6 Récit de Turk Findley

1

À certains moments de ma captivité, je n’ai pas trop su si je voulais vivre ou mourir. Si ma vie avait eu jusque-là le moindre sens, la moindre signification, depuis l’acte impardonnable qui m’avait fait quitter Houston bien des années auparavant jusqu’à mon réveil dans le désert d’Équatoria, je ne voyais pas lesquels. Mais le stupide instinct de survie a fait à cet instant-là un retour fracassant. En voyant des nuées d’avions voxais se lancer dans un massacre systématique des Fermiers rebelles, je n’ai plus voulu qu’une chose : trouver un abri.

2

Dans notre charrette à flanc de colline, nous avons vu la plaine dénudée qui entourait Centre-Vox devenir le décor d’une apocalypse. Les armées des Fermiers avaient commencé à battre en retraite dès qu’elles avaient entendu les sirènes. Quand elles se sont aperçues que les avions approchaient, elles ont aussitôt lâché leurs piques de fortune et rompu la formation, mais les appareils de guerre voxais ont continué impitoyablement, passant comme des oiseaux de proie au-dessus des rangs de leurs ennemis. Ils se servaient d’une arme que je ne connaissais pas : elle projetait de puissants fronts d’onde qui parcouraient le paysage avant de disparaître comme des éclairs d’été en laissant dans leur sillage des corps carbonisés et des élévations coniques de terrain fumant. Cela produisait un bruit d’expiration sismique, assez puissant pour que je le sente dans ma cage thoracique. Les sirènes de guerre continuaient à gémir comme des géants en deuil.

Un court instant, il a semblé que nous pourrions être en sécurité sur cette colline, puis un des avions a viré à proximité, comme s’il venait de nous repérer, tandis que le vent nous apportait la puanteur de la fumée et de la chair brûlée. Nos gardes s’étaient volatilisés, ils couraient vers les bois, à l’exception de Choï Creuseur qui semblait paralysé. J’ai croisé son regard. Il était manifestement terrifié. J’ai tendu mes mains liées vers lui en espérant qu’il comprendrait mon geste : Ne nous laissez pas ficelés comme des cochons dans un abattoir. Allison a ajouté une courte supplique en voxais, à peine audible dans le vacarme général.

Choï Creuseur a tourné le dos.

« Détache-nous, putain de froussard ! » lui ai-je crié, et même s’il ne comprenait sûrement pas l’anglais, il est revenu vers nous, le regard mauvais malgré sa peur. Il a défait le loquet du hayon et coupé nos liens en deux rapides coups de couteau, d’abord ceux d’Allison, puis les miens. La lame a mordu dans mon poignet mais je m’en fichais. Je me sentais lâchement reconnaissant.

Allison a marmonné un mot voxais qui signifiait peut-être « merci ». Je ne saurais pas traduire la réponse du Fermier, mais son ton était clairement du style « allez au diable ».

En bas, sur la plaine, le carnage se poursuivait. L’odeur infecte de la chair humaine en train de frire s’intensifiait à en donner la nausée. Choï Creuseur a imité ses amis qui se précipitaient vers les arbres, mais s’est arrêté net quand une ombre a masqué les lumières de Centre-Vox au loin : un des appareils voxais nous survolait lentement à basse altitude. Il y a soudain eu de la lumière tout autour de nous, si brillante que l’air lui-même a semblé blanchi à la chaux. Une voix amplifiée a lancé en voxais des ordres incompréhensibles. « Restez tranquille, a dit Allison en posant la main sur mon bras. Ne bougez pas. »


C’est notre tenue qui nous a sauvés, nos tuniques jaunes graisseuses, tachées de sang et usées par la route.

Le Réseau avait été rétabli, aussi l’implant limbique d’Allison aurait-il pu avertir les forces voxaises de notre présence. Mais les Fermiers l’avaient détruit et je n’en avais pour ma part jamais eu, aussi rien n’aurait-il dû nous distinguer dans cette hécatombe.

Rien à part nos vêtements. De microscopiques émetteurs radio insérés dans le grossier tissu nous identifiaient (du moins, ce que nous portions) comme des survivants de la mission de récupération dans le désert. Cela a suffi pour nous valoir un sursis. L’appareil s’est posé, une porte s’est ouverte d’un coup et des soldats en tenue ont jailli pour nous cerner, armes braquées.

Choï Creuseur s’est retrouvé dans ce cercle. Semblant comprendre qu’il ne lui restait plus qu’à se rendre, il s’est jeté à genoux avec les mains sur la tête, geste déjà bien connu sur les champs de bataille dix (ou vingt) mille ans plus tôt. Les militaires voxais n’ont pas relevé leurs armes tandis qu’Allison balbutiait une explication ou une demande.

Après une brève délibération, les soldats ont désigné leur avion. « Ils nous emmènent à Centre-Vox, m’a dit Allison d’une voix dans laquelle perçait le soulagement. Ils ne sont pas sûrs que je dise la vérité, mais ils savent qu’on n’est pas des Fermiers. »

Ils savaient aussi que Choï Creuseur en était un, lui, et l’un des soldats a pointé une arme sur sa tête.

« Je ne vais nulle part tant que cet homme n’aura pas baissé son fusil, ai-je protesté. Dites-le-lui. »

Au milieu de toute cette tuerie, s’indigner de l’exécution sommaire de Choï Creuseur était peut-être ridicule, mais, même à contrecœur, celui-ci avait risqué sa vie pour nous libérer. Je n’avais aucune envie de le voir exécuté.

Allison m’a regardé d’un air étrange, mais a correctement évalué mon humeur. Elle a aboyé une traduction.

Le soldat a hésité. Je suis allé relever le Fermier. Je le sentais qui tremblait sous mes doigts. « Courez », lui ai-je conseillé.

Allison a traduit le mot. Choï Creuseur ne se l’est pas fait dire deux fois : il s’est élancé en direction d’une partie de la forêt qui ne brûlait pas encore. Les soldats l’ont laissé partir avec un haussement d’épaules.

Grâce à moi, il a vécu un peu plus longtemps. Juste un peu.


L’avion nous a emportés par-dessus le massacre et derrière les murailles de la ville jusqu’à une zone d’atterrissage sur l’une des tours de Centre-Vox. Durant ces quelques minutes de vol, les soldats voxais ont apparemment reçu confirmation de notre identité : après s’être mutuellement consultés à voix basse, ils ont commencé à me traiter avec considération et parlé à Allison d’un ton qui m’a semblé compatissant. Avant même que l’appareil s’immobilise, on nous a remis des vêtements propres (d’impeccables tuniques neuves, cette fois de couleur bleue). L’un des soldats, manifestement médecin, a étalé une pommade sur mon poignet entaillé par Choï Creuseur en tranchant mes liens. Allison s’est toutefois dérobée avec un grognement quand le même soldat a voulu examiner la plaie laissée par l’extraction de son nœud. On nous a donné de l’eau à boire : propre, fraîche, délicieuse.

Nous avons atterri sur un toit balayé par le vent. Nous sommes descendus de l’appareil et les soldats nous ont escortés jusqu’à un énorme ascenseur, mais Allison a reculé au moment d’entrer et posé une question au responsable de l’escouade. Elle a écarquillé les yeux en entendant la réponse et s’est remise à parler. Il a répliqué d’un ton sec et la discussion s’est mise à ressembler à une dispute jusqu’à ce que le militaire finisse par hocher la tête d’un air exaspéré.

« On est presque exactement à la moitié du passage de l’Arc, m’a appris Allison. Le Réseau estime que si le transfert se fait, il aura lieu dans une vingtaine de minutes. Je ne bouge pas d’ici en attendant. »

Je ne voyais pas pourquoi. Que Vox passe ou non sur Terre, être dehors sur cette corniche ou dans un endroit plus confortable en dessous n’y changerait rien.

« Je m’en fiche. » Elle a ajouté plus bas : « Je veux le voir. Je leur ai dit que vous aussi. Ce que je veux n’a pas d’importance, mais vous faites partie des Enlevés… ils sont obligés d’en tenir compte. »

On nous a donc conduits à un balcon fermé un étage plus bas, toujours très haut au-dessus de la ville, où nous sommes restés comme deux épouvantails crasseux et un peu tachés de sang à regarder l’île de Vox ou, plus loin, la mer qui scintillait sous la petite lune d’Équatoria. De la fumée montait des champs sur lesquels les Fermiers mouraient (étaient sûrement déjà morts, depuis), mais comme elle s’étirait derrière nous, nous faisions face à un ciel dégagé et rempli d’étoiles. Les avions de guerre regagnaient déjà leurs bases.

Allison a interrogé le soldat le plus proche de notre escorte, puis m’a traduit leur dialogue. Pensait-il que Vox arriverait vraiment à passer sur Terre ? Oui, il n’en doutait pas une seconde, les prophéties étaient en train de se réaliser, les Enlevés se trouvaient parmi nous. Et qu’étaient devenus les Enlevés conduits à Centre-Vox avant le bombardement ? Hasard malheureux, répondit le soldat. Hasard malheureux qu’un missile ait traversé les défenses voxaises et que l’attaque ait endommagé les plus importantes infrastructures de Centre-Vox, et hasard vraiment malheureux que les Enlevés secourus se soient trouvés si près du point d’impact.

Je n’ai pas bien compris combien d’« autres » avaient été récupérés dans le désert d’Équatoria, mais il me semblait que la liste devait comprendre le garçon hybride Isaac Dvali, peut-être sa mère et éventuellement quelques infortunés civils présents dans les environs. Le missile les avait-il tous tués ?

« Tous sauf un, a traduit Allison.

— Lequel a survécu ? »

Encore une traduction.

« Le plus jeune. »

Le garçon, par conséquent. Isaac.

« Mais il est gravement blessé, a ajouté Allison. Sa vie ne tient plus qu’à un fil.

— Et ça suffit pour attirer l’attention des Hypothétiques ? Vous pensez vraiment qu’ils vont rouvrir un Arc fermé et nous transporter sur Terre juste parce qu’ils reconnaissent un garçon blessé et un ancien marin en pleine confusion ? »

Elle n’a pas eu besoin de répondre à cette question. Une lueur verte dans le ciel l’a fait à sa place.

3

Sur l’océan d’Équatoria, c’était la nuit. Sur Terre, il faisait jour.

La transition a été d’une simplicité aussi soudaine et aussi déconcertante qu’au moment de ma première traversée, à bord d’un pétrolier rouillé parti de Sumatra à destination d’Équatoria. J’ai eu une légère impression de lourdeur, la Terre étant légèrement plus massive qu’Équatoria, mais ce n’était pas plus inquiétant que de se sentir monter en ascenseur. Les autres changements ont été moins discrets.

Nous avons cligné des yeux dans le jour trouble. Au-delà des rives de Vox, la mer s’étalait, plate et huileuse de tous côtés jusqu’à l’horizon. Le ciel était d’une vilaine teinte verte.

« Oh mon Dieu, non », a murmuré Allison.

Les soldats sont restés bouche bée.

« Toxique, a-t-elle dit. Tout est toxique… »

Les sirènes de guerre ont interrompu leur hurlement. Figés dans le silence, les soldats voxais semblaient absorbés, comme à l’écoute de voix que je n’entendais pas… c’était sans doute le cas : ils consultaient leur Réseau ou leurs supérieurs.

L’un d’eux s’est ensuite adressé à Allison, qui m’a expliqué : « On nous ordonne de descendre, cette fois tous sans exception. On ferme toutes les ouvertures de la ville. »

Avant de nous éloigner, j’ai jeté un dernier coup d’œil à l’extérieur des murailles. Au milieu des prairies carbonisées, les cadavres des Fermiers baignaient immobiles dans un jour d’un vert agressif. Quelques survivants se déplaçaient entre eux, mais même de cette hauteur, ils semblaient abasourdis et désemparés. J’ai demandé à Allison si on ne pouvait pas en faire rentrer au moins quelques-uns, comme prisonniers.

« Non, a-t-elle répondu.

— Mais si l’air est toxique…

— Réjouissez-vous plutôt que nous ayons été secourus.

— Il y a peut-être des centaines de personnes dehors. Vous voulez les abandonner à leur mort. » Elle a hoché la tête sans hésiter. « Je ne sais pas qui commande ici, mais cette personne veut vraiment avoir ça sur la conscience ? »

Elle m’a regardé d’un air bizarre. « Vox est une démocratie limbique, m’a-t-elle rappelé. Il n’y a qu’une conscience. On l’appelle le Coryphée. Et elle se fout complètement du nombre de Fermiers qui meurent. »

Загрузка...