L’INSTRUCTION

CHAPITRE PREMIER

« Ce grand ennemi de l’humain : la perspective plongeante », a écrit Sartre.

Du haut de l’escalier, Henrico trouvait Sauvage pitoyable. Une ridicule silhouette, trop menue, trop gracieuse. Un visage trop fin qui ne supportait pas les coups. Certaines gueules viriles valent d’être endommagées. Les ecchymoses leur confèrent une espèce de noblesse, les rendent encore plus mâles, plus belles ! François Sauvage, avec sa figure sinistrée, avait l’aspect lamentable d’un grouillot tombé d’une échelle.

En entendant son aveu, le premier sentiment d’Henrico fut un sentiment de soulagement, de joie démesurée. Mais, très vite, la haine balaya tout. C’était donc bien ce petit homme malingre, à la mine ahurissante, qui avait assassiné sa femme ! C’était cet être frêle, aux épaules étroites, qui avait plongé la maisonnée dans le malheur ! Ses deux fortes mains se crispèrent sur la rampe de bois. Un instant, il tint les yeux fermés, mais malgré ses paupières baissées, il continuait de voir rouge. Tout ce qui l’environnait prenait une couleur écarlate : les murs, les gens, les objets et, lorsqu’il se remit à fixer le peintre, ce dernier lui parut éclairé de pourpre comme si tous les feux de l’enfer flambaient en lui.

— Oh ! balbutia Clémentine, effondrée, pourquoi ?

Il était clair, au son de sa voix, qu’elle ne lui demandait pas pourquoi il avait tué sa sœur, mais plutôt pourquoi il en faisait l’aveu alors que personne ne lui demandait plus rien.

— Petit fumier, va ! s’étrangla Tonton.

Elisabeth acheva de détacher du rôti froid la tranche de viande qu’elle découpait et planta son couteau dans la planche. Angelo tira quelques bouffées de sa pipe avant de la déposer dans une énorme coquille servant de cendrier.

François Sauvage était resté un bon moment indécis sur la route avant de se mettre à courir vers la maison. Son essoufflement se calma. Une légère oppression subsistait cependant, qui hachait encore son débit.

— Pardonnez-moi de ne pas vous l’avoir dit tout de suite, dit-il. J’estimais que c’était un secret qui me liait à Héléna. Seulement…

Il secoua tristement la tête.

— … C’est le genre de secret qu’on n’a pas le droit de garder. Je viens de le comprendre.

Il montra Clémentine.

— Clémentine me l’a fait comprendre sans le vouloir. Alors, voilà…

Il prit une chaise, s’y laissa tomber, épuisé, et ajouta :

— Faites ce que vous voudrez !

Henrico descendit l’escalier à toute allure, et cela fit un roulement en cascade, comme si on venait de vider un sac de pommes de terre depuis le premier. Une fois en bas, il se campa solidement sur ses jambes, les poings aux hanches, dans une attitude de conquistador pour western.

— Qu’est-ce que je vous disais ? lança-t-il à ses beaux-parents.

— Tu n’étais pas seul à le dire ! déclara Elisabeth.

De tous les assistants, elle était la plus calme !

Elle s’approcha de la chaise où venait de s’asseoir François. Le peintre se tenait incliné en avant, les bras croisés sur les genoux. Il sentait le sang marteler ses plaies à grandes lancées féroces.

L’épouse de Tziflakos s’accouda au dossier du siège.

— Ainsi, vous avez assassiné ma fille, monsieur Sauvage ?

Il releva la tête pour affronter Elisabeth.

— Non, madame. Assassiner signifie tuer avec préméditation, par surprise. Je l’ai seulement tuée…

— Seulement tuée, dit Angelo d’une voix lente.

Il se leva et vint rejoindre sa femme près de Sauvage. Sa large main s’ouvrit, s’éloigna de son corps, puis, brutalement, s’abattit sur la nuque du peintre.

— Tenez, pour le cours de grammaire ! fit-il.

Sauvage ne tomba pas, mais il se mit à pendre entre ses jambes ouvertes tandis que ses deux bras ballaient de part et d’autre de la chaise.

— J’espère que vous ne l’avez pas tué ! protesta Henrico. C’est à moi de me charger de ça !

Clémentine eut pour son beau-frère un regard confondu. Tuer François Sauvage ! Jusqu’ici, elle n’avait pas imaginé pareille éventualité. Elle connaissait bien Henrico. C’était un grand costaud gueulard. Des images de lui défilaient dans son souvenir. Elle le revoyait, chaussé de grandes bottes qui le faisaient ressembler à l’ogre de Perrault, s’engageant dans un marécage pour aller sauver un mouton égaré qui s’engloutissait dans la fange en poussant des cris presque humains… Une autre fois, il avait pris dans ses bras un ouvrier indigène qui venait de se faire trancher le pied par une faucheuse et il l’avait porté en courant jusqu’à la voiture pour le conduire a l’hôpital… Un batailleur, Henrico, non un tueur ! Un mauvais caractère, mais un cœur d’or ! Des avant-bras d’équarrisseur, mais une âme d’enfant. Pourtant, il allait appliquer la loi du talion, tuer celui qui avait tué sa femme. Se venger !

Pour l’instant, il ne se pressait pas et regardait Sauvage, avec un rien de sollicitude, émerger de son nouvel étourdissement. Il alla même au placard où l’on rangeait les liqueurs et versa une rasade de fine dans un verre.

— Buvez !

Le peintre tâtonna avant de saisir le verre qu’il voyait en plusieurs exemplaires. Il but d’un trait.

— Vous vous sentez mieux ? demanda Henrico.

Une fois de plus, il abandonnait le tutoiement. Il tenait à prendre son temps. Il avait la nuit, la vie devant lui pour venger Héléna. Plus ce serait long, plus ce serait apaisant.

— Oui, cela va mieux, répondit Sauvage.

Clémentine tourna la tête vers son père et fut effrayée de lui voir les yeux injectés de sang. Elle crut qu’il allait prendre une attaque et tomber à leurs pieds, foudroyé par un excès de colère.

— Papa ! appela-t-elle.

Angelo parut ne pas entendre. Une légère grimace lui retroussait la lèvre supérieure et il clignait rapidement des paupières comme pour fuir un éblouissement.

Clémentine intervint.

— Ecoutez ! dit-elle. Il faut appeler la police ! Maintenant qu’il a avoué, c’est la police qui doit se charger de lui !

On ne lui répondit pas. Elle courut au vieux téléphone mural et décrocha. Son père la rejoignit en trois enjambées, lui arracha le combiné qu’il replaça sur sa fourche et la gifla.

— C’est moi qui commande ici ! déclara Tziflakos.

Il l’abandonna pour aller se planter devant son gendre.

— Compris ? insista-t-il.

— Qui vous dit le contraire, père ? murmura le garçon, dompté.

— Bon, fit Tziflakos. Je ne voudrais pas qu’on l’oublie en ce moment. C’est moi qui prendrai les initiatives. Toutes les initiatives, sans exception ! Moi seul !

Il désigna la planche à découper garnie de tranches de viande.

— Mettons-nous à table et mangeons.

CHAPITRE II

Ce fut le plus ahurissant, le plus sinistre de tous les repas. Tziflakos coupa le pain et tendit la corbeille à la ronde. Puis il passa la viande, à la pointe du coutelas et chacun saisit avec les doigts la tranche qu’on lui présentait pour la poser sur son pain.

Ils mastiquèrent péniblement, faisant un effort à chaque bouchée pour avaler la nourriture. Sauvage, qui se trouvait légèrement en retrait de la table, contemplait la scène en se disant qu’elle était belle et qu’il eût aimé la peindre. Il se demandait à quoi elle correspondait dans l’esprit de Tziflakos. De toute évidence, personne, sauf l’infirme, n’avait faim. Les obligeait-il à manger tous pour affirmer cette autorité qu’il voulait incontestable ? Parce que manger, justement, en un pareil moment, était l’acte le plus difficile à accomplir ? La famille s’était désintéressée de Sauvage. On ne le regardait pas, on ne le surveillait même pas du coin de l’œil. Il aurait pu s’élancer vers la porte battante et se sauver dans la nuit.

— Je boirais bien quelque chose. Ça étouffe, protesta Tonton.

Henrico alla à la cuisine et revint avec une bouteille de vin et des verres emboîtés les uns dans les autres. Les trois hommes burent, les femmes prirent une tasse du thé qui était demeuré sur la table. Henrico reprit de la viande, sans pain, et la mangea voracement, en la tenant élevée au-dessus de sa bouche.

— Encore ? demanda Angelo aux siens.

Ils refusèrent.

— Très bien ! Débarrasse, Clémentine.

Pendant que la jeune fille obéissait, il retrouva sa pipe, la cura avec le poinçon de son couteau suisse et la bourra d’un pouce méticuleux.

Quand elle fut à point, il l’alluma.

Clémentine revint de la cuisine et reprit sa place à table.

— Ecartez-vous un peu, intima Tziflakos aux siens.

Il voulait avoir Sauvage bien en face de lui. La tablée prit une autre formation qui la transforma aussitôt en une espèce d’aréopage.

Angelo lâcha une légère bouffée et commença :

— Je suppose, Sauvage, que si vous êtes revenu nous faire cet aveu, c’est que vous êtes décidé à tout nous dire, non ?

François opina.

— Alors, dites-nous tout.

Le peintre prit mentalement du recul et l’ampleur de la confession qu’on exigeait de lui le terrifia. Il ne se sentait pas le courage de fouiller dans ses souvenirs, non plus que celui de chercher des mots pour les traduire. Pire : il n’en avait pas envie.

— Est-ce bien nécessaire ? demanda Sauvage. Je vais vous raconter le drame, c’est surtout ça qui vous intéresse, en somme ?

— J’ai dit tout !

— Je vous ai déjà parlé de la manière dont nous nous sommes connus…

— Aucune importance ! Reprenez depuis le début ! Donc, un jour, ma fille s’est arrêtée devant votre chevalet pour vous regarder peindre. Elle vous a dit qu’elle aimait ce que vous faisiez. Quelques jours plus tard, vous êtes venu ici lui apporter une de vos toiles. Elle vous l’a refusée et vous l’avez détruite.

Surpris, Sauvage regarda Tonton. Seul l’infirme, qui avait assisté à la scène, pouvait l’avoir décrite à Angelo. Tonton renifla et se frotta les yeux entre le pouce et l’index pour fuir le regard de François, gêné d’être pris pour un rapporteur.

— Ensuite ? pressa Angelo.

— Nous avons parlé, assis sur les marches de la véranda. N’est-ce pas, monsieur ? fit-il aigrement à Tonton.

Le vieillard se renfrogna.

— Qu’avez-vous dit ? coupa Angelo.

— Elle m’a montré ses timbres. Elle prétendait n’avoir pas l’esprit collectionneur, mais elle trouvait ces vignettes jolies. Ce qui lui plaisait en elles, c’était le dépaysement qu’elles lui apportaient. Héléna ne se plaisait pas ici, elle rêvait d’autres horizons.

— Vous mentez ! aboya Henrico.

Sauvage soutint le regard furibond de son rival.

— Elle ne vous a jamais dit qu’elle aimerait vivre en France ou du moins aller ailleurs ?

Le veuf fit entendre un grognement d’ours fouetté.

— Qu’est-ce que ça prouve ? Elle disait ça en l’air !

— Les femmes ne disent jamais rien en l’air !

— Parce que vous connaissez à bloc l’âme féminine, hein ! salopard ?

— Assez ! trancha Tziflakos. Donc, à votre première visite, vous avez regardé des timbres et parlé des pays qu’ils concernaient. Vous vous êtes quittés comment, ce jour-là ?

— Je lui ai proposé de venir voir mes toiles.

— Elle a accepté ?

— Tout de suite. J’ai même eu l’impression que ma proposition lui causait une grande joie !

— Pauvre prétentieux ! explosa Henrico. Comme si Héléna avait attendu impatiemment le moment d’aller regarder vos barbouillages ridicules !

— Elle attendait toutes les occasions de se distraire, affirma Sauvage.

Il balaya la pièce d’un grand geste circulaire.

— Elle ne bougeait presque pas d’ici. Elle faisait le ménage. Comme distraction, la radio, les disques, les radotages d’un infirme ivrogne qui la faisait boire.

Ses paroles provoquèrent une certaine sensation.

— Qui la faisait boire ! s’étrangla Elisabeth.

— Parfaitement !

Ils regardèrent tous Tonton. Le vieil homme était devenu très pâle et son menton piquant tressaillait sous l’effet de l’émotion.

— Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Qu’est-ce qu’il raconte, misère de Dieu ? Peut-on inventer de telles balivernes ?

Henrico s’approcha de l’infirme. Comme dans l’après-midi, le bonhomme s’affola et se para du bras.

— Vous la faisiez boire, c’est vrai, Tonton, assura le veuf. Je me rappelle un soir où elle sentait le whisky. Comme je m’étonnais, Héléna m’a dit qu’elle avait eu mal au cœur. Et un autre soir, elle n’arrivait pas à parler. Pour sortir un mot, elle devait prendre de l’élan et ça butait contre ses dents comme si elle avait parlé anglais !

— Réponds ! lui cria Angelo. Réponds, Constantin. On est là pour découvrir la vérité, toute la vérité !

Henrico abandonna le vieillard terrorisé pour le laisser parler. Tonton bredouilla :

— Ben quoi ! Ça m’est arrivé de lui payer une petite lichette de scotch ! Où est le mal ? C’était pas une enfant, tout de même, et je la forçais pas ! On trinquait, quoi ! A la tienne, Héléna ! A la tienne, Tonton ! C’est tout ! Deux doigts de whisky, à qui ça ferait mal ? La preuve, vous ne vous en étiez seulement jamais aperçus ! C’est inouï, que vous soyez prêts à croire ce type qui l’a tuée au lieu de moi qui l’adorais !

Il répéta « inouï » en écrasant une larme imaginaire. Il sentait venir sa fureur, la souhaitait ardemment parce qu’elle était un moyen, non de se justifier, mais d’éluder la question.

— Ce sale type nous tue la petite et vous l’écoutez débiter n’importe quoi comme on écoute les informations a la radio. Parole d’évangile, hein ? Il m’accuse d’avoir soûlé Héléna, et aussitôt Henrico me bondit sur le poil, prêt à casser mon fauteuil !

— Oh ! bon, tais-toi ! lui ordonna son frère.

Angelo frappa la table du poing. Sa pipe dansait entre ses dents.

— Arrivons-en à sa visite chez vous, dit-il a Sauvage.

— Il n’y a rien à en dire. Cet après-midi-là, il n’a été question que de ma peinture !

— Et au moment de la séparation ?

— Eh bien ?

— Vous avez pris rendez-vous pour une autre fois ?

— Je n’ai pas osé.

— Pourquoi ?

— Héléna était un être si étrange, si pudique. Tout le temps qu’elle a passé chez moi, ce jour-là, elle a parlé, parlé pour ne pas laisser place au silence. Elle sentait combien il est source d’abandon. Elle craignait avant tout que je ne lui adresse un compliment, que je n’ose un geste déplacé. Elle se tenait sur la défensive.

— Parce que vous la convoitiez, hein ? ricana Henrico.

François Sauvage sourit.

— Sans doute, mais je m’appliquais à n’en rien laisser paraître !

— Vous l’entendez ? s’exclama Henrico. Il reconnaît avoir eu envie de ma femme !

— Ne fais pas la bête ! lui lança Elisabeth.

Il prit conscience de son ridicule et baissa le nez.

— Si vous n’avez pas pris rendez-vous, comment vous êtes-vous revus ? demanda Angelo.

— C’est elle qui m’a téléphoné la semaine suivante. Vous étiez absents tous les trois, ajouta-t-il en désignant tour à tour Elisabeth, Henrico et Angelo. L’oncle avait la grippe. Héléna se trouvait seule avec sa sœur.

— Parce que vous êtes venu ?

— Elle me l’a demandé.

— C’est exact, soupira Clémentine. J’étais là.

Elle devint immédiatement le centre d’intérêt.

— Tout le monde était au courant, alors ? dit Henrico en posant sa tête sur ses deux poings : Tonton, Clémentine… D’ici que j’apprenne que vous aussi, père…

— Tu n’apprendras rien de semblable, mon garçon, certifia Tziflakos.

Puis, à sa fille :

— Comment se fait-il qu’Héléna ait appelé Sauvage ?

— Nous parlions de lui, expliqua Clémentine. Elle me racontait sa peinture. Et puis, brusquement, elle s’est tue. « Et si on lui téléphonait de venir ? » s’est-elle écriée. Elle l’a alors appelé sans attendre ma réponse…

Une période de silence suivit. Henrico venait de marquer le coup. Ce témoignage de sa jeune belle-sœur démantelait ses ultimes espoirs.

— Et alors ? reprit Angelo.

Il attendait une réponse de Sauvage ou de sa fille, laissant aux deux la possibilité de prendre l’initiative.

— Racontez, Clémentine ! implora François.

Comme elle hésitait, il l’encouragea d’un mot :

— Tout !

Elle approuva. Une vague complicité les liait encore.

— Il est venu tout de suite ! Héléna se tenait sur le canapé. Je me trouvais devant la porte, mais il n’a vu qu’elle et il est passé devant moi sans rien me dire. Il a filé droit vers ma sœur. Ils se sont regardés et…

— Attends ! intervint Henrico. Attends…

Il la prit par la main et la conduisit au canapé.

— Qu’est-ce que tu fais ? cria Elisabeth.

— Je veux voir, je veux comprendre, répondit Henrico. Je ne suis qu’une brute, vous savez bien. Les brutes ont besoin qu’on leur montre. Assieds-toi, Clémentine, juste comme était Héléna, et refais ce qu’elle a fait, redis ce qu’elle a dit !

Clémentine prit place sur le canapé.

— A vous, maintenant ! ordonna le veuf à Sauvage en faisant claquer ses doigts.

On eût dit un réalisateur occupé à régler une scène.

— Je vous en prie ! murmura François. Je trouve cela indécent.

— Pas moi ! Obéissez !

— Obéissez ! dit Tziflakos en écho.

Le peintre chercha un secours du côté d’Elisabeth. Cette reconstitution lui était insoutenable, il s’y refusait.

— Obéissez ! fit la mère.

Il se leva mollement et gagna la niche sous l’escalier. Une fois devant Clémentine, il eut l’impression de basculer dans le passé. Elle ressemblait à sa sœur. L’instant qu’il avait vécu alors constituait l’un des sommets de son existence.

— Vous vouliez me voir ? bafouilla-t-il.

— J’ai eu envie de vous présenter à ma sœur.

— Je la connais ! dit Sauvage en se tournant vers la porte.

Il crut voir la Clémentine de ce fameux après-midi, immobile près de la véranda, dans une robe imprimée bleue et blanche.

— Vous lui avez déjà parlé ? récita Clémentine, les yeux fermés.

— Jamais, mais je la vois passer à mobylette près de ma maison.

— Elle se prénomme Clémentine, dit Clémentine.

— C’est un joli nom, et qui lui ressemble.

Des larmes coulaient sur l’aigre visage d’Elisabeth. L’illusion la chavirait. Elle croyait vraiment voir et entendre Héléna.

— Vous avez beaucoup peint, depuis l’autre jour ? poursuivit Clémentine.

— Je n’ai pas touché à ma palette, Héléna.

— Pourquoi ?

— Parce que, depuis l’autre jour, je pense à vous et que je ne puis à la fois peindre et penser à vous !

Il se tut et chercha Henrico. Le garçon écoutait, la bouche entrouverte, comme un élève peu doué mais plein de bonne volonté suit la démonstration du maître.

— Et puis, et puis ? haleta le veuf.

— Laisse-nous, Clémentine, jeta Clémentine au souvenir d’elle-même !

— Et tu les as laissés ? demanda Angelo en retirant sa pipe d’entre ses dents.

Elle parut sortir d’un état second.

— J’ai dit que je montais dans la chambre de Tonton. En réalité, je suis restée sur le palier pour écouter.

— Qu’ont-ils dit ?

— Allez ! Poursuivez ! ordonna Henrico. Toi, Clémentine, continue !

Un peu de bave dégoulinait au coin de sa bouche.

Elle n’avait plus envie de poursuivre ce jeu odieux. Trop de sombre appétit se lisait dans le regard de son beau-frère.

— Elle m’a demandé pourquoi je n’avais pensé qu’à elle durant les jours précédents, enchaîna Sauvage.

« Parce que je vous aime ! » lui ai-je répondu.

— Oh ! merde ! Comme ça, tout de suite ? béa Henrico.

— C’était vrai que je l’aimais !

— Quel sagouin ! gémit Henrico en prenant ses beaux-parents à témoin. Il la connaissait à peine… Et déjà c’était les « je vous aime ». Mais qu’est-ce qu’il a dans la peau, ce type ?

— Ne l’interromps pas, s’emporta Tziflakos. Puisqu’il raconte, écoutons-le.

— Y a tout de même des choses qui font mal aux oreilles !

Il fit un bond vers son rival.

— Tu ne vas pas me dire qu’elle a coupé à tes salades ! Si tu prétends ça, je t’écrase, tu entends, vermine ? Je t’écrase sous mon talon comme une araignée.

— Je ne me rappelle plus ce qu’elle a répondu, fit Sauvage à Clémentine.

— Elle vous a demandé pourquoi vous l’aimiez, souffla la jeune fille.

— Oh ! oui, c’est juste.

— Et alors ? pressa Henrico.

— Je lui ai dit que je n’en savais rien. Que c’est toujours comme ça, l’amour, on ne sait pas comment il vous tombe dessus. Cela commence par une image qui insiste et qu’on ne peut chasser. On a beau tenter de se distraire, l’image est là, plantée dans votre crâne comme un arbre. On se raisonne. On se répète que c’est fou ou impossible, mais plus on lutte, plus l’arbre croît. Jusqu’au moment ou on s’aperçoit que ses racines vous ont totalement envahi. Les philodendrons, vous connaissez ? Un jour, chez moi, une domestique avait brisé le pot de l’un d’eux. Il était très grand, très long, avec des feuilles larges comme des feuilles de chou. La servante a poussé un cri de terreur en voyant le contenu du vase : il ne restait pratiquement plus de terre, il n’y avait qu’un écheveau abominable de racines. A croire qu’il se nourrissait uniquement de lui-même depuis longtemps. L’amour est en nous comme un philodendron dans un pot. Il nous vide de notre substance pour la remplacer par ses racines.

— Ta gueule ! s’emporta Henrico. Il aurait dû se faire curé, il a la langue trop bien pendue ! Et tu lui as sorti toute cette littérature, à Héléna ?

— Je crois.

— Elle a dû se marrer, non ?

— En effet, reconnut Sauvage, elle a ri !

— Tu vois ! Je la connaissais bien, Héléna. Elle avait trop les pieds sur terre pour se laisser chavirer par tes boniments.

Il partit d’un éclat de rire forcé.

— Philodendron ! Ah ! je vous jure… Philodendron ! Il est fou, hein ?

Personne ne répondant à sa question, il se calma.

— Et après, beau merle, quand elle a eu bien ri, quelle sorte de chanson lui as-tu sifflée ?

— Il est reparti, intervint Clémentine.

— Comme ça, tout de suite ?

— Oui ! Il a seulement murmuré : « Excusez-moi », et il s’en est allé lui dire au revoir.

— Et Héléna ?

— Lorsque je suis redescendue, elle était étendue sur le canapé, comme ceci.

Clémentine s’allongea et prit la position qu avait sa sœur morte.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? demanda timidement Henrico.

— Rien, murmura Clémentine. Elle pleurait !

CHAPITRE III

Ce fut François qui réagit. Lui seul se sentit vraiment concerné par la déclaration de la jeune fille. Elle lui apprenait quelque chose qu’il ignorait. Quelque chose d’infiniment important.

— C’est vrai qu’elle pleurait, Clémentine ?

La jeune fille eut un lent hochement de tête Elle revivait l’instant, retrouvait sa surprise, son trouble, son inquiétude devant les larmes de sa sœur. Car Héléna ne pleurait jamais. Cela faisait partie des traditions de la maison. A croire qu’elle ne possédait pas de glandes lacrymales. On disait d’elle : « Elle est sensible, cette petite, mais pour lui arracher une larme ! » Elle avait appris la mort de ses grands-parents et assisté à leurs funérailles les yeux secs. Les rares colères qu’elle avait encourues de son père n’étaient pas davantage parvenues à humecter son regard.

— Depuis l’escalier, récita Clémentine, je lui ai demandé pourquoi François partait si vite, s’il était fâché… Comme Héléna ne répondait pas, je suis descendue et je l’ai trouvée, la tête dans ses mains, qui pleurait. qui pleurait…

— C’est pas vrai ! nia Henrico. C’est pas possible ! Tu mens ! J’ai jamais vu une larme sur la joue de ma femme. Quand elle souffrait, ça se passait tout à l’intérieur, elle n’arrivait pas à chialer !

Comme chaque fois qu’un problème le dépassait, il sollicita le témoignage général.

— Rappelez-vous, lorsqu’elle a perdu, trois mois avant terme, cet enfant qu’on attendait et qu’on voulait tellement ! Pour une femme comme elle, qui souhaitait si fortement être mère, la faiblesse aidant, elle aurait pu s’écrouler, non ? Pas du tout. Du maintien, comme sa mère, fit-il en hommage involontaire à Elisabeth. Pas un pleur, pas un cri. Digne ! Sa mère, je dis… Et encore, M’man, il vous arrive de chialer quand la mesure déborde, la preuve pour la mort d’Héléna. Ç’aurait été Clémentine au lieu d’elle qu’on aurait portée en terre, je parie qu’elle n’aurait pas pleuré. Je dis pas ça pour te peiner, Clémentine, mais tu sais que c’est la verité, tu le sais !

— Oui, dit sincèrement Clémentine. Pourtant, ce jour-là. Héléna pleurait à chaudes larmes.

Angelo fit siffler sa pipe et cela ressembla aux cris des hirondelles, dans le ciel dégagé, lorsque celles-ci se poursuivent comme deux flèches tirées coup sur coup.

— Soit, elle pleurait !

— Non, elle ne pleurait pas ! s’insurgea Henrico. Non, elle ne pleurait pas ! La gamine ment ! Elle cherche à nous faire croire je ne sais quelle fable à propos de ce type ! Je pigerai jamais l’effet qu’il a produit dans cette maison, enfin quoi, mère, vous qui êtes une femme, vous le trouvez beau, touchant ou intéressant ?

— Je ne trouverai jamais beau, touchant ou intéressant l’homme qui a tué ma fille ! répondit Elisabeth.

Tonton rafla discrètement le vin, mais quand il arracha le bouchon avec les dents, cela produisit une petite explosion comique qui lui valut l’attention des assistants. Il garda un court instant la bouteille dans sa main tremblante, puis, s’armant de courage, but au goulot une courte rasade.

— C’est ma gorge qui me pique, s’excusa-t-il.

Il rota sans le faire exprès. Angelo cessa de s’intéresser à lui.

— Vous étiez parti vexé, reprit-il avec la persévérance d’un juge d’instruction, en affrontant de nouveau Sauvage.

— Pas vexé, meurtri.

— Pourquoi ?

— Parce que j’avais lu dans les yeux de votre fille qu’elle ne m’aimait pas, absolument pas, qu’elle n’éprouvait rien d’autre pour moi qu’une certaine sympathie teintée de curiosité.

— Ah ! bon, bêla Henrico, j’aime mieux quand il cause comme ça !

Il eut pour le peintre une bouffée d’une indéfinissable tendresse. Il lui était reconnaissant de son échec auprès d’Héléna, ainsi que de le lui voir admettre publiquement.

— Pourtant, vous n’êtes pas resté sur cette déception ? reprit Angelo.

— Je n’aurais plus donné signe de vie si elle ne m’avait écrit.

— Quand vous a-t-elle écrit ?

— Deux jours plus tard.

— Pour vous dire ?

François fouilla sa poche-revolver et en sortit un mince porte-cartes. Il dégagea d’un des compartiments une lettre pliée en quatre qu’il avait dû souvent lire, car le papier en était mou. Il la tendit a Tziflakos. Elisabeth s’approcha et fit un signe d’acquiescement :

— C’est bien l’écriture d’Héléna, reconnut-elle avant qu’il l’eût dépliée.

Angelo écarta la lettre de lui. Sans ses lunettes, il ne pouvait pas lire. Sa femme lui prit la missive des mains et lut à haute voix :

Cher Van Gogh,

Est-ce qu’il vous arrive de pardonner aux idiotes qui vous font de la peine ?

Vous savez, souvent l’impertinence cache la timidité.

Si vous me pardonnez, mettez un drapeau (celui que vous voudrez) au sommet de votre antenne de télévision (d’ailleurs, ça la rendrait plus gaie, car elle est si haute qu’elle en est sinistre !).

C’était tout.

— Je comprends pourquoi vous avez foutu cet étendard sur votre toit, rugit Henrico. Je me demandais… Un drapeau à croix gammée ! Dans le pays, on parlait d’aller foutre le feu à votre taule et on l’aurait sûrement fait si on ne vous avait pris pour un dingue !

Le peintre eut une légère crispation qui pouvait passer pour un sourire entendu. Depuis si longtemps, il se sentait, il se voulait en marge. Il lui arrivait de parcourir cent kilomètres pour trouver une terrasse inconnue fleurant bon l’anisette. Il s’y lovait littéralement, comme un serpent dans un coin frais, et se perdait dans la contemplation de ses semblables. « Des semblables si peu semblables à lui ! » se disait-il. Des gens préoccupés ou sentencieux, lourds de soucis et de projets et qui ne savaient pas regarder les choses ou bien qui les regardaient sans les voir vraiment !

— C’était donc pour Héléna ! poursuivit Henrico. Ce qu’elle a dû se ficher encore de vous !

Il se tut à cause des yeux qui le fouillaient, qui le fouillaient…

— Pourquoi me regardez-vous comme ça ? demanda-t-il, perdant pied.

— Par moments, je m’étonne qu’Héléna, fût-ce par désœuvrement, ait pu épouser un homme comme vous, dit Sauvage.

— Ah ! oui, gouailla maladroitement le veuf. Espèce de pauvre maniaque, je vais te…

— Silence ! jeta Angelo.

Il lança cet ordre à voix presque basse, puis frappa sa pipe éteinte sur son talon.

— Qu’est-ce que cela a eu comme conséquences, le coup de l’étendard nazi ? interrogea Tziflakos.

— Elle est arrivée le lendemain avec la mobylette de sa sœur. Elle riait aux éclats en frappant à ma porte.

« Enlevez-moi vite ce drapeau, sinon vous allez vous faire lyncher ! m’a-t-elle dit. Dans la région, on ne parle que de ça ! »

— C’est bien elle, bavocha Tonton. Toujours s’inquiéter pour les autres !

— C’est par pitié qu’elle est allée te voir, cabotin ! décréta Henrico, séduit par la remarque du vieillard. Uniquement par pitié. Uni-que-ment !

— C’est probable, convint le peintre qui ne voyait pas la nécessité de harceler ce grand idiot fervent.

— Pas probable, rectifia l’autre. Sûr et certain.

— D’accord.

Henrico saisit un bouton de la chemise de son rival et l’arracha comme on cueille une fleur à un buisson. D’une pichenette, il l’envoya promener dans la pièce. Le bouton blanc cascada sur le plancher, roula et s’immobilisa. Clémentine s’en fut le ramasser et se mit à pleurer parce que le petit disque de nacre exprimait mieux que les visages la tristesse de leur situation à tous. Elle ne savait pas pourquoi, mais c’était ainsi.

— Alors, le jour de l’étendard ? s’impatienta Elisabeth.

— C’est moi qui lui ai demandé pardon pour ma déclaration d’amour. Elle m’a dit : « Je vous pardonne. » J’ai répondu : « Et moi, je vous aime de plus en plus. Allez-vous partir et devrai-je fixer à mon antenne la bannière étoilée ? » Ça a eu l’air de l’agacer.

— Ben ! j’espère que ça ne te surprend pas ! Avoue qu’il y avait de quoi !

— Après, après, après ! martela Tziflakos.

Il se versa un verre de fine et le but. Il n’aimait pas beaucoup l’alcool, le vin rouge excepté. Son palais grossier gardait la nostalgie des épais vins résineux de sa jeunesse qui laissent sur les vêtements des taches indélébiles.

— Elle a failli repartir, effectivement, mais ce qui l’a retenue, du moins, je le crois, c’est mon poste de télévision…

— Comment cela ?

— Elle m’a demandé s’il y avait un programme à cette heure de l’après-midi. Je lui ai dit que nous allions nous en assurer. Or, il y en avait un, précisément : la retransmission d’un match de football. Ça l’a intéressée. Elle me demandait des explications à propos du jeu. J’ignore tout du football, mais j’inventais des règles…

— Tricheur ! C’est bien dans tes façons ! souligna Henrico.

Il ajouta, songeur :

— On aurait peut-être dû se faire mettre la télé.

— Oui, vous auriez dû, certifia Sauvage. Et puis avoir des bêtes, aussi, autres que des bêtes de somme : des chats, des chiens qu’on n’enferme pas dans un chenil le jour pour les déguiser en fauves la nuit ! Des oiseaux, des poissons… Les bœufs et les tracteurs n’intéressent guère les femmes…

— Pas de conseils ! La suite, ordonna Angelo.

— Elle est rentrée avant la fin du match, car elle redoutait de trop s’attarder chez moi. Mais elle m’a téléphoné pour avoir le score final. Moi, je n’avais pas regardé jusqu’au bout. Je lui ai inventé un résultat fantaisiste : 3 à 2 ! En fait, il y avait eu match nul : 2 à 2. Elle l’a appris par la radio le soir même et, dès le lendemain, elle m’a retéléphoné pour me traiter de menteur.

— Comme elle avait raison ! dit Henrico.

— Je me rappelle très bien cela, assura Elisabeth.

— C’est-à-dire ? demanda son époux.

— Le soir où, à table, la radio marchant, elle a poussé une exclamation et puis elle a pris le fou rire…

— Oh ! oui, c’est vrai, se souvint Clémentine.

Les hommes se sentirent comme bernés de n’avoir rien remarqué.

CHAPITRE IV

— Vous avez de la mémoire, tout de même ! admira Henrico.

Le compliment s’adressait principalement à Sauvage. Lui ne parvenait à emmagasiner que des scènes extrêmement précises et « organisées », pour ainsi dire. Il se rappelait des voyages, des soirées théâtrales, des bagarres, des accidents, tous les faits marquants d’une vie, en somme. Il lui restait aussi des images de son enfance. Il pouvait évoquer des maladies infantiles, des corrections paternelles, le spectacle d’animaux s’accouplant… Il n’avait pas la mémoire des sensations fugaces, il ne pouvait, par exemple, enregistrer un parfum, la qualité d’un instant quotidien, particulièrement neutre, mais exquis pourtant. Que le peintre fût en mesure de réciter chronologiquement, comme une leçon bien apprise, ses relations avec Héléna, le surprenait et donnait une forme particulière à sa jalousie.

— Donc, reprit inlassablement Angelo, elle vous a téléphoné une fois de plus ?

— Pour m’agonir de reproches ! réitéra François. Sa voix était sévère. Je me demandais si elle m’en voulait réellement ou si c’était par jeu. Je sais maintenant que c’était par jeu !

— Et comment sais-tu cela ? s’étonna Henrico.

Sauvage désigna Elisabeth.

— Mme Tziflakos vient de me dire qu’elle avait pris le fou rire à l’annonce du score officiel !

— Ah ! oui.

Henrico se renfrogna.

— Ça ne l’empêchait pas de t’en vouloir !

— Et ce coup de fil s’est conclu par un autre rendez-vous ? demanda Angelo.

— Non. Mais je me suis mis à la guetter sur le chemin.

— Elle passait rarement par chez toi ! objecta le veuf.

— Cela arrivait pourtant. Et cela s’est produit le surlendemain. De loin, je l’ai vue venir, alors je me suis dépêché de placer un grand dessin contre ma barrière. Il représentait un footballeur envoyant le ballon dans le filet. Et j’avais écrit au-dessous, comme légende : Le troisième but de mon mensonge.

« Elle est arrivée à la hauteur du dessin, la tête bien droite, les yeux volontairement fixés au-delà de ma maison. Mais ça a été plus fort qu’elle : elle a regardé mon fusain. Alors je l’ai vue faire demi-tour, s’approcher, contempler le croquis et entrer. »

— En somme, vous posiez un collet ? remarqua Elisabeth.

— C’est vrai, il posait un collet, ce braconnier de ménage ! renchérit Henrico. On se demande où il va chercher ces feintes ! C’est par l’agacerie qu’il attire l’attention des filles. Il est malingre, pas beau… Alors…

Il se tut car, tout en vociférant, il commençait à déceler le charme de Sauvage.

François allongea ses bras sur la table.

— Vous tenez vraiment à ce qu’on poursuive cette évocation ? demanda-t-il, tourné vers Elisabeth.

— Nous vous avons déjà répondu que nous voulions tout savoir !

Il fronça le nez, pour signifier que cela lui était égal, après tout.

— C’est pour vous, plutôt, fit-il. Elle est morte, je l’ai tuée. Ce sont deux réalités qui priment toutes les autres ! Refaire pas à pas le chemin du drame, c’est une sorte de chemin de croix volontaire dont vous pouvez vous passer, après cette épreuve !

Angelo vit rouge. Il saisit son verre vide et le projeta dans la poitrine du peintre. Le verre frappa durement François, tomba et se brisa. Sauvage caressa sa côte endolorie.

— Vous croyez que je vous nargue ? fit-il.

Tziflakos quitta son siège et vint s’asseoir sur la table à quelques centimètres du meurtrier.

— On ne le voit plus ! protesta Tonton.

Angelo ignora cette réclamation. Le vieux actionna son fauteuil et vint se placer parallèlement au siège de François. Henrico se crut autorisé à rejoindre son beau-père sur la table si bien qu’Elisabeth eut, en guise d’horizon, deux larges dos en face d’elle. Les belles manières n’avaient jamais fleuri chez les Tziflakos. En soupirant, elle se leva et prit du recul pour avoir une vue d’ensemble de la scène.

— Elle est donc entrée chez vous ?

— Oui.

— Vous la guettiez depuis votre baie vitrée ?

— Oui.

— Alors ?

— Elle s’est assise dans mon atelier, devant une toile que je brossais et qui représentait…

— On s’en fout de tes décalcomanies ! Raconte-nous Héléna, brusqua Henrico.

Il balançait sa jambe gauche et, à bout de course, son soulier frappait le genou de François.

— Elle a regardé ma toile un bon moment sans rien dire. Je lui ai demandé si elle lui plaisait. Héléna m’a répondu qu’elle la trouvait moins bien que mes autres œuvres.

— Tes œuvres ! fit Henrico. T’as pas la frousse des mots ! Monsieur ne se mouche pas du coude ! Des trucs que je voudrais même pas flanquer dans les toilettes !

Sauvage lui concéda un sourire indifférent. Il pensait qu’Henrico était simple et direct dans ses colères comme il devait l’être dans ses tendresses.

Mais Angelo ne perdait jamais le fil de la conversation. Appliqué, lent et têtu, il suivait la reconstitution de l’affaire syllabe par syllabe.

— Pourquoi la trouvait-elle moins bonne ?

— Parce que je peignais un portrait. Ma spécialité, ce sont les natures mortes et les paysages…

— Tandis qu’un portrait, c’est plus coton hein, mon gars ? grinça Henrico. Dans un portrait, faut amener son talent ! Y a la ressemblance à donner !

— Excusez-moi, mais il ne s’agissait pas de cela.

— De quoi s’agissait-il, alors ? fit Tziflakos.

— Je vous avais peint de mémoire, dit Sauvage à Henrico.

— Moi ! s’étrangla le gendre d’Angelo. Moi ! Tu plaisantes ?

— Non. J’avais cru faire plaisir à Héléna. Quand vous êtes sur votre gros tracteur rouge, les manches retroussées, vous ressemblez un peu à Ben Hur sur son char.

Une gifle l’éblouit. Mille étincelles, mille bulles d’or, mille éclaboussures de soleil émiettèrent pour une fraction de seconde son entendement. Sa tête ne fut plus qu’une explosion lumineuse et nombreuse.

— L’ordure ! gémit Henrico. Après ce qu’il a fait, se ficher de moi de la sorte ! Ben Hur ! Vous l’avez entendu, père ?

— Mais, bon Dieu ! s’emporta Angelo, tu ne peux donc pas rester tranquille deux minutes d’affilée ?

— Alors, il faut que je me laisse insulter ?

— Il ne t’insulte pas, murmura Elisabeth. Il parle une autre langue que toi, voilà tout.

Henrico sauta de la table, tout renfrogné. Il s’éloigna en boudant. Le ventilateur continuait de tourner au plafond avec son ronron crachoteur. Pour se donner une contenance, Henrico l’arrêta. On le stoppait toujours en fin d’après-midi, pour éviter de laisser chauffer le moteur, mais ce soir-là, personne n’y avait songé.

Il sortit sous la véranda tandis que les grandes ailes blanches continuaient de tourner mollement. Il s’adossa au mur de bois. La fraîcheur de la nuit le doucha. Les ânes brayaient de loin en loin, tandis qu’une énorme lune plantureuse et jaune roulait dans un ciel étoilé.

Son départ apporta une détente.

— Vous aviez fait le portrait de mon gendre, soit. Cela correspondait à quoi, dans votre esprit, monsieur Sauvage ?

Angelo s’obstinait à l’appeler monsieur, sans politesse exagérée, mais parce que cela lui permettait de garder le contact avec cet individu qu’il avait envie de massacrer.

— Je cherchais à intéresser Héléna par tous les moyens.

— Vous dites qu’elle n’a pas apprécié ?

— Non. N’en déplaise à votre gendre, le portrait était suffisamment ressemblant pour qu’elle reconnût son mari. Je suppose que, comme vous, elle a trouvé cette initiative déplacée, mais elle était trop fine pour me le dire de front. Elle a préféré élever le débat en jugeant ma toile uniquement sur ses qualités picturales.

— Et vous avez détruit celle-ci, comme la première que vous vouliez lui offrir ?

— Pas du tout ! Elle est chez moi.

— Ensuite ?

— Héléna m’a demandé si j’avais du whisky…

Clémentine se dressa pour regarder Sauvage par-dessus l’épaule de son père. Elle devinait qu’on touchait à un point crucial de l’affaire.

— Vous le jurez ? ne put s’empêcher de demander Angelo.

— Je le jure !

— Qu’est-ce que ça peut lui foutre, un faux serment ? tonna Henrico qui avait entendu depuis la véranda et qui fit une entrée en trombe. Il est en train de préparer je ne sais pas quoi ! Méfiez-vous, père ! Méfiez-vous de ses boniments !

— Pourquoi mentirais-je ? objecta doucement François. Dans quel but ? Plus rien ne m’obligeait à vous avouer mon meurtre et je l’ai fait de mon plein gré. Pensez-vous que ce soit pour, ensuite, vous raconter des histoires ?

— Terminé ! coupa Tziflakos Vous disiez, le whisky ?

— J’en avais. Je lui en ai offert un verre. Elle l’a vidé avant même que j’actionne le siphon d’eau de Seltz. « Encore ! » m’a-t-elle ordonné en me le tendant. Surpris, je lui en ai versé une nouvelle rasade, plus faible que la précédente. « Ne soyez pas parcimonieux ! » s’est-elle exclamée. Elle a fait une chose dont je ne l’aurais jamais crue capable, elle a appuyé sur le goulot de la bouteille pendant que je versais. Son verre a été à demi plein !

— C’est toi qui la poussais à boire ! s’écria Henrico. Tu voulais l’enivrer pour qu’elle soit à ta merci !

— Ce n’est pas mon genre ! certifia Sauvage. Et je suppose que ce n’était pas non plus celui d’Héléna que de se laisser soûler comme une entraîneuse de bar. Son cas était différent : elle buvait par besoin. Bien au contraire, j’ai voulu lui retirer de l’alcool. « Vous n’allez pas avaler cette quantité de scotch ! » me suis-je écrié. « Ah ! non ? Regardez ! » Elle a vidé son deuxième verre aussi aisément que le premier.

Sauvage parut infiniment navré. Il retrouvait sa surprise d’alors… Avec stupeur, il avait regardé la jeune femme engloutir la formidable rasade d’un gosier de soudard.

— Que vous arrive-t-il, Héléna ?

— Ouf ! ça va mieux.

— Un malaise ?

— Un malaise permanent, François.

Angelo écoutait le bruit menu de son chagrin au fond de son âme. Un bruit de source qui sourd d’un rocher et dont l’eau se disperse dans la mousse avant de se rassembler pour devenir un vrai ruissellement.

— Vous lui avez demandé des explications ?

— Naturellement ! répondit le peintre.

— Elle vous a répondu ?

— Qu’elle buvait parce qu’elle n’était pas heureuse.

— C’est la meilleure ! explosa Henrico. Pas heureuse, Héléna ! Il a toutes les impudeurs, ce sale voyou !

Elisabeth s’approcha. Elle avait l’œil brillant.

— Pas heureuse ? soupira-t-elle.

Sauvage n’eut pas pitié d’elle. Maintenant, il comprenait mieux Héléna en voyant ce clan, en l’écoutant, en jugeant les réactions de chacun. Car les circonstances voulaient qu’il fût à la fois jugé et inculpé.

— Je lui ai demandé pourquoi elle n’était pas heureuse, ajouta-t-il.

Il irait jusqu’au bout de la vérité ! Il la leur lancerait au visage, sans égard pour leur chagrin, puisqu’ils la réclamaient, puisqu’ils le secouaient comme une tirelire qu’on veut vider.

— Alors ? demanda Elisabeth, si bas que la question eut l’apparence d’un soupir.

Sauvage se leva de son siège, mit ses mains au fond de ses poches et les toisa sombrement.

— Héléna m’a dit textuellement ceci :

« Je ne suis pas heureuse parce que je n’aime personne, François. Personne ! »

Le silence qui suivit fut plus terrible qu’un cri. Sauvage regretta aussitôt l’affreuse confidence.

— Personne !… fit Clémentine.

Il renonça à mentir, à lui dire qu’Héléna avait fait une exception pour sa sœur. Elle avait bien dit personne.

Henrico agita ses monumentales épaules comme un nageur sorti de l’onde glacée.

— Si vous croyez ce qu’il raconte, vous n’êtes que des imbéciles, sauf le respect que je vous dois ! fulmina le garçon. Héléna, c’était l’Amour en personne, vous m’entendez ? L’Amour avec un A majuscule. Elle adorait sa famille ! Et je peux dire qu’elle m’aimait ! Je ne voudrais pas raconter notre intimité, ce ne serait pas de mise, mais croyez-moi ! Ah ! la la, ce qu’elle pouvait m’aimer !

— Moi aussi, elle m’aimait bien, dit Tonton. Elle me semblait, dans tous les cas…

— Pas heureuse, ma femme ? J’ai jamais entendu parler d’un assassin plus abject, jamais ! Il n’a pas pu souiller sa victime de son vivant, alors il la souille morte ! C’est un charognard !

Il frappa très fort du poing dans sa main ouverte.

— Vous voulez que je vous prouve qu’il ment, dites ? Et que je lui mette le nez dans sa dégueulasserie ? Vous le voulez, hein ? J’en ai pour deux minutes.

Il gravit l’escalier en trois bonds de léopard. Henrico n’avait jamais pu escalader ces marches que par quatre à la fois. Ils l’entendirent malmener du matériel dans une petite pièce du premier servant de fourre-tout. Il réapparut bientôt, lesté d’un étrange matériel. Il tenait un écran pliable sous le bras, la caissette d’un appareil de projection sous l’autre et réussissait à maintenir entre ses dents une boîte à film qui transformait son ombre en celle d’une négresse à plateau.

— Que vas-tu faire ? protesta Angelo.

— Bougez pas ! s’affaira Henrico, fébrile.

Il dégagea le trépied de l’écran et tendit la toile blanche, après quoi il mit le projecteur en batterie. Il s’agissait d’un vieil appareil équipé en huit millimètres qu’on lui avait offert jadis, à l’occasion d’un anniversaire.

— Bougez pas !

Il marmonnait tout en s’activant, ouvrait la boîte d’où bondissait un serpent de pellicule indomptée qu’il se mettait à manipuler maladroitement. Entre ses doigts faits pour les gros volumes et les choses résistantes, la pellicule semblait animée d’une vie propre, perfide. Elle le narguait, lui échappait, se tordait en un long copeau à ressort.

— Occupe-t’en ! demanda-t-il à Clémentine.

Elle vint au secours de son beau-frère et, immédiatement, le film s’assagit, obéit aux rouages d’entraînement.

Lorsque le volet du projecteur fut fermé, Henrico chercha le cadrage sur l’écran en réglant tant bien que mal l’inclinaison de l’appareil, puis il lança fielleusement à François :

— Tu vas voir, mon salaud, comme elle était malheureuse ! Eteins, Clémentine !

— A quoi ça rime ? se lamenta Angelo.

Il se tut en voyant surgir l’image après un assez long temps de projection vierge. Il s’agissait d’une oasis où ils étaient allés excursionner, quelques années plus tôt. On avait même emmené Tonton, plus mobile à l’époque, et qui parvenait encore à se soutenir avec deux béquilles. Ils avaient déjà la voiture américaine rouge qui paraissait plus pimpante, à moins que ce ne fût un effet du Kodachrome. Clémentine filmait. Elle avait lu des brochures de vulgarisation et savait composer son film-souvenir. Le plan très général, tout d’abord… On voyait l’oasis de loin, posée au bout de la piste sur une étendue de sable et de roches rouges, pareille à une île. N’en était-ce pas une, en réalité ? Ensuite, un plan plus rapproché : on était à la lisière de la palmeraie et l’on distinguait les indigènes, fantômes bleus dans leurs gandouras, groupés autour d’un point d’eau. Des gros plans : un chameau dodelinant, morne et hautain, des palmes chargées de fruits, des femmes voilées, effarouchées mais curieuses, des chiens étiques au dos arqué et à la queue en corde.

Contre-champ ! On voyait arriver la DeSoto flamboyante. Elle dansait dans les ravines ocre et ses occupants adressaient des grands signes joyeux à l’objectif. Il y avait Henrico au volant. Son beau-père et Tonton se trouvaient sur la banquette avant, mais sur le dossier, pour se mettre mieux en évidence. Elisabeth et Héléna riaient en se tenant par la taille. Elles envoyaient des baisers à Clémentine, ou bien à l’oasis, ou plus simplement à la pellicule qui s’impressionnait avec un chuchotement mécanique.

— Dis, Sauvage, elle avait pas l’air heureuse ? fit la voix d’Henrico dans le noir.

La lampe du projecteur débordait de l’objectif, jetant une auréole lumineuse sur l’opérateur dont les yeux allaient de l’image au peintre, puisant dans l’une son mépris pour l’autre.

La DeSoto stoppait sous les gigantesques palmiers. Des gamins pustuleux la cernaient, mains tendues, et Henrico s’en débarrassait en lançant à toute volée un paquet de cigarettes dans une touffe de cactus. Les enfants s’élançaient en se bousculant. Mais, pudiquement Clémentine avait abandonné leurs reptations à travers les palettes épineuses, puis leur bagarre lorsqu’ils avaient retrouvé les cigarettes.

— Regarde-la, mon Héléna. Sauvage ! Regarde-la bien !

Elle aidait sa mère à sortir des sièges pliants du coffre de l’auto ainsi que des paniers de victuailles. Elle continuait de rire, d’adresser ce qu’on devinait être des plaisanteries à la caméra.

— Dis, Sauvage, c’est une femme malheureuse, ça ?

— Non, c’est une femme qui est en train de se distraire, répondit Sauvage, et qui n’en a pas l’habitude, et qui en fait trop !

Il y eut un grand moment d’une émotion tragique. La présence sur l’écran de celle qu’on venait de porter en terre le jour même les bouleversait. Ils ne pleuraient pas, ils regardaient, hypnotisés par cette toute jeune femme en robe jaune, aux longs cheveux soyeux, dont les yeux avaient la même couleur que le point d’eau de l’oasis, sous l’ombre verte.

— Puisque je te jure qu’elle était heureuse ! se lamenta Henrico.

Il bouscula l’appareil qui tomba sur le flanc. Le film continua de se dérouler en travers, mordant sur le mur du fond où il s’élargit démesurément. Henrico prit François Sauvage par le cou, comme si c’eût été un vieux copain compatissant.

— Je suis pas une girouette, je suis pas une lavasse, Sauvage ! Je ne jure pas en vain ! Eh bien ! je te jure qu’elle était heureuse et qu’elle nous aimait, je te le jure sur la terre de sa tombe !

Il se courba comme un arbre dans le vent, posa sa tête sur l’épaule de François et se mit à pleurer.

CHAPITRE V

François Sauvage ne réagit pas et s’appliqua à demeurer immobile, support involontaire de cette peine qu’il avait provoquée.

Angelo arracha la prise de l’appareil de projection.

— Donne la lumière, Clémentine !

La jeune fille était restée près du commutateur, comme toujours lorsqu’on procédait a une séance de cinéma familial. C’était elle qui plaçait le film dans son logement, elle qui faisait le point, veillait à tous les réglages, puis lorsque tout fonctionnait rond, elle s’écartait, laissant son beau-frère jouer les projectionnistes, pour se contenter d’éteindre ou d’éclairer la pièce.

La lumière revint. Ils clignèrent des yeux. L’oasis aux couleurs folles était comme tombée de l’écran. La pièce, maintenant, paraissait déserte et sale.

— Remise ton bastringue, Henrico, dit Angelo, et essaie d’avoir un minimum de pudeur, mon garçon. Sans tes coups de gueule et tes singeries, tout irait beaucoup plus vite !

Le veuf réalisa brusquement qu’il pleurait sur l’assassin de sa femme et s’écarta de Sauvage avec une mimique horrifiée.

— Reprenons, fit Angelo.

— Tu ne penses pas que ça suffit comme ça ? demanda sa femme.

Une petite phrase venait de ruiner à tout jamais son existence : Je ne suis pas heureuse parce que je n’aime personne, François !

— J’ai dit qu’on devait tout connaître, on n’y revient pas ! gronda Tziflakos.

— Attends, murmura Elisabeth. Je voudrais lui poser une question au passage…

Et, à François qui attendait, l’air navré :

— A votre avis, pourquoi n’aimait-elle personne ?

Il ouvrit sa bouche aux lèvres gonflées par les coups.

— J’y ai beaucoup pensé, madame. Je pense qu’elle n’aimait personne parce que personne ne cherchait vraiment à se faire aimer d’elle.

— Et moi, alors ? ne put s’empêcher de lancer Henrico.

— Vous non plus ! affirma durement le peintre. Chaque être attend quelque chose de ses contemporains, et en particulier de ses proches. Ce quelque chose, c’est une chaleur, un courant électrique. Ici, j’ai l’impression que le courant ne passait pas, du moins, qu’il n’était pas transmissible à Héléna. Pour elle, il eût fallu inventer un langage, trouver une certaine douceur… Je me trompe, mademoiselle ? demanda-t-il à Clémentine qui écoutait, assise sur la dernière marche de l’escalier.

Elle rougit et répondit « Peut-être… », sans regarder ses parents.

— C’est tout ce que tu as à lui poser comme question ? fit Angelo.

Ce bavardage l’irritait. Il lui fallait un récit sec et précis comme un rapport de gendarme.

— Pour l’instant, oui ! déclara sa femme en s’efforçant d’être ferme.

— Parfait. Vous disiez qu’elle a beaucoup bu chez vous, ce jour-la ?

— Elle aurait bu bien davantage si je l’avais laissée faire. Mais j’ai refusé de lui servir un troisième verre. Ses yeux brillaient et ses gestes devenaient maladroits…

— Vous lui avez reparlé d’amour ?

— Pas cette fois-ci, non. Le climat n’y était pas.

— Je t’en foutrai du climat ! marmonna Henrico.

— Silence ! hurla Angelo. Un mot encore, et je vais l’interroger seul à seul dans ma chambre !

Ils se turent et leurs regards se dérobèrent. Une fois de plus, le chef les domptait.

— Elle est restée longtemps chez vous ?

— Non. Je lui ai dit que j’avais besoin de la revoir souvent pour mieux la connaître. Elle m’a promis de revenir chaque fois qu’elle le pourrait. « Avec vous, tout est possible ! » m’a-t-elle lancé en s’en allant.

— Quand est-elle retournée vous voir ?

— Oh ! une semaine après, au moins, mais elle me téléphonait tous les jours.

— De quoi vous parlait-elle ?

— De ses visions…

— Quelles visions ?

— Elle voyait des paysages à travers ses timbres et au plafond de sa chambre. Des rivages enchanteurs, des forêts pleines d’oiseaux de couleurs où elle devenait Robinson.

— Elle était ivre ?

— Je suppose qu’en effet, l’alcool l’aidait à s’évader…

— Et puis ?

— Et puis rien… Je pensais à elle comme un perdu. Je lui proposais de partir avec moi à chacun de ses appels téléphoniques, et de l’emmener là où elle rêvait d’aller…

— C’est-à-dire ?

— Ailleurs.

— Et comment accueillait-elle ces propositions ?

— Elle refusait, alléguant qu’elle ne m’aimait pas non plus ! Huit jours plus tard, un matin, elle m’a demandé la permission de venir.

— Un instant ! coupa Angelo.

Il se tourna vers son frère.

— Tu assistais à ces coups de téléphone, Constantin ?

— Pas du tout ! Elle prenait le poste du haut, se rebiffa l’infirme. Tu penses bien que si j’avais entendu des trucs pareils, je t’aurais…

— Oui, j’espère, dit sombrement Angelo. Donc, monsieur Sauvage, elle vous a rendu visite un matin, disiez-vous ?

— Oh ! une visite-éclair. Elle n’est même pas entrée. Elle m’a dit simplement ceci « François, je ne vous aime absolument pas, mais je voudrais essayer de vous aimer. Que faut-il faire pour y parvenir ? »

Il hocha la tête.

— C’est bien la question la plus effarante qu’on m’ait jamais posée. Elle m’a pris de court… Je lui ai promis d’y réfléchir et de lui donner la réponse dès que je l’aurais trouvée. Voyez-vous, monsieur Tziflakos, Héléna ressemblait à un plant de vanille…

— Je ne comprends pas.

— La vanille est une orchidée parasite qui s’enroule après le tronc d’un autre arbre. Héléna avait besoin d’un tuteur auquel s’agripper. Elle ne pouvait s’épanouir qu’à l’aide d’une autre plante plus forte qu’elle. Jusque-là, elle rampait alors qu’elle était plante grimpante par essence. Le temps était venu pour elle de s’élever enfin…

— Je crois vous avoir déjà dit que j’appréciais peu votre littérature, monsieur Sauvage.

— J’essaie de vous expliquer votre fille, monsieur Tziflakos. N’est-ce pas ce que vous cherchez ?

— Ma fille, je la connaissais. Je n’attends de vous que des faits ! Ce n’est pas Héléna qu’il faut me raconter, c’est le chemin qui conduisit à sa mort.

Le peintre opina mélancoliquement.

— Et vous avez découvert le moyen de vous faire aimer d’elle ? interrogea la mère.

— Je suis venu un soir qu’il y avait réunion des exploitants agricoles. L’oncle était couché et Clémentine travaillait son violon dans sa chambre. Le Tango d’Albeniz, n’est-ce pas, mademoiselle ?

— Je jouais devant la fenêtre. Il faisait clair de lune. J’avais vu arriver la 2 CV jaune… L’envie m’est venue de descendre rejoindre ma sœur mais, à la réflexion, j’ai continué de travailler pour ne pas les déranger. Je devinais que quelque chose s’élaborait entre Héléna et François Sauvage ; cela m’effrayait. Je pressentais déjà de funestes conséquences, mais je ne voulais pas intervenir. Je me suis remise à jouer avec plus de ferveur…

— J’ai rien entendu ! jura Constantin.

Il dormait bien, pour un vieillard. L’alcool lui tenait lieu de somnifère. A peine au lit, il sombrait dans un sommeil pesant et tourmenté, peuplé de dangers tarabiscotés.

— Vous lui apportiez la réponse ?

— Non, dit François. Je suis seulement venu lui faire observer que si elle avait la volonté de m’aimer, c’est qu’elle m’aimait déjà en puissance.

— Ça l’a convaincue ?

— Non. Elle m’a juré qu’elle n’éprouvait pour moi rien d’autre qu’une forte sympathie. Elle a montré beaucoup de dépit. Elle s’attendait à une trouvaille lumineuse de ma part, elle espérait que je lui apportais une recette. Seulement, il n’existe pas de recette pour provoquer l’amour. Il est ou il n’est pas. On a bavardé un certain temps. La petite jouait divinement. Sa musique nous faisait du bien.

Il se tut pour se perdre dans les fumées du souvenir.

Héléna se tenait sur le canapé, comme toujours. La lumière de la nuit entrait par la fenêtre de la loggia et l’éclairait par-derrière. Sa silhouette s’y découpait comme sur un vitrail. Il lui avait parlé d’amour sans savoir ce qu’il disait. Les mots lui venaient automatiquement. A un certain moment…

— Et après, monsieur Sauvage ?

Il sortit de sa torpeur bienheureuse, regarda son tourmenteur comme s’il le reconnaissait difficilement…

— A un certain moment, reprit-il à haute voix, elle m’a dit : « Je vais faire une expérience. » Elle est allée chercher une bouteille de whisky et a bu à longs traits, à même le goulot.

— Vous n’avez pas cherché à l’en empêcher ?

— Pas cette fois-là, reconnut-il. Elle semblait trop déterminée.

— Continuez…

— Quand elle a eu bu, elle m’a fixé un instant, puis elle a secoué la tête d’un air désenchanté. « Quelquefois, quand j’avale un bon coup de whisky, j’ai l’impression de vous aimer, m’a-t-elle expliqué. Mais aujourd’hui, ça ne me fait rien. Rien du tout ! »

« Ça m’a foutu en rogne, poursuivit Sauvage. Je lui ai affirmé que l’amour à base de gnole, ça ne pouvait pas être de l’amour, mais un mirage. J’ai juré que je n’en voulais à aucun prix, qu’au contraire, je trouvais ça méprisable.

« Je n’ai pas d’autres moyens de provoquer le déclic » m’a-t-elle dit.

« Alors, ne m’aimez pas ! »

« Vous ne croyez pas, François, qu’un jour, lorsque le fameux déclic se sera produit, ça continuera d’exister même après que les vapeurs de l’alcool se seront dissipées ? Après tout, c’est ce qui compte ! »

« Nous avons dû interrompre là cette discussion car vous êtes revenus de votre réunion. On a aperçu les phares de votre auto dans la vitre. Heureusement, j’avais garé ma voiture derrière la maison. Je suis sorti par la fenêtre de la loggia et j’ai poussé ma 2 CV à la main sur cinq cents mètres avant de démarrer… »

CHAPITRE VI

Angelo bourra une nouvelle pipe, mais, renonçant à l’allumer, il l’abandonna dans une coque de noix de coco servant de pot à tabac.

— Cette soirée dont vous parlez, fit-il, ne remonte qu’à une quinzaine de jours ?

— Environ, oui.

— C’est ce soir-la qu’Héléna sentait l’alcool, assura Henrico. Elle a prétendu en avoir bu pour chasser un mal de cœur. On avait eu des sardines grillées au repas du soir et elle…

— Tais-toi donc ! conseilla Clémentine.

— Je n’ai pas d’ordre à recevoir de toi, morveuse !

Angelo jouait avec l’allumette dont il ne s’était pas servi. Il la tenait bloquée entre le pouce et l’index de sa main droite et, par un tour de passe-passe machinal, la passait entre le pouce et l’index de sa main gauche. Jadis, il exécutait ce petit gag de manipulateur pour distraire ses filles quand on les faisait dîner. Héléna surtout manquait d’appétit et Tziflakos l’amusait pendant que, sournoisement, sa femme fourrait des cuillerées de bouillie dans la bouche de l’enfant.

François regardait l’allumette changer de main alternativement, essayant de comprendre le truc.

— Donc, à la suite de ça, les choses ont dû aller très vite, reprit Angelo.

— Assez, oui, admit le peintre.

— Alors, racontez…

— La fois suivante, nous sommes allés en ville. Je crois que cela s’est passé deux jours plus tard. Elle est venue chez moi au volant de l’auto. Elle a klaxonné. « Je vous enlève, François ? » Je voulais me changer. Elle a refusé. Je portais un blue-jean maculé de peinture et un polo troué, des savates… Ça l’a amusée. Je n’avais pas un sou sur moi. Il s’agissait réellement d’un enlèvement. A plaisir, elle a emprunté les plus grandes artères de la ville. Lorsqu’elle a eu parqué la voiture, nous avons déambulé dans le centre, la main dans la main. Je ressemblais à ces touristes-clochards qui font du stop et ne se lavent pas. J’avais honte pour elle, mais notre escapade l’amusait. « On va aller au cinéma ! » a-t-elle décidé. Nous sommes entrés au Miramar ; c’est elle qui a payé les places puisque je n’avais pas d’argent !

— Maquereau ! glapit Henrico.

La vision de sa femme marchant en ville en tenant la main de François le rendait fou. Il s’assit à califourchon sur sa chaise. Ses gros bras velus enveloppaient totalement le dossier du siège.

— On donnait un film en couleurs dont je ne me rappelle plus le titre, un truc américain qui se passait sur un bateau…

— Et tu as essayé de la peloter dans le noir, hein, Sauvage ? demanda le veuf.

— Est-ce qu’on pouvait avoir envie de peloter Héléna ? demanda Sauvage. Est-ce qu’on pouvait oser ?

Il se souvint des confidences d’Henrico dans la chambre… Au retour du théâtre, il caressait les cuisses de sa femme dans la voiture, à la faible lumière que répandait le cadran du poste de radio. Et Héléna subissait, mieux, selon Henrico, elle prenait un certain plaisir à la chose. Ensuite, elle rabattait sa jupe. François essayait d’imaginer la scène. Sa conception d’Héléna vacillait un peu, très peu. Etait-elle réellement ce qu’il lui avait semblé qu’elle fût ? Sauvage savait que ses heures étaient comptées et il regrettait de devoir abandonner ses investigations imaginaires. Il eût voulu les poursuivre, ressusciter chaque seconde de leurs rendez-vous pour accéder à une certitude absolue. Cet interrogatoire l’aidait, dans le fond. Pour la dernière fois sans doute, il partait à la recherche d’Héléna.

— Vous avez parlé, au cinéma ?

— Pas tout de suite. Nous n’avions pas l’habitude d’être de profil, ça nous déroutait. A un certain moment, le sac à main d’Héléna lui a glissé des genoux. Nous nous sommes baissés en même temps pour le ramasser, nos fronts se sont heurtés, ça nous a fait éclater de rire. J’ai pris le sac, un petit sac en cuir tressé. Son poids m’a surpris. Il était terriblement lourd.

« Vous charriez des cailloux, là-dedans, Héléna ? »

Elle l’a ouvert et m’a montré son contenu. Un énorme revolver l’occupait entièrement.

Ils s’exclamèrent.

— Mon revolver ? demanda Angelo.

— Oui. La présence de cette arme dans ce petit sac avait quelque chose d’effarant…

« Vous avez peur d’être agressée ? » ai-je questionné.

« Non, j’attends le moment de m’en servir… »

« Contre qui, grand Dieu ! »

« Contre moi-même… »

« Héléna ! »

« Taisez-vous ! On nous regarde… »

« Sur l’écran, un couple s’embrassait, et nous ne savions pas à la suite de quelles circonstances, car le film était déjà commencé à notre arrivée.

— Le revolver, bon Dieu ! Parle ! ordonna Henrico.

— Je lui ai demandé si elle voulait se suicider. « Je n’aime pas ce mot, m’a-t-elle répondu, mais, en effet, je compte bien disparaître à brève échéance. Ça ne peut pas durer, François. Ça ne peut plus durer… »

— Vous auriez pu nous prévenir ! coupa Elisabeth, c’était de votre devoir !

— Je sais. Mais je sais également que vous ne pouviez rien pour elle. C’est vous qui l’avez laissée devenir cet être solitaire et perdu.

— Nous l’ignorions, plaida la mère. Oh ! oui, je ne pouvais pas me douter d’une chose pareille ! Elle paraissait si naturelle…

Sauvage lissa sa pommette gonflée de sang, comme on lisse une pomme pour la faire briller.

— Je vais être cruel, madame Tziflakos, mais le rôle d’une mère n’est-il pas précisément de comprendre ses enfants ? Qu’un père ignore où en est le moral de sa fille, passe encore : les hommes comprennent peu de chose aux femmes et rien du tout à celles qui leur sont proches. Mais une mère…

— Un mot encore, et je vous écrase contre le mur comme une punaise, monsieur Sauvage ! gronda Angelo. Je vous le répète : ni leçon de grammaire ni leçon de morale.

— Ce type ! bégaya Henrico. Oh ! ce type, je vous jure !

Clémentine quitta sa marche d’escalier et s’approcha d’eux.

— Maman, il a raison ! Vous disiez d’Héléna qu’elle n’était pas « causante », ou bien « qu’elle avait son caractère » et vous acceptiez son tempérament en croyant qu’il était naturel sans chercher à en savoir plus. Moi, lorsque j’ai commencé à comprendre la solitude de ma sœur, il était trop tard déjà, le mal était ancré et je n’étais pas assez hardie pour lutter, notre différence d’âge nous séparait.

— On a toute la vie pour épiloguer, trancha rudement Angelo en écartant sa fille d’un mouvement énergique. Lui, il n’a que quelques heures pour tout raconter… Laisse-le finir.

Il revint à François. L’épuisement achevait de ruiner les dernières forces du peintre. Il était affaissé sur sa chaise.

— J’attends, monsieur Sauvage.

— Je ne me sentais pas le courage de rester devant cet écran bourré de niaiseries, après ce qu’elle venait de m’avouer. Elle a refusé de sortir. « Partez si vous voulez, moi, je veux voir la fin. » Je suis sorti et je l’ai attendue dans le hall en faisant les cent pas. Elle n’a pas tardé à apparaître. Elle jouait à être furieuse. « Ça me plaisait, protestait-elle. Le beau lieutenant prenait la tête de la mutinerie et il allait épouser la fille du commandant après deux mille mètres de guimauve ! »

« Nous avons marché, marché… Je m’en foutais, de ma tenue, de mes savates qui laissaient passer les ongles de mes gros orteils… A la fin, on s’est assis dans un square, sous les palmiers. « Donnez-moi ce revolver, Héléna ! » « Jamais de la vie ! D’abord, c’est celui de papa ! » « Alors, remettez-le où vous l’avez pris !… Dites, ce n’est pas sérieux ? Vous n’avez pas l’intention de vous en servir ? » « Je ne pense qu’à ça, au contraire. » « Mais pourquoi diable vouloir mourir ? » « Pourquoi diable vouloir vivre ? Parfois, m’a-t-elle avoué, je vais le chercher dans le vieux secrétaire et je le caresse des heures durant, comme on caresse un petit animal. Je sais que ma mort est là-dedans, qui attend son heure en somnolant. Papa le graisse de temps à autre, parce que c’est un homme méticuleux. Ça m’amuse, car il ne se doute pas que mon avenir est emmagasiné dans la crosse de cette arme ! S’il se doutait, il irait la jeter. Ou plutôt, non, il se contenterait de la cacher ailleurs. » « Si vous parveniez à m’aimer, auriez-vous encore envie de vous détruire ? »

« Elle a réfléchi. Ça a pris du temps. Elle regardait le ciel à travers les palmiers jaunis, et puis son sac gonflé par l’arme, et puis elle me regardait en fronçant le nez. « Si je parvenais à vous aimer, a-t-elle fini par murmurer, je mourrais immédiatement. Voyez-vous, François, pour tout vous avouer, si je souhaite vous aimer, c’est pour trouver le courage d’en finir. Ça doit être bon, ce sentiment de plénitude quand on reconnaît qu’on aime ! Ce serait une apothéose, rien de mieux jamais ne pourrait m’arriver, alors je voudrais disparaître avant que ce moment s’achève. Un amour, François, ne doit être vraiment merveilleux que lorsqu’il naît. Ensuite, il fait comme les hommes : il entreprend de mourir ! Il se détériore lentement. Vous connaissez la phrase de Cocteau : Passe ta vie devant ton miroir et tu verras travailler la mort comme des abeilles dans une ruche de verre ! Je ne voudrais pas voir mourir mon amour. On n’a pas le droit de survivre à ses enfants, et si j’aimais, ce serait comme un enfant… Un amour qui jaunit, qui se recroqueville, qui s’abîme. qui souffre, qui agonise, ça n’est pas supportable ! »

François avait les yeux fermés. Il ne pouvait supporter ces visages tournés vers lui, attentifs et silencieux. Il récitait, changeant inconsciemment de voix lorsqu’il jouait le rôle d’Héléna.

— « Pourquoi notre amour agoniserait-il ? Si vous m’aimiez, nous partirions… Je vous emmènerais en Europe. Nous prendrions un atelier à Paris… » « Et puis, François ? »

Il rouvrit les yeux.

— Ça m’a pris de court. Elle avait raison, dans le fond. Et puis après ? Nous serions devenus un couple qui s’use à force de se frotter. « N’empêche, ai-je objecté, que ça serait formidable de vivre ensemble, d’acheter ensemble des poireaux pour la soupe, de monter dans un train, de s’asseoir à la terrasse d’un café… »

« Elle m’écoutait en secouant la tête. Un peu de pitié se lisait dans son regard incrédule. « Vous ne me croyez pas, parce que vous ne savez pas ce que c’est que l’amour ! » lui ai-je lancé. « Vous le savez, vous ? « Parfaitement ! » « Vous avez déjà aimé ? »

J’ai dû convenir que la chose m’était arrivée. « Vous voyez bien que ça ne dure pas, puisque vous m’aimez en ce moment ! a-t-elle objecté. Donc, l’amour meurt fatalement ! »

Sauvage soupira profondément.

— Il n’y avait plus rien à lui dire, monsieur Tziflakos ! Plus rien !

CHAPITRE VII

— Et vous vous êtes quittés sur cette menace, monsieur Sauvage ?

Il affronta le regard d’Elisabeth, le trouva pathétique et un regret immense le dévasta soudain. Peut-être que s’il avait refusé de se prêter à ce jeu vénéneux, peut-être que s’il avait fait montre d’autorité, pris de force le revolver et prévenu Tziflakos…

— Elle m’a déposé à la maison. En cours de route, j’ai plaidé la cause de la vie, mais elle riait de mes arguments.

— Elle avait bu ?

— Pas ce jour-là.

— Quand vous êtes-vous revus ?

— Le jour de sa mort.

— Comment ! s’étonna Angelo. Vous êtes restés tout ce temps sans vous rencontrer ?

— Elle me téléphonait beaucoup, plusieurs fois par jour, sitôt que vous la laissiez seule. Elle s’amusait à me tourmenter. Elle donnait, par exemple, des chocs sur le combiné du téléphone. « Savez-vous ce qui fait ce bruit, François ? demandait-elle. Le canon du revolver ! » Ou bien « Vous entendez ce clapotement ? C’est mon verre de whisky que je vais vider ! » Et elle buvait près du micro. « Vous me méprisez un peu, avouez ? » « Non, Héléna, je vous plains ! » « Ça, je vous le défends. Vous avez tort, d’ailleurs. Il y a du progrès : il m’arrive d’être amoureuse de vous dès le premier verre. On approche du dénouement, non ? » Elle raccrochait toujours rapidement. Elle avait trouvé une formule. Elle chuchotait : « On vient ! » Ça lui évitait les réponses aux questions embarrassantes, les prises de congé aussi.

— Quelles questions embarrassantes ? interrompit Henrico.

— Je lui demandais par exemple de faire l’amour avec moi.

— Et elle te raccrochait au nez, parce que tu la dégoûtais !

— Un jour, elle m’a répondu : « Mais à quoi bon, puisque je ne vous aime pas ? » « Puisque vous n’aimez personne, vous n’aimez pas non plus votre mari, ai-je objecté et pourtant, je suppose que vous faites l’amour avec lui ? » « Ce n’est pas pareil : je remplis mon devoir conjugal ! »

— Elle a dit ça, tu es sûr ?

— Oui.

Henrico passa sa main énorme dans les cheveux mouillés de sueur de François.

— Ah ! soupira-t-il, comme tu nous auras fait du mal !

— Je dis la vérité, rien que la vérité, toute la vérité ! C’est vous qui l’avez voulue ; si elle vous blesse, ne me le reprochez pas !

— On ne te le reproche pas, Sauvage. On constate.

Henrico geignit en massant sa large poitrine.

— Beaucoup de mal. Bon, achève ! Elle te parlait de moi au téléphone ?

— Cela lui arrivait.

— Elle te disait quoi ? espéra-t-il confusément.

— Que vous étiez un chic type, la crème des maris…

— Tu te fous de moi ?

— Je vous le jure ! Je lui ai demandé si elle avait essayé de vous aimer. Elle m’a dit que l’idée ne lui en était seulement jamais venue et qu’il fallait être un chien pour vous aimer !

— Un chien ?

— « Henrico, m’a-t-elle déclaré une fois, ce n’est pas une présence, c’est une odeur ! »

— Pourquoi ? demanda Henrico à la ronde. Je pue ?

— Mais non, dit Elisabeth, c’est au figuré. Tu es trop fort et elle était trop fragile !

— Eh bien ! justement, alors, si elle était comme un plant de vanille qui cherche un arbre solide pour y grimper… Hein ? Je ne pouvais pas être son tuteur ?

— Vous avez vu monter du lierre après un chêne ? Si on le laisse faire, le lierre finit par tuer le chêne, assura Tonton.

Cela lui fit du bien d’exprimer, à la faveur d’un silence, une image qu’il trouvait jolie. Personne n’y prit garde. Il pensa à des arbres couverts de lierre qu’il avait connus autrefois. Il tuait le lierre, comme on tue un serpent, pour sauver l’arbre. Il se demandait maintenant de quel droit un pied de chêne avait davantage droit à la vie qu’un pied de lierre.

— Ne nous écartons pas du drame ! dit Angelo. Donc, vous vous êtes beaucoup téléphoné, et elle vous menaçait de son suicide !

— Exactement ! Elle m’en menaçait !

— Dites-moi, mon garçon, vous n’avez jamais pensé qu’elle pouvait se foutre de vous ?

François tiqua.

— Comment cela ?

— Nous étions cinq ici à vivre avec elle depuis toujours, cinq qui l’aimions et qui ne nous apercevions de rien.

— Sauf Clémentine ! objecta Sauvage.

— C’est une gamine en plein chagrin, prête à croire n’importe quelle histoire, pourvu qu’elle sorte de l’ordinaire.

— Ecoute, papa !

— Tais-toi, ma fille ! Pas maintenant ! Monsieur Sauvage, si Héléna avait été au bord du suicide, croyez-moi, nous l’aurions deviné !

« La vérité, c’est qu’elle a trouvé en vous un être vivant hors de la vie courante et auquel elle a fait du cinéma ! »

— Mais pourquoi ce besoin de faire du cinéma, monsieur Tziflakos ?

Angelo ne trouva rien à répondre.

— Vous me permettez de continuer ?

— Je vous écoute.

— Le jour du drame, elle m’a demandé de venir en m’annonçant que la maison était vide. J’ai accouru. Depuis plusieurs jours, je la suppliais de passer chez moi. Elle refusait régulièrement, prétextant qu’elle avait peur.

— Peur ?

— De me revoir. La première chose que j’ai aperçue en arrivant, c’est votre revolver, posé sur la table.

Sauvage désigna un point précis du meuble.

— Il se trouvait exactement ici, sur un livre, comme un presse-papiers… Mais, que je vous dise, avant…

Il était en proie à trop de souvenirs pressants. Il craignait d’en oublier. Or il tenait maintenant à reconstituer le drame dans ses moindres détails… La vérité lui était plus nécessaire peut-être qu’aux cinq personnages qui le cernaient.

— Héléna m’attendait sous la véranda, les bras croisés. Elle m’a regardé venir sans broncher. Une statue ! Je me suis arrêté tout près d’elle, et sa pâleur m’a frappé. « Etes-vous malade ? » Elle a répondu simplement : « Embrassez-moi ! »

— Ah ! non ! non ! non ! c’est pas à moi que tu feras croire ça ! explosa Henrico. Héléna te demandant de l’embrasser, c’est de la diffamation !

— Je l’ai embrassée…

Il reçut le poing d’Henrico en pleine bouche. Ses lèvres éclatèrent de nouveau et il sentit couler son sang dans sa gorge. Il s’essuya d’un revers de coude. Cette fois, Angelo ne fit rien pour calmer son gendre : il comprenait sa fureur. Deux gifles claquèrent encore. François ferma les yeux et les subit courageusement.

— Je l’ai embrassée, répéta-t-il.

Il attendit. Mais Henrico renonça à cogner encore. Sauvage rouvrit les yeux.

— Elle a subi mon baiser. Ses lèvres sont restées closes, froides. « Entrez, François. » Elle m’a précédé. C’est alors que j’ai vu le revolver. Il n’était pas posé à plat, mais droit sur la tranche de sa crosse, le canon braqué vers la porte. Je l’ai pris et l’ai mis dans ma poche. « Vous avez bu de l’alcool, Héléna ? » « Pas une seule goutte, je vous le jure ! Rendez-moi mon revolver ! » « Pourquoi ? C’est aujourd’hui que vous avez décidé de vous en servir ? »

Sauvage suça le sang qui coulait de ses lèvres. Le devant de sa chemise était complètement rouge.

— Curieux, fit-il, mais en pénétrant dans la pièce, j’avais compris qu’elle ne me faisait venir que pour me dire adieu. Son baiser avait été un baiser d’adieu. Elle n’a pas cherché à nier. Sa résolution transparaissait sur son visage, elle était si nette que je ne trouvais pas les mots pour l’en dissuader. Je bredouillais des « Il faut attendre encore… Prendre des remèdes, il y a des médicaments… Dépression… » Elle hochait fermement la tête. « Vous le savez bien, François, que ce n’est pas une dépression. Pourquoi usez-vous de termes auxquels vous ne croyez pas ? » « En tout cas, je ne vous rendrai pas ce revolver et j’attendrai vos parents pour tout leur dire ! » « Vous pensez sérieusement que ça changera quelque chose ? J’ai tellement besoin de quelqu’un qui me comprendrait jusqu’au bout, François, de quelqu’un qui m’approuverait. J’espérais que vous étiez ce quelqu’un, mais en réalité, vous n’êtes qu’un pauvre bonhomme conformiste, comme tous les autres. Vous vous accrochez à la vie et à ses plaisirs mesquins ! J’aurais dû me douter qu’un garçon qui s’était fait installer à prix d’or la télévision ne pouvait devenir mon compagnon d’évasion… »

Sauvage saisit la main de Tziflakos. Angelo ne la lui retira pas.

— Vous dire ma désillusion ! J’ai compris à cette minute qu’elle n’avait jamais cherché en moi qu’un complice. Elle voulait que je sois l’auteur de sa mort, monsieur Tziflakos. Elle n’avait jamais eu la force ou le courage de franchir le pas, alors elle comptait sur moi.

Tonton pleura sinistrement, et cela rappela un peu les braiements des ânes dans le soir.

Sauvage avala difficilement sa salive gluante de sang.

— « Mais qu’attendez-vous de moi, Héléna ? », lui ai-je demandé. Elle est allée s’asseoir sur le canapé. « Je ne sais pas ! Je voudrais disparaître sans explications. Vous seul sauriez la vérité. Ce serait un secret qui durerait toute votre vie… »

Il se leva, repoussa le fauteuil de Tonton qui lui barrait la route et s’approcha du canapé. Il s’agenouilla devant le meuble, posa son front sur un coussin.

— J’ai mis ma tête sur ses genoux et elle m’a caressé les cheveux. Je pleurais. Il me semblait que le monde basculait. « Il ne faut pas pleurer, François, chuchotait Héléna, je ne suis pas malheureuse en ce moment. Au contraire, je sens enfin une grande douceur dans tout mon être, une grande confiance. »

Elle s’est penchée et sa main a cessé de me caresser la nuque pour descendre lentement jusqu’à ma poche. Je l’ai sentie qui prenait le revolver. Je lui ai saisi le poignet, mais j’étais sans énergie et mon bras n’a fait qu’accompagner le sien. Elle a élevé l’arme jusqu’à sa tempe. Je ne sais combien de temps s’est écoulé. Et puis le revolver est retombé sur le canapé… « Vous voyez bien que je ne peux pas toute seule ! » a-t-elle protesté.

J’ai relevé la tête. Si vous aviez pu lire cette tristesse dans ses yeux ! Tout le désespoir du monde ! Toute l’angoisse du monde ! Tout le renoncement du monde ! Et surtout, toute la supplication du monde ! Elle m’avait choisi pour ça, comprenez-vous ? Pour ça ! Pas pour l’amour, pour la mort ! Elle attendait, avec tout ce qu’elle possédait de sens, comme une femelle prête attend la décision du mâle. J’ai ramassé le revolver à tâtons. Elle m’a souri un peu. « Oui, a-t-elle soufflé, oui ! » Je ne sais plus exactement ce qui s’est passé. J’ai élevé l’arme. Sa folie m’avait gagné. Une expression de bonheur a illuminé son beau visage. Elle s’est allongée sur le canapé. « Oh ! François, a-t-elle dit, comme je vous aime ! »

J’ai entendu un grand bruit. Un nuage me l’a dissimulée et le revolver s’est mis à me chauffer la main. Je ne la voyais plus qu’à travers la fumée. Elle souriait. Tout cela n’a duré qu’une seconde à peine.

Il se fit un profond silence. Sauvage avait le visage enfoui dans le coussin. Angelo s’approcha et lui toucha l’épaule.

— C’est tout ? demanda-t-il.

— Oui, répondit François. C’est tout !

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