Un cigare de trente centimètres dans le bec, les pieds sur le revêtement en peau de Suède de mon bureau, je m’offrais le luxe de jouer les caïds tels que je les avais vus depuis toujours dans les cinémas de mon quartier.
J’éprouvais la réconfortante impression d’avoir réussi à braquer la lorgnette du bon côté et de pouvoir enfin regarder la vie par le bout convenable, c’est-à-dire par celui qui grossit.
Cela faisait trois bons marcotins que j’avais lessivé Carmoni, le roi de la came et qu’en parfait vainqueur je chaussais ses pantoufles, culbutais sa femme et sucrais son artiche.
Il y avait eu un peu de tirage côté bisness, dans les débuts, à cause des principaux revendeurs qui se gaffaient du méchant que j’étais. Ils trouvaient mon pedigree un peu trop substantiel pour un commerce nécessitant infiniment de discrétion et de délicatesse. J’avais pu me rendre compte à quel point un homme est prisonnier de sa réputation. Aussi avais-je triomphé du mal par le mal, c’est-à-dire que c’est à coups de pétard que je leur avais fait admettre ma diplomatie. Une fois les frénétiques calmés, les sceptiques convaincus et les timorés installés devant les cruelles évidences, toutes les difficultés s’étaient aplanies comme un terrain choisi par les U.S.A. pour leur servir de base aérienne.
Je m’étais attendu aussi à une réaction de la rousse devant mon coup d’Etat. Mais les hautes légumes miséricordieuses avaient depuis très longtemps pris la mauvaise habitude de palper leur enveloppe en fin de mois. Par le truchement de Merveille — qui était décidément une bergère de toute première classe — je leur avais discrètement fait savoir que leur bouquet serait renforcé et elles m’avaient illico accordé le bénéfice de leur confiance. J’avais donc eu les mains libres pour ramasser cette espèce de sceptre que le rital avait laissé choir dans la poussière en canant.
Oui, c’était bath de se sentir quelqu’un d’important. Maintenant j’étais fringué comme une vedette de ciné et mon tailleur venait à domicile pour les essayages. Merveille m’apprenait les bonnes manières ; en revanche, je lui enseignais comment se comporter dans un lit. Chacun de nous se montrait à la fois bon prof et bon élève et faisait des progrès certains.
Cette fille me portait à la peau sans que je puisse trop m’expliquer pourquoi. Certes, elle était belle, mais j’avais connu déjà pas mal de souris susceptibles de poser leur candidature au titre de Miss Machinchouette sans que leur vue (voire leurs caresses) me donne envie de grimper au piaftard. Je crois que ce qui m’excitait surtout chez elle, c’était la pureté intégrale de son visage. Vous lui auriez refilé le bon Dieu sans lui demander son bulletin de baptême. Elle était angélique et apparemment chaste, c’est pourquoi nos parties de Toi et Moi revêtaient un charme particulier. C’était cela dans le fond, le plaisir : cette mésalliance entre ce qu’elle faisait et ce qu’elle avait l’air de ne jamais pouvoir faire. Parfois, au cours d’une discussion avec un de mes revendeurs, ou bien en téléphonant, je la regardais, et je prenais envie d’elle au point que j’en avait mal dans la gorge.
Alors je lui adressais une œillade appuyée qu’elle pigeait illico. Je me demande même si elle ne passait pas sa putain de vie à la guetter. Elle s’esbignait sur la pointe des tiges et me lançait depuis notre piaule un coup de bignou bref et impérieux. Je lâchais tout et j’accourais, tremblant comme un animal en chaleur.
Nos étreintes avaient comme un goût de sang. Je n’arrivais pas à m’en rassasier. Du reste, je ne cherchais pas non plus à m’assouvir. J’avais autant de plaisir à la désirer qu’à la prendre, car alors mon imagination me précédait loin dans l’audace…
Ce matin-là, donc, les pieds sur le burlingue, je faisais un travelling arrière sur ma vie et je convenais de ma réussite avec une telle satisfaction que je me surpris à rire, tout seul. A cet instant, on frappa à la porte de mon bureau et je repris une pose convenable, voulant avant toute chose éviter de paraître rustre aux yeux de mes subordonnés.
C’était Paulo, un grand zig pâle et hargneux que j’avais promu mon garde du corps, bien que je compte davantage sur mes réflexes que sur les siens pour me tirer de la pommade en cas de coup dur.
Il semblait surexcité, ce qui, de sa part, était anormal.
Je le regardai froidement.
— Y a le feu ou quoi ?
Il avala sa salive.
— Calomar demande à te parler, lâcha-t-il. Puis il resta immobile, la bouche ouverte, les bras ballants, exactement comme s’il venait de m’annoncer que le Président des Etats-Unis poireautait dans l’antichambre.
Je fronçai les sourcils.
— Attends voir, Calomar… Ça me dit quelque chose…
Cette phrase le laissa pantois.
— Ça peut te dire quelque chose, bavocha Paulo… Calomar, merde ! c’est le grand manitou !
— Le grand manitou de quoi ?
— Mais de la drogue ! Tu te fous de moi ?
Mon regard le calma. Je trouvais que le grand escogriffe prenait un peu trop de libertés de langage depuis quelque temps.
Néanmoins, ce qu’il m’annonçait me laissait songeur.
— Bouge pas, une seconde, ferme la porte et ta grande gueule pour éviter les courants d’air…
Il obéit en ce qui concernait la lourde, mais il ne parvint pas à souder sa double rangée de chailles éclatantes.
— J’ai l’impression, dis-je, que le grand manitou de la came c’est le gars Mézigue à partir de dorénavant, non ?
— Pour la France, admit-il.
— Tandis que Calomar…
Je me tus, parce que d’un seul coup ça me revenait. Ce nom, je le connaissais bien et depuis longtemps. En taule, on m’en avait assez rebattu les manettes, comment avais-je pu l’oublier !
Calomar fonctionnait sur l’univers, lui. Pour sa pomme, il n’y avait ni frontières ni océans… Il prenait tout à la source… Je crois même qu’il faisait aussi dans le caillou et qu’il tirait un peu les ficelles à la bourse aux diams de La Haye.
— Il est là ? demandai-je.
Paulo me fit un signe de tête frileux. Il tournait au gris. L’arrivée de Calomar chez moi lui faisait vraiment de l’effet.
— Fais-le entrer, dis-je.
Il sortit et je rajustai machinalement le nœud de ma cravate à dix mille balles. Puis je vérifiai du coin de l’œil si mon échantillonnage de whisky était à jour : il l’était. L’arrivée sous mon toit du magnat international me plongeait dans un doux état d’euphorie, car elle me prouvait, sans erreur possible, que j’étais devenu quelqu’un d’assez gigantesque dans le mitan.
J’avais le battant un brin désordonné lorsque le loquet de ma porte tourna. Je regardai avec avidité et je vis entrer un vieillard aux cheveux de neige qui s’appuyait sur une canne.
Il était incroyablement ridé ; sa peau était d’un gris très soutenu. Il portait un costume bleu marine et un pardessus de demi-saison en poil de chameau. Il y avait dans ce personnage quelque chose d’à la fois noble et vulgaire. Il s’arrêta sur le seuil, prit mes mesures d’un regard et s’avança. Je me jetai hors de mon fauteuil et allai au-devant de lui, la main tendue. Il considéra ma dextre sans enthousiasme, hésita, puis la serra mollement.
— Asseyez-vous, monsieur Calomar, dis-je avec difficulté, troublé par l’arrivée de ce curieux personnage.
Il s’installa dans un fauteuil, déboutonna son pardessus et plaça sa canne entre ses jambes. Après quoi, il me dévisagea d’un air méfiant et légèrement réprobateur.
— Alors, c’est vous, Kaput ? demanda-t-il.
Il avait une voix chantante et un terrible accent levantin. Lorsqu’il parlait, le côté vulgaire de son personnage se renforçait quelque peu, mais on découvrait en lui un troisième aspect, plus troublant que les deux autres. Cet homme était aussi insensible que le presse-papier de bronze de mon bureau.
— C’est moi, dis-je, vaguement agacé par son ton dédaigneux. Qu’y a-t-il pour votre service ?
Au lieu de répondre à ma question, il m’en posa une autre.
— Vous avez assassiné Carmoni, n’est-ce pas ?
Le mot « assassiné » me fit tiquer. Au malaise causé par l’aspect du vieillard succédait en moi une sourde colère. Je lui en voulais de m’avoir impressionné et plus encore de me parler sur ce ton mordant. S’il me prenait pour un cave, il allait faire marche arrière avant longtemps.
— Je crois que vous possédez mal la langue française, monsieur Calomar. Le dernier de nos journaleux lui-même éviterait ce terme pour qualifier ce banal règlement de comptes.
Son regard flamboya.
— Je ne viens pas ici pour prendre des cours de français, dit-il.
— Ça tombe bien, car je ne pense pas non plus être susceptible de vous en donner.
Il croisa ses mains sur le pommeau de sa canne, lequel m’avait tout l’air d’être en or.
— Donc, reprit-il en se détendant, vous avez… réglé le compte… C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— C’est cela.
— … de Carmoni, et vous avez pris sa place ?
— Exactement.
— Puis-je savoir pourquoi ?
— Mettons que j’avais besoin d’un appartement et parlons d’autre chose.
— Je n’aime pas beaucoup votre façon de recevoir, Kaput !
Ses yeux ressemblaient à deux caillots de sang. Ils me firent un peu peur. Mais je n’allais pas me laisser influencer par un regard.
— Je n’aime pas beaucoup votre façon d’être reçu, ripostai-je bravement.
Il tapota le plancher de sa canne. Puis il fit la chose la plus inattendue qui soit en un tel moment de tension : il me sourit.
— J’ai l’impression que nous avons pris un mauvais départ, remarqua-t-il. C’est fâcheux pour la suite de nos relations.
— Je ne pense pas qu’elles en aient une, monsieur Calomar…
— Je suis persuadé du contraire.
— Vraiment ?
— Oui…
Il se renversa dans son fauteuil et il me fit l’effet d’être encore plus vieux qu’il ne paraissait.
— Avez-vous déjà entendu parler de moi, Kaput ?
. — Un peu. Vous êtes, paraît-il, un crack. Je suis, en principe, très honoré de votre visite, mais votre comportement me déçoit. Je vais vous avouer une chose : je ne suis pas du tout sensible aux coups de bluff.
Le vieux métèque se pencha en avant. Ses rides étaient tellement serrées et tellement profondes que ses joues ressemblaient au dessous d’un champignon. Il avait une plaque rosâtre sur la pommette gauche : une cicatrice sans doute. Il fit sauter sa canne dans sa main et le pommeau étincela à la lumière, entrant à flots parla baie ouverte.
— Je ne pense pas que vous ferez long feu dans cette branche, dit-il.
— C’est une idée à vous ?
— Non, c’est une certitude. Vous n’êtes qu’un cogneur. Or, dans les affaires, il faut du doigté plus que des poings. Surtout dans certaines affaires.
— Il est pourtant des cas, monsieur Calomar, où les poings sont utiles.
— Par exemple ?
— Par exemple pour vider les vieilles guenilles radoteuses de son bureau, vous m’entendez ?
Je frappai sur le meuble.
— Si vous avez quelque chose de précis à me dire, dites-le et ensuite foutez le camp ! Je suis ici chez moi !
— Non, fit-il doucement, vous êtes ici chez moi !
Si tout le stock de mœllon d’une entreprise de maçonnerie m’était tombé sur la théière, je n’aurais pas été plus abasourdi. Un instant, je suis resté immobile, le bec ouvert, le regard en coupe-cigare… Et puis j’ai pigé. Et ce que j’entravais me faisait dresser les crins sur le chapiteau.
Carmoni, le fameux champion de la drogue, n’était en réalité qu’un des sous-fifres du super-grand patron, c’est-à-dire de Calomar. En lui chauffant sa gâche de cette façon brusquée, j’avais brouillé les brèmes. Calomar venait me remettre à la raison. Et moi qui déjà me voyais trônant sur le mitan comme un pacha ! Ah non, je vous jure, y avait de quoi se filer une bastos dans l’ognard !
— Je vois que, vous commencez à comprendre, a murmuré le vieux.
J’ai piqué une boutanche de whisky et j’ai posé deux glass sur mon bureau pour me donner le temps de réfléchir.
— Pas pour moi, a fait le magnat de la camouze avec un petit geste salonard.
J’ai remisé l’un des verres et me suis octroyé en revanche une super-ration que j’ai vidée à l’amerlock, c’est-à-dire d’un grand coup de gosier. Mais il devait avoir l’habitude d’assister à ce genre d’exploit car il n’a pas sourcillé.
— Alors ? ai-je demandé. Si vous me mettiez au parfum des chapitres précédents ?
— Facile, le résumé tient en deux lignes : cette affaire m’appartient.
— Qui me le prouve ?
— Ma parole…
Je me suis forcé à ricaner bien que je n’en aie pas la moindre envie. A vrai dire, ce personnage bizarre me filait un méchant tracsir des familles.
— Ça n’est pas suffisant, ai-je affirmé. Dans les pages roses du dico, en taule, j’ai lu un truc latin : verba volant, ça veut dire…
Alors il a levé sa canne à pommeau d’or et l’a assenée sur mon bureau.
— Je me moque de vos citations latines, Kaput ! Vous semblez ignorer qui je suis et je vais me faire un plaisir de vous rappeler à l’ordre ! Vous avez le tort de juger les autres d’après vous et l’optique d’un tueur est passablement faussée !
Je me suis senti blêmir.
— Quoi !
Instinctivement, j’ai porté la main à ma poche. Mais il a haussé les épaules.
Du pouce, il a fait basculer le pommeau de sa canne et j’ai vu que celle-ci était en réalité une sorte d’arme qui tenait du pistolet à canon long et de la carabine.
— 9 millimètres, a annoncé Calomar… Si vous faites un geste, vous êtes râide mort, compris ?
Il s’était transformé brusquement. Ça n’était plus un vieux branlant, mais un chef, un vrai ; lucide, impitoyable. J’ai regardé le canon noir constitué par la canne. Son truc n’était pas d’aujourd’hui, mais bien placé dans une conversation il produisait son petit effet.
— Ecoutez-moi bien, maintenant, Kaput, et laissez vos saletés de mains rouges à plat sur ce bureau. Je contrôle la drogue dans les cinq parties du monde. Pas un gramme de coco ne se vend sans que je perçoive mon dû. D’autres avant vous ont voulu agir en complète indépendance. Ça ne leur a pas porté bonheur, croyez-moi. Vous vous estimez peut-être très fort parce que vous avez fait échec à la police et tué un type comme Carmoni ; sachez que tout cela n’est rien à côté de la puissance que je représente ! Si je suis venu en personne, c’est uniquement pour vous dire ça… Maintenant, passons aux choses sérieuses : les comptes !
Il a sorti un carnet de sa poche. Un vilain carnet noir à trois francs cinquante.
— Depuis que vous êtes à la tête du trafic d’ici, vous avez, d’après mes estimations, rentré cent soixante-cinq millions. Là-dessus, il y a les deux tiers pour moi, le reste représentant votre part et celle de vos hommes.
Je la trouvais passablement saumâtre. Je savais que le vieux disait juste. C’était lui le grand patron et il venait secouer la recette. Moi, ça ne faisait pas ma balle car j’avais carré la presque totalité de cet artiche dans une planque sûre, en mec que l’expérience a rendu prévoyant.
— Pourquoi avoir attendu trois mois pour montrer le bout de votre nez, Calomar ?
Il a souri.
— Pour savoir si vous pouviez faire l’affaire… Carmoni mort, j’aurais dû chercher un type à la hauteur et ce genre d’homme, hélas, ne court pas les rues. Je me suis dit : pourquoi pas lui ? Puisqu’il a été capable de renverser Carmoni, peut-être est-il aussi capable d’occuper sa place. Vous avez prouvé que oui, car vos recettes sont sensiblement égales aux siennes.
Il savait jouer, le vieux métèque. Chapeau !
— Et alors ?
— Alors, j’accepte de vous laisser la gérance de l’affaire si vous êtes correct, voilà tout. Pour commencer, versez-moi cent quinze millions, ensuite nous ferons un tour d’horizon…
J’étais acculé. Ça me faisait mal aux seins. Il est toujours extrêmement désagréable de constater qu’au lieu de travailler pour soi, on a marné pour le compte d’un autre.
Vous croyez vous construire une baraque et, au moment d’y emménager, vous voyez radiner un autre pégreleux avec un acte de propriété en fouille. C’est à en becqueter le bord de son chapeau.
— Il faut que je réfléchisse !
Son front s’est plissé comme un accordéon. Ça allait tourner au vinaigre, nettement.
— C’est tout réfléchi, Kaput. Versez-moi cent quinze millions.
J’ai pigé à son regard que si je ne m’exécutais pas illico, il allait se passer quelque chose. Je n’imaginais pas quoi et, justement, j’étais curieux de le savoir.
— Supposons que je sonne mes bonshommes et que je vous fasse éjecter d’ici ?
— Si vous faisiez cela, vous ne resteriez pas en liberté dix minutes. Croyez-vous que les huiles aient accepté de temporiser avec un tueur ? Pas du tout, mon garçon, c’est moi qui ai fait le nécessaire…
J’ai compris pourquoi mes difficultés s’étaient aplanies avec autant d’aisance.
J’étais bel et bien coincé dans un piège à rat. Il fallait que je passe par les quatre volontés du vieux ou par la porte tellement étroite de la guillotine. Or en moi quelque chose bouillonnait vilain. Ma raison se soumettait, car au fond, avec la marge bénéficiaire qu’il me laissait sur le trafic, je pouvais encore me faire beau gosse, mais mon instinct s’insurgeait. Je me refusais à raquer les belles briques mises à gauche… Rapidement, je me dis qu’avec le pèze provenant de l’affaire Bertrand mon pécule se montait à plus de trois cents millions. Je pouvais me casser loin de tout avec ça, prendre un autre blaze et, suivant mon cher vieux rêve de toujours, filer en Amérique du Sud.
Tandis que si j’acceptais de continuer le bisness avec Calomar, tôt ou tard je l’aurais dans le sac. Le vieux était vieux, donc plus mortel qu’un autre. Après lui, l’organisation aurait d’autres papes qui me saqueraient. Et, dans ce genre de job, lorsqu’on vous saque, c’est toujours de la même façon.
Ses petits yeux perçants ne me lâchaient pas.
— C’est bon, Calomar, puisque les choses sont ainsi, je mets les pouces…
— Alors, envoyez l’argent.
— Minute, je ne l’ai pas ici.
— Où est-il ?
— En lieu sûr !
— Allons le chercher !
Il s’est levé, furieusement déterminé.
Il ne me restait plus qu’à me soumettre. Je me suis dressé. A nouveau j’ai empli mon verre de whisky. Il me regardait de plus en plus fixement, de son sale regard injecté. Alors, il s’est produit ce que j’ai coutume d’appeler mon « coup de rouge ». Tout ce qui m’entourait s’est mis à danser et à devenir pourpre. J’ai lancé le contenu de mon verre dans la gueule du vieux. L’alcool lui a brûlé les yeux et il a poussé un cri. Je lui ai arraché sa canne-bidon et l’ai cramponné par la cravate. Il a tendu les pognes en avant mais, aveuglé, il ne pouvait rien… J’ai serré… Je tordais de mon poing puissant le ruban d’étoffe à m’en scier les doigts. Calomar suffoquait… Il devenait lourd. Dans sa poitrine creuse un bizarre ronflement se faisait entendre…
— Alors, caïd, grinçai-je, toujours aussi sûr de toi ? Qu’est-ce qui t’a pris de venir en personne me chercher des patins, imprudent ? Avec un tueur, faut toujours prendre ses précautions… Tu entends ? Toujours…
Quand je l’ai lâché, sa carcasse était devenue silencieuse et lourde. J’ai ouvert la main et il est tombé sur la moquette, plus mort qu’un gars coupé en quatre…
Je me suis assis, essoufflé. Depuis mon accession au trône de Carmoni, je faisais un peu d’ankylose. J’ai bu une rasade de whisky à même le goulot de la boutanche. Misère de mes os. Je venais de déclencher un drôle de baroud !
La façon de me tirer les pattes de ce merdier me semblait appartenir au domaine de la fiction. Enfin, c’était fait. On ne peut lutter contre l’évidence…
J’ai sonné Paulo. Le grand escogriffe est entré, une expression mielleuse sur la frime. Son sourire a vite disparu. Il a cherché Calomar du regard, ne l’a pas vu, car le corps gisait derrière mon vaste burlingue, et m’a interrogé d’un hochement de tête.
— Fais un pas de plus et ne marche pas dedans ! ai-je dit de ma voix la plus paisible.
Alors il a aperçu le mort et s’est décomposé plus vite que Calomar. Il était d’un teint tirant sur le vert billard, Paulo. Il ressemblait à un grand champignon vénéneux en train de pourrir.
— Tourne pas de l’œil, mon grand. C’est la première fois que tu vois un macchab ?
C’était en tout cas la première fois qu’il en voyait un de cette importance. Et ça lui faisait davantage d’effet qu’une œillade de la caissière de son bistrot d’élection.
— Tu l’as buté !
— A moins qu’il n’ait pris une embolie ! On saura à l’autopsie !
Il a été obligé de s’asseoir.
— Oh ! misère, a-t-il balbutié, pourquoi que t’as fait ça… Ça va chier pour nos gueules, je te promets ! Tu savais pourtant qui c’était, ce type. T’aurais eu meilleur compte de buter le Président de la République, on aurait eu plus de chances de s’en tirer…
Il commençait à m’agacer. L’affolement des autres me file en renaud.
— Du calme, mec… ou alors je te file une potion calmante de ma composition, j’aime pas les hystéros.
Ça l’a fait se tenir tranquille.
— Pourquoi que tu l’as bousillé ?
— Il prétendait que cette boîte était à lui et m’offrait la gérance ; tu me vois avec une blouse grise et un béret ?
Ça l’a laissé penseur.
— Carmoni était donc un mec à lui ?
— Exactement, t’as encaustiqué ta pensarde ce matin pour entraver aussi vite.
— C’est curieux, a-t-il soupiré. On n’aurait pas cru… Il jouait tellement les grands papes, le rital.
— Il était doué pour la comédie-bouffe, simplement. Mais ça n’était qu’un larbin, moi, j’ai d’autres ambitions…
Je me suis dit brusquement que ces parlotes ne menaient à rien. J’avais créé une situation qu’il convenait de démêler d’urgence.
— Il est venu comment ?
— En bagnole. Il y a devant la lourde une Rolls grande comme un porte-avions.
— Il était seulâbre ?
— Penses-tu ! un chauffeur l’attend, et avec une casquette d’amiral encore !
C’était la gâpette à visière qui impressionnait surtout Paulo, pire que l’illustrissime voiture.
— Bon. Tu vas prendre Angelo avec toi et vous ferez entrer le chauffeur, d’une façon ou d’une autre. Pas de pet surtout, vous mordez ?
— Ouais…
Il manquait d’enthousiasme.
— J’ai mon idée… Lorsque vous aurez fait descendre le gars, vous rentrerez la Rolls au garage.
— On va tâcher…
Je l’ai regardé disparaître, pensif… Je sentais que je venais de piquer une tronche dans la plus sale combine de ma garce de vie. Je suis allé jusqu’à la fenêtre et, sans écarter les rideaux, j’ai regardé mes deux sbires s’approcher de la Rolls. Tout s’est bien passé. Angelo était un gars plein de doigté. Il avait un œil bleu et un œil noir, ce qui lui conférait un air intimidant.
Lorsqu’il demandait quelque chose d’une certaine façon, on était fortement enclin à le lui accorder.
Le chauffeur est sorti de l’auto, entre Paulo et Angelo. C’était un grand type mince. Ils se sont engouffrés tous les trois dans l’immeuble.
Ensuite, Paulo est allé rentrer la voiture, tandis qu’Angelo m’amenait le chauffeur.
Ce type était jeune et bien découplé malgré son aspect plutôt frêle. Il a sursauté en voyant son patron allongé, puis il m’a considéré d’un air éberlué.
— Il s’est trouvé mal ? a-t-il demandé.
— Quelque chose dans ce genre… Tu es le chauffeur de monsieur depuis longtemps ?
— Depuis hier…
— Hein ?
J’ai cru qu’il se payait ma terrine. Mais non, il disait vrai. Un air de grande franchise était épanoui sur sa face contrariée.
— Je suis chauffeur de maître à l’Opéra. La voiture est à moi. Il m’a loué hier pour la semaine… Qu’est-ce qui va me payer, maintenant ?
Merveille est entrée à ce moment-là. Jolie à faire hurler une meute de chiens de traîneaux. Elle portait un déshabillé de soie bleu et croyez-moi, je pèse mes mots : c’était vraiment un déshabillé. On voyait d’elle, par transparence, ce que les honnêtes femmes ne montrent qu’à leur amant.
Elle a regardé le cadavre de ses yeux tranquilles, ensuite le chauffeur et enfin son regard interrogateur s’est posé sur moi.
— Qu’est-ce qui se passe, mon chéri ?
— Rien de grave… Ce vieux monsieur a eu une belle mort dans mon bureau.
Le chauffeur a commencé à comprendre qu’il était dans une maison pas comme les autres. Il me trouvait sûrement trop maître de moi, étant donné la situation.
— Faudrait prévenir Police-Secours, a-t-il balbutié.
Son regard était flou. J’ai cramponné un bouton de sa veste bleu marine et tiré un coup sec. Le bouton m’est resté dans la main.
— Mais, a fait l’homme… Qu’est-ce qui vous prend ?…
— Ta gueule !
Il a battu en retraite. J’ai dit simplement :
— Angelo !
Et Angelo est entré. Un petit mouvement du menton lui a fait sortir son revolver.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’obstinait le loueur de calèche royale.
— La ferme !
— Dites donc ! Je… Je vais…
Angelo l’a péché d’une droite sèche à la pommette. Le zig a joué au mécano dévissé et s’est agrippé au bord du bureau. Merveille s’amusait comme une folle. Je me suis agenouillé près du cadavre. J’ai ouvert la main droite de Calomar et plaqué le bouton dans sa vieille paume ridée. Puis j’ai refermé ses doigts comme le couvercle d’une boîte.
Je ne sais pas si le grand type en uniforme de larbin a pigé, toujours est-il qu’il s’est mis à rouscailler vilain. Alors je lui ai balancé un coup de savate japonaise au creux de l’estom ; ensuite, il a eu droit à un coup de crosse sur la nuque, de la part d’Angelo.
Il s’est allongé pour le compte sur le tapis de haute laine. Un coup de crosse d’Angelo méritait réflexion et il allait réfléchir un bon bout de temps, je vous le promets…
Sur ces entrefaites, Paulo est arrivé. Il semblait avoir récupéré.
— La guindé est immatriculée à Paris, nous a-t-il annoncé. C’est une voiture de place. J’ai trouvé ce carton, dans le fourre-tout.
Il m’a allongé un carton sur lequel des lettres rouges annonçaient que le véhicule et son conducteur se louaient à la journée.
J’ai fait un geste satisfait. Dans le fond, ça ne déguillait pas trop mal. J’avais mon plan, que j’estimais bon. Vivement, j’ai sorti le portefeuille de la poche de Calomar. Il contenait dix mille dollars, quatre cent vingt mille francs français et dix mille francs suisses. Autrement dit une mini-fortune. Puis je lui ai ôté sa montre-bracelet en or, son épingle de cravate, sa chevalière ornée d’un brillant d’au moins cinq carats.
J’ai placé tout ça dans un tiroir de mon burlingue.
— Au boulot, ai-je dit aux deux copains… Vous allez me trimballer le cadavre dans un coin perdu à la cambrousse. Vous le foutrez dans un taillis. Après quoi, vous irez larguer l’auto à proximité de la gare de Lyon, vu ?
— D’accord…
— Maintenant Angelo va descendre cette cloche à la cave…
Du pied, j’ai poussé le bras du chauffeur.
— J’ai remarqué une vieille baignoire de zinc en bas.
« Tu le foutras dedans et tu lui mettras une olive dans le plafond. Lorsque vous serez revenus de la première expédition, vous vous procurerez quelques sacs de ciment. Vous coulerez le ciment sur le corps, dans la baignoire. Demain ça ne fera plus qu’un bloc. Vous chargerez la baignoire dans la camionnette et vous irez jeter le tout à la Seine, ou à la Marne, je ne suis pas sectaire, l’essentiel est que le coin soit profond… Vu ?
— D’accord, patron !
Ça m’a fait plaisir qu’on me donne du « patron » à un tel moment. Ça prouvait que j’étais bien le champion… J’avais les brèmes en pognes et je les jouais magistralement.
— Surtout, motus, vous autres, hein ? Sans quoi il y aurait du vilain…
La recommandation était superflue. On voyait sur leurs petites gueules qu’ils ne comptaient pas publier leurs Mémoires dans Paris-Match.
Deux jours se sont écoulés sans que je n’entende plus parler de rien. Et puis un ramasseur d’escargots a trouvé la carcasse de Calomar dans un fourré, près de Saint-Nom-la-Bretèche, et ça a fait un drôle de cri dans la presse, je vous le jure.
Il y a eu des tartines à n’en plus finir, comme quoi le vieux était un des rois du mitan international et qu’il avait la mainmise sur toute la production de pavot de Chine et des Balkans. Un vrai turbin, parole !
On se perdait en conjectures… La veille, on avait trouvé la Rolls du loueur près du boulevard Diderot et on commençait à faire un vague rapprochement entre l’assassinat de Calomar et la disparition du chauffeur…
Le lendemain, il y avait le pédigrée de ce dernier à la une et les bourdilles demandaient à toute personne ayant aperçu cet homme au cours des trois derniers days de les rancarder d’urgence.
Je me suis alors dit que tout allait pour le mieux et j’ai commencé à oublier un peu ma trouille au vestiaire. Grâce à ma maîtrise, et à mon esprit d’initiative, j’allais pouvoir garder mon nez propre dans cette histoire, et c’était tout ce que je demandais…
Seulement, à la fin de la semaine, je me suis senti un peu pâlichon des genoux.
Ça s’est produit d’une drôle de façon… Franchement, je ne m’attendais pas à ça. J’étais dans mon bain mousseux et je me frottais le dos au gant de crin lorsque le bignou a carillonné dans la chambre voisine. C’était la première fois. Jamais personne ne m’avait tubé par le truchement de cette ligne privée.
Merveille est entrée dans la salle de bains, portant l’appareil blanc en traînant derrière elle une guirlande de fil.
— On te demande.
— Qui ça, « on » ?
— Un type, il n’a pas voulu dire son nom…
Je me suis essuyé la paluche à une serviette éponge épaisse comme un tapis et j’ai empoigné le combiné. A l’autre bout, il n’y avait que du silence. J’ai cru, à l’intensité de celui-ci, que la communication était coupée.
J’ai murmuré « Allô ! » à tout hasard. Alors une voix étrange est venue du néant. Une voix d’homme, froide et creuse. Une voix qui paraissait artificielle…
— Kaput ?
— Et alors ?
— Quelqu’un tient à vous voir…
— C’est vrai ?
— Et ça urge !
— Qui parle ?
— Mon nom ne vous dirait rien de bon…
— Mande pardon, ai-je fait en m’efforçant de trouver une assurance de bon aloi, mais je n’ai pas l’habitude de discuter avec des voix signées anonyme.
— Je vous répète que mon nom ne vous dirait rien. Mettons que je sois un associé de M. Calomar, récemment décédé.
Le coup était direct. Je l’ai bloqué au plexus et pendant quatre secondes ça m’a coupé net le sifflet.
— Calomar…, ai-je murmuré, c’est pas le caïd qui s’est fait foutre en l’air par un chauffeur de taxi ?
La réaction a été évidemment le contraire de celle que j’escomptais. L’autre a éclaté de rire. Et son rire m’a meurtri le tympan comme l’aurait fait un coup de pétard tiré tout près de mon esgourde.
— Vous avez le sens de l’humour, a conclu la voix. Bon, nous pourrons donc rire ensemble. Vous allez suivre mes instructions à la lettre…
C’était le genre de phrase susceptible de me faire réagir.
— Vous dites ?
— Je dis que vous allez suivre mes instructions !
— Vous me prenez pour un fonctionnaire, non ?
— N’en êtes-vous pas un, en quelque sorte ?
J’ai raccroché, sec. Merveille me regardait d’un air soucieux. Il y avait du mauve dans ses beaux yeux ordinairement couleur de myosotis.
— Ça se complique ? a-t-elle demandé.
— On le dirait. Si cet endoffé rappelle, dis-lui qu’il aille se faire cuire un œuf.
Le gars a rappelé, mais, poussé par je ne sais quelle force étrange, c’est moi qui ai décroché.
— Kaput, a fait la voix, je n’aime pas ces manières. Je crois qu’il faut vous mettre les points sur les i. Eh bien ! ma foi, on va vous les mettre.
Et c’est lui qui a raccroché, brutalement.
Je suis sorti de mon bain, furax, après avoir rendu le combiné à Merveille. Elle l’a posé sur sa fourche.
— Ecoute, mon chéri, a-t-elle soupiré, quelque chose me dit que ça se gâte.
Quelqu’un me le disait aussi. J’éprouvais l’affreuse impression de ne plus être de taille à lutter. J’étais environné de puissances maléfiques et sournoises qui me guettaient, dans l’ombre. Je ne pouvais rien contre elles. Impulsivement, témérairement même, je m’étais glissé dans les rouages d’une affaire, et ces rouages me broyaient insensiblement.
— Sais-tu l’idée que j’ai ? a chuchoté Merveille.
— Vas-y, tu m’intéresses…
— Nous allons partir…
Je l’ai regardée. Elle exprimait à haute voix mes désirs les plus secrets…
— Tu réalises tout l’argent que tu possèdes, ça doit faire déjà assez gros, non ?
— Pas mal…
— Nous faisons semblant de rien et un beau soir : hop, nous levons l’ancre… On irait dans un pays étranger, loin…
Je commençais sérieusement à me demander s’il existait un pays assez lointain pour me permettre d’échapper à la maffia et au reste.
J’ai pris Merveille par la taille. A travers le déshabillé, je sentais son corps souple et chaud. Une onde heureuse coulait sur moi. Avec elle, j’étais assuré d’avoir une provision de délices permanente.
— Qu’en dis-tu, mon amour ?
J’ai failli céder, mais la rage a repris le dessus. En agissant ainsi, je passerais pour une lavette à ses yeux. Elle m’aimait pour mon courage et ma brutalité ; fuyard, j’aurais tôt fait de la débecqueter.
— Ecoute, Merveille, je ne suis pas un dégonflé et ces ouistitis ne me font pas peur. J’ai eu Carmoni, j’ai eu Calomar, il n’y a pas de raison pour que je n’entifle pas le reste de la fine équipe… L’essentiel est de jouer serré. Après, je serai le super grand Mec et je pourrai faire la pluie et le beau temps à ma guise… A mon tour je prendrai des gérants !
J’ai ricané.
— Non, qu’est-ce qu’ils croient ? Suivre leurs instructions, à ces carnes ! Plutôt crever, oui !
J’ai vu dans son regard que j’employais le bon langage.
J’ai posé un baiser sur sa bouche fraîche.
— Laisse faire le bonhomme et tu verras du beau spectacle ; avec moi, ce qu’il y a de bien c’est que c’est tous les jours gala.
Je l’ai entraînée vers le lit. Ce pageot était large comme une place publique et mœlleux tout en restant souple. Là-dessus, on réussissait les prouesses amoureuses les plus ardues.
Elle a laissé glisser son ténu vêtement, jaillissant de cette vapeur bleue comme une naïade de l’onde. Et je l’ai prise, comme un fou, pour fuir les maléfices environnants.
Mais pour la première fois, avec elle, je n’arrivais pas à m’abandonner complètement.
Je restais lucide, anxieux. Il me semblait toujours que la sonnerie du téléphone allait me vriller la moelle épinière.
Elle n’a plus retenti ce jour-là.
Le lendemain, Angelo a pénétré dans mon bureau alors que j’étais en conversation animée avec mon plus gros revendeur sur Paris. Il semblait gêné et mystérieux.
Depuis le seuil, il m’a fait signe qu’il avait quelque chose à me dire, quelque chose qu’il ne pouvait exprimer devant témoin. Pressentant un pépin, je me suis levé en lançant un mot d’excuse à mon « représentant ». Dans le couloir, Angelo piaffait. Il a fixé sur moi son étrange regard bicolor.
— Il y a un poulet en bas qui veut te parler…
— Hein ?
— Il demande M. Victor Bouvier, c’est bien sous ce blaze que t’as officiellement repris l’affaire ?
— Oui…
— Alors faut que tu le voies. Je ne pense pas que ça soit grave, c’est seulement un gardien de la paix et il est seulâbre.
— J’y vais…
Dans le hall, un petit agent à l’air timide faisait les cent pas.
— Vous voulez me voir ?
— Vous êtes Monsieur Victor Bouvier ?
— Il paraît…
Il a souri gentiment et a sorti de sa poche une feuille de papier bleu.
— J’ai une convocation pour vous… Prière de vous rendre cet après-midi à trois heures au commissariat de police pour affaire vous concernant.
La formule traditionnelle me fit froid dans le dos.
Quelle affaire pouvait bien concerner un truand de mon espèce dont le casier était plus chargé qu’un camion de quinze tonnes ?
J’ai illico pigé que cette anodine convocation tenait lieu d’avertissement.
— Très bien, monsieur l’agent, j’irai…
Il m’a fait un coquet salut militaire. C’était la première fois qu’un poulardin me saluait et ça m’a troublé.
Angelo attendait en haut de l’escadrin. Il avait tout entendu et paraissait soucieux.
— Ça se gâte, non ?
— T’occupe pas…
Je suis retourné discutailler affure avec le revendeur qui fumait mes Ullman en m’attendant, mais le cœur n’y était pas. Il m’expliquait qu’en faisant un prix aux clients, par grosses quantités, on aurait un débit plus accéléré. Il prétendait que les clilles réglaient leur vice sur leur budget. En leur consentant une nette différence selon l’importance de leur acquisition, ça les inciterait à acheter un stock et une fois à la tête d’un beau lot de carmouze, ils se « chargeraient » plus copieusement. De la sorte, on accélérerait leur capacité d’absorption.
L’astuce, pour simpliste qu’elle était, devait donner de bons résultats côté débit. Seulement, j’avais autant envie de discuter cette question que le traité de Versailles. J’ai dit à mon gars que j’allai gamberger là-dessus et je l’ai largué rapidos. Je me suis précipité dans ma fameuse chambre capitonnée où Merveille se faisait les ongles des pattes à l’aide d’un pinceau qui devait être fait avec des sourcils de papillons.
— Tu parais contrarié ?
— Y a de quoi, je suis convoqué à la police…
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je me le demande…
Je me suis laissé choir dans un immense fauteuil, mœlleux comme de la compote.
— Dis donc, comment s’appelle la grosse légume qui s’occupait du condé de Carmoni ?
— Barjus. C’est un avocat.
— Passe-le-moi !
Elle a sorti le bigophone de sa niche et composé un numéro qu’elle savait par cœur.
C’était une fille assez précieuse, sous ses dehors frivoles.
Lorsque la sonnerie d’appel s’est mise à bourdonner, à l’autre bout, elle m’a tendu le combiné et s’est emparée de l’écouteur de complément.
Une voix d’homme a grommelé « Allô » !
— Ici Kaput, ai-je fait. Je voudrais parler à M » Barjus…
Un silence. Le correspondant m’a jeté d’un ton froid que Me Barjus était en voyage.
Alors Merveille m’a fait un signe de négation en m’expliquant, par une mimique appropriée, que c’était précisément Barjus qui me parlait.
— Cessez de faire le con, Barjus, sinon il vous en cuira.
— Quoi ?
— Je sais que c’est vous, alors ne me bluffez pas, ça me fiche de mauvaise humeur…
— Mais…
— Y a pas de mais… A votre attitude, je crois deviner qu’en haut lieu, on vous a dit de me laisser quimper, hé ? Alors dites de ma part à Messieurs Haut Lieu et Compagnie que je les emmerde, vu ? Si vous jouez au petit soldat vous risquez de vous réveiller mort un de ces quatre matins. J’ai idée que votre cervelle manque de ventilation.
J’étais lancé et il n’y avait plus mèche de m’arrêter… Ma rage partait en phrases cinglantes. J’en avais classe de tous ces fumiers qui voulaient brusquement me contrer parce qu’ils m’estimaient trop indépendant.
L’Organisation, avec un O majuscule, ne me faisait pas peur ; je me sentais de taille à la dévisser, moi, Kaput. J’ai craché tout ça au type. Enfin, je me suis un peu calmé et il m’a dit en bredouillant qu’il ne pouvait rien pour moi, malgré mes menaces, il n’était lui-même qu’un maillon d’une chaîne et si les autres voulaient m’envoyer à dame, on ne pouvait pas s’y opposer.
J’ai compris qu’il ne mentait pas. Ma réaction lui fichait le traczir, bien sûr, mais même si je lui avais tenu une lame de rasoir sous le cou en lui faisant priser de la poudre à éternuer, il n’aurait pu se ranger de mon côté.
— Bon, dites-moi au moins ce que signifie cette convocation ?
— Je l’ignore…
— Vous avez une idée ?
— Pas la moindre…
— S’agit-il d’une arrestation ?
— Pas tout à fait, sans quoi on vous aurait appréhendé directement…
— Alors ?
— On veut vous donner un avertissement. Je pense que si vous vous soumettez, les choses tourneront court…
— Et si je n’y allais pas, à leur putain de convocation, hein ?
— Vous pourriez craindre le pire…
— Vous vous imaginez qu’avec un curriculum comme le mien, je vais me pointer dans la cabane des bourres ? Ce serait de la folie douce, non ? Ces vaches n’auraient qu’à m’alpaguer et je serais entré de mon plein gré dans le piège à rats…
Il a bégayé je ne sais quoi. Il me cassait les pieds et j’ai raccroché sans autre formule de politesse. Merveille jouait encore avec son écouteur silencieux. Dans ses mains fines, l’objet prenait des proportions harmonieuses. Elle avait le don d’embellir tout ce qu’elle manipulait.
— Que dis-tu de ça, Merveille ?
— J’ai peur, a-t-elle avoué. On les sent tous contre toi. Ils savaient sûrement que Calomar venait te voir et ils se doutent que tu l’as buté.
— Oui, peut-être…
— Je te le répète, mon amour, nous devons disparaître…
— Pas encore. Ils n’ont pas intérêt à me démolir avant d’avoir récupéré la fortune que je détiens, tu piges, chérie ? Or, ce grisbi est planqué sérieusement. Tant qu’ils ne l’auront pas, ils m’épargneront. Et tant qu’ils m’épargneront, j’aurai une chance de les contrer. La seule chose que je leur demande c’est de se manifester ouvertement.
— C’est dangereux !
— Si je n’avais pas aimé le danger, je me serais fait brodeuse…
Elle a ri.
— Tu me plais, Kaput… Tu es l’homme le plus téméraire que j’aie jamais connu…
— Et que tu connaîtras jamais, je te promets.
Nous nous sommes embrassés et les choses auraient fini comme d’habitude, à l’horizontale, si le téléphone n’avait interrompu notre étreinte. Tout de suite, j’ai compris que c’était le type de la veille qui remettait ça. Maintenant qu’il m’avait planté une banderille dans la viande, il essayait un nouveau jeu de cape. Oui, je participais à une corrida, étant bien entendu que j’étais le toro. Je n’avais que ma force et mon instinct de fauve pour moi… Eux étaient nombreux. Ils possédaient les armes et la technique… Mais je ne pensais pas que la mise à mort s’effectuerait suivant les règles tauromachiques. Il arrive parfois que, dans une corrida, ce soit le toréador qui se fasse rétamer.
— Allô ?
— Kaput ?
— Oui.
— Salut ! Qu’est-ce que vous pensez de la situation ?
J’ai cligné de l’œil pour Merveille. Elle a fait fissa pour cramponner l’écouteur.
— Que voulez-vous que j’en pense ?
— Etes-vous disposé à parler sérieusement ? Parce qu’en ce cas, on pourrait peut-être arranger les choses…
— Ça boume, allez-y, je vous écoute…
— Vous avez cent quinze millions à nous.
— Qui entendez-vous par nous ?
— NOUS, simplement, ça doit vous suffire…
— Admettons.
De la fumée devait me sortir des naseaux. Me laisser parler sur ce ton par un foie blanc qui n’osait même pas se montrer ! Non, je vous le jure, y avait de quoi se taper le derrière par terre.
— Vous allez rassembler les cent quinze briques… Vous les mettrez dans une valise…
— Ensuite ?
— Ensuite, vous porterez cette valise à deux heures à la gare Saint-Lazare, dans la salle d’attente des secondes classes… Vous vous assoirez et vous la poserez à vos côtés…
— Et après ?
— Vous attendrez cinq minutes environ…
— Ensuite ?
— Vous vous lèverez comme si vous alliez acheter un journal et vous sortirez de la salle d’attente.
— J’irai où ?
— Où vous voudrez… Nous nous chargerons de la valise…
— Très drôle…
— Pas tellement. Vous devrez observer plusieurs règles précises pour jouer ce petit jeu.
— Ah ?
— Oui. Primo, bien mettre les cent quinze millions dans la valise.
— Ensuite ?
— Venir seul et partir sans chercher à guetter le porteur de votre valise… Je vous préviens qu’on ne s’occupera d’elle que lorsque vous serez sorti de la gare. Je vous préviens aussi que tous vos acolytes nous sont connus. Inutile de les mettre en faction. Si vous n’observez pas ces directives à la lettre, demain matin, vous recommencerez à être un homme traqué. Si au contraire vous êtes régulier, alors vous n’aurez pas à vous rendre à la convocation que vous savez.
Là-dessus, il a coupé net, sans attendre ma réaction.
— Que vas-tu faire ? a demandé Merveille.
— Réfléchir un instant.
J’ai regardé l’heure. Ma tocante marquait dix heures, il fallait faire vite.
Je me suis étendu sur le lit, tout fringué, les mains derrière la tête. Et je me suis demandé ce que j’allais faire.
Merveille a respecté ma méditation pendant un certain temps. Pourtant, je la sentais crispée et cela m’empêchait de gamberger à mon aise. Je n’arrivais pas à coordonner mes pensées. Tout se brouillait dans ma tête. Je songeais au fric, à ces gens qui me guettaient dans l’ombre et je cherchais désespérément un moyen efficace de soustraire le premier aux seconds. C’était coton.
A la fin, voyant que je m’agitais sur le lit, Merveille est venue s’asseoir près de moi. Un pli lui barrait le front.
— Tu ne trouves pas bizarre, toi, que « ces gens » aient su tout de suite que tu avais tué Calomar ?
Je l’ai regardée. Elle venait de mettre le doigt sur une plaie à vif. Oui, je trouvais ça bizarre, mais je n’osais pas trop y penser.
— Voyons, a-t-elle repris, si Calomar a loué une voiture, c’est qu’il était seul à Paris…
J’ai sursauté.
— Dix sur dix, ma choute, continue, tu m’intéresses !
— Si « les autres » avaient été à Paris, ils auraient mis une bagnole au service du grand patron. Seulement, « les autres » ne sont pas de Paris… Ils doivent habiter les Etats-Unis, ou bien Londres, ou Rome… Ils ont rappliqué en apprenant la mort du Caïd, et j’ai dans l’idée qu’en apprenant son décès ils ont également appris le nom de son meurtrier…
— Par qui ?
— Par quelqu’un d’ici, bien entendu…
Elle avait parlé de sa petite voix tranquille, si pure, si innocente.
Je l’ai regardée tendrement. Cette fille me bouleversait. J’avais été fabriqué plusieurs fois par des garces mais cette fois je savais que j’en avais enfin trouvé une qui m’était dévouée corps et âme. C’était en la regardant vivre à mes côtés que je pigeais ce qu’était une femme amoureuse. Celle-là ne me ferait pas de galoup. Elle jouait plus que franco avec mézigue et je pouvais lui voter la confiance.
— Quelqu’un d’ici ? ai-je répété.
— Réfléchis : je ne vois pas d’autre explication… Dans cette maison, il y a un type qui doit surveiller tes faits et gestes et qui fait son rapport fidèlement.
J’avais été une rude patate de ne pas entraver ça plus tôt. Maintenant une pile de faits me tombaient sur le coin de la comprenette. Le plus important était le sursis que m’avait accordé Calomar avant de se manifester. Trois mois durant, il m’avait laissé maître absolu de la situation, pour me mettre à l’épreuve, d’accord, mais cette expérience aurait été trop risquée s’il n’avait eu un moyen de contrôle permanent sur ma personne ! Et puis il savait pile à combien se montait le chiffre d’affaires des opérations réalisées par moi !
Je me suis levé. Le sang battait à la grosse veine de mon cou et ça me faisait presque mal. Je me suis planté devant une glace de Venise. Dans son cadre délicat qui semblait avoir été conçu au cours d’un rêve celle-ci m’a renvoyé un visage dur aux traits accusés. Mon regard était farouche et deux plis nets mettaient ma bouche entre parenthèses.
J’ai fait volte-face.
— Qui ? ai-je lancé à Merveille.
Elle ne s’est pas pressée pour répondre. Ses yeux flottaient un peu dans du flou. Elle passait une revue de ces gens qui composaient notre équipe et, avec sa psychologie de femelle, jaugeait chacun très posément.
— Paulo ou Angelo, s’est-elle décidée. Eux seuls t’approchent d’assez près.
Je me répétais mentalement ces deux noms, moi aussi, parce qu’en effet, ils s’imposaient au raisonnement.
— Paulo ou Angelo, oui, Merveille. Lequel des deux ?
Elle a encore réfléchi.
— Je ne sais pas, a-t-elle avoué franchement. Angelo est plus intelligent, mais Paulo est plus rusé… Il faut voir…
— Et tout de suite encore !
— Ne te presse pas trop…
— Je n’ai pas le temps.
— Ça n’est pas une question de temps, mon chéri, mais une question de procédé… Si tu les « questionnes » tous les deux, tu vas te heurter fatalement à leurs dénégations et tu ne pourras pas faire avouer l’un ou l’autre parce que tu ignores lequel des deux te trahit.
— Bon, alors ?
— Appelle-les. Dis-leur que tu pars immédiatement dans la nature avec eux et le pognon… Fatalement, celui qui mange au râtelier de « ces messieurs » se débrouillera pour les prévenir. Nous en surveillerons chacun un et nous verrons bien…
J’ai fait claquer mes doigts.
— Tu es sensationnelle, Merveille…
Elle a eu un rire modeste avant d’appuyer sur le bouton d’appel.
— Surtout, sois naturel : tes yeux lancent des éclairs…
Je l’ai embrassée pour me calmer un peu et, effectivement, ça m’a calmé.
Les deux mecs sont entrés l’un derrière l’autre. Angelo ou Paulo ?
Cette question me grignotait le cerveau. Mais j’ai évité de les scruter de trop près pour ne pas éveiller les soupçons de celui qui peut-être jouait Judas en régulier avec moi.
— Les enfants, ai-je déclaré, faut que je vous rancarde un peu sur ce qui se passe. Les mecs de Calomar se font méchants et, si je ne mets pas les pouces, ça risque de chauffer pour nos frimes. Or ça n’est pas les pouces que je vais mettre, mais les bouts. Inutile de faire les gros bras avec une organisation pareille, c’est paumé d’avance. J’ai affuré un gros paquet d’artiche. Si vous voulez, on se fait la valoche, vous deux, madame et moi, pour une contrée plus hospitalière où on changera de peau. J’ai de quoi vous offrir autre part une situation enviable. Si vous refusez, vous risquez de perdre votre bisness ici parce que mes successeurs se gafferont de vous, c’est humain. Quand la direction change, on renouvelle aussi les cadres. Alors, d’accord ?
Ils m’ont écouté sans broncher. Y avait pas mèche de lire quoi que ce soit sur ces faces de truands.
— Qu’est-ce que t’appelles une contrée hospitalière ? a demandé Angelo.
— L’Argentine ou le Brésil… La samba ne te tente pas ?
— Pourquoi pas ?
Paulo a questionné :
— Et qu’est-ce que t’appelles un paquet d’artiche ?
— Cinquante briques pour chacun de vous… C’est confortable, non ?
Merveille coiffait ses cheveux d’or devant sa table à maquiller. Mais elle ne perdait pas une broque de la scène dans la glace.
— Décidez-vous vite ! ai-je aboyé. On va pas réunir les Etats Généraux pour peser le pour et le contre. Dans la vie faut savoir choisir.
— Ça boume, a murmuré Paulo.
— D’ac, a fait Angelo.
Ils ne semblaient pas très très chauds, mais enfin ils se rangeaient sous ma bannière et c’était l’essentiel.
— Alors, allez faire vos valoches, départ dans dix broquilles. Et motus pour les autres, hein ? Il ne s’agit que d’une petite virée d’inspection, compris ?
— Compris…
— Grouillez-vous, moi je fais aussi mes bagages… Il faut qu’à trois heures de l’après-midi nous soyons déjà au Havre… Je contacterai là-bas un commandant de raffiot qui nous coltine de la came et qui se fera un plaisir de nous faire faire la charmante croisière.
— Bien, patron…
Je les ai regardés sortir d’un œil anxieux.
Paulo ou Angelo ? Angelo ou Paulo ?
Par l’entrebâillement de la lourde, je les ai vus gagner l’extrémité du couloir ; là, ils se sont séparés, leurs piaules se trouvant de part et d’autre… J’ai attendu un moment. Tant qu’ils restaient dans leur carrée, il n’y avait rien à craindre. Enfin une porte s’est rouverte. C’était celle de Paulo. Il a filé un coup de périscope dans la turne. Moi, je n’ai eu que le temps de me jeter en arrière. J’ai perçu son pas furtif dans l’escalier. Merveille se tenait derrière moi.
— Paulo se tire, ai-je chuchoté, surveille Angelo…
J’ai posé mes pompes et, en chaussettes, je me suis lancé aux trousses du grand zigoto. Il était déjà au premier étage lorsque je suis arrivé à la rampe. Une fois là, il a prêté l’oreille. Ne percevant aucun bruit, il est alors dirigé vers mon burlingue. Pour ne pas faire craquer les marches, je me suis mis à califourchon sur la rampe et, comme un môme, je me suis laissé glisser en souplesse jusqu’à l’étage inférieur.
En quatre enjambées, j’étais devant la lourde de mon burlingue, j’entendais le cliquement caractéristique du cadran téléphonique. Paulo se démerdait de tuber à ses maîtres ma nouvelle décision.
J’ai attendu, pour plus de sécurité.
Dans le silence bien tendu, je percevais, par-delà la porte, la sonnerie d’appel de son correspondant.
Enfin, il a chuchoté :
— L’hôtel Carlton ? Passez-moi M. Meyerfeld, s’il vous plaît…
J’ai ouvert la lourde brusquement et Paulo a fait un bond terrible en lâchant le combiné. Je me suis empressé de plaquer ce dernier sur sa fourche. Puis j’ai empoigné Paulo par la baveuse.
Il n’était pas beau à contempler mon garde du corps.
Un peu grisâtre sur les bords, avec des cernes immenses sous les chasses. Il flageolait.
— Mais, je…, a-t-il commencé.
Je le regardais droit dans les lampions et il a détourné les yeux.
— Tu me prends pour une truffe, Paulo ? C’est mauvais…
— Ecoute que je t’explique…
— J’écoute…
Je l’ai lâché en m’efforçant de rester calme.
Ça l’a décontenancé, et tout ce qu’il a su faire, ç’a été d’arranger le col de sa veste et de rajuster sa cravte.
— Je disais au revoir à une petite amie à moi, puisqu’on se tire…
— T’as des mœurs spéciales, à cette heure ? Elle s’appelle M. Meyerfeld, ta petite amie ?
Il a pâli encore davantage, ce qui l’a amené carrément dans les verts pomme. Il ne restait plus une goutte de sang dans ses lèvres.
— Alors tu en croquais, mon petit camarade, à ce qu’il paraît ? Tu jouais le double jeu ? Quelle connerie. Ce genre de truc finit toujours mal…
— Ecoute, Kaput…
— Mais oui, j’écoute. Tu promets, mais rien ne vient ! Décide-toi !
— C’était mon turbin dans l’Association… Déjà, du temps de Carmoni, j’étais à leur service… Faut comprendre…
— Je comprends…
— T’aurais été à leur place, tu aurais mis un homme à toi dans le circuit, pour parer aux éclaboussures.
— Evidemment !
— Ah ! a-t-il exulté, tu vois bien…
— Je vois surtout une chose, Paulo, c’est que je ne suis pas à leur place, mais à la mienne, et que par rapport à moi, tu n’es qu’une ordure de petit mouchard.
— Dis pas ça, Kaput !
J’ai pris le téléphone et lui ai tendu le combiné.
— Vas-y, gars, rappelle le Carlton. Tu vas dire à ton Meyerfeld que j’ai l’air affolé et que tu voudrais le voir d’urgence. Où le rencontres-tu, d’habitude ?
— Ça dépend…
— Qui c’est, ce type ?
— L’associé de Calomar… Il représente les gros industriels ricains qui sont dans le coup de la drogue, en douce. C’est comme qui dirait leur agent de liaison avec l’Organisation, le P.D.G. de la Holding Stup’.
— O.K., téléphone…
Son index tremblait en tournant le cadran de l’appareil. Il a même fait un faux numéro. Un mec s’est mis à bonnir d’une voix enregistrée qu’il n’y avait pas de correspondant au numéro demandé, ce qui était un peu fort de café pour un palace…
— Calme-toi, Paulo, ai-je préconisé… On ne fait rien de constructif quand on a les jetons !
Il s’est un peu repris.
— Et sois naturel, hein, mon pote ?
— Oui, oui, juré !
Il a redemandé Meyerfeld au standard. J’ai pris l’écouteur et j’ai immédiatement reconnu la voix glacée de mon correspondant mystérieux.
— Ici Paulo, a fait « mon » acolyte.
— Alors ?
— Il paraît inquiet… Il prépare de l’argent, mais je ne sais si c’est pour vous ou pour ficher le camp… Je ne peux pas parler car il est près d’ici…
Ça me bottait. Il disait exactement ce qu’il fallait. Un petit futé, ce Paulo.
— On ne pourrait pas se voir ?…
— Si, a fait Meyerfeld.
— Où ?
— Arrivez !
J’ai fait la grimace, mais je ne pouvais pas passer d’autres consignes à Paulo, il était trop tard.
— D’accord, a murmuré celui-ci en raccrochant.
Nous sommes restés face à face. Il savait qu’il atteignait un dangereux tournant de son existence.
— Tu sais ce qui t’attend, bonhomme ?
Ses yeux se sont emplis de larmes. Il chialait sur lui, ce pauvre chéri. Quelle cloche ! Quand on jouait une partie aussi délicate, fallait avoir le courage de perdre. D’accord, on joue toujours pour gagner, mais une partie, quelle qu’elle soit, n’est possible que si l’on possède le répondant en cas de perte.
J’ai saisi le téléphone intérieur et j’ai sonné la chambre. Au bout d’un instant, Merveille m’a répondu.
— Viens me rejoindre avec Angelo, c’est bien Paulo qui bouffait à la grande gamelle.
Je les ai attendus. Paulo ne bronchait pas. Je pensais qu’il allait me jouer une grande scène d’émotion et essayer de me faire le coup de la pitié, mais non. Il est resté prostré, l’air malheureux et embêté… Je le comprenais. Quand il vous arrive un turbin de ce format, on n’a plus envie de retenir sa carrante au Bal des Petits Lits Blancs !
Angelo a eu l’air stupéfait en nous voyant, dressés l’un en face de l’autre.
— Qu’est-ce qui se passe ? a-t-il demandé.
— Il se passe que monsieur n’est qu’un petit donneur appointé…
— C’est pas vrai ?
— Figure-toi qu’il trafiquait avec la bande à Calomar et tenait ces messieurs au courant de mes moindres faits et gestes. Je viens de le surprendre au moment où il racontait ma vie à un certain Meyerfeld…
Angelo a eu deux sales lueurs dans ses yeux dépareillés.
— Espèce de fumier ! a-t-il grondé en se pointant vers Paulo.
Je suis intervenu.
— Laisse-le, il est à moi !
Mais je n’ai pu en dire davantage, parce que le Paulo venait de me foncer dans le lard à la brutale, bille en tète…
J’ai pris sa hure en plein poitrail et je me suis retrouvé les quatre fers en l’air sur la carpette, pas fiérot du tout de me laisser malmener devant ma souris. Pour corser le jeu, j’ai vu briller dans sa pogne le canon de son automatique. Merveille a crié, mais deux coups de feu ont claqué : Pinge, bingue ! C’était l’arquebuse d’Angelo qui faisait un solo.
Paulo est resté un instant immobile, l’air surpris. Il ne s’attendait pas à tant de promptitude de la part de son co-équipier. Puis il a titubé et il est tombé à genoux… Un instant, il a ressemblé à un zig touché par la grâce implorant Dieu ou je ne sais quoi… Enfin, il a piqué du naze sur la carpette et n’a plus bronché.
Je me suis relevé, un peu pâle, non de trouille, mais de rage. J’aurais voulu me le farcir moi-même. J’en voulais à Angelo de lui devoir la vie.
— Merci, mec, ai-je fait sobrement. Sans ton intervention, j’avais droit à ma paire d’ailerons.
Il a renfouillé son artillerie, modeste comme la violette.
— Il t’a eu à la surprise.
— Je ne prêtais seulement pas gaffe à lui… Cette pauvre cloche grelottante, je ne la supposais pas capable d’un sursaut.
Je l’ai bougée avec la pointe de ma chaussette.
— Descends ce tas d’ordures à la cave. Moi je vais au Carlton dire deux mots à ce brave Meyerfeld… Ce type-là commence à me courir…
J’ai ouvert un tiroir de mon burlingue et j’ai choisi un pétard de bonne qualité. Carmoni en avait toute une théorie, bien graissés, bien astiqués, qu’il devait dorloter jalousement. De vraies pièces de collection.
J’ai adapté un silencieux au canon de l’arme. Le tout faisait un peu gros sous la veste, mais je préférais trimbaler de la quincaillerie de poids plutôt que de sortir démuni.
L’explication que je pensais avoir avec Meyerfeld risquait de tourner au vinaigre et je devais compter sur mon matériel pour l’amener à la raison en cas de coup dur.
Angelo et Merveille me regardaient.
— Tu crois que c’est prudent d’aller là-bas ?
— Si je ne me souciais que de la prudence, je me ferais gardien de la paix, ai-je rétorqué en souriant.
Elle n’a pas insisté et Angelo a chargé le macchab sur ses épaules.
Je l’ai laissé sortir avec son lourd colis. Puis j’ai pris Merveille par les épaules.
— C’est plutôt toi qui m’as sauvé la mise, Merveille. Sans ta jugeotte, j’allais me laisser falouquer par ce fumier de Paulo…
Elle a eu un sourire heureux.
— Alors, tu tiens vraiment à aller là-bas ?
— Oui, nous allons enfin pouvoir jouer cartes sur table, c’est ce que j’attendais : un interlocuteur.
— Sois bien prudent… Enfin, autant que tu es capable de l’être. S’il t’arrivait quelque chose, il me semble que je deviendrais folle…
— Ce serait dommage, ai-je assuré en lui caressant le cou. La raison va tellement bien à ta petite tête !
A la réception du Carlton, il y avait toute une équipe de touristes suédois qui renaudaient parce que l’office de voyage de leur patelin avait oublié de retenir des piaules pour tout ce trèpe.
J’ai fait signe au mec du téléphone et je lui ai demandé le numéro de la chambre de M. Meyerfeld en le priant d’annoncer M. Paulo à celui-ci.
Il m’a informé que le ricain piogeait au 134 et a tubé au gnace pour l’informer de ma visite.
L’ascenseur m’a propulsé à l’étage et un garçon en uniforme qui avait des yeux de biche m’a conduit jusqu’à l’appartement 134. Je lui ai allongé une jambe et j’ai frappé.
La voix pâle a dit « Entrez ».
J’ai mis la paluche sur la poignée de la lourde. Celle-ci s’est ouverte mais beaucoup plus vite qu’elle n’aurait dû d’après ma propre impulsion.
Je suis parti un peu en avant et des mains m’ont happé avant que j’aie eu le temps de faire un geste.
Ils étaient quatre types dans la chambre, dont deux armés de mitraillettes. Vraiment, ils avaient de la considération pour moi. Il n’y avait pas besoin de lire dans les lignes de la pogne pour comprendre que c’était des poulardins. Un cinquième homme est apparu lorsque j’ai été ceinturé. Il se tenait derrière la porte. Il l’a refermée et a murmuré :
— Parfait…
Je ne savais que dire. J’étais assommé par la stupeur. On venait de me sauter comme un petit piqueur de troncs de rien du tout. Je ne comprenais pas. D’abord, comment Meyerfeld pouvait s’attendre à ma visite ; ensuite pourquoi il me laissait appréhender. Ça correspondait si peu à l’intérêt de l’Organisation que je me sentais vidé de toutes réactions. Peut-être comptaient-ils que je me mette à table ? En ce cas, il s’était fichu le doigt dans l’œil jusqu’au rognon ! Ils me passeraient à la bascule s’ils le voulaient, mais jamais je ne les affranchirais sur l’endroit où était planqué le magot.
Meyerfeld était un type court et gras, avec un front dégarni et des lunettes cerclées d’écaillé qui lui donnaient l’aspect déprimant d’un poisson exotique.
— Vous ne pensez pas que j’allais couper dans le piège de Paulo ? a-t-il murmuré tandis que les autres me mettaient les bracelets. Avant de me parler, celui-ci employait toujours un mot de passe pour m’avertir qu’il s’exprimait sans contrainte !
L’enfance de l’art ! Et moi, pauvre tronche, je ne m’étais pas méfié ! Je me suis offert le luxe de sourire. Que répondre ? Que dire ? Une injure aurait été l’indice d’une faiblesse…
Les quatre matuches me défrimaient d’un air goguenard.
— Alors le voilà ce fameux Kaput ? a dit l’un d’eux, un gros mahouse avec des moustaches de dompteur.
En moi une voix chuchotait.
— Reste drapé dans ta dignité, Kaput. Ils cherchent à te faire sortir de tes gonds pour pouvoir te mettre quelques cacahuètes dans les gencives. Ne sois pas dupe…
Et je restais droit, tranquille, détendu, exactement comme un brave zig en visite dans une crèche de la haute. Alors les poulets m’ont embarqué en douce par l’escalier de service. Il y avait une D.S. noire rangée dans la cour intérieure de l’immeuble. J’y ai pris place, coincé entre deux de mes anges gardiens. Mon arrestation a été la plus discrète qui soit. Je crois qu’à part un garçon d’étage, personne à l’hôtel ne s’est aperçu de quelque chose…
Chose curieuse, lorsque je suis arrivé au Dépôt, je n’ai été conduit devant aucun commissaire. On m’a enfermé dans une cellote et j’ai attendu, dans la pénombre, le bon plaisir de messieurs les perdreaux.
Mais je n’ai pas entendu parler d’eux ce jour-là. On m’avait bouclé pour me tenir à portée de la pogne. En attendant, ils devaient se démerder pour écraser le coup au sujet de l’organisation. Ils se disaient qu’à partir du moment où on instruirait mon affaire, je me mettrais à débloquer sur le trafic de la came et ils voulaient assainir la pièce avant de recevoir du monde ; je les comprenais.
Ces peaux d’hareng m’ont laissé mijoter toute la journée sans se manifester, fût-ce pour m’apporter à becqueter. J’avais des réserves et je pouvais voir venir… S’ils croyaient que j’allais tambouriner à la lourde pour un morcif de bred, ils se carraient le doigt sous la paupière !
La noye s’est écoulée, lente comme une course d’escargots.
Ils m’avaient ôté mon feu et mes allumettes, me laissant, contre toutes les meilleures règles, mes lacets et mes pipes.
Vers le mitan de la nuit, je me suis mis à penser à Merveille, et alors une sorte de peine tiède m’a remué l’intérieur.
Je ne pouvais pas pioncer sur le bat-flanc après ces nuits passées près d’elle dans la mollesse de notre lit à grand spectacle. J’imaginais son corps bronzé sur les draps de fil jaune… Je pensais à ces reflets de cuivre qu’arrachait à sa peau la lumière orangée du lampadaire. J’éprouvais la douceur de son souffle sur ma bouche. Je songeais au chavirement de ses yeux quand je lui mordillais la lèvre supérieure… Alors vous pensez que pour ce qui était d’en écraser dans cette cellule puante, bernique !
Au petit jour, j’étais las à crever… Mes paupières me brûlaient et j’avais la bouche pâteuse. Mon ventre vide émettait des gargouillis désespérés.
La matinée s’est écoulée mornement. Je commençais à la piler sérieusement. Peut-être m’avait-on oublié ? Peut-être désirait-on me faire claquer d’inanition dans ce trou ? Tout me semblait possible… Je n’entendais aucun son et j’avais l’impression d’habiter dans un sépulcre.
Sur le coup de midi, — j’avais toujours ma tocante —, un bruit de pas m’a fait sursauter. La lourde s’est ouverte et je me suis trouvé face à face avec le gros moustachu de la veille, celui qui m’avait passé les poucettes.
— Arrive ! a-t-il ordonné.
Les bracelets se sont refermés sur mes poignets. Le gros m’a poussé devant lui. Il était escorté d’un autre gars en civil et d’un poulet en uniforme. Nous avons pris le chemin de la sortie. La même bagnole noire stationnait devant le Dépôt. Je m’y suis casé et, fouette cocher ! le gardien a pris le volant.
Entre le gros et son pote, je n’avais pas trop de place. Des crampes d’estomac me tenaillaient. J’étais surpris par ce départ en calèche. Il ne s’agissait pas d’une quelconque reconstitution, car aucun magistrat ne nous accompagnait. Pas question non plus de transfert, celui-ci se serait effectué en voiture cellulaire. Je fermai mon clapoir sur ma curiosité. Le gros me lorgnâit d’un œil sardonique.
— M’sieur Kaput n’est pas un bavard, hé ? a-t-il murmuré en lissant ses grosses baffies d’un doux revers de main.
J’ai continué à la boucler. On suivait les quais en direction de la gare de Lyon. Ça voulait dire quoi ? Parvenus au canal, on a obliqué sur la gauche, vers la Bastille, puis on a emmanché la rue du Faubourg-Saint-Antoine…
La traction a viré dans une autre petite rue. Je n’ai plus pu y tenir.
— On va chez les arbis ? ai-je demandé.
Le gros a poussé un barrissement qui, à la rigueur, pouvait passer pour un rire.
— Tiens, voilà monsieur qui retrouve sa menteuse.
Il n’a pu en proférer davantage. Une guindé venait de nous doubler et s’arrêtait pile dans un grincement de freins sauvage. Notre chauffeur a freiné aussi en jurant, mais il n’a pu empêcher sa voiture de télescoper l’arrière de l’autre. Et l’autre, je la reconnaissais parfaitement. C’était la grosse ricaine verte de mon équipe, celle qui servait aux hommes pour les petites missions dans Paname et les environs… Angelo en a jailli, armé d’une Thompson. Il a filé une petite giclée à l’avant de notre carrosse, histoire de calmer les belliqueux…
Puis il s’est avancé.
— Descends ! m’a-t-il crié… en ouvrant la portière.
Le gros a cherché à me harponner, mais je lui ai filé un coup de boule dans la gargane. Son jules n’a pas moufté. Il biglait l’œil rond de la mitraillette et ça le rendait tout chose…
Je suis descendu, entravé comme une vache à la foire…
En souplesse, j’ai bondi dans notre tire. Merveille se tenait au volant. Elle avait coiffé une casquette et noué un foulard sur son menton pour faire moins jeune fille. Malgré tout, ils étaient duraille à planquer, tous ses charmes.
A peine sur la banquette, Angelo m’a rejoint. Le moteur tournait, Merveille a embrayé férocement. La voiture a poussé un cri déchirant et s’est propulsée en avant… Quelques balles ont crépité contre la carrosserie.
— Balance-leur la purée ! j’ai hurlé. Et fais vite !
Angelo m’a fait un signe négatif…
— Ils n’ont que des Eurêka, qu’est-ce que tu veux qu’ils foutent ! Et puis, ils ne peuvent plus rouler, j’ai perforé leurs boudins.
Merveille m’avait déjà prouvé qu’elle savait se servir d’un volant. Cette fois, elle se classait en tête du championnat ! Fallait la voir foncer dans les petites rues, sans hésiter, à droite, à gauche. Toujours maîtresse d’elle-même, sans exécuter de fausses manœuvres, comme si elle avait étudié tous les sens interdits de la capitale…
J’en béais…
— Un peu championne, ma souris, hein, Angelo ?
— Tu parles !
— Comment avez-vous fait pour organiser cette partie de chasse à courre ?
— Pas dur, les baveux parlaient de toi…
— De moi ?
— Sans dire ton vrai blaze. Simplement il était question d’un important trafiquant de drogue arrêté. On le soupçonnait du meurtre de Calomar et on devait le conduire à l’endroit où avait été retrouvée la voiture de louage abandonnée pour le questionner à son sujet…
J’ai rigolé comme un bossu. J’étais heureux de retrouver la liberté et ma bergère…
— Faudrait évacuer cette tire d’urgence, ai-je ajouté. Tu penses que les archers ont eu le temps de relever le numéro malgré que tu leur aies filé le tracsir.
— T’occupe pas, j’ai pensé à ça…
Merveille a un peu ralenti. Elle venait de décrire un vaste demi-cercle et nous avons traversé le canal Saint-Martin avant de stopper.
— Bouge pas, a recommandé Angelo, je crois que nous avons des pinces dans le coffre à outils…
Y en avait des chouettes. Ça a été un jeu (douloureux pour moi) de faire sauter mes bracelets. Ça m’a ensanglanté un peu les poignets, mais j’aurais accepté qu’on me coupe les pognes plutôt que de subir encore cette étreinte d’acier.
Merveille, pendant ce temps, avait ôté sa casquette et son foulard. Elle s’est tournée vers moi et m’a souri.
— Ça va, chéri ?
Elle était puissamment calme.
— Oui, chérie, ça va !
— Magnons-nous ! a ordonné Angelo en me montrant une 404 stationnée un peu plus loin. J’ai loué cette tire pour deux jours… Là-dedans, on ne sera pas repérés.
Ma parole, il prenait la direction des opérations, ce petit rigolo ! Ça m’a un peu défrisé, mais il aurait été injuste de ma part de lui en faire grief en un pareil instant.
J’étais un peu ahuri par mon aventure. Tout s’était déroulé comme dans une sorte de cauchemar, et j’avais plus l’impression de sortir de mon lit que du dépôt.
Cette fois, c’était Angelo qui tenait le volant de la chignole et je m’étais installé à l’arrière avec Merveille. Elle avait sa tête sur mon épaule et moi, machinalement, je me massais les poignets… J’étais flottant, depuis quarante-huit heures bientôt, je n’avais ni dormi ni bouffé et je me sentais un brin faiblard… Angelo a remonté le Masséna jusqu’à Barbès et là, il a pris sur la gauche en direction de Pigalle.
En longeant le métro aérien, il a demandé :
— Alors, boss, programme ?
Cette question, en me restituant mes prérogatives, m’a donné un coup de fouet.
— Angelo, tu viens de faire ta fortune, mon petit gars !
Il a eu un grave hochement de tête. Il ne doutait pas de mes promesses, mais il désirait m’informer qu’il n’avait pas agi par esprit de lucre.
J’ai poursuivi :
— Nature, on ne peut pas retourner rue de Milan, ce serait risqué…
— Evidemment…
J’ai laissé un court instant vagabonder mon esprit.
— Je me demande pourquoi les poulardins m’ont sauté au Carlton ?
— Parce que le zig dont tu parlais les avait affranchis, a proposé mon compagnon.
— Oui, sans doute. Je me demande aussi pourquoi ils n’ont pas annoncé à la presse qu’ils m’avaient eu ? Ils savaient mon identité puisque le gros moustachu m’appelait Kaput.
— Mystère et boule de gomme, a fait placidement Angelo, te pose pas de questions. Avec les poultoks, tu sais, faut pas chercher à entraver, tournons-nous plutôt vers l’avenir…
Il avait raison.
Merveille a pressé ma main.
— Maintenant, tu es grillé, a-t-elle murmuré, tu dois disparaître car ils t’auront !
Il était temps de se diluer dans le paysage en effet, sinon j’allais encore une fois devoir montrer les dents. J’enrageais de larguer une situation aussi formide. Quelques jours auparavant, je me croyais un homme arrivé, j’avais les pieds sur mon bureau et des bouteilles de scotch à portée de la main… Et puis, soudain, par un rapide retournement de la situation, je jouais à nouveau les hommes traqués, à prix de faveur… On ne peut pas triompher de son destin, quoi ! Il est tracé et faut le suivre.
— Arrêtez-moi dans un troquet, faut que je casse une croûte, j’ai pas grainé depuis hier matin…
Angelo connaissait une petite boîte discrète rue Lepic. Il a stoppé pile devant, car, par veine, il y avait une gâche pour stationner.
Le taulier était un Corse avec lequel il avait tiré douze ans de durs… Ça lie deux mecs. Il m’a apporté une porcif de lapin farci qui aurait fait les beaux dimanches d’un pensionnat de garçons. Pendant que je m’entiflais cette tortore, Merveille et Angelo sablaient au champ’ma libération anticipée !
Nous jouissions d’un sursis, mais celui-ci serait de courte durée. Déjà la chasse à l’homme devait s’organiser. A la scientifique qu’ils les dressaient, leurs barricades, les archers.
On retrouverait la ricaine verte près de la gare de l’Est et sûrement il y aurait un locdu quelconque qui bonnirait à ces messieurs comme quoi il nous avait vu changer de calèche. Angelo avait eu raison de louer une 404. Qu’on le veuille ou non, ça reste la tire idéale pour ceux qui n’aiment pas attirer l’attention…
Je mastiquais avec volupté en préparant l’avenir immédiat. Je voulais jouer serré pour ne pas piquer une tranche dans le filet des perdreaux.
Vingt minutes plus tard, j’ai poussé un soupir en éloignant mon assiette vide d’un revers de coude.
— Bon, ça va mieux, un caoua très fort et je serai tout à fait réparé. Quelle heure est-il ?
J’ai consulté ma tocante, mais j’avais oublié de la remonter et elle annonçait une heure…
— Trois plombes, a fait Angelo…
— Ça boume… Je vais aller récupérer mon pèze et ensuite on mettra le cap sur une cambrousse délicate, car j’ai idée que les ports seront surveillés pendant quelques jours, ainsi que les aérodromes.
— Sûrement…
— Un peu de grand air ne nous fera pas de mal. Tu cigles l’orgie, bonhomme ?
Il a tendu un gros bif à son pote le taulier.
— De quel côté allons-nous ? s’est informé mon brillant collaborateur.
— T’occupe pas, je prends le manche…
Cette fois, c’est lui qui s’est mis derrière, tandis que Merveille et moi nous nous installions à l’avant de la bagnole… J’étais un peu troublé d’aller dénicher mon trésor, ça m’effrayait confusément de coltiner une fortune pareille en ayant les roussins aux noix. Je possédais une planque unique pour mon grisbi… Une planque que Merveille elle-même ignorait. J’avais mis plusieurs jours avant de la trouver. Le problème n’était pas facile à résoudre car, évidemment, un gars comme moi ne pouvait pas confier son fricotin à une banque.
J’ai continué par Courcelles jusqu’aux Ternes, une fois là, j’ai tracé en direction de Péreire. Dans une rue avoisinant la voie ferrée, j’avais loué un garage particulier fermant au moyen d’un solide rideau de fer.
J’ai arrêté la bagnole non loin de cette petite rue, et j’ai ordonné à mes deux compagnons de m’attendre un moment. C’était idiot de ne pas les emmener avec moi jusqu’au garage puisque maintenant je devais jouer cartes sur table, mais il me plaisait d’entretenir autour de moi un peu de mystère. Un chef doit toujours s’auréoler de légende et rien ne crée mieux une légende qu’une discrétion exagérée…
Ils n’ont pas moufté.
Je me suis engagé dans la petite rue déserte. Elle comportait une palissade, puis un immeuble neuf et enfin des bicoques délabrées dont on avait démoli certaines afin de construire des boxs à la place.
Le mien était le premier… Par mesure de précaution, j’avais laissé la clé sur place, me disant qu’elle était plus en danger sur moi. Une nuit, j’avais creusé un interstice entre deux briques, juste de quoi introduire une petite clé plate. Puis, avec du mastic, j’avais soigneusement rebouché la fente et avais saupoudré de plâtre la bande de mastic afin de la camoufler.
J’ai retrouvé l’interstice grâce à un petit repère et j’ai fait sauter la croûte de mastic avec une lime à ongles prise dans le sac de Merveille. La clé était là, à peine piquetée par la rouille vorace. Je l’ai introduite dans la serrure du volet blindé et celui-ci s’est enroulé rapidement avec un bruit de mécanique bien au point.
Dans le box se trouvait une Cadillac ancien modèle couverte de poussière. La bagnole avait cinq ans, mais j’en avais fait réviser complètement le moteur et elle partit au premier appel du démarreur… C’était souple à conduire, un gros tombereau comme ça, et j’avais l’impression de m’asseoir sur un édredon de grand-mère.
Je ne me suis pas donné la peine de rebaisser le rideau. J’ai viré dans la petite rue.
Lorsque j’ai stoppé aux côtés de la traction, Angelo a porté la main à sa poche. Mais je me suis montré à la portière et il a ouvert, ainsi que ma môme, de grands yeux stupéfaits.
— Grouillez-vous ! ai-je lancé.
Depuis longtemps ils avaient appris à ne plus s’étonner de rien, ils sont montés tous deux devant ; la voiture étant assez large pour qu’on tienne à trois.
Alors, j’ai obliqué à gauche et pris vers le nord.
— Eh bien, tu nous fais de ces surprises, a murmuré Merveille.
J’ai souri, dans l’ombre. Le moteur était silencieux et il faisait bon dans la calèche. Le double café que je venais d’avaler tardait à produire son effet et je me sentais tarauder par le sommeil. Lorsque nous avons été hors de Paris, j’ai dit à Angelo de prendre ma place au volant et je me suis calé seul derrière.
— Si les poulardins t’arrêtent, stoppe sans chercher des magnes. La voiture est immatriculée en Belgique. Ses papelards sont dans le vide-poche…
— Mais où allons-nous ?
J’ai bâillé…
— Trouve une hostellerie à cent bornes d’ici, quelque chose de pépère, je regarde pas à la dépense… Nous y passerons la nuit, ou deux ou trois jours, si ça nous botte…
Il a hoché la tête…
— Il me vient une idée, Kaput… Une idée peut-être meilleure.
— Vas-y…
— J’ai un vieux pote intime qui a une chouette propriété à Neuilly-en-Thelle…
— Où est-ce ?
— A quelques verstes de l’Isle-Adam…
— Et qui c’est, cet aminche ?
Un zig qu’a fait sa balle pendant l’occupation. Il fricotait avec les chleus. Il s’est goinfré en leur bradant de la ferraille contre de la boustifaille… A la libé, on a voulu le passer à la casserole, il n’a eu que le temps de se planquer dans ses terres, à Neuilly-en-Thelle. On ne l’a pas trouvé. Ensuite, grâce à des appuis politiques, il s’est fait dédouaner, mais il avait pris des habitudes de hobereau et il est resté dans son patelin à pêcher à la ligne et à se faire cuisiner des choses rares…
— Il est franco ?
— Je lui ai sauvé deux fois la mise… Il se foutrait au feu pour mézigue et pour mes amis. On se ferait héberger peinardement dans sa crèche, qu’en dis-tu ?… Pas de papiers à montrer, pas de gens qui vous repèrent : le calme et le repos, comme dirait Schubert…
— Bon, allons-y…
Et je me suis mis à en écraser en me disant qu’Angelo possédait une formation musicale que j’étais loin de lui soupçonner.
C’est Merveille qui m’a réveillé, et de la façon la plus agréable qui soit : par un baiser sur les yeux. J’ai reconnu sa bouche et son odeur avant de sortir des vapes et j’ai atterri.
— Nous sommes arrivés, mon chéri, m’a susurré la charmeuse…
Je me suis assis dans le bahut en bâillant comme toute une salle de conférence.
Par les vitres, je voyais une gentille maison en pierres de taille, style fermette de l’Ile de France… Tout autour, de la verdure, des poules blanches… Une pastorale, ma parole… Quelque chose d’ineffable et de reposant qui m’a mis du baume sur le palpitant.
— Et Angelo ?
— Il est allé prévenir son copain…
Justement il ressortait de la carrée, mon zig aux chasses dépareillés.
Un type l’escortait : le personnage avait du carat, les tifs gris, taillés à la Marlon, il était un peu voûté et trimbalait un ventre de monseigneur… Il était sapé d’un futal de velours à grosses côtes et d’un gilet noir sur une chemise écossaise.
Il m’a regardé d’un œil un peu torve. Ce gars-là semblait aussi franc qu’un marchand de voitures d’occasion. Enfin, du moment que mon petit camarade Angelo s’en portait garant… L’expérience m’avait du reste appris à ne jamais juger les pégreleux sur la mine. A vivre depuis une dizaine d’années à la cambrousse, le bonhomme était devenu bouseux sur les bords…
On s’est serré la louche.
— Mon ami Antoine est d’accord pour qu’on passe des vacances chez lui, a averti Angelo, très courtois.
— Merci, ai-je fait, on vous dédommagera.
— Du moment que vous êtes un ami d’Angelo, ça va comme ça, a dit Antoine en me serrant la louche.
Il a balancé un coup de périscope libidineux sur Merveille. Probable qu’il en avait classe de s’embourber des fermières et qu’il aspirait à des étreintes revues et corrigées par la maison Carita.
— Entrez seulement… Angelo, tu trouveras à remiser la voiture derrière le hangar.
— Je m’en charge, ai-je dit vivement…
Vous pensez si je couvais cette guindé : elle contenait une chiée de millions ! La clé de contact équivalait à celle d’un coffre-fort.
La bagnole rangée et lourdée, je suis revenu à la maison où Angelo faisait les honneurs à Merveille. C’était agréable comme installation. Rustique et confortable : des vieux meubles, mais avec de la télé et des électrophones ! Des rideaux de cretonne, mais pour masquer de larges baies… Il savait vivre, M. Antoine !
On nous a conduits dans nos chambres. Aucune auberge ne nous aurait offert des lits aussi doux et des draps aussi blancs.
On a étrenné la piaule aussi sec, Merveille et moi. Deux jours sans caresses, ça faisait un vrai bail ! J’avais besoin d’elle à un point que vous n’imaginez pas.
Après s’être aimés, on est restés allongés, à demi-nus sur le lit. Elle me tenait la main et souriait, comblée.
— J’ai cru que je devenais folle, a-t-elle soupiré… J’aurais fait n’importe quoi pour te tirer de là.
— Tu l’as bien prouvé…
— Tu crois que nous nous en sortirons ?
— Je te défends d’en douter… Maintenant, je suis prévenu et je t’ai, ils peuvent mobiliser quelques classes s’ils veulent me harponner… Tu as lu le journal ?
— Non…
— Mais Angelo disait…
— C’est lui qui l’a lu… Moi je tournais en rond chez nous. Il m’a téléphoné en me disant d’arriver en face du dépôt avec la bagnole parce que tu allais sortir, et il m’a recommandé de mettre une mitraillette sous la banquette.
— C’est un chic type !
— Il est inouï…
Nous nous sommes endormis sans nous en apercevoir, en bavardant de moins en moins… C’était fameux de basculer dans le flou, comme ça, en se tenant la main.
Quand nous nous sommes éveillés, il faisait nuit noire. C’est moi qui ai ouvert les chasses le premier. Il m’avait semblé entendre une voiture. Mais j’avais dû me tromper car la campagne était silencieuse, du moins à sa façon… On percevait le frisson du vent sous les tuiles et des bruits d’animaux domestiques dispersés à travers la nature.
C’était infiniment tendre et serein. J’ai clos mes paupières et me suis efforcé de roupiller encore. J’étais prêt à remettre le couvert tellement je me sentais bien… D’ordinaire, je dors assez peu, mais ce jour-là j’en redemandais !
Comme je retrouvais ce balancement précurseur du néant, la porte s’est ouverte à la volée et des gens se sont rués dans la pièce. J’ai eu un geste vers mes fringues, mais une voix a crié :
— Si tu bronches, je vous étends tous les deux…
Merveille grelottait à côté de moi…
Et la lumière a jailli, me révélant brutalement un groupe pour le moins surprenant. J’ai cligné les lampions, incrédule. Etait-ce le cauchemar qui reprenait ? En demi-cercle se tenaient des hommes qui semblaient ne plus attendre que le flash d’un opérateur de France-Soir pour commencer la fiesta. Il y avait là Meyerfeld, le gros flic à baffies qu’on avait repassé le matin flanqué de son acolyte, et mon brave Angelo. Seulement l’Angelo n’avait plus l’air brave du tout. Il tenait une seringue amerlock à canon scié sous le bras et en dirigeait l’orifice vers moi d’un air étrangement résolu.
Merveille a tiré le drap sur sa poitrine nue.
— Te donne pas la peine, souris, a dit le gros flic à moustaches ; le tableau n’est pas déplaisant.
Je louchais sur ma veste posée près du paddock, d’où émergeait la crosse d’une rapière ratissée dans ma Cadillac.
— Touche pas à ça, a fait Angelo ou je t’étends comme une merde, pauvre con !
L’acolyte du poulardin s’est annoncé, rapide, et a piqué le feu. Ensuite, il y a eu une détente dans la pièce, côté des visiteurs et Angelo a éclaté de rire.
— Visez-moi la lanterne de Monsieur… Comment qu’on t’a eu, mon pauvre Kaput ! Tu te croyais bien marie, mais t’es tout juste bon à casser des têtes d’ivrognes…
Je me suis efforcé au calme, à cause de Merveille, mais ç’a été plus coton que la veille de me calmer les nerfs. J’étais vibrant comme une cravache. La haine me traversait par ondes brèves et intenses. J’en sentais venir un gros paquet du fond de ma gorge.
J’ai réussi à avaler la pilule.
— Tu vois, Merveille, ai-je dit de mon ton le plus enjoué. Nous nous étions à moitié trompés en hésitant entre Paulo et Angelo, ces deux caves bouffaient l’un et l’autre à la pension Judas !
— Ferme ça ! a crié l’homme aux yeux différents.
— Ça se voyait à sa hure, ai-je poursuivi. Il a un carreau dans un camp et l’autre dans le camp adverse…
— Ma parole, je vais flinguer cette pourriture ! a bramé mon pseudo-sauveur.
C’est le gros poulardin qui l’a calmé.
— Ecrase un peu, on a des choses à demander à Monsieur.
— C’est vrai, a reconnu Angelo.
Meyerfeld s’est avancé.
— Vous voici enfin à notre disposition, a-t-il déclaré de sa voix glacée, d’où il s’appliquait à chasser l’accent yankee. Ça n’a pas été sans mal, mais même les renards se laissent prendre par la ruse.
Il n’avait pas besoin de m’expliquer, je venais de tout piger. C’était clair comme du cristal de roche. La veille, tandis que je partais pour le contacter, au Carlton, Angelo s’était magné de le tuber pour le prévenir de mon arrivée et Meyerfeld avait alerté cet endoffé de flic marron qui servait sans doute de couvrante à l’association depuis belle lurette. Ces messieurs m’avaient arrêté officieusement, sans mettre personne au parfum, ni leurs chefs ni la presse. Ils m’avaient collé au placard vingt-quatre plombes pour se donner le temps de monter une combine. Ils savaient que je ne l’ouvrirais pas. Or, comme c’était le magot qui les intéressait, ils entendaient mettre la main dessus coûte que coûte… Pour cela, il fallait me laisser aller le chercher après m’avoir collé dans les bras d’Angelo… D’où l’attaque bidon et la suite ! Moi, affaibli par le jeûne et l’angoisse, j’avais dit banco à tous ces cadeaux du ciel… Pauvre tordu… Il était poli, Meyerfeld, de m’appeler renard, à sa place je me serais traité de peigne-cul ! Ils m’avaient laissé embarquer mon grisbi et s’étaient débrouillés pour m’amener dans cette bicoque retirée… Parfait… Ils avaient gagné et il ne me restait plus qu’à recevoir à titre de prime à la connerie une paire de pralines dans la coiffe !
Mon cœur cognait ferme… Je n’osais regarder Merveille… Et puis tout à coup plus rien n’a existé, je n’ai eu en moi qu’un doute abominable. Etait-elle leur complice, elle aussi ? Depuis le début de mon odyssée, j’étais berné, trahi, vendu… Je m’apercevais une fois de plus qu’un truand est définitivement seul !
Je l’ai regardée et j’ai été soulagé car elle avait peur. Ça n’était pas du bidon. Elle n’était qu’une victime, elle aussi, et elle allait subir mon sort.
Le gros flic marron s’est approché.
— Ecoute, a-t-il dit, le moment est venu de parler en hommes.
— Qu’est-ce qui me prouve que tu en es un, fesse de rat ?
— Ça, a-t-il dit sans s’émouvoir, en type habitué à récolter les injures.
Il m’a allongé une mandale qui a failli m’arracher la tête. J’ai éternué du sang et une escadrille de papillons noirs a décollé devant mes yeux.
J’ai allongé la griffe pour l’alpaguer, mais il connaissait la musique et s’était déjà jeté en arrière. J’avais tout de la pauvre guenille, dans ce lit, presque à poil, au côté d’une pin-up.
— Pas de ça, Lisette… a fait « les-grosses-bacchantes » sans s’émouvoir.
Il me semblait que la comédie devait être marrante pour les spectateurs et cependant personne ne riait ! Ils avaient tous des mines graves et attentives qui m’ont donné à réfléchir. J’ai été un instant dérouté, et puis j’ai eu un petit gloussement d’allégresse car je venais de piger : ils n’avaient pu mettre la main sur le pognon. C’était pour ça qu’ils venaient jouer Crime et Châtiment à mon chevet… S’ils avaient eu le fric, ils m’auraient collé une bastos dans la mansarde et se seraient dégrouillés de creuser un trou assez vaste pour ma carcasse… A moins que Moustaches n’ait ramené ma peau à la maison Poulet, histoire de se faire porter en triomphe pour avoir démoli l’ennemi public number one !
— Où est l’argent ? a questionné Meyerfeld qui m’avait l’air d’être un type précis, peu soucieux de faire des affaires sur un accompagnement musical.
— Comment ! me suis-je exclamé, vous ne l’avez pas trouvé ?
— Non…
J’ai pris l’air abasourdi.
— Il était planqué dans le coffre de la voiture.
— A d’autres ! Nous avons tout fouillé…
Il avait perdu un peu de son calme et ça m’a fait plaisir.
— Alors, on me l’aura volé…
— Cessons de plaisanter…
— Vous êtes arrivé quand ?
— Voici un quart d’heure…
— Et vous avez eu le temps d’examiner toute la carriole ?
Angelo est intervenu.
— Moi, je l’avais déjà fait, elle ne contient rien… J’ai tout chambardé, il n’y a pas trace de fric…
— Tu veux dire qu’il n’y a plus trace de fric ! Evidemment, si tu l’as mis à gauche avec ton pote, le proprio de la crèche…
Il est devenu blême sous l’accusation et a levé sa péteuse.
— Salaud !
— Arrête ! ai-je crié. C’est trop facile, Angelo, de dessouder ceux qui peuvent parler, tu m’as fait le coup hier avec Paulo.
T’as eu les jetons qu’il se mette à table en se voyant fichu et qu’il te foute dans le bain, alors tu lui as balancé le potage sous prétexte de me défendre…
Meyerfeld est intervenu.
— Vous ne tirerez pas sur cet homme sans mon autorisation, a-t-il grincé.
— Non, mais vous l’avez entendu ! Il me traite d’arnaqueur ! Demandez un peu à Antoine si…
Le flic véreux lui a enlevé la carabine sciée des mains.
— T’es trop nerveux pour faire joujou avec ça, a-t-il dit en guise d’explication…
J’avais mis dans le mille en accusant Angelo parce que je venais de jeter le doute dans les esprits.
— Il ment ! a hurlé Angelo, sentant que l’idée faisait son chemin dans le crâne de ses copains… Il débloque à fond pour essayer de me perdre. J’ai toujours été réglo avec vous… Et pourtant il y a eu de sales moments…
— On trouve un tas de gars réguliers, Angelo, tant que cent et quelques briques ne sont pas en jeu…
Je venais de déplacer un nouveau pion. Je lui chauffais sa dame, à ce dégueulasse, et il suait comme un vieux gorgonzola.
— Alors là, merde, c’est trop fort, s’est-il emporté. Vous savez que je vais me le payer s’il continue.
— Du calme ! a jeté Meyerfeld.
Il s’est placé devant moi, mais hors de ma portée, cependant.
— Vous dites que l’argent était dans le coffre ?
— Naturellement. Vous pensez bien que je ne fuyais pas les mains vides ! Il se trouvait dans une caisse à biscuits, sous une bâche… une bâche verte, toute cradingue !
Si je parlais de bâche, c’était intentionnellement, car effectivement je me souvenais qu’il y en avait une dans le coffre de la Cade. Ce détail n’avait pu échapper à Meyerfeld lorsqu’il était arrivé et, psychologiquement, il donnait du corps à mes affirmations.
Quelque chose, en moi, m’assurait que je tenais le bon bout. Meyerfeld ne me laisserait jamais abattre tant qu’il n’aurait pas récupéré le pèze. Je ne voyais pas bien comment je pourrais me sortir d’une telle impasse, mais croyez-moi si vous voulez, la présence de Merveille, morte de frousse, me fortifiait jusqu’à me communiquer une espèce d’optimisme.
— Faudrait savoir, s’est impatienté le flic.
Le pauvre Angelo roulait des yeux blancs.
— Si tu crois que ça va se passer comme ça, Kaput ! T’as des berlues ! Je vais te la faire cracher la vérité, mon salaud ! Et ça ne va pas traîner…
— Parle pas de vérité, Angelo, ça ne te va pas…
Je me suis tourné vers Meyerfeld.
— Ecoutez-moi et faites magner vos méninges si vous en avez. J’avais remisé l’argent dans le coffre de cette Cadillac. La voiture était remisée dans un box que j’avais loué rue du Sergent-Benoist. Ce garage fermait grâce à un rideau de fer spécial dont il n’existait qu’une clé.
« Donc, personne d’autre que moi n’avait accès au garage. Tout à l’heure, en partant de Paris, je peux vous affirmer, que l’oseille s’y trouvait. Si ce faisan de rital n’est pas un foie blanc, il peut vous dire qu’aussitôt arrivés nous nous sommes pagnotés, la petite et moi…
— C’est vrai, a susurré Merveille.
Cet acquiescement n’avait aucune valeur en soi, mais dit de cette façon candide, il éclatait littéralement dans la chambre.
C’était le moment d’enchaîner sur la vitesse acquise.
— Conclusion, ai-je déclaré, ou bien j’ai laissé le fric à Paname, et votre petit doigt vous chuchote sûrement que non ; ou bien quelqu’un l’a secoué ici avant votre arrivée…
L’argument prenait une telle valeur qu’Angelo lui-même n’a rien trouvé à dire. Moi, je me suis adossé à l’oreiller et j’ai croisé les bras comme le font tous les vainqueurs.
Il y a eu un bref silence.
— Lève-toi ! a ordonné le flic.
Il ressemblait à un gros chat en colère. Ses yeux proéminents lui sortaient de la tête.
— On va aller à la bagnole, a-t-il déclaré.
Meyerfeld a approuvé d’un bref hochement de tête. Ce dernier paraissait de plus en plus glacé. Tellement glacé même que je le devinais sur le point d’éclater. J’ai sauté du lit et, sous la menace de l’arme que tenait maintenant le gros poulet, j’ai enfilé mon bénard.
— Toi, surveille la donzelle, a-t-il lancé à son acolyte, un gars maigre et blême aux cils farineux.
Nous sommes sortis dans la cour. Il faisait une belle nuit lourde d’étoiles. Angelo fulminait. Il marchait derrière le groupe, surveillé du coin de l’œil par Meyerfeld qui, visiblement, ne l’avait plus en grande sympathie.
Je me demandais un peu comment la situation allait s’orienter, car nous étions engagés dans une voie négative pour tout le monde. En effet, mon sursis reposait sur ma discrétion absolue quant à la planque de l’auber. Angelo ne pouvait révéler la cachette, puisqu’il ne la connaissait pas. Si bien que la seule ressource des autres consistait à nous « travailler », le rital et moi, pour nous faire accoucher dans la douleur d’un secret que ni l’un ni l’autre ne pouvait révéler.
En parvenant aux abords de la bagnole, je me suis rendu compte qu’en effet Angelo avait procédé à des recherches très poussées. La voiture ressemblait à un costume qu’un tailleur a mis à plat pour le rebâtir. La carrosserie avait été découpée à la cisaille, l’entoilage gisait sur le sol, en rouleaux. Les banquettes n’étaient plus qu’un gracieux assemblage de ressorts. Les enjoliveurs des roues avaient été enlevés. Le coffre béait. Bref, visiblement Angelo et son camarade Antoine s’étaient acharnés sur le malheureux véhicule…
— Merci pour elle, ai-je grommelé. Une chouette calèche comme celle-là, si ce n’est pas malheureux ! Ah ! quand tu fais de la mise en scène, Angelo, tu déploies des dons, y a pas !
Il m’a sauté sur le râble et m’a téléphoné une prune à la pointe du menton. J’ai encaissé sans broncher et je lui ai collé un coup de savate japonaise dans le ventre. J’avais mis tout mon cœur dans cette ruade. Il est allé aux quetsches en se massant la prostate.
— Du calme ! a meuglé le flic.
Angelo se relevait, verdâtre, un rictus chargé en incisives au beau mitan de la façade.
— Charogne ! bégayait-il. Ah, charogne !
— Assez ! a crié Meyerfeld.
— Alors, vous croyez cet emmanché ? s’est révolté le rital. Vous pensez que si j’avais sucré le pognon je me serais amusé à bricoler cette auto en vous attendant au lieu de me casser ?
— Et comment ! lui ai-je répondu. Tu sais parfaitement que tu n’aurais pas été loin. L’organisation t’aurait fait la chasse. Tandis qu’en donnant le change t’avais tes chances, surtout si tu me flinguais en cours de discussion…
Meyerfeld a fait le tour de l’auto… Il s’est allongé à terre et a regardé sous le véhicule…
— C’est déjà fait, a murmuré Angelo… Demandez à mon ami Antoine…
L’ami Antoine n’était pas visible… Ça a dû sauter aux quinquets du gros flic.
— A propos, où est-il ?
— Dans sa baraque, a répondu l’Italien, il n’aime pas se mêler de ce qui ne le regarde pas.
— S’il est si discret, a objecté Meyerfeld, comment se fait-il qu’il vous ait aidé à fouiller la voiture ?
— Il m’a aidé parce que ça urgeait…
— Alors, allons lui demander des renseignements.
Nous sommes retournés à la cambuse. M. Antoine jouait les Je-suis-au-dessus-de-tout-ça, près de son poste de télé. Il paraissait plutôt embêté par la tournure des événements. Il avait voulu rendre service à son aminche, — sans doute avec l’espoir de rafler un gros bouquet — et voilà que sa baraque devenait une arène…
C’est Meyerfeld qui l’a attaqué.
— Dites-moi, vous avez assisté Angelo dans son travail sur la voiture ?
— Parfaitement.
Il parlait du coin de la bouche, sans presque ouvrir son clappoir, avec tout juste quelques centimètres de lèvre.
— Vous n’aviez pas peur que Kaput se réveille et vous surprenne ?
Angelo est intervenu.
— Je lui ai fait prendre un petit calmant à Paris chez un camarade à moi qui tient un restaurant.
La carne ! Voilà donc pourquoi il m’avait conduit chez son copain de la rue Lepic ? Ils étaient chouïa, les potes du rital !
Ça m’étonnait aussi, d’avoir aussi vite valdingué dans le cirage. Parce qu’enfin je suis résistant et une nuit blanche ne m’a jamais mis k-o. !
Le flic a écarté Meyerfeld.
— Laissez-moi m’occuper de tout ça, patron, a-t-il décidé. Tous ces gorets nous mènent en barque, je sais comment on doit leur causer…
Il a appelé son collègue qui était demeuré dans la chambre avec Merveille.
— Sidoine ! Boucle la môme dans la chambre et radine… Je vais vous souhaiter votre fête, mes gaillards, nous a-t-il promis.
Cette fois, pas d’erreur, j’avais gagné, car il nous mettait dans le même panier, Angelo, moi et son pote…
— J’ai rien à voir dans vos combines, a affirmé M. Antoine avec un maximum de dignité.
— C’est ce que nous allons contrôler.
L’arrivée du gars Sidoine a fait diversion.
— Tiens la pétoire, a fait le moustachu. Et file-moi une praline au premier qui remue, vu ?
Il s’est avancé vers Antoine dont l’air faux-cul le tentait.
— Alors vous ne savez rien ?
— Rien…
— Y avait pas de caisse à biscuit dans la bagnole, sous la bâche ?
— Non, parole !
Le poulet a libéré un crochet au flanc qui a produit un bruit de sac en papier qu’on fait éclater. Antoine a exhalé un long gémissement et a ouvert toute grande sa gueule pour se voter un supplément d’oxygène.
Mais le flic marron ne lui a pas laissé le temps de revenir de sa douleur. Son gauche partait cette fois, fulgurant, et atterrissait à la pointe du menton. L’autre a basculé. Il s’est mis à quatre pattes, ce qui appelait automatiquement le coup de tatane dans les vestibules. Il y a eu droit. Alors il s’est couché à la renverse et n’a plus bronché, malgré le coup de chaussette à clous dans les côtelettes que lui a généreusement dédicacé son tourmenteur.
Angelo pleurait de rage.
— C’est honteux ! larmoyait-il. Etre régulier comme je le suis et ne pas être cru ! Ah ! misère, si vous me laissez faire, je lui ferai bien avouer où est l’argent, à ce pourri !
— Vraiment ? a demandé Meyerfeld qui était prêt à se vouer à n’importe quel saint.
— Je vous jure, permettez au moins que j’essaie !
L’Américain a jeté un regard au policier, que celui-ci a parfaitement compris.
Il s’est essuyé le front où gouttait de la sueur et a plongé la main dans sa poche. Il en a retiré une paire de menottes qu’il m’a passées aux poignets avec une rapidité et une précision qui lui auraient valu le premier prix dans un concours de matuches.
— Bon, a-t-il murmuré. Régale-toi, Angelo. Seulement, je te préviens : si tu le butes, tu lui tiendras compagnie dans son caveau de famille !
— Vous en faites pas.
Le regard d’Angelo traduisait éloquemment son état d’âme. Comment qu’il m’en voulait, ce fumaraud ! J’allais la sentir passer, je crois bien que je n’avais jamais eu en face de moi un type aussi gonflé de haine.
Il a respiré profondément, puis a posé sa veste à la volée sur la table. Meyerfeld a allumé un cigare. Il semblait ennuyé. Il avait l’habitude de régler ses affaires derrière un bureau et douze téléphones… Le côté pratique du turbin lui échappait jusque-là et il commençait à le découvrir sans grand plaisir.
Il devait singulièrement regretter l’expérience de Calomar qui avait voulu me mettre à l’épreuve au lieu de me faire descendre purement et simplement.
Angelo a brandi sa main. C’était une main fine, manucurée et plutôt petite, comme la plupart des mains d’assassins.
— Tu as une ligne de vie un peu courte, ai-je dit.
Il a avancé sa dextre sur ma figure et ses ongles acérés se sont enfoncés dans ma joue droite, y plantant cinq racines de feu.
— Tu crois, a-t-il grincé, dents serrées.
J’ai essayé de lui remonter mon genou là où ça fait particulièrement mal, mais, échaudé déjà, il se tenait de côté.
Il a eu un geste court et ses cinq ongles m’ont déchiré la face.
Ça m’a fait un mal affreux, comme si on m’avait vaporisé la bouille avec une lampe à souder.
— Je m’étais toujours douté que tu avais des manies de petite fille, ai-je murmuré. Les griffes, tout de suite, comme une gonzesse !
Il n’a rien répondu et s’est contenté de me montrer sa main.
L’extrémité de ses doigts était rouge de mon sang et des copeaux de viande demeuraient sous ses ongles.
Il s’est essuyé à ma chemise, puis, soudain, avec une vigueur ahurissante, il m’a placé une série de coups de poings en plein estomac. L’air s’est taillé, loin de moi. J’avais beau claper désespérément, je n’obtenais plus d’arrivage…
— Si je te coupais les burnes, a-t-il suggéré. Hein, si je te les coupais, salope ?
— Chacun rêve de ce qu’il n’a pas, ai-je réussi à haleter…
Il a plongé la main dans la poche de son pantalon et en a ressorti un long couteau à la lame très mince.
— Si tu ne dis pas tout de suite où est le fric, je t’ouvre !
— Fais pas ça, je crains les courants d’air.
Il a souri, d’un sourire étrange. Puis il a appliqué la lame contre ma chemise et a décrit rapidement un sobre motif. Je n’ai rien senti, pourtant un grand lambeau de ma chemise est tombé et, sur ma peau, son motif s’est reproduit en trait rouge, hérissé de perles rouges…
— Tu as tort de la fermer, Kaput, je me sens en forme aujourd’hui, et je suis très capable de te découper en morceaux, tu entends ?
J’ai compris que si les autres n’intervenaient pas, il allait en effet drôlement m’abîmer.
— Dites, Meyerfeld, ai-je lancé, vous ne trouvez pas que ce garçon va un peu trop loin dans le bluff ? Il vous joue son morceau de bravoure pour vous endormir et…
— Laissez ! a dit Meyerfeld, s’il n’arrive pas à vous faire avouer, nous, nous parviendrons à le faire parler après !
J’ai fait une grimace. Comme stimulant, ça se posait là. Après cette mise en demeure, il ne restait plus à Angelo qu’à jouer le jeu jusqu’au bout… Ses traits se sont creusés.
— Ecoute, Kaput, m’a-t-il dit. Moi j’ai un avantage sur les autres, c’est que je sais que tu sais… Donc, je suis fort puisque je ne doute pas, tu comprends ?
Il était intelligent. Ses deux yeux de couleurs différentes me fixaient intensément. Ils m’incommodaient et j’avais un début de nausée. Cela devait venir un peu de la drogue qu’il m’avait fait avaler la veille.
— Je ne sais rien ! ai-je répondu. Tu peux me découper en tranches fines comme une mortadelle, je ne te dirai rien puisque c’est toi qui…
Il a eu un geste fou et m’a plongé la lame de son couteau dans la hanche. Puis il l’a tournée dans la plaie lentement, au lieu de l’en arracher.
La souffrance était intolérable… Les autres ne me perdaient pas de vue… Meyerfeld, de plus en plus mécontent, se noyait dans un nuage de fumée bleutée. A terre, M. Antoine revenait du pays des pommes vapeurs à grands renforts de soupirs…
— Parle ! a murmuré Angelo, parle ou je te déchire toute la viande, salaud !
Il me semblait avoir un trou profond dans le corps. Une caverne ! Du sang chaud coulait sur ma cuisse droite… Ma joue continuait de flamber…
Angelo avait un grand visage blanc dans lequel ses yeux mettaient des taches de lumière barbares.
— Parle !
J’ai serré les dents… Et puis, entre mes paupières à demi-baissées j’ai vu un bath fantôme dans l’encadrement de la porte donnant sur le couloir. C’était Merveille, en combinaison… Elle était là, un tisonnier à la main, muette et silencieuse, pâle aussi… J’ai fermé les paupières pour ne pas risquer de la dénoncer par mon regard à ces hommes qui lui tournaient le dos…
— C’est bon, ai-je soupiré… Je… je vais parler.
C’était la phrase qu’il fallait dire pour bien tenir mon auditoire en main. Ils ont tous eu comme une crispation et leurs êtres se sont littéralement tendus vers moi…
— Alors ? a grommelé Angelo, exultant…
Il n’a pu en dire plus. Il y a eu un bruit mat. C’était Merveille qui venait d’abattre son tisonnier sur la nuque de Sidoine. Elle y avait mis tout son courage, toute sa volonté. L’autre a lâché la seringue et a titubé. Avant que les gars aient eu le temps de réaliser, Merveille s’était emparée de l’arme…
Ce qu’il y avait de magnifique, chez cette femme, c’était son esprit de décision… N’importe quelle souris, en pareil cas, aurait menacé mes tourmenteurs et crié un puéril « Haut les mains ! ». Elle, au contraire, flinguait à tout va… Elle est allée au plus pressé, c’est-à-dire à Angelo. Il a morflé le début de la rafale et ça l’a presque coupé en deux… Ensuite, c’est Meyerfeld qui a eu droit à la distribution de bonbons. Il s’est abattu, son cigare planté dans le bec, raclant le sol de ses pieds. Enfin le moustachu a eu sa part au moment où il dégainait sa rapière personnelle. Elle lui a fait le bon compte… Dans le bocal qu’il a morflé… Vlllan-rrraoum ! Instantanément, sa bouille a ressemblé à un panier de groseilles écrasées.
Moi, je surveillais M. Antoine, lequel se dressait avec une boutanche à la main, derrière Merveille.
— Attention, Merveille !
Elle a fait un saut de carpe et la bouteille s’est abattue sur son épaule, lui arrachant un cri de douleur.
J’ai fait un croc-en-jambe à M. Antoine. Il a basculé.
— Farcis-le ! ai-je crié.
Mais il ne restait plus de dragées dans la carabine à répétition. La détente a émis un petit bruit idiot.
J’ai sauté sur la veste d’Angelo, jetée sur la table et j’ai puisé un automatique. De mes deux mains jointes par les menottes, j’ai envoyé la purée à Antoine… La première balle ne l’a pas atteint, mais la seconde lui a crevé l’œil gauche, ce qui se passe de tout commentaire et de toute thérapeutique.
Pour un beau carnage, c’était un beau carnage… Cinq zigs allongés pêle-mêle dans la pièce, plus sanguinolents les uns que les autres… Oui, du beau boulot…
Je me suis tourné vers Merveille :
— On peut dire que tu es tombée à pic !
— J’ai l’impression, oui…
Elle m’a regardé et a poussé un cri.
— Mon Dieu ! Comme tu saignes !
Ça pissait dru en effet, par ma blessure au flanc. Le couteau d’Angelo y était toujours planté. J’ai saisi le manche et, d’un geste bref, j’ai retiré l’arme… Il y a eu un nouveau flot de sang.
— Cette vache m’a tranché une veine, ai-je murmuré…
— Attends !
Elle s’est barrée en courant. Deux minutes plus tard, elle revenait avec une petite pharmacie qu’elle avait arrachée du mur de la salle de bains.
Promptement elle l’a inventoriée. Elle a tout d’abord arrosé ma plaie avec de l’alcool. Le sang s’est frangé d’une mousse blanchâtre. Ensuite elle a pris de la gaze, l’a roulée en boule et l’a appliquée contre ma blessure. Puis avec une bande Velpeau, elle l’a maintenue en place.
— Bon, a-t-elle fait, allons nous habiller et fichons le camp, je crains qu’une mitraillade pareille ait jeté la panique dans le patelin…
Moi aussi, je redoutais l’arrivée de la maréchaussée.
Elle m’a libéré de mes poucettes, grâce à la clé trouvée dans la poche du gros et nous sommes allés nous loquer en vitesse. Ma blessure me faisait encore très mal, mais le sang coulait moins fort.
Lorsque nous avons été habillés, j’ai couru au garage, suivi de la petite…
J’étais bien embêté parce que la Cadillac était maintenant inutilisable.
Heureusement il y avait la DS noire des poulets dans la cour.
— Filons vite ! a dit Merveille en s’y dirigeant.
— Minute, mon chou, et le fric ?
Elle s’est immobilisée.
— Le fric ?
— Ben alors ! Tu ne penses pas que je vais le laisser en dépôt ici ?
Je me suis dirigé en clopinant vers la Cade. J’ai récupéré un cric et la manivelle.
— Aide-moi à défaire les pneus de la bagnole, tout est dedans !
Elle a eu de la peine à me croire… Du doigt, elle m’a désigné la roue de secours éventrée…
— S’il était dedans, ils l’ont trouvé !
— Je ne suis pas assez truffe pour l’avoir mis dans la roue de secours !
Tout en dévissant les boulons chromés, je lui ai expliqué mon astuce…
— J’avais converti mon magot en dollars, rien que des gros billets. J’ai acheté des pneus X increvables et j’ai ôté l’entoilage intérieur… J’ai garni le pneu de billets, j’ai mis une bande de papier sur eux puis j’ai recollé l’entoilage par-dessus le total… Trois cents millions sont répartis dans les quatre boudins, c’est pas une idée géniale ?
Elle était secouée.
— Ça alors ! Et ces idiots ne l’ont pas trouvé !
— Tu vois…
Je faisais vite pour dévisser… les roues. Je n’avais pas le temps de démonter les pneus pour récupérer mon bien… Je devais aller au plus pressé, c’est-à-dire carrer les quatre précieuses roues dans la tire, on se débrouillerait après, loin d’ici.
La pommade, avec cette grosse bagnole, c’était pour la soulever… J’ai commencé par récupérer les roues d’un même côté, puis, pour aller plus vite, je l’ai fait basculer. J’achevais de démonter la troisième roue lorsque Merveille s’est écriée :
— Attention, voilà des gens.
Une moto venait de s’arrêter en effet devant la propriété.
J’ai vu à la clarté de la lune des uniformes de gendarmes, ils étaient trois qui se la radinaient en side-car, alertés sans doute par les pèlerins du voisinage…
J’ai poussé un juron. Je n’avais pas le temps de défaire la quatrième roue. Ça me faisait mal au cœur de laisser sur place quelque soixante-quinze briques, mais je ne pouvais agir autrement. Heureusement, Merveille avait déjà roulé les deux premières roues dans l’auto. J’ai charrié la troisième et me suis assis au volant.
A vingt mètres, les gendarmes se pointaient en direction de la baraque. Ils ne nous voyaient pas, car nous étions dans l’ombre, seulement, dès que le moteur tournerait ils connaîtraient notre présence et interviendraient…
— Laisse-les entrer dans la maison, a chuchoté Merveille. Pendant qu’ils examineront les cadavres nous filerons…
Malheureusement on voyait des gens massés devant la grille. La fusillade avait créé la pagaïe dans le coin…
Après que les trois pandores se furent engouffrés dans la turne, j’ai actionné le démarreur. L’auto a ronronné. Un bignolon est ressorti aussi sec, un qui avait de l’ouïe et des réflexes… Il a aperçu la guindé dans l’ombre et s’est mis à courir au portail pour nous couper la retraite…
J’ai filé tous les phares, y compris l’antibrouillard, histoire de l’aveugler… Mais c’était un courageux. Il a dégainé son feu et s’est mis dans l’ouverture de la porte, bien décidé à nous assaisonner si nous foncions. J’ai ralenti, et me suis arrêté à deux mètres de lui. Il a cru que je mettais les pouces et a baissé son arme. Alors, j’ai passé directo la seconde et j’ai donné un méchant coup d’accélérateur. La tire s’est ruée en avant, heurtant le pandore… J’ai senti que les roues lui passaient dessus. Des gens ont hurlé et la voie est devenue libre instantanément.
Je n’ai eu qu’à foncer dans la nuit. Décidément, les choses allaient moins bien qu’on pouvait l’espérer… Moi, je ne songeais qu’à mon quatrième pneu et j’étais dans une rogne noire !
Au bout du village, la route nous proposait deux directions. Mouy-de-l’Oise à gauche et Paris via l’Isle-Adam à droite…
J’ai eu quelques secondes de flottement. Merveille l’a senti.
— Ne nous embarquons pas dans les petits patelins, a-t-elle conseillé, nous risquerions de tomber dans des impasses…
Pour une fois, je ne lui donnais pas raison. Je savais que les gendarmes étaient déjà en train d’alerter toutes les fliqueries du département et que des barrages allaient être dressés d’ici vingt minutes au plus sur toutes les routes environnantes… Nous avions une chance de nous planquer dans les petits bleds, alors que dans la ceinture de Paname ce serait pratiquement impossible.
Je fulminais. Tout de même, j’ai chopé à droite parce que je préférais miser sur la jugeote de ma môme. Elle m’avait donné des vaches preuves d’attachement au cours de la nuit.
J’ai donc obliqué à droite et mis toute la sauce… Le paysage engourdi dans l’ombre défilait à toute vibure de chaque côté de la guindé…
— Plus vite ! s’est soudain écriée Merveille…
Elle se tenait agenouillée sur la banquette pour mieux regarder en arrière et j’ai filé un coup de sabord dans le rétro. Un phare jaune sortait du néant, loin, derrière nous : la péteuse des archers. Je m’expliquais mal pourquoi ces abrutis nous filaient le train… C’était téméraire de leur part, car ils n’étaient plus que deux…
Nous avons traversé un bled endormi. Je me suis sorti le lampion pour regarder où en étaient nos poursuivants. J’ai constaté simultanément deux choses : qu’il n’y avait qu’un gendarme sur la moto et qu’il gagnait visiblement du terrain sur nous. Ça la foutait mal… Il bombait comme une brute, le zig. Sa tire devait être une deux cent cinquante et il lui faisait cracher tous ses gaz, je vous promets…
— Il va nous gratter, a dit Merveille.
Pas la moindre trace de frayeur dans sa voix. Elle faisait cette constatation comme s’il se fût agi d’une banale course de vitesse.
— Tu sais te servir d’un pétard, ai-je murmuré… Alors, prends le mien…
Je lui ai tendu l’arme piquée dans la veste d’Angedo…
— Ralentis un peu ! a-t-elle recommandé.
J’ai relevé le pied un chouïa. Le phare de la motocyclette dansait derrière nous dans l’obscurité. Il n’était qu’en code jusque-là, mais il a littéralement explosé dans un jaillissement d’or qui nous a illuminés. Quelque chose a claqué. Il nous tirait dessus, ce tordu !
— Il doit vouloir la légion d’honneur, a gouaillé Merveille qui paraissait s’exciter.
— Il va l’avoir, ai-je promis en serrant les dents. Seulement, à titre posthume…
Hélas ! il n’était pas gland, le salaud. Un peu champion pour la technique de l’abordage motorisé ! Il ne prenait pas le risque de nous doubler, car nous lui avions prouvé que nous prêtions une attention distraite aux obstacles humains. Son plan consistait à nous suivre et à nous canarder… Comme nous étions éclairés par le phare il pouvait voir nos moindres gestes et agir en conséquence. Une vrai glu, ce type-là !
— On va bientôt arriver à l’Isle-Adam ! ai-je murmuré, il faut coûte que coûte se débarrasser de lui.
— Mais comment ? Si je passe à l’arrière et si je brise la vitre pour lui tirer dessus il me tuera facilement.
— Attends, cramponne-toi !
Il fallait intervenir tout de suite, sinon nous risquions de bloquer une bastos, ou bien il pouvait toucher un pneu et nous faire éclater…
J’ai freiné à mort après avoir débrayé. Comme il nous talonnait et qu’il guidait son véhicule d’une seule pogne, il n’a pas eu le temps matériel d’en faire autant et à cent à l’heure il a percuté l’arrière de notre bagnole. Si je n’avais pas eu soin de débrayer, le choc aurait pulvérisé la boîte de vitesse. Il y a eu seulement un bruit de tôle écrasée et la voiture a fait un bond en avant. Nous avons été secoués comme par une énorme bourrasque…
J’ai repassé ma première et tâté l’accélérateur. La bagnole est repartie. Ça semblait tourner rond… L’arrière était défoncé et les vitres avaient fait des petits, mais l’essentiel était de pouvoir rouler.
— Nous l’avons eu, Merveille !
— Et comment !
J’ai regardé dans le rétroviseur mais je n’ai aperçu qu’une masse sombre au milieu de la route. Le matuche avait eu son content de tisane ! Ça lui apprendrait à faire du zèle !
Nous sommes parvenus à l’Isle-Adam… La localité en écrasait et il n’y avait plus que quelques lumières aux fenêtres. J’ai foncé sur la droite, en direction d’Auvers-sur-Oise. Je me sentais vachement fébrile… Ça faisait près d’un quart d’heure que nous étions en cavale et l’alerte devait être donnée à tout va.
On pouvait parier une pipe en sucre que les gendarmes de Pontoise étaient en train de carrer une charrette en travers de la route à cette heure… Et ceux d’ailleurs aussi…
— Qu’est-ce qu’on fait ? a demandé Merveille, comme un écho de ma pensée.
— Il faut que nous trouvions une planque coûte que coûte… D’un instant à l’autre nous sommes appelés à larguer la voiture, ça me ferait mal aux seins d’abandonner les trois pneus…
— Mais où ?
— Attends…
J’ai compris qu’en traçant comme un perdu, je ne pourrais jamais mettre à profit les incidences du chemin. Il fallait étudier ça de près…
Je me suis arrêté soudain…
Là-bas, à moins d’un kilomètre, je voyais fourmiller des lumières sur la route…
— Ce sont eux ! ai-je murmuré, on y va tout chaud tout bouillant !
— Fais marche arrière ! a dit la petite. Il me semble avoir remarqué un sentier sur la gauche, à cent mètres d’ici.
J’ai éteint les phares et je me suis mis à reculer… Elle ne s’était pas trompée : il s’agissait bien d’un sentier. Celui-ci était caillouteux et creusé d’ornières profondes, mais on pouvait tout de même le pratiquer avec une bagnole.
La tire dansait sur ce chemin comme une barque sur la mer en furie… Merveille, qui n’avait pas le volant pour s’y cramponner, ballottait de la portière à mon épaule…
— Ça chahute ! hein ? lui ai-je dit, histoire de la réconforter…
Mais elle n’avait pas besoin de réconfort. C’était une fille terriblement gonflée et il lui en aurait fallu bien davantage pour l’émouvoir…
— Continue ! a-t-elle soupiré. Et surtout n’allume pas les phares car ici nous sommes en terrain découvert. Ils nous apercevraient depuis la route et nous serions cernés…
— T’es malade, je connais mon boulot, non ?
Elle a ri :
— Oui, Kaput, tu le connais…
Le sentier torturé conduisait aux berges de l’Oise. Une fois là, il y avait un ancien chemin de halage bordé de grands arbres et je me suis senti quelque peu rassuré…
Cette voie dans laquelle nous débouchions ne valait guère mieux que le chemin de terre, pourtant on y roulait plus aisément car elle était en ligne droite…
J’ai ralenti. Pour un moment, nous étions à l’abri des flics, mais cette trêve serait de courte durée. Si je continuais d’avancer, je parviendrais dans le bourg d’Auvers, et si j’attendais là, au petit jour on nous signalerait aux autorités…
Comme j’ai toujours été farouchement contre l’immobilisme, j’ai rétrogradé en seconde et continué de rouler. Nous sommes alors parvenus à proximité d’une propriété. J’ai coupé le contact. Si les occupants percevaient un bruit de moteur en ce lieu si peu carrossable et si désert, ils risquaient d’être inquiets et de prévenir les bourdilles…
— Bouge pas, ai-je recommandé. Je vais aller en reconnaissance…
Et je me suis avancé à pas de loup jusqu’à la grille. Il y avait contre celle-ci un panneau de bois attaché avec du fil de fer. Sur le panneau un rectangle de papier était épinglé… Je me suis approché et j’ai à moitié lu, à moitié deviné les mots :
Pas d’erreur possible : c’était le Bon Dieu qui nous avait guidés jusqu’ici.
Un cadenas et une chaîne enserraient les deux barreaux des vantaux. Un cadenas, pour moi, n’a jamais été le symbole de la propriété, il ne m’est jamais apparu non plus comme étant un obstacle.
Je l’ai saisi à pleines mains et il ne m’a pas fallu trois secondes pour en avoir raison… J’ai ôté la chaîne et la partie gauche du portail s’est ouverte toute seule avec une plainte rouillée qui a ressemblé au glapissement d’un animal nocturne.
Je suis entré dans le parc envahi par les ronces et les hautes herbes. C’était vraiment le coin rêvé pour s’y terrer… J’ai ôté la tirette de l’autre partie du portail et ouvert largement celui-ci. Puis je suis revenu à la voiture.
— Je viens de faire une acquisition, ai-je dit à Merveille. Figure-toi que ce paradis terrestre est à vendre. Plusieurs hectares, des arbres centenaires et l’Oise sur l’évier, c’est pas le rêve, dis ? Que nous réussissions seulement à nous planquer ici deux ou trois jours et nous voilà sortis de l’auberge…
Elle a battu des mains, joyeuse comme une petite fille à qui on vient d’offrir un jouet.
— Merveilleux, mon chéri…
Je suis entré doucement dans le parc. J’ai mis mes codes car la végétation était tellement luxuriante que vraiment je ne risquais pas de me signaler à ceux qui faisaient les cons, là-bas, sur la route…
Une allée dite cavalière allait du portail à la vaste maison géométrique, nichée dans cette sylve. L’exubérance de la végétation l’avait rétrécie au point de la transformer en sentier… Les ronces griffaient la carrosserie sur notre passage.
J’ai roulé jusqu’au terre-plein précédant la maison… Puis j’ai coupé les phares et suis redescendu.
— Ne bouge pas, chérie, je vais aller relourder…
Lorsque j’ai eu rajusté le cadenas je me suis retourné et j’ai été satisfait : depuis le chemin de halage on ne pouvait pas voir la maison ni à plus forte raison, la voiture !
J’ai couru jusqu’à la môme. D’un seul coup je me sentais heureux et délivré.
J’ai commencé par embrasser Merveille avant de gravir le court perron. La serrure était ancienne, donc solide, mais peu compliquée. Je suis allé prendre un tournevis dans le coffre à outils de l’auto et il ne m’a pas fallu très longtemps pour ouvrir la porte. J’ai reçu en plein visage une bouffée d’humidité et de moisi. La maison était froide et pourrie. Cela devait faire des dizaines d’années que personne ne l’occupait plus. Sans doute les crues annuelles de l’Oise y étaient-elles pour quelque chose ? Maintenant, de moins en moins, les grandes taules trouvent acquéreur. Les richards préfèrent le genre californien au style tarabiscoté du siècle dernier. J’ai trouvé un commutateur et l’ai actionné, mais, bien entendu en pure perte car depuis belle lurette on avait coupé l’électrac dans la masure. Je n’avais sur moi qu’une boîte d’alloufs. J’en ai gratté une et la flamme fragile m’a permis de découvrir un grand vestibule nu dont le papier partait en longues languettes et dont le plafonnard achevait de peaumer son plâtre. J’ai frotté une seconde allouf, histoire d’inventorier les parages, mais tout était complètement vide et partait en quenouille… La gentilhommière n’avait décidément rien de folichon.
— Alors ? m’a demandé Merveille en me voyant réapparaître.
— Tu sais, ça ne vaut pas le Plaza !
— Peut-être, en tout cas c’est plus tranquille…
— Les pièces sont incroyablement vides et c’est humide comme une cité lacustre… Je soupçonne même les chauves-souris d’y avoir élu domicile, à part ça…
— A part ça, nous sommes tous les deux et c’est la cachette rêvée, alors quelle importance !
— Bon, nous allons nous organiser un peu, aide-moi…
— A quoi faire ?
— A rentrer les banquettes, elles nous serviront de lit…
— Et les pneus ?
— On les rentre aussi pour récupérer le flouze qui s’y trouve. Prends également le plaid, j’ai idée que les nuits sont fraîches dans ce palais de glace !
Lorsque ces différents matériaux ont été déchargés, je suis allé planquer la bagnole sur le côté de la maison, derrière une épaisse haie de fusains. En la contournant pour revenir sur mes pas, j’ai vu que l’arrière était sérieusement endommagé. Le choc du motocycliste percutant le coffre avait ouvert celui-ci qui béait… Nous n’aurions pu décidément passer inaperçus avec un tel attelage.
Pensif, je suis revenu à la maison où Merveille s’activait dans l’obscurité.
Je ne me souviens pas avoir passé une nuit plus mauvaise. A peine étendu aux côtés de Merveille dans l’obscurité, mes blessures se sont mises à me faire chanter, celle de la hanche principalement. Tant que j’avais été chauffé je n’avais rien senti, mais à mesure que je me refroidissais — et cette maison contribuait à la chose —, la douleur s’installait en moi. Au début, je m’étais contenté de serrer les chailles sans piper, mais la souffrance, c’est comme la joie : faut qu’on la chante. Bientôt, sans presque que je m’en rende compte, je m’étais mis à geindre.
— Qu’as-tu ? s’est inquiétée Merveille.
— Ma hanche qui me fait mal…
— Veux-tu que je te refasse ton pansement ?
— Avec quoi ? Il n’y a rien dans cette bicoque… RIEN ! Jusqu’à l’eau qui est bouclée !
Alors elle avait pris ma main, comme une mère fait avec son petit, et ça s’était un petit peu tassé pour moi…
Mais je continuais pourtant à voir les choses en noir.
Ce qui nous arrivait était moche. En un rien de temps, j’étais redevenu le Kaput d’avant… Un Kaput riche, mais plus traqué que jamais. Combien de fois déjà avais-je rêvé de quitter la France et de vivre ailleurs, au soleil, une autre vie ? Et chaque fois le destin m’avait eu au tournant, à croire que j’étais prisonnier de l’amère patrie !
J’ai dû finir par m’endormir puisque je me suis comme éveillé beaucoup plus tard… J’ai ouvert les yeux et fait un geste qui m’a aussitôt ravagé. La souffrance était là, et bien là, seulement engourdie par la fatigue et l’émotion… J’ai crié, Merveille s’est dressée.
— Hein ?
— Rien, ma fille, un faux mouvement qui m’a fait mal…
Elle s’est levée, passablement courbatue, car les banquettes formaient une couche ondulée, peu propice au repos.
— Quand je te disais que ça ne valait pas le Plazza…
Elle était bath avec ses tifs défaits et sa robe froissée. Une petite sauvageonne sortie de la forêt. Je me suis senti mieux, rien qu’à la regarder. Et puis il y avait du soleil, le jour…
Je me suis levé en réprimant des grognements de souffrance.
— Dis-moi, a-t-elle murmuré… Je pense à une chose grave. Ici nous n’avons rien à manger, rien à boire… Donc nous ne pourrons pas y rester longtemps, tu sais ce qu’on dit : la faim chasse le loup du bois.
C’était un sale coup en effet…
— Va voir dans la bagnole si tu ne trouves pas quelque chose, pendant ce temps j’explore la maison.
Je suis parti en expédition dans la grande baraque. Je ne savais pas quel genre de marchand de fonds avait accroché cet écriteau « A vendre » sur la grille, mais ce devait être un petit optimiste… Pour faire une pareille emplette, il aurait fallu aimer les ruines et la solitude. Partout cette crèche suintait d’humidité et les murs se lézardaient. Les cheminées étaient fissurées. Les fils électriques manquaient cà et là. Le plancher se gondolait et surtout il n’y avait pas trace d’objets nulle part. Je n’avais jamais visité une maison aussi vide… De quoi hurler… Ces pièces désolées, royaume des araignées, m’exhalaient à qui mieux mieux leur souffle glacé au visage. Dans certaines d’entre elles, les vitres des croisées étaient brisées et les volets pendaient… Un gentil film d’épouvante qu’on pouvait tourner là-dedans. Si les fantômes existaient, c’était dans cette crémerie qu’ils avaient dû établir leur siège social.
Comme je revenais à la pièce d’élection qui nous servait d’habitation, Merveille rentrait. Elle tenait un mouchoir par ses quatre coins.
— Dans la voiture, il n’y avait qu’un tube d’aspirine et un flacon de rhum, messieurs les flics se dorlotent.
D’autorité elle m’a collé deux comprimés dans le bec et je les ai gobés en les poussant d’une gorgée de rhum…
— Par contre, j’ai trouvé des fruits sauvages…
Il y avait là des mûres et des pommes aigrelettes. Nous avons mangé cette frugale nourriture en nous persuadant que ça allait nous donner des forces.
— Que faisons-nous ?
— La chose la plus pénible qui soit, Merveille : nous allons attendre.
— Tu crois ?
— J’en suis certain, le temps travaille pour nous. Ça va être sinistre, mais notre peau en dépend…
Elle a hoché la tête.
— Qu’est-ce qu’on pourrait entreprendre à ton avis pour passer le temps ?
— On va toujours récupérer le pèze dans les pneus…
Je n’avais pas de démonte-pneus et le caoutchouc de ces increvables était foutrement dur. Il a fallu un certain temps pour entailler l’enveloppe… mais ensuite ç’a été tout seul… Au fur et à mesure que je sortais les dollars, Merveille les empilait par terre. Il y en a bientôt eu toute une liasse…
Manipuler ce pognon ne semblait guère l’exciter. Elle paraissait songeuse.
— Tu ne sais pas, a-t-elle murmuré, soudain. Le gendarme de cette nuit a littéralement arraché la porte du coffre ?
— Oui, et alors ?
— A l’intérieur il y avait un bidon d’huile, il a été crevé par une balle et il s’est vidé…
— La belle affaire !
— Tu ne crois pas que cela aura laissé des traces de notre passage un peu partout…
J’ai étudié la question.
— Tu sais, poulette, de l’huile, sur une route, ça n’attire pas l’attention.
— Quand elle est par flaques, peut-être… Mais un filet continu surprendra les policiers, surtout s’il démarre à l’endroit de la collision…
Cette môme en avait décidément dans la tranche. Bien des caïds auraient pu se faire inscrire à ses cours du soir.
— Le bidon a dû se vider avant que nous parvenions au sentier…
— Non, l’huile s’écoule doucement d’un trou.
Ses objections me contrariaient confusément, encore qu’elles me parussent puériles dans le fond. En tout cas nous ne pouvions pas quitter notre retraite pour l’instant. La voiture avait autant de chances de passer inaperçue qu’un taureau furieux chez un marchand de vaisselle. Quant à moi, je ne valais guère mieux que la bagnole avec ma gueule défigurée. En laissant derrière moi cette hécatombe de poulets, je pouvais être tranquille que la maison Bourreman mettrait les petits plats dans les grands.
Cette fois, je m’étais trop lourdement rappelé au bon souvenir de ces Messieurs ! Ils mouleraient séance tenante toutes les autres affaires en train pour s’occuper de ma petite personne. Je ne me dissimulais pas combien j’avais peu de chances de passer au travers du filet…
Je finissais de vider le premier pneu lorsque Merveille a sursauté…
Elle m’a fait signe de ne pas parler et tout mon être est devenu une espèce de radar… J’esgourdais intensément, mais je n’entendais rien d’autre que le bruissement des ramures dans la brise.
— T’as des berlues ?
— Il m’a semblé entendre un claquement de portière…
— Penses-tu…
Je l’ai prise aux épaules et l’ai embrassée.
— Commence pas à te travailler le système, sinon tu vas droit à l’hallucination. Tu penses bien que si les condés arrivaient, ils ne s’amuseraient pas à claquer les portières de leurs bagnoles…
— C’est parfois un réflexe, a-t-elle objecté…
Elle est allée jusqu’à la fenêtre, mais les ronces empêchaient de voir les alentours.
— Je vais monter jusqu’au grenier et regarder par une lucarne…
— C’est ça, pour te faire repérer !
— Mais non, je prendrai bien garde.
— Enfin, si ça peut te soulager…
Elle s’est éloignée, vive comme une biche.
Moi, j’ai attaqué le second pneu, mais, bien que l’aspirine ait passablement calmé mes souffrances, mes mains tremblaient. Je me sentais moite.
D’un revers de manche, j’ai essuyé mon front emperlé de sueur. Bonté divine, je n’allais pas prendre les copeaux tout de même. Cette sotte histoire de bidon d’huile crevé me flanquait la cerise d’un seul coup. Evidemment, si on avait joué les Petit Poucet sans le savoir, les flics l’auraient belle pour selaradiner !
J’ai bu une lampée de rhum, mais il m’est resté sur l’estomac… Non, ma gorge était trop serrée par l’appréhension. La lame de mon couteau salement ébréchée par l’entoilage métallique du premier pneu, entrait mal dans le second. Je n’étais pas encore parvenu à le crever lorsque j’entendis le pas de Merveille dévaler le vieil escadrin de bois vermoulu. Elle est entrée comme une folle, rouge d’excitation.
J’ai lâché le pneu.
— Vite ! Vite ! a-t-elle crié. Ils sont là !
— Tu dis ?
— Il y a trois cars de police en stationnement sur le chemin de halage… C’est plein de gardes mobiles et d’agents casqués, leurs casques brillent au soleil… Ils ont cerné la propriété !
Elle crachait ces mots plus qu’elle ne les proférait. Son calme légendaire l’avait quittée et elle grelottait de trouille.
Sa pétoche, au lieu d’être communicative, m’a guéri de la mienne. Dans ces cas-là, je retrouvais toujours mon self-control…
— Bon, on va filer, surtout, pas d’affolement !
— Mais comment veux-tu que nous filions ? Je te dis qu’il y en a partout…
— Ecoute, cesse de glapir et laisse-moi agir, ça me connaît…
Elle n’a plus rien dit.
J’ai jeté un regard désespéré aux deux pneus. Je n’avais plus le temps de les écosser à présent. Voilà que ma fortune si hardiment, si impitoyablement amassée partait en gros morcifs. Je venais d’en paumer les trois quarts. Enfin, ce qui comptait, c’était de sauver notre peau…
J’ai enfoui précipitamment les dollars du premier pneu dans mes poches. Ça faisait un bon petit pacson.
Puis j’ai regardé le revolver d’Angelo. Il ne restait que trois prunes dans la magasin. Avec ça, je pouvais me l’arrondir pour ce qui était de tenir un siège…
— Viens, on va sortir de la bicoque par une fenêtre de derrière…
Elle m’a suivi sans piper mot…
Nous avons ouvert les volets dans une pièce du fond et j’ai tendu l’oreille. Mais le vent continuait de nous chanter la chanson des peupliers.
— Saute, Merveille !
Elle a grimpé sur l’appui et s’est laissée tomber dans une grosse touffe d’orties qui poussaient contre le mur. Elle avait tellement peur qu’elle n’a pas dû sentir les piqûres de ces sales plantes.
Je l’ai rejointe. Le choc m’a déchiré le flanc… J’ai porté ma main à mon côté et je l’ai retirée toute poisseuse. Voilà que ma blessure se remettait à pisser le raisin !
On était dans de beaux draps !
Courbés en deux, nous avons galopé jusqu’au fond du parc, en direction de l’Oise. Cette fuite me déprimait, car elle ne correspondait pas du tout à mon tempérament. J’aurais voulu avoir une mitrailleuse pour bousiller tous ces fumiers qui m’obligeaient à abandonner des millions derrière moi.
Je courais donc vers l’extrémité de la propriété en souhaitant confusément ne jamais l’atteindre, car une fois parvenu à ce cul-de-sac, je ne voyais pas bien ce que je pourrais fiche sauf lever bien haut les mancherons lorsque les archers m’en donneraient l’ordre et préparer mon sourire number one pour les photographes.
A travers les ronces, ç’a été coton d’accéder au mur limitant le domaine. Il s’écroulait à demi et il y avait déjà de larges brèches par où les gamins et les amoureux devaient parfois pénétrer dans le parc.
J’ai passé la tête par l’une de ces failles et balancé un timide coup de périscope. L’Oise coulait à moins de cinq mètres ; face à moi subsistait la charpente pourrie d’un ponton qui avait dû autrefois servir de port à une barque.
Je ne voyais pas de perdreaux entre le parc et la rive… Ces bons messieurs commençaient, et c’était normal, à investir le devant et les côtés de la propriété, c’est-à-dire les faces par où nous étions susceptibles de fuir.
J’ai regardé Merveille.
— Sais-tu nager ?
— Oui.
Bien sûr, la flotte devait être frisquette ce matin… Une aigre bise soufflait et on n’avait guère envie de piquer une tronche dans la baille glacée.
J’ai pris Merveille par le cou.
— Ecoute, petite, ça va très mal pour nous. Si tu veux, tu peux rester et te rendre. Tu n’aurais qu’à tout mettre sur mon compte ; au point où j’en suis, ça n’a plus d’importance. Avec ton sourire et ton air candide, tu t’en tirerais sûrement avec quelques années de placard…
Elle a secoué la tête.
— Je te suivrai jusqu’au fond de l’eau si c’est nécessaire, Kaput !
— Alors, viens, môme. Mais avant qu’on joue les intrépides laisse-moi te dire que tu auras été la seule femme de ma garce de vie.
J’ai franchi la brèche… La berge était limoneuse et l’herbe piétinée par des pêcheurs très glissante, aussi ai-je fait une embardée en voulant aider Merveille. Je me suis aplati sur la terre avec un bruit flasque. Un flic casqué de noir s’est annoncé au coin du parc… Il se trouvait à moins de cent mètres.
— Halte ! a-t-il crié en m’apercevant.
Cette crêpe manquait de réflexes : il avait une carabine en bandoulière, mais stupéfait, ne songeait pas à l’épauler.
— Vite ! Vite ! ai-je lancé à Merveille.
Elle avait pigé et, courageusement, ayant retroussé ses jupes, plongeait du vieux ponton… Je l’ai suivie au moment où le poulet sifflait désespérément pour appeler ses potes.
Merveille gagnait le milieu de la rivière par larges brasses rapides. Moi, je faisais fissa derrière elle, essayant de regarder, à chacune de mes sorties de l’onde, où en était la situation. Ça grouillait sur la berge… J’avais l’impression d’avoir du plomb dans les membres, les paquets de billets emplissant mes poches, gonflés par l’eau, paralysaient mes mouvements.
C’était affolant de ne pouvoir aller plus vite.
Là-bas, une voix a crié :
— Mais, tirez-les, bon Dieu ! Tirez-les, bande de veaux !
Et alors, ça s’est mis à postillonner dans le coin !
Tout autour de moi l’eau jaillissait comme sous l’effet d’une grosse averse… On risquait de bloquer une prune au bon endroit et alors on allait pouvoir inscrire « Terminé » au programme, parole d’homme !
Heureusement, le vent qui soufflait hérissait la rivière de vagues serrées et il devait être duraille de nous ajuster à cause du miroitement.
Je pensais à folle allure. Des milliers d’images s’imposaient à moi. D’abord, je me disais que les flics n’avaient pas d’embarcations. Ils n’avaient pas prévu une fuite possible par la flotte. Il fallait qu’ils aillent à Auvers pour s’en procurer une, c’est dire que nous avions mille fois le temps de traverser le cours d’eau… Une fois de l’autre côté, nous ne disposerions que de quelques minutes. En admettant bien entendu que des courageux attirés par le tir de barrage ne viennent pas jouer les gros bras. Je ne le pensais pas, car ils avaient dû se foutre dans les taupinières, les rôdeurs de berges ! Les types qui musardent au bord de l’eau sont en général des pères tranquilles et cette épidémie de valdas devait les effaroucher !
Tout à coup, comme Merveille atteignait l’autre rive, elle a poussé un cri et je l’ai vu disparaître sous l’eau. Mon sang a mugi dans mes oreilles. Les salauds ! Ils venaient de me la flinguer devant moi. J’ai accéléré ma nage et j’ai aperçu une nappe rosâtre à la surface de la flotte. J’ai plongé. Merveille était au fond de la rivière, flottant sous le courant, ses cheveux plaqués sur sa belle figure close.
D’une étreinte prodigieuse, j’ai été à elle et je l’ai saisie par la taille. Un coup de talon et nous sommes remontés à la surface…
Je me disais que tout était foutu, et que mes ultimes efforts ne rimaient plus à rien. Je ne savais pas où cette garcerie de balle l’avait touchée, mais ce devait être très grave, à en juger par la rapidité avec laquelle elle avait coulé…
J’ai pris pied sur l’autre rive… Je ne prenais plus garde aux balles qui continuaient de crépiter autour de nous. Fort heureusement, un rideau d’arbres nous masquait maintenant.
J’ai saisi Merveille dans mes bras… et je me suis mis à cavaler comme un dingue à travers un champ de betteraves.
Tout en courant et en butant sur les mottes de terre, je regardais la petite et je voyais sa blessure… La balle l’avait prise en séton derrière le crâne. Je pensais qu’elle avait été assommée plutôt qu’autre chose, car il ne semblait pas que le projectile eût pénétré… Enfin, ça n’était pas le moment de l’examiner en détail…
J’avais estimé à quelques minutes le laps de temps dont je pourrais jouir une fois la sauce traversée. C’était faire montre d’un certain optimisme car, de toute évidence, les bourdilles avaient dû foncer en bagnole jusqu’au prochain pont distant de quatre ou cinq kilomètres. Cette distance, multipliée par deux, nous donnait un petit quart d’heure de voiture, compte tenu du mauvais état des chemins de halage. J’en avais usé environ la moitié à passer la rivière et à pêcher Merveille… Et j’étais là, avec cinq petites minutes environ devant moi, des fringues collées au corps, une fille inanimée dans mes bras, un revolver mouillé et une armada de tirailleurs faisant feu d’une rive à l’autre. Coquette situation. Si je n’ai pas tout envoyé faire foutre à cette seconde c’est sans doute parce que j’ai l’esprit de combativité chevillé au corps.
Ayant filé un coup de périscope désespéré autour de moi, j’ai aperçu un péquenot, avec un tombereau de fumier qui me regardait d’un air tellement con et abasourdi que j’aurais pu lui faire croire que j’étais saint Machin revenu sur la terre.
Les arbres formaient vraiment écran… Impossible aux bourdilles de nous voir, et personne d’autre à l’horizon.
J’ai déposé Merveille dans les betteraves et j’ai sorti mon pétard.
L’autre était un gros zig nourri de matières grasses, avec une moustache terrible et un chapeau de feutre enfoncé jusqu’aux sourcils…
Je me suis approché de lui, flingue en main.
— Lève tes bras !
Il avait dû faire la dernière guerre, car il a obéi avec une maestria dont je ne l’aurais pas cru capable. Alors j’ai pris du recul et je lui ai balancé un formidable coup de pied dans le ventre. Il est tombé net, foudroyé comme un chêne après l’ultime coup de cognée.
Je lui ai donné un autre coup de pompe. Puis, sans perdre une fraction de seconde, je lui ai ôté son futal et sa veste de velours. J’ai endossé ses fringues à la diable par-dessus les miennes. Mes vêtements trempés gênaient considérablement ce travesti, mais heureusement les nippes du bouseux étaient trop grandes pour moi.
Jamais je n’avais eu un sens aussi aigu, aussi douloureux du temps qui passe. J’avais dû mettre trois minutes à dégringoler le type et à revêtir ses hardes… Maintenant, c’était une question de secondes…
J’ai enfoncé son chapeau jusqu’aux oreilles ; j’ai traîné l’homme inanimé dans une touffe de broussailles en bordure de l’eau… Ensuite, j’ai chargé Merveille dans le tombereau, sur le fumier… A pleines mains, j’ai pris le fumier pour l’en recouvrir. Ça n’allait pas arranger sa blessure, mais tant pis ! Quand j’ai eu terminé, je me suis presque dit que les flics avaient du retard… J’ai saisi le bourrin par la bride en gueulant « Hue ! » Mais cette carne devait obéir seulement à son maître, car elle n’a pas décollé…
S’il était exclusif, j’allais le rendre plus sociable, le berrichon ! J’ai pris un couteau Opinel dans la poche de la veste de velours et je lui ai piqué les miches. Il a dû piger que j’étais pas du genre « Viens-mon-chou-t’auras-du-gâteau », car il a obéi à ma seconde sollicitation.
J’ai pris la bride et je me suis mis à marcher à côté de l’attelage… Maintenant, ça ne tiraillait plus, de l’autre côté des frondaisons ; par contre, je voyais une voiture noire se radiner sur le chemin… C’était encore à moi de jouer…
J’ai fait signe de la main. L’auto s’est arrêtée à ma hauteur, il y avait quatre poultoks à l’intérieur. L’air pas contents d’être flics et d’y voir clair. Probable qu’en haut lieu ils allaient se faire sonner les cloches…
Ce que je faisais était téméraire, car je risquais d’être reconnu. Pourtant, en y réfléchissant, les poulets couraient après deux personnes trempées, et ils n’avaient rien à branler d’un terreux mal rasé qui coltinait du fumier.
« Pourvu que Merveille ne moufte pas ! » me suis-je dit…
Le chef de la fine équipe m’a aboyé un « alors ? » qui aurait fait s’évanouir un régiment de tirailleurs marocains.
J’ai pointé le doigt en direction d’un boqueteau qui se dressait au milieu de la plaine, à un kilomètre environ.
— Y se sont encourus là-bas, vers le bois.
Les coudes au corps, les poulardins bombaient en direction du bois, planquant là leur bagnole inutilisable à travers les terres…
J’ai hésité… J’aurais beaucoup plus de sécurité en poursuivant ma route avec le cheval…Seulement Merveille ne pouvait pas rester éternellement sur son fumier. Cet attelage allait pour la campagne, mais dès que j’arriverais dans une agglomération les naturels repéreraient le bourrin…
J’ai attendu que les flics soient loin. Puis j’ai descendu la petite de sa couche malodorante… Elle battait faiblement des cils.
— Ne t’inquiète pas, mon amour, lui ai-je murmuré. C’était un peu truffe de balancer des réconforts au sirop à un pareil moment, mais je l’aimais.
Je l’ai littéralement jetée sur la banquette arrière de l’auto après avoir pris soin de mettre le tombereau en écran devant la voiture. J’ai jeté le galurin gondolé à terre et me suis collé au volant. Le moteur a obéi à mon premier coup de démarreur, seulement les roues avant étaient sur la terre grasse et ça patinait moche…
J’ai essayé de partir en seconde, à l’arraché, et la bagnole a pu se dégager de ce début d’enlisement… La manœuvre a été exécutée en trois coups de cuiller à pot. Là-bas, au milieu des terres, les bourdilles rebroussaient chemin et radinaient ventre à terre ! Ils gesticulaient comme des épouvantails dans une tornade, ces chéris ! Un peu moite des noix, je vous promets ! Ils le voyaient dans l’eau de boudin, leur avancement. Et ils avaient raison, parce que des entourloupettes pareilles, il n’y a que dans les Aventures des Pieds Nickelés qu’on les voit, et encore…
Maintenant, ça allait nettement mieux. Motorisé, je me sentais davantage dans mon élément. Et puis avant que l’alerte soit donnée, il se passerait près de vingt minutes… Le temps que les pères fouettards remettent la gomme avec leur journée des barricades, ça donnait trois bons quarts d’heure. L’expérience venait de me prouver que je pouvais me fier à mes estimations…
J’ai mis les gaz en voltige… Je ne faisais pas gaffe aux amortisseurs. Ce qui comptait, c’était de m’éloigner de cette zone dangereuse…
Il était dit que je ne me déplacerais plus que dans les voitures des perdreaux à partir de maintenant ! Vous parlez d’un abonnement !
Quand ils la récupéreraient, leur carriole, ils pourraient se la faire vaporiser chez Carven, avec l’odeur de fumier que je leur laissais à titre de prime, ce serait la moindre des choses !
Jusqu’à Auvers, je n’ai pas rencontré de voiture… Ensuite, j’ai pris à gauche et je vous prie de croire que je n’ai pas moisi…
Maintenant, je n’avais plus qu’une tactique à adopter : tâcher de regagner Paris. Là-bas je pouvais espérer me planquer, grâce à mes dollars. Je connaissais plusieurs tauliers pas trop regardants du côté des fafs, auxquels un beau bouquet servirait de pièce d’identité. Seulement, soixante bornes nous séparaient de la capitale et je ne pouvais pas les abattre en moins d’une plombe à cause de la circulation.
Sur la banquette arrière, Merveille geignait… Elle n’avait pas pleinement repris conscience, cette chère âme… Sa blessure saignait beaucoup et il fallait faire quelque chose d’urgence…
J’ai traversé à grande allure deux localités avant d’arriver à Taverny. Une fois là, je pouvais foncer sur Saint-Denis ou obliquer en direction d’Argenteuil… J’ai choisi le second itinéraire parce qu’en l’adoptant je plongerais plus vite sur la banlieue… A chaque instant, je m’attendais à voir se dresser des matuches en travers de la chaussée, mais rien de tel ne se produisait. Je fonçais tellement vite que les autres conducteurs se vrillaient la tempe d’un index affolé afin de me dire ce qu’ils pensaient de ma raison. Mais je m’en balançais… Il me restait une pincée de minutes encore et ensuite la grosse tuile me tomberait sur le cassis. La vie, ce jour-là, avait une très sale gueule, décidément.
Comme j’approchais de la Patte-d’Oie d’Herblay, le flot de la circulation s’est ralenti, y avait pas besoin de me faire un dessin : j’avais pigé que les poulardins venaient d’installer un tourniquet à ce nœud de communication…
Heureusement qu’il y avait du trèpe en vadrouille, sinon, à une heure creuse, j’aurais donné tête baissée dans le piège !
J’ai vu une rue à ma droite, j’ai grimpé sur le trottoir, doublant ainsi une grosse dondon assise dans une 2 CV, puis j’ai pris dans la voie confidentielle. Cette rue était étroite, sans trottoir. D’un côté, elle était bordée par le mur d’une usine, de l’autre par des pavillons d’ouvriers… Je l’ai suivie lentement. Ma manœuvre illicite avait dû être mise sur le compte de l’impatience…
La petite rue en question donnait dans une autre, guère plus large, mais plus gaie. A droite, cela se terminait en cul-de-sac, à gauche la seconde rue rejoignait la grand-route à deux pas de la Patte-d’Oie. Si je m’y engageais, j’étais crevé illico.
Pestant comme un charretier (dont je portais du reste la tenue), je me suis arrêté, haletant, inquiet… Tout était tranquille à ce moment de la journée. Les hommes se trouvaient au charbon, leurs nanas faisaient les commissions ou lavaient leurs liquettes en écoutant R.T.L… Oui, c’était peinard, seulement si je m’éternisais làga, ma présence finirait par attirer l’attention, d’autant plus que j’avais une sale gueule, ainsi attifé, et qu’une blessée achevait de se vider de son raisin dans la bagnole…
Pour la seconde fois en moins d’une plombe, le hasard m’a cligné de l’œil. Cela ressemblait à un clin d’yeux, en effet… Un type est sorti d’un pavillon plus rupin que les autres… En fermant la porte, le soleil a miroité sur une grosse plaque de cuivre… Depuis le coin de l’impasse, j’ai pu lire : DOCTEUR AUBOIN.
Dessous, y avait les références du gazier, mais en caractères plus modestes qu’il m’était impossible de déchiffrer à cette distance, d’ailleurs je m’en branlais de ses diplômes et autres titres.
Doucement, j’ai roulé jusqu’à la grille. Puis j’ai sonné.
Il y avait une petite 4 L remisée dans un garage dont la lourde était ouverte, ça devait vouloir dire que le toubib était chez lui.
Une vieille femme ravagée par l’âge et le refoulement s’est annoncée.
— Le docteur Auboin, vite ! ai-je crié…
Elle s’est détranchée sur moi et son examen n’a pas dû être en ma faveur, car elle a déclaré d’une voix morte :
— Le docteur vient de terminer son cabinet et s’apprête à partir en visite, il ne pourra pas vous recevoir…
Tout en jactant, elle fronçait ses narines, car l’odeur du fumier s’annonçait joyeuse et pénétrante !
— Il faut pourtant qu’il me reçoive, je lui amène une blessée, c’est grave.
— Si c’est grave, emmenez-la à l’hôpital…
J’enrageais…
— Ecoutez, elle se vide de son sang et les routes sont embouteillées, il ne va pas la laisser crever sur le pas de sa porte, non ?
Une fenêtre s’est ouverte et un gars maigre, à lunettes, s’y est encadré.
— Qu’est-ce que c’est, Solange ?
— Une jeune fille gravement blessée, lui ai-je lancé pardessus l’épaule de la vieille chouette, il faut faire vite !
— C’est bon, entrez !
— Ouvrez le portail ! ai-je commandé à la vieille, cela fera moins de chemin à franchir pour la petite.
En renaudant, elle a ouvert, et j’ai amené l’auto de l’autre côté du garage. On ne pouvait la voir du dehors… C’était ce que je voulais…
La vieille m’a aidé à entrer Merveille dans la maison. La pauvrette était exsangue… J’ai eu peur qu’elle ne fût canée, mais non, sa poitrine se soulevait faiblement.
Le toubib est accouru. Il venait d’endosser une blouse blanche et il ressemblait à un étudiant torturé par la virginité. Il s’est penché sur la banquette du couloir où nous avions allongé la blessée et a fait la grimace. La mère Solange, elle, se magnait d’aller chercher une serpillière à sa cuisine.
— Qu’est-il arrivé ? a demandé le docteur…
— Ce serait une blessure par balle que ça ne m’étonnerait pas…
Il a sursauté et m’a regardé…
— Vous dites ?
— J’étais dans mon champ, à labourer. Et puis des types sont descendus d’une auto en tirant cette fille… Ils lui ont tiré dessus et se sont sauvés… Moi, je suis allé chercher ma voiture et…
Mais il ne m’écoutait plus. La blessure l’accaparait.
— Il faut la conduire d’urgence à l’hôpital ! a-t-il déclaré. Je vais téléphoner pour qu’on envoie une ambulance…
— C’est grave ?
— Pire que ça…
Je me suis senti tout à coup froid comme un pain de glace.
— Elle est foutue ?
— La balle lui a traversé la base du crâne de part en part. C’est un miracle qu’elle vive encore.
Je me suis tordu les mains.
— Mais, dites, il y a peut-être un moyen de la réparer, non ? En lui faisant des transfusions, ou bien des greffes, ou bien…
Il a secoué la tête.
— Non, rien à faire…
— Vous êtes certain de votre diagnostic ?
— Hélas oui…
Le ton sur lequel il disait cela me faisait autant mal que le sens des mots.
J’ai regardé Merveille… Elle avait les yeux ouverts et paraissait comprendre… Il y avait des larmes dans ses yeux… Alors, j’ai eu dans ma viande comme une plainte terrible que je n’ai pas pu exhaler…
Ses lèvres ont remué, je me suis penché…
Dans un souffle, j’ai entendu :
— Ne me laisse pas…
Et j’ai hurlé brusquement, d’une voix immense qui faisait trembler les vitres :
— Non, Merveille, je ne te laisserai pas… N’aie pas peur. Jamais !
Le toubib a reculé, la vieille qui s’annonçait avec sa serpillière est restée baba.
— Mais…, a murmuré le toubib.
— Oui ?
Il s’est approché du téléphone mural placé à la naissance d’un escalier.
— Je préviens l’hôpital…
Alors, j’ai sorti mon flingue…
— Arrêtez tout de suite !
Il s’est retourné et a vu le feu. La vieille s’est mise à couiner et son cri glacé me perçait le tympan.
Je me suis approché d’elle en deux enjambées et je lui ai mis un terrible ramponneau sur le bec. Elle a couiné plus faiblement, son dentier lui est à moitié sorti de la boîte à ragoût et elle est tombée évanouie.
Pour le coup, le jeune toubib a perdu ses airs de futur grand patron…
Je me suis avancé, le canon du feu pointé… Il y avait des chances pour qu’il ne fonctionne pas si je pressais la détente bien que son immersion ait été de courte durée.
— Cessez de jouer les marioles, docteur. Je suis un gangster et ma peau vaut plus cher à cette heure que celle du crocodile, c’est pourquoi je la défendrai. Je vais attendre la nuit ici. Si vous filez droit, tout se passera bien, sinon, vous arriverez au paradis pour déjeuner, vu ?
Il a esquissé un hochement de tête soumis.
— Bon, ai-je dit… Pour l’instant, nous allons nous débarrasser de votre vieille chouette. Vous avez bien une cave fermant à clé ?
— Oui.
— Alors, aidez-moi à la descendre…
Je suis allé donner un tour de clé à la porte d’entrée, sans cesser de le tenir en joue, mais il ne tenterait rien, je le savais. Ce genre de gars ne se bat qu’avec le choléra, pas avec un tueur armé.
Il a chopé la vieille par les épaules et moi je lui ai pris les pieds… Nous sommes ainsi descendus au sous-sol… Il y avait une cave à vin et une cave à charbon. Cette dernière ne comportait pas de soupirail. J’ai déposé la vieille sur une colline d’anthracite et je lui ai placé un solide coup de crosse sur la tempe. Ça a craqué. Le toubib est devenu tout pâle à la lumière de l’ampoule électrique. De la sueur coulait de chaque côté de son nez.
— Je vous recommande cette forme d’anesthésie, ai-je grommelé. C’est merveilleux, elle en a pour la journée avant de se rappeler son nom !
— Mais vous lui avez peut-être fracturé le crâne ! s’est-il écrié, survolté par le devoir professionnel.
— Vous la trépanerez, ça vous fera la main. Elle a l’âge où on peut faire un mort…
Je l’ai poussé de force hors du local et j’ai tiré la porte en donnant un furieux coup de verrou…
— Remontons…
Il n’en menait pas large.
Lorsque nous avons été en haut, près de Merveille, je l’ai chopé par sa blouse.
— Maintenant, ouvrez toutes grandes vos étiquettes, mon vieux. Vous voyez à qui vous avez affaire, hein ? Alors ne cherchez pas à me feinter. Nous allons soigner la gosse… Malgré tout ce que vous dites, je me refuse à croire qu’on ne peut rien essayer pour elle.
Il a voulu m’expliquer les raisons de son pessimisme, je l’ai interrompu d’un geste.
— Au boulot ! Et rapide ! Si elle meurt avant la nuit, je vous démolis !
Ça lui a donné du zèle. Nous avons transporté Merveille sur la table d’examen de son cabinet et il s’est mis à trifouiller dans la blessure avec des pinces.
J’assistais à cette boucherie le cœur navré. Ça me faisait mal de la voir ainsi abîmée, ma petite gosse.
J’ai détourné les yeux à un instant où elle poussait un faible cri de douleur… Moi qui avais ramoné tellement de mecs déjà dans ma vie, je ne parvenais pas à supporter de voir souffrir Merveille. Son sang me tournait le cœur.
— Faites vite, doc. Si vous la guérissez, je vous donnerai un formidable paquet de fric… J’en ai plein les poches, vous entendez ? Je fais votre fortune… Allez, guérissez-la !
Il s’est tourné vers moi.
— Si je pouvais, je ne demanderais pas mieux…
— La balle est restée dedans ?
— Non, mais elle a fait du dégât sur son passage…
Il a posé un pansement compliqué et volumineux. Là-dessous, Merveille ressemblait à une gravure ancienne comme on en voit sur les enluminures de livres pieux.
Puis le toubib a installé un goutte-à-goutte et il a branché l’aiguille du tuyau de caoutchouc dans une veine de la petite…
— C’est tout ce que je peux faire, avec une piqûre pour soutenir le cœur.
On est resté amorphes un long moment. On ne savait que se dire… ni quoi faire. Heureusement, le téléphone a sonné et je lui ai fait signe de m’accompagner. J’ai décroché tout en menaçant le garçon. J’ai murmuré :
— Allô ?
— Le docteur Auboin ? a demandé une voix de femme.
— Non, ai-je répondu, le docteur a été obligé de s’absenter car son père vient de mourir… Adressez-vous à un de ses collègues en cas d’urgence.
La femme a balbutié et a raccroché. J’ai fait le numéro des abonnés absents et je me suis annoncé comme étant le toubib. J’ai raconté que mon dabe était cané et qu’on veuille bien informer de la chose l’honorable clientèle qui m’appellerait dans la journée…
C’était le meilleur moyen d’en finir avec le bigophone sans en couper les fils, ce qui, étant donné la fréquence des appels chez un médecin, aurait alerté les services de dérangement.
— Excusez-moi d’avoir tué monsieur votre père, ai-je dit à Auboin.
Il a haussé les épaules et a répondu sans sourciller :
— Aucune importance, je suis orphelin.
Quand nous sommes revenus dans son cabinet, Merveille avait repris — du moins il me le semblait — quelques couleurs. Son souffle était plus régulier… Je lui ai saisi le poignet, doucement et j’ai senti palpiter sous mes gros doigts un pouls affolé par l’imminence de la mort.
— Impossible, ai-je grogné, je ne veux pas qu’elle clabote !
Le médecin a demandé sans me regarder :
— Vous l’aimez donc ?
Sa question m’a surpris :
— Ça vous choque ?
— Non, mais ça me surprend…
Il a eu un très fugace et très pâle sourire…
— On vous imagine mal en Don Juan… Ce n’est pas que vous n’en ayez pas le physique, mais ce sont les manières qui vous manquent !
Qu’il me balance ces vannes-là en un pareil moment, m’a flanqué en rogne.
— Pauvre cloche ! me suis-je écrié en m’avançant sur lui, sais-tu seulement ce que c’est que l’amour avec ta figure à caler les roues de pompe à merde ?
Il a eu peur. Les cernes sous ses yeux se sont creusés… J’avais bougrement envie de le passer à la faucheuse ; ce qui m’a retenu, c’est la pensée qu’il pouvait encore être utile à Merveille.
Une crampe d’estomac m’a rappelé aux réalités mesquines. Je la pilais intégralement… Les pommes aigrelettes de ma pauvre Merveille étaient insuffisantes à compenser les efforts et les émotions qui m’avaient un peu ruiné le physique…
— Tais ta sale gueule, toubib, ai-je soupiré, et viens nous préparer de la becquetance, ça te changera de tes panaris.
Nous avons laissé Merveille qui semblait reposer.
Il y avait des steaks crus sur une assiette à la cuistance, bien en vue, comme des natures mortes.
— Fais cuire ça, si tu es doué, gars !
Sans mot dire, il a pris une poêle à frire… Je commençais à grelotter because les fringues mouillées qui étaient restées sous les autres… Deux filets d’eau coulaient de mes pieds…
Pendant que le docteur faisait frire les steaks, je me suis déloqué et j’ai mis les vêtements mouillés près de la cuisinière pour les faire sécher. Ma blessure me tenaillait ferme. J’ai hésité à me faire panser par le toubib, mais ma faim était plus pressante. Cette cuisine sentait le vieux garçon… Ou plutôt le presbytère… C’était une cuisine de curé, avec des odeurs de plats mijotés et des fragrances de vieille bonne. Tout était encaustiqué et sentait la drogue pour les cuivres.
Auboin a posé les deux steaks sur une seule assiette.
— Monsieur est servi, a-t-il dit.
Il paraissait accepter son sort. Probablement parce que dans le fond c’était un blanc-bec qui rêvait d’aventure et qui, toute colique dissipée, trouvait celle-ci assez sensationnelle.
— Tu ne manges pas ? lui ai-je demandé.
— Je saute toujours le repas de midi…
— Pour ta ligne ?
Je ne sais pourquoi, j’avais besoin de le tutoyer, de lui parler comme à un ami. Sans doute parce que les soins qu’il prodiguait à Merveille créaient une espèce de complicité entre nous…
— Dites donc, m’a-t-il attaqué, ça vous ennuierait vraiment si j’allais soigner ma bonne ?
— Comment, tu penses encore à cette vieille carne ?
— Il est difficile d’oublier que quelqu’un qui vous sert depuis trente ans est en train d’agoniser dans votre cave…
— C’est un héritage, la vieille ?
— En quelque sorte…
Il me regardait dévorer la bidoche d’un œil mi-surpris, mi-narquois.
— Le chagrin ne vous coupe pas l’appétit ?
J’ai fait claquer ma fourchette sur le bord de mon assiette.
— Je te défends de me dire ça, tu entends ?
— Ça n’était pas par méchanceté, j’ai horreur de l’hypocrisie… On en voit tellement, chez les malades !
Je n’ai rien répondu.
— Alors, bien vrai, vous ne voulez pas que j’aille voir où en est Solange ?
— Non… Si elle est canée, ça te flanquera le cafard et si elle ne l’est pas elle ne peut que m’emmerder, alors tu vois, restons dans l’incertitude.
Il a soupiré :
— Qui êtes-vous ?
J’ai regardé l’heure à la pendule de faïence blanche fixée au buffet.
— Midi ! ai-je observé, l’heure des informations, prends-les, tu vas le savoir en détails, les journalistes ont un meilleur vocabulaire que moi.
Il a tourné le bouton d’un petit poste de radio. Un grésillement, puis peu à peu le déblocage d’un reporter. Le zig parlait du gouvernement italien qui paraissait sur le point de se faire la maloche. Des tartines, toujours les mêmes !
Aussitôt après, ç’a été ma portion.
« Les battues entreprises dans la région d’Herblay pour retrouver le gangster Kaput se poursuivent… »
Le doc avait compris.
— C’est vous ? a-t-il fait, pas très rassuré.
— Il paraît.
— J’ai déjà lu vos exploits, vous êtes un vrai massacreur !
— J’ai toujours été la victime des circonstances et des gens gênants.
On l’a bouclé pour esgourder à loisir. Le gnace de la radio poursuivait, de sa belle voix grave et indifférente :
— On se souvient que le dangereux bandit a abattu hier un policier qui était à ses trousses ainsi qu’un homme d’affaires américain et deux autres individus identifiés comme étant des repris de justice. L’un des policiers, l’inspecteur Jambois, que Kaput avait assommé à coups de tisonnier et qui souffre d’une fracture du crâne, a pu relater les circonstances…
J’ai tourné le bouton… Je connaissais l’histoire mieux qu’eux.
— Vous n’aimez pas entendre votre curriculum ?
— Non, ça me déprime…
— Je comprends ça…
Tout ce qu’il y avait à retenir, c’était que la maison poulardin continuait à faire du zèle aux abords du pavillon. Ils pouvaient très bien s’annoncer, ces vaches !
Des gens avaient dû remarquer ma carriole lorsque j’avais pris l’impasse… Qu’ils mettent les perdreaux au parfum de leurs observations et ça allait de nouveau être le grand mélo catastrophique.
— Viens ! ai-je dit au petit docteur, on va voir où en est la gosse.
Nous avons regagné son cabinet. J’avais les flubes de la trouver morte, mais non, elle respirait. Sa poitrine se soulevait sur un rythme plus saccadé et elle avait les joues en feu.
Elle n’avait pas les yeux entièrement clos et on apercevait un mince rectangle clair de regard semblable à la prunelle d’un chat…
— Tu crois qu’elle a sa connaissance ?
— Je ne le pense pas, mais ça n’est pas impossible. En tout cas, sa perception des choses est très atténuée.
— Elle fait de la température, on dirait.
— Elle a une pneumonie, vraisemblablement à la suite de son bain glacé ; dans quoi s’est-elle trempée ?
— Dans l’Oise.
— Avec un froid pareil.
— C’était ça ou les flics !
— Il aurait mieux valu pour elle que ce soit les flics.
Je savais qu’il avait raison et ça m’embêtait. J’avais des remords…
— Tu es bien certain qu’elle est finie ?
— Certain. En tout cas, ça n’est pas chez moi qu’on peut tenter l’impossible… Si vous aviez pour deux sous de raison et d’humanité, vous ficheriez le camp. Lorsque vous seriez parti, j’avertirais l’hôpital…
— Et tu te démerderais d’appeler les poulets, hein ?
Il m’a considéré d’un œil pensif.
— Naturellement, je préviendrais la police, mais après avoir fait transporter la blessée, ça vous laisserait une marge…
Il était possible qu’il fasse ce qu’il promettait. Un cas de conscience se posait pour moi, pour moi qui en avais si peu. S’il existait une chance sur mille de sauver Merveille, avais-je le droit de la lui refuser égoïstement ? Qu’espérais-je donc ? Lorsque la nuit serait venue, je devrais partir. Il n’était pas question de l’emmener. Entre elle et moi, c’était terminé par la force des choses… Alors ? Je me suis pris la tête dans les mains. Si le jeune docteur avait eu un peu de cran, il m’aurait désarmé comme une fleur ; seulement l’idée ne lui en venait même pas. Il me sentait hésitant et il attendait patiemment le résultat de mes réflexions.
J’ai regardé Merveille. Elle venait d’ouvrir les yeux et me regardait… Ça n’était pas le regard flottant d’un moribond, mais le regard anxieux d’une personne parfaitement lucide.
— Tu m’entends, mon amour ?
Elle a battu faiblement des paupières…
Alors nous sommes restés un temps infini à nous contempler. Nos yeux se disaient ce qu’au milieu de nos pires débordements je n’avais jamais su lui exprimer… Je la remerciais de son amour, de sa fidélité farouche… Et elle, très doucement, me faisait comprendre qu’elle ne regrettait rien, qu’elle acceptait sa mort comme un suprême cadeau de moi…
Ses lèvres ont faiblement remué… Je me suis penché.
Je n’ai rien entendu, mais je savais ce qu’elle tâchait laborieusement de me dire. Oui, je savais. Seulement, c’était trop grave et il fallait qu’elle le prononçât elle-même…
Je l’ai regardée en chialant. Mes joues étaient ruisselantes et il pleuvait des gouttes tièdes sur les mains croisées de Merveille.
— Répète, mon petit…
Elle a réussi à le dire, c’était bref et terrible.
— Tue-moi !
Le toubib qui s’était rapproché a tressailli, ses traits se sont creusés comme ceux d’un vieillard.
Je me suis abîmé dans les yeux profonds de Merveille. L’approche de la mort leur donnait une fixité vertigineuse.
Elle voulait que je la tue. Cela ressemblait à un sacrement… Oui, c’était nos noces, en quelque sorte. Nos pauvres noces de sang !
Que pouvais-je de plus pour elle que cette effroyable offrande ? Moi qui avais tué si souvent, je tremblais à la pensée de supprimer cette vie défaillante… Mais je savais aussi que je devais souscrire à son désir. Je savais que cet assassinat-là serait déjà comme une espèce de rédemption ; qu’il me rachèterait peut-être un peu de tous les autres…
— Ecoute, Merveille, je voudrais que tu saches que je ne suis pas complètement un salaud… Tout ça, ç’a été la vie qui a mal tourné pour moi. J’ai toujours rêvé de vivre tranquillement. Merveille, sans commettre ces saloperies…
Tout en parlant, j’ai appuyé mon revolver sur sa poitrine. Je sentais les battements désordonnés de son cœur dans ma main. Le canon de l’arme me les transmettait.
— Vous n’allez pas faire ça ! a supplié le médecin d’une voix de gorge…
Je ne me suis même pas donné la peine de répondre. J’ai posé ma bouche sur celle de la petite et j’ai pressé la détente…
Son court séjour dans la flotte n’avait pas détérioré l’arme. Il y a eu une détonation sourde. Le corps de Merveille a été parcouru d’un long frisson, puis j’ai senti ses lèvres devenir insensibles. Alors, je me suis arraché d’elle et je l’ai contemplée.
Son ultime baiser s’était transformé en sourire. Sur le drap, il y avait maintenant un trou noir auréolé de brun. Le médecin s’est éloigné et je l’ai vu s’appuyer à son bureau comme s’il allait se trouver mal.
— Adieu, Merveille, ai-je soupiré…
De la main tenant le revolver, j’ai essuyé mes joues mouillées. J’éprouvais une immense fatigue et une sorte d’hébétude. Pas de chagrin, seulement un grand vide en forme d’entonnoir qui se creusait en moi, se creusait, se creusait…
J’ai touché le bras du docteur.
— Venez, sortons…
Il a repris un peu de force en m’entendant parler et m’a regardé.
— Pourquoi avez-vous fait cela ?
Il parlait passionnément. Pour lui, dont le job consistait à soigner jusqu’à l’ultime espoir, cet acte d’amour sauvage le dépassait. La colère lui donnait du courage.
— Vous êtes un anormal. Un transfuge du cabanon !
Ses invectives ne m’accablaient pas. Je m’en foutais… Maintenant, j’étais seul et libre…
— Arrive, je te dis, et tais-toi, je n’ai pas envie de t’entendre déconner.
Il m’a suivi… La pendule du hall annonçait trois plombes de l’après-midi… Des heures venaient de s’écouler sans que j’en eusse conscience…
J’ai poussé un cri à cause de ma blessure qui, brutalement, se rappelait à mon bon souvenir. L’autre m’a considéré d’un air surpris.
— Moi aussi, j’ai eu mon petit souvenir…
Je lui ai dévoilé la plaie.
— Mordez un peu…
Il a fait la grimace.
— Vous ne pouvez pas m’y faire quelque chose ?
— Pour la première fois de ma carrière, soigner me paraît être une corvée.
Nous n’avons pas pu en bonnir davantage. Il y a eu un coup de sonnette à la grille. J’ai sursauté et regardé le toubib…
— Ne bougez pas !
Je suis allé jusqu’à la fenêtre. J’apercevais deux types devant la grille, à leur aspect, on devinait facilement leur profession.
Jusque-là, j’avais espéré que ça se tasserait un peu dans le secteur, seulement les bourdilles voulaient aller jusqu’au bout de leurs investigations et mettre la main sur moi, coûte que coûte…
Ils passaient le quartier au peigne fin pour retrouver la bagnole, scientifiquement.
— Alors ? a murmuré le docteur, c’est un client ou quoi ?
— Des clients, ai-je rectifié. Pour moi…
Les deux endoffés s’impatientaient sur le pied de biche.
Ordinairement je savais instantanément organiser ma défensive, mais là je ne trouvais rien à maquiller… J’avais la tête vide. La mort de Merveille m’avait anéanti.
Auboin s’est approché de la fenêtre pour regarder.
— La police ? m’a-t-il demandé.
— On le dirait.
— Qu’allez-vous faire ?
Je n’ai pas répondu.
— Kaput, m’a-t-il dit, je vous ai entendu parler à cette femme, tout à l’heure, avant que vous ne l’acheviez, en mémoire d’elle, soyez fair-play ; rendez-vous sans ajouter de nouveaux cadavres à cette liste noire que vous traînez derrière vous…
J’ai ricané.
— C’est cela, et après on me passera à la tondeuse.
Il m’a regardé, stupéfait.
— Comment ne comprenez-vous pas que c’est votre tour de payer ?
— Ma vie est celle des loups, docteur, vous ne le comprenez pas, vous ?
Je reprenais sans y réfléchir le vouvoiement parce qu’il était redevenu à mes yeux un homme plus fort que moi.
Les deux perdreaux poussaient la porte. S’ils s’avançaient jusqu’à l’angle de la maison, ils apercevraient la voiture noire et tout serait dit.
Alors j’ai eu comme un sursaut et mon bon vieux sens des promptes initiatives m’est revenu…
— Ouvrez la porte, demandez-leur ce qu’ils veulent, et répondez que vous n’avez rien vu d’insolite, compris ? Si vous me donnez, je vous flingue dans le dos, vu ?
Je devais lui voter la confiance, c’était une chance à courir, ma toute dernière.
J’ai ouvert la porte en prenant soin de m’effacer derrière le panneau. Le jeune docteur s’est avancé… Je le regardais par l’intervalle existant entre le mur et la lourde.
— Vous désirez, messieurs ?
— Police !
Je ne voyais que l’un des deux poulets maintenant. Il était grand, avec une moustache blonde collée sur un air triste.
L’autre se tenait de côté et m’échappait.
— Vous êtes le docteur ?
— Oui…
— Nous cherchons un dangereux repris de justice qui se terre dans le quartier… Une femme de ménage prétend avoir vu une voiture noire entrer chez vous ce matin, est-ce exact ?
— Exact, on m’amenait un blessé à panser…
— Vous n’avez rien vu de suspect ?
— Non, du tout !
— Quel genre de blessé était-ce ?
— Un maçon qui était tombé d’un échafaudage…
— Son âge ?
— La cinquantaine.
Il était champion, le doc pour le bourrage de mou. Je trouvais sa présence d’esprit magnifique. Probablement qu’il aurait des ennuis avec la rousse par la suite, à cause de son attitude présente.
— Parfait, excusez-nous, docteur…
— Je vous en prie…
Les flics sont partis, le médecin est rentré et a repoussé la porte.
— Vous avez eu la trouille, hein ? a-t-il grommelé.
— Moi ?
— Ne faites pas le malin, vous êtes vert comme l’enseigne au néon d’un pharmacien…
— Parce que je me sens mal… Cette blessure…
— Ah, au fait… Venez dans mon cabinet…
— Non…
Je ne voulais plus revoir Merveille. Maintenant, c’était fini, et cette réalité me terrifiait. Il me semblait qu’en l’apercevant je serais tombé raide tout comme une rosière.
— Bon, alors attendez-moi là…
Il est allé chercher un tas de machins, entre autre une seringue. Il a scié une ampoule et empli la seringue… Il était calme, mais ses lèvres restaient blanches comme la cire…
— Vous me faites une piquouze ?
— Il le faut.
— En quel honneur ?
— C’est un antibiotique, votre plaie est salement infectée…
— O.K…
J’ai retroussé ma manche et il a nettoyé mon avant-bras à l’éther… Comme il s’apprêtait à planter l’aiguille, je l’ai repoussé et j’ai cueilli l’ampoule vide. Sur l’étiquette j’ai lu : Penthotal.
La rogne m’a saisi… D’un revers de main, j’ai envoyé promené la seringue pleine.
— Petit fumier, il est chouette ton antibiotique !
Auboin a baissé la tête.
— Tu allais m’endormir, hein, lopette ? Et ensuite prévenir ces bons messieurs qui n’auraient plus eu qu’à attendre que je me réveille !
Je lui ai allongé une paire de baffes retentissantes.
— Tiens, ça te donnera des couleurs…
Ça lui en a donné, effectivement.
— C’est bon, allez-y tuez-moi ! Je suppose que ça ne peut pas se terminer autrement avec vous ?
Chose étrange, je n’avais pas la moindre envie de le foutre en l’air…
— Non, mon salaud, garde ta petite peau, elle est trop précieuse à l’humanité souffrante… C’est un autre cadeau que je fais aujourd’hui.
Je me suis brutalement retourné car la vitre de la croisée venait de voler en éclats… Un canon de mitraillette était braqué sur moi.
Un voix hurlait :
— Les mains en l’air, Kaput, ou tu es mort !
— C’était cela que je voulais pour éviter, a balbutié le petit toubib…
— Tu les as prévenus en douce ?
— Avec les yeux seulement, a-t-il avoué.
Toujours la même chose ! Il n’y a rien à espérer des caves. Ils vous comprennent un instant, paraissent accepter de prendre vos patins, mais ils ne peuvent résister aux charmes des poulardins. J’ai levé les bras, mais brutalement j’ai agrippé le médecin et lui ai fait opérer une volte-face de manière à l’interposer entre la mitraillette et moi.
— Lâchez le docteur !
— Mes fesses !
La porte s’est ouverte et le grand flic à la moustache blonde est entré. Par-dessus l’épaule du toubib, j’ai levé mon soufflant et j’ai tiré. Le roussin s’est abattu, tué net. En serrant fortement contre moi le docteur qui tremblait, j’ai reculé jusqu’à l’escalier… Une fois là, je l’ai lâché et je me suis rué dans les étages… En trois enjambées, j’ai été au premier… Un autre escalier, plus étroit, s’offrait ; je l’ai pris.
Au second, c’était le grenier. J’y suis entré et j’ai refermé la porte au verrou.
Cette fois, j’étais cuit, fini, râpé, mort déjà !
J’ai poussé la béquille du vasistas… Une violente galopade faisait trembler la maison… Une vraie troupe radinait par les escadrins. Une secousse, un rétablissement, et je me suis trouvé sur le toit d’ardoises… J’étais presque nu et je n’avait plus un laranqué. Mes millions s’étaient effilochés en quelques heures. Les ultimes dollars se trouvaient dans les fringues que j’avais mises à sécher près de la cuisinière…
J’ai couru sur le toit plat… D’en bas, on a commencé à m’envoyer du plomb chaud. J’ai sauté derrière une cheminée…
A quatre mètres environ, il y avait le toit de l’autre pavillon… Il se trouvait légèrement en contrebas par rapport au mien. Un saut pareil était risqué, non seulement à cause de ce fossé de quatre mètres, mais surtout parce que la pente de l’autre toit était beaucoup plus accusée.
J’ai pris mon élan par petites enjambées rapides, mais au moment de la détente, j’ai posé mon pied sur une gouttière qui a cédé et j’ai piqué une tronche dans le vide.
Je me suis vu flambé. Ça allait être un drôle d’écrasement : une dizaine de mètres en valdingue et l’atterrissage sur les pavetons, c’est recommandé contre les rhumatismes articulaires.
Seulement, la petite ruelle était transformée en chantier à cause d’une réparation de canalisation et, par un hasard que je n’ose qualifier de miraculeux, j’ai plongé dans un énorme tas de sable. La secousse a été rude et il m’a semblé qu’on me rentrait les flûtes dans le buste. Pourtant, j’ai pigé illico que je n’avais rien de cassé.
Sans vérifier mes abattis, j’ai mis les coudes au corps et tracé vers l’extrémité de la ruelle. Cette chute libre était passée inaperçue et les flics devaient penser que j’avais réussi à traverser le précipice, car j’avais disparu de leur champ visuel…
La ruelle donnait sur un terrain vague au milieu duquel on commençait la construction d’un merveilleux H.L.M. Une moitié d’immeuble se dressait déjà… Chose curieuse, il n’y avait personne en vue… Mais j’ai pensé que nous étions samedi et que les ouvriers ne bossaient pas…
J’ai couru jusqu’à l’immeuble pour m’y réfugier… A poil, je ne pouvais passer inaperçu… Seulement, ce refuge n’en était pas un, car les flics allaient radiner et me coincer dans le chantier… Je ne pourrais jamais me sauver dans cette lande nue que formait le terrain vague…
Haletant, je regardais désespérément. Alors, j’ai remarqué ce qui pourtant crevait les yeux : la gigantesque grue dressée à côté de l’immeuble en construction… Je me suis dit que sa tourelle, là-haut, offrait un abri sûr d’où — c’était le cas de le dire — je pourrai voir venir…
Personne ne survenant, je me suis mis à gravir les échelons de fer conduisant à la plate-forme. J’allais vite, comme un singe escaladant le tronc d’un palmier. En un rien de temps, je me suis glissé par la trappe ronde qui donnait accès à la cabine vitrée.
Ma vue portait très loin par les carreaux sales. Je dominais toute cette banlieue grise et pelée. Je me suis agenouillé afin de me rendre invisible à ceux d’en bas, mais le chantier restait désert… De mon promontoire, je découvrais parfaitement la maison du toubib. Le jardin semblait minuscule avec la perspective plongeante. Les perdreaux allaient et venaient, comme ces jeunes chiens de chasse dont on exerce l’odorat en traçant des méandres dans un jardin avec un vieux bout de barbaque.
Dans les rues avoisinantes aussi, ça remuait. Le pays était grouillant de cars de police et je voyais qu’il y avait des barrages tout autour.
Le mieux était de prendre mon mal en patience et d’attendre toute la nuit et toute la journée du lendemain sur mon perchoir. Si, la nuit suivante, on ne m’en avait pas délogé, eh bien, je prendrais mes cliques et mes claques à la faveur de l’obscurité. Je n’aurais rien à croquer d’ici là, mais je m’en fichais, je pouvais tenir le choc…
Bien sûr, mais après ? Que pourrais-je bien essayer, que serais-je en droit d’espérer, nu et sans argent ? C’était comme si tout recommençait, comme si ma mère venait de me redonner naissance, et m’abandonnait marqué par une effarante hérédité.
Mon attention a été soudain captivée par l’entrée d’une ambulance dans la cour du toubib. Des flics en uniformes ont descendu deux civières et sont entrés dans le pavillon pour y ramasser le fruit de mon travail.
C’est Merveille qui a été évacuée la dernière… D’en haut je l’ai vue, si fragile sur cette civière de toile que mon cœur s’est serré.
Je suis tombé en avant, agenouillé sur la plate-forme de métal, frappant mon sale crâne contre les grosses têtes rondes des rivets.
Tout bas, je murmurais :
— Merveille, Merveille, ne m’abandonne pas…
Mais je me sentais seul et banni de tous…
Longtemps j’ai regardé s’activer les perdreaux… Ils sont venus dans le terrain vague et ont fouillé tout le chantier, mais pas un n’a songé à la grue… Psychologiquement, il était impensable qu’un type à demi-nu s’y réfugiât. Ces braves casseurs de gueule n’imaginaient pas un homme traqué gravissant trente mètres d’échelons de fer verticaux…
Peu à peu, le calme est revenu dans le quartier. Les cars de police se sont tirés l’un après l’autre, et les barrages qui engorgeaient la circulation ont été supprimés.
Seulement, il est resté de la poulaillerie dans les petites rues… Un grand nombre d’archers s’apprêtaient à passer la noye à la fraîche, leurs bonnes dames pouvaient préparer des grogs en les attendant…
Au fur et à mesure que le soir tombait, je sentais un froid sinistre m’envahir… Je claquais des dents… La nuit serait surtout sévère pour bibi, fallait admettre.
J’ai exploré la cabine vitrée. Elle n’était pas grande. Du côté de l’élévateur se trouvait un caisson dont le haut constituait une sorte de pupitre. Dedans, il y avait des « bleus » de mécano maculés de cambouis, un sac de chanvre vide, des outils et un tiers de litre de vin…
J’ai passé les vêtements (trop justes pour moi), étendu le sac sur la plate-forme et sifflé le reste du kilbus. Le pinard était un peu aigrelet ; c’était du gros rouge bassement prolo qui ne devait pas titrer lourd.
Longtemps j’ai contemplé le ciel bleu sombre gonflé de nuages noirs avant de pouvoir sombrer dans une lourde torpeur qui m’a tenu lieu de sommeil… J’ai fait une tinée de cauchemars affreux.
Je revoyais Merveille, morte, avec son pansement autour de la tête. Je sentais le goût froid de ses lèvres. La fièvre me taraudait. Parfois je rêvais que j’étais dans la nacelle d’un ballon captif qui s‘élevait à une vitesse vertigineuse et je voyais avec terreur les câbles de la nacelle se rompre les uns après les autres. L’horreur de cette situation me glaçait…
Quand je me suis réveillé, je ne pouvais presque plus respirer, tellement j’avais la fièvre.
En me tordant un peu, je suis parvenu à contempler ma blessure. Elle avait pris une teinte violacée, et des traînées bleuâtres composaient tout autour une louche toile d’araignée.
Je cognais au moins le quarante, bien tassé… J’y voyais double… Il faisait jour et je me demandais, à travers mon état comateux, ce qui m’avait éveillé. Je me souvenais que c’était une chose précise, une chose réelle… La grue était parcourue d’un long frémissement. C’était léger, mais cela partait en ondes intenses…
J’ai approché mon visage de l’orifice… J’ai vu qu’un gamin d’une dizaine d’années redescendait rapidement les échelons. Autour de la grue, en bas, se tenaient quatre ou cinq marmots, le nez levé…
Qu’est-ce que ça voulait dire ?
Le gosse qui descendait a mis pied à terre.
— Hé, les gars ! s’est-il écrié, il y a un mec là-haut, je parie que c’est le type cherché par la police…
— Kaput ? s’est exclamé l’un des mômes.
La bande s’est envolée comme une escadrille de moineaux. En jouant à la guerre dans le chantier, les petits salauds avaient découvert ma cachette… A nouveau, ça allait être la grande fuite… Où cela me mènerait-il ? Etait-il raisonnable de poursuivre cette effarante partie de cache-cache ? Non, sans doute, mais ma vie n’était pas axée sur la raison.
Maintenant j’avais une légende à entretenir pas seulement pour les autres, mais pour moi. Je devais aller jusqu’au bout.
Je me suis ébroué. Bonté divine, ce que ça carburait mal ! J’ai passé mes jambes par la trappe en évitant de regarder sous moi pour ne pas donner sa chance au vertige. Je me disais qu’il fallait remuer, agir, et que lorsque je serais un peu dénoué tout irait mieux.
J’ai descendu les degrés de fer comme l’aurait fait un homme ivre. Enfin, j’ai senti le socle de l’engin sous mes semelles… Du solide, du dur…
— Bon, me suis-je chuchoté… Maintenant, galope, mon fils… galope tant que tu pourras et tant pis pour ce qui t’arrivera…
Je faisais de grandes embardées et ma respiration devenait de plus en plus brève… Je sentais du feu dans ma hanche et dans ma poitrine, du feu sur mon visage…
— Vite ! Kaput ! Courage, plus vite… Plus vite… PLUS VITE !
Après le terrain de construction, c’était à nouveau une rue populeuse… Il y avait des gens endimanchés qui me regardaient cavaler d’un œil surpris… Je courais doucement, le poing pressant ma hanche en marmelade…
Je suis arrivé jusqu’à la grande route… Du haut de la grue, j’avais suffisamment exploré les environs pour me coller dans la rétine la topographie du pays… En conséquence, je ne galopais pas tout à fait au hasard : je savais qu’à droite, sur la voie à grand trafic, se trouvait une station d’essence très fréquentée… Donc je pouvais espérer piquer une bagnole.
Il y en avait une justement, une bath voiture sport flambant neuve. Son propriétaire se tenait à l’arrière. Il douillait la pompiste avec un billet de dix sacs et attendait la mornifle.
J’ai contourné la station afin d’arriver de l’autre côté de l’auto. J’ai vu qu’une femme se trouvait à l’intérieur. Celle-ci, comme le font toutes les nanas lorsque leurs bonshommes procèdent au plein d’essence, était occupée à se sucrer la gaufre en se regardant dans le rétroviseur.
J’ai sauté d’un bond dans l’auto et j’ai claqué la portière en prenant soin de la verrouiller immédiatement. Puis, j’ai actionné le démarreur sans lâcher le revolver que je venais de sortir de la poche du bourgeron.
— Hommage et salutation ! ai-je grommelé à la femme.
— Mais vous êtes fou !
Je n’avais pas le temps de répondre, déjà je décarrais. Son vieux secouait la poignée en bramant. Elle pouvait descendre en marche si elle le désirait… Mais mon démarrage a été si foudroyant que ça lui a ôté toute envie de s’y risquer.
Je bombais en direction de Paname, soucieux de me plonger vite vite dans la masse. Après tout, la présence de la gonzesse à mes côtés offrait un sérieux avantage : celui d’empêcher les bourdilles de me canarder… Je n’avais pas beaucoup d’espoir, mais c’était tout de même, et jusqu’à preuve du contraire, un coup de chance.
Elle était pâle sous son rouge… Son attirail à maquillage était tombé et elle ne songeait pas à le ramasser.
— Laissez-moi descendre ! a-t-elle bégayé.
— Ne vous gênez pas pour moi, mon lapin !
C’était une dame de la haute. La quarantaine, du vison noir bordé de vison blanc et un amant sportif.
— Pourquoi cet enlèvement ?
J’ai éclaté de rire. J’avais eu raison d’estimer que le mouvement me ferait récupérer.
— Ça n’est pas un enlèvement, ma pauvre grand-mère ! C’est moi que j’enlève des pattes des flics…
L’aiguille du compteur se trémoussait sur le cent vingt…
J’écrasais le klaxon de route et je doublais absolument tout sur mon passage.
Elle se cramponnait aux banquettes la rombière. Pour ne pas m’ulcérer elle se retenait de bramer, ce dont je lui savais beaucoup de gré, mais ça n’était pas l’envie qui lui en manquait !
J’ai traversé Argenteuil à folle allure. Et c’est juste à la sortie du patelin que l’accident s’est produit. Je parvenais à un carrefour, le feu était à l’orange, il s’en fallait d’un vingtième de seconde qu’il passe au rouge… J’étais lancé, j’ai serré les dents, écrasé à mort le champignon et la tire s’est propulsée dans le carrefour comme un projectile. C’était au rouge quand nous avons été au milieu… A cet instant une voiture de livraison s’élançait pour porter aux populations opprimées le merveilleux oubli contenu dans des bouteilles de vin. Le chauffeur avait un bath coup de volant, mais il a eu beau freiner tout ce qu’il savait, le choc s’est produit. Et pour un badaboum, ç’a été un badaboum, croyez-en mon expérience… Je me suis senti partir dans les nuages, avec, à trois centimètres de ma figure, le pare-brise de la camionnette qui venait de décapiter gentiment madame Chochotte !
La bagnole a été traînée sur dix bons mètres et s’est coincée contre un mur. J’ai essayé de délourder de mon côté. J’y suis parvenu d’autant plus facilement que le choc avait fait sauter la portière de ses gonds. Seulement, une fois évacué du tas de ferraille, je me suis trouvé devant un cercle terriblement compact de badauds… Naturellement, il y avait déjà, parmi ces messieurs-dames, le poulet du croisement, carnet en pogne, le sourcil droit rehaussé de cinq centimètres, l’invective aux lèvres…
— Vite, j’ai dit en fendant la foule, vite, je suis touché, un pharmacien…
Ils se sont écartés pour me laisser passer. Mais le bignolon ne l’entendait pas ainsi… Il avait devant lui une brave personne coupée en deux et un livreur qui pissait le sang pour avoir traversé son pare-brise et ça ne lui suffisait pas. Il lui fallait le rescapé.
— Un instant, vous !
Alors, je lui ai montré mon brave revolver et il a fermé sa gueule, comme les copains.
Pendant une seconde je me suis trouvé le maître absolu de la situation. Ç’a été curieux comme impression. Je suppose qu’un orateur doit ressentir ce que j’ai ressenti lorsqu’un grand silence s’établit sitôt qu’il ouvre la bouche.
Les gens étaient médusés. Je les avais branchés sur un accident et mon numéro, d’un seul coup, tournait au film extranoir. Ils ne comprenaient pas bien. L’agent louchait. Il a senti enfin qu’il était le partenaire obligatoire de mon personnage et il a porté la main à son étui. J’ai tiré… La balle l’a chopé à l’épaule… Il s’est immobilisé avec une petite grimace, tandis que les assistants se faisaient courageusement la paire. Au fond, ce qui fait notre audace, c’est la couardise des gens. Je me suis rué en direction d’une porte cochère. Il me semblait que j’avais l’univers entier à mes trousses. Je suis passé devant une vieille concierge et j’ai traversé une cour d’immeuble encombrée de tonneaux vides… J’ai levé la tête et j’ai vu quatre falaises de ciment gris tout autour de moi, terriblement hostiles, qui m’emprisonnaient… C’était la fin… Que pouvais-je encore tenter ? Il ne restait plus qu’une seule dragée dans le chargeur…
Des gens radinaient à toute pompe… Je percevais, venant de la rue, des coups de sifflet, des cris, des appels…
Je me serais battu ! Venir s’empiéger dans cette cour, comme un rat ! Mon corps était brûlant et les images s’étiraient dans ma vue comme dans un miroir déformant… Ce que je souffrais ! Ah, misère… misère de l’homme…
J’ai avisé, dans un angle de la cour, une petite porte basse et je m’y suis précipité. Les tonneaux me l’avaient cachée au premier abord… J’ai essayé de l’ouvrir, mais elle était fermée à clé. J’ai pris du recul avant de foncer, l’épaule en avant. Le choc m’a disloqué la carcasse. J’ai été brusquement une espèce de foyer douloureux, et des myriades d’étincelles rouges ont tournoyé dans mes yeux. Mais le coup de boutoir avait ouvert la porte… Je suis entré. Une odeur fade de sang répandu m’a noué la gorge… Je venais de pénétrer dans le laboratoire d’un boucher… C’était là que le gars devait saigner les petites pièces… De grandes taches brunes souillaient les murs. Il y avait des crochets un peu partout, des billots, des couteaux luisants… Un vrai cauchemar… Une autre lourde donnait sur la boucherie… Je l’ai poussée et elle s’est ouverte…
Je suis entré dans une arrière-boutique sombre. J’ai refermé la porte, et poussé le verrou qui se trouvait sur l’autre face.
Personne dans le magasin dont la grille de fer était baissée. Ce dimanche-là, les louchébems avaient mis la clé sous le paillasson et s’en étaient allés respirer la bonne odeur de la cambrousse pour se changer de la viande morte…
Je me suis arrêté, le front contre un mur carrelé de faïence blanche.
— Et maintenant, Kaput ?
J’ai repris ma respiration…
— Et maintenant ?…
Mes yeux se sont promenés sur le magasin vide. Par-delà la grille, je voyais la foule s’amasser devant la maison, les flics radiner à plein chapeau… Tous regardaient l’entrée de l’immeuble. Ils ignoraient encore que je me trouvais dans la boucherie, mais ils allaient l’apprendre bientôt et leurs sales visages excités se tourneraient instantanément vers moi…
— T’es dans une boucherie, Kaput… Tu viens finir dans l’odeur du sang et le miroitement des couteaux bien affûtés… Quelle ironie du sort…
Quelle voix basse et chuchotante me parle donc ainsi ? Je regarde autour de moi : personne… Je suis seul parmi les étals de marbre blanc, les hideux crochets, les fusils d’aiguisage… Seul dans cette odeur de sang et de mort bien propre.
Des coups martèlent la porte que je viens de fermer… Une grosse voix hurle :
— Il est là !
La porte vibre comme une peau de tambour… La voix se tait et une rumeur basse la remplace.
J’arrache mon front brûlant à la froideur du mur…
« Kaput, tu dois faire quelque chose ENCORE ! Tout n’est pas fini. Tant qu’il subsistera en toi une parcelle de vie, tu devras lutter. C’est ton lot. Tu es un loup qu’on a toujours voulu abattre. Kaput ! Tu entends ? »
Je m’approche de la caisse du magasin. J’ouvre le tiroir, non pour y chercher de l’argent, je me fous du fric maintenant. Ce sale fric qui a fait de moi ce que je suis ! Et puis, d’abord, les bouchers ne laissent pas d’argent dans leur tiroir-caisse quand ils s’en vont… Mais un tiroir de boucher ne contient pas que du pognon, il recèle souvent un revolver… Surtout à une période où le monde fourmille de crapules.
Mais celui-là ne contient rien de tel… Un crayon, un bloc-notes, des pièces de monnaie…
Je m’éloigne… Les coups s’amplifient contre la porte. Heureusement que celle-ci est costaude et que le verrou est de forte dimension…
Je vais prendre un énorme billot dans la boucherie et je le traîne contre le panneau… Si, avec cette cale monumentale, la porte cède, c’est que les autres auront amené un bulldozer. Je sens une gigantesque vague qui m’arrive en pleine figure… Je ferme les yeux… C’est violent et chaud, et terriblement fort…
Lorsque je rouvre les carreaux, je me trouve par terre… J’ai dû avoir une brève syncope… C’est cette saloperie de blessure qui m’aura… Peut-être que la gangrène s’est collée dans ma plaie… Est-ce une illusion ? Mais il me semble que je pue terriblement… Evidemment, voilà bientôt deux jours que mon pansement n’a pas été refait !
Cette syncope m’a débarrassé de la brume qui flottait dans ma pauvre tête. Je me redresse et traverse la boucherie… Une porte, de l’autre côté, donne sur les appartements du tueur de bœufs…
Je ricane en songeant qu’en somme je finis chez un confrère, car moi aussi je suis un boucher. Mais, au lieu de buter des bêtes, je bousille des gens…
Un petit escalier de bois… Je l’escalade au prix de mille morts. Chaque fois que je bouge ma jambe gauche, j’ai l’impression qu’on me défonce le flanc. Enfin, je parviens au premier… Pourquoi fuir ainsi puisque, maintenant, il n’y a plus d’espoir ? Pourquoi reculer devant l’arme qui me vise, puisque je suis prisonnier du piège…
Je perçois toujours la grosse rumeur bourbeuse du dehors Il y a des flics dans l’immeuble, en bas, au-dessus, devant, derrière, partout… Ça siffle, ça s’interpelle… Des ordres… Les couinements acides des cars de Police-Secours… Des galopades dans l’escalier.
Je pousse une porte : c’est la salle à manger des bouchers… Les meubles rococo brillent dans une douce pénombre. Il y a des chemins de table brodés, des cache-pots de cuivre, des statuettes en plâtre colorié…
Sur une petite table roulante se trouve une bouteille de rhum. Le rhum du condamné à mort, Kaput ! Sers-toi, gars. C’est ta tournée ?
J’arrache le bouchon avec les dents et je me colle le goulot sous le pif… A longs traits goulus je biberonne. Ça me brûle mais ça me remue les tripes. C’est de la force qui ruisselle en moi… Une force illusoire, que je connais bien et qui feutre les douloureuses réalités.
Je cours dans une autre pièce… Vite, Kaput, la table de nuit ! Cette fois, le tiroir contient le pistolet dont je rêvais, c’est un petit 6,35 de modèle courant. J’ouvre la culasse, il y a un chargeur plein… J’assure la crosse striée dans ma main. C’est bon de sentir ça à sa disposition ; réconfortant.
Je cavale à la porte donnant sur le palier du premier, mais j’entends gronder la masse des flics derrière et je bats en retraite.
Il ne me reste plus qu’une issue : la fenêtre de la chambre. Elle donne sur un balcon. Du balcon, peut-être pourrai-je sauter sur un autre ?
J’y fonce. L’ouverture de la porte-fenêtre déclenche sur moi une vague de bruits monstrueuse. En bas des gens hurlent : « Le voilà ! »
Je leur crache dessus et je regarde… Pas d’autres balcons à proximité. Pas de corniche mais un tuyau de gouttière. Je le cramponne à pleines mains et je commence une fantastique ascension…
— Tirez ! hurlent des gens vicelards, dans la rue… Quelques balles crépitent, mais j’en suis protégé par le balcon. Pour m’atteindre, il faudrait que les poulets aillent dans l’immeuble d’en face… Le temps qu’ils y parviennent, moi…
Je me hisse d’un niveau, et c’est brusquement le toit, car l’immeuble est une vieille maison à deux étages. Je saisis le chéneau et je tente un rétablissement… Je le rate, car les forces me font défaut… Le coup de fouet donné par le rhum se dissipe déjà. Ma propre pesanteur m’attire vers le vide… Et les balles continuent de claquer. Maintenant je suis en danger, car le balcon ne me cache plus. Seulement les détonations sont des détonations de revolver, les poulets n’ont pas amené de carabines et, à cette distance, il faut être un drôle de Buffalo-Bill pour faire mouche. Je ferme les yeux et me laisse prendre au bout de mes bras afin de récupérer. Si au moins le bourdonnement cessait dans ma tête !
Allez, Kaput ! Allez, mon gars, va encore, tu n’es pas tout à fait arrivé… Il te reste quelques gestes à accomplir… Un type comme toi… Un type comme toi…
La sueur pisse sur mon visage comme de la pluie…
— Allez, mec ! Allez ! Oh ! hisse…
Un effort terrible. Le plus violent de ma garce de vie ! Un effort qui me défonce littéralement. Me voilà sur le toit sans que j’aie pigé ce qui se passait. Je suis à plat ventre sur des tuiles, essayant de reprendre mon souffle…
Je n’ai que du rouge dans le crâne… Mon sang qui me grimpe dans la tête et qui cogne, cogne pour sortir de moi… Mon sang dont ça va être le tour de couler…
J’ouvre les yeux… Le ciel est bleu, purgé de toute impureté. De l’or poudroie dans les nues… Le soleil… Ce bon vieux soleil… Soudain, à ras de toit, un rectangle de verre scintille… Une tête paraît… elle est coiffée d’un képi.
Une main armée d’un revolver s’élève.
Vite, Kaput ! Vite ! Tu dois tirer le premier, comme toujours… Un taureau ne se laisse pas mettre à mort sans combattre. Lorsque le toréador lui enfonce son épée dans le corps, il fonce encore…
Les deux coups de feu claquent en même temps. J’éprouve un choc cinglant dans la poitrine et je tousse… J’ai du sang dans la bouche.
La tête a disparu… L’ai-je touchée ? Un nuage blanchâtre et malodorant flotte sur le toit… Il y aura d’autres têtes, beaucoup d’autres, car la police est une hydre. Je ne pourrai pas toutes les faire disparaître. Impossible…
J’aperçois une silhouette derrière une cheminée, ces salauds envahissent le toit par l’autre pente… Je tire… Ma balle miaule sur les tuiles et soulève une poussière ocre. Je tire encore… J’entends crier… Mais d’autres silhouettes surgissent… J’essaie de retrouver mon souffle, malgré le sang qui encombre mes voies respiratoires.
Je tire encore… Mon index presse la gâchette, mon œil embué vise… On crie… Je tue ! Je tue ! Et puis il n’y a plus rien sous mon doigt qu’une mécanique vide et inerte. Je n’ai plus de balle. C’est la fin, la vraie…
Par la tabatière proche émerge un nouveau buste de flic. Il tient une mitraillette. Le canon me fixe. Il est à deux mètres de moi. Sa petite gueule noire devient béante… Au-delà se situe un morceau de visage humain, un œil attentif et précis… Je regarde l’orifice du canon… Pourquoi cela ne vient-il pas ?
— Tirez donc, nom de…
Je n’ai pas le temps de vomir le nom de Celui qui abat sur moi sa vaste main punitive. Le canon de l’arme est devenu une énorme gueule vorace, noire, profonde, sans fond, qui me happe…