24 Récit de Turk

1

Isaac Dvali nous a rendu une nouvelle visite avant le jour prévu pour notre évasion. Comme la fois précédente, il nous a cachés aux capteurs intégrés du Réseau, mais je me suis demandé s’il ne restait pas un dispositif de surveillance en service, à savoir mon propre nœud. Si le Coryphée voulait savoir ce qui se passait, ne lui suffisait-il pas de regarder par mes yeux ?

« Ne commettez pas l’erreur de prendre le Coryphée pour une personnalité, a dit Isaac. Ce n’en est pas une. Et il ne peut pas faire ce que vous évoquez.

— Quand même… il est dans ma tête.

— Pas pour vous espionner. La vigilance est une fonction du Réseau. Le Coryphée essaiera d’influencer vos émotions et vos opinions inconscientes, mais il n’est pas encore complètement connecté. Pour l’instant, il ne peut pas agir, sinon par l’intermédiaire d’autres personnes. S’il veut vous parler, il devra se servir de la voix de quelqu’un d’autre.

— Tu crois qu’il voudrait ? Qu’il voudrait me parler ?

— Je crois qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir pour vous empêcher de partir. »


Nous avons mis la dernière touche à nos plans, si simples étaient-ils. Allison et moi gagnerions séparément le niveau qui hébergeait les avions militaires. Il nous faudrait l’un des plus gros pour atteindre l’océan Indien et franchir l’Arc sans ravitaillement en carburant. Personne ne garderait le niveau – les sentinelles ne servaient pas à grand-chose dans une communauté étroitement connectée au Réseau –, mais le hasard voudrait peut-être qu’il y ait des civils ou des techniciens présents et qu’ils essayent d’intervenir, surtout si le Coryphée comprenait nos intentions. Une fois à bord, j’essaierais de faire sortir l’avion, et si j’y parvenais, il devait être possible ensuite de l’isoler (et mon nœud avec) de tout signal en provenance de Centre-Vox.

Pendant ce temps-là, Isaac nous protégerait de l’attention du Coryphée. Il restait à voir s’il avait assez d’influence pour faciliter notre évasion, mais au moins augmenterait-il nos chances.

Isaac se leva pour partir. Il hésita sur le seuil, enfant fragile autant que monstre lumineux, et demanda d’un ton presque mélancolique si nous avions d’autres questions. J’ai répondu non, Allison a secoué la tête.

« Soyez prudent, a-t-il dit en m’observant. Plus le nœud s’incruste en vous, mieux le Coryphée vous connaît. À un certain niveau, il négocie déjà avec vous. Il vous proposera tôt ou tard quelque chose que vous voulez. Et que vous aurez peut-être du mal à refuser. »


Dans le temps qu’il nous restait, je me suis entraîné avec les jouets-Réseau d’Oscar pour me rassurer sur mes capacités à en obtenir au moins neuf fois sur dix une réaction appropriée. Les surfaces de contrôle par Réseau de notre domicile (canaux vidéo, réglages de température, etc.) ne me posaient déjà plus vraiment de problèmes. Un avion militaire était nettement plus compliqué, mais n’exigeait guère de son pilote qu’une déclaration fiable d’intention. Je me pensais juste assez bon pour cela.

J’ai pris quelques heures de sommeil tandis qu’Allison surveillait les canaux vidéo. Le massacre des Fermiers l’avait mise d’humeur sombre et très méfiante. Les informations ont signalé quelques légers actes de violence partout dans Centre-Vox : une femme s’était suicidée en se jetant du haut de l’enceinte d’un niveau résidentiel. Un homme avait poignardé sa fille en bas âge avec un couteau de cuisine. Des vagues d’émotions contradictoires se propageaient presque trop rapidement pour que le Coryphée les identifie et les étouffe. Et il y a eu des nouvelles encore pires. Allison est venue me réveiller dans la chambre : « Il faut que tu voies ça. »

Je l’ai suivie. Elle voulait me montrer une vidéo tournée pendant un récent survol des machines des Hypothétiques. Au début de la séquence, celles-ci glissaient dans une vallée glaciaire sèche qui conduisait à la mer de Ross. Elles s’étaient rapprochées depuis la veille, bien entendu, mais je n’ai rien remarqué d’autre. L’angle de vision se modifiait peu à peu au fur et à mesure du cercle que le drone décrivait à distance de sécurité. Je me suis demandé ce que je devais chercher… puis cela m’a sauté aux yeux. Soudain, les structures des Hypothétiques se sont mises simultanément à se déformer et à se dissoudre.

Il n’est presque aussitôt plus resté sur le sol qu’un épais brouillard gris. La caméra a zoomé jusqu’à ce qu’il remplisse l’écran et apparaisse comme un grouillement granuleux de petits objets. En me servant de mes capacités Réseau pour superposer une échelle en unités métriques, j’ai vu que les objets avaient tous la même taille : un peu plus d’un centimètre sur leur axe le plus long.

Cela n’a fait que confirmer ce que je savais déjà : il s’agissait des mêmes papillons cristallins qui s’étaient agglutinés sur l’expédition d’avant-garde dans le bassin de Wilkes, mais en nombre considérablement plus élevé. Les machines des Hypothétiques avaient dû convertir la totalité de leur masse sous cette forme.

Le grouillement nébuleux se déplaçait comme une pointe de flèche en direction de la mer.

« Voilà comment ils arriveront », a dit Allison. Avec un regard qui signifiait : il faut partir TOUT DE SUITE.

2

Nous avions décidé de nous rendre séparément aux quais aériens. Allison avait établi un itinéraire qui évitait les quartiers les plus peuplés et elle est partie avant que l’éclairage des couloirs remonte à l’équivalent du plein jour. Le plan prévoyait que je la suive quelques minutes plus tard, histoire de conserver une certaine distance physique entre nous et d’endormir les soupçons que le Coryphée pourrait commencer à nourrir.

Mais peu après son départ, la porte a sonné. Je l’ai ouverte sur Oscar qui souriait d’un air nerveux. « Vous permettez que j’entre ? » a-t-il demandé, et je n’ai pas pu refuser.

Sur Terre, du moins dans mon enfance, j’avais entendu parler de poissons qui luisaient dans la mer, un phénomène appelé bioluminescence. Avec ma perception améliorée par le Réseau, il y avait un peu de cela dans le visage d’Oscar : un léger halo d’euphorie, tempéré par des éclairs de fatigue et de doute réprimé, avec tout en dessous un frémissement indigo de soupçon, aussi régulier qu’un battement de cœur.

Bien entendu, j’étais tout aussi transparent pour lui. C’était davantage du décryptage d’humeur que de la télépathie, mais il s’apercevrait malgré tout que je lui mentais. J’ai espéré que les troubles émotionnels que je n’arrivais pas à dissimuler passeraient pour une réaction normale à la crise.

« Treya est là ? a-t-il demandé.

— Non. Je ne sais pas quand elle rentrera.

— Excusez-moi. Je veux vous inviter… tous les deux. Venez chez moi, s’il vous plaît, monsieur Findley. Avec Treya. Ma famille est là. » Il rayonnait d’une sincérité vive mais superficielle, à la manière d’un poêle à bois qui irradie de la chaleur. « Nous arrivons au point culminant de cinq siècles d’histoire. Vous ne devriez pas rester seuls à un moment pareil.

— Merci, Oscar, mais non. »

Il m’a lancé un regard pénétrant. « Dommage que vous n’ayez pas décidé plus tôt de vous joindre au Réseau. Vous êtes très proche, mais je pense que vous n’arrivez toujours pas à comprendre la chance que vous avez, celle que nous avons tous, d’être en vie à ce moment de l’histoire.

— Je comprends, ai-je dit. Et je vous remercie de votre proposition. Mais je préfère affronter ça seul. »

C’était un mensonge. Pire, une erreur. Il a su que je mentais et le soupçon a aussitôt germé en lui. « Je peux vous parler, juste un moment ? »

Voilà pourquoi j’ai dû le prier de s’asseoir. Pendant qu’il rassemblait ses pensées, je me suis rappelé que je ne pouvais pas le tromper (lui ou le Coryphée) avec une contrevérité flagrante, j’avais été stupide d’essayer. Le mieux était de dire la vérité… de manière sélective.

« Certains d’entre nous, dans la classe des managers, ont douté de vous, a-t-il fini par dire. Quand vous vous êtes fait opérer, la plupart de ces voix ont été réduites au silence. Et maintenant qu’il ne reste plus que quelques heures avant les… les événements finaux, ça n’a plus d’importance. Mais au fil du temps, j’en suis venu à me considérer comme votre ami. » (Il croyait à ce qu’il disait.) « Et en tant qu’ami, j’ai pris plaisir à observer votre évolution vers un véritable alignement avec Vox. Vous y êtes presque. C’est absolument flagrant. Mais vous vous obstinez à hésiter, presque comme si vous aviez peur de nous. » Il a incliné la tête. « Vous avez peur de nous ? »

La vérité. « Oui.

— Vox est un régime, mais aussi un état d’esprit. Vous le ressentez, n’est-ce pas ? »

Il établissait une différence entre comprendre et ressentir, entre le fait et la manière dont je le vivais. « Je le ressens. » C’était aussi la vérité. Je le sentais à cause de ce qui se passait à l’intérieur de ma tête. Les médecins m’avaient parlé d’une partie de mon cerveau, appelée cortex préfrontal médian, qui ne faisait pas à proprement parler partie du système limbique. Cette partie qui modulait le jugement moral serait la dernière que le nœud atteindrait et manipulerait. « Ça me donne l’impression de… eh bien, d’être devant la porte d’une maison un soir d’hiver. Il y a des gens à l’intérieur, et d’une certaine manière, ils font partie de ma famille… »

L’image a plu à Oscar, qui a souri d’un air radieux.

« Mais je ne peux m’empêcher de penser que je n’y serais pas le bienvenu. Parce que ces gens sauront ce que je suis.

— Et qu’est-ce que vous êtes ?

— Différent. Étranger. Laid. Odieux.

— Différent par votre passé, mais d’aucune manière qui compte.

— Là, vous vous trompez, Oscar.

— Ah oui ? Vous ne pourrez en être sûr qu’en nous laissant vous connaître.

— Je ne veux pas qu’on me connaisse.

— Quoi que vous nous cachiez, je vous promets que ça ne fera aucune différence pour Vox.

— Oscar, je vous dis que je ne suis pas innocent.

— Aucun de nous ne l’est.

— Je suis un meurtrier », ai-je dit.

Tout était vrai.


L’homme en feu dans son aura de flammes bleues :

Je l’ai tué parce que j’étais en colère et humilié, ou peut-être simplement parce qu’une tempête balayait Houston suite à une vague de chaleur record. Peut-être ne servait-il à rien de chercher une explication.

Dans le noir, alors que la pluie huileuse tombait à torrent des toits et dévalait les gouttières, je marchais dans une ruelle déserte avec un bidon d’alcool méthylique à l’intérieur d’un sac en plastique. J’avais dans la poche droite une boîte d’allumettes, elle aussi enveloppée de plastique, et au cas où, un briquet à gaz certifié waterproof par le vendeur.

J’avais dix-huit ans. J’étais venu en bus de la banlieue où je vivais avec mes parents, en prenant trois correspondances. Le dernier bus ne contenait que deux ou trois travailleurs de nuit à la mine renfrognée et j’ai espéré avoir moi aussi l’air d’un malheureux ouvrier trempé payé au salaire minimum. Le bus a tourné et viré dans une zone industrielle aussi sinistre qu’une prison. Je suis descendu et resté un moment sous le panneau de l’arrêt de bus, seul. Le bus a lourdement tourné au coin en crachant des vapeurs de diesel. La rue était à présent déserte. L’entrepôt qui abritait les activités criminelles de mon père se trouvait deux intersections plus loin.

Je ne savais pas grand-chose des affaires de mon père, à part qu’elles provoquaient des disputes entre mes parents d’aussi loin que je m’en souvienne. J’avais passé une partie de mon enfance à Istanbul, où nous avions vécu six ans – d’où ce surnom de Turk pour mes amis. À Istanbul comme à Houston, nous résidions dans un quartier agréable et mon père travaillait dans des parties moins reluisantes de la ville. Ma mère, originaire d’une famille baptiste louisianaise, ne s’était jamais habituée aux mosquées, aux burqas…, même si Istanbul était cosmopolite et que nous habitions un secteur occidentalisé. J’ai cru un temps que c’était pour cette raison qu’ils se disputaient si souvent. Mais ils ont continué après notre retour aux États-Unis, et même s’ils s’efforçaient de me le cacher, j’ai fini par comprendre que ce n’était pas les longues heures de mon père ou ses intermèdes à l’étranger qui contrariaient ma mère, mais la nature même de son travail.

Elle exprimait sa honte et sa gêne par de petites choses. Elle ne décrochait le téléphone que quand elle reconnaissait le numéro appelant. Nous rendions rarement visite à sa famille ou à celle de mon père, qui venaient rarement nous voir. Au fil des ans, ma mère est devenue silencieuse, maussade, renfermée. Arrivé à l’adolescence, j’ai commencé à passer davantage de temps à l’extérieur… le plus de temps possible. La rue valait mieux que ces rideaux tirés et ces conversations à voix basse.

C’était peut-être moins pire que j’en donne l’impression. Nous menions une vie au moins superficiellement confortable. Nous avions de l’argent et j’allais dans une école correcte. Si occultes que soient les affaires de mon père, il les menait avec succès. J’ai surpris des discussions animées au téléphone durant lesquelles il finissait toujours par avoir le dessus. Des hommes en costume impeccable passaient parfois lui rendre visite et s’adressaient à lui à voix basse et respectueuse. Il m’était arrivé de me demander si mon père n’était pas un criminel, mais l’idée semblait ridicule à première vue. J’ai imaginé qu’il évoluait peut-être en marge d’une loi d’importance secondaire, par exemple en s’occupant d’évasion fiscale sur les droits de douane, mais j’avais appris par la télévision et l’Internet qu’un tel comportement pouvait être sympathique, voire héroïque, sous le bon éclairage. Les années du Spin nous avaient enseigné que quand les règles s’effondraient, c’était chacun pour soi, et à cette époque, on faisait ce qu’on avait à faire pour nourrir et protéger sa famille.

J’aimais mon père. C’est ce que je me disais, et je le croyais. Je ne me suis heurté que plus tard à son mépris pour la morale traditionnelle, à son besoin pathologique qu’on lui obéisse.

Les flots de pluie fournissaient une couverture bienvenue. L’entreprise de mon père occupait un bâtiment pré-Spin, une construction du XXe siècle avec des murs de brique et des fenêtres à petits carreaux en hauteur. Elle donnait sur cette rue triste, mais le véritable travail se déroulait à l’arrière, sur les quais de chargement. Malgré les objections de ma mère, mon père m’avait emmené deux fois faire une visite expurgée de l’entrepôt – sans doute espérait-il que je travaille un jour dans son entreprise. J’étais de plus venu l’avant-veille reconnaître les lieux et mettre un plan au point. J’ai pris un raccourci par un passage étroit entre deux bâtiments pour arriver à l’arrière. Longtemps auparavant, une voie de chemin de fer desservait ces entrepôts. On avait depuis recouvert les rails, mais l’asphalte se fracturait par endroits et la lumière orange cendré des réverbères se reflétait alors sur le vieil acier. La pluie tombait fort, mais j’entendais le liquide inflammable clapoter à l’intérieur du bidon que je transportais.

L’année précédente, j’étais tombé amoureux d’une fille qui s’appelait Latisha Philips, comme on tombe amoureux à dix-sept ans, stupidement, de tout son cœur : Latisha était plus grande que moi de trois centimètres et d’une telle beauté que je craignais presque chaque matin en me réveillant qu’elle s’aperçoive pouvoir trouver mieux que Turk Findley. Et elle était intelligente. Sans les campagnes d’austérité post-Spin qui avaient réduit les programmes de bourses d’études à leur plus simple expression, peut-être aurait-elle été admise dans une des prestigieuses universités privées du Nord-Est. Elle voulait devenir biologiste marin. Elle voulait sauver les océans de l’acidification. Elle participait à des manifestations locales contre le lancement d’aérosols au soufre.

Elle venait d’une famille ni riche ni pauvre d’un quartier voisin de la communauté fermée dans laquelle mon père possédait une maison. Je crois qu’ils étaient locataires. Je n’ai jamais parlé de Latisha à mon père car je savais qu’elle ne lui conviendrait pas. Il avait existé des Findley durs à la tâche au Texas et en Louisiane avant même que ces deux États fassent partie de l’Union, et mon père avait reçu parmi son héritage un racisme si déplaisant qu’il avait vite appris à le cacher en bonne société. Istanbul avait été particulièrement éprouvant pour lui, mais il trouvait largement de quoi se plaindre à Houston. À la maison, il se débarrassait de son vernis de tolérance comme on enlève une paire de chaussures trop étroites. Le monde se bâtardisait, disait-il, et il savait exactement à cause de qui. J’ignore si ma mère partageait ses opinions, elle n’en a jamais parlé, en tout cas : comme moi, elle avait appris à ne faire que semblant d’écouter les diatribes de mon père.

C’était un racisme presque archaïque, vénéneux mais inoffensif, du moins le pensais-je. Je n’avais pas particulièrement envie malgré tout de présenter mon père à Latisha, qui se trouvait être noire. J’avais déjà fait connaissance avec sa famille : son père était pharmacien, sa mère, venue vingt ans plus tôt de République dominicaine s’établir à Houston, travaillait au supermarché Wal-Mart. Tous deux m’avaient toujours traité avec une cordialité prudente mais sincère.

J’ai suivi la vieille voie ferrée jusqu’à ce que je me retrouve face aux quais de chargement de l’entrepôt de mon père. J’ai trouvé entre deux contreforts en béton un espace sombre dans lequel je me suis accroupi là où on ne me verrait pas, même s’il y avait peu de risques que quelqu’un passe. L’entrepôt était fermé, et s’il arrivait à mon père d’y rester tard pour s’occuper des imprévus, il était rentré ce soir-là dîner, puis s’installer avec un verre dans le canapé pour regarder d’un air mauvais une chaîne d’informations continues. La pluie tombait sans discontinuer. J’étais trempé et je frissonnais, même après la chaleur étouffante de la journée… la pluie tombait d’un endroit plus froid et plus élevé que ces ruelles recluses. J’ai observé attentivement l’entrepôt pendant une demi-heure. De mes précédentes reconnaissances, j’avais conclu qu’il n’y aurait plus après minuit que le gardien de nuit, un paumé maigre comme un clou recruté par mon père à la gare routière. En surveillant les fenêtres, j’avais même déterminé ses habitudes : quinze minutes de ronde toutes les heures au rez-de-chaussée et à l’étage, le reste du temps dans une petite pièce pourvue d’une fenêtre dépolie à armature métallique. Vu les fluctuations de lumière, sans doute y avait-il un moniteur vidéo à l’intérieur.

Je savais que cela poserait des problèmes avec mon père, mais c’était du sérieux, Latisha et moi. Nous avions même parlé de nous marier. Ou de nous « enfuir ». De faire en sorte de ne rien dire à mon père tant qu’il pouvait nous gêner. Nous n’avions pas fixé de date parce que Latisha méritait au moins d’essayer de faire les meilleures études qu’elle pouvait se payer. Mais nous avions bel et bien des plans. Enfin, à ce que je croyais.

Ces plans étaient assez concrets pour qu’un jour je me sois confié à ma mère dans la cuisine. Elle m’avait écouté attentivement jusqu’au bout, puis avait dit en se laissant aller contre son dossier : « Je ne sais plus où est le bien et où est le mal, à supposer que je l’aie su un jour. Mais si tu fais ça, il vaut sans doute mieux que tu quittes la maison. » Elle avait ensuite ajouté d’un ton plaintif : « J’aimerais faire la connaissance de Latisha. Quand ça deviendra possible. D’ici là, je ne dirai pas un mot à ton père. »

Je suis certain qu’elle ne comptait pas lui en parler. Mais quelque chose a dû éveiller les soupçons de mon père pendant l’été, je ne sais pas quoi : un SMS que j’aurais oublié d’effacer, une conversation téléphonique qu’il aurait surprise. Ce n’est pas à moi qu’il avait demandé des explications, mais à ma mère, qui avait cédé et raconté ce qu’elle savait.

Mon père était partisan de l’action directe. Je n’ai su qu’il avait fait quelque chose qu’au moment où je n’ai plus réussi à joindre Latisha. Je suis allé chez elle, où ses parents ont refusé de me laisser lui parler : elle avait décidé de rompre avec moi, d’après eux. Possible, mais je n’y croirais pas tant que je ne lui aurais pas parlé. J’ai surveillé leur maison, mais n’ai vu Latisha que les deux fois où elle est sortie avec sa mère.

Je lui ai fait passer un message par l’intermédiaire d’une fille de sa connaissance, avec une adresse IP mieux protégée (j’en avais changé sans le dire à mes parents). Ce soir-là, j’ai attendu une réponse, mais celle que j’ai fini par recevoir était abrupte et sans un mot d’excuses.


Désolée Turk ton père a proposé au mien de payer mes études à condition qu’on se sépare, un deal merdique mais mes vieux y tiennent, ma seule chance pour une bonne fac et tout, pas trop fiers pour refuser le fric d’un sectaire, etc. Je les enverrais bien au diable mais quel genre de vie on pourrait avoir, fauchés et jeunes + même si je t’aime combien de temps avant qu’on commence à se détester pour ce que l’amour nous coûte ? Ne t’en prends qu’à moi pour ça je sais que j’ai le choix et je fais sans doute le mauvais mais c’est ma vie et je dois penser à l’avenir. Suis en larmes, n’écris plus stp.


C’est grâce à ce bâtiment bas en briques que mon père avait pu acheter notre maison, notre piscine, les vêtements que je portais, ainsi que la sédition et la trahison de mes meilleurs espoirs. Cet entrepôt et les affaires qu’il y menait avaient causé la tristesse chronique de ma mère et mon humiliation complète. Voilà pourquoi il m’était venu à l’idée, avec la force d’une révélation, de réduire ce bâtiment en cendres. Pour arriver à la vengeance, oui, mais aussi à la purification par le feu. J’avais lu que, sur les champs de bataille, on cautérisait parfois les plaies qu’on n’arrivait pas à empêcher de saigner. Je saignais et cet entrepôt était ma plaie.

La pluie gargouillait dans un égout à mes pieds, où se sont échoués des morceaux de papier, des mégots de cigarettes et un vieux préservatif pâle et flasque comme une méduse. Le gardien de nuit faisait sa ronde. Je voyais le faisceau de sa torche passer sur les hautes fenêtres quand il changeait de pièce. J’ai attendu qu’il arrive (selon mes calculs) à l’extrémité du bâtiment avant de traverser les quais de chargement et de gravir les quelques marches qui menaient à l’entrée de service de l’entrepôt, une porte métallique peinte en kaki. On avait installé à côté un verrou à deux étapes : une clé physique donnait accès à un pavé numérique. J’avais pris la clé dans le tiroir du haut du bureau de mon père à la maison et je me souvenais du code pour avoir vu mon père le composer la dernière fois qu’il m’avait emmené (je m’en rappelais parce qu’il m’avait paru d’une simplicité ridicule : c’était son année de naissance).

Quelle que soit la somme qu’il avait convenu de payer pour les études de Latisha, mon père pensait sans doute avoir fait une bonne affaire. Il n’étalait jamais sa fortune, mais j’avais vécu assez longtemps chez lui pour surprendre à l’occasion des références voilées à des comptes offshore et à des contrôles fiscaux mis en échec par de coûteux avocats. Il n’aurait eu aucune difficulté à m’envoyer à Yale si j’avais montré la moindre disposition pour le travail scolaire. Il n’avait toutefois pas dépensé d’argent pour l’entrepôt : le couloir intérieur avait été recouvert d’une vilaine peinture laquée jaune, le sol revêtu d’un linoléum ocre, l’éclairage au plafond limité à des tubes néon constellés de chiures de mouche. Une porte sur la droite donnait sur la zone de stockage et d’expédition, un escalier sur la gauche montait dans les bureaux.

J’avais prévu d’inonder le couloir d’alcool, d’allumer le feu, de déclencher l’alarme près de la sortie (afin de ne pas prendre le gardien de nuit par surprise) et de m’enfuir. L’incendie s’étendrait ou serait rapidement maîtrisé, il causerait des dégâts significatifs ou représenterait une simple contrariété financière de plus pour mon père, je serais pris et puni ou je quitterais la ville et changerais de nom – je n’en savais rien et cela n’avait aucune importance. Rien ne comptait sinon ma fureur et mon humiliation. J’ai donc sorti le bidon du sac en plastique. Je l’ai posé par terre, je l’ai débouché et je l’ai fait basculer.

Le sol s’était affaissé au fil des ans. Le liquide a formé une flaque qui s’est étendue vers l’intérieur du bâtiment. Il puait à vous mettre les larmes aux yeux. Il a rempli les crevasses du linoléum et s’est répandu tranquillement dans le couloir, en formant parfois des mares. Il semblait y en avoir bien davantage que pouvait en contenir un bidon de deux gallons.

J’ai sorti la pochette d’allumettes et ôté l’emballage qui l’avait protégée de la pluie. Elles étaient sèches, mais ma main trempée en a gâché deux avant d’arriver à obtenir une flamme qui tienne. Je me suis demandé si les vapeurs à l’intérieur du couloir n’étaient pas elles-mêmes inflammables, si je n’allais pas me retrouver immolé par mon acte de vengeance. J’ai décidé que je m’en fichais.

Je lançais l’allumette quand la porte à ma droite s’est ouverte sur le gardien de nuit.

Peut-être y avait-il une caméra dans le couloir, même si je n’en avais pas vu, peut-être entrer suffisait-il à déclencher une alarme dans le bureau du gardien de nuit. Peut-être aussi allait-il juste pisser. Toujours est-il qu’il se tenait soudain à deux mètres de moi dans le couloir et qu’il ne me quittait pas des yeux. C’était un type maigre vêtu d’un jean et d’une chemise à col ouvert tachée de sueur, avec une grosse tête osseuse et des cheveux rasés. Il ne devait pas être beaucoup plus âgé que moi. Ses yeux se sont écarquillés de surprise. Un ruisseau de liquide inflammable a contourné ses vieilles chaussures marron.

Il a ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais j’avais déjà lancé l’allumette, qui a tournoyé dans les airs en laissant derrière elle des volutes de fumée. Surpris, j’ai eu le temps de reculer d’un pas. Le gardien de nuit est simplement resté bouche bée. Je ne crois pas qu’il ait compris ce qui allait se produire.

Les flammes bleues ont parcouru toute la surface du liquide, puis contourné les chaussures du gardien. Une frontière critique entre les vapeurs et l’air s’est alors embrasée. Il y a eu une bouffée massive d’air chaud qui m’a repoussé. Je me suis précipité dehors dans la pluie. Le seuil n’était plus qu’un rideau de flammes et de fumée, mais je voyais de l’autre côté le gardien de nuit en train de brûler. Il a essayé de s’enfuir, ce qui aurait pu lui sauver la vie, mais ses jambes se sont dérobées. Il a donné l’impression d’entamer une espèce de danse avant de basculer dans le liquide enflammé. Le revêtement sec brûlait comme du petit bois. L’homme a eu l’air de hurler, mais je n’entendais rien à cause du rugissement et de la morsure des flammes.


J’ai pensé à Allison en route pour les quais aériens. Peut-être y était-elle déjà et attendait-elle. Elle m’attendait, moi, le reste de Vox attendant quant à lui son billet pour le paradis.

« Vous n’avez pas besoin de porter seul ce fardeau », a dit Oscar. Il parlait d’une voix aussi indulgente et aussi impassible que le pasteur du temple baptiste où ma mère m’emmenait dans mon enfance. « Nous le porterons avec vous, monsieur Findley. Le Coryphée le portera avec vous, une fois votre interfaçage terminé. »

L’implant limbique faisait son travail. J’étais cruellement tenté d’accepter son offre de salut, tout comme je l’avais été chez les baptistes, à l’époque où mes péchés étaient triviaux. Déposez votre fardeau, jeune homme. Déposez-le aux pieds de votre sauveur. Enfant déjà, j’avais compris pourquoi tant d’âmes en peine venaient jusqu’à l’autel. Le Coryphée me connaissait, en parole et en action, au-dedans et au-dehors. Mes péchés étaient les siens.

Oscar m’observait attentivement. « Mais vous n’êtes toujours pas prêt à faire ce dernier pas. Qu’un régime de vos pairs vous pardonne sans condition, vous le voulez, mais vous ne l’acceptez pas. »

Un pardon qui ne durerait que le temps nécessaire aux Hypothétiques pour se montrer. À moins que je ne me sois aussi trompé là-dessus ? Vox serait peut-être vraiment sauvé, Vox vivrait peut-être éternellement. Une présence dans ma tête l’affirmait avec insistance. « Je ne suis pas sûr que tout péché mérite absolution, ai-je dit.

— Votre victime est morte depuis dix mille ans. Se cramponner à une tragique erreur de jugement est vain et inutile.

— Je ne parle pas forcément de mes péchés.

— Ah ? De ceux de qui, alors ?

— Ce n’était pas un simple meurtre, Oscar. La mort de tous ces fermiers. C’était un génocide. »

Je ne sais pas ce qu’Oscar a vu sur mon visage, mais cela l’a fait tressaillir. Il a soudain étincelé d’incertitude. « Les Fermiers n’auraient jamais été enlevés par les Hypothétiques, leur mort a toujours été inévitable.

— Ils n’étaient là que parce que Vox les avait réduits en esclavage et amenés ici.

— Ils étaient là par la force des choses.

Quelqu’un a pris la décision.

— Nous l’avons tous prise !

— Et vous vous êtes tous pardonnés de l’avoir prise.

— C’est le Coryphée qui nous a pardonné. Le Coryphée est notre conscience.

— Sans vouloir vous offenser, Oscar, vous n’avez pas l’impression qu’une conscience qui est capable de rationaliser un génocide a peut-être un problème ? »

Il m’a dévisagé, irradiant des pics violets de colère et de ressentiment. Puis il a haussé les épaules. « Vous n’avez pas vécu assez longtemps avec votre nœud. Vous comprendrez bientôt. »

C’est ce qui me fait peur, ai-je pensé.

« Tout ça n’a plus d’importance, a-t-il dit. Venez avec moi. »

J’ai voulu le faire. Toute ma vie d’adulte, je l’avais passée dans la lumière crue de l’homme en train de brûler. J’avais envie de laisser le Coryphée endosser mes péchés. Et s’il fallait payer cela par l’oubli ou la mort, peut-être n’était-ce que justice tardive. Au moins mourrais-je sans tache.

Méritais-je de mourir sans tache ?

« Je préférerais être avec Allison, ai-je répondu. Le moment venu.

— Alors pourquoi n’est-elle pas là ? Je sais que vous vous sentez responsable d’elle, mais elle est une aberration, un vaisseau vide. Même l’affection qu’elle vous porte est artificielle. Vous êtes relié au Réseau, maintenant, vous devez avoir vu ça en elle. »

Je ne voulais pas lui dire ce que j’avais vu en elle.

« Partez, Oscar. Allez rejoindre votre famille. »

Il allait protester, mais a refermé la bouche et hoché la tête d’un air résigné. Peut-être s’est-il aperçu à quel point je l’enviais et peut-être était-il trop aimable pour en parler.

Il s’est levé. « Très bien. Au revoir, monsieur Findley. »

La porte s’est refermée derrière lui. J’ai attendu d’être sûr qu’il ne soit plus dans le couloir. Je me suis dit que c’était le moment de partir. Mais aussi qu’il serait beaucoup plus facile de rester. De laisser arriver ce qui allait arriver. Vouloir s’enfuir était idiot, effroyablement vaniteux. C’était une insulte aux millions de personnes qui avaient passé toute leur existence à Centre-Vox et aux millions d’autres dont les brillants espoirs brûlaient derrière mes yeux.

J’ai jeté un dernier coup d’œil sur ce qui m’entourait. J’ai pensé à Allison qui m’attendait. Et je suis parti vers les quais aériens.

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