Frédéric Dard Une seconde de toute beauté

La mort ne vous concerne ni mort ni vif.

Vif parce que vous êtes.

Mort parce que vous n’êtes plus !

MONTAIGNE.

LES FAITS

CHAPITRE PREMIER

Lorsqu’il était enfant, il attendait toute la journée que sa vache ait mangé l’herbe galeuse d’un talus pour pouvoir boire son lait, et, un jour, il s’était demandé s’il n’existait pas un autre moyen que la vache pour transformer l’herbe en lait. Sa vie durant, il avait réfléchi au problème sans parvenir à le résoudre et sans en parler à quiconque. Il sentait qu’il allait bientôt mourir sur son échec, mais au fond de lui-même une obscure confiance veillait, bien qu’il eût déjà soixante-dix-huit ans et qu’il fut rivé à un fauteuil d’infirme.

Il entrouvrit les yeux, mais les referma aussitôt tant était vive la lumière de la véranda. Une barrière de clarté blanche au-delà de laquelle tournoyait un nuage de poussière ocre. La porte grillagée formait un écran dérisoire contre les insectes, car elle était en haillons. Le grillage aux mailles fines pendait en languettes pareilles à celles que forme le vieux papier peint lorsqu’il coule du mur qui l’a porté.

Tonton se pencha en geignant hors de son siège d’infirme et sa main valide rama près de la grosse roue motrice jusqu’à ce qu’elle trouvât la bouteille de whisky posée sur le sol. Tonton dévissa le bouchon avec ses dents — il lui en restait une bonne douzaine, encore bien arrimées — puis il éleva le flacon très haut au-dessus de son dossier.

— Une petite goutte, Héléna ? demanda-t-il.

Personne ne lui répondit car il était seul dans la pièce. Il se mit à agiter la bouteille, écoutant d’un air extatique le léger clapotement du liquide dans le creux de sa grosse main tavelée de taches brunes. Le bras immobile, toujours brandi, il laissa s’apaiser le whisky. Il n’y eut bientôt plus que le zonzonnement renâcleur du ventilateur fixé au plafond. Par moments, le moteur de l’appareil se bloquait et l’hélice, paralysée, cessait d’être un tourbillon invisible pour retrouver ses immenses pales blanches criblées de chiures de mouches.

— Bois-en une goutte avec moi, Héléna, juste pour me tenir compagnie.

La bouteille se remit à trembler dans sa main osseuse. Les veines de son poignet, noirâtres, saillaient comme des plantes parasites plaquées à un tronc d’arbre. Un profond sanglot vint à tonton, qui ressembla un peu à une crise d’asthme. Il y eut une altération de sa respiration, puis son souffle se fit de plus en plus bref et violent.

— Héléna ! Oh ! Héléna…

Il voulut pleurer, les yeux lui brûlèrent, mais aucune larme ne perla à ses paupières flasques.

— Héléna, ma petite, où es-tu, maintenant ?

Il se tut, terrassé par sa question. La réalité était si simple, si cruelle, si inacceptable… Pour surmonter sa défaillance, il but une longue lampée d’alcool. Mais le whisky ne lui fit aucun effet. Ce n’était plus, à cause de son chagrin, qu’un insipide liquide.

Tonton reposa la bouteille et actionna les roues motrices de son fauteuil pour aller brancher l’électrophone posé sur une console de bambou. Un disque se trouvait en permanence sur le plateau de l’appareil. Une musique grecque s’éleva, une musique de son pays, au long de laquelle couraient les notes grêles d’une flûte. Tonton revoyait ses montagnes macédoniennes écrasées de lumière, avec les champs couleur de paille mûre et les oliviers grisâtres dans lesquels grondaient d’invisibles cigales. Ici aussi, il y avait le soleil, les couleurs folles du sud, le ciel presque blanc et les oliviers biscornus, mais il ne retrouvait pas dans l’air ce quelque chose de tendre et de capiteux qui grisait comme le vin à la résine.

Le disque touchait presque à sa fin lorsque les autres revinrent de l’enterrement. Tonton vit s’arrêter devant la véranda la vieille voiture américaine rouge et crème. Au départ, ils avaient mis la capote pour la rendre plus « convenable », mais il faisait si chaud au retour qu’ils n’avaient pu résister.

Sur les banquettes crème, au tissu pailleté d’argent, leurs vêtements noirs tranchaient durement et les crêpes paraissaient incongrus. Ils descendirent de l’auto et, d’instinct, recomposèrent un mince cortège pour escalader le perron. Angelo, le frère cadet de Tonton, marchait en tête. Il était courtaud, massif, avec la peau craquelée de rides grises. Bien qu’il n’eût guère plus de cinquante ans, ses cheveux étaient entièrement blancs. Silencieux, actif, il pensait lentement, avec application, et allait toujours au bout de ses desseins. Elisabeth, sa femme, marchait un pas derrière lui, droite, presque roide dans ses longs voiles, à travers lesquels on apercevait la tache blême de son visage aux traits sévères. Elle était encadrée par Henrico et Clémentine. Henrico mesurait un mètre quatre-vingt-cinq. C’était un garçon très brun d’une trentaine d’années, athlétique et bestial, au regard dur et fixe. Son veston avait du mal à contenir ses musculeuses épaules. Il mâchait un rameau d’olivier qu’il avait cueilli au vol alors que la voiture serpentait dans un chemin de terre. Clémentine allait sur ses dix-sept ans. Sa beauté se dégageait lentement des ingratitudes de l’adolescence. La petitesse de sa taille la désolait, pourtant elle était bien proportionnée. Ses yeux bleus, immenses, éclairaient étrangement son visage bronzé. Bien qu’ils fussent extrêmement clairs, ils reflétaient une âpre énergie et possédaient l’intensité des yeux les plus sombres.

Le petit groupe traversa la véranda en faisant sonner les marches de bois. Angelo poussa du pied la porte grillagée et la maintint ouverte avec l’épaule tandis que les autres pénétraient dans la pièce de séjour. Elisabeth jeta à Tonton un froid regard qui paniqua le vieil homme.

— Pas besoin de musique, merci ! dit-elle en relevant le bras de l’appareil.

L’aiguille griffa le disque qui émit une sorte de gémissement d’animal fouetté.

— C’est l’air qu’elle aimait, geignit Tonton.

Henrico s’avança. Il prit le disque qui, dans ses énormes mains, eut l’air minuscule tout à coup. Il le regarda avec défiance.

— L’air qu’elle aimait, répéta-t-il.

Il ajouta dans un soupir :

— L’imparfait, déjà…

Il prit place dans un fauteuil à bascule, face à Tonton, et ricana en l’accablant d’un regard plus glacial encore que celui d’Elisabeth :

— Vous aussi, vous venez de l’enterrer à votre manière.

— Il y avait beaucoup de monde ? se hâta de demander le vieillard.

— Beaucoup, murmura Henrico, une jeune morte, c’est un peu une vedette, ça attire !

Tonton regarda la bouteille de whisky, mais n’osa y toucher. Maintenant qu’Héléna n’était plus là, il se sentait seul pour de bon et vraiment infirme.

Les Canoni y étaient ? demanda-t-il.

C’étaient d’autres colons avec qui ils étaient brouillés depuis plus de trente ans.

— Au complet ! fit Elisabeth.

— Et les Bruzon ?

Angelo, qui se tenait immobile et indécis au milieu de la pièce, bien planté sur ses jambes arquées, s’impatienta. Il avait horreur des parlotes.

— Tous ! Ils y étaient tous, on t’a dit ! lâcha-t-il à son aîné. Tous, avec des larmes et des mains à n’en plus finir !

Elisabeth arracha son crêpe et le roula en boule.

— Oui, des mains à n’en plus finir, mais seulement quatre ou cinq formules à eux tous.

Elle compta sur ses doigts.

— Condoléances attristées… C’est terrible !… Si on s’attendait à une chose pareille… Nous partageons votre immense douleur…

Elle conserva la main tendue avec quatre doigts déployés. Tonton, qui regardait la main d’Elisabeth, se dit qu’elle était belle et racée, et s’étonna de ne jamais l’avoir remarquée auparavant.

— J’en oublie ? demanda Elisabeth à la ronde.

Clémentine, qui n’avait encore rien dit, déclama d’une voix étrangement grave pour son âge :

— Si jeune, ça ne devrait pas être permis…

— Ah ! oui, celle-là surtout, gronda sa mère. J’avais envie de leur cracher à la figure !

— Seulement, tu avais ton voile, objecta Clémentine.

Contrairement à Elisabeth, elle pliait soigneusement son crêpe, en le lissant sur la table, du tranchant de la main.

— Il m’étouffait, dit la mère. Les gens sont horribles, quand on les regarde à travers ça.

Elle jeta la boule d’étoffe dans un coin de la pièce, bien décidée à ne plus l’utiliser.

Il y eut une longue période de silence. Ils ne savaient que faire ni que dire. Une brusque apathie venait de s’abattre sur eux. Le même désarroi profond leur ôtait toute réaction. Ce fut Henrico qui osa l’exprimer.

Il se leva lentement et son fauteuil à bascule continua de se balancer avec un bruit plaintif. Il examina la pièce silencieuse et son regard cilla en affrontant la luminosité folle de la véranda.

— Bon, fit-il. Et maintenant, hein ? Comment fait-on pour continuer lorsque Héléna est au fond d’un trou ?

La question arracha un gémissement à la froide Elisabeth. Henrico en fut confusément satisfait. Il avait un peu l’impression de dominer sa belle-mère. C’était nouveau pour lui. Il insista, frappant lourdement ses poings l’un contre l’autre.

— Dites, je vous demande. Comment on s’y prend pour vivre encore ?

Ils hochèrent la tête. Clémentine sentait revenir ses larmes. Les joues lui brûlaient à force d’avoir pleuré sa sœur, mais elle sentait que sa peine inépuisable alimenterait ses yeux en larmes chaque fois qu’on prononcerait de telles paroles devant elle.

Tonton se racla la gorge.

— Moi, commença-t-il sentencieusement, lorsque ma Léonie est morte…

— Nous savons, l’interrompit Elisabeth. Vous avez ramassé une cuite qui va maintenant sur ses vingt et un ans !

Elle eut un rire mauvais qui fit mal à tout le monde.

— Une cuite qui atteint sa majorité. Tonton, continua-t-elle.

Elle attrapa la bouteille de whisky et la lui tendit violemment.

— Ça s’arrose !

— Pourquoi êtes-vous méchante, Elisabeth ? demanda Tonton sur un ton de reproche.

La question gêna Elisabeth. Elle réfléchit loyalement et haussa les épaules.

— Pourquoi ne le serais-je pas ? riposta-t-elle. Je viens d’enterrer ma fille.

— J’ai autant de chagrin que vous, affirma Tonton.

Elisabeth haussa les épaules.

— Comment pouvez-vous le savoir ? Il n’existe pas de jauge à chagrin !

— Sa disparition devrait nous unir, au contraire…

Elisabeth s’inclina sur son fauteuil de misère. Son regard n’était plus que deux fentes par où passait un éclat vipérin.

— Eh bien ! non, vous voyez ? Ça ne nous unit pas !

Tonton détourna la tête.

— Il n’y a que le bonheur qui unisse les gens, continua-t-elle. Un moment, rien qu’un moment, l’espace d’un éclat de rire ! Tandis que le malheur, lui, sépare. Et il ne sépare pas seulement les gens les uns des autres, mais il les sépare aussi d’eux-mêmes.

Elle se redressa, bras ballants, accablée jusqu’au bout de l’âme.

— Depuis trois jours, j’ai l’impression de marcher à côte de moi.

— Pour moi, il n’y a rien de changé : c’est comme si elle était encore là ! assura Tonton.

Son frère déroula sa cravate noire et l’enroula sur trois doigts.

— Si, il y a quelque chose de changé, dit-il : elle n’y est plus.

Ils baissèrent la tête. Elisabeth se laissa choir sur une chaise et pressa ses tempes à deux mains comme pour comprimer le grand cri désespéré qui montait de ses entrailles.

— Ecoutez ! lança résolument Clémentine.

Les regards des siens l’intimidèrent. Elle rougit.

— Je ne sais pas comment dire ça… C’est simple à penser, mais pas à exprimer.

Le silence attentif des autres l’encouragea.

— Je voulais dire qu’Héléna… Enfin, c’est elle qui… qui a choisi de nous quitter !

— Alors ? gronda Elisabeth.

— Elle n’est pas morte, elle s’en est allée, termina Clémentine.

La figure aiguë d’Elisabeth blêmit davantage.

— Ah ! elle n’est pas morte ! articula-t-elle.

Sa voix feutrée leur sembla terrible et les fit frissonner.

Clémentine s’ébroua.

— Si, bien sûr, mais volontairement. Volontairement, c’est là que je veux en venir.

— Quelle différence ? demanda Henrico.

Il avait l’air fermé et hostile. Le chagrin accentuait son expression bestiale. Il ressemblait à un animal forcé qui n’accepte pas de se soumettre.

Clémentine sentait les mots très loin de sa pensée, perfides et mesquins, approximatifs surtout.

Elle fronça ses minces sourcils décolorés par le soleil.

— Quelqu’un que la mort surprend, c’est affreux…

Henrico sourit.

— Tandis que quelqu’un qui se tire une balle dans la tête, c’est réconfortant ? Tu te fais une drôle d’idée de la sérénité, toi, ma fille !

— Sa tête ! gémit Elisabeth. Sa pauvre tête !

Elle revoyait Héléna telle qu’ils l’avaient découverte, allongée sur le canapé de rotin, le buste incliné au-dessus de l’accoudoir. Ses longs cheveux pendaient jusqu’au sol et une énorme fleur pourpre s’étalait sur sa tempe gauche.

— Allez savoir tout ce qui remuait dans sa tête pour qu’elle veuille la faire taire ! dit Angelo.

Clémentine se tourna vers son père. Lui comprenait.

— Voilà, fit-elle, c’est ça, père, c’est ça. On ne doit pas pleurer sa mort, mais sa vie ! Sa mort, elle l’a voulue. Tandis que sa vie, elle l’a refusée parce qu’elle était moche !

Henrico bondit, se sentant concerné.

— Et pourquoi était-elle moche, sa vie, dis, espèce d’idiote ? On l’aimait, non ?

L’excès de chagrin le rendait théâtral. Il se dressa, trop grand, trop puissant au milieu de sa famille recroquevillée dans la peine.

— Je vais vous avouer une chose : je ne l’ai jamais trompée ! Jamais !

Elisabeth le considéra avec mépris.

— Il faut croire que ce n’était pas de ta fidélité qu’elle avait besoin, mon pauvre Henrico !

— C’était de quoi, alors ? N’ai-je pas été un bon mari ? Vous m’avez entendu crier après elle quelquefois ? Lui interdire quelque chose ? Non, je l’aimais !

Il marcha dans la pièce, les bras croisés sur sa large poitrine, comme s’il emprisonnait une ombre.

— Je l’aimais ! répéta-t-il. Ah ! nom de Dieu, ce que je l’aimais ! Ce que je l’aimais ! Ce que je l’aimais !

Il se tut, à bout de souffle.

— Bon, tu l’aimais, dit Clémentine, pas impressionnée du tout, mais plutôt agacée. Tu as été un bon mari, maman une bonne mère, papa un bon père, Tonton un bon oncle et moi une bonne sœur. N’empêche qu’elle est partie, qu’elle ne nous a même pas dit adieu ! Rien ! Une balle dans la tête, toute sèche.

Henrico gémit :

— Comment a-t-elle pu ?

Depuis trois jours, il se posait la question sans relâche. L’acte brutal, définitif, ne correspondait pas à la douceur fragile d’Héléna. Elle avait été une espèce de femme-enfant, un peu frêle, un peu pâle, rêveuse et silencieuse. Henrico essayait d’imaginer le gros revolver dans la main de sa jeune épouse et ne parvenait pas à admettre la brève association de cette main menue avec la large crosse noire, gaufrée, si lourde.

— Avec mon revolver ! balbutia Angelo. On ne devrait jamais avoir de revolver.

— Bien sûr qu’on ne devrait pas, puisque c’est fait pour tuer ! lança Elisabeth.

Quand on achète ce genre d’objet, on n’y pense pas, déplora Angelo. On croit que c’est une chose comme une autre, une sorte de sécurité…

— Elle a bien dû le regarder, ce vilain trou noir, hésiter avant de presser la détente, supposa Elisabeth.

Un bruit de voiture rompit le louche sortilège de leurs réflexions. Ils furent soulagés par cette brusque intrusion de la réalité.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Tonton.

Clémentine s’approcha de la porte grillagée contre laquelle ruisselait un torrent de lumière blanche. Elle vit une jeep sur le terre-plein. Un policier en uniforme la pilotait. Le véhicule vint se ranger devant le perron en soulevant un nuage de poussière. Un gros homme vêtu d’un complet crème et coiffé d’un fez écarlate se dégagea du nuage, tel le génie d’Aladin.

— C’est le policier ! annonça la jeune fille.

— Qu’est-ce qu’il nous veut encore ? gronda Henrico.

— Peut-être qu’il rapporte le pistolet, émit Tonton.

— Il était à l’enterrement, murmura Angelo. Il n’a pas présenté ses condoléances, mais je l’ai vu, près de l’entrée du cimetière, qui surveillait.

— Il surveillait quoi ? demanda Elisabeth.

— Le savait-il seulement ? Depuis qu’ils ne sont plus encadrés de policiers français, ces types-là se prennent tous pour des Sherlock Holmes !

L’inspecteur Moussy alluma un cigare avant d’entrer. Il le fit ostensiblement, derrière la porte grillagée, prenant soin de flamber minutieusement l’extrémité du cigare, comme on bucle une volaille. Puis il le téta longuement, expulsant par le nez une fumée blanchâtre qui tournoya dans le soleil, à la recherche d’un courant d’air.

— S’il nous embête, je le fous dehors ! grogna Henrico.

— C’est malheureux d’avoir affaire à des loustics comme ça ! renchérit Tonton. Qui m’aurait dit qu’un jour…

Moussy entra, la gorge et le nez pleins de fumée qu’il se hâta de rejeter sitôt le seuil passé. Il regarda tout le monde d’un œil qui se voulait vigilant. Il espérait un salut mais personne ne se décidant, il finit par soupirer un « bonsoir » plein de regret et d’amertume.

Le regard fixe d’Angelo lui en imposa. Il battit des cils et demanda :

— Je vous dérange ?

— Maintenant que c’est fini, nous aimerions bien pleurer tranquilles, fit Angelo.

L’inspecteur Moussy acquiesça et crachota un brin de tabac.

— Je comprends. Seulement, voilà : c’est pas fini.

Il fui satisfait de la stupeur qu’il provoquait. C’était sa revanche. Avec une seule phrase, il venait de s’assurer l’avantage et il était bien décidé à en jouir.

— Ça ne fait même que commencer ! reprit-il en faisant grésiller son cigare.

Il espérait une volée de questions et fut déçu par le silence crispé qui accueillit sa déclaration.

Une fois de plus, ce fut lui qui le rompit.

Il marcha vers l’escalier distribuant le premier étage. Après une dizaine de degrés, celui-ci se poursuivait par une plate-forme avant de tourner. Ce mouvement composait au rez-de-chaussée une sorte de loggia fermée par un rideau de jute.

D’un geste rageur, Moussy écarta le rideau dont les gros anneaux de bois produisirent un bruit de castagnettes sur leur tringle.

Le fond de la loggia était garni de rayonnages chargés de livres. Ce recoin n’était meublé que du canapé de rotin sur lequel Héléna était morte.

Moussy secoua la cendre de son cigare et dit, en désignant le siège :

— Elle était là, hein ?

— On vous l’a déjà dit ! grommela Henrico en se rapprochant. Vous allez recommencer ?

— Oui, dit Moussy, je vais recommencer.

Henrico serra ses gros poings velus qui se mirent à pendre comme deux masses au bout de ses bras indécis.

— Ecoutez ! commença-t-il.

Mais Angelo lui fit signe de se taire et l’écarta d’un geste péremptoire.

— Qu’est-ce qui se passe, inspecteur ?

— Il se passe que ce n’est pas un suicide, monsieur Tziflakos, déclara le policier en expulsant une longue bouffée de fumée qui se mit a faire des ronds filandreux au-dessus du canapé.

CHAPITRE II

Elisabeth fixa un rond mieux réussi que les autres et qui tournoyait mollement, comme s’il s’enroulait languissamment après une tige invisible. Il lui sembla qu’elle avait déjà vécu cet instant. Elle reconnaissait jusqu’à la qualité du silence qui le prolongeait. Tout ce qu’elle voyait dans la révélation du policier, c’est que sa fille ne s’était pas donné la mort. Pour la première fois depuis le drame, elle ressentait de la joie. Une joie sauvage, intense, qui la chavirait un peu.

— Qu’entendez-vous par : « ce n’est pas un suicide », fit Angelo.

L’inspecteur sortit un mouchoir de soie noire de sa poche supérieure et s’en tamponna le front à la lisière du fez. Il était satisfait. Il s’assit sur le canapé avec un gémissement d’aise, s’y étala vilainement, les jambes bien écartées et les bras en croix sur le dossier. Le menton pointé, les yeux mi-clos, bravache et humiliant, il se composait une attitude assez artificielle de soudard. Angelo résista à l’envie qui le poignait de lui lancer son pied dans le ventre.

— Quand quelqu’un meurt d’une balle dans la tête et qu’il ne s’est pas suicidé, qu’est-ce que ça peut être ? demanda Moussy.

— Un accident ? questionna âprement Elisabeth.

L’inspecteur n’avait pas prévu une telle supposition. Il se rembrunit, fâché de voir ce qu’il croyait être un raisonnement irréfutable pris en défaut.

— Non, pas un accident ! aboya-t-il. Pas un accident, mais un meurtre, vous m’entendez ? Un meurtre ! Les rapports des médecins et du laboratoire sont formels ! La balle a traversé la tête de haut en bas. Vous comprenez ce que ça veut dire ? De haut en bas ! Essayez donc de vous tirer une balle dans la tête de haut en bas !

Il arrondit son bras droit au-dessus de sa tête et, l’index pointé, mimant le canon d’un pistolet, il se vrilla la tempe gauche.

— Pour se suicider, elle aurait dû pratiquer comme ça ! Vous jugez ?

Il laissa retomber son bras et se mit à siffloter par-dessous son cigare éteint en les regardant méchamment. Il avait le blanc des yeux bleu et jaune.

Ils formaient un demi-cercle devant le canapé. Tonton, d’un coup de poignet expert, venait de faire pirouetter son fauteuil roulant. Ses joues mal rasées se hérissaient d’une mousse vivace, blanche et clairsemée. Son nez large, gris, plein de verrues calées dans les commissures, pompait l’air avec un bruit sifflant.

Henrico balançait ses grosses mains. Il ne s’en servait que pour travailler ou se battre, le reste du temps, elles le gênaient. Elisabeth était immobile. Sa fille lui prit le bras, d’un geste incertain et peureux. Quant à Angelo, il passa chacun de ses pouces dans la boucle de ses bretelles. Ce qui dominait, chez lui, c’était la colère. Il aurait donné n’importe quoi contre le plaisir d’écraser la vilaine gueule du policier arabe.

— Alors, selon vous, elle aurait été assassinée ? demanda Tonton.

Les autres lui furent reconnaissants d’avoir parlé.

— Pas selon moi, déclara Moussy. Elle a été assassinée. C’est aussi vrai qu’il fait jour en ce moment ! Et la preuve irréfutable, c’est qu’il n’y avait aucune empreinte sur l’arme. On l’a essuyée après usage.

Moussy cueillit délicatement son cigare à demi fumé entre le pouce et l’index et, d’un geste court, l’arracha de ses lèvres pour le lancer aux pieds de ses interlocuteurs.

— Qui a fait ça ? balbutia Henrico.

— C’est ce que je suis chargé d’éclaircir, dit Moussy avec importance.

Il se leva et les passa en revue.

— Je sais déjà que ce ne peut pas être quelqu’un d’ici ! fit-il.

— C’est encore heureux ! lança Tonton.

L’inspecteur ôta son fez. Il était presque chauve. De rares cheveux huileux étaient collés sur son crâne ridiculement plat. Il s’essuya la tête, remit le fez en place et fourra le mouchoir noir dans sa poche en prenant garde qu’il dépasse de quelques centimètres.

— J’ai vérifié vos alibis ! reprit-il.

— Quels alibis ? tonna brusquement Angelo. Nous avons besoin d’alibis parce que notre fille est morte ?

Moussy eut peur de son regard blanc de haine et recula d’un pas. Il vit s’éteindre la colère de Tziflakos et retrouva sa morgue cinglante.

— Il vaut tout de même mieux que vous en ayez eu, assura le policier.

Il s’enhardit jusqu’à pointer son index sur Angelo.

— A l’heure du meurtre, vous et votre femme emmeniez votre frère infirme chez le kinésithérapeute !

Content du mot difficile, il marqua un temps d’arrêt avant de poursuivre. Puis il se planta devant Henrico.

— Vous, vous répariez un tracteur avec votre contremaître !

« Et vous, acheva-t-il en regardant Clémentine, vous preniez votre leçon de violon en ville ! Tout cela est vérifié, revérifié. N’y revenons plus, soupira-t-il à regret. C’est donc quelqu’un de l’extérieur qui a fait le coup. »

— On n’a rien volé ! dit Elisabeth.

— Et il n’y avait aucune trace de lutte ! ajouta Henrico.

Angelo secoua sa lourde tête accablée.

— Vous vous trompez sûrement, tous, déclara-t-il à Moussy. Ma fille n’a pas été tuée.

En guise de réponse, le policier eut un rire insultant.

— Et je vous interdis de ricaner ! lâcha froidement Angelo en s’avançant sur lui.

Moussy eut instantanément des cernes grisâtres sous les yeux.

— Calmez-vous, monsieur Tziflakos. Où avez-vous pris que je ricanais ? Simplement, nous sommes certains, à la police, de ce que nous avançons.

Angelo secoua la tête.

— Vous avez vu dans quelle position elle se trouvait ? Nous n’avions touché à rien ! Elle était étendue sur le canapé… Elle souriait.

— C’est vrai, se souvint Elisabeth, elle souriait.

Elle avait été frappée par l’espèce de béatitude qui transparaissait sur le visage de la morte.

— Et alors ? demanda Moussy d’une voix prudente. Elle souriait, qu’est-ce que cela prouve ? La plupart des morts sourient. Ce n’est pas un sourire, mais un relâchement des muscles.

Angelo réfléchit. Il oublia un temps son aversion pour le personnage.

— Je vous dis qu’elle était allongée. Et puis c’est mon revolver qui l’a tuée. Mon revolver, je le cachais dans un tiroir secret de mon secrétaire. Seule, la famille était au courant.

— Et alors ? s’obstina Moussy.

— Alors, quoi ? bon Dieu ! Vous imaginez un rôdeur entrant ici, fouillant tout, juste pour trouver mon arme, la découvrant dans le secrétaire avec un paquet de fric, prenant seulement le pistolet et redescendant tirer une balle dans la tête d’Héléna qui ne fait pas un geste de défense ? Ça vous paraît plausible ? Ça vous satisfait vraiment ? Dites !

Le policier sortit sa boîte de cigares. Magnanime, il la présenta à Angelo qui refusa d’un signe de tête. Il en prit un et le roula entre ses doigts sans l’allumer.

— Ça ne me satisfait pas s’il s’agit d’un rôdeur, convint Moussy. Non, s’il s’agit d’un rôdeur, ça ne me convient vraiment pas. Seulement, s’il s’agit d’un familier, c’est pas pareil !

— Nous n’avons pas de familiers ! dit Elisabeth. Renseignez-vous, nous ne fréquentons personne.

— Non, renchérit Tonton, personne !

— Vous, d’accord, articula Moussy. Vous, d’accord !

Il alluma son cigare dont la mince carapace commençait à s’effriter, la téta longuement et feignant une volupté presque indécente.

— Mais la victime, se décida-t-il enfin, la victime, elle, en avait au moins un, de familier.

Il y eut un moment de stupeur chez les Tziflakos. D’incrédulité surtout Angelo regarda sa femme et Elisabeth haussa les épaules.

— Qu’est-ce que vous racontez ? demanda Henrico. Hein ? Qu’est-ce que vous tortillez encore sous votre saloperie de chéchia ?

— Mesurez vos paroles, glapit Moussy.

— Et les vôtres ! rugit Henrico. Un familier ! Héléna ! Sacré fumier d’Arbi, va ! Je te ferai avaler tes paroles en même temps que ton cigare !

— Si vous ne vous taisez pas immédiatement, cela risque de vous coûter cher ! affirma gravement Moussy, très pénétré de ses prérogatives.

— Tais-toi ! ordonna Angelo à son gendre.

Il se tourna vers le policier.

— Vous, vous feriez bien de vous expliquer.

— Ces salauds-là se croient tout permis ! geignit Tonton que le courroux étouffait ; même d’insulter la mémoire d’une morte !

— Attention ! dit Moussy. Je n’insulte personne, mais mon enquête a démontré que votre fille fréquentait beaucoup un ressortissant français de la région.

Il avait mis l’accent sur les mots « ressortissant français ».

Il possédait ainsi une liste de formules nouvelles auxquelles il ne manquait pas de faire appel chaque fois qu’il les devinait aptes à blesser ses interlocuteurs.

— Qui ? demanda Angelo.

Moussy tira un minuscule carnet de sa poche et le feuilleta. Angelo savait que c’était un geste superflu et que le policier connaissait de mémoire le nom qu’il affectait de chercher. Il suivit de son gros doigt bagué d’une chevalière une colonne de noms calligraphiés d’une écriture tremblée.

— Un certain François Sauvage, dit-il enfin.

Il referma le carnet et se mit à le mordiller. Clémentine était fascinée par une dent en or qui scintillait dans la bouche du policier. Une incisive.

« Combien avons-nous d’incisives ? » se demanda-t-elle.

Elle cherchait à se le rappeler. Elle voulait penser à autre chose, écarter de quelques secondes le nouveau drame qui fondait sur eux, s’enchaînant au premier avec une logique effrayante.

Moussy considéra Henrico.

— Vous connaissez, n’est-ce pas ?

— Nous le connaissons, déclara Elisabeth, mais nous ne fréquentons pas ce garçon.

— C’est pourtant un Français comme vous ! objecta Moussy.

— Le nombre de Français que nous ne fréquentons pas est incalculable ! dit Elisabeth.

Moussy eut un sourire.

— Pour en revenir à ce…

Il s’offrit le luxe de regarder à nouveau son affreux carnet noir maculé de taches.

— … à ce François Sauvage, il est prouvé que votre fille le rencontrait fréquemment.

— Où ? demanda Henrico, glacé.

— Quelquefois chez lui, quelquefois en ville, quelquefois chez vous ! répondit le policier en le défiant d’un regard faussement paisible.

D’instinct, tous se tournèrent vers Tonton qui ne quittait pratiquement jamais la maison. Le vieillard avait un peu pâli. Ses yeux s’abaissèrent lentement et il se mit à fixer ses jambes mortes avec une farouche obstination. Elisabeth allait l’interroger, mais son mari lui fit signe de se taire.

— Bon. Admettons que votre enquête soit exacte et que M. Sauvage et ma fille se soient rencontrés, dit-il. Admettons.

Au ton, il était facile de comprendre que lui-même n’admettait pas une chose semblable. Il respira profondément et alla au bout de sa pensée.

— Ça changerait quoi à l’affaire ?

Moussy fit quelques pas en direction de la véranda. Il regarda l’esplanade et fit la grimace en pensant aux banquettes surchauffées qui allaient, dans un moment, brûler son gros postérieur. Son conducteur était assis à même le sol et, adossé à la jeep côte ombre, dormait la bouche ouverte. L’inspecteur l’interpella à travers le grillage de la porte :

— Ben Hazraf, face d’âne !

L’autre faillit choir sur le côté. Il se redressa, regardant en direction de la maison sans toutefois voir son supérieur.

— Tu ne peux pas mettre la voiture a l’ombre, idiot ?

Le chauffeur adressa un salut militaire au perron et sauta sur son siège. Moussy se retourna et se trouva nez à nez avec Angelo. La scène se déroulait comme dans un ralenti cinématographique. Chacun prenait le soin de penser soigneusement avant de proférer la moindre syllabe.

— Ce que cela changerait à l’affaire, monsieur Tziflakos ? demanda Moussy avec un grand sérieux. Comment pouvez-vous poser une question pareille après que nous venons d’admettre que seul un familier a pu faire le coup ?

Il devint vraiment professionnel, cessant de jouer son odieuse comédie.

— Je dois contrôler l’emploi du temps de ce François Sauvage. J’ai déjà commencé. Il se trouve, précisément, qu’il était absent de chez lui l’après-midi du meurtre. Un ouvrier agricole prétend même l’avoir vu s’engager avec sa voiture sur le chemin conduisant à votre exploitation. Bref, à ne rien vous cacher, de fortes présomptions pèsent sur cet homme.

Les Tziflakos, cette fois-ci, évitèrent de se regarder. Un étrange maléfice les isolait brusquement. Ils se sentaient comme étrangers les uns par rapport aux autres. Chacun portait une somme de pensées accablantes qui le privait de tout contact avec les autres membres de la communauté.

Moussy continua de déambuler dans la pièce. Sous son poids, les lattes du vieux plancher craquaient comme le pontage d’un bateau. Le policier s’arrêta sous le ventilateur et offrit sa face luisante au léger courant d’air tourbillonnant sous l’appareil. Le ronron pénible du moteur vrillait les nerfs dès qu’on lui prêtait attention.

— Pourquoi venez-vous nous faire part de vos doutes ? questionna brusquement Angelo.

— Je tenais à avoir votre opinion sur le personnage, répondit calmement Moussy. Ce garçon est apparenté à l’ambassadeur de France et je dois, comme toujours dans ces cas-là, être prudent.

Il ôta son cigare de sa bouche, cracha une salive brune qu’il écrasa sous son pied et ajouta :

— Il n’y a rien de changé ?

— Nous n’avons pas d’opinion, fit Angelo. Je vous ai déjà dit que nous ne fréquentions personne. Si ma fille voyait Sauvage, nous l’ignorions.

— Parfait, dit Moussy.

L’homme au complet blanc ne parut pas déçu par cette prise de congé déguisée. Au contraire, une expression béate détendit ses traits.

— Il ne me reste donc plus qu’à poursuivre mon petit travail, dit-il d’un ton enjoué.

Il porta un doigt à la hauteur de son fez et marcha vers la porte. Comme il allait la franchir, Henrico le rappela.

— Hep, patron !

Ce mot s’appliquant au policier contenait toute l’insolence du monde.

— C’est à moi que vous parlez ? demanda l’inspecteur.

— Oui, fit Henrico. A propos de Sauvage.

Moussy attendit, l’œil luisant d’un espoir évasif.

— Alors ?

— Ça ne peut pas être lui…

La figure plate du policier se mit à pendre comme un linge mouillé.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que je l’ai vu, à l’heure du drame, près de notre plantation d’Oufara.

Moussy fronça les sourcils et se mit à frotter les ailes de son nez entre le pouce et l’index. La déclaration d’Henrico mettait à bas un édifice laborieusement élaboré. Sa première affaire chez les roumis ! Il se réjouissait tellement d’évoluer dans cet univers naguère fermé aux gens de sa race, de le contrôler à sa guise et d’y jouer le rôle enviable et grisant du destin ! Il était arrivé dans la vieille demeure en conquérant sûr de soi, semant à satiété le trouble ou l’angoisse. Il décidait ! Il suivait d’un pas appuyé les méandres de cette affaire, se découvrant avec délices des dons de limier sagace sans comprendre que l’événement le tirait par la main.

Il en voulut horriblement au jeune veuf de ruiner, d’une phrase, trois jours d’enquête qui devaient assurer son prestige.

— Que racontez-vous ? explosa-t-il soudain.

Son cigare lui tomba de la bouche. Il le ramassa. Le mouvement lui rappela son enfance, lorsqu’il rôdait à la terrasse des grands cafés pleins de colons méprisants pour y cueillir des mégots. Il rejeta le cigare aussitôt et l’éventra d’un coup de talon.

— Hein ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— La vérité, fit Henrico. Seulement la vérité : François Sauvage est resté tout l’après-midi à peindre en bordure de la plantation. Il avait sa 2 CV jaune, celle qui possède deux moteurs.

— Vous êtes certain que c’était bien ce jour-là ?

— Certain ! dit lugubrement le garçon. C’est un jour que je ne suis pas près d’oublier.

Le policier eut une expression douloureuse. En une seconde, il perdit toute sa morgue et ne fut plus qu’un pauvre homme effaré, dépassé par la traîtrise des circonstances.

— Bon, je vais voir, décida-t-il pour sauver la face. Je vais voir !

— C’est cela, voyez ! fil doucement Angelo en lui tournant le dos.

Moussy voulut réussir sa sortie, chercha une attitude avantageuse qu’il ne trouva pas, s’en alla sans saluer personne, le dos voûté, dans la lumière torride.

Les Tziflakos se rassemblèrent derrière la porte pour le regarder partir. Ils le virent dévaler le perron et héler son chauffeur d’un signe péremptoire. La jeep qui stationnait à l’ombre d’une haie de cyprès décrivit une large courbe ponctuée d’un sillage de poussière ocre et vint se ranger devant lui. Il l’escalada lourdement et s’abattit sur le siège arrière.

CHAPITRE III

Longtemps après que la jeep eut disparu, ils étaient encore groupés derrière le grillage de la véranda, silencieux et immobiles dans des postures marmoréennes de personnages symbolisant d’anonymes martyrs.

— Ce type est complètement fou, déclara enfin Tonton.

Le vieillard fit pirouetter son fauteuil et profita de l’accablement général pour saisir sa bouteille de whisky. Il but d’un air soucieux, s’appliquant à dissimuler son plaisir.

Il clappa de la langue et ajouta avec plus de force.

— Complètement fou !

Angelo le dévisagea longuement. Tonton se mit à battre éperdument des cils. Bien que son frère fût plus jeune que lui d’une vingtaine d’années, il le considérait comme son aîné. Il avait toujours vécu à sa remorque.

— Peut-être pas, articula le père d’Héléna. J’ai même l’impression que cet Arbi n’est pas bête, au contraire.

— Tu le crois, toi, qu’Héléna a été assassinée ? demanda Elisabeth en joignant pathétiquement les mains.

Cette hypothèse lui rendait presque acceptable la mort de sa fille. Ce qu’elle refusait de toutes ses fibres maternelles, c’était que la jeune femme se fût donné la mort, qu’elle eût rejeté délibérément la vie qu’elle lui avait donnée.

— Je n’en sais rien, répondit Angelo. Par contre, fit-il en saisissant une chaise par son dossier, ce que je comprends, c’est qu’il y a eu des cachotteries dans cette maison !

Il s’assit à califourchon, face à son frère dont les lèvres se mirent a trembler.

— Tu étais au courant ?

Tonton ouvrit la bouche. Sa langue remua, mais il n’émit qu’une espèce de râle qui voulait être une protestation.

Angelo reprit, broyant le regard du vieillard sous le sien :

— Il a dit qu’Héléna et Sauvage se voyaient tantôt chez lui, tantôt chez nous ! Tantôt chez nous ! répéta-t-il avec force. Si c’est exact, tu dois le savoir !

Henrico se contenait. Un grand froid intérieur stagnait dans sa poitrine. Cela lui rappelait un accident qu’il avait eu étant jeune homme Alors qu’il n’était pas encore en âge de passer son permis de conduire, il avait emprunté un jour la voiture de son père. En traversant un pont, dans la montagne, l’auto avait dérapé et défoncé le parapet. Henrico était demeuré près de vingt minutes au-dessus du gouffre. Un ruisseau misérable coulait cent mètres plus bas, entre deux falaises. Le garçon sentait osciller la voiture. Il n’osait faire un geste, se retenait même de respirer et, les yeux fous, fixait désespérément l’immense cassure de la montagne entre les lèvres de laquelle il se balançait. Lorsqu’il évoquait l’accident, il se rappelait surtout cette sensation de froid intense, de froid mortel dans son ventre. Oui, à cet instant, ça lui faisait tout pareil. Il flottait dans de l’horreur et atteignait à une forme de la volupté.

Tonton s’obstinait à fixer ses pieds morts.

— Ecoute, Constantin, fit Angelo, tu comprends bien que nous devons éclaircir tout ça ?

L’infirme fit oui de la tête. Son menton mal rasé ressemblait à une pelote d’épingles.

— Alors, dis ce que tu sais ! conseilla Angelo sans la moindre animosité.

— Il est bien venu deux ou trois fois, en effet, admit Tonton.

Henrico exhala un soupir et baissa la tête.

— Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda Angelo.

— Je ne sais pas ; causer ?

— Avec elle ?

— Oui, avec elle.

— Devant toi ?

— Non, dehors… Ils s’asseyaient sur le perron…

Angelo s’approcha de la véranda, machinalement, il regarda les quatre marches de bois flanquées de deux pilastres peints en blanc. Il imagina Héléna et Sauvage assis côte à côte sur le perron, mais il trouva le tableau incohérent. Les Tziflakos fréquentaient si peu ce François Sauvage qu’ils le saluaient d’un simple hochement de tête lorsqu’ils le croisaient sur la route. Pourquoi ce type venait-il voir Héléna ? Où et quand s’étaient-ils connus ? Comment se faisait-il qu’ils eussent sympathisé ?

— Qu’est-ce qu’ils se disaient ?

Tonton haussa les épaules.

— Je n’entendais pas, ils chuchotaient.

Henrico s’avança sur l’infirme et ils eurent tous un peu peur de lui, tant son visage était vide d’expression. D’un coup de pied, le jeune veuf fit décrire un arc de cercle au fauteuil orthopédique.

— Henrico ! gronda Angelo.

Mais son gendre négligea son intervention et se pencha sur le vieillard, après avoir empoigné les accoudoirs du siège. Ses mains crispées devinrent rapidement blanches comme des mains mortes. Les poils noirs qui les couvraient accentuaient encore leur pâleur.

— Parlez ! fit-il seulement, d’un ton si implacable que l’infirme mit un bras en parade devant son visage.

— Que veux-tu que je te dise ? protesta Tonton.

Il eut une réaction de très vieil homme et se mit à pleurer, bêtement, la bouche tordue par une grimace d’hépatique, le menton agité d’un tremblement.

— Vous n’entendiez peut-être pas ce qu’ils se disaient, mais vous voyiez en tout cas ce qu’ils faisaient, non ?

— Ils ne faisaient rien !

Henrico s’ébroua, la gorge tordue par un sanglot.

— Vous n’êtes qu’un vieux menteur !

Sa voix fit un couac et la phrase s’acheva sur un aigu ridicule de femmelette effarouchée, mais personne ne songea à sourire.

— Je te jure, mon garçon !

Henrico se mit à malmener le fauteuil, le ballottant impitoyablement entre ses bras puissants. Tonton basculait à gauche et à droite en poussant des cris de terreur. Angelo s’avança et gifla son gendre d’un calme revers de main. La claque stoppa net la rage d’Henrico qui tressaillit et lâcha le fauteuil. Une fois de plus, ses mains désemparées se mirent à pendre.

— Je veux savoir ! Il faut que je sache, murmura-t-il farouchement.

— On va savoir ! promit Tziflakos.

Et à son frère :

— Commence par le début !

— Quel début ? biaisa encore le vieux.

— Cesse de faire l’âne, Constantin ! dit Angelo. Héléna et ce type, c’était quoi, leurs relations ? La première fois qu’il est arrivé ici, la petite t’a bien donné une explication quelconque, je suppose ?

Tonton caressa son menton épineux, puis essuya ses pleurs avec le col de sa chemise, en tirant dessus exagérément. Apitoyé, son frère voulut l’aider.

— Et d’abord, ça remonte à quand ?

Angelo se sentait dans la peau d’un prêtre aux prises avec un pénitent maladroit qu’il convenait de confesser lentement, en prenant des précautions pour ne pas l’effaroucher ni le décourager.

— Environ six mois, il me semble…

Le col de chemise ayant servi à torcher les larmes de l’infirme pointait ridiculement le long de sa joue.

— Que t’a dit Héléna, à l’époque ?

Tonton haussa les épaules. Il se sentait las à mourir, il aurait aimé mourir à cet instant, prendre une attaque, tomber foudroyé de son fauteuil pour éviter de répondre et aussi pour leur faire de la peine, à eux tous qui le molestaient. Oui, s’abattre à leurs pieds, inerte et narquois.

— Si tu crois que je m’en souviens…

— Naturellement que tu t’en souviens !

Les cils mités du vieillard battirent.

— Tu sais qu’on s’entendait bien, avec Héléna…

— Je sais.

— Elle me confiait ses petits secrets.

— Elle en avait ? geignit Henrico.

Tonton s’abstint de lui répondre. Il ne pardonnait pas à son neveu de lui avoir fait peur devant tout le monde. Sans doute était-il une loque, un poids mort que son frère charriait depuis plus de trente ans, pourtant il tenait à ses prérogatives de patriarche. Sa qualité d’aîné lui conférait certains droits moraux que son frère n’avait jamais négligés. Cela était tellement vrai que jamais aucune décision importante n’avait été prise sans qu’on l’eût consulté.

— Toutes les femmes en ont, murmura Elisabeth afin de calmer son gendre dont elle comprenait la détresse.

Elle, elle n’avait jamais eu de secrets. Elle avait toujours su repousser les rêveries et leurs pernicieuses sollicitations.

— Et que t’a-t-elle dit ? reprit Angelo.

Son insistance déprimait Tonton. Ce qui faisait la force de son cadet, c’était sa tranquille obstination. L’existence d’Angelo ressemblait au cheminement d’un char d’assaut. Elle filait droit, renversant ou écrasant les obstacles, implacable et forte, sûre de sa vérité, de son bon droit, de sa mission.

— Voyons, Constantin, elle t’a appris ça de quelle façon ?

— Il peignait près des oliviers. Elle s’est approchée pour regarder son tableau et elle a trouvé ça joli.

— Salaud ! grommela Henrico qui éprouvait une instinctive défiance pour tout ce qui touchait à l’art.

Il affrontait la vie avec ses poings et les femmes avec son rire et ses yeux de loup. Qu’on cherchât à les capturer en étalant des couleurs sur une toile l’ulcérait.

— Et après ? demanda Angelo.

Tonton se rappelait mal les premières confidences de sa défunte nièce. Elles lui avaient été faites de façon fragmentaire et il intervertissait l’ordre des événements. Il revoyait François Sauvage arrivant un après-midi dans sa 2 CV cabossée. C’était un homme de trente-cinq ans, petit, aux cheveux châtain foncé, coupés court, à la peau bronzée, aux yeux très clairs. Il portait ce jour-là un pantalon de toile jaune et une chemise blanche déboutonnée jusqu’à la ceinture. Et puis des bottes. Sauvage ne se chaussait que de bottes, c’était sa coquetterie, presque une manie. Il en possédait toute une collection : des bottes mexicaines, des bottes de cavalier, des bottes de cow-boy, des bottes hongroises au cuir fin comme du cuir de gants… Il avait attendu un instant sur l’esplanade inondée de soleil, en clignant des yeux dans la lumière. Il paraissait indécis, ou plutôt intimidé. Peut-être redoutait-il de rencontrer le mari d’Héléna ? Et puis, il s’était décidé. Il avait pris une de ses toiles dans l’auto, un tableau de faibles dimensions…

— Et après ? réitéra Angelo.

— Attends ! fit Tonton…

Oui, il revoyait… Héléna se trouvait dans la pièce avec lui. Sur le canapé, justement, où elle devait mourir quelques mois plus tard… Elle lisait. Il se rappelait même le livre dont la couverture représentait un arbre convulsé dans l’orage. Sauvage s’était avancé, son tableau sous le bras ; il avait gravi les marches de la véranda et, parvenu à la porte grillagée, avait cherché une surface solide sur laquelle frapper pour signaler sa présence. De l’extérieur, il ne pouvait voir dans la salle de séjour des Tziflakos et il avait la mine empruntée d’un adolescent rendant visite à une jeune fille pour la première fois.

— Il est venu, récita Tonton, l’œil mi-clos. Il apportait un de ses tableaux a Héléna. Ça représentait un ananas, je me rappelle, juste un ananas posé sur une assiette bleue. Tout de suite, je ne sais pas, j’ai cru qu’il voulait le vendre. En le voyant, Héléna est devenue toute pâle.

Il se tut. Angelo approuva d’un hochement de tête, un peu comme un maître d’école encourage un élève peu doué qui lui récite sa leçon.

— Il lui a tendu le tableau. Il lui a dit : « C’est pour vous. » Ensuite, il m’a vu. Il est venu me saluer.

— Un tableau ! s’exclama Henrico, plein d’une féroce incrédulité. Un tableau ! Pour quoi faire ? Où est-il ? Vous vous foutez de nous !

— Héléna a refusé ! dit Tonton.

— Ah ! tout de même ! s’exclama le jeune veuf, soulagé.

— Elle lui a dit « Non, merci, ce n’est pas possible. »

— Et lui, insista Elisabeth, que lui a-t-il répondu ?

Tonton réfléchit. La scène demeurait présente à son esprit. François Sauvage, gauchement, avait regardé son tableau comme s’il n’en était pas l’auteur, comme s’il le voyait pour la première fois. Et puis il l’avait crevé d’un coup de poing. Son geste n’avait cependant rien eu de brutal.

« Je comprends, avait-il murmuré, mais comme je l’avais peint pour vous… »

Henrico s’étrangla :

— Il l’avait peint pour elle ! Quel salaud ! De quel droit ? Qu’est-ce qui lui permettait de peindre des tableaux pour ma femme et de venir faire du cinéma ici en les démolissant ? Hein ? Tout ça va se payer ! Et ça va être cher !

— Calme-toi ! ordonna Angelo.

— Me calmer en entendant des choses pareilles !

— Calme-toi, répéta son beau-père.

Il demanda à Tonton :

— Qu’ont-ils fait, ensuite ?

L’infirme manœuvra son fauteuil jusqu’à la bouteille de scotch posée sur un coin de table. Elisabeth lui prit la bouteille des mains.

— Parlez d’abord !

Il vit les yeux ardents de sa belle-sœur fixés sur lui, brûlants, pénétrants, quasi cruels, et il se sentit infiniment seul et diminué au milieu de sa famille. Il chercha un secours chez Clémentine, mais la jeune fille lui tournait le dos. Elle aussi savait des choses. Elle aussi était dans la confidence ! Elle était lâche de ne pas l’aider, de le laisser se débattre seul avec ses trois tourmenteurs.

— Qu’ont-ils fait ensuite ? répéta Angelo.

— Héléna a eu les larmes aux yeux. Et puis elle a pris son album de timbres et elle est allée le lui montrer sous la véranda.

— Il est resté longtemps ?

— Une demi-heure environ.

— Ensuite, il est parti ?

— Oui. En emportant son tableau crevé.

— Et Héléna t’a parlé à ce moment-là ?

— Elle m’a dit qu’elle aimait la peinture, surtout celle de Sauvage, qu’il avait du talent, que c’était un artiste…

— Et toi ?

— Quoi, moi ?

— Tu n’as rien dit ?

— Que voulais-tu que je dise ? Ils ne faisaient rien de mal ! On était si seuls, ici ! Héléna surtout !

Henrico bondit, l’œil hagard.

— Ah ! elle était seule ?

Tonton le brava, parce qu’il avait la vérité pour lui et qu’il se sentait fort derrière ce solide paravent.

— Très seule, oui, mon garçon !

— Et moi, dites ? gémit Henrico. Je n’étais pas son mari, peut-être ?

— Un mari qui travaillait trop et qui ne parlait pas assez, Henrico, assura Tonton. Quand tu rentrais des plantations, tu t’asseyais, tu écoutais la radio sans rien dire en te balançant dans le fauteuil qui est là.

— Parce que j’étais fatigué !

— Les femmes n’aiment pas les hommes fatigués lorsqu’elles ne sont pas fatiguées elles-mêmes, s’enhardit le vieillard.

Henrico sortit sans rien dire. Il sauta les quatre marches de la véranda et marcha à la voiture. Il se mit au volant et démarra. Comme il manœuvrait, Angelo le héla :

— Où vas-tu, Henrico ? cria-t-il de la porte.

Le garçon accéléra. Mais, se ravisant, il freina et enclencha le bouton de la marche arrière dans la boîte automatique de la vieille DeSoto.

L’auto recula d’un bond et s’immobilisa brutalement devant le perron.

Le moteur tournait sans bruit. La DeSoto frémissait dans le soleil. Jamais elle n’avait été aussi écarlate. Ses chromes scintillaient d’une façon insoutenable.

Henrico sauta de son siège et vint se planter devant son beau-père.

— Je ne vous l’ai pas encore dit, père, mais, tout à l’heure, j’ai menti à ce salaud de flic. Je n’ai pas vu Sauvage au moment du drame.

Angelo fil une grimace.

— Alors, pourquoi as-tu dit à l’inspecteur que tu l’avais vu ?

— Pour l’innocenter, assura Henrico. Cette histoire ne regarde pas la police d’ici. Elle est à nous, non ?

Angelo approuva.

— Oui, mon fils, elle est à nous.

Il descendit les marches et murmura simplement en montant dans la voiture :

— Je vais avec toi.

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