— Eh bien ! à nous, maintenant, décida Angelo en reprenant sa place à table.
Il s’empara de sa pipe toute bourrée et l’alluma.
A nous ! Les autres se demandèrent ce qu’il entendait exactement par là. Clémentine eut peur de comprendre. Son père l’épouvantait par sa placidité forcenée. Il avait tout écouté sans broncher et, lorsque Sauvage leur avait narré l’instant du drame — avec beaucoup de conviction — Tziflakos était resté de marbre.
— Vous avez entendu le récit de cet homme, reprit-il en tirant quelques bouffées. Si j’ai bien compris, je peux le résumer de la façon suivante : Héléna a fait sa connaissance dans l’intention de se faire assassiner par lui ! Raccourci en une phrase, cela paraît plutôt aberrant, pourtant, c’est bien ce que vous nous avez dit, monsieur Sauvage ?
François était toujours agenouillé devant le canapé. Il releva son visage barbouillé de sang et de larmes. Sa figure était devenue franchement asymétrique.
— C’est la vérité !
— Bien. Il nous a appris au passage qu’Héléna n’aimait personne, qu’elle s’enivrait et qu’elle n’aspirait qu’à cette mort qu’il lui a donnée sans trop se faire prier ! Toujours exact ?
— Toujours, fit François Sauvage.
Il s’assit sur le canapé et abandonna son pauvre corps torturé à la mollesse des coussins.
— Nous allons maintenant tenter d’y voir clair, reprit Angelo. Ce que je trouve frappant dans les déclarations de M. Sauvage, c’est le brusque changement d’attitude de la petite. Au début, elle plaisante, se passionne pour un match de football, et puis, tout à coup, c’est le revolver dans le sac et elle se met à le tourmenter au téléphone. Elle le fait venir et s’arrange pour qu’il la tue ! Sauvage croyait vivre un roman d’amour, erreur profonde, Héléna ne cherchait pas un amant, mais un exécuteur des hautes œuvres.
Angelo saisit le rebord de la table de ses deux mains, souleva le meuble et en martela le plancher.
— Voilà ce qu’il prétend nous faire croire !
Un murmure de protestation courut chez ses interlocuteurs.
— Constantin ! interpella Angelo.
Le vieillard sursauta dans son fauteuil.
— J’estime que tu es le principal témoin, et je te donne la parole !
L’infirme fut paniqué par cette brutale interpellation.
— Comment ? demanda-t-il.
— Ton opinion sur ce que tu as entendu. Parle, dis la vérité !
Tonton rassembla ses esprits tant bien que mal. Il eût aimé avaler un solide coup de whisky, mais n’osa pas, jugeant que le moment se prêtait peu à ce genre de requête.
— Je pense sérieusement qu’il a menti ! affirma-t-il.
— Explique-toi !
— Je ne dis pas qu’Héléna ne s’ennuyait pas un peu, non, faut être franc ! Par moments, elle « languissait » visiblement et parlait beaucoup de rentrer en France. Son rêve, c’était que nous abandonnions ici pour prendre une exploitation dans le Sud-Ouest. Mais de là à être neurasthénique, je proteste. Quand nous étions seuls, elle chantait presque tout le temps, ou bien mettait des disques…
— Elle ne te partait jamais de mourir ?
— Au grand jamais !
— Venons-en à Sauvage. Que te disait-elle de lui ?
Le vieux évita le regard qu’Henrico dardait sur lui.
— Du bien. Elle le trouvait artiste et intelligent.
— Tu te rendais compte qu’il y avait quelque chose entre eux ?
— Seulement de l’amitié. Je pensais que la peinture, ça ne pouvait que la distraire un brin.
— Et le peintre aussi ? demanda méchamment Henrico.
— Rien de mal, je te dis, mon gars. Rien de mal. Un ami, même pas : un copain !
— Tu avais l’impression qu’elle n’aimait personne ?
— Sûr que non ! protesta l’infirme. A chaque instant, elle passait derrière mon fauteuil et me mettait les mains sur les yeux « Devine qui c’est ! », criait-elle en riant. Nous étions rien que nous deux, je m’amusais… Parions que c’est Héléna ! », je répondais. « Et si un jour ce n’était pas moi ? faisait-elle. Hein, Tonton ? Si c’étaient deux mains étrangères et quelqu’un que tu ne connais pas ? »
— C’est pourtant clair, non ? fit Sauvage depuis le canapé. Elle faisait allusion à l’être que vous ignoriez qu’elle était en réalité !
— Qu’allez-vous chercher ! soupira Tonton. Elle jouait. Elle m’aimait bien ! Moi, je me porte garant de ça, vous m’entendez tous ? Elle m’aimait bien.
Son menton se remit à chevroter.
— Merci, dit Angelo. A toi, Elisabeth.
La mère saisit les deux pointes de son col noir et les réunit entre ses lèvres minces. Elle se mit à les mordiller.
— Tu ne veux pas parler ? encouragea Tziflakos d’une voix meilleure.
— Pour dire quoi ?
— Ton opinion sur l’histoire qu’il vient de nous raconter.
— Elle est si nouvelle pour moi ! J’ignore ce qu’il convient d’en penser.
— Tu y crois ou non ?
— Non !
— A cause ?…
— Héléna n’avait pas envie de mourir.
Elle s’adressa à François qui écoutait.
— Vous m’avez reproché de ne pas connaître mes enfants. C’est faux et odieux, je m’occupais parfaitement de mes filles. Héléna était une nature rêveuse, on ne doit pas bousculer les rêveurs ; ce sont des somnambules de la vie diurne. Un rêveur n’est pas un triste. Son visage semble mélancolique parce que son esprit est ailleurs, mais en fait, il est bien dans sa peau. Il vit les mille vies qui le tentent, il lui suffit de fixer un plafond blanc, le ciel ou une mouche dans le coin de la vitre. Je n’éprouvais aucune inquiétude à propos d’Héléna. De plus, elle nous aimait. Combien de fois l’ai-je vue entrer dans ma chambre, s’asseoir sur mon lit et me regarder tendrement. Elle aimait me voir m’habiller. « Tu as gardé un corps magnifique, maman, me répétait-elle. Je souhaite avoir le même à ton âge ! » Sont-ce là les préoccupations d’une fille qui prépare sa mort, Angelo ?
— Rien d’autre à ajouter ? éluda Tziflakos.
Elisabeth fit signe que non.
— Henrico ?
Le veuf ne pouvait parler calmement en restant assis. Il lui fallait du mouvement. Il avait besoin, pour mieux s’exprimer, de secouer son grand corps comme on secoue un arbre afin d’en décrocher les fruits.
Mains aux poches, il arpenta la pièce.
— C’est même pas la peine de me demander mon avis. Tout ce qu’il nous a dit d’Héléna est faux, archifaux ! J’ai un peu honte d’aborder la question devant vous, sa famille. Pourtant, j’aime mieux que vous sachiez tout : ma femme était une grande amoureuse, voilà ! Le devoir conjugal ? Laissez-moi hausser les épaules. Le plaisir conjugal, oui ! Elle aimait l’amour ! Et elle m’aimait ! Est-ce qu’une femme se donne avec fougue à un homme qu’elle n’aime pas ? Ridicule ! Sur un autre plan, vous aussi, elle vous aimait. La fois que maman se plaignait d’un sein, elle est restée des nuits sans dormir, jusqu’à ce qu’on ait les résultats de l’analyse ! Qu’est-ce que ça aurait pu lui faire, autrement, si elle n’avait aimé personne, si elle avait projeté de se suicider, hein ?
Ils approuvèrent. Un certain soulagement s’opérait, timide d’abord, mais qui se fortifiait à chacune des dépositions.
— Ton avis, Clémentine ?
— Oh ! elle…, grogna Henrico.
— Elle, c’est un témoin aussi valable que toi ou moi ! trancha Tziflakos. Je t’écoute, ma fille. Tu avais des choses à nous dire. Je t’ai fait taire jusqu’à présent, mais le moment est venu de parler.
Clémentine tira sur sa jupe et se mit à en tâter l’ourlet avec la mine empruntée d’une pensionnaire d’orphelinat dont c’est la première sortie.
— Ecoute, père, c’est difficile, commença-t-elle.
— Qu’est-ce qui est difficile ?
Elle tardait à répondre. Au lieu de la bousculer, Angelo calma ses angoisses.
— Tu n’as qu’à dire ce que tu crois être la vérité, mon petit. Il n’y a rien de plus facile à dire que la vérité. Elle ne doit jamais faire peur, même si on craint ses conséquences.
— Eh bien ! voilà, entreprit Clémentine.
Elle essayait de ne pas cligner des paupières, mais au bout d’un instant de fixité, ses yeux se mettaient à papilloter.
— Tout ce que François Sauvage a dit me paraît à peu près juste, sauf la fin.
— Tu peux préciser ?
— Je pense que ma sœur était un être terriblement seul et qui s’ennuyait profondément dans la vie. Je trouve idiot par contre de prendre ses dires ou ses actes pour argent comptant.
— Continue !
— Je m’explique : quand elle déclare à François Sauvage qu’elle est malheureuse parce qu’elle n’aime personne, elle exagère et fait du romantisme. Par contre, qu’elle se montre bonne épouse au lit ou qu’elle ne dorme pas parce qu’elle redoute que maman ait un cancer ne prouve pas qu’elle adore son entourage. Tout cela est schématisé. Elle n’était ni aussi sèche ni aussi tendre. C’était quelqu’un de plus nuancé, mais qu’elle ait joué ce personnage pour se rendre intéressante aux yeux de M. Sauvage ne me surprend pas. Elle avait besoin de s’affirmer. Dans cette maison, elle n’était qu’une épouse, une fille, une sœur… Pour nous autres, elle ne possédait pas de mystère. On lui demandait d’entretenir le linge, de faire les courses et d’obéir. François lui a apporté l’évasion, la possibilité de se manifester autrement qu’à travers des confitures d’ananas…
Angelo attendit. Comme la jeune fille se taisait, il demanda :
— Tu as dit que le récit de M. Sauvage te paraissait juste, sauf à la fin ! Qu’entendais-tu par « sauf à la fin », Clémentine ?
— Je ne pense pas que ma sœur ait eu envie de mourir à partir d’un certain moment.
— A partir de quel moment, ma fille ?
— Disons à partir de la seconde visite de François Sauvage à la maison. Auparavant, oui, sans doute y a-t-elle songé… mais plus après !
— Et pourquoi ?
— Parce qu’elle l’aimait, parce qu’elle était folle de lui !
Sauvage se dressa et tendit les bras.
— Vous êtes certaine de ce que vous dites ? cria-t-il.
— Oui, assura la jeune fille. Certaine !
— Elle te l’a dit ? demanda Angelo.
— Elle me l’a dit, dès le jour où elle pleurait après son départ.
— Bon…
Ils s’abstinrent de regarder Henrico. Celui-ci avait gagné le fond de la pièce et frottait son front contre le mur.
— Toi, tu n’as pas donné ton opinion, Angelo, fit brusquement Elisabeth.
— Oh ! moi, j’ai la preuve qu’il a menti, assura le père. Mais avant de la lui administrer, je tenais à avoir votre opinion sur son récit.
Henrico se rapprocha :
— Quelle preuve, père ?
— Mon revolver est resté plus d’un mois chez l’armurier et je ne l’ai remis dans le secrétaire que deux jours avant le meurtre, elle ne pouvait donc pas l’avoir au cinéma !
— Voyez-vous ça ! fit Henrico.
Sauvage convaincu de mensonge ! Plus rien ne tenait ! Il s’en fut s’asseoir au côté du peintre sur le canapé et lui donna un coup de coude.
— Qu’est-ce que tu réponds à M. Tziflakos ?
François se frotta les yeux. Il ne savait pas au juste s’il avait envie de dormir ou de mourir. Un besoin de repos total le prenait.
— J’ai menti. Il n’y avait pas de revolver dans son sac !
— Veux-tu que je te dise ? Tu es un bluffeur, Sauvage. Ce que tu racontes ressemble à ta peinture : c’est tout déformé, c’est pas réel, ça penche d’un côté ou d’un autre, mais ça ne tient en tout cas pas debout !
— Tout le reste est vrai ! déclara François.
— Pourquoi avoir menti à propos du revolver, en ce cas ? demanda Angelo qui lui tournait le dos.
Le chef des Tziflakos avait ses coudes bien plantés sur la table et tenait le fourneau de sa pipe dans ses deux mains.
— Pour donner plus de vérité à mon récit. La chose s’est passée de la façon suivante : le sac à main est tombé. Je l’ai ramassé et c’est vrai qu’il était lourd. J’ai demandé à Héléna ce qu’il contenait : « Un revolver ! », m’a-t-elle répondu. J’ai voulu vérifier, mais elle refusait, le défendait farouchement. J’ai fini par m’en emparer de haute lutte. Les spectateurs protestaient à cause du tapage que nous faisions. J’ai ouvert le sac et constaté qu’il ne contenait qu’une minaudière de forte taille. « J’ai souvent le revolver de mon père, vous savez ? », m’a-t-elle affirmé.
« Ensuite, tout s’est passé comme je vous l’ai raconté. Elle m’a parlé de son besoin de mourir et m’a assuré que son amour pour moi, s’il se produisait, ne ferait que précipiter sa décision. »
— Clémentine prétend qu’elle vous aimait follement depuis un certain temps déjà.
— Elle me l’a caché jalousement. Ce n’est qu’à la dernière seconde qu’elle…
— Vous ne revenez pas sur vos déclarations ? coupa Angelo.
— Non.
Tziflakos se leva et se dirigea vers un placard dont il ouvrit un tiroir. Il se mit à farfouiller dedans jusqu’à ce qu’il eût déniché un bloc de correspondance, un flacon d’encre et un stylo dont le réservoir ne fonctionnait plus et qu’on utilisait comme un porte-plume.
— Venez vous installer ici, monsieur Sauvage !
François obéit.
— Vous allez écrire une confession. Soyez bref. Tournez-moi ça dans le style : Je reconnais avoir abattu Mme Sigura au cours d’une crise passionnelle. Précisez qu’elle n’était pas votre maîtresse, je vous prie.
Sauvage prit le stylo et tâta la pointe de la plume avec le pouce. Angelo dévissa le bouchon de l’encrier, puis il alla chercher ses lunettes et en chaussa son large nez. C’étaient des lunettes à grosse monture noire qui lui barraient le visage. Elles accentuaient la sévérité de ses traits, donnaient un flou inquiétant à son regard fixe. Il attendit, penché sur l’épaule de Sauvage. Le peintre réfléchit, puis se mit a écrire d’une écriture droite et épaisse. Angelo lisait au fur et à mesure, approuvant chaque mot d’un hochement de tête, comme un maître encourage un élève. Lorsque ce fut fini et que François eut signé, Tziflakos arracha la feuille du bloc et l’agita pour la faire sécher.
Sa famille, muette, attendait. Angelo souffla sur l’encre, plia la feuille en quatre et la serra dans son portefeuille.
— C’est à présent qu’il faut décider, fit-il.
Chose curieuse, il s’adressait à son frère uniquement. Pour quelques instants, Tonton retrouva ses prérogatives d’aîné. Il ne fut plus un vieillard timoré, mais un farouche patriarche conscient de son rôle et du poids de ses décisions.
— Je pense que c’est tout décidé, Angelo. Il doit payer !
— Evidemment, qu’il doit payer ! s’étrangla Henrico. Je ne conçois même pas votre question, père !
— De quelle façon ? insista Angelo en ôtant ses lunettes.
Il continua de parler à Tonton. L’infirme toisa François Sauvage sans la moindre aménité.
— S’il y avait la moindre hésitation, son mensonge l’a dissipée.
Clémentine poussa un grand cri et se précipita dans les bras de sa mère.
— Je ne veux pas ! Vous n’avez pas le droit ! Il faut le remettre à la police !
— Tu parles, ma belle, s’emporta Henrico. La justice des tribunaux, quelle mascarade ! Douze jurés qu’il noierait dans ses salades et auxquels un avocat expliquerait qu’il s’agit d’une belle histoire d’amour ! Il serait foutu de s’en tirer avec une peine de prison !
— Vous n’avez pas le droit ! Pas le droit ! Pas le droit ! hurla Clémentine en secouant sa mère.
Elisabeth voulut la calmer, mais la jeune fille était devenue une véritable furie.
— Depuis le début, vous n’attendez que ça ! La mascarade, c’est vous qui la faites ! Vous l’avez frappé, déchiré, humilié, torturé ! Vous faisiez durer le plaisir !
— Emmène-la ! ordonna Angelo. Nous avons besoin de rester entre hommes !
Elisabeth ceintura sa fille.
— Sortons, dit-elle.
Mais Clémentine s’arc-bouta, en proie à une véritable crise de nerfs.
— Non ! Je ne veux pas ! Vous n’avez pas le droit de le tuer, Héléna l’aimait. Rien que pour cela, vous devez le laisser en vie !
— Viens ! dit Elisabeth.
— Je ne l’abandonnerai pas ! C’est impossible ! Je vous défends de faire une chose pareille ! Œil pour œil, c’est chez les sauvages seulement !
— Elle est chiante ! s’emporta Henrico.
Il souleva sa belle-sœur dans ses bras et, bien qu’elle se débattît énergiquement, la porta sur la véranda.
— Vous êtes des assassins ! Des assassins, tous !
— Et lui, alors, bon Dieu ! hurla Henrico.
Il lui avait crié dans l’oreille. Elle se tut.
— Venez vous occuper d’elle, maman ! lança-t-il à sa belle-mère qui s’attardait.
— Elle arrive ! répondit Angelo. Tu es d’accord sur la décision, Elisabeth ?
— Pleinement !
La mère d’Héléna fixa une dernière fois le peintre et sortit, sachant qu’elle garderait en elle son visage déchiré et son regard de bête mutilée. Le meurtrier de sa fille ! Elle ignorait encore si la mort de Sauvage l’apaiserait ou non, mais elle la voulait.
Elle rejoignit Clémentine et Henrico. L’adolescente semblait s’être calmée.
— Marchons, lui dit-elle en lui prenant le bras.
Clémentine se laissa entraîner.
Avant de rentrer, Henrico alla chercher une longue corde dans la remise. Son beau-père fronça les sourcils en le voyant revenir nanti de cet accessoire.
— On n’a rien décidé à propos du mode d’exécution ! reprocha-t-il.
— Je ne vous dis pas le contraire, grommela le garçon.
Il souleva Sauvage de sa chaise et le tint au bout de ses bras.
— Qu’est-ce que tu leur fais donc, aux filles, avec ta sale petite gueule de lope, pour quelles s’intéressent à toi, hein ? Réponds !
François ne fit pas un geste. Il touchait sur le rouleau de corde passé à l’épaule d’Henrico.
— Peut-être qu’elles te trouvent beau, non ? Tu crois que tu es beau, Sauvage ?
— Ça dépend des yeux qui me regardent. Personne n’est beau pour tout le monde, personne n’est laid pour tout le monde !
— Ah ! bavard ! Salaud de bavard ! Tu es comme les curés et les assureurs : tout au baratin ! Pourquoi préfèrent-elles un beau parleur à un brave type, les singeries au courage ? Il est temps de te faire taire, décidément !
Il le fit reculer jusqu’au canapé. Le peintre buta contre le meuble et tomba assis.
— Mets les bras le long du dossier !
Sauvage allongea ses bras dans une posture de crucifié et Henrico le ligota.
— C’est là que tu l’as tuée, c’est là que tu vas mourir, Sauvage !
« Pas d’objection, père ? fit-il sans se retourner. »
— Non, mon garçon, aucune objection.
Henrico connaissait l’art des nœuds compliqués. Lorsqu’il eut achevé sa besogne, le meurtrier de sa femme était soudé au canapé.
— T’as une dernière chose à dire ?
— Non.
— Tu es bien sûr ? Il ne te reste pas un petit mensonge dans un coin de ta belle âme ?
François s’abstint de répondre.
— Ouvre la bouche !
— Pourquoi faire ?
— Ouvre-la, bon Dieu !
Sauvage garda les dents serrées. Henrico s’empara de ce qui restait de corde et lui cisailla la bouche jusqu’a ce qu’il se décidât à l’ouvrir. Il décrivit deux tours autour de la tête du peintre en faisant passer la corde entre ses deux mâchoires de manière à constituer un bâillon.
— Voilà, il ne parlera plus, cette fois !
Il s’était démené avec une telle vigueur que la sueur ruisselait sur sa face bronzée.
— Alors, vous deux ? demanda-t-il aux Tziflakos.
— Va chercher mon fusil, Henrico.
— Pourquoi votre fusil, père ?
— Parce que c’est mon fusil qui doit servir, mon garçon !
— Je pense plutôt que c’est le mien. Il a tué ma femme !
— Il a tué ma fille !
Ils se défièrent, galvanisés par la même détermination.
— C’est à moi d’agir, assura Angelo. Toi, ça aurait plutôt l’air d’une vengeance que d’une exécution ! Or c’est d’une exécution qu’il s’agit !
— Justement, s’indigna Henrico, en ce qui me concerne, il y a la vengeance en plus de vous autres ! Il a voulu séduire ma femme ! Ne l’oubliez pas.
— Dites donc, trancha Tonton, vous vous figurez que je ne suis plus capable de tenir un fusil ? Qui est l’aîné, ici ? C’est à moi que ça revient de droit ! A moi, et à personne d’autre ! J’ai toujours mon fusil dans ma chambre… Depuis le temps que je ne m’en suis pas servi.
Angelo et Henrico parurent hésiter. Puis le garçon leva la main.
— J’ai une bien meilleure idée. Attendez.
Il galopa jusqu’au premier.
Clémentine avait cessé de sangloter. Elle s’assit sur une borne de pierre, à l’extrémité de l’esplanade et à laquelle, autrefois, on attachait les chevaux. Un calme surprenant succédait à son agitation. Sa révolte prenait une autre forme. La raison prédominait.
— Maman ! appela-t-elle.
Elisabeth, qui se tenait debout contre elle, lui tapota la joue.
— Maman, tu n’as pas le droit d’accepter ça. On ne répond pas au crime par un autre crime ! C’est une notion de l’honneur qui est périmée. Quoi que François Sauvage ait pu faire, nous n’avons pas le droit de l’abattre froidement, comme on tue un chien enragé !
— Laisse ! fit Elisabeth, les mâchoires crispées.
— Il aimait Héléna et Héléna l’aimait, je le jure sur sa mémoire. Ça veut dire quelque chose, non ? Cet amour, il continue à travers lui, et tu acceptes qu’on le détruise aussi ? Alors, c’est que François a raison : tu n’as jamais rien compris à Héléna !
Elle l’avait appelé François tout court, et le malaise d’Elisabeth s’accentua.
— C’est le seul être qui se soit vraiment intéressé à elle, maman ! Le seul !
— Il a fini par la tuer !
— Si les choses se sont passées comme il le dit, c’est presque un suicide !
— Il n’existe pas de presque dans ce domaine ! On se suicide ou bien on vous tue ! D’ailleurs, toi-même, tu ne crois pas que les choses se sont déroulées de cette façon ! Il ment ! Il admet avoir menti. S’il ment sur un détail, il peut, il doit avoir menti sur le reste !
— Ainsi, tu ne lui accordes pas le bénéfice du doute ?
— Quel doute ? Il l’a tuée ! Ses aveux sont consignés de sa main !
Clémentine comprit qu’elle ne convaincrait jamais sa mère. Elle pensait au cimetière, à l’enterrement. Elle en arrivait à regretter ce moment si pénible. Il y avait le cercueil aux poignées étincelantes posé à même la terre rouge. Le prêtre récitait une dernière prière, flanqué de deux enfants de chœur amorphes. A travers son voile, elle cherchait instinctivement Sauvage, s’étonnait de ne pas le découvrir dans la foule. Elle le guettait encore au moment des condoléances, s’attendant à le voir surgir dans la file des assistants : mais il n’était pas venu aux obsèques. Après la dernière poignée de main, la famille était retournée au bord de la tombe. On venait de descendre la bière au fond du trou et des abeilles pillaient le pollen des gerbes.
— Ecoute, maman, tu vas aller leur dire quelque chose de ma part, aux hommes. Il vaut mieux que ce soit toi, car ils risqueraient de ne pas me prendre au sérieux.
— Que faut-il leur dire ?
— S’ils tuent François, je me tuerai ! Ce ne sera peut-être pas tout de suite, mais je le ferai ! Dans une semaine ou dans un mois, parole ! Je le ferai, tu sais ! Je le ferai ! Va leur dire, s’il n’est pas trop tard ! Va !
— Petite garce ! dit Elisabeth.
Elle se dirigea vers la maison, pressant le pas à mesure qu’elle s’en approchait.
Lorsque Henrico déboucha de l’escalier, il tenait une brassée de fusils dans ses bras.
Il les déposa sur la table avec fracas.
Angelo avait compris, mais Tonton louchait sur les trois armes, d’un air effaré.
— Un vrai peloton d’exécution ! déclara le veuf. Et c’est pas tout !
Il s’approcha de la loggia ou était ligoté Sauvage, accorda un suprême regard à son rival et tira le rideau qui permettait d’isoler le réduit du reste de la pièce. Le peintre disparut.
— On va tirer tous les trois ! expliqua Henrico.
Il puisa dans ses poches des cartouches qu’il jeta en vrac près des fusils.
— Au juge ! Et chacun brûlera autant de cartouches qu’il voudra, elles sont toutes à chevrotine.
— Pourquoi à travers le rideau ? demanda Tonton.
— Pour ne pas le voir, pardi !
Henrico arma les fusils. Il procédait lentement, avec un soin de chasseur préparant une battue.
— Et pourquoi ne veux-tu pas le voir ? insista l’infirme.
Son neveu lui porta son fusil.
— Je ne sais pas, vous, mais moi, c’est le premier type que je vais abattre, dit-il en plaçant l’arme entre les mains du paralytique. La tête qu’il peut faire en recevant ces décharges ne m’intéresse pas ! Vous pouvez le tenir, ce fusil, Tonton ?
— Je peux ! assura le vieux.
— Et épauler ?
Tonton posa le canon de l’arme sur l’accoudoir de son siège et fit ensuite pivoter ce dernier de façon que le fusil soit braqué contre le rideau.
— Pas besoin d’épauler. Comme ça, ça ira !
Angelo débloqua le cran de sûreté de son fusil sans faire de commentaire. Un léger bruit attira son attention. Il regarda en direction de la porte et aperçut sa femme, à demi engagée dans la pièce.
— Et la petite ? lui demanda-t-il.
Elisabeth acheva d’entrer. La porte lâchée fit entendre son geignement habituel. La femme d’Angelo embrassa la scène d’un regard aigu. Elle vit le rideau tiré, les trois fusils, et déclara :
— C’est curieux, je ne voyais pas les choses ainsi. Enfin, ça vous regarde !
— Et Clémentine ? insista Angelo.
— Elle m’envoie vous dire que si vous abattez Sauvage, elle se tuera.
— J’ai horreur du chantage, fit Tziflakos sans s’émouvoir. Dis-lui de venir me raconter ça en personne, si elle ose.
Elisabeth repartit silencieusement.
— Une fessée ! aboya Henrico. Voilà ce qu’elle mérite. J’aime pas beaucoup le rôle qu’elle a joué dans cette histoire… Son silence, les empreintes essuyées et le reste… Les confidentes, je les crains comme la peste, surtout quand elles se mettent à parler.
— Ne t’occupe pas de ça, mon garçon !
— On opère tout de suite ?
— Je veux auparavant dire deux mots à cette gamine !
— Vous croyez qu’elle mettrait sa menace à exécution ? s’inquiéta Tonton.
Il caressait la crosse de son fusil. Une vieille crosse luisante d’usure dont il reconnaissait avec émotion le volume et le grain.
— Depuis quelques heures, je pense que toutes les femmes sont susceptibles de faire une bêtise, Constantin. Aucune n’est à l’abri du démon.
Henrico frappa du pied.
— Ainsi, vous allez vous laisser intimider par une petite idiote ? Eh bien ! pas moi, vous entendez ? Pas moi !
— Il n’est pas question de céder. Calme-toi !
Il fit signe soudain à Henrico de se taire. On entendait des cris venant du dehors. C’était Elisabeth qui appelait sa fille. Angelo posa son fusil et sortit.
— Clémentine ! Clémentine ! Où es-tu ? criait sa femme au fond de l’esplanade. Reviens ! Ne fais pas la bête !
Elle se tut. La nuit sereine restait sans écho.
— Elle a disparu ! lança Elisabeth à son époux en le voyant descendre le perron.
— Où crois-tu qu’elle soit allée ?
— Peut-être chercher du secours !
— Du secours pour Sauvage ?
— C’est mon avis. Est-ce que sa mobylette est sous la remise ?
Il alla regarder et vit scintiller l’engin dans la pénombre du hangar.
— Clémentine ! appela-t-il à son tour. Voyons ! Clémentine…
Et, machinalement, il ajouta : « C’est moi », comme si sa grosse voix où fleurissait encore l’accent grec pouvait être celle d’un autre.
Personne ne répondit.
Les époux se rejoignirent devant la maison. Henrico se tenait sur le seuil, son fusil pendant au bout de sa main droite.
— Elle a fichu le camp ?
— On le dirait !
— Elle reviendra, soyez tranquilles !
— Seulement, elle risque de ne pas revenir seule ! dit Tziflakos.
Henrico bondit.
— Elle nous ferait ça ?
— Dans l’état ou elle est, c’est très possible…
— Alors, faisons vite !
— Je prends la voiture, avertit Elisabeth.
Les hommes rentrèrent dans le living.
Ils attendirent le départ d’Elisabeth. Le ronflement de la DeSoto se fit entendre et ils virent passer les phares dans la baie vitrée. Puis les larges feux rouges disparurent au tournant du chemin.
— Qu’est-ce qu’on attend ? s’impatienta Henrico. C’est le moment, non ?
— Tous ensemble ? demanda Tonton.
Sa voix semblait plus fêlée que de coutume.
— Evidemment, tous ensemble, dit Henrico. A quoi ça rimerait, sinon ?
Angelo avait une façon très particulière de chasser, une façon qui tenait un peu du numéro de cirque. Pour tirer, il conservait son fusil sous l’aisselle et élevait le canon avec sa main enveloppant la détente. La mire d’un fusil ne lui avait jamais servi. Il tirait d’instinct et faisait mouche presque à tout coup.
Il plaça la crosse sous son bras, son médius se logea dans la boucle métallique protégeant les deux détentes tandis que son index se posait avec légèreté sur la première de celles-ci. Il fixait le rideau fermant la loggia. Tout comme à sa femme, cette mise en scène lui déplaisait. Il soupçonnait son gendre de l’avoir faite non par pudeur, mais par sadisme. Derrière l’étoffe, Sauvage entendait tout. Il attendait cette mort promise sans savoir où la situer. Elle allait crever le rideau pour l’atteindre, le manquer peut-être une première fois et revenir le hacher.
Angelo pensait à la figure meurtrie du peintre… A quoi ressemblerait-elle après la mitraillade ?
— Je compte jusqu’à trois, prévint Henrico. Un…, deux…
Angelo jeta son fusil sur la table.
— J’en ai marre ! fit-il.
Son gendre resta bouche bée, puis il éclata :
— A cause de Clémentine ? Vous avez peur d’elle ? De sa menace ? Mais, sapristi, elle va nous mener par le bout du nez, si vous n’y prenez garde. D’ici six mois, c’est elle qui dirigera cette maison, je le sens !
— Il n’est pas question de Clémentine !
— Alors, quoi ?
— Je n’aime pas tout ce cinéma !
Il désignait le rideau et leur groupe ahurissant avec Tonton dans son fauteuil, crispé sur son vieux fusil.
— Vous préférez que j’ouvre le rideau ?
— Non. Je ne tirerai pas.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne suis pas un assassin !
— Ah ! bon, la crise de conscience ! gouailla méchamment Henrico.
— Peut-être ! Appelle ça comme tu voudras.
— Le bourreau, selon vous, est un assassin ?
— Je n’ai pas la vocation de bourreau.
— Il a tué votre fille.
— Je ne l’oublie pas !
— Il y a un instant, nous nous disputions pour savoir qui l’abattrait. Vous entendiez tirer seul !
— Et probablement l’aurais-je fait !
— Qu’est-ce qui s’est passé, depuis tout à l’heure ?
— Du temps. Il m’a permis de réfléchir…
Tziflakos s’approcha de son fusil et le désarma.
— Mais ça n’engage que moi, mon garçon. Tirez tant que vous voudrez !
Il jeta les deux cartouches sur la table avec les autres. Elles sentaient la poudre, la chasse.
— Vous ne nous facilitez pas les choses ! fulmina Henrico.
— Deux fusils suffisent pour tuer un homme ! Et même un seul coup de feu, à condition qu’il soit bien administré…
— Je crois que tu as raison, dit Tonton. Tu veux me reprendre mon fusil, Angelo ?
Angelo saisit l’arme que l’infirme tenait à peine.
— Alors, c’est le grand dégonflage, hein ? glapit Henrico.
Il avait des sanglots rageurs dans la voix.
— Je pense, Henrico, que tes revendications de tout à l’heure étaient fondées : c’est à toi de faire ça !
— D’accord, c’est à moi !
Henrico s’approcha du rideau. Il épaula et, de la pointe de son canon, chercha à situer Sauvage au-delà de l’étoffe. Tonton ferma les yeux. Son menton touchait presque la pointe de son nez, lui donnant l’aspect grotesque de ces casse-noisettes représentant une tête d’homme. Angelo s’assit. Il éprouvait une violente tristesse. Une tristesse aussi physique que morale. Jamais l’absence d’Héléna ne lui avait été aussi pénible. Au bout de quelques secondes, comme le coup de feu ne partait pas, il releva la tête et considéra son gendre. Il le voyait de profil. Un tremblement agitait les épaules d’Henrico. De grosses gouttes de sueur coulaient sur sa tempe et il crispait tellement ses mâchoires que son maxillaire formait une bosse blanche au bas de sa joue.
— Ton fusil est enrayé ? demanda Tziflakos.
Henrico rentra la tête dans les épaules. Puis son fusil s’abaissa lentement. Un instant, il se redressa, mais ce fut pour retomber aussitôt, définitivement.
— Moi non plus, dit-il d’un ton effrayé. Moi non plus, je ne peux pas…
Angelo alla jusqu’à lui.
— On n’a pas à avoir honte, Henrico ! Nous sommes d’honnêtes gens et la vengeance n’est pas une chose honnête !
Il saisit le pan du rideau et ouvrit celui-ci d’un coup sec. Les trois hommes poussèrent un cri. Clémentine se trouvait debout derrière François Sauvage, blême, le nez pincé, morte de peur. Elle tenait l’une des mains ligotées du peintre et attendait avec lui la décharge.
Angelo vit la fenêtre de la loggia ouverte et comprit que sa fille était entrée par là. Sans un mot, il se mit à délier Sauvage.
— Misère de mes os ! bégayait Tonton qui ne surmontait plus son émotion. Misère de mes os ! Ce qui aurait pu arriver, tout de même !
La corde devint lâche et s’échappa de la bouche de François. Il semblait à ce dernier qu’elle l’avait cisaillé d’une oreille à l’autre. Il remua les mâchoires avec difficulté et promena sa langue à demi paralysée sur ses lèvres sanglantes.
— Merci ! dit-il simplement en se tournant vers Clémentine.
La jeune fille s’assit près de lui sur le canapé.
— Alors, il t’a eue aussi, hein ? soupira Henrico. Il a tué ta sœur, mais tu es tombée amoureuse quand même ! Oh ! ce que tout ça me dégoûte ! Y a donc que moi de pur dans le monde ? Grand imbécile que je suis !
Angelo marcha au téléphone et agita la manivelle de l’appareil mural. La standardiste de nuit répondit presque aussitôt.
— Donnez-moi la police ! fit Tziflakos.
Il eut une voix chantante au bout du fil.
— L’inspecteur Moussy est encore là ? demanda-t-il.
— Non, mais on peut le joindre.
— Alors, dites-lui qu’il vienne d’urgence chez les Tziflakos, le meurtrier de leur fille s’y trouve…
— Quoi ? s’effara le correspondant.
Angelo raccrocha sans autre explication. Comme dans les films, il regarda un instant l’appareil avant de se retourner. Des pensées confuses le hantaient. Pour la première fois, il se sentit au seuil de la vieillesse. D’ici cinq ans, ou peut-être dix, il serait un vieil homme, comme son frère. Les rhumatismes qui le tenaillaient par instants lui bloqueraient alors les jambes. Leur père déjà… Et, avant leur père, le grand-père Tziflakos avait été gisant pendant quinze ans dans son village de Macédoine, sur un véhicule que lui avait confectionné son fils et qui tenait de la brouette plus que du fauteuil orthopédique !
Pour Angelo, cela irait plus vite que pour ses aînés, il le pressentait. Mais il ne redoutait pas l’avenir. Elisabeth serait là, sèche et fidèle, pour l’assister.
— Dites, se lamenta Tonton, je ne me sens pas des mieux. Ça vous ennuierait de me mener coucher ?
Sans un mot, Henrico et Angelo se placèrent comme chaque soir de part et d’autre du fauteuil qu’ils empoignèrent par les montants.
Quand ce serait au tour d’Angelo d’être rivé sur ce siège, se trouverait-il deux hommes forts dans la maison pour le monter dans sa chambre, ou bien devrait-on lui installer un lit dans le living ?
C’est la question qu’il se posait en escaladant l’escalier, marche après marche. Ce soir, Tonton lui paraissait beaucoup plus lourd…
Ils disparurent. Sauvage et Clémentine furent seuls.
— Pourquoi avez-vous dit que vous aviez tué Héléna ? demanda-t-elle en regardant droit devant elle.
On voyait la nuit à travers la baie vitrée, des étoiles aussi brillantes que les étoiles en strass décorant les cartes de Noël.
— Parce que je l’aime, répondit-il. Devenir son assassin, c’est tout ce qui me reste. C’est le seul lien collectif, officiel, qui me rattache encore à elle.
— Nous sommes aussi fous l’un que l’autre, dit-elle fièrement. Vous croyez que c’est parce que nous avons un tempérament artistique ?
La puérilité de la question le fit sourire.
— Tous les artistes ne sont pas fous. Clémentine. Du moins ne sont-ils pas fous de cette façon… Comment savez-vous que je n’ai pas tué Héléna ?
— Parce que c’est moi qui l’ai tuée, répondit-elle.
Le peintre ne montra aucune surprise.
— Oui, j’y ai pensé toute la soirée, depuis que vous m’avez couru après dans la cour. Je suis revenu m’accuser uniquement pour vous mettre en face de vos responsabilités.
— Je ne pouvais rien dire. Comment apprendre une chose pareille à mes parents ? Ils ont déjà enterré une fille aujourd’hui…
— Il ne faudra rien dire ! décida Sauvage. Comment cela s’est-il passé ?
— En allant à ma leçon de violon, je me suis aperçue que j’avais oublié ma partition. Je suis revenue la chercher. Vous étiez déjà là… J’ai assisté à tout…
— C’est-à-dire ?
— Héléna vous a demandé si vous l’aimiez au point de mourir avec elle. Vous avez répondu que oui. Alors, elle vous a tendu le revolver en vous disant : « Tuez-vous d’abord et je me tuerai ensuite. » Sans hésiter, vous avez saisi l’arme et l’avez portée à votre tempe. Vous alliez tirer. Elle l’a compris. Elle a crié : « Non, François, je vous aime ! », et elle a ajouté que c’était un test. Elle vous a embrassé longuement et vous a demandé de partir. « Dès ce soir, je parlerai à mes parents et j’irai vous rejoindre. Nous partirons, François. Je vivrai avec vous. Nous achèterons des poireaux ensemble, et nous prendrons des trains ensemble. » N’est-ce pas, qu’elle vous a dit cela ?
— Elle me l’a dit.
— Vous êtes reparti. Comme vous sembliez heureux, transformé ! Vous ne touchiez pas terre. Moi, je suis entrée. Héléna se trouvait sur le canapé. Elle jouait avec le revolver. Elle aussi paraissait heureuse.
« Tu t’imagines que le clan va te laisser partir, Héléna ? », me suis-je écriée… Nous avons eu une discussion. Elle m’affirmait qu’elle ne pouvait plus vivre sans vous et qu’elle préférait se tuer plutôt que de vous perdre… Alors, je ne sais pas ce qui s’est produit…
On entendait les pas pesants des hommes, au premier, en train de placer Tonton dans son lit.
— Vous étiez jalouse d’elle ?
— Oui. Elle me défiait. Elle me disait : « Mais, ma parole, tu l’aimes aussi, petite crétine ! » Et alors, il y a eu le coup de feu, comme vous l’avez décrit tout à l’heure, à peu de chose près. Héléna était morte ! J’ai été incrédule un moment avant de réaliser l’horrible vérité. Je ne voulais pas que mes parents sachent. Pas pour moi, pour eux… Comment vous faire comprendre ?
— Mais je comprends très bien, Clémentine ! s’étonna le peintre.
— J’ai essuyé l’arme, je suis montée chercher ma partition et je suis repartie. Il y avait un autre élève avant moi dont la leçon a dépassé le temps prévu. Mon professeur est un vieux bonhomme qui ne marchande pas son temps. C’est lui qui s’est excusé de m’avoir fait attendre.
Il y eut un silence. Henrico et Angelo firent gémir les marches du haut.
— Il faut que je dise tout ? demanda-t-elle.
Il lut son effroi et secoua la tête.
— Mais non, Clémentine, puisque je vous dis que c’est mieux ainsi. Désormais, votre châtiment, ce sera de devoir vous taire, vous taire à tout prix, vous taire pour toujours…
Elle se mit à pleurer.
L’inspecteur Moussy arriva une heure plus tard. Sa peau grasse luisait à la lumière électrique. Il semblait rance. En apercevant Sauvage couvert d’ecchymoses et de sang, son visage s’éclaira.
— Tiens donc ! On dirait que j’avais vu juste !
— Je vous avais menti parce que je tenais à lui arracher moi-même son aveu, déclara Henrico.
— Je n’aime pas beaucoup ça, grinça l’Arabe. Qui vous a permis de mentir à la police et de la suppléer ? Si vous n’étiez pas le mari de la victime, je…
Angelo lui tendit la confession de Sauvage.
— Ne nous emmerdez pas, inspecteur. C’est vous qui aviez démasqué le meurtrier, après tout, c’est la seule chose qui importe. Voici ses aveux écrits de sa main. Emmenez-le, j’ai besoin d’aller me coucher !
Moussy empocha le document après l’avoir lu. Puis il fit claquer les menottes sur les poignets de Sauvage.
— Je vous reverrai demain ! avertit le policier.
— C’est ça ! demain, répondit Tziflakos.
Moussy entraîna Sauvage vers la jeep rangée devant le perron. Avant de sortir, François se tourna vers les trois personnages alignés devant le canapé.
— Ecoutez, balbutia-t-il.
— Non ! trancha durement Angelo. C’est pas la peine ! Nous n’aurons jamais plus rien à nous dire.
Un peu plus tard, Elisabeth revint, très surexcitée. Elle se calma en apercevant sa fille.
— Ah ! bon, tu es là ! s’exclama-t-elle, soulagée. J’ai croisé une jeep en revenant, poursuivit-elle. Il m’a semblé que c’était celle de la police.
— Tu ne t’es pas trompée…
— Alors ?…
Elle reniflait, cherchant des odeurs de poudre et examinait le plancher pour s’assurer qu’aucune flaque de sang…
— Nous avons préféré cette solution, dit Angelo.
— Vous avez bien fait.
Elle s’approcha de sa fille et lui mit la main sur l’épaule.
— Et toi, où étais-tu passée ?
Clémentine demeura prostrée.
— Laisse-la ! conseilla Tziflakos. Il y a des moments où les filles ont besoin qu’on leur foute la paix !
Henrico haussa les épaules et monta se coucher sans dire bonsoir.