TROISIÈME ÉTAPE

Il y a des gens qui prétendent que la plus belle conquête de l’homme c’est le cheval.

Ceux-là ne sont jamais montés à vélo !

Bérurier

CHAPITRE XIII

A quatre heures et demie du matin, la voix du Vieux ressemble à celle des cosmonautes russes téléphonant depuis leur orbite au camarade ingénieur pour lui dire qu’ils ont passé une nuit enchanteresse dans leur suppositoire géant et qu’ils ont vue sur la mer de la Félicité où les luniennes se baignent en mono-kunu.

Par relais j’ai pu l’obtenir. Je l’imagine dans son plumard à suspension pneumatique, la calvitie impec posée sur l’oreiller. A côté de lui, doit ronfler une mémée embigoudée, du genre old lady, je suppose. Le vioque, on connaît pas sa private life.

Tout ce qu’on sait c’est qu’il est marida à une dame « de bonne famille ».

— Que se passe-t-il, San-Antonio ? demande-t-il avec son ton bourré de sous-entendus, genre « si tu me déranges à cette heure-là pour un motif non valable, c’est à la Sainte Vierge qu’il faudra t’adresser pour obtenir de l’avancement ».

— Avant toute chose, patron, je voudrais vous poser une question, savez-vous ce que c’est que le Légérium 34 ?

Un silence. Sommes-nous coupés ? comme demandait un rabbin de mes amis. Que non pas. La voix du Vieux me vrille l’entonnoir à musique.

— Que venez-vous de dire là, San-Antonio ?

Docile, pas fier et dévoué à l’autorité supérieure, je répète.

— Comment avez-vous entendu parler de cette… heu… chose ?

Je lui bonnis tout, succinctement. Il m’écoute en faisant des « Heugr, hmmm-hmmm, ahoui », et autres interjections.

— Écoutez, mon petit, murmure-t-il, ce que vous me dites là est fantastique. Figurez-vous qu’une forte quantité de Légérium 34 a été dérobée le mois dernier aux usines Glotemuche. Et Dieu sait pourtant que le stock était gardé. Mais nos adversaires ont employé les grands moyens : à l’aide d’une projection de gaufilnegueur d’éthyl ils ont endormi les vingt-trois gardes chargés de la surveillance et ont emporté dans un camion douze grammes de Légérium 34.

Je me farfouille dans l’enregistreur avec le petit doigt destiné à cet usage.

— Vous dites, Boss ?

— Ils ont emporté dans un camion douze grammes de Légérium 34 ?

Dites, les gars, mon boss, il roulerait pas un peu sur la ligne jaune, des fois ? Ou peut-être qu’il est somnambule, non ? Il jacte en dormant et ses rêves interfèrent ?

— Douze grammes de Légérium 34 dans un camion ! je bégaie. Mais M’sieur le directeur…

Il réalise ma stupeur éperdue, mon trouble, mes doutes !

— Oh, vous ignorez donc ce qu’est le Légérium 34, San-Antonio.

— Je n’ai jamais ignoré quelque chose à un tel point, Patron.

— Nos savants ont mis au point un alliage absolument fabuleux qui, tout en ayant la résistance de l’iridium, possède la légèreté du duvet. Je vous laisse à penser la révolution industrielle qui découlera de cette découverte époustouflante !

— Seigneur ! m’écrie-je, car je sélectionne mes exclamations pour parler au Vieux.

— Pour vous donner une idée précise de la chose, poursuit le dabe, à volume égal, la quantité de Légérium 34 qui fut volée correspondrait à environ une demi-tonne d’acier !

J’en bée, j’en suis baba, j’en deviens bébé, ça me fait bobo au bibi.

— Mais c’est faramineux ! Je comprends pourquoi il faut un camion pour en transporter 12 grammes !

— N’est-ce pas ! Ce vol, poursuit le Vioque, a été opéré de première. Aucune piste ! Rien ! Nous avons verrouillé les frontières pour tous les transports de marchandises. Dans chaque poste, dans chaque port, sur les aérodromes, des services de surveillance sont en place. Aucune denrée ne quitte le territoire sans qu’elle eût été contrôlée avec un compteur Strougnbitz, car la masse moléculaire déphasée du Légérium 34 émet des radiations verbo-énergétiques de l’ordre de 78 gloutons-seconde, ce qui, Dieu merci, la rend repérable dans un diamètre de vingt-cinq mètres quarante-trois.

Je sursaute.

— Patron ! Envoyez-moi tout de suite un compteur Strougnbitz.

— Mais…

Je mate l’heure. Le cadran lunaire de ma montre affirme qu’il est cinq heures moins dix en chiffres arabes.

— Frétez un avion particulier. Il me faut coûte que coûte ce compteur avant huit heures du matin !

— Très bien, vous l’aurez !

— Autre chose, appelez le service des cartes grises de la Seine et demandez à quoi correspond le numéro suivant…

Je biche mon carnet et lui donne le numéro porté sur la plaque minéralogique du camion abandonné dans le garage.

— Vous aurez le renseignement très vite, promet le Patron qui a plutôt l’air d’être mon subordonné à la façon dont je le commande.

— Que comptez-vous faire à propos de James Ledvise ? interrogé-je.

— Le faire amener à mon bureau immédiatement, décide le Tondu.

J’approuve son énergique décision et je raccroche pour aller m’étendre sur le plumard voisin de celui du Gros. Un peu vidé qu’il est votre San-Antonio. Ce genre de nuit vous délabre plus un bonhomme qu’une séance de radada-à-répétition.

Je ferme un nœil, puis un nautre.

Mais la dormance ne me vient pas. Cette nuit des allongés m’a chambardé le système.

Je commence par allumer une cigarette, ce qui est rare chez moi vu que je fume avec parcimonie. Je tire trois goulées, sans conviction. Puis j’écrase la sèche dans un cendrier et je me lève.

Cinq minutes plus tard, j’enjambe le veilleur de nuit dans le hall. Depuis un instant il est devenu un veilleur de jour car l’aube est là, qui s’étale dans le ciel haut-savoyard comme une tache d’encre sur un buvard (1).

Un début de circulation anime déjà les rues de cette coquette cité à propos de laquelle Napoléon se plaisait à dire : « Evian ? Elle a peut-être moins de sel que Vichy, moins de gaz que La Bouillens-Vergèze (2) mais elle est plus fruitée. »

Les premiers livreurs déchargent du ravitaillement dans les hôtels. Les marchands de journaux interpellent les boulangers. C’est la vie qui se remet sur ses rails. J’avise un taxi, le premier. Je lui fais signe et lui demande de me conduire à notre garage. En cours de route, le gars, un Italien transalplanté, me demande si je fais partie de la Grande Boucle.

Je lui réponds qu’oui.

Il veut savoir en qualité de quoi.

— De soigneur, évasifié-je.

— Quelle équipe ?

— Papier Hygiénique Fafatrin !

En bon Rital il est passionné par le vélo, cet homme.

— Il y a Bicco Aisuzi dans votre équipe ! fait-il fièrement. Vous le connaissez bien ?

— Pas plus tard qu’hier au soir, je lui ai vu le derrière comme je vous vois, déclaré-je.

Il est aux anges.

— Un fameux champion ! Vous allez le voir tout à l’heure, contre la montre !

Ça m’échappe :

— Ah ! c’est une étape contre la montre, aujourd’hui ?

Il en grimpe sur le trottoir de stupéfaction.

— Vous êtes soigneur et vous le saviez pas !

— J’ai pas examiné le planning, j’ai trop de travail ! Et c’est quoi comme étape ?

Nouvelle embardée. Il est farouchement désapprobateur, outré à mort. Lui, il vit à l’heure du Tour. Rien de ce qui concerne la grande épreuve patronnée par l’Équipe, Le Parisien Libéré ne lui est inconnu. Il sait tous les coureurs, toutes les firmes, tous les infirmes, les développements, les marques de boyaux ou de cale-pieds, l’âge des champions, ce qu’ils bouffent, leurs palmarès, leur vie privée. Il connaît l’itinéraire minutieux ; pas seulement les villes étapes, mais aussi les routes empruntées, depuis les tronçons de nationales jusqu’aux petits vicinaux de dégagement qui évitent les passages à niveau. Les numéros des dossards, il peut les réciter par cœur. Et prophétique avec ça ! Il annonce qu’Alonzo va perdre le maillot jaune aujourd’hui, vu que contre la breloque il est bon à nibe. C’est Jacques Anguenille qui va gagner le canard. Evian-Lausanne, vous pensez, ça fait une petite tirée en passant par Saint-Maurice ! C’est sa longueur d’onde à Anguenille ! Il va leur chourraver huit minutes à ses rivaux immédiats que cause la presse. Et ensuite, dans l’Alpe homicide, ça se tirera la bourre vilain avec le Condor Pyrénéen et Couzidor. Lui, le taximan, il voit le déroulement ainsi : dans les Alpes Alonzo récupère son maillot d’or ; ensuite dans la seconde étape contre la tocante, Anguenille se le rechope. Mais l’équipée pyrénéenne verra le triomphe de Courzidor en fin de compte, il sera à nu sur son propre terrain, Ijfcs — panche ! Néanmoins, le chauffeur ne repousse pas l’intervention d’un août-sidère comme son compatriote Bicco Aisuzi ou comme le jeune Richard Pini qui endossa « la glorieuse défroque » au cours de la première étape.

Un visionnaire, je vous dis, ce taxi matinal. Il a plus d’un Tour de France dans son sac à prévisions.

Tout en parlant j’arrive au garage. La foule poulardienne qui y grouille indique que le drame a été découvert. On a embarqué les cadavres. Des mecs de l’Identité prennent des photos et mesurent on ne sait quoi avec des décamètres et des airs graves.

— Vous désirez ? m’arrête un agent.

— Équipe Fafatrin, je me présente, je viens chercher le camion de vélos pour la mise au point !

Du coup il est intéressé.

— Alonzo Giro, le maillot jaune, est de chez vous, hein ?

— Et comment, c’est le plus beau fleuron à notre couronne que la terre ait jamais porté.

— Il va « le » conserver longtemps ?

— Jusqu’à ce soir, annoncé-je, il attend un Rasurel fourré qu’on lui a promis pour la traversée des Alpes, ça lui tiendra plus chaud que le maillot jaune, la santé avant tout !

Il rigole.

— Ah ! ces Parisiens ! il fait comme ça.

Y a deux sortes de provinciaux : celle qui admire les Parisiens, qui leur trouve du bagou, de l’esprit et de l’élégance (minoritaire) et celle qui les traite de m’as-tu-vu, de chauffards, de bluffeurs et de peigne-zizi. L’agent appartient à la première sorte, rendons — en grâces à Dieu.

J’escalade la cabine du camion amené par les malfrats de la nuit et je quitte le garage avec mon chargement de bécanes. Je tombe de sommeil, mes petites reines. Ce qu’il ferait bon se pelotonner dans vos bras parfumés pour en concasser un peu.

Je range le camion devant l’hôtel et je m’offre une douche glacée. Un bol de café noir achève de me redonner le tonus souhaité. Les clients de l’hôtel se mettent à remuer. On entend gazouiller les tuyauteries et les baignoires entonnent leur tyrolienne du matin. La standardiste de l’hôtel fourbit les gogues avec une serpillière lorsque je m’annonce dans son domaine afin de lui demander la communication avec l’hôpital de Dijon. A cette heure, le bigophone est un enchantement. Dans cette société engorgée qui est la nôtre, le petit matin est un moment encore préservé pendant lequel on peut téléphoner sans attente et conduire sans encombrements. J’obtiens l’hosto dans les trente secondes qui suivent et une dame à l’organe maussade me passe une personne qui m’en passe une autre, qui va en chercher une quatrième qui m’apprend que le sieur La Meringue a recouvré ses esprits, qu’il est hors de danger et qu’on l’a reconduit à l’infirmerie de la prison. Voilà toujours un point d’acquis : La Meringue vit. Et, étant vivant, il pourra nous donner la raison de son suicide manqué. A travers la vitre j’aperçois le mystérieux camion bourré de vélos Plombier, je me triture les cellules pour essayer de comprendre…

Des tueurs ont débarqué dans un garage, en pleine nuit avec ce camion… Ils ont agressé et ligoté le gardien… Donc, ils avaient quelque chose de particulier à accomplir là. Quelle bizarre besogne s’apprêtaient-ils à exécuter avec les vélos, le Défourailleur et le Boucher, au moment où notre arrivée inopinée a chamboulé leur programme ? Je ne suis pas très riche, mais je donnerais bien la moitié de ce qu’il y a dans votre portefeuille pour le savoir !

— Vous désirez un autre numéro ? me demande la bigophoniste, plus affable que La Fontaine.

— Intérieur celui-là, réagis-je. Sonnez-moi la chambre de M. Méhunraillon, le directeur sportif de l’équipe Fafatrin.

Elle consulte le tableau et fait un coup de drelin-drelin à Jeannot.

La voix sèche de l’ancien champion part comme une allumette frottée dans la trompe de la dame standarde.

— Qu’est-ce qu’il y a, quoi, merde !

— On vous cause, se hâte-t-elle de battre en retraite.

— Soyez pas mal embouché de si bonne heure, Jeannot, dis-je à mon interlocuteur. Le soleil rosit l’horizon et les oiseaux gazouillent dans les arbres de la place. Tout respire la joie de vivre, excepté une foutue voix de mêlé-cass.

— Oh ! c’est vous, me reconnaît-il. Vous savez l’heure qu’il est ?

— Au quatrième stop il sera exactement cinq heures quarante-quatre, Messire Jehan ! Je sais que vous avez besoin de sommeil pour mener vos archers de la pédale sur les chemins de la gloire et de la Suisse, mais il se passe des choses graves et il conviendrait que nous eussions de toute urgence une conversation.

— D’ac, montez !

Je monte.

Le temps pour moi de gravir les deux étages et je le trouve déjà équipé, en train de se raser. Parce que c’est une des particularités de Méhunraillon : il fait sa toilette seulement lorsqu’il est habillé de pied en cap. Le béret en avant, la salopette lui battant les mollets, le col roulé de son pull de coton roulé bas, notre homme savonne rageusement ses joues bleuies comme du bel acier.

— Vous, je vous retiens, grince-t-il en se fourrant de la mousse dans la bouche et en la recrachant férocement contre la glace du lavabo. Réveiller les gens à pareille heure, avec la dépense d’énergie qu’on est obligé de fournir !

Il est maintenant barbu comme un père Noël. Il affûte la lame de son rasoir à manche sur un cuir plus tanné que celui de ses fesses championnesques et la tâte du pouce.

— Que me voulez-vous encore ?

— Avez-vous entendu parler d’un certain James Ledvise, Jeannot ?

Il hausse les épaules et commence à se raser la couenne à grandes raclées de faucheur de trèfle, tout en me défrimant dans la glace.

— Vous avez toujours des questions ahurissantes, mon cher. Pourquoi voudriez-vous que je connaisse ce type-là ?

— Ahurissantes, vos réponses ne le sont pas moins, assuré-je. Pourquoi, vous qui connaissez les deux tiers de la France, ne connaîtriez-vous point le quidam en question ?

— Parce que je ne le connais pas ! mugit le maître à pédaler du papier hygiénique Fafatrin en s’entaillant l’aile du naze.

Beau dialogue, non ? Il lirait ça, le Michel Audiard qu’il sentirait chanceler sa couronne de roi des dialoguistes. Il comprendrait que son règne touche à sa fin et qu’à partir de désormais c’est un commissaire et un directeur sportif qui vont remplir les blancs sortis de la bouche des acteurs.

— Passons à ma deuxième question, Jeannot, comment s’appelait votre chauffeur tué hier dans l’accident ?

— Jean-Gil Mongendre, pourquoi ?

— Vous le connaissiez depuis longtemps ?

— Non, on l’a engagé cette année.

— Vous avez son pedigree ?

— Pour les détails faudrait téléphoner au chef du personnel des cycles Plombier. Je crois qu’il était chauffeur de car dans un office de tourisme.

— Qui l’a engagé ?

Une petite traînée de sang souille la barbe mousseuse de Jeannot. C’est écœurant.

— Mais les cycles Plombier, je me tue à vous le répéter.

— Minute, dis-je en me rapprochant du lavabo, vous avez une réputation bien établie, Jeannot. Que dis-je une réputation : une légende plutôt. Votre caractère de cochon est fameux et votre minutie dans la préparation d’une épreuve l’est également. Ainsi il paraît que vous ne vous entourez que de collaborateurs triés par vous sur le volet. Je suppose que ce souci de la sélection s’appliquait également à votre chauffeur. C’est très important un chauffeur dans une épreuve comme le Tour.

— Mongendre m’avait été très chaudement recommandé, admet-il.

Là, le joli cœur du non moins joli San-Antonio se met à battre un poil plus fort. Il a déjà pigé, le San-A., qu’il allait voir s’entrouvrir les portes du mystère.

— Par qui, dear Jeannot ?

Le raseur se tond dix centimètres carrés de gazon avant de répondre :

— Par La Meringue.

Quand je vous le disais que du croustillant se préparait, mes fils ! Je lui chope le bras au moment où il s’attaquait la joue gauche. Ça la lui balafre, mais je n’ai pas le temps de m’excuser.

— Tiens, tiens, fais-je, très policier des années 30 (il me manque plus qu’à tirer une loupe à manche de ma fouille pour lui examiner les poils du nez). Racontez un peu…

— Jean-Gil était le beau-frère de La Meringue, me révèle Jeannot. Le gros La Meringue, ça fait vingt ans bientôt que je le connais, c’est une des grandes figures du Tour ! Un brave gars, bavard, hâbleur, mais le cœur sur la main. Avant le départ de la Grande Boucle (il est imbibé de prose sportive, Méhunraillon) La Meringue est venu me trouver. « J’ai mon beauf qui vient d’entrer comme chauffeur aux cycles Plombier, m’a-t-il déclaré. C’est un as du volant que je te recommande les yeux fermés. Son rêve serait de te driver pendant le Tour, si tu le choisissais tu me ferais plaisir. »

Le ci-devant maillot jaune achève de se raser, puis il se trempe le masque dans le lavabo, s’ébroue et met son béret dans la position des jours d’étape contre la montre.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que votre chauffeur était le beau-frère de La Meringue ?

Il lève au ciel ses bras miséricordieux.

— Vos foutues questions, je m’y ferai jamais ! Pourquoi serais-je allé vous raconter ça, grand Dieu ! Quelle importance ?

Je m’abstiens de répondre.

— Vous voulez bien descendre un instant avec moi, j’ai quelque chose à vous montrer.

Je rabats le plateau du camion.

— Montez, Jeannot !

Il me regarde, louche sur l’intérieur et, constatant qu’il s’agit de vélos, escalade le marchepied du véhicule. Comme je m’appête à le suivre, un groom mal réveillé et qui sent la savonnette à la fougère surgit et m’informe qu’on me demande au téléphone.

— Regardez ces bécanes bien à fond ! recommandé-je à Jeannot, nous en parlerons.

C’est le Vieux. Sa voix s’est revivifiée.

— Bon, j’ai du nouveau, San-Antonio, m’attaque-t-il, bille en boule. Primo, le camion dont vous m’avez donné le numéro appartient à Ledvise. Mais celui-ci en avait déclaré le vol il y a deux semaines. Bizarre, non ?

— Pas du tout, Patron. S’il préparait un coup fourré à bord dudit véhicule il entendait pouvoir dégager sa responsabilité en cas d’échec comme ç’a été le cas. Son calcul était bon. Légalement on ne peut rien contre lui.

— Évidemment, murmure le Scalpé, je n’avais pas imaginé les choses ainsi. Venons-en maintenant à Ledvise lui-même, il ne se trouvait pas chez lui. Mes hommes à qui j’avais donné des instructions sévères ont tout fouillé en vain. Ils m’ont ramené son secrétaire et une vieille domestique.

— Vous ne risquez pas d’avoir des ennuis, Boss ? interrompé-je. Perquisition et arrestation avant le lever du soleil, c’est grave.

— La disparition du Légérium 34 est beaucoup plus grave encore, riposte le Déplumé. J’ai interrogé le secrétaire et la servante. Tous deux prétendent que James Ledvise est parti pour la Suisse où il doit conclure une très importante affaire.

Je réfléchis, accoudé à la paroi de ma cabine.

— Vous ne dites rien ? s’irrite le Big Boss.

— Le plus drôle, Patron, fais-je, c’est que ça doit être vrai que Ledvise est en Suisse et qu’il va, si nous n’y prenons garde, conclure une très importante affaire.

— Laquelle ?

— Eh bien la récupération et ensuite la vente en terrain neutre de votre foutu Légérium 34. Ma conviction est établie, je suis certain que, devant l’étroite surveillance qui s’exerce aux frontières, Ledvise a décidé d’utiliser le Tour de France pour évacuer la marchandise !

— Les bicyclettes amenées au garage ? murmure le Vioque.

— Oui, patron, ça me travaille la peau depuis un moment. Imaginez qu’ils aient roulé ce métal supra léger à l’intérieur des cadres ? Ils remplaçaient les vélos normaux par les vélos truqués. Quel douanier serait allé stopper les coureurs pour s’assurer qu’ils roulaient bien sur bécanes de bon aloi ?

— Mais vous n’avez pas examiné les bicyclettes en question ?

Notez au passage, mes petits gars, que le Vieux n’emploie pas le mot vélo, il dit bicyclette avec un rien de mépris dans l’inflexion. Pour lui, c’est un sport très commun. M’est avis que sa longueur d’onde à lui, ça serait plutôt le golf ou le polo.

— Je les ai examinées, mais le camouflage est peut-être parfait. En ce moment le directeur sportif de la marque les ausculte.

— Vous aurez le compteur Strougnbitz d’ici une heure environ, il vous apportera la preuve par 9. Tenez-moi au courant.

— Comptez sur moi, monsieur le directeur…

« Et aller vous faire peindre la coquille en mauve », j’ajoute lâchement après avoir raccroché.


— D’où sortent ces braquets ? grommelle Jeannot en se redressant.

Je lui raconte et il fronce les sourcils.

— Ces foies-blancs voulaient les coller à la place des nôtres ?

— J’en ai bien l’impression !

— Pourquoi, ils sont trafiqués ? Je parie que c’est un coup de la Vaseline Facilitas ! tonne le grincheux.

Il se penche sur une machine et se met à la désosser rapidement, comme un accordeur démonte un piano. C’est du strip-vélo de classe. En moins de deux la bicyclette est en miettes !

— Pourtant non, fait-il, tout est normal. Je me figurais une vacherie dans le pédalier ou un sabotage du guidon, peut-être même aussi un bricolage de la boyasse, mais pas du tout, ce matériel est en parfait état !

— Vous êtes certain qu’il s’agit bien là de cycles Plombier ?

— Tout ce qu’il y a de certain ! Vous pensez ; c’est pas aux vieux singes qu’on apprend à faire la grimace, ajoute-t-il en faisant la grimace.

CHAPITRE XIV

N’ayant rien de mieux à faire avant le départ, je vais m’allonger sur mon plume. Béru est en plein ciel de gloire. Il ronfle comme le ciel des Champs-Elysées un matin de quatorze juillet. Par moments il descend en piqué au-dessus des toits, puis vite il redresse le palonnier et reprend de l’altitude.

Cette fois c’est le caoua qui m’empêche de pioncer. Que fait un homme à l’horizontale quand il ne roupille pas ? Il fait l’amour ! Mais quand il ne dort ni n’aime ? Eh bien il pense. Je pense donc.

Je pense à tous ces morts. Je pense à ce mystérieux Ledvise qui m’a l’air de tirer les ficelles, de loin ! Je pense que logiquement les vélos amenés au garage par les tueurs devraient être en Légérium 34. Le Tour de France est un monstrueux fourgon bigarré et tonitruant dans lequel on peut fourrer de la came clandestine. Sortir de France le produit d’un vol aussi fracassant sous les guirlandes et les vivats constituerait un exploit peu banal, admettez !

Malgré l’examen approfondi de Jeannot, j’espère que l’arrivée du fameux compteur Strougnbitz va me donner raison. Je le sens, je le sais, j’en suis certain d’avance. (Mince, un alexandrin !)

Ça doit être fonnide tout de même ce Légérium 34. Plus costaud que l’acier et presque sans pesanteur ! Un avion de vingt mètres d’envergure pesant le poids d’un avion de papier ! Non, mais vous mordez les ressources ? Naturellement cécondum cécula vont lui donner une application guerrière, rectal. Toujours quand y a de la trouvaille à sensation, ils s’hâtent de chercher, les hommes, comment qu’ils pourraient bien s’en servir pour buter leurs semblables. C’est toujours la préoccupation dominante, la manière de tuer ! Le pernicieux les tourmente. La matière, les gaz, les idées, tout leur est bonnard ! La nature aussi, ils la décortiquent pour la déguiser en pièges mortels…

On tabasse à ma lourde. C’est Jeannot qui vient chercher son masseur afin de fourbir ses cracks. Le Gravos, ci-devant milliardaire en puissance, geint comme un nouveau-né. Il a du mal à faire surface après ses émotions de la nuit. Il remue toujours les lèvres et la langue avant de soulever les paupières car il a soif avant d’être réveillé. Ça fait un bruit de poissons déversés en vrac sur un étal de pierre. Un bruit mou, flasque et gluant. Un bruit d’eau-dans-les-bottes. Un bruit marécageux. Un bruit de pompe à merde asthmatique, poussive et saturée.

— Debout, paresseux ! tonne Méhunraillon. La journée va être terrible pour mes scouts. Va falloir leur administrer la grande séance, et pas pleurer le jus de muscle !

— On y va ! assure le Mastar en mettant pied à terre.

Sa chétive descente de lit glisse sous son poids et la Béruche se retrouve avec le dargeot au sol avant de réaliser où il se trouve. Ses pieds s’agitent, attisant leur fumet. La Dnocne surcompressée lui pend sur les cuisses. Il se la gratte à deux mains en posant sur le monde retrouvé un regard pareil à du swing-gum trop mâché.

— Seize briques, soupire-t-il, déjà conscient, déjà harcelé par les vilains souvenirs.

— N’y pense plus, et va masser, massif masseur !

En grommelant il endosse son invraisemblable tenue. Puis, décrochant le téléphone, il demande qu’on lui serve son petit déjeuner dans la chambre du maillot jaune. Il exige, à la place du café-au-lait-complet, une bouteille de Côtes-du-Rhône, une omelette de six œufs, un saucisson à l’ail, un beau morceau de roquefort et des oignons blancs.

Dès qu’il a quitté la chambre je m’endors.

Et dès que je me suis endormi, la réception me réveille.

— Il y a là un monsieur qui arrive de Paris pour vous apporter une commission, m’informe le préposé.

J’aimerais bien solutionner cette histoire à Lausanne, moi. Si j’y parvenais je me payerais une chouette journée lézardeuse sur la rive suisse du Léman. J’adore le Vaudois. La vie y est restée potable, bonne à déguster. Je me paierais bien une petite Suissesse ; pas du tout dans le style Valérie, non, mais au contraire une gamine peu compliquée, aimant qu’on lui parle d’amour en termes choisis et qu’on le lui fasse simplement. Une blonde, ou bien une châtain clair de préférence, avec des yeux admiratifs et une bouche qui ne s’ouvre pas pour déconner, mais pour héberger.

J’accomplis quelques flexions de jambes, je me passe un peu d’eau fraîche sur le museau et je dégringole afin de réceptionner le fameux compteur Strougnbitz.

C’est déjà bourré de populo dans le hall. Tout le monde a endossé sa tenue « Grande Boucle », les coureurs, les suiveurs, les soigneurs, les admirateurs, les encourageurs, les journalistes. La kermesse est repartie. Les plus mal classés du classement général doivent déhoter les premiers. Malheur aux obscurs, aux sans-grades, aux porteurs d’eau. C’est eux qui doivent se lever tôt puisqu’ils partent déjà alors que les cracks pioncent encore. Ils ont quelques heures de sommeil en moins, ce qui n’arrange pas leurs affaires. Je les regarde avec estime et compassion, la visière de la casquette relevée, lés poches du maillot bourrées de provisions, avec leurs jambes hyper-musclées et un peu torses, leurs gants sans doigts et leur numéro épinglé dans le dos. Ils sentent l’embrocation et déjà la sueur. Ils me font penser à des chevaux. Leurs énormes mollets n’ont rien d’humain. On les regarde distraitement. Les familiers les plaisantent, style « T’as fait installer un moteur deux temps sur ta brouette, Lulu, pour éviter la disqualification ? ».

Personne ne leur demande d’autographe, sinon le type qui tient le registre de contrôle. Ils sont là pour faire nombre et pour servir de repoussoirs aux champions. Parfois, l’un d’eux tente dans une étape trop morne l’échappée solitaire qui sortira un instant son nom de l’ombre. C’est ça ; la chance des passeurs de roue, des haleurs de champions en méforme, des sacrifiés de la route. Mais cette gloire d’un jour est oubliée le lendemain. Il est retourné grossir le gros troupeau anonyme et le regard fixé sur la route galopante, le dos voûté, avec sa visière sur la nuque et sa Doucne écumante, il passe sous les Dravos qui ne sont pas pour lui !

— Où est-il, le monsieur qui me réclame ? lancé-je au réceptionnaire.

— Il cause avec le chauffeur des Sièges Site-daune dans le salon.

Je passe la porte vitrée séparant le hall de ce dernier avec d’autant plus d’aisance qu’elle est ouverte à deux battants, et qu’avisé-je, discutant avec un gaillard en combinaison bleue ? Pinaud ! Pinaud avec une énorme sacoche de cuir en bandoulière. Pas le Pinaud de tout le monde, certes puisque celui-ci est en pyjama. Il a jeté un vieil imper verdi par-dessus, a chaussé des bottes basses en caoutchouc et coiffé son vieux bitos flétri. Il n’est pas rasé et ça repousse grisâtre sur ses joues creuses. Il sourit angéliquement à son interlocuteur, tout en tétant un mégot éteint, dont le papier est plus brun que le tabac !

— San-A. ! fait-il en m’apercevant, permets-moi de te présenter mon vieil ami Juste Hundoit, avec qui je faisais des courses cyclistes dans ma jeunesse.

Car il a tout fait, Pinuche, dans sa jeunesse : il a été footballeur, comédien, musicien, artiste lyrique, prestidigitateur, aviateur, écuyer, cycliste ! Il a expérimenté les premiers pédalos, les premiers yoyos et les premiers pantalons de golf. Un pionnier ! Un défricheur !

Le camarade Juste Hundoit me tend juste un doigt maculé de cambouis.

— On se connaît de vue, fait-il avec un rien de hargne et de grogne dans le ton. Vous êtes dans l’équipe des Fafatrin’s ?

— Yes, et vous dans celle de la Vaseline Facilitas, observé-je sans grand mérite puisque le mot Facilitas s’étale sur sa poitrine en caractères grands comme ça !

Pinaud, l’attendri, le moite, le remâcheur de passé, le rumineur de vieux faits d’armes, poursuit en s’essuyant la paupière, toujours crémeuse dans les angles vifs :

— Ma spécialité à l’époque c’était le sprinte. Tu te souviens, Juste, comme j’étais fort au sprinte ?

— Tellement fort qu’on t’avait baptisé le mollusque, Pinuche ! s’exclame l’autre. Faut pas pousser la carriole dans le fossé, mon pote, t’avais pas la pédalée farouche. Et dès qu’un raidillon se présentait, fallait des cordes à bœuf pour te tirer !

Vexé, le Pinuche se rebiffe.

— Tu m’excuseras, mais j’ai fait tout de même deuxième dans Orvilliers-Prunay-le-Temple !

— Parce que tu avais pris un chemin de traverse, hé, pomme à l’huile ! Et que le dirlo de la course n’y a vu que tchi, vu qu’il montait en gringue avec une petite crémière de la contrée. T’as le passé qu’embellit, Mec, faudrait surveiller ton diabète, t’as trop tendance à batifoler dans le sucré.

Et sur ces vilaines paroles, le hideux personnage plante mon cher Pinuche fort marri.

— Ainsi, dis-je au bon débris, c’est toi que le Dabe a chargé de m’apporter le compteur ?

Du coup, ça le rengorge, le Lapinaud des champs.

— La pensé que tu aurais probablement besoin de renfort et il a voulu faire d’une pierre deux coups !

— C’est une louable intention, mais était-il vraiment nécessaire que tu vinsses en pyjama ?

Il se regarde dans la grande glace au cadre mouluré du salon.

— Je vais t’expliquer, le téléphone a sonné, je dormais. J’ai pris le message du Vieux en pleine vapeur. Je me suis vêtu comme un somnambule, et c’est seulement en arrivant à Villacoublay où un avion m’attendait que je me suis aperçu de ma mise… L’avion m’a déposé à Genève où un hélicoptère a pris le relais…

— Passe un peu ta sacoche !

Je déboucle le couvercle de cuir. A l’intérieur se trouve un appareil noir avec plein de cadrans et de boutons. Un mot est écrit sur la face interne du couvercle :

« L’appareil est branché. Lorsque du Légérium 34 se trouve à moins de trente mètres une sonnerie se déclenche, qui va croissant à mesure que la source de radio-activité se rapproche. »

— Allons expérimenter cette merveille ! dis-je.

Et je me rends près du camion. Le compteur Strougnbitz ne fait que confirmer les dires de Méhunraillon : ces vélos sont honnêtes. Pas la moindre sonnerie, pas le plus léger tic-tac. Pas l’ombre d’un frémissement. Les aiguilles des cadrans restent immobiles.

En voyant ma bouille contrite, Pinuchet s’inquiète.

— Tu parais déçu ?

— Je ! réponds-je laconiquement. M’est avis que tu as fait un voyage pour ballepeau.

— Ça m’aura toujours valu le plaisir de te voir, gentillise le Fossile.

Je prendrais bien un café. Nous allons au bar de l’hôtel. J’accroche la lourde sacoche au portemanteau et je vais m’abattre sur une banquette au côté de mon coéquipier.

— Et Béru, ça marche son boulot de masseur ? demande le Chétif en rallumant impitoyablement un coin de sa moustache au lieu de son mégot.

La flamme fumeuse de son pauvre briquet lui noircit le nez.

— Béru, soupiré-je, il fait des prodiges. C’est devenu le masseur number one. D’ici quelques jours, toutes les firmes vont se le disputer à coups de millions !

Dans l’instant où je prononce ces paroles, un remue-ménage forcené éclate dans l’escalier. Je reconnais la voix crachoteuse de Jeannot. Elle fulmine :

— Imbécile ! Emmanché ! Tordu ! Lavasse ! Gros connard !

Béru apparaît au tournant des marches, rouge, suant, pendant, penaud, houspillé par l’ancien maillot jaune en transes.

— Vous fâchez pas, m’sieur Jeannot, bredouille le pachyderme pour une fois dégonflé.

Lors, Jeannot profitant de sa position surélevée harangue la foule du bar.

— Vous l’entendez, ce Pas-frais ? Vous l’entendez ce tas de gélatine ? Il me dit de pas me fâcher après le tour qu’il vient de jouer à mon équipe ! Bicco Aisuzi obligé d’abandonner, et Rudy Manther idem !

Un immense « Ooooh ! » qui vole bas part du bar, gagne le hall, sort sur la place et se répand dans les rues agaçantes.

Deux des plus fameux coureurs de ce Tour de France, c’est une nouvelle à sensation !

Quelqu’un : un journaliste, demande à Jeannot ce oui est arrivé.

— Figurez-vous que l’abruti que voilà (et Jeannot désigne le Gros) a soigné le furoncle mal placé de Bicco en le brûlant avec un cigare et en lui mettant les toiles d’araignée sur la plaie. Conclusion, ce katin, il a un melon entre les miches, mon championtal. Quant à Rudy, il lui a branché un vibromasseur sur les cuisses et il est allé bâfrer comme un goret pendant que l’appareil tournait ! Quand il lui l’a enlevé, l’autre était entamé comme une pièce de bœuf ! Rudy, vous le savez, il est allemand à ne plus en pouvoir. Ils sont indolores les Allemands, autant que des poissons. Il lisait l’Hamburger Zeitung, il se doutait de rien. Le sang pissait ! Il en a perdu au moins un demi-litre. Si je me retenais pas je l’assommerais ce Gros malpropre !

Béru en a les larmes aux yeux. Après avoir perdu seize millions au cours de la nuit, voici qu’il perd sa place, avouez qu’il tient une vilaine série, le cher homme !

Il nous avise et vient s’abattre en sanglotant contre l’épaule fraternelle de Pinaud.

— Allons, allons, s’émeut le Détritus, remets-toi, Alexandre…

Il lui tapote la nuque, affectueusement. Et il a ces paroles qui se veulent de réconfort mais qui ne manquent pas de sel.

— Ce sont des choses qui arrivent, dit-il.

* * *

On vide une bouteille de muscadet (le breuvage d’élection de Pinuche) pour se redoper le mental.

Rien de tel que le vin blanc pour chasser les idées noires.

Un barman s’approche de notre groupe et, s’adressant à Pinaud demande :

— C’est à vous la sacoche de cuir au portemanteau ?

— Oui, répond le Branlant.

— Vous avez un réveille-matin ou quoi dedans, ça carillonne sans arrêt !

Je bondis. Je m’effare ! Je m’affaire ! Je m’efforce ! Je m’extirpe de la banquette ! Je m’exclame des choses ! Je m’évacue en vitesse vers la sacoche de cuir. Ça carillonne mochement dedans. Je mate les compteurs : les aiguilles du Strougnbitz paraissent complètement dingues. Je mets la bretelle de la sacoche sur mon épaule et je quitte le bar. La sonnerie se fait stridente, plus précipitée. Elle gueule tout ce qu’elle peut ! On dirait que le sac de cuir abrite douze réveille-matin, quatorze téléphones et huit passages à niveau en délire.

Me voilà dehors ! Je mate autour de moi ! Les gens me regardent. Je leur souris niaisement comme l’abbé Jouvence, (le confesseur de Marcel-E. Grancher).

Je cherche. Ça grouille. Je vais sur la gauche… La sonnerie baisse d’intensité. Je reviens sur la droite, ça vrombit en force ! Ça éclate ! Ça ulule ! Ça pullule ! Ça virule ! Ça vérole ! Démentiel ! A s’en faire cimenter les cages à miel ! A s’y coller de la cire à cacheter, du chewing-gum, des nouilles trop cuites, de la polenta, de la farce d’escargot, n’importe quoi d’épais, de malléable, qui puisse boucher, qui rende étanche. Je me dirige vers un coureur de l’équipe Fafatrin, lequel, assis sur la margelle de la fontaine est en train de régler la hauteur de sa selle. Il s’agit d’un coureur belge : Aloïs Van Danléwoëles, un solide équipier, seize fois vainqueur de la fameuse classique Bruxelles-Bruxelles via Bruxelles.

Je drive ma sacoche jusqu’à sa bécane. Il devient complètement fou, mon compteur Strougnbitz. J’appuie sur le bouton marqué « stop » et le bruit cesse, plongeant nos ouïes chauffées à blanc dans un bain d’huile.

— Qu’est-ce que ça est ? demande Aloïs.

— Mon Jazz qui se prenait pour Armstrong, éludé-je. Où as-tu pris ce vélo, Aloïs ?

Il me mate avec des yeux déroutés, bouffés par la surprise et l’incompréhension.

— Mais, au camion ! me dit-il en me désignant la fourgonnette dans laquelle j’ai terminé l’étape de la veille en compagnie de Méhunraillon.

— Ramène ton braquet où tu l’as pris, Aloïs, il a été saboté par une marque concurrente. Vous devez utiliser les cycles contenus dans le camion en stationnement devant l’hôtel.

Comme il a des doutes, je lui montre ma carte.

— Police du Tour, mens-je pour lui calmer l’étonnement, fais ce que je te dis !

Là-dessus, je m’approche du fourgon Fafatrin. A peine ai-je appuyé sur le déclencheur du Strougnbitz que le vacarme reprend.

Alors je cavale bide au sol jusqu’à l’hôtel.

— Béru ! dis-je au Gros, ça y est, j’ai découvert le pot aux roses. Les tueurs d’hier avaient eu le temps de changer les vélos truqués contre les bons et c’étaient les vélos normaux que nous avons trouvés dans leur camion !

CHAPITRE XV

Je fais conduire la cargaison de vélos truqués dans les locaux de la Police afin qu’ils soient en sécurité et je me paie le luxe d’en démonter un. Effectivement, on a mis des tubes de fer à l’intérieur du cadre pour lui donner un poids normal. Lorsque j’ai ôté ce lest ainsi que les roues et le pédalier, il suffit de souffler sur le vélo pour qu’il se mette à voleter dans le local. Ça tient du prodige. Avec roues et pédalier, il pèse tout juste un kilo, le braquet.

Vite je tube au Vioque pour lui annoncer la bonne nouvelle. Il exulte. Il me dit que c’est mon action d’éclat la plus éclatante. Un truc commak et je suis bon pour recevoir le Mérite Machin (la plus haute distinction dans l’Ordre alphabétique).

— Maintenant, dit-il, en baissant la voix pour qu’éventuellement, les demoiselles des P.T. et T. ne puissent pas entendre, maintenant je vais vous charger d’une dernière besogne, San-Antonio.

Je lui prête, pour un court instant et avec quatre-vingt-quinze pour cent d’intérêt, une oreille attentive.

— Mon petit, chuchote le Big Boss, il convient de neutraliser ce James Ledvise. Je suppose qu’il a prévu un truc pour récupérer les vélos au Légérium 34 à Lausanne…

— Probablement.

— Il faut lui mettre la main dessus coûte que coûte !

— Je vous fais remarquer que je serai alors en territoire étranger, patron ! objecté-je.

— Je sais, aussi, s’il vous est impossible de me le ramener, je compte sur vous pour mettre définitivement fin aux activités de ce dangereux personnage et de sa bande…

— Définitivement fin, répété-je, manière de bien lui faire endosser ses responsabilités et de voir si elles lui vont !

Il détache bien chaque syllabe.

— Oui, San-Antonio. Dé-fi-ni-ti-ve-ment !

Voilà qui est net, non ?

Les coursiers de l’équipe Fafatrin étant bien classés, ils ne doivent partir que dans les derniers, en vertu du système de la course contre la tocante dont je me suis permis de vous entretenir primitivement.

Pinaud, Bérurier et moi-même tenons un conseil de guerre dans notre chambre. Le Mortifié est blême, avec les oreilles et le nez violets. Il ressemble à un congre congelé. Pinaud, pour ne pas changer, tète la carapace de cafard qui lui tient lieu de mégot.

— En somme, qu’est-ce que tu préconises ? interroge-t-il.

Je branle le chef (qui n’attendait que ça) et je soupire :

— Si nous étions certains au moins que c’est bien à l’arrivée que la récupération des bécanes doit s’opérer…

— Où veux-tu qu’elle s’opérasse ? bougonne l’Évincé, ils vont pas kidnappinger toute une équipe, non ? Sans compter que tous les vélos ne seront pas en course et que la plus grande majeure partie restera dans la camionnette !

— Précisément, fais-je, c’est cela qui me tracasse : la dispersion de leur camelote. Tout vouloir piquer à l’arrivée constitue une gageure. Il faudrait un ballon d’essai…

— Caisse à dire ? demande le Congédié.

— Si un coureur du Fafatrin partait dans les premiers, on aurait le temps d’observer le comportement de l’adversaire avant le départ des autres…

— Y avait que Bicco Aisuzi de mal classé dans mon équipe, à cause de son furoncle aux meules, se rengorge encore le Vaniteux. S’il aurait pu prendre la route ce morninge, il constituait l’appât idéal. Mais ce mec-là est un douillet. Il s’écoute !

— Paraît qu’il avait un ballon de rugby entre les noix, Gros, protesté-je, faut tout de même pas chariboter !

— Il a dû bricoler son pansement dans la nuit et ça s’est infesté, affirme l’ex-masseur, on m’enlèvera pas de l’idée ! La fiente de pigeon et la toile d’araignée, y a rien de mieux pour cicatriser. Chez nous, à la cambrousse, ma vieille elle nous soignait les plaies qu’avec ça ! Pour les refroidissements c’était de la tisane de bourrache, qu’elle employait et des « guilles » de savon pour la constipation. Quand t’avais le boyau boudeur, fallait la voir cramponner le savon de Marseille, Maman. Elle t’en taillait un coin gros comme ça, te le pétrissait dans les doigts pour y donner la forme fusée, et v’lan elle te le carrait dans l’oignon avec un bon coup de pouce pour le placer sur son orbite. Paf ! Je te connais bien ! Et pas de rouspétance ! Elle tolérait pas, Mâame Bérurier mère ! Tiens, je me rappelle de grand-père, un jour… Ça faisait près d’une semaine que son intestin stockait. Il avait beau se masser la boîte à ragoût il continuait d’inscrire relâche pour répétitions quand il s’hasardait aux cagouinsses pour se provoquer la tripe. A la fin, Môman en a eu marre. Comme le Vieux voulait rien chiquer à propos de la guille à tête chercheuse, elle nous a mobilisés : moi, papa et Léonce notre valet de ferme. On s’est cramponné pépé, on l’a basculé sur la table de la cuisine, la barbe dans l’assiette au papier tue-mouches. On l’a déculotté de première et Mâame Bérurier mère, tout en s’excusant à son beau-père, y a filé la moitié d’un savon dans le baigneur. Elle lui expliquait que c’était pour lui éviter une conclusion intestinable. Il renaudait, pépé. Quand on l’a largué il voulait nous casser sa canne sur la tronche, heureusement que son bénard en tirebouchon l’entravait.

— Et ça lui a réussi, le savon ? s’inquiète Pinaud qui aime les petits remèdes de bonne femme.

— Il a même pas eu le temps de sortir de la cuisine, affirme le Gros.

Mais Béru se tait soudain.

— Nom de Zeus ! s’écrie-t-il en frangrec !

Il vient de se dresser. Il a repris des couleurs. Son œil brille d’intelligence.

— Quoi donc ? lui demandons-nous.

— J’ai une idée formide, les mecs ! Je vais prendre le départ à la place de Bicco Aisuzi. Il est costaud ; avec son maillot, sa casquette, de grosses lunettes et son dossard je peux très bien passer pour lui !

Je le regarde, essayant de l’imaginer en coureur cycliste.

— Arrange ça avec Jeannot, supplie-t-il. Je te parie qu’on tient la grosse finte à Jules !

— Voyons, objecté-je, tu ne vas pas te farcir Evian-Lausanne à vélo !

— Sur un vélo en Légérium ça ne doit pas être cassant, riposte Sa Majesté.

* * *

Le chronométreur, un petit gros, rond comme un cadran de montre, compte à rebours, en scandant les secondes.

— Cinq… quatre…

Béru est en selle. Les mains au bas du guidon, la gapette blanche bien enfoncée, les lunettes enveloppantes. Il a comprimé sa bedaine dans une ceinture de flanelle. Ses énormes jambons poilus jaillissent du maillot comme deux canalisations de gaz.

Il n’a pas trouvé de gants cyclistes à sa pointure et a mis des moufles de skieur.

— … Trois… deux…

Nous sommes dans une bagnole, à son côté, Pinaud et bibi. Un musculeux aux manches retroussées a une main à la selle du gros et une autre dans ses reins, tout prêt à le propulser sur la route, entre une double haie de badauds survoltés. Les caméras grésillent comme des élytres d’insectes. La voix d’un radioreporter annonce :

— Contrairement à ce qui avait été annoncé, loin d’abandonner, Bicco Aisuzi est sur la ligne de départ, porteur du dossar 69. Il s’intercalera donc, entre le petit Breton de l’équipe des bonbons au poivre Atchoum, Yanik Kinique et l’Anglais Abbee Nokle, le grand espoir de la margarine Legras.

— … Un… zéro !!! crie le chronométreur.

— Merde ! fait Béru, tout comme le technicien de Cap Kennedy lorsqu’il s’aperçoit, au moment de la mise à lieu, qu’il a oublié d’ouvrir le robinet à gaz.

— Mes cale-pieds, explique le pseudo-champion transalpin (brioché). J’ai oublié de les fixer.

— Je veux pas le savoir, décrète le chronométreur, ça court !

On arrime les courroies du Gravos, son propulseur lui donne la secousse libératrice et, se dégageant de sa propre immobilité et de sa propre pesanteur, Béru démarre. Une vraie gazelle ! Il a la pédalée surnaturelle sur son vélo en duvet !

On l’escorte. Tandis que je conduis, Pinaud, toujours en pyjama (par exemple il a troqué son vieux bitos contre une visière verte) inscrit des trucs sur son ardoise de route, pour faire vrai.

« Le beaujolais a augmenté de vingt-cinq centimes », écrit-il.

Puis, il brandit l’ardoise sous le nez du Gros.

— Ah ! les tantes ! mugit le faux Bicco Aisuzi, ils veulent donc nous fout’ sur la paille !

Le public croit qu’on vient de lui signaler les meilleurs temps et que ça dope le Transalpin (de régime). Aussi on l’applaudit fort.

— Vas-y, Bibi ! qu’on lui crie.

Il se pique au jeu, mon brave Béru. La tête en bouchon de radiateur il fonce, fonce comme un dératé.

— C’est pas possible ! m’exclamé-je en matant le compteur, il fait du soixante-dix.

— Je les ai atteints aussi, l’époque où je faisais de la piste sur grand braquet, affirme le Pinaud des Charentes, vexé jusqu’à l’os.


On sort de la ville. Ça bombe extraordinairement. Les bagnoles des journalistes se mettent à bourdonner autour de nous. On le flashe à tout va, Béru. On lui annonce qu’il est en train de grignoter le petit Breton largué avant lui. Dans les cinq premiers kilomètres, il lui a déjà repris une minute, c’est beau, non ?

La nouvelle nous précède because les transistors mugissant sur le talus. Des groupes d’Italiens acclament leur campionissimo. Ils lui crient qu’il est le plus fort, le plus grand, le suprême, le sublime, l’exceptionnel, le jamais-vu, le pas pensable, l’unique, l’inoubliable, le fameux, le bouleversant. Fausto Coppi oublié ! Bartali mystifié ! Nencini nenciné ! Bravo ! Vas-y ! Vas-y !

Les kilomètres se succèdent. On n’a pas le temps d’admirer le lac étincelant au soleil, avec ses voiliers blancs, ses gros bateaux pleins de monde et de musique. On regarde défiler le goudron sous les roues du véloce ! On doute de ses cinq sens (comme dirait Camille). On est fier de vivre ça, d’être un contemporain du haut fait ! Car il bombe à quatre-vingt-dix sur le plat, Béru, maintenant.

Ça pisse gras sous sa casquette de toile.

— T’as pas soif ? lui crie Pinaud !

— J’ai ce qu’il faut ! répond le champion en arrachant l’un des bidons fixés à son guidon. Il boit gloutonnement. C’est du gros rouge qui dégouline sur son maillot !

— Tu pulvérises tout, Béru ! lui lancé-je.

Il a un sourire sous ses énormes lunettes de soudeur à l’arc (de triomphe). C’est sa revanche contre le mauvais sort qu’il est en train de prendre, Béru. Il se venge de la roulette, de Jeannot, d’Alfred, de la vie pas toujours fair-play. Chaque coup de pédale, il l’assène sur les forces sournoises et maléfiques qui font dérailler la chance. Sur sa bécane dépourvue de poids il se sent aérien ; il monte un nuage en somme. Cavalier du ciel, voilà ce qu’il est !

Et il enroule, enroule, enroule !

— Vas-y !

Noblesse de l’effort solitaire ! Magie de la vitesse ! Il se discipline, organise ses mouvements. Bientôt, Yanik Kinique est à l’horizon ; il en titube d’ahurissement, l’homme de Goménolé en se voyant si rapidement doublé, par son suivant immédiat. Il se dit qu’il a la crampe de l’écrivain ! Que ses tendons font le caoutchouc-mousse. Il se décourage, il veut mettre pied à terre, abandonner, rentrer chez lui pour ouvrir une crêperie ! Béru n’est déjà plus qu’un nuage gris à la limite de son horizon. Les radios de toute l’Europe occidentale annoncent la nouvelle. En Italie, on pavoise ! Le président de la République envoie déjà une boîte de décorations et le pape une bénédiction spéciale, avec coupon détachable pour l’admission immédiate au Paradis. Y en a qu’un qui doit rien piger à ce circus, c’est le vrai Bicco Aisuzi, s’il écoute la radio en se dorlotant le melon !

Dans son village natal on se rue chez ses parents pour des embrassades municipales, des congratulations bien frénétiques. La « Stampa », déjà à pied d’œuvre, interviewe sa Mamma. Et cette dernière raconte l’enfance du héros, comme qu’il allait faire pipi dans le Pô en sortant de l’école. Et tout ! On le dessine en couleur pour la une ! On le représente sur son vélo, la gueule convulsée par l’effort avec des traits parallèles à ses mollets pour figurer la vitesse.

— Vas-y, Béru ! trépigne Pinuchet, lequel oublie toute jalousie pour acclamer le phénomène.

On se pointe à la douane. Les gapiants français hurlent des encouragements en corse, et les gabelons suisses crient les leurs en français.

Voilà, nous sommes en territoire helvétique, c’est à partir de dorénavant qu’il va falloir ouvrir l’œil.

Bérurier est porté par les vivats. Il pédale fougueusement, la langue à demi sortie : une belle muqueuse rouge et grenue, épanouie comme une fraise de concours. On tourne le dos au lac maintenant. Ça grimpe. Mais Béru ne faiblit pas. Une merveille, je vous dis ! Il va s’épousseter une dizaine de kilos dans l’aventure et en ressortira pin-up-boy rayonnant.

Le voici qui rattrape un deuxième coureur parti six minutes avant lui, il s’agit du Hollandais Van Thardyze, honnête rouleur courant sous la tunique des moulins à café Cric-crac.

Tout de suite, il se croit rejoint par le Breton, mais quand son ardoisier lui annonce qu’il s’agit de l’Italien, le Van Thardyze prend envie de changer ses moulins à café contre des moulins à vent. Il en a les tulipes coupées !

— Vas-y, Béru !

Moi aussi je me pique au jeu. Certes, il n’a pratiquement pas de vélo, notre bon Gros, mais comme dit l’autre (qui dit que c’est moi) faut le faire ! Et je te tricote des décamètres, des hectomètres, des kilomètres ! Il escalade la rampe avec une stupéfiante aisance, le Gros. Les bornes nous partent de tous les côtés, comme des garennes, tellement on roule vite. Voilà un troisième coureur rejoint ! L’exploit de ce Tour de France ! clame le speaker d’Europe Number One. Jamais vu ! Faut potasser les tablettes de l’épreuve pour s’assurer du bien-fondé de l’assertion, mais tout porte à penser spontanément qu’elle est juste. Jamais vu ! Un cas unique dans les deux roues ! C’est pas le géant du Tour, Béru, c’est le titan de tous les Tours passés et à venir. Leducq, Magne, Speicher, Archambaud, Lapébie, Pélissier, Petit-Breton, Lapize et tous les autres, évanouis devant l’importance de l’événement. Rayés des tablettes : le Robic (et sa pointe de vitesse en côte), le Bobet-aîné, le Bahamontès aux serres affûtées comme les poignards de Tolède, le Ferdi Kubler écumant, et jusqu’à Jacques Anquetil, le superman qu’on sera obligé de reléguer au second rang. Tous ces maillots jaunes passés peuvent brader leurs trophées chez le brocanteur du coin. Un homme qu’on n’attendait pas est venu dans l’épopée cycliste, ses jambes pleines de poils et ses bidons pleins de vin pour graver son exploit dans le marbre des journaux. Honneur et gloire à l’école laïque d’abord, bien sûr ; mais aussi au valeureux Bérurier, ratisseur de records, pulvériseur de légendes. La gloire de ses prédécesseurs, il la badigeonne au goudron d’un seul coup, afin qu’elle s’engloutisse dans l’oubli. Désormais on parlera avec gêne de ceux qui l’ont précédé et de ceux qui lui succéderont.

La nouvelle grandit avec l’exploit. De seconde en seconde elle prend de l’importance. Dans les baveux on stoppe les rotatives pour laisser le titre butiner les pages. Il fait l’accordéon, quitte la rubrique sportive pour s’imposer à la une où il s’étale d’une colonne à l’autre. En France le Président ordonne qu’on secoue l’arbre généalogique de Bicco pour voir si quelques aïeux français n’en tomberaient pas, qui expliqueraient la prouesse, la justifieraient. Malraux demande l’adresse privée du campionissimo afin de lui offrir le blanchiment de sa maison, tandis que le ministre de l’Éducation nationale se fait montrer sur un atlas où se trouve la Suisse, afin de communier dans l’effort avec le héros. Roule ! Pédale ! Ahane, mon frère âne, ne vois-tu rien venir ?

Vas-y, Béru ! Vas-y, mon Béru ! Notre Béru ! L’apothéose !


Non, il n’a pas vu venir ce fringant motard suisse qui débouche d’un chemin de traverse alors que Bérurier plongeait dans une descente aussi riche en lacets que des bottes lapones.

La foule retient son souffle, horrifiée jusqu’à l’évanouissement. Le motard a tenté de se rabattre, mais trop tard, il décrit un dérapage de grand style, sa roue arrière vient frapper de plein fouet la roue avant du pédaleur.

Pinaud hurle ! C’est le signal : la foule libère son cri d’angoisse. Le Gros, tout gros qu’il soit, décrit un vol plané d’oiseau de proie piquant d’une lourde glissade sur l’agneau qui paît en paix. Il s’abat sur un groupe de gentilles religieuses massées en bordure de la route. Il en renverse six, comme des quilles. Il s’empêtre dans leurs cornettes, leurs jupes, leurs ceintures de chasteté. Il jure, il trépigne, il foule, il s’écrase, il malaxe.

— Quoi, merde ? demande-t-il en se relevant à la Supérieure, devenue nettement Inférieure après avoir morflé le Mastar sur la coloquinte. C’est de ma faute, des fois ?

— Dieu soit loué ! s’écrie Pinaud dont la ferveur est toujours prête à quelque résurgence.

Il avait envoyé son personnel ce brave Bon Dieu pour amortir le choc.

— Pas trop de bobos ? lancé-je au Champion.

— Quelques esquimaudes aux genoux et aux coudes, mais mon braquet est naze !

Effectivement, le vélo gît, roues voilées comme le regard d’une jouvencelle qui vient de dénicher Gamiani dans la commode de ses parents. Un fourgon « Cycles Plombier » heureusement radine, qui fend la foule des photographes. On passe un vélo neuf au Mahousse. Il l’enfourche, mais fait une épouvantable grimace vu qu’il s’agit cette fois d’un vrai vélo. Le suiveur de la maison Plombier s’empare de la bicyclette meurtrie et la porte à son véhicule. La Course reprend. On fait cinq cents mètres, mais le gros ne peut plus pédaler sur la nouvelle machine. Il a l’impression d’avoir enfourché une charrue. Ces vaches de pédales ne veulent pas s’enfoncer. Il a beau peser dessus de toute sa viande, elles résistent honteusement. Il se démoralise.

— Nom de Dieu, m’écrié-je, en oubliant les points de suspension !

Et j’écrase à bloc le champignon, laissant Bérurier sur place, aux prises avec son nouveau problème.

Pinuche rabat sa visière verte sur son visage plus vert encore.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiète le doux Chétif.

Je montre le fourgon des cycles Plombier, quelques centaines de mètres plus bas.

— C’était un coup prémédité, l’accident avec le motard.

— Tu es sûr ?

— Certain.

Le type qui a donné un braquet neuf à Béru n’a pas réagi devant l’absence de pesanteur du vélo accidenté. Il a fait comme s’il avait le même poids que Vautre !

— Peut-être que, dans la précipitation ?… objecte La Pinuche qui fait toujours le tour du contre avant d’entrer dans le pour.

— Penses-tu, une pareille différence de poids, ça tient du sortilège. Quelqu’un d’autre aurait saisi ce vélo, il serait tombé roide-mort de stupeur. Sans compter qu’il y a autre chose, cher Résidu.

— Quoi encore ? maussade-t-il.

— Le fourgon des Cycles Plombier roule très en avant de Béru maintenant alors qu’il n’y a pas d’autre coureur de la marque en piste.

Il renverse drôlement la vape, le père Pinaud.

— Tu as raison, approuve le cher homme, accélère.

Le gars qui drive le camion de dépannage a un sérieux coup de volant, mes jolies ! Faut le voir dévaler la pente, négocier ses virages, prendre la banquette, redresser, donner la gomme. Il conduit au patin. Son différentiel surmené proteste avec des cris suraigus. Les roues bloquées soulèvent des nuages blancs.

— Il va se casser la figure, prophétise Pinuche.

Moi je songe qu’en fait, une partie du Légérium 34 est bel et bien en Suisse et qu’il suffirait qu’un de mes boudins parte en vacances pour que, dans une certaine mesure le sieur Ledvise ait réussi. Ça me met la rate au court-bouillon brusquement, cette perspective du léger incident dégénérant en catastrophe nationale. J’ai été bien léger (moi aussi) en sortant de nos frontières le vélo tricoté dans le Légérium 34. D’accord, il fallait que Béru puisse faire bonne figure dans cette étape, mais tout de même.

Le bas de la côte arrive. Nous traversons une agglomération. Des gens, des vaches nous regardent passer. Je file un coup de périscope dans le rétroviseur et ne vois plus le Gravos. Il doit être bien loin derrière… Il descend en père peinard, à la prudente, les pognes sur les manettes de frein. Finie la grande envolée qui a fait crépiter les bélinographes de l’Europe un instant auparavant.

— Attention ! tinte lance la Vieillasse, le fourgon vient de quitter la route après la fontaine, juste au carrefour…

— J’ai vu !

Un policier suisse est planté, au milieu dudit carrefour, gants blancs, haleine fraîche, leggings étincelantes, képi posé bien droit sur la tranche. Je lui indique que je veux virer à droite.

— C’est pas la route, m’avertit-il.

— C’est la mienne ! réponds-je.

Il faut fendre un flot dense d’afficionados helvètes. Mon klaxon m’y aide. Je me trouve dans un chemin paisible qui serpente entre des haies bien taillées.

— On l’a perdu, lamente Pinaud.

Je champignonne un brin… Dans une ligne droite, j’avise une caravane de camping sur le bas-côté de la route. Je la double et tressaille : le fourgon est stationné juste devant la caravane qui me le masquait.

— T’as vu ? dit le Dabuche.

— Yes, monsieur, continuons mine de rien.

Je parcours deux cents mètres encore sans ralentir. Nous arrivons à hauteur d’une vaste propriété dont la grille est grande ouverte. J’entre dans la cour et je remise mon véhicule près de la maison du gardien. Le bonhomme paraît, en complet de velours côtelé, côteleux, une côtelette à la main.

— Excusez-moi, lui dis-je, je vous confie ma voiture un instant car la bougie gauche vient de passer par la boîte à vitesses, tant et si bien que le refroidisseur à eau distillée ne marche plus et que réchauffement a fait fondre mon obturateur à virole.

J’aperçois un vieux vélo appuyé contre le mur.

— Je vous emprunte votre bicyclette, mon cher ami, car il faut que je retourne au village, mais je vous dédommagerai grassement.

Il n’a pas le temps de réagir, me voilà déjà en selle. Pinaud saute sur le porte-bagages et nous rebroussons chemin.

C’est idéal pour s’approcher de la caravane sans inquiéter nos gens, avouez ? Vous ne vous attendiez pas à pareille astuce, hein, mes amis ? Dites-vous bien pourtant qu’avec le San-A. bien-aimé tout peut se produire.

La bécane surannée fait un bruit de girouette rouillée. Son pédalier réclame de l’huile, mais Lesieur ne lui en offre pas. On approche des deux véhicules stationnés. Un type portant une combinaison bleue sur laquelle est écrit « Cycles Plombier » fume une cigarette adossé au capot de sa tire. Il nous regarde radiner sans s’émouvoir. Je prends un petit air Ouin-ouin et mets pied à terre à sa hauteur.

— Je vous demande pardon, dis-je en étirant mon élocution, pour voir passer le Tour, c’est encore loin ?

— Trois kilomètres environ, répondit-il en souriant.

Je fais mine de souffler.

— Va lui faire sa fête ! enjoins-je à Pinaud, par dessus mon épaule.

Ça se voit qu’il fut comédien, jadis, le Détritus. Pour choper l’accent vaudois il est sensas.

— Du temps qu’on est arrêté, j’épancherais bien de l’eau, dit-il.

— Profites-en, recommandé-je, c’est pas quand on sera sur la grande route que tu pourras…

Le mécano ricane. Pinuche désenjambe le porte-bagages et contourne le camion du zig. Curieux qu’on ne voie que ce bonhomme. Il n’y a personne d’autre que lui à l’horizon. La grosse Cadillac noire attelée à la caravane est déserte.

Pinaud joue magnifiquement son rôle. Parvenu de l’autre côté du véhicule, il se courbe, achève de le contourner…

Je glisse une cigarette entre mes lèvres.

— J’oserais vous demander un peu de feu ? dis-je au gars.

Il tire sur sa cigarette, en secoue la cendre et l’avance vers moi. C’est le moment que choisit Pinuche pour lui filer un fumant coup de crosse sur la noix. C’est pas un hercule, Pinuche, il a des biceps comme des rayons de vélo, mais la vivacité et la précision compensent largement. Rien qu’au bruit je sais que le zig a son taf. Effectivement, il s’écroule à mes pieds, le nez dans la poussière.

Par mesure de sécurité je lui vote un coup de tatane dans le temporal. Après quoi, larguant mon vélo, je m’approche de la porte à glissière de la caravane. J’applique mon esgourde contre la paroi et j’écoute. Des gens sont à l’intérieur qui écoutent la radio. Au poste on annonce les départs d’Evian. Je comprends que cette caravane leur sert de P.C. Depuis elle, ils contrôlent le déroulement de l’étape. Les vitres étant dépolies, je ne puis mater l’intérieur, j’ignore donc combien ils sont là-dedans. Il s’agit de ne pas commettre d’imper (comme on dit chez C.C.C.).

— Alors ? souffle Pinaud qui m’a rejoint.

Je lui fais signe de la boucler et de me laisser gamberger tranquillement. Si j’ouvre la porte à la volée en criant « Haut les mains tout le monde », peut-être que tout se passera bien, mais peut-être aussi que tout se passera pas très bien. Ils sont sûrement armés. Qu’un dégourdoche se jette de côté et défouraille, voilà que tout est compromis ! Et puis n’oublions pas que je suis en territoire suisse. Je n’ai d’assistance à espérer de personne. La caravane est immatriculée dans le canton de Neuchâtel ; on n’attaque pas impunément chez lui, un touriste helvétique.

— Trouve-moi des journaux et des brindilles de bois ! murmuré-je.

Le Fossile me regarde, puis comprend. Il s’éloigne tandis que, revolver au poing, je continue de monter la faction près de la porte. Pinuchet réapparaît très peu de temps après, avec un long tuyau de caoutchouc.

— C’est mieux que du bois, assure-t-il.

Il va ouvrir le bouchon d’essence de la cadillac, enfonce une extrémité de son tuyau à l’intérieur et aspire de toute la force de ses pauvres soufflets fanés. Il crache bleu avec une affreuse grimace.

— Où dois-je déverser ? me demande-t-il dans un hochement de son menton en galoche.

— Sous la caravane, près de la porte, lui réponds-je du doigt. Le dialogue des Carmélites on se joue, en plus concis, en plus silencieux.

L’essence se met à glouglouter sous la caravane. Il y en a vite une large flaque qui s’étale dans la poussière blanche de la route.

Lorsque je juge le stockage suffisant j’asperge la caisse du véhicule avec le jet, puis je m’écarte.

— Planque tes plumes, elles risqueraient de roussir ! ordonné-je à mon camarade d’un froncement de narines.

Je jette ma cigarette dans la flaque. Ça fait « Vlaoufff » et instantanément un brasier se met à danser sous la caisse blanche de la caravane. Le feu se colle à la peinture qui roussit, se cloque, fume, pète, craque… Le brasier cuit, s’intensifie.

— Prépare ta seringue, mec ! avertis-je (avec la bouche), les renards ne vont pas tarder à sortir de leur terrier.

On se place face à la porte, derrière la haie basse. Ça ne rate pas. Brusquement des cris retentissent ! La caravane danse sur ses amortisseurs. La porte veut coulisser, mais elle ne peut pas… Et savez-vous pourquoi elle ne peut pas, bande de ceci et de cela ? Simplement parce que l’astucieux San-Antonio a enfoncé sa pointe Bic dans le rail de ladite lourde. Ce qu’on arrive à faire tout de même avec un objet de cinquante centimes ! Ils ont beau s’escrimer les pèlerins de l’intérieur, conjuguer leurs efforts au passé composé et au présent de l’indicatif, rien n’y fait !

Ils se rabattent sur les vitres, les pulvérisent à coups de contondant, hélas ! pour eux, les ouvertures sont beaucoup trop étroites pour permettre le passage d’un homme. L’air, en s’engouffrant, ne fait qu’attiser l’immense brasier. Des cris ! C’est moche ! Surtout lorsqu’ils sont d’agonie. Pour me colmater la pitié, je récite les paroles prononcées par le Vieux tout à l’heure : « Je compte sur vous pour mettre définitivement fin aux activités de ce dangereux personnage et de sa bande ! Dé-fi-ni-ti-ve-ment ! »

Quelques instants plus tard, il ne reste qu’une carcasse calcinée et fumante.

Le mécano qui est revenu à lui et dont Pinaud endort les velléités en lui faisant renifler l’orifice de son revolver, pousse une triste mine.

— Où est le vélo ? je demande en m’approchant.

Il comprend que je ne lui ferai pas de cadeau.

— Dans la caravane !

— Vous alliez les centraliser là ?

— Oui.

— James Ledvise s’y trouve aussi dans la caravane ?

— Oui.

— Et qui donc encore y est ? insisté-je en montrant les décombres fumants que je n’ai pas le cœur d’approcher.

— Ses acheteurs étrangers.

— Et puis ?

— Son associé.

— Qui s’appelait ?

— Je ne sais pas son nom, mais c’était le chef de fabrication des usines Plombier.

Allons, le Vieux va être content. Je crois que je viens de détruire un sacré nid de frelons, mes amis !

— Va me récupérer le vélo dans les cendres, lui commandé-je.

Il obéit, prêt à tout, luisant de peur.

— Qu’est-ce qu’on en fait ? me demande Pinaud.

— Que veux-tu qu’on en fasse, dis-je tristement : un mort ! Les ordres du Vieux sont formels !

— En tout cas charge-t’en, moi j’aurais jamais le courage de bousiller de sang-froid un type désarmé.

Le mécano revient en poussant du pied le cadre du vélo en Légérium 34. Il a noirci, mais pas fondu. Il est intact. Je regarde cette carcasse de vélo, légère jusqu’à l’inimaginable. C’est pour ce débris que des tas de gens sont morts. Pour ce morceau de métal imbécile…

— Allez, barre-toi, dis-je à l’homme en combinaison. Barre-toi vite avant que je change d’idée et que mon sens du devoir dise merde à ma conscience !

CHAPITRE XVI

Pour conclure et parce que vous aimez bien qu’on vous mette les points sur les « i ».

Vous me direz pas, mais c’est quand même marrant le destin. Béru, épuisé par son nouveau vélo, a abandonné. Il l’a fait juste devant la fontaine du carrefour aussi le retrouvons-nous, assis sur la margelle, subissant le feu roulant des questions journalistiques. Il répond de bonne grâce. Il révèle qui il est : l’ancien masseur de l’équipe Fafatrin, injustement remercié. Il a voulu montrer ce dont il était capable en prenant la place de Bicco Aisuzi. Et on l’a vu pulvériser tous les records. Sans sa stupide chute qui lui a coupé l’élan, « l’influxion nerveuse » et les pattes, il gagnait l’étape avec une demi-heure d’avance sur Jacques Anguenille, Courzidor et Richard Pini. Oui, il a tenu à faire cette éclatante démonstration, lui, Alexandre-Benoît Bérurier. C’est un canular, soit ! Mais l’exploit demeure. Il a passé l’âge de faire une carrière de champion cycliste, c’est dommage, sinon on aurait vu du jamais vu ! Il se laisse photographier de face, de profil, de trois quarts-centre. Il sourit, il fronce les sourcils, il mime l’effort, il cligne de l’œil. C’est l’aubaine des tartineurs d’épopée.

Nous avons toutes les peines du monde à le soustraire à la meute avide qui transcendante sa prouesse.

— Allez, viens, Gros, fais-je, la fiesta est finie.

— Où qu’on va ?

— A Paris, faut rejoindre notre base !

— Mais je veux continuer le Tour, moi !

— Tu t’y es suffisamment fait remarquer pendant ces deux dernières étapes. Au boulot !

— Mais je suis en vacances !

— Tu les prendras ailleurs, le Vieux ne va pas être tellement content de ton coup de publicité d’aujourd’hui !

— Mais Berthe…

— Elle a son boulot !

— Mais, Alfred ?

— Il a Berthe !

— Mais…

— Ah non, arrête de bêler ! Je te dis qu’il y en a classe de tes vocations de masseur, de coureur, de flambeur. Poulet tu es, poulet tu restes. On rentre en faisant halte à Dijon, histoire de discutailler avec La Meringue qu’est toujours au gnouf !

— Jamais de la vie, je reste !

— Voyons, Alexandre, le sermonne le Révérend, Dijon !

— Quoi, Dijon ?

— C’est la capitale des grands vins, non ?

Béru s’apprête à répondre quelque chose, mais il y renonce.

— Oui, c’est vrai, fait-il, calmé, c’est la capitale des grands vins.

* * *

Je ne sais pas si c’est où non un effet de mon imagination, mais je trouve qu’il a maigri, La Meringue. Ça fait des plis, et des surplis sur ses montants. Il est d’une tristesse horrible, le pauvre cachalot. Il ne songe plus à disputer des parties de piccol’s dames, je vous prie de me croire (et si vous ne me croyez pas que le fondement vous échappe).

Nous voilà en tête à tête dans le parloir de la prison. Moi, compatissant et fatigué, lui jaunasse et fripé, meurtri dans tout son être.

— Écoute, La Meringue, attaqué-je, je crois que tu devrais te mettre un peu à jour maintenant. C’est pas mauvais de faire le ménage…

Il grogne. Il est en manque de picrate, voilà. Ses lèvres qui ne sont plus irriguées pendent comme des nichons flétris.

— La vie me dégoûte, commissaire, dit-il.

— C’est pour ça que t’as essayé de t’effacer en te suspendant au barreau de ta cellote ?

— Oui, c’est pour ça.

Je toussote, gêné.

— Tu… tu es au courant pour ton beauf ?

A mon vif soulagement, il bat des paupières.

— Les gardiens sont pas vaches, ils me refilent les baveux. Tout ça est ma faute, commissaire…

— Eh ben raconte, mon gars. Faut que tu y passes, le reproche que je te fais, c’est de l’avoir bouclée au début. Je ne sais pas tout ce que tu vas me dire, bien que j’en aie une certaine idée, mais le grief qu’on peut te faire, c’est de n’avoir pas moufté.

— J’ai rien dit à cause de mon beau-frère, commissaire. J’ai eu peur pour ses plumes.

— Narre-moi !

— Eh ben voilà, au soir de la première étape, quand j’ai aidé Hans à se zoner, il s’est mis à me raconter une drôle d’histoire. Il était blindé, comme d’habitude, mais ce soir-là, il avait besoin de bavasser. Je pense que son début de cure l’avait un peu changé. Il s’est mis à chialer en voyant comment que je l’aidais gentiment à se défringuer. « Tu es trop bon, La Meringue » il pleurnichait. T’es trop bonne poire. Je vais faire quèque chose pour toi : dis à ton beau-frère qu’il laisse tomber tout et qu’il se barre, sinon il lui arrivera du vilain ; les histoires comme ça, faut pas s’en mêler. » Vous pensez que je m’ai mis à le questionner, poursuit son interlocuteur. Je voulais en savoir plus. Alors il m’a raconté qu’en Suisse, son pays, il avait fait la connaissance de mecs douteux, en cheville avec un gros bonnet du Trafic. Ces gars cherchaient le moyen de faire fabriquer des vélos en partant d’un certain métal ; mais fallait que ça reste ultra-secret, y avait une fortune en jeu. Hans Brocation, vu sa position dans le monde cycliste, il pouvait leur solutionner le problème. Et il a pu car il était copain comme goret avec Simplon, le chef de fabrication de chez Plombier. Il leur a arrangé leur coup aux petits oignons. Il devait palper la forte somme, elle avait été déposée à son nom sur un compte bancaire, seulement il pouvait taper dedans qu’après le Tour de France. On lui demandait de pas le faire cette année et on lui proposait de se désintoxiquer. Probable, estime La Meringue, que les gars se méfiaient de ses bitures. Ils avaient peur qu’il causât. Seulement cet endoffé de Jeannot est parti à sa recherche, et comme le Tour de France c’était la moitié de sa vie à Brocation (l’autre étant le tord-tripes), il a cédé et s’est taillé de la clinique. Dans le Tour il a retrouvé mon beau-frère qu’il connaissait et il a tiqué en l’apercevant en grande converse avec ses copains de Suisse, ceux qui l’avaient branché sur la vilaine affure. Il en a déduit que mon beauf baignait dans l’histoire. Et il voulait que je le prévinsse, conclut La Meringue.

— Et ensuite, qu’as-tu fait ?

— Sur le moment j’ai pensé qu’il déconnait. « Toi, mon pote, je pensais, t’es arrivé au stade des araignées et des rats d’égout contre les murs de la chambre, t’as eu tort de quitter l’hosto. » Je suis t’allé jouer aux dames avec l’ami Béru et j’y ai plus pensé. Et puis, vlan ! V’là que vous m’annoncez qu’il est viande froide ! Je me dis : « Oh ! mais pardon, ça sent le cramé ! Le mari de ma frangine serait-il dans un piège à con lui aussi ? » Je cocotais vilain tout en ayant l’air de faire bonne contenance. Je voulais l’alerter, mon beauf, ça me revenait son insistance à vouloir participer au Tour, la recommandation qu’il m’avait exigée auprès de Jean Méhunraillon. Il se trouvait pas dans ma chambre, alors je suis été l’attendre dehors, sous prétexte d’emmener les Bérurier dans leurs délices biscuiteuses. C’est quand j’ suis été chercher une pelle et un balai que je l’ai avisé. J’y ai cassé le bout de gras, vertement. Ça lui a filé les flubes d’apprendre que Brocation venait de trépasser. Il a ergoté, mais je le voyais à son regard qu’il était touché au vif. J’ai quitté l’hôtel en lui disant : « Bouge pas, je reviens pour qu’on approfondisse. » Et c’est alors que les carnes ont tenté de me faire la fête…

Il se masse les bajoues, les pétrit longuement.

— C’est tout ce que je sais, commissaire.

— Et c’est suffisant dis-je. A la suite de tout ça, ton beau-frère a dû se dégonfler, menacer de casser le morceau et ils se le sont payé dans la descente de col de Faucille pour éviter toute complication. On avait touché des drôles de coriaces, mon pauvre vieux, le gratin de la haute pègre. Mais ils ont réglé leur addition eux aussi.

* * *

Je fais libérer La Meringue grâce à l’intervention du Dabe, heureux du plein succès de notre entreprise, et nous allons rejoindre Béru et Pinaud, attablés au grand café du Souvenir et de l’Avenir réunis.

Le Mastar est ravi de revoir son vaillant adversaire.

— Fais pas cette vilaine frite avariée, La Meringue, lui dit-il, tiens, pour t’éventer les idées grises, je te fais ta revanche au piccol’s dames.

— Pas le cœur à ça, lamente le cachalot contrit.

— Et moi ! s’indigne le Gros, tu crois que je l’ai le cœur à ça, quand j’imagine ma bergère en train de déberlinguer sur les routes de France et quand je songe que j’eusse pu gagner le Tour et devenir quasiment milliardaire ? Hein ? tu crois que je l’ai le cœur à ça, dis, Patate ! Seulement si on se secouerait pas on deviendrait des lavasses, mon pote ! L’homme courageux, çui qu’est digne de ce nom et qu’a pas des accessoires d’organiquement-faible, il doit aller de l’avant ! Passe-moi le damier, Pinaud, et toi, San-A., commande les délicats breuvages. Pas la peine de faire un tirage au sort, cette fois c’est moi qui écluserai les blancs !

Pinaud dispose les verres pleins sur les cases noires, émoustillé à la perspective de l’empoignade qui se prépare.

— Vas-y, Béru ! fait-il avec gravité.

FIN
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