DEUXIÈME ÉTAPE

Il y a des gens qui ont peur d’être cocus.

Ils ne se rendent pas compte que les cornes sont un signe de force.

Bérurier

CHAPITRE V

La voix sèche du Vieux me parvient, lointaine, comme si elle m’avait d’une autre planète. Je lui en fais la remarque avec déférence, onction, componction, ponctuation et dévotion et le Big Dabe m’avoue être affligé d’un enrouement consécutif à la conférence qu’il a prononcée hier au Congrès des Poulardins. Je lui conseille de manger du miel et de faire des inhalations, manière de me mettre dans ses fafs. Il me remercie et me demande où je suis, ce que je fais et ce que je compte faire. En termes concis, bien que très variés, je lui relate les étranges événements de la nuit. Il m’écoute sans paraître participer. Lorsque j’ai terminé, un point de suspension angoissant se glisse entre nous comme un ver dans une poire blette.

— Très étrange en effet, finit-il par convenir.

Puis, d’un ton innocent :

— Quand rentrez-vous ?

— Eh bien, mon Dieu, j’avais pensé que, étant donné les circonstances, j’aurais pu tenter de tirer cela au clair…

Le Boss me meurtrit les feuilles d’un nouveau silence plus long et plus perfide que le précédent.

— Cette affaire concerne la police dijonnaise, San-Antonio, et moi j’ai une mission pour vous…

Ma déception fait un bruit de papier froissé. Il la perçoit, l’aperçoit, lape et reçoit, la paire soit, et murmure :

— Nous sommes mardi. Il faut que vous soyez rentré jeudi soir.

Et il raccroche afin de s’épargner mes commentaires et ma gratitude.

Je suis bien d’accord avec vous pour une fois, tas de navets, c’est pas bézef comme temps imparti, mais quand on connaît son San-Antonio comme je le pratique, on sait qu’il a réussi des tours de force beaucoup plus étonnants. Quarante-huit plombes pour déguiser cette eau de boudin en cristal de roche, c’est assez, comme disait un cachalot auquel une baleine de parapluie faisait du rentre-dedans.

Tout joyce, je sors de la cabine. Une grande animation règne dans l’hôtel. Tout le monde s’apprête pour le départ. Y a du fourmillement, des appels, des cris, des interjections, quelques onomatopées assez bien de leur personne et des sifflets. On voit des coureurs déguisés en cyclistes qui remplissent leurs bidons, des journalistes qui remplissent leurs stylos, des photographes qui remplissent leurs Rolleiflex, des femmes de suiveur qui remplissent leur devoir et le taulier qui remplit son tiroir-caisse.

Je vois passer Berthe, harnachée à bloc, avec son berlingot dans le dos et escortée d’Alfred.

— Alors, les amoureux, je leur virgule, c’est l’épopée berlinguière qui se poursuit ?

La Gravosse donne un coup de nageoire pour mettre le cap sur moi.

— Ma tête de cochon est reparti sans m’embrasser, fait la gente dame. Quand vous le reverrez, vous lui direz ma façon de penser !

— Que me chantez-vous là, protesté-je. Béru n’est pas reparti.

— Si, si ! intervient Alfred, je l’ai aperçu, de ma fenêtre, qui quittait l’hôtel, une valise à la main.

— Ce départ fut de courte durée, dis-je, en montrant le Gros coincé dans la porte-tambour de l’établissement.

Il coltine une monumentale valoche, Béru. Et qui doit être lourdingue ! Un coureur de l’équipe du Vermifuge Saturne (slogan : Chacun à son ver à soi) veut sortir alors que le Mastar rentrait. La porte subissant deux poussées contraires reste dans une relative immobilité.

— Barre tes os, Pomme-à-l’eau ! crie Béru, tu vois pas que je suis coincé avec mon bagage ?

Mais comme le coureur est tchécoslovaque (il s’agit d’Adolf Petzec) et ne comprend pas le français, il continue de s’acharner. Lors, l’Impatient lâche sa valoche, prend un léger recul, autant que le lui permet l’exiguïté de l’alvéole dans lequel il se trouve, et donne un coup d’épaule forcené dans le panneau. Sous la frénétique poussée, la porte tourne violemment. Béru chute sur la moquette du hall tandis que le malheureux Petzec décrit trois tours complets à l’intérieur du tambour avant d’être éjecté sur le trottoir. Il pousse des glapissements car il s’est démis l’épaule. Indifférent à ses clameurs, le Gravos récupère sa valise qui s’est ouverte dans le tourbillon. Nous avons une vue imprenable sur son contenu. Il y a là des flacons, des gants de crin, des vibro-masseurs. Et puis encore des choses confuses, inidentifiables à première vue.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? interroge Berthe qui possède un vocabulaire infiniment large et varié.

— Comment, s’étonne l’Enflure, tu ne lui as rien dit, San-A. ?

— J’allais, avoué-je.

— Me dire quoi ? s’inquiète Mistress Berthy.

— Je vais faire le Tour, moi t’aussi, triomphe l’Invulnérable, ça paie, non ?

Un qui renaude vilainement c’est le pommadin. Il a le berlingot qui frissonne, l’inventeur du Poursantif.

— Toi, tu vas faire le Tour ! bavoche-t-il.

— Yes, mon pote, exulte le Somptueux.

— En qualité de quoi t’est-ce ? demande l’épouse.

— De masseur, fait Alexandre-Benoît. Je suis promulgué masseur officiel de l’équipe du papier hygiénique Fafatrin, mon bijou. De cette manière tu pourras pieuter avec ton petit mari bien-aimé.

— Tu te figures que c’est des manières ! s’indigne Alfred. J’ai engagé Berthe, oui ou chose !

— Tu l’as engagée pour filer ta saloperie de berlingot sur la pipe des déboisés, tranche le Véhément, pas pour te tenir compagnie la nuit, sans charre ! Ou alors faudrait-il que je supposasse ?

— Je l’ai engagée à part entière ! algérise Alfred.

— Ma main sur le museau, tu vas l’avoir à part entière, espère un peu, tonne le Tonitruant.

M’est avis, les z’enfants, qu’une belle, longue et étroite amitié est en train de sombrer corps et biens. J’interviens.

— Allons, mes amis, du calme ! Ne donnez pas un affligeant spectacle à la caravane qui ne demande qu’à faire des gorges chaudes !

Ils se taisent, indécis.

— Dis voir, insinue Berthe doucereuse, tu n’es pas masseur, Alexandre-Benoît.

Comme elle a parlé haut, le Gros jette un coup de périscope craintif alentour.

— Et ta sœur, elle est masseur ! bougonne-t-il. Mets-y une sardine à ta clarinette, fillette. Tu te figures que pour filer un coup de chiftir sur les mollets d’un pédaleur faut sortir de la Faculté de Médecine, darlinge ?

— Comment se fait-il qu’on t’ait engagé ? questionne le sournois Alfred.

— Je suis en vacances !

— C’est pas une référence suffisante, ça ! objecte le coupeur de cheveux en quatre.

— Le masseur de leur équipe est cané cette nuit, comme Berthe a dû te causer. Ils n’avaient personne sous la main, si je peux dire. Je m’ai proposé…

Alfred sent qu’il tient le bon bout.

— S’ils t’ont agréé c’est parce que tu leur as dit que t’étais un vrai masseur, hein ?

Et il ponctue d’un clin d’œil complice, très engageant.

— Textuel, fait le Gravos, hilare.

Alfred émet un petit ricanement qui, s’il n’est pas à proprement parler méphistophélique n’en est pas moins satanique.

— En somme, dit-il, si quelqu’un allait casser le morceau comme quoi t’es pas plus masseur que Paul VI, on t’enverrait chez Plumeau ?

Bérurier, devant ce chantage à peine déguisé, bleuit, violit, verdit et puccinit !

— Probablement, répond-il, les mâchoires serrées. Seulement le quelqu’un dont au sujet tu causes, il risquerait de jeter ses trente-deux chailles à la poubelle comme des coquilles de moule ; et puis ça m’étonnerait qu’il pourrait s’asseoir avant cinq ou six mois et je me demande aussi comment qu’il ferait pour mettre des lunettes de soleil vu qu’il n’aurait plus d’oreilles pour soutenir les branches…

Alfred rêvasse un brin.

— Je crois qu’on pourrait conclure un gentleman agrément, dit-il. Chacun de nous aurait Berthe une nuit sur deux, qu’est-ce t’en pense ?

— Je dis pas non, grommelle l’Enflure. Faut y réfléchir. Vous m’excuserez, mais j’ai mes bonshommes à masser.

Tandis que l’étrange trio se disperse, je prends le chemin de la Sûreté dijonnaise. Le départ de l’étape Dijon-Evian n’aura lieu que dans une plombe, ce qui me laisse le temps de bavarder avec La Meringue, si tant est que mes confrères veuillent bien me ménager une entrevue avec le détenu.

Par chance, en arrivant à la succursale de la Maison Pébroque, je tombe sur le divisionnaire Luc Poilot, un camarade de promotion. On se shake les hands. On se raconte le plus gros. Je lui dis Félicie, il me dit sa bourgeoise et ses deux enfants. On se déclare ravi de son sort. On se fait part de ses espérances. On déplore l’élévation du coût de la vie et la pénurie d’autoroutes. On se promet de se téléphoner un jour après quoi il me drive jusqu’au burlingue des inspecteurs chargés de l’affaire. Il y a là les deux gugus de la veille, plus un troisième légèrement bègue sur les bords, mais ça ne se voit pas quand il marche. Les trois hommes ont la mine, la chemise et la ceinture défaites. Leur barbe a poussé et ils boivent du café en soufflant dessus comme des vieux chevaux à l’abreuvoir.

— Et alors, votre client ? je demande, il a passé des aveux complets ?

— C’est un drôle de coriace, sans en avoir l’air, me répondent les deux premiers.

— C c’ c’ c’ c’…, commence le troisième ; mais on ne lui laisse pas le temps d’accoucher.

— Jusqu’à maintenant qu’on se l’est entrepris, dit le plus grand.

— Et il a battu à Niort, conclut le plus petit. A la fin, tout ce qu’il nous répondait, c’était merde.

Il brandit une feuille de papier dactylographiée.

— Vous pouvez constater : il a dit cent quatorze fois le mot de Cambronne, on a compté !

Mon camarade Poilot hausse les épaules.

— Le Commissaire San-Antonio veut lui parler, conduisez-le jusqu’à lui.

En rechignant, les tourmenteurs de La Meringue me pilotent par un dédale de couloirs jusqu’à une cellule grise sise à gauche des ouatères. Les deux réduits rivalisent de malodorance. Un flic délourde et annonce.

— T’es pas encore en vacances, Latour, y a du rabe d’interro.

Puis il pénètre dans la pièce et profère immédiatement le mot utilisé cent quatorze fois par La Meringue comme Bon-Réponse.

Nous nous bousculons à l’intérieur, ce qui n’est pas facile car l’étroitesse de ces locaux motive un élargissement non seulement du détenu, mais aussi des bâtiments.

Ce que j’aperçois me fait une peine immense. C’est plus qu’un triste spectacle, c’est un spectacle triste. La Meringue s’est pendu. Il a découpé sa vaste chemise en lanières, a tressé celles-ci, s’est juché sur son escabeau afin d’atteindre les barreaux de sa cellote et s’est suspendu par le cou à l’un d’eux. Ensuite de quoi il a culbuté l’escabeau.

Avant que mes choses-frères fussent revenus de leur stupeur j’ai redressé l’escamoche (celui-ci n’est pas beau) et sorti mon couteau. Je tranche le lien durement tendu. Les deux cent trente livres de La Meringue choient et échoient à mes collègues qui les choient.

— Le bœur cat ! s’émotionne le plus grand.

Malgré mon trouble je réalise que le policier vient de se contrepéter dans les mots et qu’il a voulu dire en réalité : « le cœur bat ». Cette annonce met du baume sur le mien.

Je pense que nous sommes arrivés à temps. Toujours est-il que le gros zig est sans connaissance. On lui dénoue sa fâcheuse cravate et je lui souffle de l’oxygène de bonne qualité dans la cage à mou. Mais il reste inconscient.

— On va le conduire à l’hosto, décide le plus grand.

Tandis que le petit part en quête d’une ambulance, il me dit, d’un air faussement modeste :

— Dans tous les cas, je crois que j’avais vu juste et que cet homme vient implicitement d’avouer sa culpabilité, Môssieur le Commissaire. Car un innocent ne se pend pas.

Je réserve ma réponse.

* * *

— J’ai jamais vu masser comme ça, grogne Jeannot.

Il a le béret en galette, penché sur le côté à la chasseur-alpin.

— Vous me causez, boss ? hurle Béru pour dominer le ronflement de son vibro-masseur.

Et, obligeamment, il débranche l’appareil.

— Je disais, répète Jeannot d’un ton hostile, que j’ai jamais vu masser de cette façon.

Le Gros s’incandescente vilainement.

— Je vois, dit-il, vous en étiez encore au massage de papa ! Avec du talc, peut-être ?

— Faites pas le dégourdi avec moi, je suis contre ! grince l’ancien maillot jaune en faisant pirouetter sa galette de façon à la transformer en auréole. Vos méthodes me paraissent bizarres, mon garçon.

Le Gravos se renfrogne.

— Dites, M’sieur Jeannot, dans la vie tout est basé sur la confiance, à commencer par le papier-monnaie. Si vous voulez que j’y caresse les surrénales à l’huile Lesieur, à vos tricoteurs de kilomètres, je peux. Seulement je réponds pas du résultat.

— Tandis que là, vous en répondez ? abrupte Jeannot.

— Je leur dynamite les centres nerveux, c’est bien simple, révèle le Mastar. Une fois sur leur bécane, faudra mettre des chevaux de frise en travers de la route pour les stopper, vos coursiers.

— Nous verrons !

— C’est tout vu ! affirme Bérurier.

Jeannot s’éclipse. Lors, Sa Majesté me vote un clin d’œil rigolard.

— Jamais se laisser impressionner, dit-il.

Un champion est allongé sur mon plumard, nu comme à l’instant de sa naissance. C’est Tik Danloeil, le Belge.

— Alors, ça est bon, mon pote ? lui demande le Pertinent.

Tik assure que ça est très agréable savez-vous, ce qu’entendant, Béru rebranche la prise.

— A quoi bon paumer son énergie en l’astiquant à l’huile de coude vu qu’avec la fée électricité je lui trifouille la viandasse sans m’endolorer les paluches ! me dit-il. J’ai gambergé ma petite affaire toute la nuit, San-A. J’avais les sens qui faisaient le point fixe, ce qui permet de mieux penser. Je m’ai dit que de nos jours, vu qu’on trait les vaches électriquement, y a pas de raison qu’on massasse pas les hommes de même !

« Alors, aux aurores j’ai été chez un pharmago de feurste classe et je l’ai convoqué pour un entretien au sommier. Je m’ai mis pour vingt sacotins de camelote sur les endosses, mais je regrette pas ma mise de fonds ! »

Il promène avec application le cylindre caoutchouté — et rotatif — sur les muscles de Tik Danloeil. La vibration fait se pâmer celui que les journalistes nomment, pour éviter les répétitions, l’Outre-Quiévrain, l’enfant du Nord, le fils des Flandres, le Compatriote de Brel ou le coureur des Dunes.

— Oh que ça est bon ! glousse Tik. Ça est très bon, savez-vous !

— Tu parles, Charles, s’amuse le Rubescent. Je connais une friponne de clandé qui en use.

Et d’expliquer à la ronde, car Béru est un vulgarisateur-né.

— Elle te vous emballe Popaul dans une peau de mouton, le poil tourné à l’intérieur, et…

— Je t’en prie, coupé-je, les bonnes recettes de tante Laure, ça sera pour une autre fois. C’est pas le moment de leur flanquer la tricotine à tes clients.

Comme il me reste encore quelques minutes devant moi (et quelques autres par côté) je descends téléphoner à l’hosto.

On m’apprend que La Meringue n’a toujours pas repris conscience. Sa pendaison lui a provoqué un affaissement sous-jacent des glandes cholestéro-farineuses, d’où il résulte que son étalonneur biconvexe n’émulsionne plus qu’à la fréquence indivise de 69 petafineurs-seconde, ce qui est peu pour un homme de son gabarit vous en conviendrez sans faire de manières j’espère ? Je demande au toubib s’il y a de l’espoir et il me répond par l’affirmative. On a placé La Meringue sous une tente à bifurcation molle chargée de lui glycériner le médiation et il est à peu près certain que d’ici vingt-quatre heures et dix minutes le patient aura recouvré son potentiel outrancier.

Rassuré sur le sort du biscuiteur, je me mets à feuilleter un annuaire de Paris afin de chercher le numéro de bigophone de la clinique du Docteur Brindezingue à Neuilly. Je le trouve sans mal car, étant donné le sélect de l’établissement son numéro de téléphone est écrit en chiffres romains.

Bien qu’à cause du Tour les circuits fussent embouteillés (comment en Bourgogne ne seraient-ils pas embouteillés) j’obtiens la maison de santé du réputé docteur. Je me nomme, me qualifie et demande à la préposée de me fournir des tuyaux quant à l’admission de Hans Brocation dans sa crèche.

— Cet individu a des façons inqualifiables, grince-t-elle, et si je le rencontre un jour je lui dirai ma façon de penser.

A la voix je pressens une aigre dame sur le retour. Le ton est acide, les voyelles pointues et les consonnes appuyées.

— Répondez plutôt à ma question ! coupé-je. Est-il entré seul chez vous ?

Elle réfléchit comme toute la Galerie des Glaces lorsqu’on l’a passée au Miror.

— Non, un ami à lui l’a amené en voiture.

— Qui a versé une provision : lui ou son ami ?

— Son ami.

— Par chèque ou en espèces ?

— En espèces…

Mon espoir est déçu. Il va être coton de percer l’identité dudit ami. Un chèque ça laisse des traces (surtout quand il n’est pas approvisionné) tandis que de l’artiche…

— Est-ce que, par hasard, vous auriez noté le nom de l’ami en question ?

— Quelle idée ! riposte-t-elle.

Je me tortille le cervelet.

— C’est tout ce qu’il y a pour votre service, commissaire ? girouette ma correspondante.

— Attendez, m’illumine-je. Quand vous engrangez un malade, vous inscrivez nécessairement sur sa fiche, le nom des personnes à prévenir en cas d’accident ?

— Un instant, dit la dame, je vais vérifier.

Je l’entends manipuler un classeur aux tiroirs montés sur roulements à billes. Quelques secondes s’écoulent. Dans l’hôtel le vacarme est à son apogée. On dirait qu’on y court les six jours ! Y a des gars qui s’appellent, d’autres qui s’interpellent, certains qui disent « Merde » et certains autres « Nom de Dieu », selon leur tempérament ou leur religion.

— Allô ! aiguillonne la rombière au turlu.

« Sur sa fiche il n’y a aucune adresse, mais un numéro de téléphone. »

— Je vous écoute, la calmé-je.

« Qui est ? » demandé-je en retenant mon souffle trop généreux.

— Buffon 94–60, renseigne la dame.

— Mille mercis, ma beauté, exulté-je, si un jour je passe par Neuilly j’irai vous porter des bonbons.

Là-dessus je raccroche. Fiévreusement, je potasse l’annuaire de Pantruche par numéros. Mais, à mon grand dam, Buffon 94–60 n’y figure pas. Je demande alors la Grande Cabane en priorité. Derrière la vitre de la cabine, la Béruche me fait des signes véhéments pour m’engager à le rejoindre. J’en bave dans l’émetteur de voir son accoutrement, au Mastar. C’est pas croyable un déguisement pareil. Pas humain non plus. Ça fige les cellules, ça coagule la pensée, ça meurtrit la rétine, ça ulcère les centres nerveux, ça pertube le métabolisme, ça liquéfie les glandes, ça ébranle le système circulatoire, ça traumatise, ça fissure, ça rompt, ça corrompt les coronaires, ça dévaste les viscères, ça dépancréasse, ça époumone, ça estocule, ça conciliabule, ça férule, ça curule, ça hulule, ça rotule, ça déboulonne : les muscles de l’éminence hypothénar, le grand zygomatique, le long supinateur, le petit palmaire, l’omo-hyoïdien, le biceps brachial et le grand adducteur.

On se sent petit, médiocre, faillible et provisoire tout à coup.

— Allô ! fait la standardiste de la Grande Cabane.

— Ici San-Antonio, dis-je, passez-moi Pinaud en vitesse !

Sa Majesté ouvre la porte.

— Alors, quoi, tu t’amènes, c’est l’heure de la décarrade, mec !

— J’arrive ! Pinuche ? dis-je au mouton qui me bêle dans les trompes depuis Paname.

— En personne, immodeste mon collègue. Où es-tu ?

— A Dijon. Tu as de quoi écrire ?

— Toujours…

— Alors note ce numéro de passoire : Buffon 94–60. Il ne figure pas dans l’annuaire. Tu vas chercher discrètement le nom de l’abonné et, non moins discrètement, te rencarder sur lui. Je te rappellerai en fin de journée.

Il note et demande :

— Le Gros est avec toi ?

— Tout ce qu’il y a d’avec moi ! Et si tu pouvais le voir en ce moment, faudrait que tu vives encore cent ans avant de pouvoir l’oublier ! Il porte des chaussures de ville noires, des chaussettes noires, un short à rayures bleues et blanches qu’il n’a pas pu boutonner because sa brioche et qui dévoile sa bedaine poilue, un tee-shirt trop juste dont le motif représente une course de toro en couleurs et un casque de motocycliste rouge à points noirs qui déguise sa grosse tronche en coccinelle.

— Mais pourquoi ce déguisement ? bafouille le fossile.

— Parce qu’il est le masseur dans le Tour de France, révélé-je.

Et je raccroche pour rejoindre Béru.

Il piaffe d’impatience, ses valoches en mains, le Gravos. Notre bagnole nous attend. La Maison Fafatrin qui fait bien les choses a mis un cabriolet décapotable à la disposition de son honorable masseur. Béru a chiqué auprès de Jeannot qu’il ne savait pas conduire, mais qu’un de ses bons amis (en l’occurrence le gars moi-même) acceptait de lui servir de chauffeur. Donc tout est O.K. et nous prenons place dans la caravane.

Les coureurs signent le registre avant de déhoter. C’est joli tous ces maillots multicolores et ces pimpants vélos qui brillent au soleil.

Il y a de l’émulation dans l’air, de l’entrain, de la joie.

Béru se met à chanter les Matelassiers. Nous sommes provisoirement stoppés dans le square du Président-Videburne.

Le Caruso du pauvre interrompt soudain son chant altier pour me désigner un échassier qui déambule sur les pelouses.

— Qu’est-ce que c’est que cette bestiole ? demande l’assoiffé de Savoir.

— Une outarde, dis-je. Tu n’as donc jamais entendu parler de la Outarde de Dijon ?

CHAPITRE VI

— C’est au poil, non ? roucoule le Gros qui se prélasse à mes côtés, un pied passé par-dessus portière. Quand je pense que Berthe, quelques kilomètres devant, est en train de balancer la charognerie d’Alfred aux déplumés qu’elle aperçoit, alors que moi je joue les seigneurs, ça me fait gondoler.

La bagnole de Jeannot arrive à notre hauteur dans un nuage de poussière blanche.

— Stop ! nous crie l’ancien champion, attendez Alonzo Giro, il a une crampe. Juste avant d’attaquer la Faucille, c’est gai !

Je me range illico sur le bas-côté, entre un curé et une dame âgée (tous deux vêtus d’une longue robe noire). Jusqu’ici le peloton roule à vive allure, très groupé. Aucune échappée n’a été signalée. Comme sont en train de le dire à leurs chers z’auditeurs les radioreporters : « Richard Pini caracole en tête dans son maillot étincelant, pour bien montrer aux autres candidats à la victoire qu’il est prêt à ne pas s’en laisser conter et même à imposer sa loi ! » Point à la ligne.

Le grand troupeau bigarré passe dans un grand frisson de pédaliers bien huilés. Le petit Condor pyrénéen, qui a reçu des instructions, met pied à terre en apercevant le véhicule de sa marque.

— Crampetta ! nous dit-il en désignant son mollet gauche.

— T’occupe pas du chapeau de la gamine, le rassure Béru. On va te la tirer, ta crampetta, mon pote !

Il se met à masser énergiquement la jambe de l’Espagnol. Mais celui-ci hoche la tête.

— Dolorosa ! fait-il.

— C’est la femme des douleurs ! lui chantonne le Gros.

— Tas tort de prendre ça à la blague, Béru, le sermonné-je. Si le roi de la montagne a déjà un pinceau fané, ta carrière de masseur promet d’être courte.

Ça le rend sombre, mon Valeureux.

— Aux grands mots les grands remèdes, dit-il. Je vais y faire un peu de cuponcture !

— Tu t’y connais ?

— On m’en a fait la fois que mon vertèbre du milieu avait pété son joint de culasse, c’est radical !

— Fissa ! Fissa ! supplie Alonzo en désignant l’horizon dans lequel vient de s’engloutir le peloton.

— Voilà ce que c’est, murmure Béru, t’aurais un Solex au lieu de ton vélo ce serait du gâteau pour les rattraper.

Il prend des épingles du commerce dans un sachet de mercerie et se met à les planter dans la guitare de l’Espago. Ce dernier grimace de douleur. Bientôt son genou est déguisé en oursin.

— Dolorosa, geint-il.

— Ah, dis donc, ronchonne Béru, c’t’un crampeur invertébré. Il a le système nerveux en cale sèche, bouge pas !

Il plonge dans sa valise miracle et s’empare d’un flacon.

— Boive, fait-il au coureur.

— Que zaco ? demande l’autre.

— C’est bon pour ce que t’as, Gamin !

L’Espagnol boit une gorgée et tousse.

— Encore, encourage Béru.

Son patient obéit. Il clape de la menteuse et hoche la tête d’un air détendu.

— Ça va mieux ?

— Si !

— Alors décampe, Mec, et n’oublie pas de des serrer le frein à main si tu veux revoir tes potes !

Alonzo montre la bonne douzaine d’épingles enfoncées dans sa chair.

— Et ça ? dit-il.

— Garde-les, j’en ai d’autres, le rassure Béru.

Sans insister, Giro enfourche sa petite reine. Béru empoigne la selle et se met à galoper pour l’élancer. Avant de lâcher prise, il donne une telle détente que le brave Espanche parcourt trois kilomètres sans avoir à fournir un coup de pédale.

Les premières côtes du Jura se présentent, qui vont, comme sont en train de l’écrire les journalistes, opérer une présélection. Le peloton commence à s’étirer sur la route ensoleillée. Une foule de plus en plus dense danse dans les fossés. Les « Vas-y ! » ricochent d’une bouche à l’autre. C’est la liesse populaire ; le grand moment de l’année où le gouvernement peut voter des impôts nouveaux sans craindre les réactions des contribuables. La France, comme l’écrit M. Jacques Godemuche dans son éditorial, vit à l’heure du Tour ! Seul compte pour elle ce « serpent bigarré » qui justement serpente derrière d’intrépides motards, entre une double haie de badauds en délire.

« Vas-y ! »

Et ils y vont tous, en tortillant le baigneur. Ils y vont en tirant la langue, en poussant des grognements, en enfonçant ces garces de pédales qui s’obstinent à remonter toujours, tels des pistons sous pression.

Jeannot revient à notre hauteur, l’air plus que pas content.

— Courzidor s’est échappé ! nous tonitrue-t-il par-dessus le bastingage.

— Et alors, qu’est-ce qu’on en a à branler, vu que c’est pas un gars de notre équipe ? objecte le Pertinent impertinent. Il court pour les sièges Sitdavne, rien d’étonnant à ce qu’il arrivasse dans un fauteuil !

Sa boutade monte au nez de Jean Méhunraillon.

— Ouais, glapit-il, en attendant, Alonzo Giro, mon roi de la montagne, roule en zigzag et en queue de peloton. J’sais pas quel massage vous lui avez fait subir, mais il est pas dans son assiette.

— C’est tout de même pas ma faute si votre Condor bat de l’aile ! riposte durement le Mastar. Si un massage suffisait pour déguiser un zig en champion, tout le monde gagnerait le Tour de France !

— En attendant occupez-vous de lui. Je l’ai vu au départ, Alonzo, il était frais comme un gardon. Tâchez qu’il retrouve sa forme, sinon moi je trouverai un autre masseur !

Ayant dit, il ordonne à son chauffeur de filer un coup de gomme et nous tire sa révérence dans un gros pet poussiéreux.

— Avanti, San-A., italianise le Gros. On va essayer de lui le repêcher son Espago en déroute !

Je distribue une double ration de picotin dans les cylindres de notre zinzin et les bornes se bousculent à nos côtés. La route grimpe sérieusement maintenant. Tandis que j’active, Béru est en train de farfouiller à nouveau dans sa mystérieuse valoche.

— Que prépares-tu ? m’inquiété-je.

— T’occupe pas, c’est ma botte secrète ! Mon astuce à tricoter les vainqueurs.

— Tu lui as fait avaler quoi, au gars Giro, tout à l’heure ?

— Un coup de rhum dans du cacoua, histoire de lui regonfler un peu les accus, mais il m’a l’air de pas bien carburer, cécoinsse.

Nous retrouvons le peloton, plus étiré qu’un bandonéon accroché à un clou. Effectivement, le maillot violet, bleu et vert du champion ibérique flotte à quelques encablures des autres.

— Il est aux portes de l’abandon ! m’exclamé-je, car je suis un lecteur assidu de l’Equipe et rien de ce qui touche au vocabulaire sportif ne m’est étranger.

— Arrête-toi ! m’enjoint le réputé masseur.

Il fait peine à voir, Alonzo. Il a des chandelles grosses comme mon pouce sur le front, le nez pincé, les yeux qui bredouillent et les genoux qui font bravo. Sa langue a la couleur du drapeau espagnol. Et quand il respire, on se croirait dans une gare de triage.

— Stop ! internationalise le Gros.

Comme le coureur ne demande que ça, il se grouille de délacer ses cale-pieds pour se délasser. Lors, l’Ingénieux déroule un écheveau de nylon transparent. Il attache une extrémité du filin invisible à un bouchon.

— Ouvre ton bec, ma petite tête de condor ! ordonne-t-il.

Je traduis d’abord de l’argot en français, puis du français en espago. Giro obéit. Le Masseur lui glisse le bouchon dans la bouche.

— Tu l’auras, ton Big Prix of the mountain, mon pote, promet-il, fais confiance à Béru.

L’autre ne pige toujours pas.

— Causes-y, à cette truffe, supplie mon compagnon. Dis-y qu’on va l’haler mine de rien. Qu’y tienne bien sa gauche surtout ! Toi tu roules en klaxonnant à tout va et tu doubles le peloton. Y a cinquante mètres de fil. Ce qu’il faut c’est qu’il faut pas que d’autres endoffés traversent dans le tervale.

— Pas très réglo, ton système, réprouvé-je.

Mais Béru se fâche.

— Le catéchisme c’est l’église à côté, mec. Alors écrase. Dans ce Tour t’es pas mon supérieur hiéraldique mais mon support-donné.

Je donne donc au Condor pyrénéen les explications voulues. C’est faire fi de la fierté espagnole. Descendant de Charles Quint, il est, Alonzo. Le raisin de la noble Espagne circule dans ses tuyaux. Il fait « groin, groin » vu qu’il ne peut articuler autre chose avec le bouchon qui lui remplit le clapoire. Mais il fait « groin groin » sur un ton réprobateur. Il préfère abandonner. Il n’a pas l’âme d’un frelaté. Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! Voilà ce qu’on lit dans ses yeux qui fulminent. Voilà ce qu’il ponctue et acuponctue de la main et de la jambe.

— Il nous les brise ! fait le Gros, démarre !

Je repars. Las, Alonzo n’a pas encore réussi à se débarrasser du bouchon (il s’agit d’un bouchon de champagne). La secousse manque le déséquilibrer. Il n’a que le temps de porter ses mains gantées de trous à son guidon. On le tire, je prends de la vitesse. Au début il a le cou allongé par-dessus son vélo. Il tente toujours de se défaire de cette poire d’angoisse, mais sa mâchoire de mulot n’est pas apte à servir de réceptacle à un objet de cette forme et de cette dimension. Force lui est de suivre. Il se résigne, s’organise. Il trouve ça bon, malgré tout, cette traction providentielle. Il est comme qui dirait dans le cosmos, Alonzo. La pesanteur c’est plus pour lui, il s’est affranchi. L’archange Béru l’emmène sur ses ailes dorées vers le sommet glorieux.

Nous recollons une fois encore au peloton de plus en plus en pointillé. Je klaxonne véhémentement pour obtenir le passage. La foule acclame le retour en force de Giro.

— Vas-y Alonzo ! qu’elle lui crie, la foule, ils sont pas loin !

Alonzo grimpe les pentes jurassiennes à soixante à l’heure. Au passage, je vois un reporter noter fiévreusement sur son bloc à débloquer que « le Condor des Pyrénées dans une irrésistible envolée d’aigle impérial se rit des plis anticlinaux jurassiques. » La phrase reste belle bien qu’il ait, dans sa hâte oublié un « r » à irrésistible.

Nous dépassons les demi-porcifs, les porteurs d’eau, les échangeurs de roue, les coupeurs de train, lesquels subissent l’épreuve de vérité qu’est la montagne. Et puis nous retrouvons les champions des courses classiques mal à l’aise dès que les routes se mettent à basculer. J’avise Tik Danlœil, André Barricade, Stable-Enski, Rudy Manther, Van d’Ouest, Krokzy et d’autres encore, le dos arqué, le regard en visière, la bouche entrouverte.

On se les paie, on les double, on les perd, entraînant dans notre sillage l’éblouissant, le réputé Alonzo Giro, incroyable d’aisance, lequel non seulement escalade la Faucille les mains en haut du guidon, mais presque en faisant roue libre ! Un exploit ! J’entends, en le dépassant, un gars de Radio-Brandgbourg dire aux z’auditeurs que le roi de la montagne est en train de devenir le Roi-Soleil.

Nous parvenons à la hauteur de Jeannot ! Il est ravi, le dirlo sportif du Fafatrin. Il exulte. Sur une ardoise il a écrit « Courzidor à 30'' ». Il brandit le panneau sous les yeux exorbités de Giro qui secoue la tête désespérément. A l’allure où on l’entraîne vers la victoire, il a du mal à conserver son équilibre, le pauvre.

Béru qui regarde gesticuler Jeannot s’inquiète.

— Cet abruti va couper le fil à gigoter commak. Donne un coup de sauce, gars.

Docile, votre San-A., mes loutes ! Au service du Preux Béru. Dévoué corps et biens, corps et âmes, l’arme sur le pied de guerre.

Je frictionne le champignole. L’aiguille marque 80. Quelques secondes s’écoulent. Je suis les embardées de Giro dans mon rétroviseur. Il a pris le parti de pédaler à mort pour garder son équilibre. La foule, médusée, se tait. Un grand moment de l’histoire du cyclisme s’accomplit.

Nous rattrapons Jacques Anguenille, superbe pourtant dans son beau maillot vert de l’équipe des Moulins à Légumes Tournicoton. Et puis c’est le maillot jaune Richard Pini que nous sautons sans façon. Courzidor est en vue. Il grimpe d’un bel élan, à coups de guiboles robustes. Han ! Han ! Han ! Il dodeline à peine le buste. De temps à autre il file un coup de périscope par-dessus son épaule afin de mesurer son avance. Nous le passons. Il nous adresse un clin d’œil. Mais soudain il pâlit mochement en voyant filer un météore à son côté. Il tente d’accélérer. Il accélère sans doute, mais que peut-on faire contre un type lancé à quatre-vingts à l’heure dans une côte ? Il se sent battu, perdu, mystifié. La Faucille lui coupe les jambes ! Elle le fait devenir marteau (1). Nous voilà presque au sommet du col.

— On largue les amarres au sommet ? je demande à mon « patron ».

— Qu’est-ce t’en penses ? condescend-il.

— Ça vaudrait mieux, tracter un zig dans une descente en lacets, c’est pas prudent.

Tout à coup, Béru pousse un cri. Il vient de morfler un projectile sur le coin de la bouilloire. Il porte la main à son oreille qui saigne et se penche sur la banquette de veau (les sièges sont en cuir).

— Malédiction ! fait-il comme dans les romans d’Alexandre Dumas père.

Et il recueille un très étrange objet : le râtelier d’Alonzo mordant toujours le bouchon. Son ustensile à croquer les croque-monsieur, trop sollicité par la tension du filin, a choisi la liberté, au Condor. Le fil de nylon élastique l’a ramené à nous.

Jolie pêche ! Belle prise ! Trois dents en or pour faire plus vrai dans ce damier complet ! Mazette, c’est un signe intérieur de richesse pour l’Espagne ! Maintenant le Condor vole bas. Il est en pleine dérive. Les cannes coupées, redevenues de plomb, brusquement. Il a réintégré durement sa pesanteur originelle, Giro. La reprise est dure avec la réalité. Elle monte, la réalité ! Elle fait des boucles ! Elle est poussiéreuse ! Le soleil cogne dessus ! Et là-bas, plus bas, dans un virage, Courzidor qui a aperçu le maillot quasi immobile de l’Espanche trouve un regain d’énergie.

J’exécute une marche arrière. On ne peut plus remettre ça avec le fil de nylon : y a trop de monde. Et puis le râtelier s’est brisé en mordant le lobe de Béru. On ne peut qu’exhorter Alonzo. Le doper de paroles !

— T’es à deux cents mètres du col, Alonzo ! lui crie-je. Du cran !

Il a un geste évasif. Sa bouche ressemble à un casse-noisettes. Une mâchoire en bec de marteau, il a pris dans le col de la Faucille (1).

— Pédale, hé, feignant ! hurle la Béruche. Tu te figures tout de même pas que tu vas faire tout le Tour en pullman !

— J’ai plus mes dents ! fait-il en pleurnichant et en espagnol.

Bérurier qui a compris ricane :

— Justement, tu risqueras plus de mordre la poussière !

Il se dresse sur ses pédales, le pauvre Condor, mais sans avancer. Le Condor est toujours debout lorsque Courzidor débouche du dernier virage.

— Fonce ! Fonce ! crie la foule.

— L’Espagne te regarde ! m’écrié-je.

— Et si t’as de mauvaises notes, Franco te fera fusiller en rentrant ! complète le Gros.

Alonzo Giro a-t-il compris ? Toujours est-il qu’il avance. Un demi-tour de roue ! Un tour complet. On s’égosille ! On le supplie ! Il remet ça… Mais Courzidor arrive inexorablement.

Béru replonge dans son inépuisable valoche. C’est la corne d’abondance salvatrice ! Il ouvre une boîte, prend une pincée de quelque chose et laisse pendre sa main hors de la portière ! La foule n’a d’yeux que pour Alonzo qui mollassonne et pour Courzidor qui fuse. Plus que quinze mètres entre les deux coureurs ! Plus que dix… Plus que cinq…

L’Espagnol cherche son énergie dans la poche de son maillot et ne la trouve pas. Courzidor radine. Plus que deux mètres. Et voilà qu’il crie « Merde » et s’arrête. Il a crevé.

Son directeur sportif Michel-Ange Gémi (célèbre parce qu’il n’a jamais gagné le Tour de France) se précipite avec une roue neuve.

Pendant qu’on remet en état la bicyclette de Couzidor, nous remontons au niveau de l’Espagnol. Il récupère. Y a rien qui dope mieux un champion que les déboires de ses concurrents. Et puis la foule énorme rassemblée au sommet le galvanise littéralement en scandant son préblaze. A-lon-zo, A-lon-zo !

Il retrouve ses forces, le king de la montagne. Il se déhanche un bon coup.

Courzidor repart et redit « Merde » immédiatement parce qu’il vient de recrever. Un journaliste de La Pédale du Soir est en train de noter fiévreusement dans son carnet que le « Dieu des sommets excommunie le courageux champion ». L’image est de toute beauté et fera sûrement monter le tirage de la Pédale, ce qui n’est pas négligeable, vu que dans la Presse il y en a beaucoup d’imprimés mais peu des lus.

— Il a pas de bol, compatis-je.

— Par contre, murmure Béru, il a toutes les semences de tapissier que je viens de larguer sur la route ! Si après ça Alonzo ne gagne pas l’étape c’est qu’il a du jus d’huître dans la canalisation !

— Tu as fait ça ! m’étranglé-je.

— Et alors ! Tout pour le succès de l’équipe !

En avant, dans un effort suprême, Alonzo Giro vient de franchir la ligne blanche marquant le sommet du col. Ce col, croyez-moi, c’était pas de la tarte ! Il morfle un seau d’eau d’un supporter en pleine frime, s’ébroue et rabroue le généreux donateur. Jeannot, en délire, se porte à sa hauteur.

— Et maintenant, descends ! ordonne-t-il. Tu as partie gagnée si tu négocies bien tes virages.

Effectivement, ça crève à qui mieux mieux sur l’arrière. Le peloton devient un écheveau. Les motards, les voitures, tous les pneumatiques dégustent la bonne semence de Béru et exhalent leurs derniers soupirs.

Le Condor pyrénéen comprend qu’il a le Ciel avec lui, et mieux encore que le ciel, en l’eau cul rance : il a Béru. Le Vaillant, l’Ingénieux ! Le Décidé ! Le Risque-Tout !

Sa défaillance est surmontée. Il est happé par la vallée. Il y en a beaucoup d’happés et peu d’élus, notez bien, mais cette fois-ci Giro se trouvant seul, tous les espoirs (williams) lui sont permis.

— Fonce ! Fonce ! lui crie Jeannot, debout dans sa tire.

— Fonce ! Fonce ! reprend la populace, survoltée par l’exploit.

— Bouge ton cul ! invite Béru.

L’état de Grâce, il connaît, Alonzo. Ça baigne dans le beurre pour lui. La pompe de Méhunraillon aux miches, il commence la dégringolade entre les sapins. Le lac de Genève miroite, tout là-bas, dans une vapeur bleutée qui ferait penser à la Suisse s’il ne s’agissait d’elle ! Les Jurassiens bordant la route l’acclament, l’incitent, l’expectorent.

Et le vaillant Ibérique libéré et lyrique fond sur la plaine étalée à ses pieds. Il fond sur le Léman, ce qui fait dire à un radioreporter poète, que le roi de la montagne vient de troquer les serres du Condor farouche, contre les palmes de la blanche mouette. La mouette descend donc vers sa Moët et Chandon victorieuse. Il l’aura bien méritée l’édentier. Ce soir, l’Espagne sera fière de lui ! La Castille pavoisera et des cœurs féminins battront derrière les jalousies d’Andalousie. Les couteliers de Tolède auront la lame à l’œil. Et dans Barcelone, une Andalouse aux seins brunis ira répétant son nom harmonieux.

L’Escurial pâlira aux feux de sa gloire, et l’orgueilleux clergé ne manquera pas de lui envoyer une grande boîte d’indulgences partielles, ce qui est moins utile peut-être qu’une boîte de chocolats ou de préservatifs, mais qui n’est pas négligeable pour autant. Bravo, Alonzo ! Plonge sur la vallée, tu verras comme elle est verte ! Mets la photo de Franco sur ta poitrine pour te protéger des courants d’air et dévale l’aval, cavale ! Avale étant valide les vallons émaillés de valériane. Valeureux valet de Valence, valse sur ton vélo. Ton beau vélo de Ravel à la valve valétudinaire. Allons-y, Alonzo ! Allons aux eaux pures du Léman ! Le Gravos mate notre compteur bornométrique.

— Il se paie un petit quatre-vingt-dix dans la descente, remarque-t-il, c’est point si mal !

A l’arrière, R.A.S. J’ai idée que l’avance de l’Espanche augmente à vue d’œil. Je branche la radio pour savoir où nous en sommes. Car, tous les Tourmen’s vous le diront, c’est par leurs postes qu’ils se tiennent au courant des péripéties de la Course.

Un envoyé de l’Ortf (1) resté au sommet du col annonce qu’Alonzo Giro est passé maintenant depuis cinq minutes et qu’il est virtuellement maillot jaune ! Ça fait chialer le Gros.

— Mon œuvre ! il vagit ! Mon œuvre, San-A. J’ sais pas ce qui me retient de quitter la Poule pour me consacrer à la bicyclette ! J’ai une carrière à me faire dans le deux roues !

Au lieu de lui répondre je pousse un cri.

La bagnole de Jeannot qui dégringolait à une centaine de mètres de nous vient de décrire une embardée terrible dans un viron en épingle à cheveux. Un pneu arrière qui a éclaté. J’ai vu le nuage. L’auto pique vers le gouffre. Des gens s’écartent en hurlant. Elle plonge sur la vallée et disparaît.

Je stoppe et fonce sur les lieux de l’accident. J’aperçois la guindé du directeur sportif, les quatre pattes en l’air, contre un rocher cinquante mètres plus bas.

Je m’élance dans la pente. Quelques bonshommes courageux me suivent. Nous atteignons le cabriolet après quelques minutes d’effort. Un corps, celui du chauffeur, gît sous le pare-brise, le montant de celui-ci l’a décapité.

— Il y en a un autre ! clamé-je.

— Je suis là ! lance l’homme au béret.

Nous découvrons alors Jean Méhunraillon dans un sapin le béret enfoncé jusqu’aux sourcils.

Il a été éjecté opportunément et sa blouse grise s’est accrochée après la branche cassée d’un arbre.

Les sauveteurs s’activent à le désuspendre. Pendant ce temps j’examine la roue arrière gauche de la pompe. Je ne voudrais pas sembler immodeste, mais franchement, rien ne m’échappe. J’ai un œil qui enregistre tout. Au moment où l’éclatement du boudin s’est produit, j’ai ressenti une impression bizarre. Ou plutôt mon sub’ l’a ressentie. Et voilà que votre San-A. survolté fouinasse comme un bleu d’Auvergne dans un labour. Il cherche, et il trouve.

Le pneu n’a pas pété accidentellement. Une balle l’a mis out ! Elle s’est logée dans la garniture intérieure de la jante où je n’ai aucun mal à la récupérer. Mine de rien je la glisse in my pocket.

Le Jeannot décroché vitupère comme un perdu.

Son chauffeur est clamsé, sa bagnole foutue, mais il ne songe qu’à son Condor pyrénéen lancé dans la pente. Il rajuste son béret, s’élance vers la route, avec la fougue d’un zouave chargeant à la baïonnette. Nous avons de la peine à lui filer le train.

De retour sur la route, je mate autour de moi : plus de voiture, plus de Béru. Les badauds me renseignent : n’écoutant que sa conscience professionnelle, le Gros s’est mis au volant pour continuer sa route.

— Courzidor est passé longtemps après Alonzo Giro ? interroge Jeannot.

Un frémissant du cadran qui a tout chronométré le renseigne :

— Trois minutes cinq secondes derrière.

— Et Jacques Anguenille ?

— Il était dans la roue de Couzidor.

Jeannot, superbe d’autorité, stoppe une camionnette de sa marque chargée de vélos. Nous y prenons place et la dégringolade sur le Léman reprend.

— Vous avez dû avoir chaud aux plumes, hein ? lui dis-je.

Le directeur sportif du papier hygiénique Fafatrin hausse les épaules.

— J’en ai vu d’autres, fait-il.

Et, filant une bourrade dans le parking à sac tyrolien du chauffeur, il ordonne :

— Mets le pétrole qu’il faut, Jules, mais rattrape-moi cet enfoiré d’Alonzo ; cet animal-là, dès qu’on n’est plus à ses côtés, il prend la mentalité d’un ramasseur de muguet !

CHAPITRE VII

Nous le rattrapons en effet, mais à deux cents mètres de la ligne d’arrivée qu’il franchit en grand vainqueur. Il vient de réussir une fabuleuse échappée, Alonzo. Six minutes d’avance sur le deuxième de l’étape, ça compte, non ?

Jeannot en essuie ses larmes et ses ecchymoses avec son béret. Giro maillot jaune à part entière ! sont en train de câbler les copains de la presse. Une Evianaise en costume national est en train d’embrasser le champion.

Lorsqu’elle a décollé ses lèvres des joues en sueur d’Alonzo, celui-ci fait un geste véhément.

— Vous voulez un autre baiser ? demande en rougissant la jouvencelle de la victoire qui, si elle déteste la sueur, raffole des photographes.

— Non, fait Alonzo, on a oublié mon Perrier.

Quelqu’un s’empresse avec une boutanche d’Evian ; mais l’Espago secoue la tête d’un air boudeur. Il aime l’eau monté sur amortisseurs télescopiques, lui. Faut que ça lui décape ses pauvres muqueuses encrassées par la route ! En rechignant, le Directeur des sources thermales fait droit à sa demande. Je m’approche au côté de Jeannot. Béru est là, radieux, triomphant. Il a morflé un coup de soleil en pleine poire et il bronzit sous son casque coccinellesque. Jean Méhunraillon se jette sur lui, comme un razetter chargé par un taureau vachard se jette sur la barricade protectrice.

— Bravo, mon garçon, lui dît-il. Tu as été de première et je vais te faire voter une surprime. C’est grâce à toi qu’Alonzo porte ce soir la casaque coucou (car Jeannot, lui aussi, lit les journaux sportifs).

Le père Lagonfle se rengorge, l’âcreté de l’émotion lui chatouille l’intérieur du nez. Il se mouche dans ses doigts et reconnaît modestement qu’il a fait tout ce qui était en son pouvoir. M’est avis, les gars, qu’il a même fait plus.

Nanti d’une serviette-éponge, il essuie la sueur de son poulain, tandis que des gnaces de la téloche drivent celui jusqu’à Robert Cassepatte le fameux reporter. En v’là un qui connaît son métier jusqu’au bouchon de valve ! La petite reine, il a tellement flirté avec elle que rien de ce qui la concerne ne lui est étranger.

Il commence par complimenter Alonzo pour sa magnifique prestation. Puis il entreprend de le dénoyauter.

— Au départ, tu ne semblais pas en forme, lui dit-il.

— C’est vrai, répond Giro, en Espagnol, j’avais une crampe.

— Mais tu l’as surmontée, révèle Cassepatte. Et c’est avec un brio extraordinaire que tu as escaladé le col.

Il sourit.

— J’ai même entendu dire par un suiveur que tu grimpais la Faucille comme un marteau[6].

Léger instant de suspense. Alonzo va-t-il s’affaler et dévoiler la supercherie béruréenne ? Que non pas ! La griserie de la victoire est trop bonne. Elle fait du bien par où qu’elle passe ! Faudrait être un ascète Schweitzer, le curé d’Ars, le père de Foucauld pour refuser un tel présent. Sa belle descente fait oublier à Giro sa douteuse montée.

— Je me sentais fort ! il élude.

— Tu veux dire que tu étais terrible ! renchérit le beau Robert. Pourtant, objecte-t-il, parvenu à quelques mètres du sommet, on a eu l’impression que quelque chose venait de craquer, je me trompe ?

— Nnnnon ! avoue l’Espagnol.

— Tu as subi une grosse défaillance ?

— Si.

— Tu peux nous en donner la raison ?

A toutes fins utiles, Béru file un coup de ribouis dans le tibia de son client afin de renforcer son self-contrôle.

— J’avais perdu mon dentier, avoue Alonzo en ouvrant un clapoire aussi désolé qu’une maîtresse de maison que son maître d’hôtel vient de quitter en plein repas après avoir renversé le homard à l’américaine sur la braguette d’un invité.

Cassepatte sourit.

— Et tu avais peur de ne plus pouvoir dévorer les kilomètres ! plaisante le plaisant téléreporter.

Les subtilités de notre langue échappant au petit Condor il s’abstient d’accueillir cette saillie avec les rires qu’elle mérite.

— Allez, au massage ! tranche Jeannot. Après un effort pareil, il doit avoir les muscles qui font des « 8 », mon léadère !

— Si vous permettrez, murmure Béru, j’aimerais aller faire la bibise à ma bonne femme qui fait partie de la caravane publicitaire.

— C’est pas l’heure des tendresses, tranche Méhunraillon. T’as une tripotée de gus à masser, camarade, si tu les entreprends pas du temps qu’ils sont chauds, demain, au cours de l’étape contre la breloque, ils pédaleront dans la colle forte !

Boudeur, Béru balbutie « Banco ».

— Dites donc, Jeannot, chuchoté-je dans le mollusque du dirlo sportif, j’aimerais bien avoir un bout de converse avec vous pendant que mon petit ami embroque vos esclaves.

— Pas le temps maintenant, faut que j’aille à l’hôtel pour surveiller leur installation.

Je lui bloque le triceps d’une poigne solide.

— Ils s’installeront tout seuls. J’ai besoin de vous quelques minutes seulement !

Mon ton tond ses objections.

— Dites, Jeannot, auriez-vous des ennemis, à votre connaissance ?

Ça le surprend, l’offusque, le peine et l’ulcère.

— Moi ! clame-t-il en absorbant une forte quantité d’oxygène, nettement au-dessus de ses moyens thoraciques. Vous êtes dingue !

Nous sommes au bord du lac dont les grands flots bleus barbotent, clapotent, papotent, tangotent, gigotent, et où, la nuit, viennent se mirer les étoiles. Ses embarcations déguisées en bateau se laissent bercer par la houle. Le soleil passe la ville au Miror. C’est plein de touristes habillés en estivants. Dans Gloire à Dieu ! Vive Boussac ! Amenez-moi des gonzesses et faites monter du vin frais !

— Des ennemis ! sarcastique-t-il. Des ennemis ! Et pourquoi pas des amis pendant que vous y êtes ! Non, mon garçon, dans mon job on n’a personne, ni amis ni ennemis. Des coureurs à faire courir, et ce ne sont pas toujours les mêmes ! La garce de route à dompter ! Pas d’ennemis : seulement des saligauds qui vous jalousent ; et pas d’amis ; si ce n’est les petits copains qui vous détestent.

Je lui souris. Il me plaît dans le fond, Jeannot. Grognon, pas relingé, mal soigné, teigneux. Mais conscient du monde où il vit. Un frère en scepticisme.

— Il s’agit de s’entendre sur le mot « ennemi », dis-je. De s’accorder sur son sens réel. Ma définition à moi est simpliste mais vigoureuse, Jeannot. Un ennemi est un monsieur qui veut votre peau et qui met tout en œuvre pour l’obtenir. D’accord ?

— Qui donc pourrais-je intéresser suffisamment pour l’amener à me bousiller, soupire-t-il.

Je fouille ma vague.

— Par exemple le type qui a tiré tout à l’heure cette balle dans votre pneu, mon bon ami !

Il fronce ses épais et broussailleux sourcils. Puis il pêche la balle dans ma paume entre le pouce et l’index, et l’examine avec curiosité, comme s’il s’agissait de quelque pépite.

— Une balle dans mon pneu ! murmure-t-il.

— Parfaitement !

— C’est une balle de revolver ?

— Non, de fusil. Un gars devait être à l’affût dans les sapins. Lorsque votre chignole a amorcé le virage, il a fait éclater le pneu. Le bruit de la détonation s’est confondu avec celui de l’éclatement. Et puis, au milieu du vacarme il aurait aussi bien pu tirer un coup de canon.

D’un coup de patte Jeannot se rabat, le béret sur les yeux. Je le sens plus meurtri qu’inquiet. Il trouve ça malpropre, surtout !

— Et c’est le camarade Riton qui y est resté, dit-il.

Il rejette la tête en arrière et me fixe par-dessous béret et sourcils.

— Ça me dirait de savoir ce qu’on me veut, fait-il sourdement.

— Pas dur, lâché-je, on veut votre peau. Ce qu’il serait intéressant de savoir c’est pourquoi. Vous n’en avez pas la moindre idée ?

— Pas la moindre !

— Vous ne trouvez pas bizarroïde qu’on bute votre masseur, et puis qu’on essaie de vous liquider aussi ? Pour des gens sans ennemis, vous vous posez un peu là dans l’équipe du Fafatrin’s paper !

— C’est un mystère ! grogne Méhunraillon.

— Vous connaissez La Meringue ?

— Le gros guignol des biscuits ?

— La police dijonnaise l’a arrêté parce qu’elle a découvert l’arme, ayant servi à tuer Brocation, dans la poche de son imperméable.

— Pas possible ! Ce gros poivrot n’a pas buté Hans ! C’était son meilleur copain !

— Moi je ne vous dis pas qu’il l’a buté, mais seulement qu’on l’a arrêté. Et je vais vous apprendre deux choses encore…

— Lesquelles ? demande Jeannot en regardant sa montre en nickel jauni.

Vlà que ça le rechope la tourdefrançomanie. Je viens de lui révéler qu’on a voulu l’assassiner, mais déjà il s’inquiète de ses coursiers sur pneumatiques. Le jour où il canera, on mettra un guidon de vélo sur sa tombe en guise de croix.

— On a également essayé de buter La Meringue cette nuit !

— Et la deuxième nouvelle ?

— La Meringue a essayé de se suicider dans sa cellule ce matin !

— Il est mort ?

— Non.

— Alors c’est qu’il a la vie dure, conclut Jean Méhunraillon. Excusez-moi, faut que j’aille voir mon cheptel.

— Je vous accompagne.

* * *

L’équipe du papier hygiénique Fafatrin loge à l’Hôtel de la Source et de la Bouteille d’Evian réunies, un fort bel établissement, situé entre la rue et l’immeuble de derrière.

Les Fafatrin’s ont droit à un étage. Lorsque nous débarquons, des cris terribles s’échappent d’une chambre. Jeannot et moi nous nous précipitons. Et nous découvrons Bicco Aisuzi, le champion d’Italie, (autre fleuron de l’équipe Fafatrin) entre les musculeuses pognes du Gros. Le coureur transalpin (de seigle) appelle sa mamma ; se trémousse, se tortille, frétille, anguille pour tenter d’échapper à Béru. Mais Bérurier est un étau, Bérurier est une table de gynécologue ! Bérurier est une pieuvre géante. On ne fuit pas l’étreinte béruréenne. On ne se dégage pas de la prise béruréenne.

— Au plus tu gigoteras, mon Vieux Ravioli, au plus que tu sentiras ta douleur ! sermonne le Terrifie.

— Que se passe-t-il ? demande Jeannot.

— C’est vot’ rival qui veut pas se laisser soigner le furoncle ! dit cette rapporteuse de Béruchette. Monsieur préfère se cloquer un bifteck dans le kangourou plutôt que j’y cotérisasse les bubons ! Causez-y, boss !

Jeannot, il est intraitable, question turbin.

— Arrête de faire ton circus, Bicco ! ordonne-t-il.

Dompté par la voix de son maître, le Rital s’abandonne.

— Montre un peu ! fait Jeannot en écartant le masseur Mastar.

Docile, Aisuzi ouvre ses jambes musclées, nous démasquant une entrecôte d’une livre bloquée dans la raie de son fessier.

— Si c’est pas malheureux ! fulmine Béru, de la bidoche de premier choix ! Il a couru toute la journée avec ça dans le valseur et ça l’a tellement surmenée, c’te pauvre entrecôte qu’elle est quasiment cuite à point !

Il saisit la tranche de viande et y mord à belles dents !

— Au poil ! fait-il. Juste comme j’aime !

Méhunraillon regarde le furoncle de son équipier.

— Pas beau, dit-il. Tu vas te laisser soigner par Alexandre-Benoît comme il l’entend. C’est un crack cet homme-là. N’oublie pas que c’est à lui que Giro doit de porter le maillot jaune ce soir ! Vu ?

En pleurant, Bicco Aisuzi promet d’être sage. Jeannot l’abandonne donc à la sagacité de mon honorable subordonné et continue la revue de ses troupes, tel un médecin-chef procédant à la visite du matin.

Bérurier achève d’engloutir l’entrecôte. Le rôle thérapeutique de celle-ci étant, selon lui, terminé, il est temps qu’elle retrouve son destin initialement prévu.

— J’avais l’estom’ en portefeuille, s’excuse-t-il, un petit amuse-gueule avant la briffe, c’est réconfortant.

— Qu’est-ce que vous allez mé faire ? s’inquiète Bicco.

— Te guérir sans que t’aies besoin de courir le Tour de France à cheval sur un bœuf, hé brise-miches !

Il expédie l’ultime bouchée et allume un cigare.

— Fous-toi à plat ventre, bébi, et tourne ton prose du côté de la Suisse !

Tandis que le geignard se place dans la position demandée, Béru tire quelques odorantes bouffées de son Henri Clay.

— Quand je te ferai signe, me dit-il, tu lui tiendras les cannes écartées. Faut me le déguiser en brouette pour que je pusse opérer.

Ayant dit, il s’assied à califourchon sur le coureur, face au pauvre derrière surmené de cet enrouleur de pédalier.

— Si t’as mal, crie un bon coup, mais surtout laisse-moi manœuvrer ! lui recommande-t-il. Quand j’aurai fini, t’auras un beau dargif tout neuf, c’est juré !

Et il m’ordonne, d’un hochement de menton, d’accomplir mon office. Me voilà promu aide-bourreau, les gars ! L’assistant à Samson ! J’écarte les membres inférieurs du coureur, l’horrible furoncle est là, énorme, dodu, luisant, couronné de blanc comme le Fuji-Yama. Béru fait tomber la cendre de son cigare et souffle sur l’extrémité incandescente pour l’attiser. Puis, d’un geste sûr, décidé, implacable — un geste d’estoqueur — il l’applique sur le furoncle. Bicco Aisuzi hurle comme douze putois. Moi je préfère regarder ailleurs. Je pense de toutes mes forces aux eaux pures du Léman pour ne pas y aller de mon voyage. Bicco se trémousse comme un beau diable. Mais on l’arrime solide.

— Joue pas les boas constructeurs, gars ! s’écrie Béru. Si tu te tortilles pour une malheureuse brûlure de cigare, la Jehanne d’Arc qu’est-ce qu’elle aurait dû faire alors !

Il s’en branle de la pucelle, Bicco ! Elle fait même pas partie de ses saints habituels. Il ne l’a jamais invoquée ni évoquée. C’est un produit français sans signification pour les enfants transalpins (de fantaisie).

Ça pue la viande rôtie, la fumaga, le cigare, le cochon brûlé, le poil roussi, le furoncle libéré.

L’autre n’en peut plus à force de s’égosiller ! Il réclame sa mère, sa grand-mère, la sainte vierge et son grand garçon. Il appelle le pape. Il hèle le ciel. Il bat de l’aile. Il défaille ! Il s’affaiblit ! Il rend ! Il gémit ! Il s’évanouit !

— Comme ça au moins, il nous bouscule plus le tympan, se réjouit le docteur Béru.

Consciencieusement il se refourre l’Henri Clay dans le bec et continue de le fumer tout en examinant les résultats de son intervention. Le Fuji-Yama a été balayé du derrière Aisuzi. Un cratère sanguinolent l’a remplacé.

— Voilà qu’est net, jubile le roi des masseurs. Je vais y faire un pansement de nos campagnes et demain le gars sera paré.

Il se lève alors et va recueillir sur la commode d’hôtel au marbre fêlé un onguent bizarre et malodorant.

— De quoi s’agit-il ? m’inquiété-je.

— Une mixture infaillible, Mec : toile d’araignée et crotte de pigeon. On n’a jamais rien fait de mieux.

J’adresse une pensée compatissante à Fleming qui se mit la cervelle en tirebouchon pour inventer la pénicilline et je largue le thérapeute pour aller tuber à Pinuche.

* * *

Quelques éternuements répondent à mon « Allô ! Pinaud ».

— Tu t’es enrhumé, Bonhomme Gatouillard ? m’apitoyé-je.

— Su les bords de Marne, me révèle ce fier débris. Je me suis attardé à regarder un pêcheur. Il avait au moins deux kilogrammes d’ablettes. Il péchait au ver de vase. Je crois qu’en définitive, pour l’ablette, y a que ça de vrai, le ver de vase. L’asticot ne rend pas pareil. Quand le temps est à l’orage, oui, peut-être. Mais le petit ver de vase est plus appétissant…

« N’oublions pas que l’ablette est capricieuse… »

— Tu as fini de me meurtrir les rouleaux avec ta pêche, espèce de vieux lamentable ! fulminé-je. Je me fous des ablettes et des vers de vase ! Je t’ai confié un humble travail à la mesure de tes plus humbles encore possibilités, alors au rapport, je te prie !

Il toussote, proteste, balbutie, crachote, déplore, récrimine, fulmine, fustige, flétrit, pinuse ! Il parle de son âge et du mien. Il se récapitule, se bilante. Il a des médailles aux appellations difficiles à retenir, certes, mais qui n’en sont pas moins des décorations. Il a de l’emphysème. Il est inspecteur principal. Il a été blessé ! Il a fait la guerre ! Il paie ses impôts. Il connaît le cousin de la femme de ménage du Préfet et il verse au denier du culte. Il peut fournir des quittances de gaz et de loyer. Il a un matricule à la Sécurité sociale. Il possède quelques biens au soleil. Il n’est jamais en retard pour payer sa vignette (qui devrait au moins servir à confectionner des autoroutes, mais ils ne se pressent pas de me livrer mon tronçon, nos voleurs) ; bref, il est un authentique citoyen français et, partant, respectable, Pinaud. Il ne dit jamais non, surtout dans l’isoloir. On le salue ; on l’apprécie ; on l’honore. Et on n’a pas besoin de souvent le peser pour bien le connaître. C’est quelqu’un. Il me force à l’admettre. Je l’admets pour en finir. Je lui téléphone des excuses enrubannées de sympathie. Alors il se calme. Il retombe. Il recrachote. Il remarmonne. Il remarmonne. Il remarotte.

— Je me suis occupé de ton histoire. Le téléphone en question est celui d’une villa des bords de Marne appartenant à un riche homme d’affaires qui travaille dans l’import-export.

— Son nom ?

— James Ledvise.

— Américain ?

— D’origine anglaise, je crois. Grosse fortune, très grosse propriété sur la Côte, yacht, Cadillac, maître d’hôtel, tu vois le train de vie ?

Je réfléchis.

— Tu as vérifié aux sommiers si ce magnat avait un dossier ?

— Non, penaude-t-il.

— Alors tu regarderas. Maintenant je vais te charger d’un boulot plus délicat. Vas-y avec des chaussons de feutre et des gants de velours surtout. Il y a quelques jours encore, ton James Ledvise s’intéressait à un vieux masseur poivrot du nom d’Hans Brocation. Il s’occupait de sa santé au point de lui payer une cure de désintoxication dans la clinique la plus coûteuse de Paris. Pour tout te dire, Brocation a été buté hier soir. Tu m’as compris ?

Il ne s’émeut jamais beaucoup, Pinuchet, en matière de turbin. C’est pas le gars à pousser des « Ah ! Oh ! Hi ! Hy, He ! » ou des « Par exemple ! ». Non, il est flic, simplement. Son turbin est d’enquêter. Pour qu’il y ait enquête il faut qu’il y ait délits, non ? Comme on fait son délit on se couche !

— Je m’en occupe, promet-il. Tu retéléphones ?

— Demain soir sans faute !

— Qui est-ce qu’à gagné l’étape d’aujourd’hui, j’ai pas écouté la radio ?

— Alonzo Giro, le petit Condor de notre équipe !

— Présente-lui mes compliments.

— Il en sera touché, assuré-je. Tchao, Vieillard, et soigne ton rhume !


Bérurier surgit dans la chambre que nous partageons. Il a troqué son accoutrement de Tourdefranceur contre une tenue plus raisonnable.

— Voilà qui est terminé, dit-il. Bicco dort comme la Loire à la suite du litre de vin chaud sucré que j’y fais absorber et j’ai fini de masser mes pieds-nickelés. Je vais pouvoir m’occuper un brin de ma Berthy. Tu viens avec moi en ville ?

— Pourquoi pas.

— T’as l’air en plein sirop, mec ? observe le sagace.

— Y a de quoi.

Je lui apprends la vérité à propos de « l’accident » survenu à Jean Méhunraillon.

— En effet, ça tourne à la grosse hécatombe, convient-il. Il faudrait en conclure, donc, que des vilains-pas-frais en ont après l’équipe Fafatrin ?

— Pas seulement à l’équipe Fafatrin, car La Meringue n’en faisait pas partie…

Il branle la hure dubitativement (ce qui est un exercice susceptible de provoquer de dangereux torticolis).

— Fouette dents de scie ! comme disent les Anglais, murmure le Gros.

Et obligeamment il me donne la traduction de sa citation :

— Attendre et regarder, San-A. S’il y a eu du vilain y en aura z’encore !

CHAPITRE VIII

Au moment où nous nous apprêtons à sortir de l’hôtel, Alonzo Giro se précipite sur nous.

— Mon dentier ! clame-t-il. Où est mon dentier ? On va passer à table et je ne peux pas manger !

Comme il a dit cela en espagnol, je traduis au fameux masseur ; mais Béru a déjà pigé.

— Son concasseur est resté dans la bagnole, dit-il.

— Et où l’as-tu remisée, ta chignole ?

— Dans un garage, à l’autre bout de la ville, pour qu’on y fasse une vidange.

Il pose sa main secourable sur la chétive épaule de son maillot jaune.

— Je te le rapporterai ce soir, promet-il. En attendant, t’auras qu’à te faire faire un hachis Parmentier pour le dîner et forcer un peu sur les compotes !

L’Espagnol n’est pas très satisfait de cette solution ! Un maillot jaune se doit de bouffer de la solide barbaque s’il entend conserver son trophée bouton d’or. C’est pas avec des purées qu’on gagne le Tour de France.

Seulement, Béru est pressé de retrouver bobonne. C’est l’heure où ça nostalgise en lui et où sa chair élève la voix.

— Ecoute, Alonzo, lui dit-il, les yeux dans les orbites, c’est pas en une noyé que tu vas te dévitaminer. Si demain t’as encore le coup de pompe, compte sur moi pour t’assurer la victoire, je crois t’avoir donné une démonstration, non ?

Vaincu, l’Ibérique regagne la salle à manger, laquelle n’est provisoirement pour lui qu’une salle à gober.

— Ce qu’ils sont dépotiques, ces coureurs, soupire Béru. Si on les écouterait, y aurait pas moyen de prendre dix minutes pour vivre sa vie !

* * *

Le camion de démonstration du berlingot Poursantif est installé place Maréchal-de-Mac-Mahon (1). On le détecte facilement, car il se trouve cerné par la population chauve de la ville. Tous les rasibus de la dragée semblent s’être filé rembour ici. Il y a là un échantillonnage parfait de toutes les calvitie sournoise, style tapis-dont-on-voit-la-trame. entièrement capitonné peau de fesse, jusqu’à la calvitie sournoise, style tapi-dont-on-voit-la-trame. On peut admirer des crânes plats, des crânes roses, des jaunes, des blancs ; des couronnes frisottées ; des crins collés en travers de l’esplanade pour faire plus habillé ; des crânes à bosses, d’autres à loupes, à verrues, à taches de vin, à taches de rousseur, à rides, arides, à creux, à cratères, à cicatrices, à trépanation, à fermeture éclair, à points de sutures, à l’idée large, de piaf, à bourrelets ; des crânes en forme d’olive, de suppositoire, de poire, de prune, de pomme, de tabouret, de casque américain, de casque russe, de casque à pointe, de tirelire, de cloche, d’abat-jour, d’entonnoir, de carafe renversée, de ballon rouge, d’hémisphère boréal, de phare d’ambulance, de carapace de tortue ; des crânes qui appellent la moumoute, d’autres qui appellent le chapeau, les lunettes, le casque téléphonique, le foulard, le talc, la crème Nivéa, le croisillon de sparadrap, au secours, la couronne, l’instrument contondant, la peinture à l’eau, le coquetier ; des crânes qui évoquent le pithécanthrope de Java, l’homme de Néandertal ou celui de Cro-Magnon. Voilà ce que nous embrassons d’un coup d’œil, nous qui avons l’étreinte à fleur de rétine.

Montée sur son camion, dont une paroi en se rabattant sert d’estrade, Berthe harangue les écorchés de la capsule.

Alfred et elle ont mis au point un laïus Chouïarque qui célèbre le culte de l’homme déchevelé. Là-dedans ça raconte à quel point il est distingué, le désolé du mont Palomar, à quel point il est élégant, racé, intelligent et casanovesque. L’univers lui appartient, avec ses formules mathématiques, ses beaux complets de chez Ted Lapidus, ses nanas carrossées Balmain et ses chignoles silhouette lévrier. A entendre Berthy, il est touché par la grâce, le décapoté du jardin suspendu. C’est le favorisé de l’époque, le petit gâté des fées ! Les dadames renseignées ne s’y trompent pas. Elles le savent que l’homme épluché est un roi du radada-plongeur ! C’est le prince des puciers ! Le maître des matelas Simmons ! Dans son crâne en os y a plein de secrets d’alcôve bien pernicieux, bien efficaces, des secrets qui font crier maman aux orphelines et aux sourdes-muettes.

Il est reconnu d’utilité biblique, l’ovoïde à part entière. Il est bourré de science sous sa coquille. Il sait tout, plus le reste ! Et pour l’esprit il ne craint personne. Tous les grands hommes étaient ou auraient dû être chauves, qu’elle affirme, Berthy. Le cheveu, c’est la plaie de l’humanité, sa honteuse et dégradante moisissure !

La seule chose qu’il n’a pas, le chauve, c’est le courage de sa calvitie. Il s’aimerait tignasseux comme un O’Cédar, Beatles luxuriant, Père Noël, queue de bourrin, algue marine, barbe de maïs, frange de rideau. Il réalise pas ce don fabuleux que le ciel lui a fait en lui plastifiant le couvercle. C’est un ingrat. Mais à quoi bon le fustiger, hein ? Faut lui venir en aide, lui donner l’orgueil de sa lentille concave à ce con-vexé. C’est pourquoi, un génial pommadin (ici salut à la romaine d’Alfred), après quatorze mille heures de recherches et dix secondes de trouvaille, a mis au point le produit sauveur qui donne désormais au chauve un complexe de supériorité. Le berlingot Poursantif, c’est la magie en capsule, la gloire d’une époque, la justification d’une génération de bipèdes ! Il transforme la vie ! Il dope, il bio-dope l’homme déplumé ; le sanctifie, l’ennoblit, le pare, l’agrémente, le complète, le suprême, le transcendante. Avant l’invention de Poursantif, le chauve n’était qu’un moignon. Désormais, il est un Van Gogh. Plus loin que la nature, il va jusqu’à l’art à l’état pur, jusqu’au génie. Il fait le pied de nez à Dieu, Poursantif !

— Ce qu’elle cause bien, s’extasie Béru, acagnardé contre un robuste platane, elle eusse dû z’être avocate avec un bagou pareil !

— Approchez, messieurs ! invite Berthe. A titre gracieux, la maison Poursantif vous offre un berlingot expérimental. Et s’il se trouve parmi vous un homme de bonne volonté, M. Alfred, ici présent, le génial inventeur, se fera un plaisir de lui appliquer soi-même son éminent produit.

Un moment d’indécision pétrifie la plage de galets qui s’étale aux pieds de Berthe.

— Allons, insiste la Gravosse. Quel est celui d’entre vous tous qui veut se voir transformer en Napollon comme si on le toucherait avec une baguette magique ?

Lors, un vieux kroumir bavocheur, avec le bocal en forme d’aquarium, tapissé à la base de poils jaunâtres, s’avance. C’est un Anglais monoculé. Il a le teint roux, l’œil dilué, l’appareil photographique plaqué au baquet et la veste en tweed pied-de-poule.

— Moa ! acharde-t-il.

— Bravo ! complimente B.B. Êtes-vous marié, monsieur ?

— Yes !

— Alors je peux vous dire d’orge et d’orgeat qu’il faudra prévenir par téléphone madame de la transformation, autrement sinon elle éprouverait une commotion en vous voyant arriver tout à l’heure.

Elle se baisse, tend la main au Rosbif pour l’aider à escalader l’estrade. Mais elle tire si violemment que le curiste fait un vol plané qui le déchausse et le démonocule. On remet de l’ordre dans sa mise, on lui revitrifie le vasistas et on le fait asseoir dans un fauteuil tubulaire à dossier orientable.

Sanglé dans une blouse immaculée boutonnée par l’épaule, Alfred s’approche pour officier. Il porte des gants de caoutchouc bleu. Il tient ses mains écartées de son corps, soucieux de préserver leur stérilisation.

— Peignoir ! ordonne-t-il.

Berthy, docile assistante, s’empresse de nouer une sortie de bain-éponge au cou de l’Angliche.

— Berlingot ! continue Alfred.

Le Gravos me pousse son coude dans le plexus.

— Je te jure qu’y se prend pour le professeur Aboule Quiès en train d’éplucher une prostate présidentielle ! ricane-t-il.

« Son produit lui monte tellement au donjon qu’il va en devenir chauve, lui aussi ! »

Sur l’estrade, Berthe découpe le coin verseur d’un super-berlingot et le présente au grand patron. Alfred s’en saisit et verse le contenu de la poche cristallisée sur le dôme du Britiche. Le liquide est quasi visqueux. Il suit néanmoins la ligne de partage des eaux et dégouline sur le front et sur la nuque du patient. Alfred commence alors de l’étaler sur toute la surface du crâne, en massant bien pour faire pénétrer. L’Anglais glousse, on dirait qu’il a la tête en glaise car ça l’oint d’un crépi ocre foncé.

— Micro ! lance Alfred.

La Berthe lui brandit l’objet demandé devant la bouche et, d’une voix ample, caverneuse, métallique et un rien satanique, Alfred commente :

— Première phase du traitement : j’enduis la tête du client avec le contenu du berlingot. Il s’agit que le moindre millimètre carré de peau soit recouvert d’une mince pellicule de produit.

« Voilà qui est fait. Le patient éprouve alors une certaine sensation de fraîcheur, n’est-ce pas, monsieur ? »

— Non, ça me brûle au contraire, affirme le curiste.

— Cela dépend des natures, se retranche Alfred. Deuxième phase de l’opération, je shampouine avec le contenu B du berlingot, madame, plize !

Berthe se hâte d’ouvrir le second angle verseur du coussinet de plastique. On frictionne le pauvre crâne d’Outre-Manche avec un produit plus fluide que le précédent et d’un beau bleu lessive.

Alfred microte, sentencieux :

— Le phénomène suivant est en train de s’opérer : alors que le premier produit donne à la peau du crâne un ton ambré qui rappelle le bronze méditerranéen, le second produit exerçant une action cu-soutannée dans les pigments concentriques donne aux pores de la peau une couleur bleue absolument indélébile, si bien que l’intéressé semble jouir d’une chevelure abondante qu’il aurait fait tondre.

« Le chauve de naguère ressemble à un bel athlète doré et rasé. Cuvette, plize ! »

Berthe place un rinçoire sous le menton du monoculé et présente à l’inventeur du Poursantif une cuvette d’eau.

— Ultime phase du traitement ! le rinçage, annonce Alfred.

Il verse l’eau abondamment, puis, faisant claquer ses doigts encaoutchouctés, réclame une serviette. Le voici qui fourbit énergiquement la coquille britannique, proposée à sa science capillaire. Il frotte, il s’évertue, il le tâte avec lenteur.

— Comme vous pouvez le constater, trémole Alfred, rien n’est plus simple, plus rapide. Et quelle transformation ! Attention ! J’ôte la serviette, et le miracle s’est accompli !

Il dévoile l’Anglais. Un « Oh » stupéfait parcourt le champ de melons. Le monoculé ressemble à un homme bleu du désert ! Il a la tranche bleu foncé, avec des rigoles de même couleur sur le visage et, au sommet de son crâne une sorte de blouse d’or, omelette amarante, s’étale en festonnant.

La foule se met à férociter. Elle hurle, s’indigne, menace ! Elle lapide ! Elle assaille ! Elle abordage ! Elle envahit ! Elle bouscule ! Elle déberlingote ! Elle dévaste ! Elle détruit ! Les chauves réunis sont devenus dingues. Leurs têtes de lézards préhistoriques brandissent de la fureur, vomissent la foudre ! L’Anglais bleu et jaune (bravo Pernod Fils) cherche une glace pour se délecter de son désastre. Il se mire dans les crânes luisants accumulés à ses pieds.

Il pleurerait s’il n’était anglais, donc britannique ! Mais quand on perd l’Égypte et les Indes sans sourciller, on ne peut pas s’affaisser parce qu’on a le crâne peint en bleu !

Alfred est au bord de la déroute, de la banqueroute, du suicide. C’est Law démasqué, Stavisky confondu ! Il glapit encore au micro, mais des mots sans grande suite. Il plaide non coupable, mordicus ! La fatalité ! Une enquête sera ouverte ! Il attaquera ses fournisseurs à boulets rouges ! Il les confondra (avec d’autres), les jettera sur la paille, leur en fera bouffer ! Il est la victime d’un coup fourré, d’une machination. C’est le syndicat des chevelus qui lui a fait ça, il est sûr ! Ou bien un labo de recherche pour la repousse ! Son produit a été contrôlé, lu et accepté, répertorié, immatriculé. Mais c’est pour son matricule à lui que ça barde ! Un chauve hors de lui ça ne se contrôle plus. Ça vire à l’orage ! Alors mille chauves, vous pensez d’un ouragan ! Les gros typhons mississippiens, foutaises ! Pets de lapereau ! Zéphirs ! Ils s’unissent, se conjuguent pour basculer le camion porteur d’espérances bernées. Un crâne sans cheveux, fût-il anglais, ça se respecte, misère de Dieu !

On le lui enseigne à Alfred. Son véhicule est retourné, avec Berthy à l’intérieur ! Elle coule dans le berlingot, comme en sables mouvants émouvants. Elle hurle au secours ! Alors Béru béruche ! Le cerf aux abois, tous bois dehors ! Le mâle fait un malheur ! Il fonce, il cogne ! La rage aux poings, la hargne au cœur, la grogne aux pieds !

— Sagouins ! Tondus ! il crie pour se donner du mordant.

Et il avance dans la masse des chauves comme un cheval napoléonien à travers les glaçons de la Berezina. Heurtant ! Choquant ! Tuméfiant ! De-ci de-là, à droite, à gauche, tout droit ! L’épaule rouleuse, le pied ânesque. Il va jusqu’au camion dévasté. C’est Jean Valjean secourant le charretier ! Il la remet droit tout seul, Berthe et chargement compris. C’est le cric du peuple, Béru ! Le mari de mon treuil à la Mairie de Montreuil.

« Oh ! hisse ! » dit-il sobrement, pour soi seul, onaniste de l’effort suprême.

Les quatre pneus retrouvent la terre promise. Ils eviantent à nouveau. Béru reberlingue. Il refoule la foule. Il la disperse, l’évacué ! La hue !

— Rien de cassé, ma grosse poule ? demande-t-il à sa femme.

— Non, quelques esquimaudes seulement, fait la courageuse épouse.

Alfred sanglote sur sa faillite. L’Anglais bleuté attend la fin de son chagrin, patient comme une quittance de gaz.

Béru s’occupe de lui.

— Qu’est-ce t’espères, bonhomme ? lui demande-t-il, qu’on te passe la deuxième couche ?

— Je voudrais connaître pour les dommages et intérêts, fait le curiste. Je dois câbler à mon avocat.

Le Gros se fait maquignon, soudain. Il récupère son sens de l’amitié.

— Tu vas pas chercher du suif à mon pote ! s’indigne-t-il. En v’là des façons ! On n’est pas été te réclamer dans ta Grande Albion, Mec ! Alors Môssieur vient boire notre flotte et en plus il nous causerait des ennuis ! C’est comme ça, sincèrement que t’espères faire débloquer des crédits pour le perçage du tunnel sous la Manche, pépère ?

— Je souis tout bleu ! proteste l’autre, débordé.

— Premièrement c’est faux : t’es bleu et jaune, s’enflamme l’Hénorme. Et deuxièmement, je te trouve bien plus marrant comme ça. Si tous tes compatriotes on les peindrait, ils feraient plus gais que nature ! T’as donc pas maté ta devanture avant la séance ? Un vrai mur de gogues à toi tout seul ! Tandis que maintenant te v’là pimpant comme une pissotière repeinte. Ta Gracieuse Majesté va te cloquer l’ordre de la jarretelle quand tu auras repris le ferriboîte, je te promets. Au lieu de jouer les pères La Chicane, rentre à ton hôtel pour épater la masure qui doit te servir de brancard. En montant sur l’estrade tout à l’heure, qu’est-ce t’espérais ? Avoir du succès ? Alors soye heureux bébi, t’en auras !

Il lui plaque un gros baiser sur le front et renvoie le bonhomme à son destin.

Ensuite il s’approche de son camarade Alfred.

— Te monte pas le système nerveux en mayonnaise, Fredo, murmure-t-il, seulement à dater de dorénavant, évite la démonstration en public du Poursantif, c’est trop aléatoire.

Il hausse les épaules.

— J’étais venu chercher Berthy pour une java monstre sur les bords du Léman, mais j’ai plus le cœur à te la soustraire ce soir. Alors on va tous aller tortorer de première pour arroser la victoire de mon champion, et puis vous finirez la notte ensemble, les deux…

Il soupire, renifle, et enfle sa voix pour ajouter :

— Mais en camarades, hein !!!

* * *

Après la bouffe Mme Bérurier se déclare fatiguée par le voyage et demande un out. Alfred fait droit à sa requête, et les messagers du berlingot prennent congé de nous en nous laissant l’addition.

C’est l’heure moite où Béru regarde la vie à travers des lunettes aux verres de velours. Il s’apaise comme un champ de blé quand le vent tombe et que la touffeur du soir laisse somnoler les épis sous leur poids de froment neuf[7].

Il éructe à plusieurs reprises, le regard sirupeux perdu dans les auréoles de la nappe.

— Eh ben ! on va y aller aussi, soupire-t-il. Les périphéries de cette étape m’ont vidé.

Nous quittons l’usine à bouffe et accomplissons un détour pour aller récupérer le dentier d’Alonzo au garage. La ville-étape est en pleine fiesta. Sur un podium, Zézette Bordemer, la virtuose de l’accordéon, joue « Prends ma figue mais fais gaffe aux pépins », sur un arrangement de Milliat Frères. Un peu plus mieux loin, sur une autre estrade, c’est Tono Rissi qui murmure sa toute dernière chanson (créée en 1935) : « Y a une voie d’eau à ma gondole ».

Et je passe sous silence (afin de ne pas réveiller les voisins) les nombreux publicitaires en délire qui, dans les carrefours et sur les plages, virgulent aux passants des harangues terribles pour glorifier la mayonnaise en tube Machine ; la poudre à éterauer Chose ou le filtre à yé-yé Truquemuche (s’adapte sur tous les transistors et diffuse le grand Largo de Haendel à la place de « Ça pue les collins »).

Le garage est sis au fond d’une obscure venelle chaotique.

Il est fermé par une large porte de fer à bascule à l’intérieur de laquelle on a percé une porte plus petite. Une sonnette lumineuse met dans l’ombre une tâche ver-luisante.

Béru engloutit la minuscule lumière sous la spatule de son index. On perçoit le timbre réverbéré par l’immensité du garage. On mijote un bout de moment, et puis, comme rien ne se passe, il sonne à nouveau.

— Les veilleurs de nuit sont en fait des dormeurs de nuit, observé-je avec ce sens de l’humour dont je vous fais profiter si largement.

— Bouge pas, riposte Sa Majesté, je vas y frictionner les étiquettes.

Et le voilà qui interprète un solo de batterie sur la chétive sonnette lumineuse.

Toujours pas de réponse.

— C’est bien la province, rouscaille l’Enflure-masseuse. Dès poltron-minette, les gus en écrasent. Bon, eh bien le maillot jaune n’aura droit à son râtelier qu’au moment du départ…

— Et son entrecôte matinale, Gros, il la sucera ?

— Que veux-tu que j’y fasse ? désinvolte Bérurier.

— Bouge pas, j’ai mon sésame. Il remplace avantageusement les veilleurs de nuit endormis.

Je sors de ma profonde mon ouvre-boîtes universel et il ne me faut pas deux minutes pour mettre la serrure au courant de mes intentions. Nous passons la petite porte de fer et je me mets à tâtonner à la recherche de l’interrupteur. Le vaste local est éclairé par des tubes fluorescents récents.

Le Gravos siffle en matant les bagnoles serrées comme sardines en boîtes. Toutes appartiennent à la caravane du Tour et la plupart sont hérissées de vélos, roues en l’air.

— Ça va être coton pour retrouver mon baquet dans ce parkinge, lamente-t-il. Quand j’ai arrivé le garage était quasiment vide…

— On pourrait interviewer la Belle au Bois dormant qui exerce les fonctions de gardien de nuit ici, fais-je en montrant un petit appentis, sur la gauche. Un écriteau émaillé recommande justement de « S’adresser au Gardien ».

Je m’approche du box et toque à la porte.

En vain.

— Pour moi, décide le Mastar, au lieu de jouer les sentinelles le gars est allé écouter la musique en ville.

Je pousse la porte qui n’est fermée qu’au loqueteau.

— Je ne crois pas, fais-je.

Et je montre à mon cher équipier abasourdi, un bon vieillard ligoté sur un lit-cage.

CHAPITRE IX

On a beau en avoir vu d’autres, ça fait toujours quelque chose. Je m’approche promptement du bonhomme. C’est un petit chétif d’une septentaine d’années, avec les cheveux blancs et des lunettes aux verres épais comme des culs de bouteilles.

On l’a bâillonné avec un bas de femme, et on lui a lié les pieds et les mains aux montants de son plumard métallique. Je m’hâte de le libérer et il pare au plus pressé en chialant comme un veau.

— Eh ben, pépé ! je m’apitoie, des petits misérables sont venus sucer le tiroir-caisse à ce qu’on dirait ?

Il hoche le chef, hoquette et bredouille.

— Ils n’ont rien pris…

— Des farceurs z’alors ! incrédulise Béru.

— On a sonné, j’ai ouvert, récite le septuagénaire en arrimant son vieux râtelier que le bâillon a déplacé, ils étaient deux, avec des bas sur la tête.

Je note au passage que le coup du bas se fait de plus en plus. La faute du cinoche qui a vulgarisé le gag. De nos jours, Marny ne fait plus seulement parler la jambe, il fait aussi causer la bouille.

— Et alors ? engagé-je.

— L’un des deux hommes m’a mis un revolver sur la poitrine.

— Et aftère ? demande Béru.

— Ils m’ont entraîné ici et m’ont ligoté.

— Et aftère ? s’obstine l’Imperturbable, assoiffé de curiosité.

Le petit bâillonné-de-nuit secoue sa pauvre tête persécutée.

— Je les ai entendus qui faisaient basculer la porte et qui rentraient avec un camion.

— Et puis ?

— Plus rien. Au bout d’un instant quelqu’un a sonné que sonneras-tu, je pense que ça devrait être vous…

— Vous n’avez pas entendu repartir le camion ? lui demandé-je.

— Non.

— Donc il se trouve toujours ici ?

— Donc oui, convient le ligoté-de-nuit.

— Voilà qui serait bizarre si ça n’était pas avant tout étrange, phrase Béru.

— Si je comprends bien, coupé-je, l’agression est récente ?

— Un quart d’heure environ, estime le septuagénaire-de-nuit.

— Vous sauriez reconnaître le camion qu’on a amené ?

— Comment voulez-vous, lamente l’autre en se versant un grand verre de vin qui fait gémir Béru. Lorsque je prends mon service presque tous les véhicules sont rentrés, et aujourd’hui, avec l’étape du Tour, le garage est surplein.

— Y a pourtant cependant un moyen de retrouver le camion dont au sujet duquel tu fais allusion, gars, me déclare le sentencieux. Ça consiste à toucher les moteurs pour voir lequel desquels est encore chaud !

— C’est l’œuf de Christophe Colomb, complimenté-je.

— Parle pas d’œuf, s’écœure le Gros, ça me fait penser au berlingot Poursantif.

Nous retournons dans le garage afin de palper les radiateurs. Le petit au-lit-ligoté-de-nuit a ses ratiches bidons qui grelottent contre les parois de son godet. Elles se déchaussent comme au seuil d’une mosquée, les canines surtout, et un peu les incisives. Comme toujours, il n’y a que les molaires qui se défendent because elles possèdent une plus grande assise.

— Asseyez-vous, pépère ! lui conseille la Béruche en lui prenant son verre des pognes, vous sucrez tellement que vous allez fout’ du picrate sur votre beau costume.

Et, pour éviter que pareil incident ne se réalise, le Gros vide le verre d’un coup de gosier énergique.

C’est à ce moment précis que les loupiotes s’éteignent dans le garage, vlan, commak, d’un seul coup d’un seul ! On bascule in the night. Je perçois un glissement, un petit bruit de ressort qui se tend.

— A plat ventre ! hurlé-je, en joignant le geste à la parole et le bide au plancher.

Bien m’en prend. Dans le noir une tripotée de chouettes étincelles bleutées composent un minuscule feu d’artifice.

Oh ! la belle bleue ! Vive Monsieur le maire ! Ça fait tac-tac-tac du tac au tac. Pas très fort because le crache-pruneaux dont on se sert est, suivant la bonne tradition établie, pourvu d’un silencieux. C’est une mitraillette suédoise, je reconnais le velouté du percuteur. Les balles zèbrent, cinglent, percent.

On nous sort la dose pour adulte. J’ai pas le temps de les compter, mais y a de quoi garnir les estomacs d’une escouade.

Quand la première salve est servie, on enclenche un deuxième chargeur. Le temps prend son temps dans ma tronche, bien que le mitrailleur fasse fissa. Je pense avec une incroyable lucidité. Je me dis des trucs, des choses, des machins. Je devine les mouvements de notre agresseur comme si je le voyais. J’ai entendu un cri et je sais qu’un de mes compagnons a été touché. Je passe la main sous ma veste afin de dégager mon excellent camarade Tu-Tues de sa gaine. Faut agir mollo pour éviter d’émettre un bruit qui me situerait. Je n’y vois que tchi. Faut que j’attende la seconde seringuée afin de situer le tireur. Dangereux, car en v’là un qui semble vouloir faire le ménage complet.

Il recommence son rodéo. C’est le nettoyage consciencieux : de bas en haut, de gauche à droite, au ras du sol. Ça crépite comme la pluie sur une plaque de fer. Des valdas se logent dans les boudins des autos, leur arrachant un grand soupir désespéré.

Et bing ! Et pfffff ! Et heug ! Et dzimm ! Et vloufff ! (Je suis le roi des onomatopées, tandis que le tireur, lui, c’est le fléau des autos mal stoppées !) Faut que je lui fasse sa fête, son jubilé, sa joie de vivre, à cet homme. Bien sûr, pensez-vous, on peut y cracher dessus avec toutes les arquebuses du monde à San-A., il est paré, c’est le superman, et le narrateur en plus. Puisqu’il narre c’est que rien de définitif ne peut lui arriver. Il reçoit des pleins chargeurs, on le défenestre, on le défalaise, on l’électrocute, on l’empoisonne, on le passe à la moulinette, on l’attache sur la voie ferrée, on lui plante des lardoires dans la viande, on le pend, on le dépèce, on le noie, que sais-je et au pire des maux il s’en tire avec un rhume, une bosse ou un trou à son imperméable ! Bon, et alors ? C’est mon droit d’être intuable, non ? La suite au prochain numéro, où est-ce que vous iriez la pêcher, bande de caves concaves si je me laissais buter ? Dans le débloque-notes du père François peut-être ? Hein, dites voir ? Imaginez un peu la chose ; le San-A. mordant la poussière pour le compte ! Du coup le soleil se couche sur la littérature ! Tout s’obscurcit, tout s’académise, tout rentre dans le rang, en rang ! Et rran ! et rran ! Vous plongez tête première dans la fadasse. Votre bon abcès de fixation a disparu et v’là que vos sales humeurs réapparaissent ! Pauvres de vous ! Il s’en ira bien assez vite, San-A., les gars, sans être obligé de se laisser bousiller par l’éclat d’une action d’éclat. Pas besoin de se le finir dans un livre, la vie a des projets en ce qui le concerne. Elle lui mijote un coup à elle, pas prévisible et tout ce qu’il y a d’imparable !

Un coup qui en débarrassera les grincheux que je cause dans mon avertissement. Ça libérera des tonnes de papelard, enfin ! On pourra s’imprimer des beaux trucs sérieux avec ce contingentement récupéré. Des trucs qu’auront le subjonctif sur l’évier et qui sentiront l’encens. Trois cents tonnes de faf annuelle devenues disponibles, vous vous rendez compte tout ce qu’on pourra publier comme photos de Paul VI, comme bulletins référendémiques, comme affiches électorales et comme papier hygiénique avec ça ? Entre autres ! Un peu de patience !

Donc j’ai mon pétard en main et, me disant que je suis le narrateur de ce bouquin et que par conséquent je suis invulnérable (je me chatouille un peu pour vous faire marrer) je décide d’intervenir. Au plus fort du crépitement, je redresse le canon de Tu-Tues et j’appuie sur la détente. Il a une détente sûre, Tu-Tues et jamais Tu-Tues rata Toto.

Je valdingue trois ou quatre valdas en provenance de la grande confiserie du Creusot et, immédiately le tir adverse cesse. En prime j’ai même droit à un cri. Suit alors une galopade. La porte de fer du garage claque.

— En avant ! verduns-je.

Je m’élance à la tête de mes troupes. Je parviens dehors hors d’haleine, alors que le fuyard, lui, est presque hors de vue !

C’est une silhouette sombre, plutôt massive, que la nuit de la venelle absorbe.

Béru radine à son tour, me soulageant d’une grande anxiété, car je me demandais comment s’était passé pour lui la pluie de Bastos (après tout il n’est pas coauteur et son invulnérabilité ne tient qu’à l’affection que je lui porte !).

— Coursons-le ! aboie-t-il.

Mahousse, enveloppé, mais véloce, il fonce à grandes galopées qui sonnent sur les pavetons disjoints. Je l’imite et le dépasse.

Nous voilà sur les rives du lac. Le fuyard s’est pris une sérieuse avance. Il louvoie (comme disait Colbert) sous le couvert des arbres en direction du casino illuminé.

Nous le voyons escalader le perron désert et disparaître à l’intérieur du bâtiment.

— Bon baiser à mardi ! soupiré-je en stoppant.

Sur sa lancée, Bérurier parcourt encore six mètres dix-huit et s’arrête également.

— Pourquoi tu moules ? reproche-t-il.

— Comment veux-tu que nous le repêchions dans le casino qui doit être archicomblé ce soir ! Retournons plutôt au garage pour faire le bilan.

Match nul, mes amis : un défunt partout. Le pauvre vieux gardien est mort de tous les côtés. Il en a pris dans l’œil, dans le crâne, dans la poitrine, dans le bide et, si on lui faisait les poches, je suis certain qu’on y dénicherait quelques pralinettes en rabiot.

Justice immanente : son assassin aussi est clamsé. Deux de mes balles se sont logées dans sa gorge. S’il souffrait des amygdales, le voilà guéri.

— Mais je connais ce ouistiti ! s’exclame Béru, en le retournant du bout du pied.

— Vraiment ! tressaillé-je.

— Et comment ! Il s’agit de Jojo la Défouraille, un loustic pas fréquentable, condamné à mort par accoutumance je crois bien, et qu’on m’avait dit espadrille en Amérique latoche.

Le Gros me frappe l’épaule.

— Tu peux te vanter d’avoir réussi un fameux carton, biscotte le pedigree de cet affreux est presque aussi riche que celui d’Hitler. Il a obtenu le Prix Pruneau en 62 (1).

Effectivement, les traits de ce type ne me sont pas inconnus.

— Maintenant, dis-je, j’aimerais bien savoir ce qu’il est venu maquiller dans ce garage.

— A propos, fait Béru, il serait juste temps de palper les radiateurs. Çui du camion doit faire comme la soupe, il doit refroidir.

Il va de camion en camion, appuyant sa vigoureuse dextre sur les capots. A la troisième auscultation il s’arrête.

— Je crois que je brûle, fait-il.

Je bigle la plaque minéralogique du véhicule détecté (ce dernier est immatriculé dans la Seine) et je note son numéro. Après quoi nous nous intéressons à son contenu. Celui-ci se compose uniquement de vélos. Deux douzaines de bicyclettes de course marque Plombier absolument neuves.

Les bécanes n’ont vraiment rien de suspect. Je les examine en détail, allant jusqu’à sonder l’intérieur de leurs cadres, mais j’en suis pour mes frais car il s’agit là d’honnêtes vélos.

— Qu’est-ce que ces abominables pouvaient bien fabriquer avec les cycles Plombier, murmure le Gravos dont les cellules grises font du zèle. C’est pas le genre de cette honorable maison d’engager des truands !

— Faudrait se rencarder, dis-je. Palpe un peu les fouilles de Jojo La Défouraille pour voir sous quelle identité il circulait.

Béru obéit et extrait de la poche intérieure du mort un passeport helvétique comportant la photographie de ce dernier.

— Il se faisait appeler Samuel Hougredekon, dit-il. Domicilié à Neuchâtel. Tu parles d’un culot ! Où est-ce qu’il est allé pêcher ce passeport, c’est pas le genre des Suisses de distribuer les pièces d’identité en blanc…

— Les cycles Plombier, réfléchis-je tout haut, ils sont maqués avec quelle firme pour ce Tour ?

— Ben avec nous, riposte Bérurier.

— C’est-à-dire ?

— Le Papier Hygiénique Fafatrin, quoi ! Qu’est-ce qu’on branle, maintenant ? On fait une partouze ou on prend le train ?

— Allons prendre le train, ricané-je, je le prends si rarement !

— Et les morts ?

— Ils sont morts. C’est une situation de tout repos !

— On prévient pas la volaille d’ici ? réprouve cet homme de devoir.

— Oh ! dis, hier on s’est fait une surpate avec les perdreaux de Dijon, on va pas remettre ça cette nuit avec ceux d’Evian ! Ça devient le Tour de France de la Poule, la Grande Boucle.

Béru n’insiste pas et va chercher le râtelier d’Alonzo dans sa tire qu’il finit par dégauchir au milieu d’un troupeau de véhicules.

En partant nous laissons les loupiotes du garage allumées et la porte grande ouverte afin de faciliter à nos contemporains la découverte du drame.

— On en est à notre combien t’est-ce de macchabée ? demande le Gros en ouvrant toute grande sa main de masseur pour une hâtive comptabilité.

Je récapitule.

— Hans Brocation qui fait un, le chauffeur de Jeannot qui fait deux, le veilleur de nuit du garage qui fait trois, et ton copain de Défourailleur qui nous amène à quatre. Plus une tentative d’assassinat sur la personne de La Meringue, une deuxième sur celle de Jean Méhunraillon et deux autres sur nos aimables personnes. En vingt-quatre heures c’est du résultat positif, non ?

— Et en plus on a le maillot jaune, conclut Bérurier en brandissant le dentier d’Alonzo.

CHAPITRE X

Nous marchons le long du lac. Il fait une véry belle nuit d’été, avec des étoiles, de la moiteur, des lumières et de la musique. Un vrai film d’Hollivode en supra-colore-arc-en-ciélisé. Je pense très fortement à cette histoire farfelue et sanglante. Béru aussi, qui marche à mon côté d’un pas pachydermique. Le masseur ivrogne de l’équipe Fafatrin se fait flinguer. Le directeur sportif de l’équipe Fafatrin se fait flinguer (son chauffeur est tué), et un tueur à gages chevronné, reconnu d’inutilité publique, vient opérer une descente dans le garage de l’équipe Fafatrin, en amenant un camion bourré de vélos pareils à ceux qu’utilisent les coureurs de l’équipe Fafatrin. Voilà qui est troublant, non ? Tout tourne autour de la maison Fafatrin.

— Y a que La Meringue que je ne m’explique pas, murmuré-je.

J’ai parlé pour moi. Quand on pense trop intensément, votre gamberge finit par refaire surface. Le Béru qui a une cervelle mitoyenne mate par-dessus le muret séparant nos matières grises, hoche la tête, et murmure :

— Tu veux dire qu’il n’avait rien à voir avec les Fafatrin’s boys ?

— Exactement.

— Il avait tout de même à voir qu’il était l’intime de Brocation et qu’il zonait dans sa chambre.

— En effet, c’est le seul point de raccordement, Fils !

Tout naturellement, nos pas nous ont conduits devant le casino illuminé.

— On entre ? je propose à Sa Majesté.

Béru s’éclaire comme la façade du bâtiment.

— Bonne idée. J’ai même envie de flamber un peu pour voir.

J’adresse à Berthe une pensée fugace.

— M’est avis que tu gagneras, prophétisé-je.

Il y a beaucoup de monde dans le grand hall. La fiesta se répercute jusqu’ici. Je ne sais pas pourquoi ça rend les habitants d’une ville heureux d’héberger le Tour de France ? Ça les dope. On dirait qu’ils viennent de toucher des crédits fabuleux pour déguiser leur patelin en Éden.

Le Gros et moi on se prend une carte d’accès pour les jeux et nous pénétrons dans le sanctuaire. Là, c’est quasi le silence. C’est le recueillement. On n’entend que les voix mécaniques des prêtres-croupiers en train d’officier et le frisson bien huilé de la roulette.

Nous nous approchons d’une table cernée par des gens compassés, s’exerçant à l’impassibilité.

— Faites vos jeux, psalmodie le croupeton.

Béru farfouille dans ses sacoches, sort une pièce de cinq francs et la virgule sur le tapis vert en criant :

— Va gagner ta vie mon kiki !

— Je joue à la téméraire, explique le Gros à la ronde. Le pognon choisit son numéro.

Lors, un croupier réprobateur, lui explique qu’on ne doit pas poser d’argent sur le tapis, mais des plaques. D’un râteau écœuré, il lui refoule sa pauvre pièce.

— Suis-moi, on va aller changer de la fraîche, lui dis-je.

Penaud, il me file le train jusqu’à la banque où des messieurs en smok drainent le flouze des clients. Parmi ces derniers, y a des damoches goitreuses de style Victorien, des barons gourmés, des financiers décrépits, des étrangers préoccupés aux doigts endiamantés et des gonzesses entretenues à la scène comme à la ville par des rois de trèfle séniles. Je reconnais parmi elles la directrice d’un théâtre parisien. A ce propos, des gens s’étonnent de voir la direction de nos salles de spectacle assumée de plus en plus par des femmes. La raison en est pourtant assez évidente : les fins de mois sont bien plus faciles pour une femme que pour un homme.

— J’ai idée que je vais leur éponger des paquets d’osier, affirme le Frémissant. Et pour te prouver que je suis pas du genre dégonflette, je risque mon magot privé.

Ayant dit, Béru ôte son soulier droit, puis sa chaussette.

Le pied ainsi dévoilé, en plein casino, sollicite l’attention générale car il tarabuste simultanément les sens visuel et olfactif. Il est grisâtre, luisant, ongulé. Chaque orteil est couronné d’un cor d’aspect volcanique. Chaque ongle est d’un noir de jais. C’est du panard puissant, velu, sauvage. Le pinceau d’un homme bien posé sur sa planète. Le nougat d’un type ayant l’habitude de shooter dans le dargif de ses contemporains. Un arpion de facteur rural. La botte de radis d’un conquérant. La tige d’un être issu de la terre et qui sue de partout ! Un employé du casino se précipite.

— Môssieur ! Mais môssieur ! il s’égosille, le smokingé. Vous n’y pensez pas ! Où vous croyez-vous !

Tout le monde fronce les naseaux, regarde ailleurs, réprobationne du nez, de l’œil, de la bouche et du fignedé. Faut dire que l’odeur libérée est cruelle. Elle fait pas de cadeau ! Elle dévaste les fosses nasales, les fausses cavales, les forces navales. Elle se répand, se précipite, s’infiltre, s’entortille, envahit, conquiert, asservit. Elle tue les autres odeurs. Elle ridiculise les parfums de Paris et ceux de l’Arabie Saoudite. Elle triomphe sur toute la ligne. Victorieuse à bloc !

Bérurier lève sur l’employé un regard lent et pénétrant. Il toise sa bouche crispée, brave son regard ulcéré, situe sa lippe dégoûtée.

— Eh ben, quoi, mon pote, lui dit-il, c’est parce que j’aère mon petit peton que tu piques ta crise ? J’ai le droit de prendre mon fric là où qu’il se niche, non ? ajoute-t-il en se décollant deux billets de cent francs de la plante du pied.

Il réintègre chaussette et soulier et se redresse, défiant les assistants de toute sa tranquillité surhumaine.

— Vaut mieux conserver son capital dans ses targettes que de le foutre à même sa poche, comme ça, avant de le dépenser, on a le temps de réfléchir.

Il s’approche de la caisse en secouant les deux coupures riches de ses durs effluves.

— Donnez-moi des jetons en rapport ! déclare-t-il.

Les gens reculent. L’employé ne sait pas par quel bout choper les billets. Il voudrait des gants, un masque, des pincettes, de l’Air-wick. Il finit par les faire tomber d’un coup de coude à l’intérieur de son box. On lui avait rabâché que l’argent n’a pas d’odeur et il ne pige plus, le malheureux.

Dégoûté, ébranlé, il lance vingt plaques de dix balles à Bérurier. Ce dernier saisit la pile en faisant la moue. Il examine les jetons d’un œil critique.

— Le fric en Formica, j’aime pas beaucoup, me dit-il, cependant que je troque également mon bel auber contre des morceaux de plastique. Une supposition que les dirlos du casinoche se fassent la valoche un soir, en emportant la caisse, on serait pas fiérots avec ces bouts de rien du tout !

Je m’empresse d’entraîner mon Honorable camarade avant que le scandale soit à son comble.

— Je vas démarrer dans la parcimonie, me révèle le Tacticien. Une piastre par-ci, une piastre par-là, manière de tâter le terrain. Tiens, je me paie le rouge, comme au rade !

Et il virgule une plaquette sur le red. Ça sort. Il laisse encore et gagne. Débuts engageants.

— Voilà le boulot, assure Le Gravos en raflant les quatre mille anciens francs si rapidement gagnés.

— C’est là que nos pistes s’écartent, Mec, lui dis-je. Pendant que tu te ratisses une table, je vais essayer d’en écumer une autre. Mais tel que tu es parti, je te vois très bien remplacer Farouk.

— Cause pas de malheur ! proteste le Démocrate, pour finir comme il a fini !

— Et quoi ! m’emporté-je, il a eu une mort glorieuse : à table, bourré de mangeaille, avec une nana sur chaque genou, il n’a pas trahi sa légende, ce cher Gros. La nappe du restaurant lui a servi de linceul, c’était comme qui dirait son champ de bataille. Il est cané à l’honneur, ça vaut mieux que de se payer une agonie interminable au fond d’une alcôve…

Sur ces fortes paroles je laisse Béru en tête à tête avec la chance et je vais provoquer la mienne en combat singulier. Mon chiffre ayant toujours été le « 4 » — du moins le croyé-je — je risque un sacotin sur cet honorable chiffre. Vous le voyez mes amis, l’homme le mieux équilibré a ses faiblesses. Faut toujours qu’il réserve une parcelle de lui-même au merveilleux, au surnaturel, à la fée Machin-chouette… Il croit avoir un chiffre, un jour, une cravate bénéfiques. Il se persuade qu’un objet, un mot, une date lui portent bonheur. Il guigne un signe favorable. Il consulte les augures. Il fait du panard à la veine sous la table du quotidien. En son for intérieur, il se sent remarqué, marqué, protégé, recommandé par le Barbu. Il a Mahomet, la Sainte Vierge, Confucius, Jésus, Bouddha, de Gaulle, Saint-Pierre-et-Miquelon de son côté.

Il se gausse du gnace qu’ose pas passer sous les échelles ou qui se vote un bif de loterie le vendredi 13, mais lui il dit que c’est le « 4 » son chiffre. Et qu’il est paré lorsqu’il porte sa cravate verte à rayures noires. Il refuse les œillets et rebrousse chemin lorsqu’en sortant de chez lui il croise un enterrement. Ce qu’il estime une preuve de connerie chez les autres, pour lui ça devient une attention du Très Haut ! Un clin d’œil de la Providence. Orgueilleux comme des poux, nous sommes égoïstes à en péter, à en craquer de partout comme une châtaigne au feu. Ça fait partie de notre confort spirituel. Ce sont là les signes douillets de notre immense faiblesse humaine. Faut pas lutter contre, pas les cultiver non plus, mais s’y soumettre pudiquement. Donc, le chiffre « 4 » étant à moi tout seul, je joue le « 4 » et vous serez à peine surpris si je vous dis que c’est le 17 qui sort, n’est-ce pas ? Il m’arrive rarement de flamber dans une salle de jeu. Ce genre d’endroits me fait un peu honte. C’est mesquin, l’espoir de gagner, c’est même honteux, avilissant. Faut pas truquer avec la vie, les gars. Le blé ça se gagne à l’huile de coude, ça ne se gagne pas tout court. Ou alors c’est pas du vrai flouze. Il reste à l’état de bulle de savon, irisée et illusoire. La preuve, ceux qui le gagnent le reperdent, y a une morale dans l’immoralité.

Quand je joue je ne me paume pas dans des savantes combinaisons. La martingale, c’est bon pour mon imperméable. Je mise au numéro. Tout ou rien, quoi ! Je balance encore une demi-douzaine de plaquettes, sans obtenir le moindre résultat.

Ça commence à me faire tarter. J’ai conscience de m’unir à la cohorte des anxieux du tapis vert en virgulant ainsi mon pognon, plaque par plaque, comme on jetterait les tuiles de sa masure.

Je prends ce qui me reste et le jette sur le « 4 ». Le croupier déclare que rien ne va plus (ce qui est également mon avis) et lance la boule dans le baquet. Elle roule, trépide, tressaille, sautille et finit par tomber dans l’alvéole numéro « 4 ». J’ai une bouffée de contentement, pas à cause du gain, mais parce que je me sens confusément touché par la grâce, atteint de clairvoyance, quoi !

Je ramasse le paquet de plaques qu’on pousse dans ma direction et je me lève. Je viens de me faire près de deux cents raides. Y a de quoi se déboussoler la pensarde. Comme je quitte mon siège, je me trouve nez à nez avec une gonzesse comme on n’en rencontre que dans les livres (les miens de préférence). Elle devait me regarder miser car elle me sourit gentiment et murmure :

— Vous êtes un sage.

— Ça dépend des moments, je lui rétorque en l’enveloppant d’un regard qui doit lui tenir chaud de partout.

Elle s’assied à ma place et joue quatre numéros. Par politesse, j’attends un instant, par politesse et aussi pour pouvoir renifler son bath parfum et lui contempler le décolleté. La fille est blonde, avec les cheveux courts. Très bronzée. Des roberts affûtés au taille-crayon ; bref je n’aurais pas besoin de prendre de l’huile de foie de merluche ou de me chatouiller la thyroïde avec une plume de paon pour qu’elle devienne très vite mon genre. Elle perd, rejoue, reperd tandis que je la repère en rêvant de l’embarquer dans mon repaire…

— Ça n’a pas l’air de bien se présenter, lui dis-je à l’oreille.

— Vous avez une recette à m’offrir ? elle demande sans se retourner et en misant quatre autres numéros.

— Une recette non, mais du champagne si le gosier vous en dit.

Elle fait comme si elle n’avait pas entendu ma proposition. Je vois ce que c’est : une bégueule. Le genre de nana qui vous sourit mais qui se drape dans son quant-à-soi si on a le malheur de vouloir nouer des relations, fussent-elles purement diplomatiques.

Je n’insiste pas. San-A., vous le savez mes belles, c’est pas le genre crampon. Les sœurs c’est comme les godasses : ça va ou ça ne va pas. Quand ça va, ça va bien, mais quand ça ne va pas je laisse quimper.

Je me dirige vers le terrain de manœuvre du Gros pour mater où il en est. M’est avis que la Berthe doit être en train de lui faire le grand jeu à Alfred, car il se goinfre, Béru. C’est pourtant vrai qu’il ressemble à feu Farouk le peu farouche. Devant son tas de plaques il devient crapoteux, suifeux, potentat jusqu’au bout des ongles. Il dompte la chance. Il lui a imposé sa loi à cette fichue garce. Il la domine. C’est le Jules de Madame ! Son amant de cœur, son barde. Les mâchoires crispées, la paupière de plomb il jette ses plaques avec sûreté, à l’ultime seconde, après un temps d’hypnose. Et la bille répond à ses avances. Elle a débouché pour lui sa corne d’abondance, pour lui, Béru, dont les cornes jusqu’alors ne furent que celles des cocus. Il joue, il gagne, médite, rejoue, regagne (avant de regagner l’hôtel). Ça n’est pas un tacticien, ni un théoricien. Non, il se laisse porter par l’instinct et par l’instant. Il flirte avec des ondes avant-coureuses. Et vlan, dix sacs sur le 23 ! Pourquoi le 23, mort de mes os ! C’est pas un numéro, ça ! On ne « sent » pas le 23, c’est pas vrai, pas possible ; je démens !

Et pourtant c’est le 23 qui sort. Le mage Béru avait vu juste. Car il AVAIT VU, comprenez-vous ?

Je ne lui parle pas. Lorsqu’un somnambule prend la gouttière du gratte-ciel pour les jardins du Palais-Royal, faut pas l’interpeller. Au contraire : on retient son souffle, on se réprime, se comprime le borborygme éventuel. Ma présence dans son dos me paraît déjà pernicieuse, provocatrice de perturbations dans le surnaturel où il s’est fourvoyé. Je m’écarte à reculons, comme on sort de la chambre d’un agonisant. Faut pas empiéter sur ses radiations. Faut lui laisser son champ magnétique intact, sans jeter de papiers gras. On ne bivouaque pas dans l’aura d’un mec à qui la Chance roule une galoche ! Oh que non ! Ce serait criminel. En reculant je heurte un corps étranger mais que je ne demande qu’à mieux connaître puisqu’il s’agit de la fille blonde de tout à l’heure. Elle a les yeux gris-vert, faites excuse maâme la baronne, j’avais pas encore remarqué.

— Eh bien, dit-elle sévèrement, ce sont des propositions de Gascon que vous faites !

— Mais je croyais… J’avais cru comprendre… Votre silence…

La boule venait d’être lancée, on n’a guère envie de bavarder dans ces cas-là !

Je lui distribue toute une série de risettes et de regards enjôleurs.

— Allons au bar, proposé-je.

Mais elle fait la moue.

— Vous tenez à vous éterniser ici ? Cet endroit me sort par les yeux car je viens de ramasser une fameuse culotte.

Je me dis in petto, car je suis un garçon bourré de savoir-vivre jusque dans les fontes, que sa déculottée n’est pas encore terminée.

— Vous avez raison, cherchons un coin plus sympathique.

* * *

Elle porte une robe blanche avec de la dentelle noire par-ci et un peu par-là. Elle sent bon la femme. C’est mieux qu’un parfum : c’est une odeur ! Riche ! Présente ! Ensorcelante.

Un galonné du hall à qui j’offre une surprise de mille balles nous indique une boîte sensas, à deux pas du casino. Ça s’appelle Lance l’eau du Lac. L’enseigne est basée sur une astuce pour ne rien vous cacher. On y va. Je me décline à la donzelle. Elle se conjugue. Valérie Desmet. C’est une Suissesse en vacances. Elle caravane dans le secteur c’est son vice. Ça déroute de voir une ravissante frangine fagotée Dior campinger, surtout lorsqu’on a fait sa connaissance à la table de jeux d’un casino, mais c’est comme ça. Elle a horreur de la vie d’hôtel, Valérie. Elle a acheté une tire anglaise dont l’intérieur fait studio. Les Rosbifs, ce sont les rois du campement. Les vadrouilleurs du globe.

Elle m’explique que son père est un zig plein de pognon de Bâle (un drôle de trou entre parenthèses). Il lui paie ses caprices. Faut dire qu’il est veuf et s’est remarida, le cher homme. Les papas remariés sont indulgents avec leurs grandes filles issues du premier plumard. Ils essaient de se faire pardonner le deuxième foyer en les couvrant d’artiche et en leur laissant la bride sur le cou.

Je l’écoute en lui caressant aimablement la cuisse sous la table. Le contact de la jarretelle à travers l’étoffe ça met du grisant dans le tactile. Elle ne proteste pas. J’ai droit à ses vacances de l’année dernière en Asie mineure (elle n’a eu vingt et un ans que cette année) et celles de cette année-ci qui démarrent par un grand tour. Elle contourne le Léman pour voir le Tour de France, mais dès demain elle va retraverser son Helvétie natale pour se diriger du côté de l’Autriche.

— Toute seule ? je demande.

Elle a les ramasse-miettes qui font du morse. Oui, toute seulâbre ; petit ange, va ! La main-d’œuvre étrangère elle se la recrute sur place, miss Valérie. Elle déguste les produits du terroir. Pas la peine d’emporter son manger, elle fait son marché sur place. Les denrées fraîches, y a que ça de vrai. On ne peut qu’applaudir à cet esprit d’organisation et à ce goût de la liberté, vous ne pensez pas ? Au lieu de se trimbaler un gnard qui la ferait tartir et lui imposerait ses quatre volontés, elle suit seule sa petite bonne-femme de chemin. Elle coupe aux corvées, à la vision d’un gars qui se rase ou qui lit pendant deux plombes avant de roupiller.

On se téléphone une boutanche de rouille, après quoi, comme je lui demande de me décrire sa voiture-salon, elle me propose de la visiter. C’est gentil, non ? Voilà qui part d’un sacré naturel ! Moi, vous me connaissez ? Je ne sais pas dire non dans ces cas-là. D’autant plus que j’adore les petites Suissesses (et même les grandes). On nous bat les pendeloques avec les prouesses plumardières de la Française, bon, d’accord, elle a le coup de reins impeccable, l’esprit inventif (ça oui, surtout) et beaucoup de conscience postérienne. Mais il ne faudrait pas pour autant diminuer le mérite des étrangères. Tenez, la Suissesse, justement, c’est pas un lot à réclamer, loin de là ! Elle tient sa place au dodo, croyez-moi. Le cœur à l’ouvrage elle l’a. Et l’ardeur idem. La seule réserve que je ferais peut-être, en étant chipoteur, ce serait son manque de nuances. Ça pèche dans le fignolage, trop de fougue comprenez-vous ? Trop d’élan spontané ! Trop d’ardeur, quoi ! Victime de sa qualité dominante. Mais ça reste une des reines, j’affirme ! Un jour que j’aurai le temps, je vous écrirai un gros bouquin sur les gerces et l’amour international. Quand on a de l’expérience, c’est un devoir d’en faire bénéficier le contemporain moins favorisé, non ? Je vous causerai des nanas que j’ai honorées de ma présence. Les Italiennes, tenez, ardentes, mais prudentes ! Elles sont comme leurs bagnoles, c’est l’allumage qu’est délicat. Faut pas leur brusquer la vis platinée, ni leur tarabuster le delco si on veut du rendement. La carburation se fait mal quand on a le malheur d’être impatient. L’Allemande ! Oh ! oui, promis, je vous raconterai l’Allemande, vachasse en diable et pas remuante, dont les seules qualités sont la facilité et la gentillesse. Et puis je dirai aussi de l’Anglaise, moche toujours (même les jolies quand on y regarde de près) mais si merveilleusement refoulée qu’on lui fait jaillir l’impudeur rien qu’en appuyant dessus ! Je ferai un tour d’horizon bien complet. Je me documenterai avant d’écrire pour combler mes lagunes comme disent les Vénitiens. Je causerai de l’Américaine, mauvaise affaire s’il en est, maladroite et fantasque, pudibonde et faussement exaltée. Je causerai de l’Espagnole, à peine renversable et tellement farouche qu’il faut toujours troquer son Rasurel contre une cotte de mailles avant de s’y aventurer. Vous verrez comme ça sera passionnant, éducatif et tout !

En attendant, la chère Valérie me conduit vers sa demeure à roulettes. Elle a remisé son domaine en bordure de la plage, à l’écart, sous des arbres aux lourds panaches.

— Vous n’avez pas peur de la solitude, complimenté-je.

— Il n’arrive quelque chose qu’aux femmes qui ont peur, m’assure la délicieuse enfant, en ouvrant la porte arrière de son fourgon british.

Extérieurement, le véhicule ressemble à un camion militaire de l’armée de Sa Majesté. Il est carré de lignes et peint en verdâtre. C’est de la bagnole robuste, tout-terrain. On peut traverser soit le désert de Libye, soit le Grand Nord avec ce machin-là. Y a des boudins de tracteur. Les vitres dépolies sont étroites et munies de barreaux. Bref, c’est rébarbatif et faut bien être une petite intrépide comme Valérie pour partir en vacances avec un tank pareil. Seulement, dès qu’elle a ouvert la lourde et actionné la lumière, tout change. Cet écrin morose est capitonné de satin. La transition est spectaculaire. Je pénètre dans une minuscule boîte à bijoux. Une bonbonnière, comme disent les gens qui essaient de poétiser l’exiguïté de leur logement. C’est tendu de feutrine rouge. Deux minuscules canapés-lits recouverts de soie bleu pâle sont alignés contre les parois. La petite commode du fond est en réalité une salle d’eau et un esprit inventif a logé une cuisine complète dans l’épaisseur des portes. C’est beau, l’ingéniosité. Dans le fond la plupart des hommes occupent trop de place. Il suffit de pénétrer dans le carrosse de la môme Valérie pour en être convaincu. On va de plus en plus vers une utilisation minutieuse de l’espace vital (comme dirait Jean-Jacques). L’homme, en se multipliant, réalise à quel point elle est petite sa planète. Avant de s’expanser dans les étoiles ou de se bombiner la frite à l’hydrogène ou au troubarium en branche, il essaie la solution d’attente, celle qui consiste à minusculiser les porcifs. Le rationnement du terrain, quoi ! Tous unis par l’alvéole, comme je vous le causais dans un ouvrage précédent.

Alors l’homme il s’étage, se clapière, se cellule. Il essaie de se faire durer, quoi. Il s’empile ; se sardine, se fait maigrir pour gagner de la place et par conséquent du temps. L’univers ça va devenir un charnier vivant, si j’ose dire. Ça grouillera vilain dans quelques années. Et ça grouillera jaune, ça grouillera noir. Cette partie de frotti-frotta, ma douleur ! On assure toujours que le Français, après l’amour, il rentre chez lui ; mais là il pourra même plus sortir de chez sa maîtresse ! Le zig qui parviendra à prendre le léger recul nécessaire à la copulation sera pour toujours pris au piège. La fidélité intégrale et obligatoire, je vous la prophétise.

— Entrez, invite la ravissante voyageuse.

J’obéis. Sa calèche sent bon la jolie femme. C’est capiteux, ça pousse au frisson, ça fait vibrer le trémoleur à injection directe surcompensé. Je m’installe sur un canapé.

— Vodka, whisky ? questionne-t-elle en démasquant un petit bar encastré dans le manche de sa brosse à dents.

— Vodka, c’est une bonne idée.

Elle me file une rasade pour déménageur.

— C’est de la polonaise, elle est poivrée.

Je me dis dans mon for intérieur que l’essentiel est que la charmante hôtesse ne le soit pas. Salée, je veux bien, car il est passionnant de dessaler une gamine de son gabarit.

Sagement, elle s’octroie un jus de fruit.

— Je me suis suffisamment alcoolisée avec le champagne, s’excuse la douce enfant, je dois songer à ma ligne.

Je la convoite en me disant que dans moins d’un instant il y aura quelqu’un de branché sur sa ligne.

— Vous êtes une fille étonnante, Valérie ! attaqué-je.

Je pense en effet que le moment de passer à l’action est arrivé. Le bla-bla préalable, c’est comme les préfaces des bouquins, les frangines n’y font presque pas attention. J’ai hâte d’entrer dans le vif du sujet. Et ce sujet possède tout ce qu’il faut pour qu’on n’ait pas envie d’entrer à la Trappe, croyez-moi.

— Vous permettez que j’aille m’asseoir près de vous, ma ravissante ?

— Je vous en prie, elle susurre.

Je me lève pour traverser le fourgon. Et c’est alors qu’un sale vertige me chope par l’arrière du trognon. On dirait qu’une grande paluche préhensile vient de me saisir le cerveau. Je perds tout réflexe, toute volonté. Mon intelligence se répand sur la moquette comme les perlouzes d’un collier dont on a rompu le fil.

CHAPITRE XI

Il m’est arrivé souvent de perdre conscience, vous le savez. Un héros de romans policiers perd fatalement conscience. C’est une concession à la faiblesse que lui consent l’auteur. A noter que cette perte de conscience sert d’ellipse dans bien des cas. Ça permet au pisseur de copie de déclarer, lorsque son superman sort du sirop qu’il s’est passé ceci cela plus autre chose pendant ce temps mort. Il y a des poncifs qu’on doit respecter lorsqu’on a entrepris de distraire ses contemporains.

Cela étant dit, je dois vous avouer que ma virouze au pays des quetsches ressemble plus à un cauchemar qu’au néant intégral. Mes forces, mes pensées sont annihilées, mais il me reste, dans le panier à idées noires, des bribes de sensations. Je continue d’exister en pointillés. Il me semble que je suis en train, couché dans la travée d’un compartiment. Et puis qu’un contrôleur me réclame mon bifton. Je voudrais lui dire de me laisser pioncer, mais il me secoue. Je redors… Plus rien. Et puis encore le contrôleur. Il est allé au wagon-restaurant chercher un seau d’eau qu’il me file dans la poire. Je parviens à remonter un peu mes stores. Tout est brouillé. Y a la fumaga du train entre le contrôleur et mézigue. Et, au travers de cette fumée, un nouveau seau d’eau m’arrive, floc ! J’en biche de partout ! Ça me dégouline derrière la cravate, c’est le cas de dire. Je referme les yeux. Mon bocal a l’ampleur d’une cathédrale. J’ai Chartres en guise de boîte crânienne, avec Péguy qui arpente les dalles sonores. On me glisse alors quelque chose de dur entre les lèvres. Je pige qu’il s’agit d’un goulot. On l’incline, il crisse sur mes dents et un liquide brûlant dégouline dans mes intérieurs. Il me suffoque. Je tousse. Mais ça déchire je ne sais pas quoi en moi. Et brusquement je redeviens votre San-Antonio superbe et généreux, mes poulettes.

Je regarde, je réalise, je constate. En face de moi il y a un grand vilain tout ce qu’il y a de pas beau, avec une tignasse tirant sur le roux, un nez cassé qui ne sait plus de quel côté plonger, et des yeux pareils à deux cerises à l’eau-de-vie sur une soucoupe. Il est assis sur l’un des canapés alors que je gis au fond du véhicule. Ce dernier roule sur une route cahotique. Je vois pas Valérie, mais je me dis que c’est elle qui doit conduire. Je tente de me mettre sur mon séant, mais j’ai les poignets entravés. Je baisse les yeux sur eux et je fulmine en constatant que ces carnes m’ont neutralisé en se servant de mes propres menottes.

Le vilain me considère implacablement. Il tient une bouteille de scotch à la main.

— Ça va mieux ? fait-il au bout d’un moment de contemplation.

— On le dirait, fais-je.

Là-dessus le fourgon tangue un peu plus et stoppe. La porte arrière s’ouvre sur Valérie. L’espace de deux secondes j’aperçois une clairière baignée de lune, en pleine forêt. C’est beau les sapins, mais dans ma situation, ils sentent trop le sapin.

— Et alors, gros malin ? m’interpelle la môme en glissant une cigarette entre ses lèvres.

Galantin, son camarade lui présenté la flamme de son briquet. Elle tire une bouffée et l’exhale avec un léger sifflement.

— A part le poivre, il y avait quoi dans la vodka ? je demande.

— Je l’ignore, je ne suis pas pharmacienne, dit-elle en souriant. Mais avouez que c’est efficace ?

— Magistral. Je connais des tas d’insomniaques qui seraient heureux d’avoir ça sur leur table de nuit.

— C’est pas le tout, dit le rouquin en relevant sa manche pour regarder l’heure.

Il ajoute, après un hochement de tête :

— Monsieur le commissaire San-Antonio, n’est-ce pas, si j’en crois vos papiers ?

— Vous pouvez les croire, ils sont tout ce qu’il y a d’officiels. Et je n’en dirais pas autant des vôtres.

Ça lui fait naître un mauvais petit sourire en accent circonflexe.

— C’est vous qui avez été chargé de l’enquête ? demande Valérie.

Dans un cas semblable, croyez-moi ou allez vous faire renicheler le bandage herniaire, faut jouer les évasifs. Je pige que c’est pas pour flamber que la belle Suissesse est venue dans ce casino, mais bien pour me pêcher. Et elle peut se déclarer satisfaite : ça a mordu illico. La bande qui participe de si étrange façon à ce Tour de France m’a éventé et croit que je m’occupe d’elle. Ça peut être bon, mais ça peut aussi être très mauvais pour ma santé. Lorsqu’on drogue, ligote et kidnappe un super crack de la police (pas d’affolement au sujet de mes chevilles, je porte des molletières sous mon futal) on ne peut guère envisager de le remettre en liberté avec un mot d’excuse pour ses parents ?

— Ça se pourrait, réponds-je.

— Depuis le début ?

— Yes, baby, depuis le début.

— Et vous avez découvert quoi ? coupe le rouquinos.

— Un tas de choses, assuré-je, ce qui mon Dieu est assez vrai.

— Quoi ? insiste-t-il en prenant une vilaine voix de corbeau.

— Les meurtres d’abord, fais-je sentencieusement.

Il rit mochement.

— Alors là, vous n’avez pas eu grand mérite.

Je regrette de ne pas disposer d’une balance qui me permettrait de peser le pour et le contre. Y a pas, je dois choisir. Notez que dans ma situation, si je n’étais pas le narrateur, y aurait du mouron à se faire, hein ?

Je regarde le gars d’un œil perçant.

— Au point où nous en sommes, qu’est-ce que ça peut bien vous foutre, ce que je sais et ce que j’ignore, beau blond ?

— Si je prends la peine de vous questionner c’est que ça m’intéresse, fait-il, mauvais. Alors vous allez répondre, sinon je vais utiliser les grands moyens.

— On me les a déjà faits, affinné-je et voyez : je ne m’en porte pas plus mal.

— Seulement c’est « on » qui vous les a faits, c’est pas « moi » !

Je soupire. Vlà qu’une partie de gnons se prépare. Elle risque d’être délectable. Un zig comme ce gentleman ne doit pas envoyer ses pains par pneumatique.

Il tire de sa poche une petite trousse d’écolier à fermeture éclair et l’ouvre. Je vois miroiter des instruments barbares, coupants, chromés, biscornus et à molette.

— Vous n’allez pas m’opérer de l’appendicite, dis-je, c’est déjà fait.

— Je pense que vous ne m’avez pas identifié, ricane le rouillé. Je suis Freddy Vergeot, dit le Charcutier de Charenton.

Mes tifs se dressent. J’ai jamais rencontré ce quidam, seulement sa réputation est venue jusqu’à moi. Ancien tortionnaire de la Gestapo, il avait disparu depuis la Libération. Et les vieux briscards de la Poule m’ont souvent narré ses épouvantables exploits.

— Je vois que mon pedigree est connu, dit-il.

Pour ne rien vous cacher, les mecs, je me sens un peu pâlot des muscles. Mon sang se fluidifie jusqu’à devenir de la piquette de veines. Le Charcutier de Charenton ! Vous parlez d’un méchant loup-garou !

— Bon, ça va, abdiqué-je, planquez votre panoplie, Vieux, je déclare forfait.

Une lueur d’orgueil luit dans sa prunelle faisandée.

— Bonne renommée vaut mieux que ceinture noire de judo ! récité-je.

— Alors on bavarde ? demande-t-il.

— On bavarde, accepté-je.

— Une cigarette ? me propose Valérie.

— Non, merci, refusé-je, si elle ressemble à votre vodka je préfère m’abstenir.

Elle rit et jette le paquet sur la tablette d’acajou.

— On y va, décide Freddy. Vous prenez des notes pour la maison mère, Valérie ?

— J’ai mieux, dit-elle en appuyant sur le déclencheur d’un petit magnétophone à piles.

Elle avance le micro dans ma direction, telle une reporter radio interviewant un gars.

— Vous êtes sur l’affaire depuis le début, dites-vous, commence le Charcutier de Charenton, qu’appelez-vous le début ?

Je marche au bidon, sur des sensibles. L’état second, quoi ! Le pif. Quand on est un vrai poulardin, c’est dans ces moments-là qu’on déballe son flair de sa gibecière.

— Par début, dis-je, je veux parler des activités de M. James Ledvise.

Je pourrais très bien faire un bide avec ça, mais aux prompts regards qu’ils échangent, je devine que mon petit lutin souffleur remplit magnifiquement son turbin. Et ça me permet de réaliser combien notre subconscient est travailleur. Il s’est fait une idée à lui de l’affaire, le petit misérable. Et vous croyez qu’il m’en aurait causé ? Va-te-faire-considérer-chez-les Grecs, oui ! Un cachottier, voilà ce qu’il est !

Valérie fait claquer ses doigts. Le Charcutier la regarde d’un air interrogateur. Elle lui fait signe de la rejoindre au fond du fourgon et lui chuchote quelques mots que je ne perçois pas. Il acquiesce et revient à moi.

— Parle-moi un peu de ses activités, à M’sieur Ledvise, dit-il.

Coincé, il est, le malin San-A. Si je joue les gars qui savent mais qui ne veulent rien dire, le boucher de Charenton va ressortir ses accessoires de tortionnaire. Le mieux, comme toujours, c’est de jouer franco.

— A vrai dire, soupiré-je, j’ignore leur nature véritable.

Et je lui bonnis l’histoire de mon entrée en piste à dater du cruel décès d’Hans Brocation. A quoi bon biaiser ? Il me file le train attentivement, cependant que la coquine Valérie continue de me brandir le micro sous le pif. Je lui dis tout jusqu’à la présente soirée. Il m’avoue alors que c’est lui qui accompagnait Jojo la Défouraille au garage. J’aime pas beaucoup les malfrats qui font des confidences aux poulardins en leur pouvoir. Ça indique que lesdits poulagas après être tombés entre leurs griffes ne sont pas loin de tomber au champ d’honneur. Et pourtant, le démon de la curiosité professionnelle me poussant, je m’efforce d’éclairer ma lanterne, ou plutôt de me la faire éclairer.

— Bravo pour la manière dont vous m’avez épinglé au casino !

— Valérie est irrésistible !

— Vous me surveilliez donc ? dialogué-je.

— Depuis Dijon car la manière dont vous êtes intervenu spontanément nous a surpris…

— Parce que vous étiez sur les lieux, à Dijon ?

— On avait de bonnes raisons pour ça, gouaille le boucher de Charenton.

— C’est vous qui avez repassé le masseur ?

— Oui, monsieur le commissaire.

Il a l’air de bien s’amuser, Freddy Vergeot. Les tueurs adorent faire état de leur tableau de chasse.

C’est toujours comme ça qu’on les possède : à la vanité !

— Vous au moins, vous ne faites pas le détail ! apprécié-je en saupoudrant d’admiration.

— Je vous donnerai bientôt une preuve supplémentaire, féroce-t-il avec son rire en forme de pet de travers.

Je passe outre, comme disait un caravanier du désert à qui on réclamait à boire.

— Et l’attentat contre Méhunraillon aussi c’est vous ?

— Méhunraillon ? fait-il surpris.

Valérie murmure, agacée :

— Mais oui, la bagnole du directeur sportif…

— Oh ! réalise le Louchébem de Charentoche, évidemment que c’est nous !

— Et La Meringue ? Il fait partie de la bande aussi ?

— Freddy ! interrompt Valérie avec irritation, le jour où tu auras envie de publier tes mémoires, tu les vendras à Ici-Paris, ça te fera au moins de l’argent. J’aimerais bien rentrer à Evian, demain nous avons du pain sur la planche !

— D’accord, ma jolie ! répond l’interpellé.

Il tire de sa ceinture un pétard long commak, chapeauté du classique silencieux.

— On sort, fait-il, allons, debout commissaire. Si vous n’avez pas encore la Légion d’honneur, je peux vous assurer qu’on va vous la décerner dans pas longtemps à titre posthume.

Je me lève, sans hâte, sans joie, et avec difficulté à cause de mes mains menottées.

— On va faire une balade au clair de lune ? je rigole.

— En amoureux, répond-il.

— Dépêche-toi, lance Valérie, maussade, je commence à avoir sommeil.

— Je reviens, petite fille, il gazouille, le boucher de Charenton, en me poussant hors du fourgon avec le cylindre du silencieux.

C’est pourtant vrai qu’il fait une belle nuit d’été, les amis. La lune est là, avec sa cour d’étoiles toutes mieux fourbies les unes que les autres. Le ciel c’est du velours et, au milieu des sapins, l’air a un petit goût de sirop des Vosges.

La clairière au milieu de laquelle stationne le fourgon de Miss Valérie n’est pas très grande. Elle s’élargira because on a entamé une vaste coupe de bois. C’est plein de bûchers qui, dans la clarté blafarde, ressemblent à des huttes.

Nos ancêtres les Gaulois devaient drôlement bien se porter au milieu de toute cette chlorophylle ! De leur temps le flingue à silencieux n’existait pas. On se payait l’adversaire à la lance ou à l’épée.

— Vous me la placez dans le chignon ? interrogé-je en désignant son pétard d’un hochement de tête par-dessus mon épaule.

— Parce que vous m’êtes sympa, révèle Freddy Vergeot. Sinon, ma spécialité c’est un coin de tripaille. Le client se tortille pendant deux heures avant de lâcher la rampe !

— Merci pour la faveur, soupiré-je.

— Vous n’avez pas les jetons ? s’étonne mon tourmenteur.

Je m’abstiens de lui dire que je ne me bile pas outre mesure vu que je suis le narrateur car il ne faut jamais narguer personne, ça manque de générosité chrétienne !

— Un peu, soyons logique, le rassuré-je. Mais je me dis que puisque nous devons tous y passer…

Je m’arrête.

— On fait ça ici ?

— J’aimerais mieux plus loin, c’est trop près de la clairière et l’on vous découvrirait demain matin.

Vous le voyez mes amis, nous nous trouvons entre gentlemen intelligents. Il fait bon causer « à plat ».

— Je vous comprends parfaitement, assuré-je.

Et tout en foulant le sol, hérissé de résidus de fausses souches, je me tiens le langage suivant : « Mon petit San-A., d’accord t’es le narrateur. T’as de la malice, du talent, beaucoup d’imagination et juste ce qu’il faut de génie pour te donner l’air d’en posséder beaucoup : seulement faudrait tout de même trouver le moyen de sortir tes pinceaux de cette tartine de miel, gars ! A force de jouer avec le feu (comme dirait Barbusse) tu vas finir par te laisser brûler les plumes. Un moment d’inattention de ton ami Frédéric et c’est râpé pour ta pomme, beau commissaire au teint bruni ! Que faire ? On n’affronte pas un homme armé, menottes aux poignets ! On ne se sauve pas non plus avec les bras ramenés à l’avant du corps. Surtout que c’est pas n’importe qui, Freddy Vergeot. Pour le prendre en défaut il convient de s’entraîner pendant quelques mois avec du matériel approprié, j’ai pas le temps.

Nous achevons de traverser la clairière et allons pénétrer dans l’épaisseur du bois. C’est alors que j’avise quelque chose de magnifique, grâce à la participation efficace du clair de lune. Un objet banal lorsqu’on déambule dans une rue de Paris, de Bordeaux, de Lyon, de Marseille, de Lille, de Rouen, d’Orléans, de Strasbourg, de Toulouse, de Lautrec, de Nice, de Chambéry, de Poitiers, de Caen, d’Angoulême, de Nancy, de Romorantin, de Beauvais, de Toulon, d’Angers, de Montpellier, de Pau, ou même d’ailleurs, d’ailleurs, et qu’on l’avise à la vitrine d’un quincaillier, mais qui revêt une signification toute particulière quand on se promène en forêt, menottes aux mains, avec le canon d’un 9 mm entre les omoplates. Oui, les objets inanimés possèdent une âme qui captive notre âme et la force d’aimer dans certains cas. Ainsi je puis vous dire que la cognée plantée à la verticale contre un arbre, et sur laquelle je louche à m’en faire gicler les lotos, possède bien une âme et mieux encore : une lame. L’objet se trouve à quelque trois mètres zéro cinq de moi, sur ma droite. Encore deux pas et j’aurai dépassé l’arbre dans lequel elle est enfoncée.

Cela s’appelle the last chance, en anglais et le dernier coup de pot en français. Félicie m’a toujours répété qu’il ne faut pas jeter le manche après la cognée, mais moi je me jetterais volontiers sur le manche de la cognée si je n’étais absolument certain d’héberger, dans la seconde qui suivrait mon mouvement, une série de projectiles dans le bibus.

Je stoppe. Le canon du feu s’enfonce durement entre mes épaules athlétiques.

— Marchez ! enjoint Vergeot.

— Puisque vous m’avez à la chouette, camarade, lui dis-je d’une voix paisible, vous ne me refuserez pas l’ultime satisfaction de pisser avant de mourir.

Ça le surprend, mais ça l’amuse.

— Vous ne pouvez pas vous retenir quelques minutes encore ?

— Là n’est pas la question, seulement je me sentirais plus à mon aise pour prendre mon envol. En somme je voudrais vider ma vessie comme on fait son testament, Freddy. C’est du reste le dernier legs qu’un homme fait au monde : un peu de pipi dans sa culotte. Notre vie est mise entre parenthèses par deux pissats, ce qui en situe bien la grandeur !

Je le noie de bla-bla, en m’efforçant de ne pas regarder en direction de l’énorme hache. Elle m’appelle, la chérie. Je pressens le contact lisse et rond du manche, j’ai la notion de son poids dans mes avant-bras.

— Eh bien soulagez-vous, commissaire, consent le boucher de Charenton, je ne vais pas refuser à un monsieur de votre qualité cette petite satisfaction.

— Vous êtes bien bon, dis-je en commençant péniblement de déballer coquette.

Ici j’en demande pardon aux jeunes demoiselles qui me usent, mais que fait automatiquement le monsieur sur le point de changer l’eau du perroquet en pleine nature ? Hmm ? Il cherche un arbre. C’est en cela qu’il rejoint le geste auguste de son fidèle compagnon le clébart.

Tout naturellement je me dirige vers le fût porteur de cognée.

Je redemande pardon aux jouvencelles, mais faut bien que j’explique, non ? Je suis là pour ça. Si je moulais le clille en plein fada sans le finir, mon éditeur opérerait une retenue à la base sur mes droits. Je commence donc d’accomplir contre le tronc ce que j’ai prétendu avoir besoin de faire. Je me suis placé de telle façon que la cognée se trouve de l’autre côté du tronc, donc hors la vue du boucher.

Je sais qu’elle est enfoncée dans le sapin et qu’il faut une vache secousse pour l’en déloger. Si je ne la décolle pas du premier coup, j’ai droit à la bonne tisane pour le foie ! C’est couru, c’est recta ! Alors pas de blague. O temps, suspends ton vol ! Suspends-le où tu voudras, mais pas après le manche de cette cognée afin de ne pas gêner mes mouvements.

Je décris un léger arc de cercle en m’écartant de l’arbre.

— Autant se rebraguetter avec des gants de boxe, je rouscaille en faisant tinter les cabriolets.

Vergeot se marre.

— Je suis ankylosé, j’ajoute en commençant de lever les bras avec un geignement d’oisif réveillé.

— Qu’est-ce que ça sera tout à l’heure ! plaisante macabrement le boucher de Charenton.

Ça y est, j’ai les paluches à hauteur du manche. Je bande mes muscles dorsaux et mes muscles brassaux.

Mes doigts se nouent à ce morceau de bois porteur de toutes mes espérances et de ma santé. Si Vergeot a une seconde de doute je serai mort dans celle qui suivra. Heureusement il n’a pas vu la hache et ne se doute de rien. D’une secousse terrible j’arrache l’instrument, Dieu que c’est lourd ! Je lui fais décrire une légère rotation et je l’abats. Pas le temps de calculer ! Pas le temps de juger ! Pas le temps de regarder côté danger. Non, il y a ce poids énorme que je brandis de mes bras rapprochés et que j’assène de toutes mes forces. Rrraôum ! Floc ! Oui, ça donne à peu près ce bruit-là, sauf qu’il faut peut-être un « r » de plus à rrrraôum !

Je n’ai pas jeté le manche, mais j’ai cogné comme un cogne qui ne serait pas un manche. J’ai réussi au-delà de toute espérance. La hideur du spectacle me file la nausée. Jamais rien vu de pareil, les gars. Oh non, jamais ! Y a de quoi douter de ses sens (qu’ils soient uniques ou interdits). Le boucher de Charenton vient de faire philippine. Partagé en deux jusqu’au thorax, le v’là déguisé en i grec. Ça floconne, ça floflotte, ça bouillonne, ça dégouline.

Pas de Cartier, comme murmure M’sieur Van Clyft en s’endormant.

Rrraôum ! Floc ! que je vous dis. En deux ! Pour la cervelle ç’a été facile, la coquille ayant pété sans bavures. Le reste a suivi, sauf le naze qui a choisi de rester à gauche. Le cou : partagé en deux. Le sternum : en deux ! Il n’y a qu’à la fin des cerceaux que la section a fait halte. Je lâche la hache de naguère et M’sieur Vergeot, pas si vergeot que ça pour une fois, part en avant. Le manche de la cognée se plante dans le sol moussu et le défunt reste à soixante degrés, les bras ballants. Jamais vu ça, je répète ! Le gnace qui découvrira ce spectacle demain, il aura droit à un coup de rouge pour se calmer la trouillance. Je me baisse pour ramasser le soufflant du boucher. Entre nous, pour un boucher, c’est une fin logique, non ?

CHAPITRE XII

A la fin du chapitre précédent, tellement riche en péripéties que je ne saurais trop vous conseiller de le faire encadrer, je ramassais le pistolet de feu M. Vergeot. Au contact gaufré de la crosse, je me dis que cette fois j’ai la situation bien en main. Une situation de 9 mm, croyez-moi, c’est une situation enviable. Mon projet, vous l’avez deviné sans peine, malgré votre notoire insuffisance de matière grise, consiste à retourner en loucedé au fourgon afin de faire à la gentille Valérie une surprise susceptible de la guérir à jamais du hoquet (qu’il soit sur glace ou sur gazon). Malheureusement, comme je me redresse, un cri terrible retentit, poussé par cette petite curieuse qui est venue en loucedé voir comment qu’on dessoude un commissaire.

Elle s’attendait à trouver Grouchy revolvérisé, manque de bol c’est Blûcher qui lui tombe sous la rétine, avec une cognée enfoncée jusqu’au milieu du corps. Notez qu’une hache c’est fait pour pénétrer dans des troncs après tout.

Folle de peur, la môme se met à cavaler éperdument vers son carrosse. Je la course aussi vite que je peux, mais avec mes deux mains arrimées sur le devant de mon académie et qui tiennent par surcroît un lourd revolver, je peux peu.

— Arrêtez, idiote ! lui crié-je.

Mais on n’arrête pas plus une nana dingue de trouille que le progrès ! Elle est drôlement véloce cette panthère ! Elle a pris son essor et je vous parie ce que vous savez, contre ce que j’aimerais, qu’elle a un tigre dans son moteur !

— Arrêtez ou je tire ! lui enjoins-je.

Mais elle ne s’arrête pas et votre San-A. bien-aimé, toujours galantin, s’abstient de défourailler. Si je tirais dans le dos d’une jolie femme vous me mépriseriez, pas vrai mes chéries ? Or je tiens à votre estime autant (ou presque) qu’au contenu de votre Firestone à bretelles.

Elle me prend du terrain et saute dans son fourgon alors que je me trouve encore à cinquante mètres au moins d’icelui. En général quand on veut démarrer en trombe on tâtonne, on s’affole, on fait plein de fausses manœuvres. Valérie pas ! Vrrroum ! Le moteur tourne. Zzzim ! La première est passée ! Fllouf ! Un coup de sauce fait bondir le véhicule.

Ma parole elle va me faire marron, alerter la garde ! Pas de ça Suzette !

Je m’arrête, j’élève le feu de mes deux mains. Mais c’est duraille de viser quand il y a un silencieux au bout du canon. Le point de mire vous pouvez le mettre dans le kangourou, il ne sert plus à rien ?

Heureusement que je suis médaille d’or de tir ! Je n’aurais été que médaille d’argent je ne pouvais répondre de rien.

Tfing ! Tfing ! Oing ! petrouiue dans la clairière. J’ai visé les boudins. L’arrière-droit morfle et éclate. Ce à l’instant précis où Valérie champignonnait à mort. Son bahut décrit une embardée terrible, quitte le chemin orniéreux et plonge dans la pente. Je le vois cabrioler un peu et percuter un gigantesque conifère déguisé en sapin.

Le pare-brise explose, le capot se rétrécit et le moteur cale. J’accours, je m’évertue ! La gosse est coincée entre la caisse du fourgon et l’arbre. Ses mains crispées sur le volant sont dressées, brandissant le cercle comme une auréole : Napoléon s’autosacrant. Quant à la tige de la direction, elle lui est entrée dans la poitrine. Pour tout vous dire, la môme est un peu morte. Un flot de sang jaillit de son corps sage. Sa tête est inclinée sur le côté. J’éprouve un intense sentiment de détresse. Je sais bien que ce vilain monde a largement mérité son sort, mais je n’aime pas bousiller mes contemporains. Je suis un pacifiste dans mon genre. J’aurais dû embrasser une vocation apte à ne pas me filer de l’urticaire sur la conscience ! Voilà qu’après avoir été le tombeur, je deviens l’hécatombeur de ces dames. Chienne de vie !

J’explore le camion-campinge, mais n’y trouve rien de particulier, sinon un revolver à crosse de nacre pour jeune-fille-en-vacances. Je me rabats donc sur le petit magnétophone, le biche par l’anse, et rebrousse chemin.

* * *

Quatre ou cinq bornes je me farcis par des chemins de campagne baignés de lune avant de retrouver la Nationale. Les montagnes environnantes scintillent dans la nuit estivale de même que le Léman, tout là-bas. La marche me nettoie la pensarde, c’est un bain de fatigue bienfaisant, un dopinge.

A plusieurs reprises je fais signe à des bagnoles de stopper, l’une d’elles, une 2 CV, pilotée par un vieux curé, s’arrête à ma hauteur. Mais lorsque le conducteur découvre mes menottes, il déhotte à fond de ballon et, au moment où vous lisez ces lignes, il doit foncer encore. C’est pédestrement donc que je regagne mon hôtel. Quatre heures sonnent au clocher de l’église Saint-Domingue lorsque je franchis le porche, avec tambour mais sans trompette. Le veilleur de notte qui roupille sur deux paillassons dans le hall se réveille, et maugrée parce que ça fait partie de ses attributions. Sur les contrats de tous les veilleurs de nuit d’hôtel il est bien stipulé que ceux-ci doivent maugréer à partir de deux heures du matin et même engueuler le client à partir de quatre plombes.

Sa montre retardant de quelques minutes, j’échappe de justesse à cette seconde clause resiliatoire de son contrat de travail.

— Vous pouvez m’attraper ma clé ? lui demandé-je, j’ai les bras chargés.

Il obéit en rechignant. Rechigner est une initiative personnelle, pas du tout incluse dans ses obligations professionnelles. Sur le contrat type du V.N.H. le rechignement ne figure qu’à titre facultatif. Elle est laissée au libre arbitre de l’intéressé.

— Ce Tour de France, je voudrais le voir au chiotes, est un vrai bordel !

Il me présente la clé. Pour lors, son regard chassieux sachant chiasser, tombe sur mes pauvres mains cabriolées. Il s’exorbite tellement qu’on lui voit la marque de ses souliers à l’intérieur. Le pistolet surtout le fait glaglater.

— Non ! non ! Je vous en supplie, il bredouille. Faites pas ça, le patron a emporté la caisse et je n’ai que quatre francs vingt-cinq sur moi ! J’ai une femme tuberculeuse, trois filles filles-mères, quatre petits-enfants que je subviens, la médaille des poilus d’Orient, une plaie variqueuse (la varice est un vilain défaut) et je suis porte-drapeau dans ma section d’A.C.[8].

Je le rassure en lui expliquant qu’un copain flic m’a fait une blague. Du coup la réaction se fait, il tombe son falzar et défèque précipitamment dans la plante verte de l’entrée.

Je monte jusqu’à la chambre que j’ai l’honneur et le désavantage de partager avec le Gros, en me disant que ça ne va pas être fastoche de me débarrasser de ces fichues menottes tout seul. Sa Majesté n’est pas encore rentrée puisque la clé était au tableau. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ! Une supposition qu’un autre membre de la bande se soit chargé de liquider mon collègue, pendant que Valérie et le boucher me souhaitaient la Saint San-A. ? A cette idée j’ai l’oiseau verseur qui se crispe.

Je dépose magnéto et flingue sur la commode et, exténué, je me jette sur mon plumard. Mais San-A., vous savez comment il est, n’est-ce pas ? Dans les périodes d’exception il devient exceptionnel lui aussi ! Deux minutes après avoir retrouvé mon souffle je suis déjà debout. Je vais au magnétophone et, tant bien que mal, le mets en marche. La bande magnétique est à son début. Seul mon interrogatoire du camion est enregistré. Mais ça n’est pas pour le réentendre que j’ai branché l’appareil. Je n’ai pas l’oreille narcissiste.

Ce que j’espère apprendre de lui, c’est ce que Valérie a chuchoté en aparté à Freddy Vergeot à un moment donné. Vous vous en souvenez ? Sinon reportez-vous quelques pages en arrière ou, mieux encore, allez vous faire calorifuger l’orifice par les Hellènes. La pauvre damoiselle tenait le micro devant ma bouche lorsque, soudain, elle a attiré l’autre à l’écart, remember.

Ce faisant, elle n’a pas lâché le micro. Je peux donc espérer que ses paroles, bien que proférées à voix basse, ont été enregistrées et qu’elles me fourniront un supplément d’informations.

Les plateaux de l’électrophone tourniquent doucement.

Ma voix ensorceleuse retentit…

Elle jacte ceci :

— Par début, je veux parler des activités de M. James Ledvise.

Là un claquement de doigts, puis un bruit de pas, et encore, la voix basse de Freddy Vergeot interrogeant :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Voix de Valérie.

— Il faudrait savoir s’il a pris l’enquête à partir du premier meurtre à Dijon, ou au contraire au moment de l’affaire du Légérium 34…

C’est faible, mais audible. Je reviens un peu en arrière: « Légérium 34 ». J’ignore ce dont il s’agit. Je réfléchis comme la boutique d’un miroitier. Et les plateaux continuent de se refiler la bande magnétique.

— Et l’attentat de Méhunraillon aussi c’est vous ? demande la chère voix san-antoniaise.

— Méhunraillon ? interroge celle du défunt boucher de Charenton.

— Mais oui ; intervient, explicative, la douce Valérie : la bagnole du directeur sportif.

— Oh ! réalise celle de Freddy Vergeot, évidemment que c’est nous !

Je coupe l’émission. Une chose nouvelle prend forme sous mon chapiteau. Un détail très intéressant m’apparaît. En flinguant les boudins de Méhunraillon ça n’était pas Jeannot que ces chacals visaient, à preuve, son nom ne disait rien au boucher. Conclusion, ils en avaient à son chauffeur !

Deux hommes seulement dans la tire servant de cible : Méhunraillon et le pilote du véhicule. Puisqu’ils ignoraient jusqu’au blaze de Méhunraillon, c’est bien que l’autre passager seul les intéressait, non ? C.Q.F.D. !

Là-dessus, la porte s’ouvre et Béru paraît.

Je suis soulagé en constatant qu’il est entier. Par contre, son air sombre et farouche me frappe. Il a le teint gris, les gobilles cernées et ses lèvres amorcent un vilaine lippe bien avant la troisième taupe. Rapidos, avec cet instantanéisme de la pensée que je suis à peu près seul à posséder, je me dis qu’il a : soit buté Alfred, soit quitté sa femme, soit reçu une balle dans le ventre.

— Eh ben dis donc, m’ébahis-je, t’as une gueule qui ressemble à l’abbaye de Westminster après les bombardements.

— Parle-moi z’en pas, il bavoche, d’une voix pareille à celle d’une marmite d’eau portée à ébullition, je viens de paumer seize millions !

Il se laisse tomber sur un siège, avec tant de force que par esprit d’imitation le siège se laisse lui-même tomber par terre.

— Raconte, lui enjoins-je tandis qu’il se relève au milieu des décombres.

— Quand je m’ai mis à flamber, explique le cher homme, tout de suite aussitôt la carburation s’est faite. Quoi que c’eût été que je jouasse, ça sortait. Comme si que j’aurais z’eu un septième sens. Je flairais la gagne avant que le pingouin balance sa gobille dans le baquet.

— Un septième sens, ne puis-je m’empêcher de l’interrompre. Enumère-moi un peu les six premiers, Gros, que je m’éduque.

Il hausse les épaules.

— Oh ! toi, faut toujours que t’incrédules dans les pires moments. Bon, y a le sens de la biglanche, çui de la renifle, le sens de l’esgourde, le sens de la paluche, çui de la menteuse et le sens du devoir !

J’en ai les larmes aux yeux. Cher Béru ! Comme c’est bien lui.

— Continue, mon Grand, invité-je, et pardonne cette sotte interruption.

Il devient disert.

— Les mises s’accumulonçaient, reprend le Narrateur suppléant. J’avais bientôt un tas de plaques gros commak devant moi, que t’aurais dit qu’on venait de me livrer des tuiles. Et des plaques conséquentes, crois-moi. Tout le monde il en bavait des ronds de bitos de me voir engranger autant de fraîche.

« Moi, péquenot sur les bords, je comptais à mesure. A ma première brique, j’ai pas pu m’en empêcher, devant tout le monde j’ai fait mon signe de croix ! A la cinquième je m’ai mis le doigt quéque part pour me recharger les accus à chance. Ça continuait toujours. Je me voyais déjà retiré de la Poule, fondant ma propre agence de Police Private, ou bien me lançant dans l’import-esport avec burlingues capitonnés sur les Champs-Zé et Cadillac drivée par un larbin loqué en général d’aviation. Je me la voyais déjà, la crèche à grilles, Avenue Henri-Martin ou Avenue Raphaël, et la Berthy couverte de diams sermonnant une valetaille aux ordres ! Je donnais déjà des fêtes dans mon grand salon d’appât-rat, sous le lustre aux cent loupiotes. Et je te serrais la louche à des ministres, à des ambassadeurs, à des rois nègres, à des rois mages, à des académiciens. Au quinzième million, je me disais que de Gaulle m’inviterait sûrement à une réception élyséeuse avec les lites de la France. Il me choperait par l’aileron et m’entraînerait dans un embrasement de fenêtre pour me bonnir ses compliments délicats, style « J’ai suivi votre ascension Bérurier, c’est très bien ; les choses étant ce qu’elles sont, j’ai bien envie de vous faire diriger un peu la télévision pour voir. »

— Et alors ? soufflé-je.

— Alors ? fait-il en amorçant la chute-libre-sans-ventral. Alors ? Alors figure-toi que cet enviandé d’Alonzo Giro m’a tout fait paumer !

— Il était au casino en pleine nuit le maillot jaune ?

— Pas lui : sa saloperie de râtelier ! Au moment où que j’annonçais tout sur le 10, biscotte je savais déjà que le 10 allait paraître au tableau d’affichage, j’ai fait un faux mouvement du fion sur ma chaise. Son piège à hamborgères que j’avais dans la poche de mon grimpant s’est refermé brutalement sur mes valseuses. Pile au moment que je disais sur le dix… m’ai poussé par un cri de douleur. J’ai hurlé quèque chose comme ouille au lieu de dire dix. Cet emmanché de croupier a compris douze. Le temps que je me libère les sœurs siamoises et le manège enchanté tourniquait pendant que cette pomme à l’eau bramait que rien n’allait plus ! C’est le 10 qu’est sorti, comme un grand. Mais mon artiche gisait au 12. J’ai protesté mochement ! Je voulais lui faire becqueter son râteau, au croupier. Ils ont tous assuré que j’avais crié douze, de toute façon fallait que j’inter-venasse alors que mon auber était sur le 12. J’avais qu’à dire à ce moment-là, paraît-il ! Ce circus que j’ai déclenché dans la strasse, madame ! A la fin les gorilles de la maison sont venus me prier de déguerpir vu qu’à leur avis je jetais la masturbation. Et v’là, ratissé jusqu’aux chaussettes ! Seize briques larguées en plein vol alors que j’allais faire péter la banque, Mec ! Une fortune déguisée en courant d’air ! Au moment que j’allais filer les jetons à Boue-Sac, aux usines Croupe, à Onaniste, à Mou-ton-Rote-Chil, au Gars Khan et à Roc-fêlé ! J’ai cru que j’allais caner sur place, San-A. Que jamais je m’en remettrais d’un pareil coup de désilluse ! J’ai pas même zeu la force de démolir le portrait des costauds qui me convoyaient jusqu’à la lourde.

— Écoute, Béru, le reconforté-je, le pognon ça se mérite, sinon l’échelle des valeurs perd ses barreaux. Et puis crois-moi, il ne fait pas le bonheur. Sur ton tas d’or t’aurais eu raire d’un cachalot de luxe ; tu y serais mort d’ennui ! Ça le file en renaud.

— L’argent fait pas le bonheur ! T’en es encore là, Mec ? Sérieusement ? Je te plains ! Alors on s’échine à prendre de l’avancement pour s’améliorer la pagouze et Môssieur vient vous cracher ent’ les deux yeux que l’artiche ne rend pas heureux ! Mais pourquoi t’est-ce qu’on marne, alors ? C’est commako qu’on chanstique le mental des jeunes. Tous mouflets on leur inculque l’idée du fric inutile qui donne pas le bonheur, et puis on les lâche dans la vie aftère en leur recommandant de bien la gagner. Y a du jeu dans la courroie de transmission, mon pote !

Je n’insiste pas.

— Je disais cela pour te réconforter, Belle Poire. Ôte-moi plutôt ces bracelets, tu te rendras utile.

Ça le fait tiquer.

— Qu’est ce qui t’est arrivé ?

Je lui raconte tout, sobrement.

— T’en as encore allongé deux ! bée-t-il. Mais c’est nous qu’on mène à la marque alors.

— Erreur, rectifié-je, pour l’instant on inscrit match nul : trois macchabées partout !

Il compte sur ses doigts et admet.

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