’importance du contenu…

— Alors ?

— Alors il a fatalement gardé le reçu, on ne jette pas le reçu d’un dépôt de vingt et quelques millions… Or sur un reçu figurent les noms et adresse du destinataire !

CHAPITRE XIV

On a beau dire, mais dans les cas graves rien ne vaut une cervelle de souris pour défricher le terrain.

Surtout une matière grise comme celle d’Herminia ! Elle valait son poids d’or, en 18 carats même !

Je l’avoue, j’ai eu comme un coup de panique. Nous étions le 14 à midi, demain soir, dans un bureau de poste de France, un paquet dont je n’imaginais pas les dimensions allait partir pour les rebuts. Vingt-quatre briques allaient s’en aller dans un sac postal à la grande remise des messages perdus.

Je comprenais maintenant pourquoi Rapin m’avait dit qu’il fallait qu’il soit rentré en France avant le 15…

Une autre traquette m’a saisi : et si le facteur s’était gourré ? Si le délai expirait le 15 au matin au lieu du 15 au soir ? Là on était enviandé…

— Tu as le portefeuille de Rapin ? m’a demandé Herminia…

J’ai sorti la pochette de croco.

— Voilà…

— Regarde vite !

J’ai vidé tous les compartiments de leur contenu. Aucun reçu ne s’y trouvait…

Je jurais comme un charretier en le glissant dans ma poche. Depuis la terrasse je voyais les montagnes environnantes et celles-ci m’étouffaient comme une ceinture de fer. Elles avaient quelque chose de menaçant qui me déprimait…

— Ne nous affolons pas, a murmuré Herminia… Réfléchissons plutôt.

Moi, c’était d’action que j’avais surtout besoin. Je sentais gronder en moi mon impatience… Il fallait que ça sorte ou que ça casse, mais quoi j’allais chercher des patins au premier mec qui me tomberait sous la paluche histoire de lui massacrer un peu la gueule.

— Il n’a pas jeté ce reçu, a réaffirmé ma compagne. C’est absolument impensable… Voyons, tu es un homme. Où donc un homme range-t-il un petit rectangle de papier qui possède une grosse valeur ?

— Dans son portefeuille…

— Il n’est pas dans le portefeuille… Dis-moi, ce portefeuille, Rapin l’avait-il sur lui au moment où… ?

— Non… Il se trouvait dans la poche de la voiture…

— Et sur lui ?

J’ai évoqué la scène terrible de la plage italienne.

J’avais ôté le futal de Rapin, son sweater, et je les avais brûlés après en avoir vidé les fouilles. Il n’y avait rien dedans… A moins que… Oui, certains pantalons comportent sur le devant, à la hauteur de la ceinture, une minuscule poche pour le briquet. Rapin avait pu y serrer le fameux reçu.

Et pourtant, à la réflexion, je ne le croyais pas car il changeait trop souvent de toilette pour véhiculer chaque fois le papier d’un futal dans l’autre.

— Il devait le ranger dans un endroit fixe… a murmuré Herminia, comme si elle eût suivi ma pensée…

Nos yeux sont tombés simultanément sur la voiture… Paradoxalement c’était le seul point fixe qu’un voyageur eut en vacances… Une voiture, c’est le prolongement d’un appartement, en somme… J’ai fait signe à la serveuse qui se détranchait depuis son comptoir pour nous bigler son chien de saoul. Puis nous sommes sortis…

— Quittons le village, a dit Herminia.

J’ai piloté la guindé au-delà de l’agglomération et l’ai arrêtée sur le bord de la route. Nous nous sommes comportés, elle et moi, comme un nuage de sauterelles. La malheureuse bagnole a subi notre pillage. C’était hallucinant. Nous agissions à toute vibure, sans un mot, arrachant les banquettes, fouillant sous les tapis de caoutchouc, ôtant les cendriers, vidant les poches à soufflet, démantelant les pare-soleil… Rien ! Rien !

Nous avons déployé les cartes Tarride, visité le coffré de fond en comble, dévissé le plafonnier… Rien !

Herminia en avait les larmes aux yeux et je serrais si fort les dents que les mâchoires me faisaient mal.

Découragés, nous nous sommes assis côte à côte… Il faisait un temps gris et les premiers froids commençaient à embuer le pare-brise… J’ai relevé le col de ma veste. C’est un geste de truand… Le geste de tous les gars qui sont destinés à être réveillés de bonne heure, un matin, dans une prison…

— Vingt-quatre millions, a murmuré Herminia…

— Oui, ai-je dit, y aurait de quoi s’acheter de la moutarde, avec ça !

— Tu parles…

— On partirait en croisière, non ?

— Si…

— On irait en Amérique… Il y a longtemps que je rêve de ça…

Je pensais à mes anciens projets et ça me foutait dans l’âme une bouffée d’amertume.

— Pour le moment, tu vas en Espagne, a-t-elle dit, pour y construire des châteaux…

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— Rentrons à Menton, le plus vite possible, fouillons tous les vêtements de Rapin… Tu m’as dit qu’il avait des bijoux… Peut-être le reçu est-il parmi eux ?

— C’est à voir…

Nous avons repris la route des Alpes. Il y avait déjà de la neige sur les sommets et on sentait que l’hiver ne tarderait plus à se ramener… L’Alfa est une guindé idéale pour les routes en lacets. Je crois que je n’ai pas mis quatre heures pour regagner nos pénates…

On avait oublié de déjeuner mais nous n’avions pas faim. Durant tout le trajet, Herminia a gardé les yeux sur la montre…

— Supposons que nous soyons à la maison à cinq heures, disait-elle. Supposons que nous trouvions le papier tout de suite et que le bureau de poste où se trouve le paquet soit près de Menton, nous arriverions à entrer en possession du fric ce soir…

— Tu parles d’une java !

On se gargarisait d’espoir, et pourtant rien n’était plus compromis que ce coup à la noix. Si au moins Bouboule s’était manifesté plus tôt ! Nous aurions visité tous les bureaux de poste du Midi et serions arrivés à un résultat… Maintenant le temps pressait. C’était foutu. Presque… Et malgré tout, chacun de notre côté, nous songions à ce que nous allions faire des vingt-quatre briques… La vie est marrante dans le fond !

Nous sommes arrivés à Menton à cinq heures moins dix. J’ai arrêté la guindé pile et alors ça a été la ruée dans la chambre à coucher. Pas une fringue, pas un objet ayant appartenu à Rapin que nous n’explorâmes à fond ! Au bout d’une demi-heure nous avions tout dévasté et le résultat était négatif. La sueur ruisselait sur nos visages… Nos pommettes étaient en feu et des lueurs inquiétantes passaient dans notre regard.

— C’est fichu, a soupiré Herminia…

Oui, c’était fichu… Bien fichu… A un point que je n’imaginais même pas car, comme nous retournions dans le studio pour nous venger sur le whisky on a carillonné à la porte du jardinet. On s’est défrimé, sans joie.

— Va voir ! ai-je ordonné à Herminia.

Elle est allée ouvrir… Quand elle est revenue, presque aussitôt, un agent l’accompagnait. J’ai réprimé un mouvement pour sauter sur mon feu et flinguer le poulet. Ce qui m’a retenu c’est la pensée que le cogne en uniforme ne venait certainement pas m’arrêter. Une opération de ce genre est effectuée par les archers de la P.J.

J’ai trouvé la force de sourire…

— ‘Jour, M’sieur l’agent… Qu’est-ce qui se passe ?

C’était un jeune au visage blanc et neutre inondé de sueur. Il a porté une main raide à son képi…

— Je viens au sujet d’une infraction au code de la route…

— Pas possible ?

— Si. Vous avez laissé votre voiture en stationnement du mauvais côté avant-hier… Un de mes collègues a dressé procès-verbal, je viens pour remplir le formulaire d’identité…

— Comment savez-vous que j’habite ici ?

— C’est le gérant de cette villa qui a fourni le renseignement. Il se trouvait de passer au moment où mon collègue notait le numéro… Ici, vous savez, tout le monde se connaît…

J’ai respiré. C’était un simple incident sans conséquences.

— Vous vous appelez Rapin ?

— Robert, pour les dames, oui, M’sieur l’agent… Asseyez-vous.

Il s’est assis et a tiré d’une poche de sa veste un vieux carnet cradingue et un crayon qu’il devait bouffer entre les repas car l’extrémité supérieure ressemblait à un pinceau.

— Vous pouvez me donner vos pièces d’identité ?…

Il parlait d’une voix neutre. Il était partagé, cet homme, entre sa mégalomanie de flic et son instinctif respect de salarié pour un mec qui contrevenait à la loi avec une Alfa Roméo de trois millions.

— Mais bien sûr…

Alors, les mecs, d’un seul coup, d’un seul, il m’est venu une sueur comme si j’avais séjourné dans un hammam. Je me suis aperçu à cette seconde seulement que je n’avais pas de permis de conduire…

Rapin devait glisser le sien dans sa poche du sweater et je l’avais certainement brûlé avec les fringues. Qui sait si le reçu ne se trouvait pas avec ?

J’ai pensé ça, à toutes pompes…

— Voilà la carte grise, M’sieur l’agent. Vous accepterez bien un whisky, non ?

Je me faisais tout plein gentil dans l’espoir de l’amadouer.

— Non, merci, je ne bois pas d’alcool.

Il prenait des notes…

— Votre permis de conduire, s’il vous plaît.

— Je… une seconde…

Je cherchais le regard de ma souris pour lui faire comprendre ma détresse, lui demander de l’aide. Mais elle s’occupait à tripoter les boutons du poste afin de créer de l’ambiance.

Pour gagner du temps, j’ai fait mine de chercher le permis.

— Bon Dieu ! me suis-je exclamé ! Herminia, tu n’as pas vidé les poches de mon veston que tu viens de porter chez le teinturier ?

Elle a fermé le poste, s’est retournée et m’a répondu de son ton le plus paisible :

— Comment, chéri, tu ne l’as pas fait toi-même ?

— Mais non !

Elle n’avait pas eu une seconde d’hésitation.

— C’est ridicule, ai-je ajouté, il y avait mon permis de conduire dedans…

— J’irai le chercher demain…

— Oui, mais M’sieur l’agent en a besoin tout de suite…

— Vous ne vous souvenez pas du numéro ? a demandé le poulaga.

— Attendez : je crois que c’est A 10.999…

— Quelle préfecture ?

— Seine-Inférieure.

— Bon… Je note ça sous toute réserve ; si vous avez fait une erreur venez au commissariat.

— D’accord.

Je me croyais quitte.

— Donnez-moi une autre pièce d’identité alors…

J’ai hésité, puis, d’un geste délibéré, j’ai avancé le passeport.

Il a noté les renseignements. Soudain il s’est exclamé :

— Vous avez trente-cinq ans ?

— Eh oui…

— C’est pas croyable, vous ne les paraissez pas…

Et pour cause, j’avais douze berges de moins.

— Je sais, je fais jeune…

— Ça, vous pouvez le dire…

Alors ça a été la vacherie des vacheries… Machinalement il a examiné la photo d’identité. Si on chinoisait on se rendait compte de la supercherie. Et il s’en est rendu compte en un temps record…

— Mais ! s’est-il exclamé, ça n’est pas vous, là !

Il regardait le petit carré de carton glacé, sondant la frime de Rapin… Puis il m’a regardé. Ses yeux étaient vifs comme deux poinçons, ils me transperçaient…

— Qu’est-ce que ça veut dire ?…

Il y a eu le silence le plus crispant que j’aie jamais connu.

Ce petit bout de flic en uniforme me dévisageait, me perçait à jour, me découvrait, comprenait qu’il avait mis le nez dans un truc qui le dépassait…

Lentement il s’est dressé de sa chaise.

— Il va falloir me suivre au commissariat pour tirer ça au clair, monsieur…

— Bon, allons-y !

Ça n’était pas du commissariat que je parlais. Herminia le savait. Elle a mis la radio à fond tandis que, par-derrière, je nouais mes doigts au cou de l’agent.

Le contact de sa peau me dégoûtait. Et plus ça me dégoûtait, plus je serrais…

Je suis fort des pognes. La preuve, je vous soulève une chaise horizontalement en l’empoignant par un barreau inférieur ; essayez, ça n’a l’air de rien mais faut pas avoir du jus de nave dans les veines pour réussir ce petit numéro…

Ça a craqué sous mes doigts… Je serrais et le cou du gars durcissait.

Un râle sourd lui fusait des narines, mais je le devinais plus que je l’entendais car la radio faisait un boucan du tonnerre.

Puis d’un seul coup ma répulsion est tombée et je n’ai plus ressenti qu’une intense joie. Une joie violente, chaude, que je n’avais pas éprouvée depuis des semaines, une joie que je n’avais même pas ressentie en zigouillant Rapin m’innondait… Je souriais… J’étais libre, j’étais heureux, soulagé…

Herminia s’était plaquée contre le mur, grise comme cendre. Ses yeux emplis d’épouvante me fixaient avec incrédulité.

— Non, non ! balbutiait-elle.

Ça n’était pas pour le flic. Elle savait bien qu’il n’y avait pas d’autre façon de s’en sortir. Mais ce qu’elle refusait, ce qui la glaçait, c’était la joie peinte sur ma frime.

J’ai ouvert les deux mains. Mes doigts étaient blancs. Je les ai frottés pour rétablir la circulation. Le flic est resté immobile sur sa chaise. Le dossier incurvé le maintenait calé.

— Voilà le travail, ai-je déclaré après une profonde inspiration.

Je me suis assis aux côtés du cadavre et j’ai bu un bon coup de gnole, non pour me redonner du cœur mais parce que j’en avais envie.

Je venais de tuer un homme, une fois encore. C’était facile à comprendre… J’ai regardé le cadavre. La main gauche du flic reposait sur la table et un anneau d’or brillait à l’annulaire ; il était marrida ce pauvre melon ! Y allait avoir du chabanais sous peu. Maintenant j’étais grillé. Au lieu de vingt-quatre briques j’allais avoir droit aux condés. Adieu le compte en banque, l’Alfa et tout…

Herminia a demandé :

— Alors ?

— Quoi ?

— Quel est le programme ?

Elle avait retrouvé son calme.

Je me suis pris la tête à deux mains.

— Bon… Primo il faut planquer cette charogne… Ensuite tu iras chercher de la peinture blanche et de la peinture noire…

— Pourquoi faire ?

— Pour peindre de faux numéros à la voiture… Nous allons mettre les voiles.

Elle a soupiré :

— Pour aller où ?

— Ailleurs ; ça sent trop le brûlé ici.

— Tu es bête, une voiture comme ça ne peut passer inaperçue, même avec un autre numéro… Sans compter que la carte grise ne correspondra pas… Que tu te fasses arrêter et…

— Tu as mieux à proposer ?

— Oui… Nous allons cacher le cadavre et filer… Nous passerons la nuit ailleurs. Au matin je viendrai aux nouvelles, si rien n’a été découvert, tu iras retirer ton argent à la banque, pas tout, mais une grosse partie. Ensuite nous passerons la frontière et irons jusqu’à Gênes. Là-bas tu revendras l’auto pour une bouchée de pain ; c’est moins une question d’argent que de sécurité. Le type qui l’achètera sera obligé de la camoufler puisqu’elle est immatriculée en France… Ça nous laissera du temps. Nous prendrons le train pour Rome…

Elle avait raison, une fois de plus.

— Ça me paraît valable…

La maison ne comportait pas de cave. C’était compliqué de planquer le cadavre. J’ai fureté pour trouver un endroit ad hoc et me suis décidé pour le réduit à charbon. Je l’y ai porté seul en le chargeant sur mon épaule. Lorsqu’il a été tassé dans l’angle du local j’ai foutu par-dessus toutes les saloperies que j’ai pu trouver. J’avais besoin de quelques heures seulement.

Nous avons fait nos valoches en vitesse, ne prenant que l’essentiel. Puis ça a été le départ. J’avais le cœur serré car je m’étais habitué à la villa. J’y avais passé de fameux moments, des heures paisibles, les plus rares de ma vie.

Une fois dans la rue j’ai tiqué. Il y avait, devant mon Alfa, un vélo noir. Celui du poulet. Il allait nous faire repérer…

J’ai ouvert le coffre arrière et j’ai pu y fourrer la bécane après avoir démonté la roue et replié le guidon…

— Nous le balancerons sur la côte, quelque part, ai-je dit à Herminia, c’est au poil dans un sens, comme ça les soupçons n’iront pas tout de suite sur bibi…

Nous avons quitté Menton peu après. J’étais crevé par ces heures de volant.

— Où allons-nous ?

— Monte-Carlo…

En cours de route nous avons jeté le vélo du haut d’un rocher sur la grève, mais de façon à ce qu’il attire l’attention…

Quand, après ça, je suis venu m’asseoir au volant, Herminia avait des larmes plein les chasses.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je pense aux millions…

— Tu as tort, c’est tordu, n’y pensons plus, ma jolie.

CHAPITRE XV

Brutalement la direction est devenue vasouillarde.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’est inquiétée Herminia.

— Un pneu crevé sans doute.

Très exactement c’était le pneu arrière gauche… S’il y a un truc qui m’horripile c’est bien de changer une roue de voiture.

— On va téléphoner à un garagiste, ai-je murmuré…

C’était aisé, il y avait un café à deux pas et, sur ce point de la Côte, ce ne sont pas les stations-services qui manquent.

Pourtant, à la réflexion, il valait mieux que j’opère moi-même. Inutile de me faire repérer par un mécano si, par hasard, les choses se gâtaient du côté de mon locataire de Menton.

J’ai posé ma veste et retroussé mes manches, suivant les principes du parfait automobiliste en rade.

Le cric était à l’arrière. Je l’ai engagé sous la voiture et Herminia est descendue pour faire les cent pas. Je me suis mis à tourniquer la manivelle comme un malheureux.

Avant que le pneu crevé ne quitte le sol je me suis arrêté pour dévisser les goujons plus facilement. J’ai ôté l’enjoliveur et j’ai regardé sans piger tout de suite. Contre le moyeu se trouvait une petite enveloppe de carte de visite maculée de cambouis. J’ai ouvert l’enveloppe ; à l’intérieur se trouvait un reçu de recommandé. Vous me croirez si vous voulez mais je n’ai pas éprouvé une surprise exagérée. Il y a des moments où l’on accepte le merveilleux sans s’étonner.

Herminia qui me regardait a demandé d’une voix étrangement calme.

— C’est le reçu ?

— Oui…

— Quelle est la localité ?

— Cagnes…

Elle a appuyé la main sur sa poitrine comme pour contenir les violences de son cœur. Je me suis assis à côté d’elle sur le talus. Le tampon de la poste de Vizille portait la date du 27, j’avais eu raison sur toute la ligne.

— C’est tout près, ai-je murmuré. On va aller coucher à Cagnes, près de nos millions, hein ? Et demain, à l’ouverture…

— Et comment !

Après un choc semblable j’ai mis au moins une demi-heure pour changer la roue. Mes mains étaient plus molles que de la ouate.

On s’est retrouvé derrière le pare-brise comme deux amoureux qui viennent de fauter pour la première fois et n’en sont pas encore revenus.

J’ai ri, d’un rire chevrotant de vieillard.

— Qu’est-ce que tu penses de ça, Herminia ?

— Mon père dit toujours que le hasard a le dernier mot.

— C’est un homme sage. Tu ne parles jamais de lui. Où vit-il ?

— Oh ! par là…

Mais je me foutais de son vieux et j’ai vite écrasé.

— Dis, ma gosse, on a passé près de la tasse, hein ? Mais il y a un bon Dieu pour les assassins…

— Il faut croire…

— En route pour l’Italie, demain ?

— Oui…

— Et les dollars ?

— Eh bien ?

— Comment vais-je les passer ?

— Je les mettrai dans une gaine que j’achèterai tout exprès.

— Ça va modifier ton tour de taille ; tu auras l’air d’être enceinte.

— Je souhaite à toutes les femmes grosses d’accoucher de vingt et quelques millions…

— On passera également ramasser les dix autres sur mon compte. Je me sens goinfre… Et après… l’Italie ? Je ne tiens pas à y moisir.

— Penses-tu ! Nous trouverons un avion pour l’Afrique du Nord… Une fois là-bas, en route pour Tanger… Depuis Tanger le monde est à nous…

— D’autant plus que c’est le pays des faux papelards…

Tout en devisant nous sommes arrivés à Cagnes. Il y avait une chouette hostellerie aux portes de la ville. Nous y sommes descendus et je me suis grouillé de planquer la bagnole dans le garage de l’établissement. Ensuite j’ai pris une chambre sous un faux blaze. Si près du but, je sentais ma méfiance à vif. Je ne voulais pas échouer. Ce qui m’arrivait était trop beau. On allait faire ce qui était prévu, c’est-à-dire ramasser le paquet d’osier et mettre les cannes.

Une fois là-bas, je ferais cadeau au pays du Dante d’un second cadavre, car j’avais suffisamment d’expérience pour savoir qu’un couple recherché ne va jamais très loin. Et puis Herminia savait qui j’étais et je ne pouvais pas prendre le risque de la laisser derrière moi avec un secret pareil… Même les millions ne lui feraient pas tenir sa langue. Il arrive fatalement un instant où les gonzesses les plus chouettes, les plus intelligentes, les plus aimantes et les plus discrètes l’ouvrent…

Bien sûr, ça me ferait de la peine de l’allonger, celle-là, après les multiples services qu’elle m’avait rendus.

Et cependant c’était la seule solution.

Je suis entré dans la salle commune de l’auberge. Elle était décorée dans le style ancien, avec énormément de cuivres et de meubles encaustiqués.

— Il paraît que la spécialité du patron c’est le loup au fenouil, m’a dit Herminia. J’en ai commandé un…

Ce soir-là nous avons bouffé et fait le reste avec la fureur que communique la proximité d’un tel nombre de millions.

CHAPITRE XVI

A sept heures nous nous levions le lendemain matin. C’était décidément le grand jour. Nous allions enfouiller le gros paquet et, franchement, j’étais un peu ému…

On nous a servi le jus dans un coin de la salle, près de la fenêtre. Il faisait un temps magnifique, un vrai retour de l’été… Tout était blond, joyeux, soyeux…

Je trempais un croissant dans mon caoua lorsque mon regard est tombé sur un canard de la région posé sur une table voisine. A l’envers j’ai lu le gros titre de la une et mes gencives se sont arrêtées de polker.

« LE TUEUR KAPUT EST SUR LA CÔTE »

Je me suis précipité sur le baveux. Au-dessous du titre il y avait ma photo, toujours la même, celle qu’on m’avait tirée au moment de ma dernière arrestation. Là-dessus je faisais un peu « voyou blême ». Depuis je m’étais étoffé et mon regard avait perdu cette expression de gamin traqué. D’autre part, avec mes tifs décolorés, j’étais méconnaissable.

Herminia s’est arrêtée de tortorer aussi et, joue contre joue, nous avons ligoté l’article.

Tout de suite j’ai pigé que j’étais tordu : on avait percé à jour l’identité sous laquelle je me cachais et tout ça parce que j’avais commis une connerie monumentale…

Le vélo noir que j’avais embarqué n’appartenait pas au flic. C’était celui d’un garçon boucher venu dans le quartier faire une livraison. Des voisines embusquées derrière leurs rideaux m’avaient vu chouraver la bécane et le louchébem était allé porter le deuil au commissariat en étalant le blaze à Rapin. Le commissaire, qui attendait le retour de son agent, s’était empressé de grimper « chez moi » et il avait découvert le cadavre de son archer. Mes empreintes relevées un peu partout avaient fourni ma véritable identité car ma fiche signalétique se baguenaudait dans tous les postes de police de France et de Navarre.

J’ai regardé Herminia.

— On dirait que j’ai gagné le canard, non ?

— On dirait…

— Pour les millions c’est rapé, non ?

— Pourquoi ?

— Mais… parce qu’on sait que Rapin égale Kaput… Je ne peux pas me présenter à un guichet de poste sous ce nom-là…

— Voyons, tu crois que le préposé du guichet s’est mis ce nom dans la tête ? Tu plaisantes… En admettant qu’il ait lu le journal, ce qui n’est pas prouvé car il est tôt, il ne s’est intéressé qu’à tes exploits en tant que Kaput… Il n’a même pas pris garde au reste…

Elle avait raison une fois encore. Chez elle, ça devenait une manie…

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— On va payer la note et laisser la voiture. Elle nous ferait repérer… Pour le moment je ne risque pas d’attirer l’attention sur toi car le journal signale que tu vivais avec une élégante jeune femme, sans donner encore de précisions sur mon compte.

— On a été cons d’emporter le vélo…

— Que veux-tu, on est toujours victime d’un excès de zèle. Il avait tellement l’air d’une bicyclette d’agent !

J’ai demandé ma note et j’ai dit que nous allions nous promener.

— Je passerai prendre ma voiture en fin de journée…

— Parfaitement, monsieur…

Dehors j’ai respiré plus librement, mais tout au fond de moi il y avait quelque chose de triste, de navré… Je retombais dans une période de pétoche… Décidément il n’y avait pas d’espoir en ce monde, pas d’espoir de rédemption, pas d’espoir de se transformer.

— Ne fais pas cette tête, a murmuré Herminia, tu vas te faire repérer. On dirait que tu as déjà les menottes aux poignets.

Le bureau de poste n’était pas ouvert. Il s’en fallait de dix bonnes minutes. En attendant nous nous sommes promenés dans une allée bordée de pins parasols…

— Mon compte en banque est bloqué, fatalement, ai-je déclaré ; voilà déjà dix briques de perdues…

— C’est dommage, a rêvé Herminia.

Le soleil mettait d’étranges reflets d’or dans ses cheveux roux. Sa peau ne bronzait pas vraiment, elle était légèrement hâlée et restait délicate…

En la regardant je songeais que je n’aurais pas besoin de la tuer. Maintenant que j’étais démasqué, ça devenait inutile. Tant mieux, elle me plaisait et j’avais besoin d’elle. Cette nuit encore je l’avais prise plusieurs fois, sans me lasser de son corps vibrant. Sa peau était si douce, si chargée d’électricité aussi !

— A quoi penses-tu ?

— A toi…

— Ça n’est pas le moment, tu sais…

Non, ça n’était pas le moment.

Huit heures ont sonné au clocher du pays. Mon palpitant s’est mis à faire le forcing. J’en avais la poitrine douloureuse. Il me semblait que ça allait éclater, que j’allais faire explosion et voler en morceaux.

— Viens !

Je l’ai entraînée par la main. Au moment d’entrer dans le bureau de poste elle m’a demandé :

— Tu as une pièce d’identité sans photo ?

— Attends…

J’ai sorti mon portefeuille. Il ne contenait que la carte grise. J’ai poussé un juron. J’avais laissé le passeport de Rapin à la maison. Il était tombé tandis que j’étranglais le bourdille et, dans mon affolement du moment, je n’avais pas songé à le ramasser…

— C’est inadmissible ! s’est écriée Herminia.

— Tais-toi !

Elle avait hurlé. Ses yeux contenaient quelque chose d’indéfinissable, de très hostile… Elle ne me pardonnait pas cette omission.

— Espérons que la carte grise suffira…

Nous sommes entrés. Il n’y avait personne hormis deux bonnes femmes derrière les guichets qui jacassaient, comme trente-six perruches.

Il était question du mari de l’une d’elles (une grosse brune frisée et moustachue) qui souffrait d’un rhumatisme à l’épaule.

J’ai regardé les indications portées sur des panneaux de carton et je me suis approché du guichet marqué « Poste restante ». C’était justement celui de la femme du rhumatisant…

— Je viens chercher un paquet en souffrance, ai-je dit…

— Quel nom ?

— Robert Rapin…

Elle n’a pas sourcillé.

— Attendez…

Elle est passée dans l’arrière-salle et je l’ai entendue qui farfouillait dans des casiers…

— Hé bé ! s’est-elle exclamée à la cantonade, vous pouvez dire qu’il est poussiéreux… Boudi ! c’était temps que vous le veniez prendre ! Autrement qu’il s’en allait aux rebuts, le pauvre…

Elle est revenue, soufflant sur un colis ayant les dimensions d’un carton à chaussures.

Dans mon dos, Herminia a poussé un léger soupir. Moi, j’avais envie de gueuler tellement la tension était forte. Là, à portée de la main, il y avait vingt millions et des ! Si la postière avait pu se gaffer du contenu !

— Vous avez une pièce d’identité ?

— Bien sûr…

J’ai avancé ma carte grise et j’ai demandé gentiment :

— Je dois quelque chose pour le port ?

— Non. C’est suffisamment affranchi.

Elle a saisi la carte grise.

— Ça n’est pas une pièce d’identité, ça…

— Comment ! Mais si… puisque…

— Mais non ! a-t-elle affirmé, la preuve, c’est qu’une carte grise peut se prêter si on prête une auto… Et il n’y a pas de photographie dessus…

Le sort qui me jouait encore un tour de cochon ! J’avais l’habitude des entourloupettes du destin, mais quand même, cette fois, il dépassait la mesure…

J’ai essayé d’amadouer la bonne femme.

— Ecoutez, je suis simplement de passage et je n’ai pas d’autres pièces d’identité sur moi… Je…

— Alors vous repasserez…

— Mais le colis est à bout de délai…

— Je le garderai encore un jour ou deux… pour vous faire plaisir…

Elle était tranquille, sûre d’elle, barricadée dans son règlement à la noix. Elle ne connaissait que ça, cette vache !

J’hésitais. J’ai regardé Herminia. Son nez était pincé et ses yeux ne perdaient pas de vue le paquet poussiéreux qui contenait une telle fortune.

La postière a poussé une exclamation.

— Dites, monsieur…

— Oui ?

— Si vous avez une carte grise, c’est que vous êtes en voiture ?

— Evidemment…

— Si vous roulez en voiture, c’est que vous avez votre permis de conduire… C’est suffisant comme pièce d’identité.

C’était un suprême coup de massue. Et pourtant, elle était gentille, la grosse. Elle parlait triomphalement, contente d’avoir trouvé la solution…

— J’ai laissé mon permis à mon hôtel, dans mon autre portefeuille.

— Allez le chercher…

J’ai pris mille francs.

— Ecoutez, mon chou !

Dire « mon chou » à un tas pareil, fallait vraiment avoir la mouillette…

— Ecoutez, mon chou, nous sommes pressés… Tenez, arrangez ça…

J’ai tendu mille balles, il n’y avait rien d’autre à tenter.

Un bref éclair de cupidité a brillé dans les yeux noirs de la postière. Puis elle a secoué la tête d’un air buté.

— Qué façon ! On n’est pas à vindre, dans les Pététés !

L’ordure ! La sale morue qui jouait à la conscience outragée !

Ça a été plus fort que moi. J’ai sorti mon flingue. Rien ne pouvait stopper mon geste : ni la perspective de la police, ni le cri poussé par Herminia.

— Aboule ce paquet, pourriture !

Elle a avancé le paquet en titubant. Ses grosses lèvres tremblotaient.

J’ai passé la main par le guichet et je lui ai arraché le colibard des pognes. Puis j’ai avancé mon flingue jusqu’à sa grosse poitrine, que le soutien-gorge ne parvenait pas à contenir.

— Tiens, postière à la noix !

Je n’ai tiré qu’une fois. La balle l’a atteinte au-dessous de l’épaule gauche. Elle n’a pas paru avoir mal. Elle s’est assise lourdement et une grande tache rouge s’est élargie rapidement sur son corsage.

Sa collègue hurlait à la mort, en pleine hystérie… C’était le moment de les mettre si on ne voulait pas avoir chaud aux plumes…

Herminia avait compris ça illico car elle était déjà dehors. Courant comme une dératée…

Je me suis mis à cavaler derrière elle dans le soleil.

CHAPITRE XVII

Quand je l’ai eu rejointe j’ai dit, sans parvenir à récupérer mon souffle :

— J’ai été con, j’aurais dû prendre la voiture…

— Cache ça ! m’a-t-elle répondu.

Je tenais toujours le pétard à la main.

Je l’ai glissé dans ma fouille. Le paquet de billets était dur sous mon bras. Il me communiquait un courage extraordinaire…

A cause de lui il fallait que je me sorte de ce pétrin. Ça n’allait pas être facile. Le meurtre de la postière allait drôlement faire du tabac. En ce moment, les collègues de la grosse mère devaient faire fonctionner le bigophone ; elles étaient outillées pour ça, les carnes !

Je ne savais trop que faire et je suivais machinalement Herminia comme un moutard suit sa vioque. Je lui faisais confiance sur le chapitre du pifomètre…

On a atteint le carrefour sans trouver de suif sur notre passage. Mais les poulagas informés devaient se bouger la rondelle et nous ne perdions rien pour attendre. Nous allions y avoir droit, à la bénédiction nuptiale ! Et avec les grandes orgues encore ! Les perdreaux devaient fourbir leurs Eurékas. Gare aux taches !

Parvenus au carrefour, nous avons hésité. Il fallait choisir vite.

— Viens ! a ordonné Herminia.

Elle venait de repérer une fourgonnette Renault rangée devant une épicerie. Elle a sauté au volant tandis que je m’installais à côté d’elle. C’était une bagnole de livraisons et ça reniflait l’épicerie de cambrousse à l’intérieur. Probable que l’épicemar devait faire des tournées dans la campagne environnante.

Il est sorti sur le trottoir en voyant décarrer son os et s’est mis à jouer les moulins à vent avec ses brandillons.

— T’aurais dû me laisser le manche, ai-je dit à Herminia.

Maintenant c’était trop tard pour permuter.

— Ne t’en fais pas.

En effet, il n’y avait pas de différence entre elle et moi car on ne pouvait tirer plus de vitesse de cette bagnole. A fond de ballon qu’elle y allait, la chérie ! On bombait entre les palmiers, on a repris la nationale et on s’est mis à foncer sur Antibes…

— Dis donc, ai-je murmuré après avoir filé un coup de périscope par la portière, j’ai idée qu’on est suivis.

Elle a regardé dans le rétro fixé sur l’aile gauche.

— C’est une Ford, a-t-elle dit d’un ton satisfait…

— Oui…

— Bon…

— Pourquoi, bon ? On dirait que ça te fait plaisir qu’une bagnole nous file le train…

— J’ai une idée…

— Laquelle ?

— Eh bien, l’épicier a dû téléphoner au sujet de sa voiture… Nous allons tomber sur un barrage d’ici peu…

— Alors ?

— On va changer de voiture et faire demi-tour…

— D’ac… Mais comment ?

— Attends.

J’ai attendu et ça n’a pas été long. Elle a levé un peu le pied. La Ford qui nous suivait nous a doublés. Au moment où elle nous passait, Herminia a sorti son bras et fait un signe pour enjoindre au conducteur de stopper. Il a obéi illico et s’est rangé pile devant nous.

Alors Herminia m’a arraché le paquet de talbins de sous le bras et s’est mise à galoper en direction de la voiture. J’ai été tellement saisi que trois secondes se sont écoulées avant que je ne réagisse. J’ai bondi hors de la tire et dégainé mon feu… J’ai visé la fille, mais la détente n’a émis qu’un petit bruit tout ce qu’il y a de cucul. Le magasin était vide… J’ai couru… La Ford a décarré en trombe. Le conducteur avait dû foncer résolument en seconde.

L’arrière pointu de la voiture s’est amenuisé.

Un flot d’injures m’est monté aux lèvres.

Je venais de me laisser fabriquer comme un enfant de chœur. Exactement l’idiot de votre village ! Une donzelle qui vous pique une fortune arrachée à la pointe du flingue et qui se calte gentiment avec un autre. J’avais de quoi en crever des coronaires !

La salope !

Je suis revenu au volant et j’ai mis tout le paquet… Ils pouvaient en amener du matériel pour obstruer la route, les bourres… Lancé comme j’étais, j’aurais crevé un mur de béton…

Mais j’avais beau enfoncer le champignon dans le plancher, je ne pouvais songer à rattraper la tire amerloque. Ma bagnole n’était pas de taille.

Je pleurais de rage et je bramais des insultes à tous les vents.

— La salope ! La salope !

Une de plus qui s’était joué de moi. Et pourtant, je me tenais sur mes gardes… Mais elles sont plus fortes que vous, ces vachasses ! Elles ont le diable et ses pompes sous la main. Le temps que vous pensiez à la garcerie qu’elles vous préparent et hop, le coup est mort…

Oui, je pleurais, je gueulais… J’en avais marre. Il fallait que je remonte cette voiture. Il fallait que je mette la main sur mes briquettes et sur cette putain. Qu’est-ce qu’elle avait pu lancer au conducteur de la Ford pour le décider aussi vite ?

L’air miaulait de chaque côté du pare-brise… Je doublais des voitures, je manquais de ratisser des passants et les gars que je croisais se vrillaient la tempe de l’index pour m’informer de ce qu’ils pensaient de moi.

Soudain, un virage m’a dérobé l’américano et j’ai senti que c’était scié. Alors j’ai eu un coup de nerf. Fallait avant tout que je gare mes os. La vengeance, ce serait pour après. Ce qui comptait, c’était de ne pas me laisser offrir une paire de bracelets nickelés par les matuches… Pour éviter ça, je devais, ainsi que m’en avait persuadé cette garce d’Herminia, changer au plus vite de véhicule…

J’ai ralenti par la force des choses car un bouchon de bagnoles se formait à une centaine de mètres. C’était le barrage annoncé ! J’ai freiné et je me suis rangé sur le bord de la route…

J’allais faire demi-tour lorsque j’ai aperçu la blouse grise de l’épicier à l’arrière, et sa sacoche de cuir.

Saisi d’une idée j’ai passé la blouse et je me suis ajusté la sacoche sur le râble… Puis, courageusement, je me suis avancé en direction des voitures. La Ford avait dû se faire arraisonner comme les copines et je pouvais rattraper mes millions en faisant vite et surtout en oubliant d’avoir les foies.

J’ai couru. C’était bien un barrage en effet. Quatre motards coupaient la route dans le sens où nous allions et examinaient les véhicules.

Comme je suis arrivé à leur hauteur j’ai vu démarrer la Ford.

Tout ce que j’ai pu faire, c’est noter son numéro. Elle était immatriculée en Seine-et-Oise et sa plaque minéralogique comportait quatre 1.

Je me suis enfoncé ce nombre dans la caboche, plus un détail intéressant : l’aile gauche de la bagnole en question était en partie défoncée…

Les perdreaux ne m’accordaient pas la moindre attention. Ils examinaient les bagnoles stoppées avec des hochements de tête avantageux.

Je me suis approché d’un camion qui venait de stopper en queue de la file. Le chauffeur était un type en maillot de corps qui fumait un cigare.

— Dis donc, vieux, je suis tombé en panne et je vais jusqu’à Cannes, ça t’ennuierait de me charger ?

— Monte…

Il a commencé par m’expliquer que le camion lui appartenait ; je l’avais froissé en le tutoyant. Vite j’ai rectifié le tir. A quoi bon vexer les gens qui vous rendent service ?

Nous avons passé sans encombre. Les bourdilles n’ont même pas regardé notre véhicule… Ces gens-là ont des cerveaux gros comme des noisettes !

Je suis descendu à Cannes et j’ai remercié le gars… Comme je me sentais encore trop près du lieu de mes récents exploits, je n’ai eu qu’une préoccupation : mettre les adjas le plus loin possible. Je commençais, à en avoir soupé de la Côte. D’accord je me l’étais coulé douce, mais les dernières heures avaient été si cuisantes que je ne pouvais plus la voir, même en chromo.

J’espérais que ma décoloration me camouflait assez. Evidemment, l’autre postière de Cagnes avait refilé mon signalement, mais elle m’avait fort peu vu à travers son grillage… Jusqu’au moment où j’avais défouraillé, son attention s’était principalement fixée sur Herminia. Les femmes regardent les femmes… Les hommes aussi, hélas !

Des lunettes de soleil et une veste extravagante achetée chez un marchand du port m’assuraient un brin de sécurité pour l’instant…

J’ai pris un car pour Saint-Raphaël… Une fois là-bas, j’aviserais. Je me suis foutu au fond du véhicule. Il n’y avait pas grand trèpe et personne ne prêtait attention à moi.

J’étais à l’aise pour penser. Etait-ce bien un avantage ? La gamberge me faisait tourner à l’aigre et, par moment, je me surprenais à avoir des sursauts de rage… Je pensais aux vingt briques envolées avec Herminia. Ce qu’elle avait fait fissa, la vierge folle ! Je revoyais toujours la même scène : son geste rapide pour m’arracher le pacson de talbins et sa galopade vers l’auto arrêtée.

Fallait-il qu’elle soit sûre d’elle, cette môme !

Quand elle avait vu que l’affaire tournait au caca elle s’était dit ce que je me disais moi-même : que le moment était venu de se séparer. Seulement il lui fallait la vaisselle de poche et elle n’était pas portée sur le partage, j’en avais maintenant la preuve.

Que je la repince, la salope ! Que je la repince…

Je m’exhortai au calme. Mon subconscient me disait :

« Voyons, Kaput, calme-toi… Tu es libre, c’est l’essentiel, tu as plus d’un tour dans ton sac et tu arriveras à les blouser une fois encore, les bourremen ! Tu vas consacrer ta vie à Herminia… C’est long, une vie, et la terre est petite… Non seulement elle est petite, Kaput, mais elle est ronde… Personne n’échappe à personne. Un jour les flics te posséderont, mais auparavant tu posséderas cette truie infecte ! »

A ma rage s’ajoutait une tristesse physique. Je m’étais régalé une partie de la nuit avec elle. C’était une sorte de célébration d’un culte.

Je me suis marré malgré moi… Le moral revenait… C’était l’essentiel.

J’ai dû m’assoupir un peu… Le car suivait la corniche et, à chaque virage, la mer surgissait devant nous, immense, d’un bleu légèrement grisâtre… Les lacets du parcours me berçaient.

J’ai rouvert les stores à la Napoule. Le car s’arrêtait à l’ombre des platanes… Des voyageurs montaient… Une poussière rouge tourniquait dans les rues où soufflait le mistral…

Un gargouillement d’estomac m’a fait comprendre que j’avais les crocs. Je m’étais levé de bonne heure et j’étais creux de l’intérieur…

Bast, je boufferais à Saint-Rapha…

Pourtant, je renouchais les restaurants avec les yeux de l’affamé.

C’est comme ça que j’ai aperçu la Ford à l’aile défoncée arrêtée devant un relais de routiers.

CHAPITRE XVIII

Il y avait bel et bien les quatre « 1 » sur la plaque minéralogique. Pas de doute, il s’agissait du véhicule à bord duquel Herminia s’était envolée avec le paquet d’artiche.

Elle avait dû quitter le conducteur, mais ce dernier allait pouvoir me dire où il avait déposé mon ancienne égérie.

Et s’il ne voulait pas me le dire, j’étais prêt à lui filer une tisane pour le rendre loquace. J’avais les nerfs en boule.

Comme je m’approchais du restau, j’ai aperçu Herminia, assise de dos à une fenêtre. Mon sang n’a fait qu’un tour. C’était trop beau ! Le hasard m’avait donné un sérieux coup de paluche. On peut dire que j’avais retrouvé le magot en un temps record.

Ainsi, cette radasse n’avait pas quitté le conducteur de la Ford ? Après tout, ce dernier était peut-être un complice ?

Peut-être qu’elle avait mijoté la veille son histoire, tandis que j’allais me pieuter ? Je me rappelais qu’elle avait à toute force voulu prendre un bain, or la salle de bains était commune à l’étage… Elle avait fort bien pu redescendre pour passer un coup de bignou à un pote à elle ? Plus j’y songeais, plus je pensais que j’avais raison. La façon dont elle s’était arrêtée carrément après avoir fait signe à la voiture… J’aurais dû me gaffer d’un coup fourré. Lorsque les millions sont en jeu, on ne peut plus compter sur le sentiment. Les liens d’affection se dénouent tout seuls, miraculeusement !

Je me suis rabattu contre la façade de l’établissement. Il fallait aviser et agir prudemment. Si je débarquais dans la salle commune, je risquais de me faire poirer. La connaissant comme maintenant je la connaissais, elle était fort capable de gueuler à la garde en disant qui j’étais et de mettre les adjas à la faveur de la confusion. Elle savait que je n’étais pas armé ; elle en avait eu la preuve en constatant que mon pétard était vide…

Alors ???

J’avais un peu de temps devant moi, il fallait que j’en profite.

A pas furtifs, je suis allé à la Ford. J’ai ouvert les lourdes et examiné l’intérieur. La plaque d’identité portait le nom de Boudet François, domicilié au Pecq. Ça ne me disait rien…

J’ai ouvert la boîte à gants et ça m’a fait plaisir de trouver, planqué dans une carte routière, un gentil soufflant 6,35. C’était vraiment de l’artillerie chétive, mais un pruneau de petit calibre, lorsqu’il est tiré de près, fait son travail comme un gros. Le 6,35, du reste, c’est l’arme de l’adultère.

J’ai vérifié le chargeur, il était plein… J’ai engagé une valda dans le canon après avoir vérifié le bon fonctionnement du mécanisme. Après ça, je me suis senti mieux.

J’ai eu l’idée de me planquer dans la tire, mais j’y ai renoncé parce qu’il est difficile de se dissimuler dans une Ford cabriolet…

Alors j’ai ouvert le capot et débranché la bobine… Après quoi, je me suis planqué derrière une rangée de fusains…

Je me sentais infiniment calme. Maintenant, j’étais redevenu Kaput pour de bon en plein ! et je les attendais tous au virage, tous tant qu’ils étaient : Herminia et son complice, les flics, les autres…

Bon, j’étais un gangster, pas moyen d’en sortir… Du moins, saurais-je devenir un gangster à la hauteur…

J’ai attendu une vingtaine de minutes… Puis Herminia est sortie. Bouboule l’accompagnant. J’ai regardé l’homme aux paupières baissées avec surprise, mais ça n’a pas duré. Dans un éclair, j’ai pigé tout… Tout ! C’était bien monté… Bouboule m’avait repéré grâce au virement bancaire en effet, mais plusieurs jours avant sa visite chez moi. Il était en cheville avec Herminia et avait placé celle-ci sur ma route, car il ne comprenait pas pourquoi, n’étant pas Rapin, je vivais sous son identité…

Comme ma liaison avec la fille n’avait rien donné, il avait décidé de jouer sa carte… Oui, je pigeais tout… Pourquoi Herminia avait bondi dans la pièce au moment où j’hésitais sur le sort de Bouboule, pourquoi elle avait tenu à le noyer elle-même ! Tu parles…

J’étais la crème des enfoirés pour ne pas avoir compris dès le début…

Tous deux sont montés dans la voiture… Il a actionné le démarreur et le moteur a toussé comme tout un sana. Plusieurs fois il a tripoté la tirette en envoyant de grandes seringuées d’essence. Il allait bousiller les charbons du démarreur, s’il continuait, Bouboule… Quelle crêpe !…

Enfin, il est descendu et a soulevé le capot. Il s’est alors trouvé isolé complètement de la voiture. J’en ai profité pour jouer mon va-tout. En deux enjambées j’ai été sur la guindé. J’ai ouvert la portière de gauche.

Herminia faisait ce que font toutes les femmes en sortant de table : elle se fardait la gueule. C’est dans son miroir de poudrier qu’elle m’a aperçu. Elle s’est figée instantanément. Puis, comme pour prouver sa maîtrise de soi, elle a continué de se sucrer la gaufre.

— Bonjour, ai-je murmuré…

Le poudrier refermé a produit un tout petit bruit cassant.

Elle a fait un signe de tête. Elle avait beau crâner, elle avait la gargane trop serrée pour pouvoir jacter.

— Il faut que je te dise, Herminia : j’ai un autre pétard… Et il fonctionne. Il faut que je te dise encore que mon rêve le plus cher c’est de te foutre une balle dans le crâne… Tu comprends ?

Nouveau geste d’assentiment.

Je me suis penché au-dessus d’elle. Le paquet était posé entre sa hanche et la portière.

Je l’ai saisi et j’ai senti frémir la fille.

— Du calme ! Un geste et c’est la mort. Tu as pu te rendre compte que je ne pense plus à ma sécurité lorsque je suis en rogne.

Elle le savait. L’exemple de la postière flinguée à bout portant devait lui titiller l’esprit.

Il y a eu un gros bruit. Bouboule venait de refermer le capot. Il s’essuyait les mains avec un mouchoir innommable sans regarder la voiture. C’est seulement en s’approchant de la portière qu’il m’a vu. Il s’est cabré.

J’ai lancé froidement en me penchant au-dehors.

— Monte de l’autre côté, Bouboule, ou bien ta fille est morte !

Car ça se voyait que c’était sa fille. Ils avaient exactement le même menton, la même bouche… Seulement lui était laid et sale, et elle belle et radieuse… C’est formidable ce qu’on peut faire des gens disparates avec la même viande…

Il a trouvé le moyen d’ouvrir les châsses sans avoir à renverser sa théière. Son regard avait quelque chose de vipérin. Il était aigu et prompt.

— Démerde-toi de grimper avant que je vous fasse un grand malheur…

Il a obéi… Je me suis alors coulé à l’arrière sans cesser de les braquer. D’un geste, j’ai enjoint à Herminia de se mettre au volant.

— Bon, maintenant en route… Tu as rebranché la bobine ?

— Oui…

— Au poil ! Fouette cocher…

J’étais bien. Mes chers millions, mon cher pétard, cette chère Herminia… Le bonheur, quoi !

— Où allons-nous ? a-t-elle demandé…

— Prends la route d’Aix…

On a démarré.

Ils pensaient que j’allais exploser en insultes, mais j’ai tenu mon bec. Je préférais les dompter par un silence glacial, c’est beaucoup plus dangereux.

Nous avons passé Fréjus, chopé la route de Brignoles. Enfin, n’y tenant plus, il a dit :

— On doit te paraître salauds, Kaput, mais faut comprendre…

« J’ai été victime de Rapin… A l’origine, c’est moi qui ai organisé le coup des millions. D’accord, j’aurais dû partager avec toi… Mais ta réputation nous a donné à réfléchir… On s’est dit que…

— Ecrase, tu veux ?

Il a fermé sa gueule… J’ai continué à me taire… Je réfléchissais… Pour le moment, je les dominais, mais cette domination était très provisoire. On ne peut tenir longtemps deux personnes en respect avec un 6,35… Le moment viendrait où il faudrait faire de l’essence, ou bien manger…

La seule façon de me tirer de là c’était de les rétamer tous les deux et de me tailler avec la guindé et le précieux lacsonpem…

Les kilomètres s’emmagasinaient au compteur… Le temps passait sans qu’on s’en aperçoive. Eux et moi étions emportés dans une sorte d’étrange tourbillon.

La campagne devenait désertique. Maintenant nous traversions une région tout en mamelons couverts d’un maquis brûlé.

Des petits chemins, çà et là, partaient de la grande route et s’enfonçaient à travers les arbousiers et les lentisques.

— Freine !

J’avais parlé presque involontairement.

Elle a freiné après avoir jeté un regard au rétro. Mais la route était vide devant et derrière… Le nuage de poussière blanche que nous soulevions flottait en se tortillant comme des volutes de fumée.

— Prends le petit chemin à droite…

Ça voulait tout dire…

— Prends le petit chemin à droite, Herminia !

Elle a fait non de la tête…

— Obéis ou je vous nettoie ici…

— Qu’est-ce que tu veux faire ? a demandé Bouboule.

— Simplement aller vous perdre en pleine brousse pour me donner le temps de filer. Fumiers comme vous l’êtes, toi et ta saloperie de fille, vous n’auriez rien de plus pressé que de donner l’alarme…

— Je te jure…

— Moule-moi avec tes serments. Quand on part en guerre, Bouboule, on doit savoir qu’il y a des risques et les accepter.

« Vous avez voulu me posséder, ça a échoué, tant pis pour vos pieds…

Herminia s’est retournée pour la première fois. Ses yeux mauves m’ont enveloppé d’un regard caressant.

— Tu ne vas pas nous tuer, dis ? a-t-elle fait… Je sais que tu es un homme intelligent, Kaput. Ces quelques jours passés avec toi m’ont prouvé que tu étais sensible, à ta façon. Dis, souviens-toi de nous deux…

— Parle pas de ça devant ton père, fille de chienne ! Est-ce que tu t’en es souvenue de nous deux, ce matin, lorsque tu m’as arraché les talbins ?

— Mon père avait été tellement berné, le pauvre…

— Vous me faites un beau couple dans votre genre… Il y avait longtemps que tu me surveillais lorsque je t’ai vue dans la salle de jeux ?

— Deux jours…

— Tu savais que je viendrais, hein, putasse ?

— Oui, je savais… Un homme seul qui s’ennuie vient toujours dans une salle de jeux…

— Et tu savais qui j’étais ?

— Non, je ne l’ai su que le lendemain…

— C’est pour attirer mon attention que tu as triché ?

— Oui…

— Et pour me garder que tu travaillais pareillement des fesses quand nous étions seuls ?

— Aussi pour le plaisir…

J’ai souri.

— Eh bien ! merci, tu m’auras donné du bon temps. Du bon temps et des émotions fortes. Ça n’a pas de prix quand on connaît la brièveté de la vie, hein, ma belle ? Et quand on pense que des gars passent la leur derrière un burlingue ou dans une alcôve de banlieue…

« Allez, prends à droite, et ne t’occupe pas de ton avenir, je m’en charge…

Elle n’avait pas arrêté le moulin. Elle a passé en première. Le chemin que je lui désignais était à trente mètres devant nous. Au lieu de l’emprunter, elle a poursuivi tout droit en passant les quatre vitesses en un temps record.

Froidement j’ai murmuré :

— Pas de ça, chérie… Au cinéma seulement ! Tu vas stopper et nous faire une ravissante marche arrière, compris ?

Mais elle n’écoutait pas. Crispée sur son volant, elle mettait tous les gaz.

On tapait le cent cinquante sur cette route ondulée et j’avais l’impression d’être engagé sur un toboggan.

— Arrête ou je bute ton vieux !

Elle a grincé :

— Tire si tu veux, Kaput… Si tu le tues, je te conduis droit contre un arbre et je te jure qu’à cette allure tu seras en enfer en même temps que moi…

Une rage glacée durcissait dans ma poitrine. Mon cœur devenait comme un caillou, je ne le sentais plus battre. Il était si lourd qu’il me faisait mal. J’étais prisonnier d’Herminia comme elle l’était de moi. Si elle ralentissait, je le crevais, si je le crevais maintenant, on s’écrasait…

Elle a senti qu’elle tenait le bon bout et qu’elle allait gagner cette manche. D’une voix assurée, elle m’a dit :

— Jette le feu par la portière !

— Tu as lu ça dans Marie-Claire ?

— Si tu ne le jettes pas, je te conduis droit dans une cour de gendarmerie…

— Grosse maline. On retrouvera ta cervelle sur le pare-brise !

— Et toi, ta gueule dans un panier de son, Kaput.

— Oui, mais plus tard, j’aurai le temps de penser que tu es canée, comme une pauvre cloche…

— Je m’en fous…

Et le plus vache c’est qu’elle s’en foutait effectivement.

On traçait à toute vibure en direction de Brignoles… Nous traversions certaines agglomérations à une allure qui plaquait les péquenots contre les murs.

On n’allait pas tarder à avoir les motards au prose.

J’ai attaqué Bouboule.

— Dis voir, fesse de rat, nous sommes dans la même galère… Alors manifeste-toi si tu veux sortir tes os de là…

Il était plus que pâle. Les cernes qui soulignaient ses yeux lorsqu’il avait peur lui déformaient le visage. Il semblait sortir d’un camp de prisonniers politiques.

Il m’a interrogé du regard. Cette lutte entre sa fille et moi lui collait les jetons, le dépassait.

— Débranche le contact, Bouboule !

Il a regardé le tableau de bord…

Herminia a hurlé :

— Si tu touches à quoi que ce soit, je rentre dans les décors. J’en ai marre que tu sois toujours blousé. Toute ta garce de vie, tu l’as passée en taule ou bien à tirer du feu les marrons dont les autres se goinfrent !

Ça l’a survolté. Cinquante piges d’amertume lui revenaient au galop. Oui, il était à point pour l’héroïsme.

Il en avait plein le cul des marcotins de ballon, des costards pas frais, des limaces sales, des cravetouzes en corde…

Il n’en voulait plus des entôlages, des pigeonnages. Trop de mecs s’étaient servis de lui comme d’un tournevis et l’avaient balancé après usage…

Pour une fois, il était enfin le maître grâce à sa fille. Un courage inouï le dilatait, lui faisait croire qu’il n’y avait pas de différence entre un surhomme et lui.

C’est pourquoi il triomphait…

— Fonce, fonce ! a-t-il crié à Herminia.

Il m’a fait pitié.

— Je te comprends, Bouboule, ai-je murmuré… Je te comprends… Mais à quoi bon jouer au con ? Ecoute, je te fais une proposition, une proposition honnête. Tu prends cinq briques pour toi et Herminia stoppe. Je vous moule sur la route et je me taille. Si t’es d’accord, dis-le…

— Oui, mon salaud. On va ralentir et tu nous assaisonnera !

— Ecoute, on va s’arrêter au milieu d’un village. On fera le partage et tu descendras avec ta donzelle… Je veux pas vous flinguer au milieu des populations, quoi merde !

Il a hésité.

— Non… C’est trop peu, cette affaire est à moi. J’en ai trop roté. On fait moitié-moitié ou alors peau de balle !

J’ai hésité.

Herminia s’est légèrement retournée au risque de nous fracasser.

— Accepte ! m’a-t-elle dit… C’est raisonnable… Il te restera dix millions et la voiture, tu penses bien qu’on ne te dénoncera pas. Papa ne tient pas à avoir affaire à la police.

L’essentiel était avant tout de la faire stopper. Après on pourrait discuter le bout de gras.

— D’accord…

Elle a continué de bomber comme une démente. A chaque virage, je m’attendais à aller faire une virouze au pays où l’on ne se déplace qu’avec des ailes dans le dos.

— Puisqu’on est d’accord, inutile de jouer les Fangio, j’ai murmuré.

Bouboule a ricané, heureux :

— T’as peur ?

— Non, Bouboule… J’ai pas peur. Le point commun existant entre les types de mon espèce et ceux qui se trouvent continuellement en état de grâce, c’est qu’ils sont toujours prêts à crever.

CHAPITRE XIX

Un bon moment j’ai regardé la nuque de la fille. Herminia avait un cou gracieux comme une tige d’arum. Mais il m’émouvait plus.

J’étais réveillé cette fois, et pour de bon.

On bouillave avec une donzelle et, de ce fait, on croit qu’elle vous appartient ! Rien n’est plus illusoire. Rien n’est plus faux.

Une femme n’appartient qu’à elle-même, qu’à ses caprices…

C’est souvent au moment où elle cède qu’elle est le plus loin de vous. Je préférais encore cette situation. Au moins, elle était nette. Je savais comment me tenir et quoi dire. C’est important.

On arrivait dans les faubourgs de Brignoles. L’exaltation de Bouboule s’était un peu calmée. Il se disait sans doute que dix millions constituaient un gentil lot de consolation et il commençait à réfléchir sur leur emploi.

Et moi, parallèlement, je pensais qu’il était dommage de les lui laisser. Dommage et immoral. Ces gens m’avaient joué le grand jeu, ils s’étaient servis de moi pour, ensuite, me larguer salement. Tout mon orgueil se hérissait à cette pensée. Je la trouvais plutôt saumâtre. Et puis, il y avait surtout le fait que Bouboule était un paumé et que je me déshonorais en transigeant avec un minus de son espèce. Si je me mettais à baisser pavillon devant cette catégorie de lavedus, il ne me restait plus qu’à chercher un emploi de père de famille dans les assurances.

Elle commençait à freiner dans l’agglomération.

— Non, ai-je dit, pas ici ! Je tiens à me rapprocher le plus possible d’Aix-en-Provence avant de vous larguer… Avance !

Elle a stoppé pile et s’est retournée.

— Ce sera ici ou nulle part, a-t-elle déclaré.

Nous étions rangés en bordure d’un trottoir peuplé d’une foule jacassante. A cet endroit la chaussée était étrécie par des travaux et nous gênions considérablement la circulation. Un flic, pas très loin, nous guignait de l’œil, prêt à intervenir si nous ne décarrions pas en urgent !

Elle avait choisi son secteur, la pourriture !

— Allez, au fade ! s’est écrié Bouboule en montrant le paquet…

— Ecoute, gars. Si tu ne fais pas ce que je te dis, comme je te dis, tu vas passer devant la glace pour les pellos, tu piges ?

— Et toi, c’est à tabac que tu vas passer !

— D’accord, tu peux me faire poirer, mais en ce cas ta garce de fille se cognera un bon moment de mitard, je te l’annonce ; n’oublie pas qu’elle était avec moi dans le bureau de poste de Cagnes où j’ai buté la gonzesse…

Herminia a tranché :

— Faisons ce qu’il te dit, papa… Allons plus loin… Puisqu’il y tient.

J’ai vu qu’elle lui donnait un petit coup de genou. Ça voulait dire quoi, ça ? Fallait que j’ouvre les sabords… Cette carne, c’était à elle toute seule une brassée de vipères. Elle pouvait se permettre un tas de fantaisies, toutes plus vaches les unes que les autres…

Elle a redémarré sans mot dire. En passant devant le bignolon, ce dernier nous a fait un petit geste de menaces avec le doigt. Genre « gare à vous si vous n’êtes pas sages ! »

S’il s’était gourré des personnalités à qui il s’adressait, comment qu’il aurait déballé son Eurêka !

On a retrouvé la grande route. Le mahomed cognait plus sec qu’en été. Le goudron scintillait comme des diams.

Bouboule a poussé un juron.

— Ecoute, Kaput, j’en ai marre de tes salades… Faut pas croire que tu vas m’enviander. D’accord, on file plus loin, mais à la condition que tu balances le feu par la portière, tu piges ?

J’ai siffloté en guise de réponse, mais, vite fait, j’ai cloqué un coup de saveur au compteur : il indiquait déjà cent cinquante. C’était sa marotte à Herminia. Paradoxalement, elle ne se sentait à l’aise dans cette tire qu’après avoir dépassé la ligne de sécurité. Un drôle de numéro dans son genre.

— Balance cette arme, Kaput…

J’ai demandé :

— Ou bien ?

Il y a eu un silence, car ma question l’embarrassait.

— Ou bien je t’emmène dans un platane !…

— Ta manie du suicide collectif, ai-je rigolé. Faudra te faire psychanalyser !

Bouboule s’est brusquement écrié :

— Nous sommes suivis !

J’ai fait volte-face pour regarder par la vitre arrière. Alors tout s’est déroulé très vite. J’ai eu le temps de voir défiler la route vide, puis j’ai perçu un léger sifflement et comme je me retournai, il m’est arrivé un gnon phénoménal sur le caillou.

Un brouillard rouge m’a voilé le regard, mais à travers ce brouillard je parvenais à distinguer Bouboule, agenouillé sur le siège avant, une clé à molette à la main. Pour la seconde fois, il la soulevait. Je me suis jeté de côté. Le coup m’est arrivé sur l’épaule gauche et une douleur aiguë m’a fouaillé tout le buste.

— Cogne ! cogne ! hurlait la gueuse.

La voiture décrivait de courtes embardées, car les mouvements du salopard gênaient la conductrice.

Une troisième fois, Bouboule soulevait la manivelle… Salope, va ! C’était pour ça qu’elle avait fait du genou à son vieux à Brignoles. Elle avait aperçu la clé à molette dépassant de la poche à soufflet de la portière et ça lui avait donné l’idée de ce guet-apens.

Le brouillard rouge s’est brusquement dissipé. J’avais le crâne solide. Il est vrai que la clé à molette était trop longue, elle avait raclé le toit de l’auto et ce frottement avait amorti le coup.

J’ai levé le pétard et j’ai tiré.

La balle est partie dans le pare-brise qui, d’un seul coup, est devenu opaque, car il était évidemment en sécurit.

Bouboule a juré…

Les freins ont hurlé désespérément, la voiture a tangué et tout d’un coup il y a eu comme une explosion radieuse.

J’ai eu l’impression de participer à un feu d’artifices… en tant qu’artifice.

Un choc, un bruit énorme.

Puis le silence. Nous venions de percuter un arbre. Depuis le temps que Bouboule en parlait ! Eh bien ! ça s’était fait bêtement sans que personne ait eu à le vouloir.

Mais il n’en parlerait plus jamais car il était immobile, le crâne fendu par un montant du pare-brise.

Quant à Herminia, elle luttait désespérément pour reprendre son souffle. Elle était coincée entre le tableau de bord — qui était venu à elle — et le dossier de la banquette. Toujours à genoux, le buste tourné de mon côté, elle haletait et geignait… Elle devait avoir les reins brisés.

Pour ma part, j’étais indemne. Les passagers de l’arrière sont en général privilégiés en cas d’accident.

J’ai respiré à fond : ça gazait. Ce qui me faisait le plus mal, c’était ce gnon qu’il m’avait filé à l’épaule…

— Tu te régales, Herminia ? j’ai demandé en riant.

Ses yeux étaient agrandis par l’épouvante de la mort. Un peu voilés aussi. Sa bouche pompait toujours, avide d’un oxygène qui ne trouvait plus le chemin de ses éponges.

— T’es ficelée, ma pauvre vieille… Tu vas crever… Voilà ce que c’est que de jouer les femmes fatales…

J’ai glissé le pétard dans ma poche. Puis je l’ai giflée. Ça c’était pour solde de tout compte. Ça manquait d’élégance, je sais, mais je n’ai pas pu me retenir. Je lui en voulais trop ! Et je lui en voulais plus que tout de mourir aussi bêtement… je me sentais frustré.

D’un coup d’épaule, j’ai ouvert la portière de droite qui résistait. Puis j’ai empoigné le colis qui gisait sur le plancher de la bagnole.

Herminia est morte comme je sortais. Elle s’est mise à pendre en avant comme une marionnette abandonnée…

Je les ai considérés un court instant tous les deux. C’était marrant de les voir canés, côte à côte, le dos tourné l’un à l’autre… Ils symbolisaient les belles familles.

Un jour, on se retrouverait en enfer ou au ciel, suivant la clémence de Dieu… Et on rigolerait de ces moments tragiques.

CHAPITRE XX

La route était miraculeusement déserte, mais je me doutais bien que ça n’allait pas durer…

Les premiers mecs qui déboucheraient ne manqueraient pas de s’arrêter devant les débris de l’auto. Si j’étais aperçu à proximité, on trouverait ça louche. Le plus urgent était de me planquer.

Je me suis mis à courir à travers champs. Je fonçais droit sur l’horizon, sans m’occuper des chemins… J’étais grisé par la victoire et le grand air.

J’ai entendu un bruit de moteur au loin. Je me suis arrêté et j’ai regardé en direction de la route. Un gros camion radinait.

Je me suis jeté à plat ventre sur le sol et j’ai attendu.

Je ne voulais pas risquer de me faire voir…

Mais le camion est passé sans s’arrêter. Il y avait donc de par le monde des mecs aussi fumiers que moi !

J’ai repris ma marche et, dix minutes plus tard, j’étais hors de vue, suivant les méandres d’une rivière hantée par les libellules.

Je me sentais un peu las… J’avais faim, n’ayant rien pris de la journée.

Couché dans l’herbe, la tête sur mon paquet de fric, je me suis mis à statuer sur mon sort.

A partir de maintenant, finie la rigolade. Je devais me planquer à nouveau un bout de temps après cette série d’exploits. Pour cela, il fallait éviter les grands centres, les ports, les routes nationales.

Mon sens de l’orientation me permettait de me repérer. En coupant à travers les terres, j’allais remonter en direction de Manosque.

C’était une petite ville rêvée pour y passer une huitaine en paix. J’y arriverais le lendemain. Cette nuit, je trouverais bien un village où ronfler après avoir bouffé une omelette au lard… Je salivais en y pensant… Une omelette de douze œufs ! Et avec plein de lardons gras de l’intérieur et grillés des bords…

C’est cette vacherie d’omelette qui m’a donné le courage de marcher. Je me suis dirigé vers elle comme un Arabe se dirige vers La Mecque.

En marchant, je disais :

— J’ai faim ! Oh ! ce que j’ai faim !

Et cette litanie stupide me donnait la force d’avancer dans les prés roussis fleurant bon la lavande.

— Marche, Kaput, tu vas bouffer… Une omelette ! Bien jaune, bien grasse… Coltine tes millions, gars… Quand tu auras tortoré, tu dormiras dans un patelin plein de chants de coqs… Demain y aura du soleil… Du beau soleil comme tu aimes… Dans quelques jours, tu seras à Paris. Tu feras changer tes dollars par petits lots, pour ne pas éveiller l’attention… Une partie seulement… L’autre, tu la planqueras… Tu te paieras une nouvelle identité… Oui… Et tu quitteras la France… Elle est bath, mais tu la fatigues… T’es incorrigible, Kaput… Faut toujours que tu te mettes à buter des gens… Alors faut toujours que tu te fasses oublier…

L’air sentait bon et devenait plus frais… Ça devait venir de la proximité de cette rivière… La campagne était vide…

Je ne pensais plus à Herminia ni à Bouboule, c’est-à-dire je ne pensais plus à eux en tant que vivants… Ils étaient finis… En ce moment des gens s’affairaient autour d’eux. On étendait Herminia dans l’herbe du talus roussie par le soleil et la pisse des chiens errants.

Je ne pensais plus à la carcasse de Rapin qui pourrissait dans un cimetière italien… Je ne pensais plus au petit gardien de la paix qui, pendant quelques secondes, s’était pris pour le commissaire Maigret ; je ne pensais plus à la postière…

Je marchais triomphalement dans la nature et elle était mœlleuse à fouler comme un paillasson.

* * *

J’ignore combien de bornes j’ai parcouru de la sorte, emmitouflé dans mes pensées.

Les kilomètres ne sont faits que pour les routes. Dans la cambrousse on va seulement d’une haie à un pissenlit, d’une touffe de thym à un merisier… On va de la rivière à l’horizon. Du soleil à l’épuisement bienheureux…

On va… Les kilomètres appartiennent aux autres, aux gens organisés, aux guides Michelin, aux compteurs de bagnoles…

C’était une belle liberté. La plus belle que j’aie jamais savourée. Je suis arrivé en vue d’un petit village blotti contre le gros nichon d’une colline. Il avait des toits pâles et un air de ne jamais recevoir les journaux qui m’a donné envie de m’y arrêter…

La première personne que j’ai vue c’était une fillette qui jouait avec une feuille de châtaignier. Elle arrachait une nervure sur deux, transformant ainsi cette feuille commune en feuille exotique.

— C’est joli, ce que tu fais…

Elle m’a regardé d’un œil effarouché, sa feuille dentelée à la main.

— Il y a une auberge dans le pays ?

Elle pouvait avoir une dizaine d’années. Ses cheveux noirs se divisaient en deux nattes terminées par deux barrettes rouges. Elle était à la fois jolie et rabougrie.

— Il y a le café Maillançon !

— Où ça ?

— En face de l’église !

J’y suis allé. Les derniers mètres étaient durs à franchir. Je suis entré dans une salle fraîche, tapissée d’un vieux papier peint boursouflé représentant des scènes de chasse. Une grosse bonne femme est apparue. Elle ne s’attendait pas à un client comme moi et s’est arrêtée, vaguement inquiète. On ne devait pas voir beaucoup « d’estringers » dans le patelin.

J’ai inventé une histoire à la noix :

Je voyageais à pied sur l’avis de mon docteur. Je voulais coucher et surtout manger, etc…

Ma mise inspirait confiance, mes manières courtoises aussi.

— Je peux avoir une omelette au lard ?

— Mais oui…

Je me suis assis.

* * *

Tandis qu’elle préparait cette mirifique omelette dont les fumets me chatouillaient le tarin, j’ai défait le paquet de talbins. Depuis le temps que je les trimbalais, ces images américaines, j’avais envie de les tripoter un peu. Une liasse de biffetons, ça vaut une peau de fille, croyez-moi…

D’un coup sec j’ai fait sauter la ficelle. Puis j’ai arraché le papier. Comme je l’avais estimé il y avait une boîte à chaussures dessous…

Rapin avait bien fait les choses. Sans doute redoutait-il que le papier d’emballage soit déchiré dans le transport. J’ai regardé en direction de la cuisine que j’apercevais par la porte vitrée. La grosse bistrote me cuisinait mon omelette.

Vite j’ai soulevé le couvercle de la boîte blanche. J’ai glissé un coup d’œil ému à l’intérieur. Puis j’ai arraché complètement le couvercle. La boîte contenait une poupée. Une très jolie poupée vêtue d’un costume alsacien.

J’ai cru que j’allais vomir tellement la désillusion me nouait les boyaux.

Comme un ivrogne, avec la voix pâteuse des mecs qui ont trop biberonné, j’ai balbutié :

— Ça n’est pas possible !

Sans y croire, j’ai tâté le corps de la poupée, mais il ne contenait que du son.

Alors je me suis précipité sur le papier d’emballage, cherchant l’adresse avec rage. Et j’ai pigé :

Le libellé portait :

Monsieur Robert Larpin, poste restante, Cagnes-sur-Mer.

La grosse truie de postière s’était gourée de pacson… C’était compréhensible du reste, car il y avait une grosse similitude de nom et avec la couche de poussière qui recouvrait les colis en souffrance, on pouvait se foutre dedans !

— Oh ! qu’elle est bravoune ! s’est écriée l’aubergiste en apportant l’omelette fumante…

J’étais abruti. Songer que quatre personnes étaient mortes pour cette poupée !

On avait fait un gros cinéma avec Bouboule pour ces morceaux de chiffon… J’avais toutes les polices de France aux miches à cause de cette maquette d’Alsacienne…

Adieu les millions ! Le sort qui, par moments me tirait des puits les plus profonds, venait de me filer un coup de savate en vache. Un de plus…

Toujours l’imprévisible arrive. Qui m’aurait laissé prévoir qu’à la suprême seconde une employée des postes attraperait un paquet pour un autre ?

Le clocher de l’horloge s’est mis à égrener ses six coups. Il avait la voix chaude et sonore d’un ténor.

— Six heures ? ai-je murmuré…

Pourquoi avais-je le sentiment que ces six coups sonnaient la fin d’un combat ? Ah ! oui, parce que les bureaux de postes ferment à six heures en France.

Nous étions le 15 au soir et le paquet en souffrance partait pour les rebuts.

C’était scié.

Ça m’a presque soulagé. Bon, le coup était vache, mais il était passé. Je ne pouvais plus rien tenter.

Devant la porte du bistrot, la petite môme rabougrie me regardait avec cet air grave qu’ont parfois les petites filles.

Elle devait me prendre pour quelqu’un de fabuleux, arrivé du fin fond de ses rêves…

Je lui ai fait signe d’approcher et, lorsque, tremblante d’émoi, elle a été devant moi, je lui ai tendu l’Alsacienne.

— Tiens, prends, c’est pour toi.

Une petite fille pauvre à qui l’on offre une belle poupée ! Combien de midinettes n’a-t-on pas déjà fait chialer avec ça ? Je m’en foutais de me jouer le grand feuilleton de la Veillée des chaumières !

Elle a saisi l’Alsacienne avec précaution. Puis elle a couru à la lourde et, brutalement, pétrifiée, s’est arrêtée.

— Merci ! a-t-elle lancé à pleine voix.

Elle s’est envolée comme une alouette. Son merci n’en finissait pas de planer dans la pièce.

Il m’a fait du bien. Un bien profond, inconnu… Un bien qu’on ne peut éprouver que lorsqu’on est un salaud comme moi.

Ce régal de l’âme valait vingt et quelques millions.

Franchement c’était pas cher.

Je me suis penché sur mon omelette. Elle était déjà froide. Froide et trop salée ! Mais ça devait venir de mes larmes !

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