L’ENQUÊTE

CHAPITRE PREMIER

Il était couché dans un hamac, à plat ventre, les bras pendant hors du filet dont les larges et rudes mailles lui meurtrissaient le visage.

Le hamac, attaché à deux troncs d’oliviers torturés par l’âge, demeurait immobile. François regardait la lutte farouche de deux scarabées, bleutés comme l’acier, sur le sol galeux. L’un d’eux s’acharnait sur son adversaire qu’il avait retourné et qui agitait misérablement ses pattes grêles.

François pensait à certaines toiles de Bernard Buffet consacrées aux insectes. Il les admirait rétrospectivement en contemplant les modèles. Buffet avait su exprimer cet aspect de la nature. Son graphisme restituait le côté aigu, sombre et louche des bestioles. Est-ce qu’un jour le règne de l’insecte s’affirmerait ? François Sauvage imaginait les millions d’espèces miraculeusement dressées sur leurs pattes postérieures et partant pour la plus terrifiante des conquêtes.

Le bleu moiré des deux scarabées ressemblait au bleu des yeux d’Héléna. Un jour, bientôt, il peindrait de mémoire le portrait d’Héléna. Et ce serait une Héléna inconnue de tout le monde, une Héléna que lui seul avait vue, l’espace d’un instant, l’espace d’une seconde…

Il y eut un bruit de dérapage dans le chemin de terre. Sauvage fit un effort pour tourner la tête et vit la grosse voiture rouge des Tziflakos stoppée à quelques mètres de là dans un nuage de poussière ocre. Il ne l’avait pas entendue arriver. Le père et le mari d’Héléna en descendirent de part et d’autre et se rejoignirent à l’avant de l’auto. Ils regardaient en direction de la maison.

— C’est moi que vous désirez voir ?

Ils se retournèrent et le virent, affalé dans son hamac, semblable à un grand poisson blanc dans les rets d’une nasse.

Angelo et son gendre s’approchèrent du peintre. Dans leur costume noir, ils ressemblaient à deux tueurs que Sauvage avait vus dans un film américain. Leur visage contracté était aussi blanc que leur chemise au col dégrafé.

François sentit combien sa posture devait paraître ridicule. L’abandon est un acte intime. Il fit un effort pour se mettre sur le dos, mais n’y put parvenir, car la boucle de sa ceinture s’était prise dans une maille du hamac. Il voulut parler, dire une phrase de bienvenue aux arrivants, seulement leur expression farouche condamnait toute civilité.

Ils dardaient sur lui d’étranges regards de loups. Il y eut un moment très intense pendant lequel les trois hommes se fixèrent impitoyablement. Tziflakos et son gendre penchaient un peu la tête, afin de mieux le voir. Enfin, Henrico parut se dégager d’une pathétique méditation. Il sortit de sa poche un couteau à manche de corne et, du pouce, fit jouer le système commandant l’ouverture de la lame. Celle-ci jaillit avec un déclic et son reflet fulgura dans la lumière nue.

« Il va me tuer ! » pensa le peintre à toute volée.

Son être tout entier se contracta. Il vit de nouveau scintiller la lame et n’eut pas le temps de comprendre. D’un geste péremptoire, Henrico trancha la corde du hamac et Sauvage s’écrasa au sol, la tête la première. Il fut étourdi. Une cuisante douleur l’éblouit et il lui parut que sa pommette droite enflait instantanément. Il se dépêtra à grand-peine, meurtri et furieux. Du sang se mit à ruisseler sur sa joue.

Henrico guettait ses réactions en actionnant le cran de sûreté pour plier la lame. Il espérait une attaque du peintre. Mais Sauvage n’eut pas envie de se battre. Il n’aurait pas su porter le moindre coup à son adversaire. Il détestait la violence.

— Je n’aime pas ça, Henrico ! reprocha Angelo.

Tziflakos caressa du pouce ses gros sourcils en accent circonflexe.

— Excusez-le, fit-il à Sauvage, mon gendre est à bout de nerfs.

François porta la main à sa pommette tuméfiée et la retira, rouge de sang. Il pensa confusément que c’était un rouge intéressant et sortit son mouchoir pour en faire une compresse de fortune. Angelo ne perdait pas un de ses gestes. Il se demandait si ce petit homme avait été l’amant de sa fille. Sauvage n’était pas beau, mais il y avait dans toute sa personne quelque chose de tendre et de pathétique.

— Venez avec nous ! ordonna-t-il brusquement.

— Où ça ? demanda le peintre.

— A la maison.

François Sauvage ne protesta pas. Sa soumission déconcertait Henrico qui la prenait pour de la lâcheté. Les lâches l’avaient toujours désarmé. Ce battant dur et violent qui soulevait des tracteurs perdait ses moyens en face d’un poltron. Il aimait se battre, mais avait horreur de faire peur.

Ils marchèrent tous trois jusqu’à la voiture. Entre les deux personnages en noir, Sauvage paraissait particulièrement fluet. Sa chemise déboutonnée jusqu’à la ceinture découvrait son torse menu. Il était chaussé de bottes basses en cuir beige clair. Henrico s’arrêta soudain pour lui laisser prendre du champ et le contempler de dos. Le peintre fit encore quelques pas et s’arrêta. Henrico tordit la bouche en signe de profond mépris.

— Regardez-le ! dit-il à son beau-père, une vraie gonzesse !

— Allons, viens ! fit sèchement Angelo, agacé par l’attitude du garçon.

Le cadet des Tziflakos aimait la dignité avant toute chose. Il jugeait sévèrement le comportement de son gendre. Le coup du hamac ne lui avait pas plu. Angelo ouvrit la portière.

— Montez ! dit-il à François Sauvage. Il y a de la place pour trois à l’avant.

Le peintre s’assit au milieu de la banquette et croisa les bras. Il tenait son mouchoir en boule dans le creux de sa main droite. La pochette de soie, humide de sang, commençait à devenir poisseuse.

*

Tonton guettait, embusqué derrière le grillage de la porte. Il écoutait les sourds battements de son cœur marteler sa vieille poitrine. L’infirme avait horreur de ce bruit qui le terrifiait et qu’il ne pouvait pas fuir. Il songeait au moment inéluctable où ces battements s’affaibliraient, s’estomperaient, cesseraient. Depuis qu’il vivait dans un fauteuil, la mort lui paraissait beaucoup plus terrifiante, beaucoup plus inacceptable. Il allait disparaître pauvrement, sans panache, ligoté déjà par la mort de ses jambes. Il ne laisserait rien, pas même des regrets. Son existence ressemblait à un tapis qui s’enroulait sur ses talons. Est-ce qu’un homme avait trouvé le moyen de faire du lait avec de l’herbe ? Il enviait ceux qui peuvent se retourner, parvenus au bout de leur route, et pleurer sur leur sillage. Constantin Tziflakos ne laissait pas de sillage derrière lui.

— Tu as mal ? demanda Clémentine.

Il tourna vers la jeune fille ses yeux harassés. Elle le considérait avec intérêt, mais sans marquer d’inquiétude. Il fut frappé par ce manque de compassion. L’indifférence est plus impitoyable que la haine. Il aurait aimé trouver de l’anxiété dans les yeux de sa jeune nièce.

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Tu te tiens la poitrine.

— C’est mon cœur ; il cogne fort ?

Elle s’approcha et demanda, en baissant le ton :

— Tu as peur, hein ?

Il s’assura qu’Elisabeth ne se trouvait pas à portée de voix et murmura pitoyablement :

— Oui, très peur.

— Il était l’amant d’Héléna ?

Tonton secoua énergiquement la tête.

— Qu’est-ce que tu vas imaginer là ? Il n’y avait que de l’amitié entre eux !

— Tu es sûr ?

— Puisque je te le dis ! De l’amitié et c’est tout !

Elle hocha la tête, pas convaincue le moins du monde. Dans la cuisine proche, sa mère préparait du thé à la menthe comme chaque jour à la même heure. L’odeur caractéristique de la menthe flottait déjà dans la maison. Une odeur réconfortante.

— Non ! déclara Clémentine Pas de l’amitié. Il n’était peut-être pas son amant, mais je suis certaine qu’ils s’aimaient.

— Elle t’avait parlé de lui ? s’étonna-t-il.

— Non, mais je les ai vus ensemble, moi aussi.

— Quand ? croassa l’infirme.

— Oh ! plusieurs fois… Je les observais.

Elle réfléchit et eut cette réflexion déconcertante qui laissa Tonton songeur.

— C’était joli !

Le vieillard se voila les yeux. Les battements de son cœur redevinrent normaux et réintégrèrent le lent bruissement de sa vie.

— C’est vrai, chuchota-t-il, c’était joli.

— Papa et Henrico sont allés chez lui ?

— Probablement.

— Tu crois qu’ils vont lui faire du mal ?

L’infirme laissa retomber sa main et cligna des yeux à la lumière retrouvée.

— Ils veulent savoir. C’est normal, non ?

— Evidemment.

— Le policier avait l’air de croire que c’est Sauvage qui a tué Héléna. Ça te paraît possible, à toi ?

C’était justement la question que se posait Tonton depuis le départ de son frère. Il l’examina une fois de plus et secoua la tête.

— Ça ne me paraît pas possible, assura-t-il.

— C’est un garçon si doux… Mais sait-on jamais ?

Il fit le poing et l’agita dans le vide.

— Si c’était lui, je l’étranglerais de mes pauvres mains, Clémentine, bien que je n’aie plus guère de forces !

Elle ne s’émut pas outre mesure de la menace.

Tonton était un vieux petit garçon bravache. Comme tous les faibles, il s’offrait parfois des éclats pour essayer de faire illusion, mais il n’avait jamais eu un véritable comportement d’homme et, si son frère ne l’avait pris en charge à l’âge où un individu n’a plus le droit d’être pauvre, Tonton serait sûrement devenu clochard. Déjà, à l’époque où Angelo s’était occupé de lui, bien avant la naissance de Clémentine, et même avant celle d’Héléna, Constantin Tziflakos menait une vie de colporteur guenilleux. En ce temps-là, il buvait du vin rouge, n’ayant pas les moyens de faire connaissance avec le whisky. C’était sa belle-sœur qui, par souci du standing, avait un jour décidé qu’il s’enivrerait désormais au scotch.

— Les voilà ! dit la jeune fille en baissant le ton.

L’infirme se pencha, mais l’auto venait de contourner la maison pour gagner l’ombre du hangar de cannis.

— J’ai rien vu, fit Tonton.

— Ils le ramènent, révéla Clémentine.

Tonton fut surpris plus qu’alarmé. Il pensait que son frère et son neveu s’étaient rendus chez François Sauvage afin d’obtenir du peintre une explication. Il n’imaginait pas qu’ils le ramèneraient, et leur dessein lui échappait.

Il les vit gravir le perron de bois. Sauvage marchait entre les deux hommes en noir, les mains enfouies dans les poches ventrales de son pantalon de toile. Malgré cette allure dégagée, on le devinait prisonnier de ceux qui l’escortaient. Sa pommette tuméfiée ne saignait plus, mais une forte enflure mettait de l’asymétrie dans son visage. Comme ils pénétraient dans le living, Elisabeth sortit de la cuisine avec le plateau pour le thé. Un mince filet de vapeur rectiligne sortait du bec de la théière. La femme d’Angelo s’arrêta en voyant Sauvage. La vapeur dansa un instant devant sa figure blême. Le peintre la salua machinalement d’un hochement de tête. Elisabeth détourna la tête et posa le plateau sur la table. Elle disposa les tasses en demi-cercle ainsi qu’elle le faisait tous les jours, puisant un regain d’énergie dans la routine.

— Asseyez-vous ! invita Angelo en écartant une chaise de la table.

Sauvage hésita et s’assit. Ses yeux rencontrèrent ceux de Clémentine. Il sourit à la jeune fille qui détourna la tête.

Elisabeth emplit les tasses avec des gestes prompts et précis. Elle semblait ne pas s’intéresser à l’arrivant et même ignorer sa présence. Angelo s’empara de la première tasse et se mit à souffler dessus. Il buvait le thé sans sucre et, depuis longtemps, on ne lui mettait plus de petite cuiller. Il goûta le breuvage, souffla dessus à nouveau et porta la tasse au niveau de son nez.

Personne ne parlait, chacun lui laissant l’initiative. Il était le maître absolu. Henrico lui-même s’effaçait, soucieux de ne pas troubler son beau-père. Elisabeth regardait son mari avec admiration. Elle le revoyait tel qu’il s’était présenté à la plantation jadis, devant son père à elle, trapu, déjà massif, avec des yeux fermes et hardis. Il venait briguer une place de contremaître. Le père Vaudoyen jouait les gentlemen-farmers et l’affaire périclitait. Trop de réceptions, trop de bridges, trop de séjours sur la Côte d’Azur qu’on appelait à l’époque la Riviera. Il avait cueilli négligemment les certificats d’Angelo entre le pouce et l’index, les parcourant en les tenant éloignés de sa personne, comme s’ils eussent été des papiers gras. Elle se trouvait dans la loggia, sous l’escalier, à l’endroit précis où Héléna… C’était déjà le même canapé, avec d’autres coussins, recouverts d’une tapisserie en points de Hongrie. Elle avait vu ciller Angelo, une rougeur avait envahi le front du garçon et il devait lui avouer plus tard que si elle ne lui avait pas souri à ce moment-là, il aurait arraché ses certificats de la main de Vaudoyen et serait parti sans un mot.

Un an plus tard, comme, malgré ses efforts, l’exploitation tournait au désastre, il était entré dans la pièce alors que la famille dînait. Quelque chose de très intense luisait sous ses gros sourcils.

— Que vous arrive-t-il, Angelo ?

Sans chercher à s’excuser, il était venu se planter devant le père d’Elisabeth.

— Il m’arrive qu’on ne peut plus continuer sur ces méthodes-là, monsieur Vaudoyen. C’est la débâcle ! Si vous ne me donnez pas carte blanche, d’ici moins de six mois, votre affaire est foutue.

Un homme qui pénétrerait nu dans une église ne ferait pas davantage sensation.

— Et à quel titre vous donnerais-je carte blanche, Angelo !

— Pourquoi pas au titre de gendre, par exemple ?

Le plus étonnant, c’est qu’il n’avait presque jamais adressé la parole à Elisabeth ! Il ne la regardait même pas…

Le père Vaudoyen était resté la fourchette en l’air, l’œil rond, la moustache hérissée.

— Vous allez me foutre le camp immédiatement, espèce de sale Grec !

L’insulte n’avait pas troublé Angelo.

— Très bien, monsieur Vaudoyen, mais n’oubliez tout de même pas que les Grecs ont bâti le Parthénon, eux !

Il était sorti, et c’est alors qu’Elisabeth, comme en état second, avait posé sa main nerveuse sur celle de son père, tremblante de courroux :

— Laissez-moi l’épouser, père !

Elle aussi venait de faire son petit coup d’Etat.

— Tu l’aimes ?

— Non, mais je l’admire. Je crois que nous ferions un vrai couple !

Elle n’avait jamais aimé Angelo, du moins d’amour… Mais son admiration demeurait intacte après plus de vingt-cinq ans de mariage.

Angelo but sa tasse à petites gorgées Il regardait François Sauvage tranquillement, pensivement, comme si d’autres images s’intercalaient entre eux deux. On n’entendait que le bruit désagréable de sa déglutition. Il avalait son thé par saccades et chaque gorgée absorbée ressemblait à une pierre lâchée dans un puits.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu à l’enterrement de ma fille, monsieur Sauvage ?

CHAPITRE II

Ils s’attendaient si peu à cette question, tous, qu’ils en furent interloqués.

Mal à l’aise, le peintre haussa les épaules. La personnalité de Tziflakos le paralysait. Il aurait aimé lui expliquer qu’assister à des funérailles constituait à son sens un acte inutile et qu’il avait banni de sa vie toutes les conventions hypocrites. Il renonça à lui dire que le cercueil d’Héléna ne représentait rien, non plus que la foule qui le suivait. Il craignit de ne pouvoir se faire comprendre et préféra se réfugier dans le silence.

— Vous connaissiez Héléna, pourtant ? insista Angelo.

François acquiesça.

— Depuis longtemps ?

— Je connais tous les Européens d’ici, biaisa Sauvage.

Henrico bondit sur lui et le gifla d’un revers de main sur sa pommette endolorie qui, aussitôt, se remit a saigner. Clémentine poussa un cri.

— Va dans ta chambre, lança Elisabeth à sa fille.

Cet ordre ne sous-entendait-il pas qu’elle adhérait à la brutalité d’Henrico ? Clémentine ne broncha pas et on l’oublia.

Angelo s’assit de l’autre côté de la table, en face du peintre. Henrico restait debout, près de Sauvage. Il avait une sorte d’étoile sanglante sur sa main et la contemplait farouchement.

— Je me doute que vous connaissez les Européens de la région, monsieur Sauvage. Nous ne sommes plus tellement nombreux…

Il se racla la gorge et se mit à caresser les poils de ses doigts.

— Ce que j’aimerais savoir, c’est depuis combien de temps vous parliez à ma fille.

— Quelques mois, répondit le jeune homme.

— Elle était devenue votre maîtresse ?

Il y eut un silence douloureux.

— Non, déclara enfin Sauvage. Elle était mon amie, ce qui est peut-être beaucoup mieux !

Henrico le saisit aux cheveux et lui renversa la tête en arrière.

— Ma femme ! s’étrangla le colosse. Ma femme, l’amie de ça !

Il voyait à l’envers le visage blême et meurtri de Sauvage et le trouvait laid et ridicule.

— Lâche-le ! enjoignit son beau-père.

Henrico repoussa violemment la tête de François. Celui-ci fut déséquilibré et tomba à genoux sur le plancher. Il se massa la nuque et se releva.

— Asseyez-vous ! reprit calmement Tziflakos.

Sauvage se rassit. Le sang coulait sur sa joue en une mince rigole hésitante qui brunissait rapidement. Le filet pourpre s’égarait dans le creux du menton avant de goutter sur la chemise blanche.

— Vous la rencontriez souvent ?

Ce qui frappa Clémentine à cet instant, ce fut l’aspect purement policier de la scène. Son père figurait le commissaire questionnant un prévenu. Henrico jouait le cogneur chargé de le mettre à la raison. Et Sauvage n’était-il pas réellement le suspect sur lequel pesaient les plus graves présomptions ?

— Presque tous les jours.

— Où ça ?

— Je venais ici ou elle venait chez moi.

— Comment saviez-vous que nous étions absents ?

— Elle me téléphonait.

Henrico soufflait du nez, bruyamment, comme un porc fouille du groin dans son auge pleine. Il y avait du massacre plein ses mains. Elisabeth le sentit et, pour l’apaiser un peu, lui prit le bras. Le garçon se dégagea brusquement. Il ôta son veston noir, le jeta en direction d’un fauteuil qu’il manqua, et le vêtement tomba sur le plancher. Il ne s’en aperçut même pas.

— Chez vous, poursuivit Angelo, qu’est-ce que vous faisiez ?

— Rien. Elle regardait mes toiles et nous parlions peinture.

— Et ici ?

— Ici aussi, nous parlions.

— Parler ! Parler ! gronda Henrico. Il se moque de nous, père ! Héléna ne disait jamais rien. C’était pas une fille bavarde, vous le savez bien.

Sauvage se retourna et le regarda. Les muscles d’Henrico tendaient à bloc sa chemise de ville. Jamais il n’avait donné une telle impression de force.

— Ça dépend avec qui, murmura François.

Henrico donna un coup de genou dans la chaise d’où Sauvage bascula pour la seconde fois. Docilement, il se remit debout, mais cette fois il ne s’assit pas.

— Qu’aurait-elle pu trouver à vous dire, puisque vous êtes une brute ? dit-il à Henrico.

Angelo étendit la main.

— Ne le touche pas, Henrico ! Attends !

Déjà, son gendre avait noué ses mains au col de la chemise du peintre. Il était gris de haine.

Tonton s’approcha vivement dans son fauteuil grinçant. Il saisit son neveu par la ceinture et le tira en arrière.

— On t’a dit de le lâcher, mon gars ! Faut pas y toucher tant qu’on ne saura pas.

Henrico lâcha prise. Sauvage avait une épaule dénudée ; avec peine il rajusta sa fine chemise.

— Bon Dieu ! haleta Henrico, vous allez quand même me laisser casser la tête à cette guenille ! Si c’est son aveu qu’il vous faut, vous n’avez qu’à lui poser la question directement au lieu de chercher des détours !

— Quelle question ? demanda le peintre.

— C’est toi, hein ? grimaça le jeune veuf.

— Moi quoi ?

— Un instant ! coupa Angelo.

Il se leva en soupirant et vint à Sauvage. Il n’était guère plus grand que lui, et pourtant l’autre semblait fluet à son côté.

— La police nous a appris que ma fille ne s’était pas suicidée, monsieur Sauvage, mais qu’on l’avait assassinée.

Il répéta, en détachant durement chaque syllabe.

— As-sas-si-née.

Sauvage soutint son regard.

— On en est certain ?

— La trajectoire de la balle et l’absence d’empreintes sur le revolver en sont la preuve.

— Qui a pu faire ça ?

Angelo secoua misérablement la tête.

— Vous ! dit-il.

Sauvage regarda au-dehors. Le jour commençait a mourir. C’était l’heure terrible où, au cours des trois jours précédents, il se mettait à penser à Héléna. A y penser d’une façon particulière, comme on pense à une absence. Il prenait alors sa voiture et allait, loin de tout, dans un bois de pins qui sentait fort. Il se plaquait contre un tronc d’arbre, l’étreignait farouchement, frottant son front brûlant contre l’écorce rugueuse et se mettait à pleurer. Il pleurait jusqu’à ce que la nuit fût complètement tombée et que le bois devînt un enchevêtrement d’ombres.

— Vous ! répéta Angelo. D’ailleurs, c’est ce que pense la police et si mon gendre n’avait fait un faux témoignage pour vous innocenter, vous seriez présentement en prison !

— Pour m’innocenter ?

— Cette histoire est européenne, elle n’est pas arabe ! dit seulement Angelo.

Sauvage comprit et une obscure crainte lui fouailla les entrailles. Il méprisait sa peur sans parvenir à la dominer.

— Pourquoi pense-t-on que j’ai pu tuer Héléna ?

— Je te défends de l’appeler Héléna ! gronda Henrico. Qu’est-ce qui te permet ? Héléna… (Sa voix se brisa.) Héléna, c’était pour nous, juste pour nous…

Il implora sa famille :

— Vous le savez bien, vous autres ! Vous n’allez pas tolérer que ce salaud se permette de l’appeler Héléna, tout de même !

— Je sais si bien prononcer son nom, pourtant, dit Sauvage.

Il sentit couler une larme sur sa pommette éclatée et ce pleur le brûla comme de l’acide.

La colère d’Henrico ressembla à de l’affolement. Il ne sut plus, tout à coup, s’il avait envie de tuer cet homme ou de se tuer lui-même. Il franchissait une frontière inconnue au-delà de laquelle l’attendait un univers régi par des lois qu’il ignorait. Comment cet être fragile, ce barbouilleur de blanc, ce petit snob intellectuel pouvait-il le braver avec une telle persévérance, malgré les coups reçus et le danger qui le guettait ? Son audace était faite d’innocence. Sa faiblesse ressemblait à un tranquille défi.

— Vous pleurez ! dit Elisabeth, comme on avertit quelqu’un du désordre de sa toilette.

Sauvage appliqua ses doigts sur sa plaie pour étancher les larmes, mais elles s’étaient déjà mêlées au sang.

— Si vous pleurez, c’est que vous l’aimiez ! raisonna Angelo.

Le peintre eut l’air surpris.

— Evidemment que je l’aimais !

— Et vous dites que vous étiez amis, seulement amis ?

— Ce n’est pas un obstacle à l’amour, l’amitié, monsieur Tziflakos !

— Vous prétendez aussi qu’elle n’était pas votre maîtresse.

— Parce qu’elle ne l’était pas.

— Je voudrais que vous me précisiez très exactement la nature de vos relations.

François Sauvage secoua la tête.

— Ce n’est guère possible.

— Essayez !

François parut hésiter, puis il secoua la tête.

— Je préfère pas. Je vous dis seulement qu’elle n’était pas ma maîtresse, cela doit vous suffire !

— Père ! appela Henrico, laissez-le-moi, je me charge de le faire parler.

Angelo se débarrassa de la requête d’un coup d’épaule importuné, comme on se défait d’une charge légère.

— Venons-en à l’après-midi du meurtre, fit-il.

Elisabeth regardait fumer le thé dans les tasses. Seul son époux avait vidé la sienne. Le breuvage sacro-saint refroidissait. Elle présenta l’une des tasses à Clémentine qui la prit d’une main tremblante. La jeune fille goûta le thé et eut du mal à avaler la faible gorgée.

— Eh bien ? demanda Sauvage à Tziflakos. Que voulez-vous savoir ?

— C’est vous qui avez tué Héléna, n’est-ce pas ?

La douceur de la question contrastait avec son importance.

— Je vous ai déjà répondu que non.

— Vous ne l’avez pas rencontrée le jour de sa mort ?

— Non !

— La police prétend qu’on vous a vu, au volant de votre 2 CV, dans le chemin qui conduit à notre plantation.

— Je ne suis pas venu jusqu’ici. Je me suis arrêté dans un champ, pour peindre.

— Qui le prouve ?

— Qui prouve que je sois venu ?

Angelo se gratta la nuque d’un air ennuyé. Il commençait à se dire qu’il est difficile de suppléer la police.

CHAPITRE III

— Vous voulez bien me laisser un moment seule avec lui ? fit brusquement Elisabeth.

Son mari fronça les sourcils : mais il lut une telle résolution dans les yeux de sa femme qu’il céda sans tergiverser.

— D’accord, Elisabeth.

— Pas moi, dit Henrico.

Il dégrafa les poignets de sa chemise dont il se mit à rouler les manches. Comme tous les manuels, il les roulait serré, sans souci de les froisser.

Il s’avança. L’échec de son beau-père le survoltait. Ses biceps énormes dansaient sous sa peau, se dilatant et s’affaissant alternativement, comme la poche de caoutchouc d’un appareillage d’anesthésiste. Ses longs poils noirs hérissés augmentaient encore le volume de ses formidables avant-bras.

— C’est moi que vous allez laisser seul avec lui ! Je vous jure qu’il avouera. Car c’est lui ! Vous le savez tous, que c’est lui.

— Fiche-nous la paix, Henrico, dit sèchement Elisabeth. Je veux avoir une conversation avec cet homme, seule à seul. C’est clair, non ?

Henrico ne s’avoua pas vaincu.

— Je suis le mari ! objecta-t-il.

— Et moi, je suis la mère ! repartit Elisabeth. Sortez, vous dis-je !

— Laissons-les ! commanda Angelo en se dirigeant vers la porte. Il tint le panneau grillagé ouvert et fit signe à son frère de sortir. Tonton roula son fauteuil sur la véranda. Clémentine le suivait. Henrico attendit, mais son beau-père tenait toujours la porte et le regardait. Mal résigné, le garçon ramassa sa veste sur le plancher. Son portefeuille s’était échappé du vêtement et gisait sous la table. Il était ouvert à moitié et la photographie d’Héléna apparaissait. Une image qui datait de leurs fiançailles ! Quelques années plus tôt, Henrico était venu livrer du matériel agricole pour le compte d’une maison américaine dont son père était concessionnaire… Pendant plusieurs jours, il avait habité la plantation afin d’apprendre le fonctionnement des engins aux ouvriers indigènes. La beauté d’Héléna l’avait frappé et, une fois parti, ne pouvant l’oublier, il lui avait écrit de longues lettres maladroites et passionnées. L’idylle avait été épistolaire pendant plusieurs mois. Il se rappelait ses tourments lorsque, le soir, dans sa chambre de jeune homme, il entreprenait une missive. Il avait à portée de la main un dictionnaire auquel il faisait appel à chaque phrase et il lui arrivait de téléphoner à des amis pour leur lire des paragraphes entiers et leur demander si le français en était correct.

Il dégagea complètement la photographie du portefeuille et l’examina attentivement. Il eut l’impression de découvrir un visage absolument inconnu. Jusqu’alors, pour Henrico, l’amour était une chose très simple : je t’aime, tu m’aimes, on se marie et on est heureux.

— Eh bien ! tu arrives, oui ? grommela son beau-père.

Le soleil devenait tout rouge et semblait se diluer dans le ciel immense. On eût dit que l’oliveraie proche flambait. La terre aussi était rouge, d’un beau rouge tirant sur l’indigo et qui étincelait.

Henrico tenait sa veste sous son bras gauche et brandissait la photographie d’Héléna de sa main droite. Angelo lâcha la porte à va-et-vient qui lui battit les fesses.

— Il me semble que ce n’est plus elle, murmura Henrico en lui mettant l’image sous le nez.

Angelo considéra la photographie de sa fille. Il s’agissait d’une photo d’identité que sa femme avait fait agrandir parce que le cliché était bon.

— C’est bien elle, assura-t-il.

Il fixait la tempe d’Héléna. Il essayait de se faire une idée approximative du destin, de prendre notion du temps, non pas du temps journalier dont les horlogers font leur affaire, mais d’un temps plus vaste, quasi sidéral. Un temps à la mesure de l’éternité dans laquelle s’inscrivent les aventures humaines.

Est-ce que, au moment ou l’on avait réalisé cette épreuve photographique, il était prévu qu’une balle ravagerait cette tempe où moussaient des cheveux fous ?

— Regarde. Clémentine !

Henrico montra la photo à sa jeune belle-sœur. Clémentine ne fut pas émue. Pour elle, sa sœur, c’était autre chose qu’une image sur un carton glacé.

Un âne se mit à braire, tout proche. Son cri ridicule ressemblait à une plainte immense, interminable, qui remplissait tout le couchant.

*

— Pourquoi ne dites-vous pas la vérité ? demanda Elisabeth.

— Qu’est-ce que ça signifie, la vérité ? riposta Sauvage.

Il boutonna sa chemise malmenée par Henrico et rentra un pan qui sortait de son pantalon. Il avait la bouche sèche et un grand chavirement dans le crâne. Il s’approcha de la table, montra une tasse de thé pleine et murmura :

— Je peux ?

Elisabeth fit « oui » de la tête. Il prit la tasse à l’envers, l’anse tournée vers l’extérieur, et but son contenu d’un trait.

— C’est vous qui avez tué ma fille, monsieur Sauvage !

— Non, madame !

— Vous êtes venu ici le jour du drame.

— Non, madame !

— A quel endroit vous êtes-vous arrêté pour peindre ?

— Derrière l’oliveraie.

— Et vous avez peint quoi ?

— Le panorama. Héléna m’avait montré cet endroit un jour. Du haut de la colline, on voit la mer. Elle apparaît à travers deux vallonnements. Il y a le vert sombre des oliviers, la terre rouge, et puis la mer pareille à un morceau de ciel planté dans le sol…

— Je sais… Vous avez travaillé longtemps ?

— Plusieurs heures.

— Et vous n’êtes pas venu jusqu’à la maison ?

— Non.

— Pourtant, nous n’y étions pas. Héléna a dû vous téléphoner pour vous l’annoncer, puisque c’était son habitude ?

— Elle ne l’a pas fait ce jour-là.

— Pourquoi, selon vous ?

— Peut-être n’avait-elle pas envie de me voir ! Le paysage que vous avez brossé doit se trouver dans votre atelier, je suppose ?

Sauvage baissa la tête.

— Il n’y est plus. Je l’ai détruit.

— Il ne vous satisfaisait pas ?

— Non. Je ne le sentais pas… Et je ne garde pas les toiles de moi que je n’aime pas… ou qui ne m’aiment pas.

— Vous êtes au courant, pour le revolver ? demanda Elisabeth après l’avoir longuement dévisagé.

— Au courant de quoi ?

— C’est celui de mon mari.

— Je l’ai en effet entendu dire.

— Il se trouvait dans un tiroir secret du secrétaire de notre chambre… Et seuls, les membres de la famille connaissaient la cachette.

— Alors, c’est Héléna qui aura pris l’arme !

— Pourtant, elle n’a pu se suicider. Vous voudriez savoir ce que je pense. monsieur Sauvage ?

— Dites toujours, madame.

— Je pense que vous aimiez ma fille !

— Aimer me paraît faible, tout à coup, soupira François. C’est un mot qui a trop servi.

— Seulement, elle, elle ne vous aimait pas ! Elle n’avait que de l’amitié pour vous…

Il s’abstint de répondre. Le living sombrait dans une obscurité veloutée que brassaient mollement les ailes blafardes du grand ventilateur.

— Vous ne me répondez pas ! insista Elisabeth.

— Que vous répondrais-je, alors que vous exprimez une hypothèse ?

— Vous pourriez au moins me dire si elle vous paraît valable.

— A moi, non, mais vue de l’extérieur, elle se tient parfaitement !

— Vous croyez qu’elle vous aimait ?

Il mit ses deux mains en coquille devant son visage blessé. Il resta ainsi un long moment, abîmé dans le noir. Il revivait un instant de sa vie.

— Elle m’a aimé, affirma-t-il sourdement Elle m’a aimé pendant une seconde au moins…

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que j’ai vécu avec Héléna n’appartient plus qu’à moi, madame ! Cette seconde à laquelle je fais allusion, c’est le seul bien qui me soit cher, alors je le garde !

Elle ressentit le découragement qu’avait éprouvé Angelo un instant plus tôt.

— Je vais tout de même continuer jusqu’au bout mon hypothèse.

— Je vous en prie !

— Pour une raison qui m’échappe encore, Héléna est allée chercher le revolver dans notre chambre.

— Pour se protéger de moi ?

— Qui sait ?

Il recula de deux pas et écarta légèrement les bras de son corps. Il ressemblait à un mime exprimant la faiblesse.

— Regardez-moi, madame. Ai-je l’air d’un homme qu’on reçoit avec un revolver ?

Dans son for intérieur, Elisabeth dut convenir que non. Une grande douceur et pas mal de poésie se dégageaient de cet homme. Il semblait infiniment fragile, sans pourtant être pitoyable. On devinait, à le regarder attentivement, l’énergie qui l’habitait. Sauvage était gracieux de silhouette et assez beau de visage, mais son regard primait tout. Il enjôlait par sa tendresse et intimidait par son intelligence.

Elle croisa ses bras sur sa poitrine. Il fallait qu’elle termine son raisonnement. Elle n’y croyait plus, mais s’obstinait à poursuivre parce que c’était dans le tempérament d’Elisabeth d’aller au bout de ses entreprises.

— Peut-être cherchiez-vous à abuser d’elle ?

Il eut une réponse qui la fit tressaillir :

— Vous savez bien que non !

Les bras de Sauvage retombèrent. Quand il avait les bras ballants, sa silhouette restait élégante, aisée. Il n’avait jamais cette attitude empêtrée d’Henrico qui, lui, charriait ses poings comme un ânon coltine deux sacs sur son dos.

— … Elle a voulu vous menacer…

Elisabeth s’interrompit. Ses mains nerveuses pétrissaient les replis de son corsage noir.

— Et peut-être s’agissait-il d’un jeu, après tout ! Tenez, je vous tends la perche, monsieur Sauvage. Disons qu’Héléna et vous chahutiez avec un revolver. Le coup est parti. Hein ? Dites ! implora-t-elle. C’est cela : un jeu idiot ! Rien qu’un jeu… Le coup est parti ! Ensuite, vous avez perdu la tête et essuyé l’arme.

Il eut un étrange et désarmant sourire.

— Non, madame ! Vous vous trompez.

Elle décroisa ses bras et marcha sur François, les mains en avant, comme un aveugle se déplace dans un lieu inconnu.

— Vous n’allez pas me laisser mourir de doute ! Vous ne croyez pas que j’ai suffisamment de chagrin comme cela ? Répondez ! Ma fille est morte ! On vient de la descendre dans un trou ! Je veux savoir ce qui lui est arrivé ! Il me faut la vérité, pour la paix de mon cœur et pour le repos de son âme ! La vérité ! Je veux la vérité ! Je veux la vérité !

Elle lui martelait les épaules à coups redoublés. Il subissait cette dérisoire attaque, la tête inclinée dans la posture d’un coupable repentant.

— La vérité ! La vérité ! criait-elle de plus en plus fort.

CHAPITRE IV

Angelo et son gendre entrèrent, alertés par les glapissements d’Elisabeth. Leur irruption la calma. Elle eut honte de s’être laissé emporter par la colère, car elle méprisait ses rares faiblesses.

— Rien de nouveau ? lui demanda son mari.

La voix lente d’Angelo acheva de l’apaiser. Elisabeth essuya son front en sueur. Elle avait du mal à reprendre son souffle.

Enfin, elle secoua la tête.

— Je suis sûre qu’il sait la vérité, dit-elle. Il n’a peut-être pas tué Héléna, mais il sait la vérité !

— Eh bien ! il va la dire, promit Henrico.

Il prit ses beaux-parents aux épaules et les refoula en direction de la véranda.

— C’est à mon tour, non ?

Angelo approuva :

— Exact, fils, c’est à ton tour !

Il ne fit aucune recommandation. L’instant était venu où les événements se déroulaient tout seuls, sans qu’il puisse les orienter, comme un wagon fou dévale une voie en pente.

Il rejoignit Tonton et Clémentine en tenant sa femme par le bras. Dans leurs vêtements de deuil, ils formaient un couple bizarre qui semblait s’être détaché d’un cortège lugubre.

— Tu les laisses seuls ? protesta Clémentine.

— Je pense qu’il le faut !

— Et s’il n’a rien fait ?

— Il a fait ! affirma Angelo.

— Qu’en sais-tu ? s’indigna la jeune fille.

— Plus j’y réfléchis, plus je dois me rendre à l’évidence : en effet, Héléna ne s’est pas tuée, elle n’a pas pu se tirer une balle dans la tête et essuyer le revolver ensuite. Donc, c’est quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’elle ne redoutait pas !

Clémentine s’adossa à la balustrade de bois. Pourquoi ne se sentait-elle pas solidaire du clan ? Pourquoi ne pouvait-elle s’empêcher de plaindre François Sauvage ?

L’âne faisait toujours entendre sa grande lamentation loufoque. Au loin, des confins enflammés, d’autres aliborons lui répondaient. Le triste concert avait quelque chose de désespéré, de désespérant, d’infiniment morne. Elle frissonna. Elle pensait à des villes européennes qu’elle n’avait fait que traverser au cours de vacances, mais dont le charme rassurant demeurait fiché dans sa mémoire. Elle se rappelait Rome à la même heure, si noble, si calme, où il faisait bon vivre. Là-bas, la nuit n’était pas une menace mais une confuse promesse. Elle se rappelait Nice, avec la baie des Anges bordée de pointillés lumineux… Et Paris, infini. Paris, multiple. Paris, généreux… Ici, le crépuscule était magnifique comme un Van Gogh, mais il ressemblait à un final d’opéra. On sentait qu’après lui un noir rideau tomberait et qu’une indéfinissable angoisse rôderait sur la campagne.

— Pourquoi dis-tu qu’Héléna ne redoutait pas ce quelqu’un alors qu’elle avait le revolver, objecta-t-elle.

— Parce qu’elle ne paraissait pas avoir eu peur. Tu te souviens de sa position sur le canapé ?

— Oui, renchérit la mère, on aurait dit que la mort l’avait surprise en plein bonheur.

Sa propre réflexion la fit tressaillir. En plein bonheur !… C’est vrai qu’Héléna n’avait jamais l’air heureux. C’est vrai qu’un voile de tristesse flottait sans cesse devant ses yeux et qu’elle parlait toujours comme une convalescente.

— C’est ce mystère que j’aimerais bien éclaircir, chuchota-t-elle. Pas seulement pour savoir qui l’a assassinée, mais surtout dans quelles conditions elle est morte. Sauvage le sait, lui. C’est un monstre de ne pas parler.

Angelo s’approcha du grillage pour regarder à l’intérieur de la pièce. Il ne vit rien que les deux taches claires dans l’ombre du living.

— Henrico le fera parler ! promit-il. Lui, il n’a pas que de la haine, il a, en plus de nous, de la jalousie !

*

Il se produisait un phénomène déconcertant : les deux hommes étaient comme intimidés l’un par l’autre. Leur solitude les déroutait. Henrico, grisé par le pouvoir qu’il venait de s’arroger, ne savait comment l’utiliser. Sa rage fermentait en lui, doucereuse, amicale, presque bienfaisante. Elle lui apportait un instant de détente, lui masquait la triste réalité. Il s’assit sur un coin de la table, dans une posture qui lui était familière. Sauvage se tenait adossé au montant de l’escalier, regardant fixement les clous de cuivre de ses bottes dont les reflets s’éteignaient comme des escarbilles dans un âtre abandonné.

Il savait que la violence de son vis-à-vis n’était qu’endormie et qu’elle allait se réveiller. Il savait qu’elle serait terrible, que toute sa chair la subirait, qu’il en mourrait peut-être, mais il n’éprouvait plus la moindre crainte. Il venait de guérir de sa peur.

Henrico respirait fort, par le nez. Le fauve qui vient de traquer sa proie doit ressentir cette oppression voluptueuse.

— Venez ! ordonna-t-il soudain.

Il s’efforçait au calme et ne tutoyait plus le peintre. Il lui désigna l’escalier.

— On monte !

Sauvage gravit les marches couvertes d’une moquette élimée. Les tringles de cuivre fixant cette dernière étaient descellées et la moquette coulait dans l’escalier. Parvenu au premier, Henrico précéda François et ouvrit une porte. Il actionna la lumière. Un lustre rococo, à frange de perles, s’éclaira, répandant dans la pièce une lumière verdâtre. La chambre comportait un lit capitonné, une commode Louis XVI garnie de saxes vieillots et deux fauteuils crapauds. Au mur, quelques eaux-fortes achevaient de jaunir dans des cadres d’ébène.

— Notre chambre ! annonça Henrico.

Il poussa Sauvage à l’intérieur de la pièce et demeura appuyé au chambranle de la porte. Il obstruait tout l’encadrement. Une odeur douceâtre flottait dans la chambre. On y avait monté le corps d’Héléna après les constatations et le parfum de la mort avait pris pour très longtemps possession des lieux. Le verre contenant de l’eau bénite et un rameau d’olivier était resté sur le marbre de la commode.

— Notre chambre ! répéta le veuf.

Sauvage lui jeta un regard incertain. Il ne comprenait pas pourquoi l’autre l’avait amené là.

Henrico désigna le lit. Il dit encore, du même ton neutre :

— Notre lit !

François regarda le lit. Il eut beau s’y efforcer, il n’imagina pas Héléna sur cette couche banale. Son Héléna à lui appartenait à un univers si différent !

— C’est là que nous faisions l’amour ! insista Henrico.

Sauvage ne ressentit rien d’autre qu’une obscure pitié pour Henrico. Le pauvre garçon ne savait pas plus être jaloux qu’il ne savait se trouver une position de repos. Sa peine et sa colère ressemblaient à ses grosses mains : elles pendaient le long de son grand corps.

— Si vous saviez ce qu’elle pouvait se foutre de votre peinture à la noix, dans ces moments-là !

Henrico quitta l’encadrement.

— Ça vous fait rire ?

— Je ris ? s’étonna Sauvage.

Son tourmenteur le fil pirouetter afin de le placer face à une glace.

— C’est vrai, reconnut le peintre, je souris.

— Il va falloir me dire pourquoi ! déclara Henrico.

Jamais il ne s’était senti autant bafoué par le petit homme.

— A cause de vous, je pense, dit Sauvage. Qu’espériez-vous donc en me montrant votre chambre, hein ? Que j’éclaterais en sanglots ? Que je mourrais d’une jalousie rétrospective ? Comme vous êtes simple !

Il marcha à la tête du lit et s’accouda au montant tendu de satin bleu.

— Bon. Voici donc le lit dans lequel vous faisiez l’amour à votre femme. Et alors ?

Henrico s’ébroua. Il se trouvait en pleine déroute. Il regarda son interlocuteur pour vérifier s’il ne s’agissait pas d’une bravade, mais la tranquillité un peu sévère de Sauvage dissipa le doute.

— Elle m’aimait ! dit Henrico. Nous deux, c’était une vraie passion.

Le sourire revint sur les lèvres de François.

— Vous ne me croyez pas ?

— Non ! laissa tomber le peintre.

— Pourquoi ? aboya Henrico.

— Parce que je ne vous crois ni capable d’éprouver une passion ni surtout capable d’en provoquer une !

— Je vous tuerai ! décida le gendre de Tziflakos.

— Je sais ! C’est une réaction logique venant de vous ! Et je vais vous apprendre une chose, monsieur le mari d’Héléna : vous ne me tuerez pas parce que vous croyez que j’ai assassiné votre femme, mais parce que vous sentez que j’ai été aimé d’elle !

« Vous n’êtes pas un justicier, mais un jaloux ! Un jaloux sanguin ! Un jaloux bête ! »

Henrico fonça et lui lança son pied dans le ventre ! Sauvage poussa un cri rauque et s’effondra sur le tapis, plié en deux par la douleur. Il s’agitait en chien de fusil, luttant désespérément contre l’asphyxie. Henrico s’assit sur le lit et, les mains croisées entre ses jambes écartées, regarda se tordre sa victime. La souffrance du peintre ne calmait pas la sienne. Elles demeuraient étrangères l’une à l’autre. Sauvage finit par se détendre et resta allongé sur le flanc, les yeux fermés, les lèvres décolorées, cherchant à contenir une violente nausée. Du temps passa et il rouvrit les yeux.

— Vous l’avez bien cherché, dit Henrico.

D’un battement de cils, François admit la chose.

Henrico se laissa tomber à genoux près de lui et s’assit sur ses talons.

— Dites, reprit-il, si vous me racontiez, ce serait tellement mieux, non ?

— Vous raconter quoi ?

— Elle et vous…

Sauvage referma les yeux, non plus pour emprisonner sa douleur, mais pour cacher son infinie tristesse.

— Excusez-moi, mais vous ne comprendriez pas !

— Parce que je suis un imbécile ? grogna Henrico.

— Parce que vous êtes le mari.

Henrico s’effondra sur le lit et se mit à sangloter en pétrissant la courtepointe. Il pleurait comme un gamin. François se remit debout avec dans tout le ventre un mal vorace. Il s’efforçait cependant de passer outre, de l’oublier, sachant que le calvaire ne faisait que commencer et qu’il allait lui falloir encore beaucoup de courage pour endurer la suite. Pour le moment, le bourreau pleurait, mais il pleurait sur son propre sort et n’avait pitié que de son malheur à lui !

Le peintre attendit, le dos plaqué au mur, ses fines mains nouées serrées sur son ventre en feu. Henrico cessa de sangloter. Sa figure écarlate avait l’air d’avoir bouilli. Ses yeux injectés de sang lui sortaient des orbites.

Il se releva, torcha ses pleurs en deux coups de patte et fourra ses mains dans les poches de son pantalon, comme pour se débarrasser d’elles.

— Ecoute, fit-il sourdement, reprenant le tutoiement en croyant qu’il marquait le mépris. Ecoute, il ne faut pas t’occuper de ce que je peux comprendre ou non. Dis la vérité sans t’inquiéter du reste, ça va ?

Comme François ne répondait pas, il lui administra un coup de genou entre les jambes.

— Maintenant, c’est fini les mascarades, Sauvage. Je te pose des questions et tu y réponds. Si tu n’y réponds pas, je cogne. Je peux t’arracher la viande des os, tu sais ?

— Je sais, répondit François.

Il leva son regard jusqu’au lustre d’opaline verte. Avec sa frange de perles blanches et rouges, il avait quelque chose d’infiniment douillet et rassurant.

— Ça vient, oui ?

— Je n’ai rien à vous dire.

Henrico sentit un curieux affolement dans tous ses muscles. Il pouvait massacrer François, seulement c’était trop facile. Il manquait de moyens pour le convaincre.

— Pour te prouver que je peux comprendre, je vais, moi, te parler de nous deux… Nous deux…

Il s’étrangla en répétant les deux mots, fit la grimace de quelqu’un avalant de travers et se mit à haleter. Le chagrin revenait, telle une noire et inexorable marée. Il ne pouvait le fuir. La grosse vague du désespoir montait à l’assaut de son énergie et de sa haine. Il en fut inondé. La crise dura plusieurs minutes. Henrico ne voulait plus donner à son rival le spectacle de ses sanglots. Il se contenait à bloc, faisant grincer ses dents de fauve.

Lorsqu’il put contrôler ce déferlement, il gagna la salle de bains, ouvrit en grand le robinet du lavabo et mit sa grosse nuque sous le jet froid. François l’attendit dans la chambre. Il regardait un poisson d’argent porte-épingles posé sur la commode et trouvait cet objet bête et disgracieux.

— Ça va mieux, assura Henrico, comme pour rassurer.

Ses cheveux bruns étaient collés et l’eau dégoulinait sur sa chemise.

Il sourit.

— Je te disais. Héléna et moi, ça existait. Si je t’ai montré notre lit. c’est pour que tu le comprennes bien. Quand je l’aimais, elle participait, crois-moi. Et même, elle aimait que je l’aime !

Il regarda le lit, cherchant sur l’écran blanc de la courtepointe quelque reflet de leurs délices disparues.

— Et puis, poursuivit-il, il ne faut pas croire que je suis une brute ! Il n’y a pas plus tendre que moi. Je l’aimais tellement que les caresses les plus douces me devenaient faciles. Je trouvais des mots. Je ne me rappelle plus, mais ils étaient jolis. Des mots qui viennent comme ça, quand on aime, quand on est dingue d’amour… Intellectuellement aussi. Qu’est-ce que tu crois, hein ? Que je suis ignare ? Quand il y avait des tournées théâtrales, je l’emmenais. On s’habillait. Tu te figures que ça ne me va pas, le bleu croisé, dis, Sauvage ? Après le spectacle, on allait souper au champagne, à la Puerta del Sol ou ailleurs. Tu veux que je te dise ce que c’était, pour moi, le grand moment de la soirée ? Notre retour ! Je roulais lentement. D’une main… De l’autre, je lui caressais la cuisse, doucement. La lumière du poste de radio, toute petite… Je regardais… Quand je retirais ma main, vite, elle rabaissait sa jupe.

— Toutes les femmes ! murmura François.

— Hein ?

— Toutes les femmes rabaissent leur jupe après une caresse.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que c’est vrai. Et c’est cela qui nous enchante : leur pudeur après l’impudeur de nos gestes.

Ils se turent. Henrico promenait sa main dans la toison de sa poitrine à travers l’échancrure de la chemise.

— Tu entends le bruit que ça fait ? demanda-t-il.

Les rudes poils caressés produisaient un léger pétillement de paille enflammée.

— Tu entends ? Elle aimait faire ça. Le dimanche matin, tiens… Je dormais encore. Elle me réveillait comme ça. Elle regardait le plafond et sa main se baladait sur ma poitrine, les doigts écartés, toujours, comme un râteau…

— Elle regardait le plafond ? demanda Sauvage.

— Oui.

Henrico se rembrunit instinctivement, alerté par la question. Il attendit la suite, mais ça ne vint pas. Alors il reprit.

— Elle regardait toujours le plafond. Quand je lui en demandais la raison, elle me répondait qu’elle y voyait des choses…

— Elle les voyait ! assura le peintre.

— Quelles choses, à ton avis ? Elle n’a jamais voulu me répondre.

— Elle ne pouvait pas vous répondre. Les choses en question, on les regarde avec son âme, pas avec ses yeux.

— De quoi parliez-vous quand vous étiez ensemble ? questionna Henrico à brûle-pourpoint.

— On m’a déjà demandé. J’ai répondu : de tout ! De ses timbres, de ma peinture, de la vie !

— C’est vague !

— Ça finissait par prendre un sens, pourtant !

— Tu lui disais que tu l’aimais ?

— Oui, souvent !

Henrico dégagea sa main de sa chemise, mais il n’alla pas au bout de sa brutalité.

— Oh ! cognez si ça peut vous soulager ! soupira Sauvage.

Le veuf secoua la tête.

— Pas encore ! Parle !

— C’est tout !

— Et elle, elle t’a dit qu’elle t’aimait ?

Sauvage ne répondit pas.

— Avoue qu’elle ne te l’a jamais dit ! Mais avoue donc ! tonna Henrico. Et c’est parce qu’elle n’a jamais voulu te le dire que tu l’as tuée !

— C’est ridicule ! Quelle façon sommaire de concevoir un drame ! Non !

— C’est bon ! Je vais te cogner jusqu’à ce que tu avoues !

— Je n’avouerai pas !

Sauvage secoua la tête et rit nerveusement.

— Selon vous, cela se serait passé de la manière suivante : je lui aurais dit « Puisque vous ne voulez pas m’aimer, allez donc me chercher le revolver de votre père, que je vous tue. »

Un formidable soufflet le fit taire. Il vit sur le visage d’Henrico que son martyre allait vraiment commencer.

CHAPITRE V

L’air fraîchit et Tonton libéra un formidable éternuement.

— Rentrons ! fit Elisabeth.

Elle pénétra la première dans le living et donna la lumière. L’éclairement de la grande pièce laissait à désirer. Même après qu’on eut actionné toutes les lampes, de grandes zones d’ombre subsistaient.

Ils s’assirent autour de la table, l’oreille tendue, guettant les bruits.

— On n’entend rien, hein ? demanda Tonton qui commençait à douter de son ouïe.

— Je vais voir ! décida Angelo.

Il se dressa et, avant de s’engager dans l’escalier, jeta un regard à la table. Sa femme et sa fille ne le perdaient pas de vue.

— J’aimerais savoir ce que vous pensez, dit-il.

Venant de Tziflakos, ces paroles surprenaient. Il n’attendit d’ailleurs pas de réponse car il ne s’agissait pas d’une véritable question. Son pas pesant fit gémir les marches et il disparut au tournant du palier.

Tziflakos vit un rai de lumière sous la porte. Il s’arrêta pour écouter. Un faible bruit lui parvenait, difficile à déterminer. Il pénétra dans la chambre. Elle était vide, mais il entendit remuer dans la salle de bains. Cette dernière était fermée par une porte coulissante. Angelo l’écarta légèrement et le panneau, docile, se déplaça silencieusement sur son rail caoutchouté. Ce qu’il vit alors l’abasourdit. François Sauvage se tenait debout dans la baignoire vide. Un cordon de rideau décrivait une boucle autour de sa poitrine tandis que l’extrémité du lien était attachée au pommeau de la douche. De la sorte, le peintre devait conserver la position verticale.

Sans le cordon qui le soutenait, il se serait écroulé, car il était à demi inconscient. Sa tête restait inclinée de côté et il gardait la bouche entrouverte. Henrico se tenait devant lui, le poing droit enveloppé d’une serviette éponge.

— C’est toi, hein ? chuchota-t-il.

Sauvage ne répondit pas. Henrico lui administra un nouveau coup de son poing empaqueté. Le choc ne fit presque pas de bruit, tout juste un léger froissement, mais sa violence acheva de mettre François k.-o. La tête du peintre s’inclina un peu plus et ses yeux se vidèrent de toute expression.

— Salaud, va ! ragea Henrico.

Il parlait bas, ce qui le rendait plus inquiétant encore. De sa main gauche, il actionna le levier de la douche. Un jet dru fouetta la tête et les épaules de Sauvage. Il y fut un moment insensible, mais l’eau le ranima. Henrico guettait sa reprise de conscience avec avidité. Lorsqu’il eut un vrai regard en face du sien, il arrêta le jet.

— Tu sais ce que je vais faire, maintenant, dis, salaud ? Si tu n’avoues pas, j’ouvre le robinet d’eau chaude !

Angelo se dit qu’il devait intervenir. Il ne pouvait pas tolérer ces sévices. Mais en regardant le peintre, pitoyablement suspendu à son cordon de rideau, une fureur intense s’empara de toute sa personne. Il savait, de toute sa chair, de toute son âme que Sauvage avait tué sa fille et aucune torture ne lui semblait assez raffinée pour lui faire payer son forfait.

Henrico déroula le linge qui lui enveloppait le poing. Il ouvrit sa main, agita les doigts pour chasser la contracture et souleva le menton de sa victime.

— Quand je parle d’eau chaude, je veux dire bouillante, Sauvage !

Son chuchotement devenait presque inaudible.

— Là, tu vas être forcé de parler, de gueuler !

François Sauvage aperçut l’œil d’Angelo par l’étroit écartement de la porte.

— Monsieur Tziflakos ! appela-t-il.

Angelo ne broncha pas. Son gendre se retourna et le vit également.

— Monsieur Tziflakos, répéta le peintre, entrez donc, si vous êtes d’accord sur ce qui se passe ici. On regarde faire l’amour par un trou de serrure, on ne regarde pas ébouillanter un homme !

Vaguement honteux, Tziflakos écarta la porte en grand.

— Laisse-le ! ordonna-t-il à son gendre.

— Ah ! bon Dieu ! non, s’insurgea Henrico. On va aller jusqu’au bout, maintenant. On ne peut pas arrêter… Je l’ai innocenté aux yeux du flic, il m’appartient. C’est à moi de poursuivre l’enquête, comme qui dirait !

— Molester un homme jusqu’à ce qu’il réponde oui à une question, vous appelez ça une enquête ? demanda Sauvage.

— Il a raison, convint Angelo.

— Si, à bout d’endurance, je finissais par vous dire que j’ai tué Héléna, vos doutes continueraient, mais dans l’autre sens, souligna François.

Tziflakos s’assit sur le rebord de la baignoire. Les vêtements de Sauvage lui collaient au corps, faisant paraître celui-ci plus menu encore. L’eau, à l’intérieur de ses bottes évasées, dégoulinait.

— Reprenons, soupira Angelo.

— Reprendre quoi ? s’impatienta son gendre.

— C’est Héléna, fatalement, qui est allée chercher mon revolver.

— Mais ce n’est pas elle qui s’en est servie !

— Non, ce n’est pas elle.

Angelo hocha la tête. Pour la première fois depuis qu’il appartenait au clan des Tziflakos, Henrico éprouva un vague mépris pour son beau-père dont le brusque désarroi l’irritait.

— Vous voulez qu’on essaie d’imaginer un crime de rôdeur ? Je l’ai fait. Ça ne tient pas debout ! Le flic de tout à l’heure l’avait bien compris, puisqu’il a conclu que seul un familier avait pu tuer ma femme !

Il répéta « tuer ma femme » avec une sinistre délectation, les mots étant un sel dont il poudrait ses plaies.

— Un bandit entre donc, enchaîna le garçon. Il réclame de l’argent. Héléna monte à votre secrétaire. L’idée lui vient d’ouvrir le tiroir secret et de prendre l’arme pour se défendre. Mais le rôdeur la désarme et l’abat. Ça collerait si Héléna avait été tuée au premier. Seulement, elle est morte sur le canapé d’en bas. Sa position indiquait qu’elle était détendue a ce moment-là, non ?

— Oui.

— Un bandit ne l’aurait pas laissée monter seule, c’eût été de la démence. Or, l’ayant accompagnée, il aurait pris l’argent qui se trouvait avec le revolver, tout cela, on l’a déjà envisagé, non ? J’ai l’impression qu’on joue le Bolero de Ravel !

Sauvage se mit à claquer des dents. Il grelottait. Angelo alla au lavabo, ouvrit le robinet d’eau froide et s’aspergea le visage. Henrico trouva étrange que son beau-père éprouvât le besoin, tout comme lui tout à l’heure, de se bassiner la figure.

— De plus, un rôdeur, ça se remarque et tous nos hommes étaient occupés au moment du crime. Qu’est-ce qu’il a trouvé, l’inspecteur Moussy, comme unique suspect ? Hein ? Ce type !

Henrico lança une claque dans la figure de Sauvage.

— Ce salaud ! poursuivit-il en ponctuant d’une nouvelle gifle. Cette chiffe ! Cette vermine ! Ce fainéant qui venait ici dès que nous avions le dos tourné. Ce cancrelat ! Chaque fois que la voie était libre, il accourait ! Le jour du meurtre, il a pris le chemin d’ici, c’est prouvé ! Et vous êtes prêt à le croire quand il vous dit s’être arrêté en cours de route ? Pas moi ! Il est venu, père ! Je ne comprends pas ce qui s’est passé entre eux ! Je ne comprends pas pourquoi Héléna a pris votre revolver, ni pourquoi c’est lui qui s’en est servi, mais je sais qu’il s’en est servi, et vous aussi, vous le savez ! Et votre femme n’en doute pas non plus ! Personne ! Vous vous rappelez la gueule de Moussy quand j’ai fourni un alibi à cette loque ? Il avait du mal à me croire, pourquoi ? Parce qu’il ne doutait pas une seconde que Sauvage soit le meurtrier !

Angelo essuya gauchement ses mains mouillées à son pantalon.

— Pourquoi n’avouez-vous pas ? demanda-t-il à François. Vous avez peur ?

De vilaines marbrures violacées marquaient la tête du peintre. Il avait les lèvres gonflées et sa pommette saignait de plus belle. Il claquait toujours des dents et ce tremblement intense de toute sa personne le désespérait, car il craignait de passer pour un lâche.

— Je n’ai pas peur ! parvint-il à hoqueter.

Henrico éclata d’un grand rire impitoyable qui résonna drôlement dans l’étroite pièce carrelée.

— Il grelotte tellement qu’il ne parvient pas à parler ! exulta le veuf.

— J’ai froid, dit François. Seulement froid !

— Eh bien ! justement, je vais te réchauffer ! Laissez-nous, père !

— Ecoute… commença Angelo.

— Non, je n’écouterai pas ! Je vous demande de me laisser agir à ma guise.

Angelo se sentit dominé. Il abdiqua sans amertume et redescendit en prenant soin de fermer toutes les portes sur ses talons.

En bas, les trois personnages continuaient de guetter. Elisabeth tenait ses deux bras allongés devant elle, sur la table, dans la position du Sphinx. Clémentine était blottie sur son siège. Une de ses chaussures gisait sous sa chaise. Elle promenait l’ongle de son pouce sur ses lèvres et regardait le plafond. Quant à Tonton, il avait des problèmes de vessie et souhaitait ardemment le retour de son frère, car c’était Angelo qui le conduisait aux toilettes et l’assistait.

— Alors ? demanda Elisabeth.

Tziflakos fronça le nez.

— C’est déprimant ! laissa-t-il tomber.

— Qu’est-ce qu’il lui fait ?

Il ne répondit rien, mais son expression butée constituait une forme de réponse.

— Je voudrais le petit endroit ! implora Tonton.

Son frère saisit la tige métallique fixée au dossier du fauteuil et pilota l’infirme en direction de l’office. Les toilettes se trouvaient dans un renfoncement, près de la cuisine. Elles fermaient par une porte à cylindre semblable au couvercle de certains classeurs ; grâce à cet aménagement, on pouvait rouler le fauteuil jusqu’à la cuvette. Deux poignées pendaient au plafond, au bout de deux chaînes, de part et d’autre du siège. Tonton s’y suspendait tandis que son frère le dégrafait. Ces pitoyables nécessités tenaient du numéro de cirque.

Ils achevaient l’opération rituelle lorsqu’un grand cri éclata dans la maison. Un cri aigu, terrible. Un cri fou !

— Ah ! misère de misère, se lamenta Tonton, j’aime pas ça !

Angelo l’abandonna et courut dans le living. Déjà, les deux femmes gravissaient l’escalier, quatre à quatre. D’autres cris retentirent, plus affreux encore que le premier, parce que déjà plus faibles. Tziflakos s’élança vers le premier étage, bouscula au passage sa femme et sa fille et pénétra hors d’haleine dans la salle de bains de son gendre. François Sauvage hoquetait et gémissait au milieu d’un nuage de vapeur. Sa tête et ses épaules étaient d’un rouge de chair à vif. Henrico venait de couper l’eau et les vêtements détrempés du peintre fumaient encore.

— Tu vas parler, cette fois, hein, Sauvage ?

Angelo détourna les yeux. Il aperçut sa silhouette dans la glace embuée et trouva qu’il ressemblait à un spectre.

Les femmes survenaient à leur tour.

— Oh ! Seigneur ! soupira Elisabeth en découvrant la scène.

Clémentine éclata en sanglots.

— C’est honteux ! C’est honteux ! T’as pas le droit ! criait-elle à son beau-frère à travers ses larmes.

Elle lui lançait des coups de pied. Sa seconde chaussure était restée dans l’escalier et elle pataugeait dans une flaque d’eau.

— Foutez-moi tous la paix ! Nom de Dieu ! hurla Henrico à pleins poumons. Il va parler ! Ça y est ! Il va avouer ! Hein, Sauvage, que tu vas avouer ? Sinon, je recommence. Ça réveille les souvenirs, l’eau bouillante, pas vrai, mon salaud ?

— Non ! Arrête ! supplia la jeune fille.

Elle mit la main sur sa poitrine, avala plusieurs grandes goulées d’air et déclara :

— Ecoutez ! Ecoutez bien… C’est moi qui ai nettoyé le revolver !

CHAPITRE VI

Pendant quelques secondes, ce fut comme si elle n’avait pas parlé ou comme s’ils n’eussent pas compris. Puis ils considérèrent l’adolescente avec des yeux incrédules et soucieux.

Ils étaient plantés dans la vapeur comme des figurines de cire dans de la ouate.

— Tu as nettoyé le revolver ? répéta Angelo. Explique…

— Que veux-tu que j’explique ? Je l’ai essuyé, quoi !

Tziflakos scruta sa fille pour s’assurer qu’elle ne mentait pas.

— Pourquoi as-tu fait ça ?

Elle haussa les épaules.

— J’avais peur…

— Peur de quoi ?

— Qu’on ne relève les empreintes de l’un de vous sur la crosse.

— Parce que tu n’as pas cru au suicide ?

Il essayait de se rappeler. C’était lui, en compagnie de sa femme et de Tonton, qui avait découvert le cadavre d’Héléna. Un ouvrier arabe les escortait pour les aider à déplacer l’infirme. Un grand diable maigre mais musclé, avec un sourire blanc et des yeux doux. C’était lui qu’il avait dépêché à son gendre pour le prévenir. Clémentine, quant à elle, était arrivée juste avant Henrico, sa boîte à violon fixée sur le porte-bagages de sa mobylette au moyen d’une sangle élastique…

— N’entre pas ! lui avait crié Tonton, en larmes.

Bien entendu, elle était entrée tout de même, malgré l’avertissement. Il la revoyait, hésitante, intimidée devant la morte. Comment avait-elle réagi ensuite ? Il savait qu’elle avait éclaté en sanglots convulsifs, à genoux près du canapé, la tête sur le plancher, littéralement prosternée devant le corps de sa sœur aînée…

Henrico posa un regard devenu honteux sur François Sauvage. Le front du peintre se gonflait de vilaines cloques blanches. Sa nuque était violacée et son regard s’enfiévrait.

— Ce que tu dis ne tient pas debout, déclara Angelo.

En bas, Tonton se mit à appeler. Il était resté coincé dans l’encadrement des toilettes et ne pouvait pas dégager seul son fauteuil roulant.

— Pourtant, c’est vrai, je vous jure que j’ai essuyé le revolver. Il était sur un coussin du canapé. Avec le coin d’un autre coussin, je me suis mise à le frotter.

— Tu n’as pas compris qu’en faisant cela tu allais faire croire à un meurtre ?

Tziflakos voyait sa fille cadette avec un œil nouveau. Il la croyait intelligente et vive. Cette terrible initiative de Clémentine démontrait qu’il s’était trompé sur son compte.

— Ç’a été un réflexe, fit la jeune fille en baissant la tête.

— Tu n’as pas répondu à ma question, il y a un instant, Clémentine !

— Quelle question, père ?

— Le suicide te paraissait donc improbable ?

— Je ne sais plus !

— Et tu pensais que l’un de nous pouvait avoir tué ta sœur ?

— Je ne sais pas. Je n’avais plus ma tête à moi.

Il n’en tirerait rien de plus. Angelo se sentit infiniment las. Ce combatif, ce lutteur obstiné s’apercevait avec effarement que la vie n’a pas de sens précis, qu’elle coule comme une eau au hasard de la pente et que les collectivités ne sont faites que de solitudes agglomérées.

Mais Henrico secoua farouchement la tête.

— Jamais de la vie ! Qu’est-ce que ça change, que cette idiote ait essuyé le revolver ? La police a prouvé qu’Héléna n’avait pas pu se tirer elle-même une balle dans la tête. Alors ?

— Héléna était ambidextre, laissa tomber Elisabeth, laquelle avait suivi toute la scène adossée au lavabo.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Henrico.

— Qu’elle se servait également de l’une ou de l’autre main, rappelle-toi.

— Eh bien ?

— De plus, elle dormait sur le côté droit.

— Eh bien ? répéta Henrico.

Un sombre désespoir le gagnait. Il voyait s’effriter sa vengeance. Elle lui échappait, et sa jalousie exacerbée n’admettait pas une telle faillite.

— Supposons qu’elle se soit suicidée. Elle se serait allongée sur le canapé, dans une position familière, comme pour s’endormir… De sa main gauche, elle aurait pris le revolver. C’est un gros revolver qui vous saute dans les doigts quand on presse la détente. Un expert en balistique peut-il vraiment répondre de la trajectoire de la balle ? Sans compter que les experts d’ici…

— Ce qui revient à dire que tu penches pour le suicide, Elisabeth ? demanda Angelo.

Elle s’approcha lentement du supplicié et plongea longuement son regard dans celui de Sauvage.

— Je me le demande ! articula-t-elle enfin.

— Pas moi ! coupa Henrico. Je sais que c’est lui, un point c’est tout.

— Tu aurais mieux fait de laisser agir l’inspecteur, Henrico, regretta Tziflakos. Prête-moi ton couteau.

Son gendre lui tendit l’objet réclamé. Angelo pressa le cran et la lame s’ouvrit. Il trancha alors le cordon servant de suspente. Sauvage fléchit sur ses jambes et dut prendre appui sur Angelo pour ne pas s’écrouler. Tziflakos l’empoigna par le bras et l’aida à enjamber la baignoire. Henrico renonça. Il en voulait à la terre entière.

— Vous pouvez marcher ? demanda Angelo au peintre.

— Je pense…

Sauvage tremblait encore. Son sang frappait ses tempes et bouillonnait dans l’enflure de la pommette. Il était soûl de coups et sa peau ébouillantée lui paraissait se rétrécir et éclater.

Tonton continuait ses appels. Il essayait de dégager son fauteuil, mais les roues motrices demeuraient bloquées dans l’enrouloir de la porte à cylindre.

— Ne gueule pas si fort, bon Dieu ! Tu n’es pas perdu ! s’emporta Angelo qui arrivait à son secours.

— Il a avoué ? demanda l’infirme.

— Non. Mais Clémentine prétend avoir essuyé l’arme.

— Elle ne dit pas ça pour sauver la mise à Sauvage ?

— Pourquoi lui sauverait-elle la mise ?

— Oui, évidemment, murmura Tonton.

L’un poussant l’autre, les deux frères retournèrent dans la pièce principale. Clémentine et sa mère s’y trouvaient avec Sauvage. Henrico était resté au premier. Il gisait sur son lit et, les mains nouées sous la nuque, cherchait dans les fissures du plafond les visions mystérieuses qu’Héléna savait y découvrir.

— Vous en avez terminé avec moi ? demanda le peintre à qui personne n’osait adresser la parole.

Angelo fit un signe d’acquiescement.

— Je n’aime pas le rôle que vous avez joué dans cette affaire, monsieur Sauvage, lui dit-il. Et je tiens à ce que vous sachiez que rien n’est éclairci vraiment à mes yeux.

— Je suis relâché au bénéfice du doute ? remarqua François.

Dès demain, mon gendre ira avouer son faux témoignage à l’inspecteur, et la police continuera son travail.

Elisabeth intervint.

— Qui va le raccompagner ?

— C’est inutile, je rentrerai chez moi à pied.

— Ce n’est pas à côté ! fit Tonton.

— La fraîcheur de la nuit me fera du bien. J’ai besoin de récupérer un peu.

Il toucha son front couvert de cloques.

— Vous n’avez plus besoin de moi ? demanda-t-il sans chercher à atténuer la monstrueuse ironie de cette question.

— Plus pour l’instant, répondit Angelo. Si vraiment vous n’êtes pour rien dans la mort d’Héléna, je vous présente mes excuses.

— Je peux lui parler seule à seul ? demanda impulsivement Clémentine.

— Je pense que tu as assez fait d’imbécillités comme ça, déclara son père. Qu’as-tu à lui dire ?

— Je veux lui parler seule à seul, s’obstina l’adolescente.

— Pour lui demander à ton tour s’il a ou non tué Héléna ?

— Non, j’ai quelque chose à lui dire…

— Quelque chose que tu refuses de nous dire à nous ?

— Oui.

Jusqu’alors, Angelo avait jugé les femmes sur la sienne dont la vie conjugale s’était déroulée calme et droite.

— Tu ne dois rien lui dire que tu ne puisses me dire. Cet homme a fait suffisamment de mal dans cette maison ! Allez-vous-en, monsieur Sauvage !

François poussa la porte. Des phalènes titubants pénétrèrent dans le living.

Clémentine courut à son père.

— Juste un instant, père, je te le demande !

— Qu’elle y aille ! s’impatienta Elisabeth.

Sans attendre l’assentiment de son père, Clémentine bondit sur les talons de François Sauvage.

— Cette gamine m’inquiète, soupira Angelo. Comme c’est curieux…

Il chercha autour de lui les ombres d’un passé proche, mais a jamais disparu.

— Je croyais que tout allait bien, que tout le monde était à peu près heureux… Et puis, vous voyez…

Clémentine sauta le perron d’un bond de chevrette. En l’entendant, François, qui atteignait le centre de l’esplanade, s’arrêta.

— Ils vous ont tout de même donné la permission ? remarqua-t-il.

Elle opina et se remit à marcher à petits pas. Le peintre fit de même. Ils gagnèrent la route en silence. Leurs deux ombres s’étiraient au clair de lune.

— Il vous a fait très mal, n’est-ce pas, chuchota-t-elle quand ils furent à l’ombre des cyprès au garde-à-vous le long du chemin.

— Ça n’a pas d’importance. La souffrance physique distrait de la souffrance morale. Vous savez, poursuivit-il, je comprends ses réactions. Il ne pouvait pas agir autrement avec son tempérament.

Elle continua de marcher. Il lui toucha le bras.

— C’est vraiment vous qui avez essuyé le revolver ?

Clémentine tourna la tête vers lui. La lumière de la lune enrichissait son tendre visage, lui donnait plus de douceur, plus de velouté.

— C’est vraiment moi, oui.

— Ah ! fit-il. J’ai cru que vous disiez cela pour me sauver.

Clémentine s’arrêta et se planta devant lui. Jusqu’alors, elle ne savait comment s’y prendre pour lui révéler la chose, mais Sauvage venait de lui préparer le terrain.

— Je n’ai pas dit que j’avais essuyé le revolver pour vous sauver… J’ai essuyé le revolver pour vous sauver !

Il ne parut pas sensible au distinguo. Peut-être le délabrement physique où l’avaient mis les sévices d’Henrico diminuait-il ses facultés ?

Il palpa lentement les boursouflures de sa peau, prenant un morose plaisir à sentir la mollesse des poches d’eau au bout de ses doigts.

— Je ne comprends pas, avoua-t-il enfin.

Elle s’expliqua :

— Le jour de la mort de ma sœur, j’étais allée à ma leçon de violon. En rentrant, je suis passée près de chez vous…

— Ah ! oui, et alors ?

— Il y avait de la musique sur votre terrasse. Votre électrophone jouait le même disque que le nôtre… Cet air grec dont Héléna raffolait, vous savez ?

Il opina et se mit à fredonner du nez, laborieusement, la musique dont elle parlait.

— Oui, fit Clémentine, cela… Vous vous teniez debout contre un pilier et vous pleuriez. Je me suis arrêtée pour vous regarder. J’avais envie d’aller à vous pour vous demander ce qui se passait, mais je n’ai pas osé. Un homme qui pleure, que peut-on lui dire ? Je suis repartie en me disant que vous vous étiez peut-être disputé avec ma sœur. En arrivant à la maison, je l’ai vue morte. Elle semblait dormir et faire un rêve merveilleux. J’ai aussitôt pensé que vous l’aviez tuée…

Il cessa de tripoter ses plaies. Cette gamine le surprenait au même titre qu’elle avait surpris son père quelques minutes auparavant.

— Pourquoi ?

— Peut-être à cause du disque et de vos larmes. A cause aussi de son expression radieuse… Toujours est-il que ça s’est imposé à moi. Voilà pourquoi j’ai essuyé le revolver…

— Expliquez-moi.

Clémentine joua du pied avec une pierre blanche du chemin. Elle l’envoya dans l’ombre ou la pierre s’engloutit.

— Compliqué ! Je me suis dit que vos empreintes se trouvaient encore sur l’arme parce que, si j’admettais que vous ayez pu tuer ma sœur, je vous voyais mal, par contre, prendre des précautions ensuite pour effacer les traces de votre geste.

— Si vous pensiez que je l’avais tuée, pourquoi vouliez-vous me protéger ?

— Pas vous exactement ! C’est l’amour qu’elle vous portait peut-être, votre secret à tous deux, que j’ai voulu sauver. Vous comprenez ?

— Vous êtes une fille extraordinaire.

— Non, une femme !

— C’est vrai, renchérit Sauvage, une femme ! Merci pour votre geste, l’intention était noble.

Il mit une main sur l’épaule de son interlocutrice.

— Et maintenant, vous me croyez toujours coupable ?

Clémentine sonda le pauvre visage malmené et se perdit dans les yeux nostalgiques de François. Le peintre possédait un regard plein de détresse et d’amour des autres.

— Non, fit-elle. Plus ! Si vous étiez coupable, vous l’auriez dit. Vous n’êtes pas le genre d’homme à nier une chose pareille.

Elle eut un léger hochement de menton et, d’un geste furtif, poussa une mèche de ses longs cheveux derrière son oreille.

— Il faut que vous appeliez le médecin, conseilla-t-elle. Henrico vous a mis dans un drôle d’état !

Puis elle le planta là et rentra à la maison.

*

Elisabeth sortit quelques viandes du réfrigérateur et les apporta dans le living sur une grande planche à découper.

— Il va falloir se nourrir un peu, dit-elle du ton de quelqu’un qui n’a pas faim.

Angelo bourrait une pipe d’écume dont le fourneau représentait une tête de zouave. Il la téta un moment avant de l’allumer. Le graillonnement rappelait celui d’un vieux phonographe à pavillon qui trônait dans le salon jadis et qui devait exister encore, quelque part au grenier. Elisabeth évoqua l’appareil avec sa grosse corolle écarlate. Elle pensa également aux disques nasillards que moulait l’instrument : la Petite Tonkinoise, interprétée par un baryton redondant, et puis Ramona, surtout, dont sa mère raffolait au point que le disque était devenu inaudible à force d’être labouré par l’aiguille.

— Clémentine n’est pas revenue ? s’inquiéta-t-elle.

Tziflakos fit un signe négatif.

— Qu’avait-elle à lui dire, selon toi ? lui demanda son épouse.

— Comment le saurais-je ?

— La voilà ! avertit Tonton.

Le vieillard louchait sur les viandes. Il espérait que quelqu’un se déciderait à manger, car il avait faim, mais il n’osait l’avouer. Il comptait sur Henrico qui n’était pas encore redescendu de sa chambre.

— Tu n’as vraiment rien à me dire, Clémentine ? interrogea Angelo.

Il lâcha un flocon de fumée blanche. Sa fille lui décocha un petit sourire d’excuse.

— Non, papa, je te jure.

— Ne jure pas ! Les femmes ignorent ce que cela signifie.

Une nouvelle bouffée acheva de le dérober pour une seconde aux regards de l’adolescente.

— Et à lui, reprit Tziflakos en montrant la porte, qu’avais-tu à lui dire ?

Elle hésita. Mais les yeux paternels la contraignirent à la soumission.

— Qu’au début, je le croyais coupable, fit-elle, mais que maintenant je croyais à son innocence.

— Et pourquoi crois-tu à son innocence, Clémentine ?

— S’il avait tué Héléna, il l’aurait dit.

— Parce qu’Henrico l’a molesté ?

Elle secoua la tête. Il s’obstinait donc à ne pas comprendre ! Elle croyait son père psychologue, pourtant, pas vraiment intelligent, mais possédant une grande connaissance de l’homme.

— Parce que François Sauvage, même s’il avait tué ma sœur, ne serait pas un assassin, et que seuls les véritables assassins nient leurs crimes. Lui, c’est un artiste, père ! Un artiste, c’est fait pour exprimer ce qui le tourmente, quoi que ce soit qui le tourmente !

Tonton l’approuva d’un énergique acquiescement.

— C’est pas bête, ce qu’elle dit !

Elisabeth se mit à découper des tranches de viande a l’aide d’un solide coutelas dont la lame avait réduit de moitié à force d’être affûtée.

— En effet, ce n’est pas bête, reconnut-elle.

Elle décrivit un arc de cercle et pointa brusquement son couteau en direction du canapé.

— Mais néanmoins, il s’est quand même passé quelque chose ici, non ?

Le pas d’Henrico retentit. Le garçon déboucha au tournant de l’escalier.

— Oui, laissa-t-il tomber, vous avez raison, mère : il s’est pourtant passé quelque chose !

— Voilà quelqu’un ! interrompit sourdement Tonton.

Une silhouette claire apparaissait derrière le grillage. La lumière du living ne l’éclairait que de façon frisante et il était impossible de l’identifier.

— Entrez ! cria Angelo.

Le panneau grillagé s’ouvrit et François Sauvage fit deux pas dans la pièce. Il était blême et titubant.

— Ça ne va pas ? s’exclama l’infirme.

— Je vais vous ramener chez vous en voiture, décida Angelo. Vous voulez prendre un doigt d’alcool avant de partir ?

— Je suis revenu, murmura-t-il… Je voulais vous dire…

Il prit une inspiration profonde, mais saccadée :

— C’est moi qui ai tué Héléna.

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