DEUXIEME PARTIE LE JAGUAR

CHAPITRE PREMIER

C’est décidément pas son jour, à Béru. Le zinc pour Genève ne comporte même pas de plateau garni et Sa Majesté a beau tempêter, supplier, lamenter, fendre-l’âmer, tout ce que l’hôtesse lui concède c’est un whisky, un bonbon et le Figaro.

Parvenus dans la cité de Calvin, je loue une chignole à l’agence Hertz et nous mettons le cap sur l’autoroute de Lausanne.

— Si tu voudrais mon avis, déclare Béru, ce voyage, à mon sens, s’imposait pas. C’est sur la Côte que ça manigance, pas en Suisse. En Suisse, y se passe jamais rien…

— Il n’empêche, monsieur le baron, que c’est un Suisse qui occupait la villa où fut noyée Katy Ferguson, et que ce même Suisse connaissait très bien Patricia Sam-Hart puisqu’il lui téléphonait en pleine nuit. Ces braves Chemugle ont pris la route ce matin, paraît-il. Il m’intéresse d’arriver avant eux dans leur patelin.


Saint-Biaise est une aimable localité située sur les rives riantes du magnifique lac de Neuchâtel.

L’arrêt de la voiture réveille le Gros qui avait fini par s’endormir sur ses tourments stomacaux. Il ouvre des vasistas béants et clame en me montrant une enseigne au néon représentant un pichet :

— Un restaurant !

Le mataf de Colomb devait pas avoir une autre voix pour crier « Terre ! » lorsqu’il aperçut la rive américaine.

— Pas tout de suite, camarade, lui dis-je, d’ailleurs il n’est pas l’heure de la bectance.

— Pas l’heure ! tonitrue Son Altesse boulimique ; pas l’heure ! Va raconter ça à Prosper ! ajoute-t-il en se massant la brioche, et s’il te croit j’insisterai plus…

J’avise un postier fringué de vert qui pédale mollement sur un vélo noir, aussi confortable qu’une Mercédès.

— Le domaine de la Vigilance, cher monsieur ? m’enquiers-je.

The postman me désigne le lac dont on devine le scintillement sur la gauche.

— Prenez le deuxième chemin à droite, ça y mène, me répond l’homme de lettres avec vivacité.

Comme je m’apprête à redémarrer, Béru interpelle le postier à son tour.

— Encore un tuyau, camarade syndiqué, lui dit-il, ce restaurant, elle est convenable, la tortore ?

— Chez Facchinetti ! s’exclame le distributeur de missives, y a pas mieux dans tout le canton !

Un filet de bave dégouline des babines du Gros.

— C’est quoi t’est-ce, ses espécialités ?

— Oh ! y en a… Les lasagnes, les rognons, les médaillons de veau, les gigues de chevreuil, les filets de marcassin, les râbles de lièvre, les perches du lac, les…

Je déhotte avant la fin de la nomenclature. Béru se torche les lèvres en exhalant le soupir qu’il pousserait après avoir absorbé tous les mets ci-dessus.

— Tu me promets que, tout de suite après cette visite…

— Je m’y engage sous la foi du serment, Alexandre-Benoît.

— Parle pas de foie ! implore mon ami, je m’imagine une tranche commak, saupoudrée d’ail et de persil…

La Vigilance est une très vaste propriété, légèrement plus grande que ce que vous imaginiez, mais dont les volets sont à chevrons comme les manches d’un tambour-major.

Elle est massive, trapue, avec un toit aussi enveloppant qu’une houppelande ; et elle s’élève au milieu d’une immense pelouse. Deux petites filles courent après un ballon sous le regard attentif d’une nurse anglaise (en Angleterre on engage des nurses suisses). Ça respire la sérénité, la solidité et la paix. Cette demeure paraît aussi forte que le billet de cent balles de la Banque fédérale, celui qui représente un petit garçon donnant une pâquerette à un agneau, sur son avers, et saint Martin partageant son manteau sur son revers[4]. Une moitié de manteau payable en douze mensualités, avec intérêts dégressifs. En peigné pure laine, bien entendu.

Deux chiens danois se précipitent à notre rencontre en remuant la queue, ce qui nous incite à demeurer derrière la grille. Les bestiaux battent la mesure en nous regardant de leurs yeux bleuâtres. C’est seulement lorsque je tire la chaînette de la cloche qu’ils aboient. Mais alors, comme voix de basses, pardon ! Chaliapine, mes frères…

Les petites filles accourent vers nous. Deux ravissantes jumelles, blondes, potelées, avec des yeux aussi bleus que ceux des danois, encore que moins expressifs.

— Qui êtes-vous ? me demande l’ainée des deux jumelles (elle est née une heure après sa sœur).

— De futurs amis à votre papa, mon bijou, lui réponds-je en l’apprivoisant d’un sourire.

— Je vais aller lui dire que vous êtes ses amis, gazouille ce petit prodige helvétique.

— Lui dire ! m’exclamé-je, il est donc ici ?

— Bien sûr…

On se défrime, le Gros et moi. Il a drôlement fait fissa pour rentrer, Chemugle.

Dévalant le perron de la maison, je vois radiner un domestique en veste blanche, très brun, très nerveux.

— Comment s’appelle votre papa ? questionné-je, pris d’un doute.

— Il s’appelle Papa, répond la petite fille, avec brio, car elle est extrêmement avancée pour son âge.

— Qué vous désirate ? me lance le larbin italien avec un sourire fourbi à l’Email-Diamant.

— Rencontrer M. Chemugle, fais-je.

Il ne chichite pas avec les rendez-vous préalables pour recevoir ses contemporains, le maître de la Vigilance, car son valet de chambre nous ouvre sans tergiverser, ni même s’enquérir de nos blazes. Il calme les clébards d’un geste, et nous pilote en direction de la taule.

C’est un type aimable, pas bien stylé, mais certainement bourré jusqu’à l’os de bonne volonté.

— On a oune belle printemps ! nous fait-il observer.

— Vachement ! réponds-je. Votre patron a eu une belle route pour voyager.

— Qué, pour voyager ? s’étonne Beau-Sourire.

— Mais, murmuré-je, il arrive bien du festival de Cannes ?

Dents-Blanches semble rassuré.

— Oh ! il n’y est pas allé cette année, dit-il.

On entend un « floc » ; c’est Béru qui vient de laisser tomber son damier dans le sable de l’allée.

— Comment ça, il n’y est pas allé cette année ?

— Madame est souffrante, me dit le domestique, avec un accent que je ne vais tout de même pas me donner la peine de transcrire pour que ça fasse plus vrai.

— Attendez, murmuré-je, je suis bien chez M. Chemugle, au moins ?

— Ma si ! fait le domestique dans un italien que je transcris tout de même parce que c’est moins long à rédiger que « mais oui ».

— Et il n’y a pas d’autres Chemugle dans le pays ?

— Ma non, dit-il, comme l’abbé Prévost.

— M. Chemugle n’a pas de frères ?

— Non.

Nous voici à la hauteur de la demeure, mais au lieu d’y pénétrer, notre mentor contourne le bâtiment.

— Monsieur joue au tennis, explique-t-il.

Effectivement, sitôt tourné l’angle de la maison, on découvre un court dont le sable quartzeux étincelle au soleil. Deux messieurs, tout de blanc vêtus, s’obstinent à raquetter une balle. L’un est doux, bénin, gracieux ; l’autre a la voix perçante et rude.

Ils sont tellement accaparés par le jeu qu’ils ne prennent pas garde à notre venue.

— Voilà, fait le larbin. Vous connaissez M. Chemugle ?

— Rigoureusement pas.

— C’est le grand monsieur blond.

Ayant dit, il se retire dans les appartements de ses patrons car, de toute évidence, ce garçon n’aime pas perdre son temps.

Sur le court, les engrillagés continuent de smasher hardiment. Toc, toc… toctoc… toc ! Pour eux, le monde est bien une boule, mais réduite au diamètre d’une balle de tennis. Ils s’y consacrent corps et âme. Le reste de l’univers leur est indifférent, y compris les deux flics français collés au grillage comme deux macaques ayant décidé de regarder vivre les hommes, dans un zoo, un dimanche après-midi.

M. Chemugle est grand, mince, blond, racé. C’est un homme d’environ trente-quatre ans et demi ; son partenaire a dû dépasser la cinquantaine par inadvertance. Il est petit, grassouillet, rouge de cuir et a des cheveux blancs, rejetés en arrière comme la crinière d’un lion qui userait de la brillantine Roja. Il maintient ses crins au moyen d’un serre-tête de ski afin de ne pas les prendre dans les carreaux.

Au début, on s’intéresse à leurs prouesses. On se dit qu’ils veulent terminer leur jeu. On patiente. Et puis, le jeu fini, ils changent de place et en entreprennent un autre. On commence à la trouver saumâtre. Si au moins ils avaient un mot à notre adresse, juste pour nous montrer qu’on a été vus…

— Pas très polis, tes Suissagas, grogne le Gros. Si c’est pour voir manœuvrer des braguettes de pennis que tu m’empêches de jaffer, on serait mieux à Roland-Garros où qu’on a la possibilité d’acheter des sandwiches d’occasion.

Je toussote, histoire de solliciter l’attention. Mais je crois que si je me peignais en vert, avec une plume de paon dans le prose et que je crie Léon, ça ne changerait rien à leur indifférence. Les passionnés sont seuls au monde, bien pire que les amoureux. On dit, l’amour ; mais y a que le jeu qui puisse accaparer totalement un individu. Les amants, ils s’arrêtent de se gloutonner pour boulotter, boire, visionner un film… Les joueurs acharnés, jamais. Tenez, les bridgeurs surtout ! Des nuits entières… J’ai des visions de bridgeurs indélébiles dans le fond de ma rétine, à droite. Je me souviens avoir irruptionné dans un cercle, tard dans la noye ! La grand-messe au Carmel, c’est la foire du Trône, comme ambiance, à côté. Mes gars, on aurait cru des méduses malades. Ils flottaient dans un cauchemar verdâtre, avec des yeux de vieux noyés, des traits crispés, des barbes qu’on entendait pousser… Ce qui m’avait impressionné surtout, c’était leur mutisme, le sépulcral silence qui régnait ; la qualité de la lumière, la fumée cafardeuse de leurs cigarettes. Plus rien d’humain, mes fils… Le jeu en avait fait des ectoplasmes. Les rares qui m’ont regardé l’ont fait d’une telle façon que je me suis senti aussi importun qu’une vérole. Excrémentiel, pour tout dire. Vilain de fond en comble…

Quand, après ce deuxième jeu, les vaillants chevaliers de la raquette en attaquent un autre encore, Béru n’y tient plus.

— Je vas leur causer de mon pays, décide-t-il.

— Je t’en prie ! rabroué-je, après tout nous sommes ici à titre officieux, et nous n’avons demandé aucun rendez-vous !

Mais un Béru affamé n’a pas d’oreilles, c’est couru.

— Et ta petite sœur, elle y est à titre officieux dans le plumard du zouave ? riposte-t-il en ouvrant la porte du court d’un geste autoritaire.

Cette intrusion déroute le gros joueur en serre-tête au moment précis où il ajustait un smash fracassant.

Il lobe sa balle et, comme Béru était en train de clamer : « Scusez-moi si je vous demande pardon, gentèlemanes », voilà qu’il déguste un boulet blanc dans l’œil gauche. Le choc est si violent que le Mastar tombe assis sur ce majestueux derrière qui est la hantise des sièges Louis XV.

Il a maintenant, comme paire d’yeux : un œil et une aubergine. On peut pas se gaffer à quel point c’est dilatable, un lampion. Gros comme mon poing, l’hématome du Béru, je certifie.

— Excusez ! lance presque joyeusement l’énucléeur en ramassant une seconde balle.

Chemugle jette par-dessus son épaule :

— Allez à la cuisine vous faire mettre quelque chose dessus !

Je cramponne Sa Majesté par une aile pour l’aider à se relever et je l’entraîne, titubant, hors de ce champ de bataille.

Il est groggy, mon gros biquet. Il se palpe le vilain bulbe qui vient de lui jaillir de l’orbite et bafouille :

— C’est à quel sujet, ce qui vient de se produire ? Pardonnez-moi, docteur, mais je descends au prochain…

Vous dire s’il est sonné ! Pire que si Cassius Clay lui avait exprimé son désaccord…

Quand on arrive à la maison, il n’a toujours pas récupéré. Je cherche la cuisine et je la trouve sans difficulté. Je comprends pourquoi le valet de chambre italien était pressé de nous larguer. Tel que je vous cause, il est en train de jouer « ôte-tes-doigts-de-là-que-je-m’y-mette » à une belle jeune femme que ses longs cheveux châtains font ressembler à Veronica Lake. La jolie dadame porte une robe de velours noir qu’elle a provisoirement transformée en boléro, un porte-jarretelles blanc, agrémenté d’une petite fleur rose, et un slip également blanc à petite fleur rose qu’on peut admirer à loisir vu qu’il gît sur le carreau de la cuisine. Cette dame est adossée à la paillasse de l’évier et a posé ses pieds sur deux tabourets distants de quatre-vingts centimètres l’un de l’autre. Vous semblerai-je trop hardi si je vous précise que le valet de chambre (qui est plutôt valet de cuisine, et replutôt valet de pied) se trouve entre les deux tabourets ?

Le gracieux Transalpin joue de la transalpine avec ardeur, promptitude et plaisir. Sa belle dame blonde qui doit être sa maîtresse, plutôt deux fois qu’une, se cramponne à son cou. Charmant spectacle. Le dialogue qu’ils échangent est à base d’onomatopées, mais cela n’enlève rien à son éloquence. Plus un texte est succinct, plus il est pénétrant.

Béru qui a retrouvé une grosse partie de ses esprits (ce qui ne fait pas lourd néanmoins) me rejoint.

— Eh ben, mon pote, qu’est-ce que tu maquilles ? demande-t-il.

Sa voix a fait sursauter les partenaires (qui n’en sont pas à un sursaut près).

Le premier réflexe de l’Italoche est de mater par la baie vitrée, d’où il y a vue imprenable sur le court de tennis. Son patron est toujours aux prises avec une boule velue, signée Dunlop. Il tourne alors la tête dans notre direction. Je lui décoche un sourire.

— Finissez, finissez ! leur dis-je, je fais le guet dans le couloir, et si M. Chemugle rapplique je vous alerterai en imitant le cri du coucou !

Là-dessus, je relourde pudiquement, au grand dam du Gros qui se rinçait l’œil valide, oublieux de son aubergine.

— Eh bien, dis donc, ronchonne-t-il, c’est des rapidos, les Suissagas !

— Et comme modernisme, ils pulvérisent tout, renchéris-je : l’amour sur l’évier ! Quand nous on a seulement l’eau chaude !

— Ce domestique, tu parles d’une tenue de route qu’il a ! fait mon camarade, admiratif. Tout autre que cécolle, se voyant surpris en pleine bavouille, était sûr de déjanter ! Lui, il s’est permis tout juste une légère embardée ; c’est à peine s’il a mordu le talus, t’as remarqué ? Il doit avoir la direction assistée, probable…

— Et de la santé, et de l’appétit, renchéris-je, car il est en train de finir madame, écoute un peu !

Effectivement, il entame sa péroraison sur paillasse d’évier, le gentil Rital. Le grand air de Paillasse, il interprète. Et la dame, au paroxysme du bonheur, parvenue à ce point culminant qui vous change la chaîne des Alpes en taupinière et vous donne envie de se pendre par les pieds au grand lustre du salon, entonne d’une belle voix helvétique « O monts indépendants… » Bérurier se découvre. Bien qu’il ait le bitos chevillé à la boule de bronze, il sait pas résister à un hymne national.

Et puis le calme revient dans la cuisine. Discrètement nous gagnons le hall où un portrait de vieux monsieur nous dit, de son air sévère, que c’est dans la nature des choses.

Dehors, les deux petites filles continuent de galoper après leur ballon. C’est le sang de leur papa qui coule dans leurs veines, à ces mignonnettes : la fascination de la sphère, déjà ! Un jour, elles auront une raquette à la main, une jupette, des dents de sagesse plein la bouche et — je vous le parie — des petits frères qui ne seront pas aussi blonds qu’elles.

Un bruit de porte, puis de pas. Un froufrou de robe de velours. Un parfum… Elle est là, la dame blonde de l’évier, belle, grave, mélancolique même.

Elle nous considère d’un œil hautain, pas gênée le moins du monde.

— Messieurs ?

Puis, découvrant Béru :

— Quelle horreur ! fait-elle, que vous est-il arrivé ?

— Une balle de tennis dans l’œil, madame, fais-je. M. Chemugle nous avait dit d’aller à la cuisine soigner cela… C’est ce qui vous explique que… heu…

Elle coupe :

— Benito !

Le loufiat radine, cérémonieux.

— Madame m’a appelé ?

— Conduisez monsieur dans ma salle de bains et regardez dans la pharmacie s’il n’y aurait pas un produit pour soigner son œil…

— Bien, madame…

Quiconque ne les a pas vus en train de faire leur concerto sur tabourets de cuisine, ne voudrait pas croire qu’entre eux deux…

Le Gravos disparaît sur les talons de l’encaustiqueur.

Me voici seulâbre avec la dame.

— Vous êtes Mme Chemugle, je pense ? gazouillé-je.

— En effet.

Elle ouvre la porte du salon et me fait pénétrer dans une grande pièce aux murs boisés de clair. C’est chaud et gai. Il y a des peintures qui représentent des scènes champêtres : la vendange dans le Vully, les foins dans les vallées alpestres, et des couchers de soleil sur le lac de Bienne.

La charmante personne s’assied face à une glace à trumeau et se contemple tout en parlant. J’ai idée qu’elle a pour elle une profonde estime.

Je déballe mon blaze, sans toutefois faire état de ma qualité de poulaga.

— Je suis un ami de la dame qui tient l’agence Éden-Côte d’Azur, à Antibes, déclaré-je, je crois que vous la connaissez bien ?

— Assez, dit la ravissante en se rajustant une mèche de cheveux.

Ce qu’elle est sensas, cette mémé, mes potes ! Grande, un corps parfait ! Des yeux sombres. Une curieuse blondeur… Un visage aux traits aristocratiques. Et une peau, hmmm ! Y’a bon Banania ! Très important, l’épiderme, je vous jure. Les hommes n’ont pas conscience à quel point ça compte dans les rapports, ne fussent-ils pas sexuels. La sympathie et l’antipathie, cherchez pas : ça vient de là ; du comestible de la peau, uniquement. On a tort, une grognace, un julot, de prendre garde qu’à ses traits ou à ses yeux. Faut avant tout lui mater le granité, le satiné, la texture épidermique. Et la couleur ! Y a des peaux qui semblent tendues sur des furoncles, d’autres qui paraissent attendre une caravane d’eczémas. Des peaux rêches, d’autres trop lisses, plus luisantes que des brûlures… Sa peau, à Mme Chemugle, c’est un vrai bonheur. Elle donne faim, elle fait chaud au cœur.

Nos regards se croisent dans la glace. Chose étrange, elle prend conscience de moi à cet instant seulement. Jusqu’alors j’ai été une espèce de silhouette en verre dépoli qui impressionnait médiocrement sa vue. La séance sur paillasse lui brouillait la rétine. Elle avait des séquelles d’extase sur la cornée. Maintenant que ça se dissipe, cette superbe polissonne se rend compte qu’elle a devant elle un zig bien sous certains rapports, qui n’a ni les yeux ni les mains dans sa poche, et encore moins le bitougnot télescopique. Elle fait « tilt », quoi ! C’est le moment fabuleux où une dame et un monsieur échangent leur premier vrai coup d’œil. Un rapide regard qui contient tout, plus le reste. Qui veut dire : « T’es belle, tu me plais, je m’en ressens, je saurais te faire les trucs que t’aimes. » Un regard qui signifie mêmement « T’as quèqu’ chose qui me trouble, camarade, si le lit n’existait pas encore, je suis certaine que tu l’inventerais pour m’expliquer que, somme toute, ç’a été une bonne chose qu’Ève ait aimé les pommes. »

On continue de se parler, de se dire des choses impersonnelles, cohérentes, de bon ton ; mais le cœur y est trop, déjà ! Les culs pincés vont m’objecter : « Eh quoi ! San-A., tu convoites une dame que tu viens de surprendre en train de se faire bricoler le compteur bleu par son domestique ! Non, mais t’es salingue dans ton genre, mon pote ! T’as l’âme qui se pollue ; le sensoriel qui prend de la gîte ! Tu deviens une vraie canaille d’alcôve, San-Antonio. » Je répondrai à ces sermonneurs, à ces épatants patentés, que c’est ainsi. Je réfléchis pas. Si l’homme se réservait pour les dames irréprochables, il ferait ballon à longueur d’année. Ou alors, il se farcirait des rosières inexpérimentées, des prudes en jupon de bure ! Des oies blanches trop au lit pour être nonnettes !

— Je crois que vous lui louez chaque année une villa ? dit ma voix.

« T’es une gonzesse à ma pointure, petite dévergondée », disent mes yeux.

— En effet, toutes les années, au moment du festival et pour les vacances car nous adorons Cap-d’Antibes, me répond la voix de Mme Chemugle.

« Quand je vois ta lèvre humide de désir, je remettrais illico le couvert, mon chéri », soupirent ses yeux.

— Cette année également ? questionne l’organe si mâle du commissaire.

« T’aurais seulement une demi-heure à m’accorder en catiminette, comment que je te jouerais bonne année, grand-mère », clament ses étincelantes prunelles.

— Non, pas cette année, car j’ai été souffrante, m’apprend la bouche aphrodisiaque de Mme Chemugle.

« Toi, tu dois réussir admirablement le postillon de Longjumeau et l’arc de triomphe diabolique, grand fou », estiment les grands yeux aussi veloutés que la robe.

On en est là de cette conversation sous-titrée lorsque les tennismen rappliquent, rouges comme des écrevisses venant de traverser un pot-au-feu à la nage.

Ils s’épongent la sueur à grands coups de chiftirs et halètent comme deux locomotives haut le panard.

— Excusez-nous, fait Chemugle, mais vous savez ce que c’est que le tennis.

— Vous pensez, j’appartiens au Racing ! réponds-je.

Je me présente et je mens un brin en disant que je suis en train de mettre au point en France une maison de distribution de films et que je tenais à contacter les principaux clients du marché étranger, dont il fait partie. Ayant parlé de lui à la directrice de l’Agence Éden-Côte d’Azur, elle m’a dit que je pouvais me présenter de sa part, et que, etc, etc. Voir blabla, invention, délire san-antonien, superlatifs, préservatifs, contraceptifs verbaux.

Tout ce qu’il retient de cela, c’est que j’appartiens au Racing.

— Vous êtes un joueur classé ? il demande.

— Classé monument historique, plaisanté-je. Je me défends… Je crois que j’ai un revers de fortune, mais par contre mon coup droit démoralise la gauche.

Il songe enfin à me présenter son adversaire : M. Kidordine, un gros fabricant de montres de La Chaux-de-Fonds. On lui doit l’invention du cadran-solaire-bracelet et celle, non moins estimable, de la pendulette-chauffe-plats. À priori, ce bonhomme a inventé des tas de trucs intéressants, mais pas l’eau chaude. Il a le rire gras, la boutade épicée et une élocution dont la lenteur n’a d’égale que celle de son esprit.

— Voulez-vous que nous jouions une petite partie ? me demande Chemugle, de but en blanc.

— Ce serait volontiers si j’avais mon équipement.

— Objection non valable, s’exclame mon hôte, j’ai tout ce qu’il faut. Marysa, tu veux conduire monsieur dans notre chambre ? J’ai l’impression que ce qui me va doit lui aller.

Marrant, mais c’est exactement ce que je disais en louchant sur son épouse. Marysa ! Ça lui convient bien ! Notez que cette déesse a suffisamment d’abattage pour revaloriser les prénoms les plus désuets.

Béru fait son entrée, une plaque de sparadrap sur l’œil. Benito a un peu forcé sur la teinture d’iode, et le Mastar ressemble à un gros chef indien…

Nouvelles présentations.

— Voici mon adjoint, M. Alexandre Bérurier, qui va diriger la prospection dans l’affaire de distribution de films dont je vous ai parlé, déclaré-je, en articulant bien pour mettre le Dodu au parfum de mes vannes.

Le Gros ne sourcille pas. Il en a vu, entendu et fait d’autres ! Je pourrais le présenter comme étant l’oncle d’Élisabeth II, l’ennemi public number one des U.S.A. ; l’inventeur du beurre-qui-résiste au fil, ou le recteur de l’université de Saint-Locdu qu’il serait partant ; immédiately dans la peau du personnage, tel est Béru. À volonté, clodo, saint ou monarque, héros ou malfrat, scientifique ou plébéien, sociologue ou simple d’esprit ; peintre abstrait ou composteur de tickets, le Fregoli de la raison sociale, il se montre quand il faut ! On le peut percepteur, médecin, charcutier, banquier, batelier de la Volga ; il est concevable en militaire, en coureur cycliste, en sultan, en pédéraste, en Tchécoslovaque, en cornac, en éléphant, en vitrier, en enfant de marri, en cosmonaute, en momie, en bougre-de-con, en juge, en immortel, en commun mortel, en pied, en buste, en général et en particulier ; il se mue en muet s’il le faut absolument, en violoniste, en technocrate, en pompier, en bon œil, en président, en vice-président, en président d’honneur, en vice-président d’honneur, en ministre, en jean-foutre, en Thomas l’imposteur, en pauvre Biaise, en frère Yves, en malheur de Sophie, en crime de Sylvestre Bonnard, en pape, en pope, en pipe, en pute, en tout, en fait-tout, en fourre-tout, en bouffe-tout, en vers-et-contre-tout, en toutou, en… Mais qu’est-ce que je débloque ! Prévenez-moi, les mecs, quand je me répands en mayonnaise.

— Si vous voulez bien me suivre ? propose Marysa.

Tu parles, chérie, que je veux bien te suivre !


Clémenceau prétendait que le meilleur moment de l’amour c’est quand on monte l’escalier. Il avait le moteur en cale sèche, le Tigre, quand il a lancé cette boutade. Le meilleur moment de l’amour, pour qui possède de réels moyens d’existence, voire certains signes extérieurs de richesse, c’est quand, l’escalier monté, on referme la lourde et qu’on y adosse la dame. Alors là, oui, on géminise, on s’épanouit, on sent qu’on va sortir de sa viande pour aller faire un tour.

À peine parvenus dans la chambre des Chemugle (crevant, ça fait un quart d’heure que nous avons sonné à leur grille et Sa Majesté et moi avons déjà été conviés dans leur chambre à coucher) ; à peine parvenus dans la chambre des Chemugle, reprends-je, car après une longue parenthèse, il vaut mieux répéter ; à peine parvenus dans la chambre des Chemugle, donc, je repousse la lourde, saisis le poignet de Marysa, la fais pirouetter, la plaque au panneau et rapproche tellement mon regard du sien que j’aperçois la poussière recouvrant mes méninges.

C’est elle qui siffle le coup d’envoi. Elle m’embrasse comme mord un chien méchant. C’est pas un cadeau pour mes labiales, cette frangine. Jusqu’aux gencives, je ressens l’impact. Notre baiser a un goût de sang. Pour le coup, je me connais plus ; vous crieriez San-Antonio que je ne me retournerais même pas. On m’annoncerait que je viens d’avoir le Prix Goncourt que je dirais de le glisser sous la porte.

La frénésie sensorielle me saisit. C’est une vraie championne de l’amour vertical, la petite madame. La reine des étreintes forestières. L’art de pas se faire de mousse (sur sa belle robe du dimanche) elle le connaît et le pratique. Ça se pige illico que la Suisse est un pays boisé, mes fils, où l’on trouve plus d’arbres que d’hôtels discrets. Tout en lui aménageant le hangar antiatomique je me fais la réflexion. C’est vrai, j’ai déjà eu des relations avec des Suissesses et chaque fois on s’offrait une cérémonie au garde-à-vous. Elles ont un sens de l’équilibre que les hérons leur envieraient. Sur un pied, le prendre, comme dirait Béru, c’est savant, non ? Ça impressionne le Parisien qui va d’un meublé à l’autre et qui dispose d’autant de cinq-à-sept que de bistrots ! Le Parisien, il sera tué par le confort ; ses facultés athlétiques baissent. Il aime de plus en plus à la paresseuse, le côté « fais-moi le ménage, tu seras gentille ». Il fait de plus en plus l’amour sur le dos. Pour compenser, il s’ingénie. Il en appelle aux palliatifs, c’est mauvais signe. Il utilise du matériel annexe. Dangereux ! Je crie casse-cou.

Marysa, franchement, c’est la championne helvétique du vertical. Je resterai proscrit, voulant rester debout ! qu’il clamait depuis son île, Totor. Cette gonzesse, je vous la prescris, vous la prescris d’urgence, mes gars ! Un petit coup de va-comme-je-te-pousse avant les repas, et vous m’en direz des nouvelles. Pas feignante au labeur, la dame Saint-Gervaise. Elle va devenir Louis XV des membres inférieurs, à ce rythme-là. Le dramatique, c’est qu’au moment où elle largue les amarres, elle se met à clamer sa liesse ! Le côté pipe pipe pipe, hurrah ! Vive M. le maire ! Vive les paires de France ! Je peux pourtant pas lui mettre une main sur la bouche ; l’obstruer entièrement à moi tout seul ! Et puis, mes deux mains, j’en ai besoin pour la cramponner, vu qu’elle a quitté le sol, Marysa. Elle se croit dégagée des lois de la pesanteur, elle se berlure dans ses transes sibériennes ! C’est le gars Bibi, homme orchestre courageux, qui, non seulement la félicite, mais lutte pour elle contre la pernicieuse attraction terrestre. Une attraction pas ordinaire, que je compose. Sur la scène d’un music-hall suédois, je ferais fortune ! Les gens feraient la queue ! Surtout aux heures de pointe !

Pour lui endiguer le sublime, c’est coton. Elle appelle sa maman, son papa, son oncle Aloïs, le président de la Confédération, les édiles de la commune, ses petites filles, son domestique et même, oui, même son époux. J’espère qu’il entendra pas les clameurs, le tennisman. Ça me décuple l’énergie, le danger. Faut éteindre à tout prix ce bel incendie pour éviter un incident. Activement, l’emménagement !

Ça y est ! À nouveau l’hymne suisse ! Une patriote ! « Suisse chéri i ie, toi ma patri i ie » qu’elle s’égosille, Mme Chemugle, un pied dans la poche de ma veste, l’autre derrière ma nuque. On compose un drôle de groupe allégorique, pauvres de nous ! La France et l’Helvétie opérant leur jonction, scellant leur amitié, emmêlant leurs atomes crochus, jetant les bases des États-Unis d’Europe. Elle gueule de plus en plus fort, en plein fade apothéotique. Pour lui couvrir la clameur, je dois user de moyens extrêmes : chanter plus fort qu’elle. Je renonce à la Marseillaise, propriété d’État, pour me rabattre sur le domaine public. J’entonne à pleines éponges : « Paris sera toujours Paris ! » On arrive au terme du voyage cosmique. On se dégéminise. Je la largue : la crampe de l’écrivain. Elle s’effondre sur le tapis de haute laine qu’on n’a pas encore fauché. Elle y demeure prostrée, haletante, en chienne de fusil.

La porte s’ouvre brusquement, et Benito paraît, l’œil rigolard. Il mate sa deux fois maîtresse, deux fois assouvie qui gît, qui gémit, LA sur le SOL, sur le DO, Mi-figue, mi- raison, SI comblée, FArouche, enamouREe[5].

— Je croyais que madame avait appelé, fait-il d’un ton mutin.

— Elle a appelé, mon pote, lui rétorqué-je. Mais tellement de gens que si tous répondaient présents, la chambre serait trop petite. Alors, va faire une partie de plumeau ailleurs, ça te donnera des couleurs !

Marysa sourit. Elle récupère.

— Regardez dans l’armoire, pour les vêtements de tennis.

Chemugle a décidément le compas dans l’œil, car ses shorts me vont comme un gant, ses polos idem, et jusqu’à ses godasses. Un rêve !

Je redescends le premier. Les messieurs discutent, scotch en main.

Ils parlent chasse.

— Je suis votre homme ! dis-je au mari, après avoir prouvé à l’épouse que cette déclaration la concernait aussi.

— Je vais chercher des raquettes, vous choisirez !

— Je m’en vais m’en aller, déclare son ami Kidordine en présentant sa dextre à serrer.

Béru lui claque les endosses car ils ont sympathisé, pendant mon absence.

— Ménage-toi, Riri, lui dit-il. Et c’est promis : si qu’on passe par La Chaux-de-Pise en rentrant, on va te serrer la pince à sucre !

— Pas La Chaux-de-Pise, La Chaux-de-Fonds ! rectifie le montreur. Tu te rappelleras l’adresse, Alexandre ?

— Rue du Quatrième-Top, je peux pas me gourer, mon pote !

L’industriel part. Nous restons seuls, le Gros et moi.

— Vous vous connaissiez ? m’étonné-je.

— Pas du tout, rigole le Gros ; mais on a fait chmolitz, les deux !

— Qu’est-ce que c’est que cette bête ?

Il verse deux whiskies carabinés.

— Tiens, cramponne, on se plie le coude et on boit. Après on est forcé de se tutoyer, c’est sympa comme coutume, non ?

Je remarque que mon ami souffre d’un début de biture très avancé.

— Stoppe la biberonnanche, Gros, c’est pas le moment de te blinder.

— Je me blinde pas ! proteste l’Hénorme avec cette délicieuse mauvaise foi des ivrognes.

— T’as déjà les carreaux qui se dévissent…

— T’es bon, je bois des scotch sans avoir rien dans le bide, mon pote ! Je me sens devenir le fakir Bey-Rû à une vitesse super-conique. Tel que je te cause, j’ai déjà dû larguer un kilo depuis qu’on se trémousse sans refaire du carburant !

— Avec l’autonomie dont tu disposes, ça n’a encore rien d’inquiétant.

Il me pousse du coude en matant ma tenue.

— Dis, chef vénéré, qu’est-ce que t’as branlé là-haut ?

— Personne, affirmé-je, car c’est l’expression même de la vérité.

— Vingt minutes pour enfiler un short ! Tu me prends pour un pigeon de lait ! Y a pas que le short…

— Brisons là, messire ! m’emporté-je, je suis un gentleman pour qui l’honneur d’une femme est sacré. Mais trêve de billevesées, pendant que je vais tenniser avec M. Chemugle, tu vas foncer au bourg et téléphoner à l’Agence Éden-Côte d’Azur d’Antibes…

— Pour dire quoi t’est-ce ?

— Pour demander à la vieille si c’est Chemugle en personne, tu m’entends bien ? EN PERSONNE ? qui lui a loué la villa Rio Negro et lui a rendu les clés ce matin.

Le retour de mon hôte, bardé de raquettes, met fin à l’entretien.

CHAPITRE II

Dès les premiers échanges, je comprends que je ne suis pas de force.

Il doit être au moins première série, Chemugle, pour jouer pareillement. Il a des engagements foudroyants. La balle est plus vive que mes réflexes, le temps de lui voir lever sa pelle à gâteau et déjà elle me siffle aux manettes.

Je me fais torcher en deux sets et si je gagne un jeu, c’est uniquement parce qu’il est bon hôte et ne tient pas à m’humilier.

Une plombe plus tard, je ressors du court la tête basse et la queue entre les jambes. Y a une justice, mes fils. Vous ne voudriez tout de même pas que je lui carambole sa madame et qu’en plus je le pulvérise au tennis !

— C’est vrai, vous avez un bon coup droit, me félicite-t-il.

— Ne plaisantez pas, cher monsieur, de grâce !

Tandis qu’on s’éponge, je gamberge au marrant de l’existence. Quand l’homme le désire, sa vie est variée. On peut en faire des trucs, en peu de temps, si on y met du sien. Songez qu’hier afternoon seulement je m’annonçais à Cannes. On me montre une fille en me disant : c’est pas une fille, c’est l’ennemi public international numéro 1, butez-le. Je bute ! Une fille, erreur sur la personne. Passe-passe ! Mystère… Sa femme de chambre ? Noyée chez le monsieur qui téléphona dans la nuit. Je veux savoir le blaze du quidam : Chemugle, Suisse ! Je reviens à la villa : cadavre disparu, mon général ! Je fonce à Neuchâtel. Le cher M. Chemugle, jusqu’à plus z’ample informé, n’a pas quitté son pays. Il joue au tennis pendant que Madame se farcit tout ce qui passe à portée de slip. Tout ça en quelques heures, c’est vertigineux !

Un cauchemar de fées[6]. Je tue, je brosse, je m’évertue. Béru à mon réveil, cadeau du matin…

Cette Hyène, tout de même, ça fait rocambolesque, vous ne trouvez pas ? Le Vieux m’aurait pas jeté sur le chantier de naguère, et je n’aurais pas confiance en lui, je me dirais, c’est une invention journaleuse. Mais pourtant… Bon, admettons, l’Hyène, croyons en son pouvoir et en ses audaces d’un autre temps, mais dans cette affaire, elle cherchait quoi ? Faire liquider Patricia Sam-Hart ? Comme si ce prince des ténèbres avait besoin de monter tout un circus vaseux pour amener un flic français à effacer la riche Américaine ; comme s’il n’était pas assez grand assassin lui-même pour exécuter son programme. Quoi de plus fastoche à bousiller qu’une bergère ? La preuve, moi, cette nuit, en improvisant, j’ai réussi le crime parfait puisque, d’emblée, on a cru au suicide. Alors, pour un professionnel du meurtre disposant d’énormes moyens… Et quel besoin il aurait eu de se transformer en Patricia, m’sieur l’Hyène ? C’est là que je renâcle, mes amis. Au début du siècle, il y avait des flopées de bouquins où on voyait Fantômas et ses confrères se glisser dans n’importe quelle personnalité : devenir savant, vamp, de Funès, exécuteur des hautes œuvres, chef de gare, garnement, mendigot, gaulliste ou histrion (ce qui est un comble).

C’est un magicien, ou quoi, l’Hyène ? La fée Carabosse ? L’enchanteur Merlin ? Il a une écurie de balais de course ! Un aérodrome pour tapis volants ! Il se parfume au soufre ! Et sa baguette magique, il se la carre dans la braguette ? Non, mais dites-moi, je veux savoir, j’accepte les avis autorisés, même ceux des amis motorisés. J’ai le caberlot qui bat la campagne. Ça nuage sous ma coiffe. Ça tempête sous mon crâne.

— Vous paraissez préoccupé, cher monsieur ? enregistre mon adversaire heureux au jeu (et sûrement itou en amour, car qu’existe-t-il de plus heureux au monde qu’un supercornard ?).

— Je m’étonne de n’avoir pas revu mon associé, fais-je, cependant que nous regagnons la demeure.

Il fait beau, la pelouse verdoie, le ciel bleuoie et je merdoie.

— Où est-il allé, sans indiscrétion ?

— Se mettre en quête d’une chambre au bourg, car le pays me plaît et j’ai décidé d’y passer la nuit.

— Si vous restez au pays, vous dormirez à la maison, décide Chemugle, je vous invite également à dîner naturellement.

— Je n’oserais jamais accepter votre accueil si chaleureux…

— Allons, allons, ça nous fera plaisir, à Marysa et à moi, d’autant plus que vous n’avez pas encore eu le temps de m’exposer votre programme de distribution. Je vous ai lancé un défi d’entrée.

— Que j’ai eu la témérité de relever, dis-je piteusement…

On badine avec l’humour, mais moi je commence à me tracasser à propos de l’Enflure. Voilà plus d’une plombe qu’il a disparu. Notez que si les téléphones ne marchent pas mieux qu’en France…

Je me change et, de retour au salon, comme mon compère n’a pas refait surface, je dis que je vais aller le récupérer.

— Marysa va vous conduire ! tranche Chemugle.

Quel pousse au crime, c’t’époux-là ! Ou il est téméraire, ou il est vicelard et il aime que sa bobonne aille butiner ailleurs.

Je proteste pour la forme, mais Marysa insiste et me voilà dans une Chevrolet décapotable, bleu ciel de carrosserie et crème fouettée de coussins.

— Où allons-nous ? demande la belle blonde dont les sens ont une forte teneur d’octane.

— À la poste, dis-je, mon ami voulait téléphoner à Paris pour prendre des nouvelles de son vieux papa qu’on a opéré ce matin. L’ablation du cœur, c’est si délicat malgré les progrès de la chirurgie masturbo-onaniste…

Elle pilote d’une main. De l’autre elle semble chercher un levier de vitesse qui n’existe pas vu que sa guinde est automatique. La fine dextre agile finit par se poser sur ma cuisse, et quand je dis ma cuisse je vous demande de rectifier le tir. Une goulue, une goinfre, miséricorde ! Nymphomane ! Voleuse de santé ! Épongeuse ! Une dévastatrice de glandes, pour nous résumer.

Pas le moment de refaire un numéro de « cramponne-toi, je vais lâcher le trapèze ».

— Ce soir, promets-je, puisqu’on dort chez vous.

— Tu me plais, qu’elle me lâche. J’ai jamais trouvé un homme aussi fort que toi.

— Merci, madame, enfantillé-je. Vous le marquerez sur mon carnet scolaire, à la rubrique « Observations » ; c’est pour faire enrager mes petits camarades.

Ça l’amuse. Tiens ! c’est la première fois qu’elle rit…

— Formidable, votre bagnole, vous en êtes contente ?

— C’est pas mal, oui.

— Vous avez d’autres voitures, je suppose ? insisté-je négligemment.

— Mon mari possède une Mercédès noire, afin de faire sérieux ; et nous avons aussi une 3 CV Citroën pour le personnel…

Bon, pas question de Cadillac noire dans ce parc automobile. Dois-je en conclure que quelqu’un a loué la villa Rio Negro au nom de Chemugle, et en se faisant passer pour lui ?

Ah ! écoutez, avoir eu tant de mal à apprendre le latin et le perdre aussi sottement, c’est démoralisant à la longue !


Lorsque nous débouchons dans la grand-rue de Saint-Blaise, la première chose que je mate, c’est notre voiture de location arrêtée devant le restaurant qui exaltait les papilles du Gros tout à l’heure. Du coup, je comprends le retard de mon petit copain. Il n’a pas pu résister, Béru. Une force trop puissante l’a conduit en cet établissement dont le menu lui griffait la panse.

— Je pense que mon ami est ici, nous n’avions pas eu le temps de déjeuner et…

— Que ne le disiez-vous ! s’écrie Marysa, j’aurais demandé à Benito de vous préparer quelque chose.

— Benito ne peut pourtant pas tout faire, être au four et au moulin, jalousé-je.

Elle ne rougit même pas. Seul, un certain sourire, comme disait Baudelaire avant Sagan…

— Vous savez, plaide la chère femme, je m’ennuie tellement…

Ben voyons, ronchonne San-A. in petto. C’est tellement affreux d’être riche dans une luxueuse maison, avec deux amours de petites filles, des bagnoles, une piscine, un court de tennis et tout le bigntz… Pauvre épave, va ! Quand on songe que le monde est bourré de mecs très pauvres ! Ah les tantes, ce qu’ils ont de la veine de crever de faim, de pieuter à douze dans une pièce, de ramasser les clops et de se faire sodomiser au seuil de l’adolescence, histoire de boucher un trou.

Dès le seuil du restaurant, j’avise un fort rassemblement au milieu de la salle. Sont groupés, en rond : des civils, des militaires, des serveurs, des cuisiniers, des femmes, des enfants, des ecclésiastiques, des notables, des sommeliers, des livreurs… Personne ne dit mot. Un silence effarant plane sur cette assemblée figée, exorbitée… Je redoute un drame, un malheur, une catastrophe… Notre voiture, là, devant la porte… Pas de Béru… Ce groupe…

Je fends la foule, doucement, mais fermement. J’ai le cœur qui me cabriole jusque dans le gosier. Que vais-je découvrir ? Quelle nouvelle infortune me frappe ?

Un coup d’épaule… Un autre… Ça y est : je vois ! Le spectacle m’apparaît dans toute sa beauté. Il me saute aux yeux. Il m’éblouit. C’est grand, c’est généreux. Ça impressionne, ça révolutionne. Béru est là, seul à table comme le commandant à la barre de son navire en perdition.

Beurré comme cent douze gorets. Achevant le plus grand numéro de boulimie de sa pourtant prestigieuse carrière. La fourchette du siècle, j’en réponds. Il est affalé devant une armada de plats vides. Il est violacé comme une engelure. Il a les yeux qui pendouillent, les fringues dégrafées, de la graisse qui lui coule du menton, de la sauce tomate sur le plastron, autour des lèvres, et jusqu’aux oreilles.

Le chapeau en arrière, agrémenté d’une cuillerée de béarnaise. De la sauce au vin sur les revers. De la purée de marron sur le grimpant ; c’est un dieu de la bouffe, une sublime matérialisation de l’assouvissement.

Face à lui, M. Facchinetti, le patron, un solide gaillard grisonnant à la physionomie avenante, le considère avec des yeux béants de stupeur et d’admiration. Il se tient debout devant son client, mains jointes devant soi, comme à l’église. Il a jamais vu un convive de cette envergure, de cette capacité. Il balbutie :

— Tout le gigot !

Un os éloquent, blanc comme carcasse en désert, repose dans un plat, avec pour tout compagnon, un malheureux haricot éternué par le Gros.

Le Mastard vide sa quatrième boutanche de chianti, se fourrage les chicots avec l’ongle, s’extrait des reliefs qu’il consomme définitivement et murmure :

— Je crois que si vous m’ameniez les frometoboques et la poire Belle-Hélène, ça fera la rue Michel. Par exemple, vous seriez bien t’aimable de me filer un petit coup de bourgogne avec les fromages, le chianti c’est au poil, mais pas assez musclé pour affronter un roquefort.

Ayant dit, ce vaillant Tout-à-l’égout s’avise de ma présence.

— Alors, Mec, t’as fini ta partie de pennis ? me demande-t-il. Tu sais, je suis venu t’ici pour tuber à mémère, c’est plus marrant qu’un bureau de poste.

Je lui fais les gros yeux pour qu’il sorte les aérofreins. Il s’aperçoit que je ne suis pas seul et virgule un sourire plus graisseux que l’huile de vidange de votre bagnole.

— Tout va bien, annonce-t-il, la santé est bonne à la maison, les enfants sont premiers en classe et bobonne a eu son dixième de la loterie remboursé à la dernière tranche… À propos de tranche, je viens de grailler un des plus sublimes repas de ma vie. Tiens, je te présente mon ami Facchinetti, le taulier, qu’a bien voulu me faire servir malgré que ça ne fusse pas l’heure. Ses filets de perche, un hectare, mon pote ! Ses lasagnes étaient si tellement parfaites et gratinées que je m’en ai bouffé seize. Je te passe sur les spaghetti et les ravioli que j’ai jamais becqueté les identiques ailleurs ; j’insisterai pas non plus sur les cuisses de grenouilles à la crème, non plus que sur le coq au chambertin qu’à Dijon j’en eus dégusté de l’aussi sublime ; mais où je vote mes félicitations enthousiasmées, c’est rapport aux pieds-de-porc-sauce-madère. Le mec qu’a pas tortoré ça, il sait pas ce que c’est que le paradis, San-A.

Sa Majesté larmoie, éructe, vide son verre comme si elle craignait que cette flambée d’émotion la déshydrate et reprend, s’adressant directement à l’aimable restaurateur.

— Et j’ajoute bravo pour le gigot ; je voudrais pas que vous crussiez que j’ai pas apprécié ; simplement quand je m’ai espliqué avec lui, les premiers élans de l’appétit s’étaient calmés.

Je réclame un temps mort à mon copain.

— Dis, boa, tu n’as pas honte de faire ce numéro de gavage alors que nous sommes chez des gens charmants !

Il penaude.

— Faut comprendre… Écoute, San-A., tu le sais aussi bien que moi, quand l’estom’ rouspète, j’suis bon à nibe !

— Donnez-moi l’addition ! fais-je au patron.

Il est tellement enthousiasmé par les performances peu communes de son client qu’il dit que c’est gratis, le restaurateur. Simplement, il demande si Béru serait pas libre, le dimanche, pour passer en attraction. Il assure, M. Facchinetti, que ça rameuterait les populations, un numéro pareil. Que ça serait autrement plus spectaculaire que les poules savantes de Sam, à Pontchartrain. On organiserait des services d’autocars dans la région, pour drainer les amateurs de sensations fortes. Il ferait apposer des affiches dans les communes environnantes, il passerait des articles dans les journaux du cru… Il promet de ne pas lésiner sur la publicité. Ses conditions ? Dix pour cent sur l’excédent de son chiffre d’affaires actuel, livres en main ! Il fournirait les denrées, le bicarbonate et prendrait à sa charge le nettoyage des vêtements. Il verrait ça sur une estrade, dans le fond de la salle, derrière la jolie fontaine lumineuse qui change de couleur et exalte les facultés diurétiques. On entremêlerait des drapeaux suisses et français et, pendant que le Gros jafferait, un pick-up jouerait des marches militaires des deux pays.

Je dis à cet être bienveillant que nous allons étudier son offre. Béru promet qu’en tout état de cause, il viendra « lui faire » le réveillon de Noël. Il pourrait par exemple déguster à lui seul la dinde primée dans un concours préalable, avec dix kilos de marrons comme garniture. On commencerait par une choucroute garnie et on continuerait par des filets mignons ou des brochettes de mouton. Et, en conclusion, une pièce montée…

Une que tout cela met en joie, c’est la charmante Mme Chemugle. Elle ne s’ennuie plus, cette chère désœuvrée. Elle a trouvé des compagnons de plaisir : un superamant[7] et un superbouffon. En faut-il plus pour épicer la vie d’une honnête femme ?

Je finis par entraîner mon lascar, titubant, lourd et plein. Il serre au passage les mains qui spontanément se tendent. Il est très bien, très Monprésident après son discours.

— Merci d’être venu, il dit à chacun. C’est gentil. À la revoyure, les mecs !

Ouf ! nous voici dehors.

— Je vous laisse repartir seule, ma douce amie, dis-je à Marysa, car je ne pense pas que mon associé soit en état de conduire…

Elle sourit. (J’allais dire elle opine, mais ça suffit comme ça.)

Le Baba-au-Rhum s’effondre dans notre tire. Il est gorgé, gavé, cavé, bourré comme un cervelas. Sa peau n’est plus que du boyau tendu.

Je lui rentre les guiboles, péniblement dans la bagnole, car l’air vient de lui cisailler les cannes.

— Alors, ce coup de turlu, Sac-à-Vin ?

— Chemugle a loué par… heug… correspondance… Et c’est son chauf… heug… feur qu’est allé rendre les clés ce matin.

Donc, tout ça est un coup monté. On s’est servi de l’identité de notre brave ami Chemugle. Oui-dà, mais pour se faire passer pour lui, il fallait qu’on sache qu’il ne descendrait pas sur la Côte à l’occasion du festival. Par conséquent, ceux qui ont loué la villa Rio Negro connaissent les activités du tennisman. Et il est probable qu’ils le touchent d’assez près, car on n’emprunte pas le nom d’une personne inconnue. Donc, c’est une bonne chose que de fréquenter la Vigilance. On risque d’apprendre des trucs intéressants.

Pas mal raisonné, hein ? En tout cas aussi bien qu’une grosse caisse.

Étant parvenu à fermer la portière, une fois le chargement de Bérurasse accompli, je contourne l’auto pour aller me placer au volant. À cet instant précis, j’entends les grincements acides de freins de voiture surmenés. Je me retourne, trop tard ! Je vois fulgurer à toute vibure sur moi le capot gris métallisé d’une bagnole. Je suis coincé par ma propre calèche. Impossible d’éviter le choc. Je tente désespérément de plonger par-dessus mon capot, mais je ressens une douleur atroce dans le dos. Je perçois un fracas de tôle tordue, de verre brisé. J’ai la respiration coupée. Je me demande si je ne déguste pas la dernière gorgée d’oxygène de ma vie. J’ai beau happer, rien n’arrive plus dans mes soufflets. Mes membres s’ankylosent, je ne sens plus mes reins. J’ai froid dans la tête, ma vue se trouble et des rigoles pourpres ruissellent sur ma rétine.

J’essaie de penser encore un petit coup. Je me dis, tant bien que mal : « C’est un accident. » Une Jaguar qui m’a bousillé. Curieux comme l’enjoliveur du capot s’est imprimé en moi.

Ce fauve… Ce fauve chromé.

Ma lucidité s’écoule comme l’eau d’une baignoire dont on a ôté la bonde. Pas moyen de la retenir.

Dans une contrée lointaine, des gens hurlent. Un klaxon coincé pousse une clameur continue qui achève de m’anéantir.

CHAPITRE III

Bien entendu — moi, vous me connaissez —, la première chose que j’aperçois en refaisant surface, c’est une paire de jolies fesses féminines sous une blouse bleu ciel.

Je tente de parler, mais mon moulin à jactance est bloqué. Pas mèche d’en casser une, les gars. Je referme vite les yeux pour me concentrer. Un concentré d’automate. Je me dis que j’ai l’air de respirer ; qu’en tout cas je ne suis plus dans la rue, mais dans une chambre et que, si j’ai pu me farcir de l’oxygène pendant le transport, c’est que mes soufflets fonctionnent encore. Je veux bouger, mais ça m’est impossible. M’est avis que je suis devenu en plomb, ou qu’on m’a habillé d’une belle armure en fonte ciselée. J’attends un peu que ça se tasse. Un vertige profond fait basculer l’espèce de néant pétrifié au sein duquel je gis. Je laisse s’écouler du temps. Mes pensées sourdent, menu filet de lucidité, entre les roches du subconscient[8]. Le ravissant derrière qui me fait songer, maladroitement, à la ligne bleue et ondulée des Vosges, décrit un tour complet. Tiens ! j’ai donc rouvert les châsses ? Je vois un devant de dame et même, j’aperçois, par le léger entrebâillement de la blouse annoncée plus haut, un mignon slip rose bordé de dentelle blanche. C’est fugace, mais l’œil infaillible et expérimenté de votre bien-aimé commissaire a enregistré la chose.

Un effort de présence me permet d’apercevoir le sujet détenteur de la blouse et du slip à dentelle. Ce sujet, vous l’avez déjà pressenti, malgré le voile qui s’étend sur votre intelligence, est une sujette. Une belle sujette. Une belle sujette blonde avec un visage rose, des yeux bleus et une paire de nichemards qui forcent l’estime. Elle remarque le frémissement qui confère à mon visage tout son attrait et se penche sur moi.

— Vous m’entendez ? murmure la douce enfant.

— Je fais encore mieux que ça : je vous vois, parviens-je à bredouiller.

Elle ne réagit pas. Jolie mais pas extrêmement futée. Il est impossible de tout posséder. Les gens riches sont bedonnants, les gens célèbres sont chauves, les gens beaux sont cons, les gens gais sont tristes et les gens d’armes sont à plaindre. Quelquefois, notez, on trouve des pin-up boys intelligents et milliardaires, mais je suppose qu’ils trimbalent une chetouille tenace ou bien qu’ils ont une virgule à la place du bitougneur à injection directe, et encore cette virgule est-elle imprimée en italique.

— Vous souffrez ? demande la môme.

— Pas trop, m’aperçois-je, assez satisfait de cette constatation.

— Ça vient de la piqûre, pessimise-t-elle, laissant ainsi entendre que l’accalmie sera de courte durée.

— Où suis-je ?

— À la clinique du docteur Plakapar.

— C’est grave ?

— Je ne sais pas ; le docteur vous en parlera.

J’essaie de remuer, mais, comme disait l’autre, à moins que ce ne soit pas son frère cadet : Malgache bonnot ; ou mieux encore mât cache bonne eau, et même, dans ses bons jours, après une triple injection de phosphore : Mac hache Bonnot. Vous affolez pas, les mecs, c’est la soupape qui fonctionne. Il faut que la prose déjectionne, sinon elle se constipe, et rien n’est plus sinistre qu’une littérature constipée !

— Qu’est-ce que j’ai ? m’enquiers-je aimablement, vu que je me suis toujours, par politesse, soucié de ma santé.

— Une fracture du bassin, je crois, et aussi de la jambe droite. Plus une luxation d’une épaule, un léger traumatisme crânien et trois côtes fêlées.

— Seulement ?

— C’est déjà ça, rétorque la jouvencelle de la belle souris.

Ayant dit, elle sort de la chambre et, dans le mouvement, percute Bérurier qui, inversement, se proposait d’y pénétrer.

— Eh ben, mon trésor ! s’écrie le Valeureux, heureusement que j’ai l’amortisseur en gras double renforcé, autrement sinon vous alliez drôlement vous assommer les roploplos.

Elle glousse.

— Où qu’en est mon copain ? s’inquiète Sa Majesté.

— Il donne de la bande comme un vieux rafiot, balbutié-je.

Sa Majesté s’exclame :

— Ah ! Il a remis ses fusibles !

Il s’approche de mon plumard et s’abat sur une chaise en tube d’acier.

— Vieux pote ! Sacré nom de D… de vieux pote, bavoche-t-il ; tu peux croire que tu m’en as filé, un sacré traczir. Je t’ai cru foutu, un vrai pantin désinvertébré…

— Qu’est-il arrivé, Gros ? gémis-je.

— Une bagnole, une Jag. Juste comme elle traversait le village, son boudin avant droit a éclaté, le chauffeur a pas pu redresser son plafonnier et il nous a persécutés[9] bille en tête.

Je vais pour poser d’autres questions, mais Béru s’anime et vocifère.

— Quand je t’ai vu allongé sur la chaussée, raide comme barre, j’ai voulu étrangler le tomobiliste. Y a fallu que ça soye ce brave Facchinetti qui me retinsse en m’allégeant comme quoi le pneu de l’Angliche était naze. J’ai vérifié, c’était vrai qu’il était mortibus, son Dunlop. Méfiant, j’ai voulu m’assurer que c’était pas le choc qui l’avait bousillé, mais non : la jante était complètement aplatie. Et le conducteur, tu l’aurais vu : salement commotionné pour un rosbif. « Aoh ! Aoh ! qu’il faisait en levant les bras, je ne suis pas de mon faute. » Et il ajoutait des autres trucs, mais en anglais. L’anglais, moi, sorti de snack bar, hot dog, eggs and bacon, whisky, yes, et bifteck de bœuf, c’est pas ma longueur d’onde.

— Qui est ce type ? l’interromps-je.

— Bouge pas, j’ai pris ses cordonniers[10].

Il extirpe de sa poche un menu plié en quatre du Boccalino.

— La voiture est une Jaguar appartenant à lord Ganist, domicilié 35, Cranbourn Street, London W.C. 2.

Le gros hoche la tête.

— Ça, dit-il, c’est typiquement anglais de foutre le numéro de ses gogues sur sa carte de visite. W.C. 2, je te demande un peu ! C’est comme si moi je mentionnais sur mon passeport que mes cagoinces sont équipés par Jacob et Delafon. Brèfle, passons. L’auto était conduite par le chauffeur du lord, un dénommé Mac Hekett. D’ailleurs, tranche le Dodu, la police de Saint-Biaise a dressé un contrat de l’accident en bon uniforme.

— Gros, mélancolis-je, je suis drôlement fadé, à ce qu’il paraît. Le temps que je me sois recollé, l’Hyène aura fait des petits.

— Je viens de tuber au Vieux pour l’affranchir de la situation, révèle mon ami que l’émotion a totalement dessaoulé ; il dit que je dois poursuivre le chantier avec la collaborance de Pinaud dont auquel il enjoint de m’adjoindre et de me rejoindre. Il demande si tu serais transportable. J’ai déjà posé la question au toubib, il prétend que non, biscotte t’es plus plâtré que l’estatue de ma salle à manger qui représente une chiasse daneresse. Alors le Vieux demande que, lorsque ta gamberge retrouvera l’éclat du neuf tu nous donnes des directives… pour en ce qui concerne l’enquête.

— Tu lui as raconté la mort de la négresse ?

— Oui. Ça l’a passionné, surtout d’apprendre que le cadavre a été embarqué. Il met des zigs en branle sur la Côte afin qu’on retrouve la fourgonnette. Ce qu’il souhaiterait, c’est qu’on profitasse de notre présence en Suisse pour en avoir le cœur net sur les relations de Chemugle. Le Boss croit que ton joueur de pennis est un pigeon dont certains malins abusent du nom pour se tenir les pieds au sec.

Il la boucle parce qu’on frappe à la lourde.

Comme par enchantement, M. et Mme Chemugle se découpent dans l’encadrement de la puerta.

— Cher monsieur, je viens d’apprendre cet accident ! C’est insensé ! C’est pas croyable ! C’est…

Il cause, il cause, le roi du revers de volée… Elle me regarde apitoyée, déçue aussi de voir un partenaire de grande valeur (merci pour lui) réduit à l’état de gisant. Elle se promettait d’imminents régals, va falloir qu’elle s’embourbe encore le valet de chambre. Enfin, comme on dit : à la guerre comme naguère, pas vrai ?

Une lente torpeur m’engourdit. Je les entends, mais je n’arrive plus à comprendre ce qu’ils me disent d’aimable, de rassurant… On m’a trop médicamenté, probable.

Je dors, d’un sommeil sans doute artificiel, mais qui est bon à prendre tout de même.


Je peux pas vous dire la durée — même approximative — de ma vadrouille dans le sirop. J’ai des langueurs de jouvencelle, des sortes d’espèces de pâmoisons, comme les mémères qui sont en train de se ciseler un bambino dans leurs flancs ou comme celles qui, frappées par le carat, se farcissent leur retour de manivelle.

La vie, quand elle se met à tituber, ne ressemble plus à rien. Un poil d’urée, un chouïa de diabète et v’là que vous faites l’amour avec des béquilles ! J’sais plus quel philosophe, ou quelle concierge (en général ils se rejoignent sur le terrain de la méditation) a dit : « On est peu de chose. » Vous ne connaissiez pas ? Je suis heureux de vous enrichir le savoir. Surtout qu’on m’agrée de plus en plus après m’avoir maugréé ; bientôt on va me simagrer, c’est le procès suce-normal.

Je pense qu’elle flotte pendant plusieurs jours, ma barque désemparée, sur l’onde noire de l’inconscience (quelle poésie, bordel de Dieu !). J’ai des périodes de reprise, mais à peine ai-je effleuré la surface, voilà que je replonge à nouveau, comme les dauphins qui ricochent sur les grands flots bleus où viennent se mirer les étoiles. On m’alimente… Des portes s’ouvrent… Des courants d’air et des voix me parviennent. Pas désagréable. D’autres ont pris ma vie en charge. Je n’ai pas mal. Je me laisse bouchonner, bichonner. Mourir vieux et chez soi, entouré de l’affection des siens ; l’image prometteuse des bouquins bien-pensants, dans le fond, c’est majestueux. L’ambition suprême, c’est d’avoir une mort confortable. La douce descente dans l’inconnu, avec des bouilles compatissantes qui s’obstinent à vous sourire en vous assurant que ça n’est rien, que ça va passer, que c’est normal, que le toubib l’a dit : ça vient des granulés, et qu’ensuite… Quelle fin il aura, votre San-A. ? Et vous autres, bande de branques ? Ah ! le joli concert de nos derniers soupirs ! Pas plus harmonieux qu’un concours de pets dans un lycée toulousain ! Si on essayait de se débiner avant, dites ? Doit bien y avoir une issue dans ce foutu mausolée ? Un moyen de jouer la belle ? J’ai idée qu’on s’est résignés trop aisément, les hommes. Qu’on a mis les pouces trop vite… Bon, l’automne a soufflé sur le jardin d’Éden. Pomme, pomme, pomme, pomme ! Mais le printemps continue ailleurs, suffit peut-être de changer d’hémisphère ? Un de ces quatre, quand on cosmonautera à bloc, on aura des big surprises. Des julots se pointeront sur une planète lointaine pour la déchiffrer, la défricher, et puis le temps passera ; les temps passeront et les gonzes auxquels je fais supposition seront toujours là, impecs, tels qu’ils étaient en débarquant. Ils finiront par piger qu’ils sont devenus immortels sur cette nouvelle boule : leurs frimes, madame ! Je parie qu’ils paniqueront et qu’ils se mettront dare-dare à chercher le moyen de se mortaliser ; il y aura la grande fièvre dans les laboratoires. On fera des promesses. Les baveux à sensation titreront sur toute la page qu’une sorte d’espèce de mage aurait trouvé le moyen de mourir, qu’en tout cas il est sur la bonne voie ; que le virus d’éternité n’a qu’à bien se tenir et qu’on va lui faire sa fête incessamment.

Rien n’est plus voluptueux que de perdre la notion du temps ; mais c’est perfide comme sensation. Faut pas chahuter avec ça, c’est le pire des stupes. Et encore, vaut mieux se camer que de pointiller. Dites, au prix où sont nos secondes, les laisser musarder en dehors de nous, ça me paraît criminel ; pas à vous ?

Voilà pourquoi, au cours d’une période de semi-conscience, je me tiens, en boitillant de la pensarde, le raisonnement ci-après : « San-A., on te colle des drogues pour t’enlever la douleur. Mais en t’enlevant la douleur, on te retire la perception. Si encore c’était celle de ton quartier ! Mais tu donnes de la bande, mec. T’as le cerveau qui dévale la côte au point mort. Si ta direction se bloque, t’es chiche de rater le prochain virage. Faut réagir, gamin. Pense à ta môman, à ta bonne vieille môman »…

Un halo bleu… Une voix douce.

— Tenez, avalez !

Deux doigts qui sentent l’éther et qui sont frais comme des fruits au sirop m’écartent les lèvres et déposent dans ma bouche deux minuscules pilules. On met un verre dans ma main. On me soulève le coude. J’ai un réflexe. Je carre les deux dragées dans un coin de ma grange, sous la langue. Je bois mon verre. Je feins l’avalage délicat. Glououg !

On me reprend le glass.

— Reposez-vous !

C’est ça, mon cœur. Je ferme les yeux. Une porte loquette. Je tourne ma tête sur le côté et je recrache les petits œufs que cet oiseau délicat m’a pondu entre les lèvres. Avec mille (c’est pas vrai, j’ai fait le compte : il y en avait 874), avec huit cent soixante-quatorze difficultés, donc, je coule les pilules dans un petit trou de mon oreiller. Les œufs, ça va avec le duvet, pas vrai ?

Que vienne la douleur, puisqu’elle est vivante ! Je l’attends de chair ferme. Une sorte de prière inverse me sort de l’âme : « Mon Dieu, faites-moi souffrir ! »

Je poireaute, guettant les manifestations de ma viande. Elle a pas tellement l’air de se tourmenter. Ça me gêne un peu pour respirer en grand, à cause de mes côtelettes fêlées. Et puis, le plâtre de ma jambe me tire horriblement. Mais là, c’est les poils. Ces endoffés, je vous le parie, m’ont cimenté la guitare sans me raser. Et des poiluchards, faites confiance, c’est pas ce qui me manque. Je toisonne abondamment, mesdames. On me tondrait toute la végétation, y en aurait assez pour déguiser Yul Brynner en Louis XIV.

J’ai idée que je vais drôlement prendre mon fade quand on me décarapacera…

Il fait nuit.

J’ai beau écarter mes vasistas, c’est le noir. Ou presque. Juste une imposte au-dessus de la porte qui laisse glisser un rectangle de clarté bleuâtre. Les rideaux de la fenêtre sont tirés. C’est curieux… Qu’est-ce qui est curieux ? Attendez, faut que je me rajuste un peu la gamberge pour trouver. Une sensation, au fond de mon entendement. À bon entendeur salut ! À Bonn, en tendeur ! Abonnant, tant d’heures ! Ah ! bonne entend… J’ai le gramophone qui déraille. Je me tourne vers la clarté bleue… C’est de là, sans jeu de mots, que doit m’arriver la lumière… L’imposte, télégraphe, téléphone. L’été, les faunes… Bon Dieu, accroche-toi, quoi, San-A. ! Ce que c’est agaçant, ce constant dérapage de l’esprit. Je mords le fossé ! Pas mèche de penser droit. Un mot tire une salve d’idées biscornues, d’images à la noix… Voyons, voyons… Je disais : c’est curieux. Sensation étrange. Et puis la vérité va venir de l’imposte. Pourquoi ? Quand j’aurai trouvé, mes canards, le brouillard se lèvera. Voyons voir, d’où me vient cette notion de vivre quelque chose d’anormal ? Quelque chose qui ne devrait pas être, or not to be, forget me not, toubib ! Habib Bourguiba… Les amibes… Cramponne-toi ; mon San-A. L’imposte… Poste de secours, premiers secours aux blessés. Prêter secours ! Au secours ! Ah, oui ! Attendez, ça m’a fulguré, et puis c’est reparti, mais ça va revenir. L’imposte… Imposteur ! Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu’imposte !

Voilà, je crois que ça y est. Ça se cristallise. Je détecte ce qui cloche. Lorsque j’ai repris mes esprits, tout à l’heure ou l’autre jour, je ne sais plus, il n’y avait pas d’imposte au-dessus de la lourde ! Je rassemble mes souvenirs. Pas d’erreur… Je suis sûr de moi. Aucune imposte. Donc on m’a changé de chambre. Je n’ai eu conscience de rien. Pas la moindre sensation de transport. C’est pas exceptionnel, comme découverte, hein ? Y avait pas de quoi se cloquer la pensarde en pas de vis. Allons, dors, San-A. Pour que tu te forces-réparatrices… Tes os se recolleront, car t’as du calcium à plus savoir où le mettre. Si ces fichus poils… Ça devient pas tenable. On dirait que j’ai engagé ma flûte dans un tonneau empli de fourmis. Ça grouille, ça picote, ça titille, ça grimpe, ça grume, ça griffe, ça gravite, ça grignote, ça écrevisse, ça crebleu ! Pas tellement douloureux ; pire : insoutenable. Souventes fois j’ai été torturé par des truands, des espions, des contre-espions, des flics étrangers, des sadiques, des syndics, des érotiques, des germaniques, et autres, et je n’ai pas parlé. S’ils avaient su, les bons apôtres, qu’il suffisait de me chatouiller un peu pour me faire grimper au plaftard, ils se seraient savaté le valseur !

Je préférerais endurer de savantes douleurs ; roulette de dentiste, tiges de bambou sous les ongles, baignoire, court-circuit, supplice de l’eau… Mais ces poils tirés, cette acupuncture frénétique, oh non ! Grâce ! Je tâtonne à la tronche de mon lit pour chercher la sonnette. Il n’y en a pas ! Or il en existait une dans l’autre chambre. J’appelle. Ma voix me semble toute gondolée et faiblarde. Elle ressemble au bêlement d’un mouton perdu dans le brouillard.

— S’il vous plaît ! hélé-je.

Hélas ! on ne vient pas.

Je cherche autour de moi un truc pour cogner le plancher. Je ne trouve rien. La pièce est plongée dans une pénombre intense. Je me cramponne aux barreaux du lit de fer pour opérer une traction, essayer de changer de position. Ça risque de me déglinguer les plâtras, mais je m’en cogne ! Tant pis, je me ferai ravaler ultérieurement. Je peux plus supporter d’être rongé de la sorte. Si au moins Béru avait la good idée de rappliquer. Où est-il, cet empaillé graisseux ? Je deviens injuste, féroce, je le maudis d’être absent.

Me voilà quasiment assis sur mon oreiller. Ma citrouille ronronne comme une usine d’armement un soir de mobilisation générale. Un autre truc m’abasourdit. Je cherche quoi, en sachant que je vais trouver, le temps de me démêler deux idées qui se sont entrecroisées et je suis z’à vous. Oui : je m’étonne de ne pas souffrir plus. Un zig aussi morcelé doit crier aux petits pois quand il remue, je présume ? Or, à part mes papouilleries infernales, consécutives à mes poils, je ne sens qu’une certaine difficulté respiratoire… That’s all !

Pourtant, je ne suis plus beaucoup sous l’effet des calmants puisque…

Je fais trois ! (puisque je ne fais ni une ni deux)[11].

J’attrape le haut de mon plâtre qui s’achève en entrée de botte. Et des deux mains, muscles bandés, je l’arrache. Salement coton à écosser, ce haricot ! Faut de l’huile d’énergie. La sueur me dégouline par tous les accidents de terrain. Craaaaac ! Recraaaaaac ! J’en déchire dix centimètres. Le plâtre qui m’enserre le bassin me gêne horriblement, pas moyen de me pencher. Que faire ? Je laisse glisser mes pattes hors du lit. J’attends l’horrible douleur qui, infailliblement, va se produire. Rien ne se passe. Je tente l’impossible : me tenir debout par terre. J’y parviens. La surprise me fait hoqueter, bavocher, dégouliner. De quoi, de qu’est-ce ? Je rêve-t-y, je néfertiti ? Suis-je encore dans un paquet de vapes ? Faiblard, mais pas causé. Officiel !

Je cloche-piède jusqu’au bout du plumard. Le petit panneau de fer sur lequel on fixe le graphique de température est là. On n’y a écrit que les noms de mes médicaments, ainsi que les heures auxquelles ils me furent administrés. J’en méduse du pôle nord au pôle sud. En zyeutant les fréquences, je constate que je suis là depuis trois jours ! Trois jours, mes petites filles, c’est un bail, non ? J’arrache le panneau, je le tords et m’en sers comme d’un gros tranchet pour cisailler le plâtre qui m’emprisonne le bassin et celui qui me moule la jambe… Je dois passer plusieurs heures sur ce labeur.

Rarement besogne m’a autant épuisé. Je souffle comme : un soufflet de forge, un phoque, un bœuf, un steamer[12]… Je m’arrête fréquemment. J’ai soif. Des vertiges… Des vestiges. La pièce est animée d’un mouvement de roulis. Molo, San-A. !

Force pas, mon pote, garde tes réserves, j’ai dans l’idée que tu vas en avoir besoin.

Enfin mes carapaces gisent par terre, comme les restes monstrueux de crustacés antédiluviens.

Ma jambe droite sanguinole car, tout à ma frénésie, je me suis arraché la crinière de guibole. Me voilà dépoilé sur la droite. De plus, j’ai l’impression de posséder, à la place de la jambe, un vague moignon en celluloïd. Je me dirige à cloche-pied jusqu’à la croisée car j’ai hâte de mater où je me trouve. D’un geste incertain j’écarte le rideau.

Derrière, c’est le mur, terriblement dense et uni.

Y a pas de fenêtre, les rideaux ont été fixés contre une cloison, simplement pour créer une illusion de fenêtre.

CHAPITRE IV

Soufflant, comme impression ! Je me pince, je m’arquepince, je doute de moi, moi qui pourtant ai la réputation de ne douter de rien.

Est-ce que je rêverais pas, malgré tout ?

Il m’est arrivé de faire un cauchemar à l’intérieur duquel je me disais : « Ça ressemble à un cauchemar, mais ce n’en est pas un ! » Je me débattais contre des fantasmes, des sensations confuses, écloses dans je ne sais quels limbes de ma pensée… L’intensité du cauchemar provenait de mon incertitude.

Je palpe le mur blanchi à la chaux. Pas de fenêtre. C’est plein de briques cimentées, ce machin-là.

Je me palpe… Aucune souffrance. Rien de cassé. Je considère mes carcasses plâtreuses, à terre. D’ac, je rêve sûrement. On m’a filé des doses pour travailleur de force. La réalité s’estompe. J’ai le délire. Je rêve que j’ai recraché mes pilules, que j’ai cisaillé mes plâtres, que j’ai ouvert les rideaux de la croisée et qu’il n’existe pas de croisée.

Tout à l’heure je retrouverai des maux, des fenêtres vitrées avec du jour et un paysage derrière…

Pourtant… Mon regard retourne à l’imposte. Il y a une toile d’araignée dans l’angle. Dans les songes aussi il y a parfois des toiles d’araignée, des clartés bleuâtres…

Non, je suis lucide. Sonné, épuisé, hébété, mais lucide. J’essaie de soulever ma jambe dite cassée, j’y parviens mal. Elle devenait déjà poids mort. Le corps s’abandonne vite. Il faut jamais le perdre de vue, celui-là. Toujours lui surveiller le manomètre, la pression, la tension, la coagulation, la copulation, la combustion, la constitution, l’intersection, la flore, l’aphone, le reste. Vous avez une guitare plâtrée trois jours, et la voici devenue surcharge, presque étrangère à vous ; vous êtes obligé de lui rapprendre sa fonction, de la rééduquer, car elle a déjà oublié ce qu’elle fait pendant des lustres ! Ceux qui ne croient pas à la précarité de l’espèce n’ont qu’à réfléchir à la question. Je veux pas toujours chiquer les rabat-joie, au contraire, je souligne l’incohérence, l’inimportance de tout ça pour vous inciter à profiter de votre provisoire, à le faire durer au maxi, les mecs.

Je touche ma pauvre guibole. Mes doigts sont tout rouges de sang. Quoi ! merde ! C’est pas un rêve. Je le connais, mon raisin vermillon !

Je me dirige en sautillant comme un kangourou (sauf que cette bestiole se sert de sa queue pour se détendre, ce en quoi elle a raison, la queue étant un bon moyen de détente). Je vais appeler, demander des explicances… J’empoigne le loquet, mais il n’obéit pas à ma sollicitation. Caisse à dire ? On aurait verrouillé le San-A. dans sa chambre ? Non, mais des foies (blancs), je suis pas à Sing-Sing ! Je secoue la porte, je la tambourine, en vain. Nobody ! Cette fois, je me convoque d’urgence pour un conseil de guerre. Je me dis textuellement ceci : « Mon colonel (et pourquoi pas ?), ou malgré votre conviction intime, profonde et bien établie vous rêvez, auquel cas il va falloir vous réveiller en vitesse ; ou vous ne rêvez pas, et alors il va falloir sortir d’ici non moins en vitesse. » Voilà qui est clair, net, énergique, énergétique et précis ? Vous voyez que j’ai bien fait de m’exhorter militairement ! D’ailleurs je me suis balancé ça sur un ton qui n’admet pas de réplique. Cassant, pour tout dire ! Je ne m’obéirais pas subito presto que je serais chiche de me traduire (moi qui le suis déjà en tant de langues) devant un conseil de guerre, de me condamner à la peine de mort et de me fusiller personnellement (le hic, en l’occurrence, restant le coup de grâce).

Moi, vous me connaissez. Quand je trouve sur ma route une porte fermée, aussitôt je pense à mon sésame.

Mes fringues ! Vite !

Il existe un placard de bois peint qui, lui, s’ouvre parfaitement, mais inutilement vu qu’il est aussi vide que le bagage scientifique d’un gardien de la paix. Donc, si vous me permettez de résumer mon cas : je suis enfermé dans une pièce inconnue, avec pour tout vêtement une veste de pyjama trop grande pour moi. On a voulu me faire croire que j’étais grièvement blessé alors que je ne le suis pas. Et on me médicamente à tout va pour me faire tenir peinard.

À perte de vue, des points d’interrogation s’étalent devant moi ; il en existe autant que d’épis de blé dans la plaine de Beauce. Je vais, plus hagard que Saint-Lazare[13], d’un mystère à une énigme ; d’une stupéfaction à une incrédulité. Jusqu’où ces ricochets vont-ils me faire rebondir ? Répondez pas tous à la fois !

La qualité majeure de votre merveilleux San-Antonio, mes gentilles demoiselles et chères mesdames, c’est que l’adversité lui donne toujours le ressort nécessaire pour qu’il combatte et la vainque. Je pense que vous l’avez déjà remarqué et apprécié. Un zig de mon acabit doit pouvoir supermaner quand l’occasion se présente. Partez d’une chose pour dominer votre foutu scepticisme fondamental : tout ce qu’un homme invente peut être réalisé. L’homme est précédé de sa pensée, mais il la rejoint immanquablement. Il lui suffit de le vouloir. Il lui suffit de témérairer le moment venu. Le corps, faut lui enlever sa laisse, à ce molosse. Lui crier : « Vas-y, mords-le ! » Et il fonce, dépasse votre intelligence pour accomplir ce qu’elle a conçu et même le parachever d’instinct. Brave bête, va ! Bon petit corps ! Il aura droit à sa récompense : un chateaubriand-béarnaise et séance de cirque pour Popaul. Faut lui donner son susucre, au corps, comme aux chiens savants, et surtout si l’on est diabétique.

Dépourvu de tout, une flûte fanée, vaguement anémié par trois jours de plumard et une monstre quantité de sédatifs impétueux, je suis bon à nibe. Pas mèche d’enfoncer cette lourde qui me paraît majuscule. Impossible non plus de faire des papouilles à la serrure, car c’est un verrou qui, à l’extérieur, la bloque. Donc : patience, ruse et jugeote.

Je rassemble mes gravats et les cloque sous les couvrantes. C’est l’A.B.C. du métier, comme disait l’abbé Saidumétié. Tous les pensionnaires en rupture de dortoir ont pratiqué cette astuce. Le volume du corps pour faire croire qu’on est là, au dodo et qu’on roupille à poings fermés tandis qu’on court le Billetdoux (je parle des amateurs de théâtre). Avant de terminer la mise en scène, je récupère un drap du lit, à toutes fins utiles. Après quoi je me livre à un savant exercice de culture physique destiné à redonner à ma jambe tout son brio. Au début, ça renâcle vilain, mes articulations sont déjà rouillées et mes muscles font le caoutchouc mousse, mais progressivement, une certaine souplesse me revient. Je me masse, me malaxe, me relaxe, me pétris, me dépétrifie. Au bout d’une plombe de traitement, je me sens à peu près nickel, sauf que j’ai une faim de fakir. Je serais capable de remplacer mon remplaçant, en l’occurrence le gargantuesque Bérurier. Je peux pas m’empêcher d’évoquer les lasagnes du Boccalino, non plus que ses pieds de porc sauce madère ! Je pense à des panneaux-réclame d’Olida aperçus dans le métro. De fumantes choucroutes, plus saisissantes qu’une toile de Braque, des jambons veinés comme du marbre rose, des saucisses qu’un coup d’ongle ferait exploser…

J’attends, à côté de la porte, parfaite sentinelle qui vigile pour son propre salut.

De temps à autre, je m’offre quelques exercices décontractants, histoire de repousser la louche ankylose qui rôdaille encore. Bonté divine, les gens qui me séquestrent et me berlurent vont bien revenir, ne serait-ce que pour me filer d’autres doses anémiantes…

Je me suis enveloppé dans le drap et, adossé contre le mur, je réfléchis à cet incroyable cinéma. Car ce qui prédomine dans cette aventure, c’est son aspect « pincez-moi, je rêve ». Mon accident de bagnole, un attentat ? Alors, les Chemugle, mouillés dans le coup ? Et mon Gravos, qu’est-il devenu ? Heureusement qu’il avait joint le Boss avant de disparaître. Je suppose que, n’ayant plus de nouvelles, m’sieur le Tondu va nous dépêcher une caravane de secours, si ce n’est déjà fait.

Bon, nous avons donc dit… j’essaie de me refaire une petite projection privée des événements. Le Vieux repère l’Hyène. Il me demande de la buter. Mission remplie. Excusez, docteur : j’ai tué une innocente héritière… Dont la femme de chambre noire est noyée dans une piscine louée au nom de Chemugle. Et dont on vient chercher le cadavre pour l’emmener je ne sais où ! Les Chemugle n’ont pas quitté la Suisse. Lui ne pense qu’à jouer au tennis ; elle qu’à se faire introspecter le terrier. Ils sont gentils, pas extrêmement futés, semble-t-il. Ils nous accueillent très bien, peut-être trop bien ? Au moment de répondre à leur invitation, une Jaguar appartenant à un lord british me rentre dans le lard. Béru est formel : son pneu avait éclaté. On me conduit dans une clinique. La clinique du docteur… Comment Béru m’a-t-il dit, déjà ? Ça ressemblait à une blague, ce nom. Oh, j’y suis : Plakapar. Les Chemugle viennent m’exprimer leur navrance. Je perds conscience. Je me retrouve trois jours plus tard dans une chambre sans fenêtres, dont l’unique issue est fortement verrouillée. Et je constate que je n’avais pas besoin d’être plâtré.

Si après ça vous trouvez qu’il n’y a pas assez d’action, de mystère et de suspense dans mes bouquins, les gars, c’est qu’il faut vous désintoxiquer les cellules à fond, faire le ménage de vos méninges, vous rapprendre à lire dans l’annuaire des téléphones ou dans Mauriac.

Je moisis un sacré bout de temps dans ma chambre-cellule. N’ayant plus de montre, je ne saurais vous donner une indication plus précise sur la durée de mon attente, mais je suppose que vous vous en foutez royalement, bien que vous vous prétendiez démocrates, non ?

Ma faim s’accroît, car si on ne bouffe pas, c’est un mal irréversible ; mais par contre, ma souplesse se précise et les ultimes vapes qui m’ouataient achèvent de s’effilocher.

La lumière bleuâtre de l’imposte, toujours… Elle tire du néant le lit de fer et le placard ripolinés de blanc. C’est sinistre, vu en plan général, cette turne. Les rideaux, surtout, qui ne servent à rien, comme des lunettes noires sur le nez d’un aveugle.

Tout à coup, je perçois un bruit léger et sonore, comme en produiraient des pas dans un local voûté. Je sais qu’on vient ; que c’est pour moi… Prépare-toi, San-A. Ah, cher bagarreur, grand intrépide, fieffé téméraire, solide luron, casse-cou, Bayard moderne… Mais qu’est-ce que je raconte ! C’est de moi que je cause ; excusez, bonnes gens, vous savez ce que c’est… On se démarre à la manivelle et on ne sait plus s’arrêter avant l’apothéose finale.

J’en fais grincer des dents. M’en moque : ceux-là ont un râtelier, car ils sont vieux et tartes !

Le pas stoppe net devant la porte. Le verrou doit être bien huilé car il ne grince pas. Un petit « chuiiit, grotche » et c’est tout. Vous avez noté sur votre carnet ? « chuiiit, grotche ». On m’a surnommé le roi de l’onomatopée écrite ! Le seul bruiteur de la littérature ! y avait une place à prendre dans ce domaine. Terminé : je l’ai sucrée !

Allez, je vous joue ma scène prétentiarde, mais c’est seulement pour vous faire marrer. J’en pense pas un Vermot. San-Antonio, il est bocal parmi les autres bocaux dans l’entrepôt des conneries imprimées. Gris également, tout comme l’onguent dont il se sert dans sa lutte clandestine contre les squatters d’entresol.

La porte, qui commençait à s’ouvrir, achève de s’ouvrir. Je me tiens sur le côté, le drap tendu devant moi, comme un épervier que le pêcheur s’apprête à lancer pour coiffer un banc de poissons. On donne la lumière. La clarté trop vive me fait ciller ; d’ailleurs, en ce moment, tout me fait ciller. Une grande fille potelée entre, sanglée dans une blouse bleue. Elle tient un plateau supportant une seringue, des flacons. Elle s’avance vers le lit, la croupe onduleuse. Le San-Antonio des grands jours entre en scène, mes amis. Réalisation d’Alfred Hitchcock. Deux actions simultanées, rien que ça ! Un coup de talon pour fermer la porte, le geste auguste du semeur pour emprisonner l’infirmière dans mes rets.

Elle en laisse choir son plateau. Moi je tortille le drap à la vite-fait. Elle se débat ; elle regimbe. Une sportive assurément. La Suisse est un pays de skieuses. Je file une secousse manière de la neutraliser, la voilà qui culbute et qui choit sur son plateau. Bris de flacons… Cris étouffés. Elle racle le sol de ses chaussures vernies. Moi, pour la calmer, je m’assois dessus. Effectivement, au bout d’un instant, elle se calme complètement. Je me relève, elle ne bronche plus. Alors j’arrache le drap pour contempler miss Piquouse. Un frais minois, c’est toujours bon à visionner. La fille est ravissante, blonde, un peu lourde peut-être ? Dans dix piges, elle prendrait résolument le côté dondon si elle vivait encore. Seulement voilà : elle est clamsée. Mais alors complètement ! La grande faucheuse a fait le ménage à fond, soyez sûrs ! Je la trouve un tantinet bleuâtre, la demoiselle. Les lèvres surtout. Je ne pige pas très bien, mes fils. Je l’ai pas renversée brutalement. Sa tête n’a rien badaboumé. Et c’est pas de m’être assis dessus un brin pour la faire tenir peinarde qui a pu l’étouffer. C’étaient ses fesses qui me servaient de banc. Pas possible qu’elle eût les poumons placés sur le porte-bagages. Alors ? J’en suis là de ma nouvelle surprise, et même un tout petit peu plus loin, lorsque j’avise la seringue plantée dans son poignet jusqu’à la garde. Le hasard (joint à mon imagination fertile) a voulu qu’en tombant et en se débattant, la douce enfant se soit enfoncé l’aiguille dans la chair. Et ce que contenait la seringue, c’était sûrement pas de l’eau distillée, ayez confiance. De là je conclus que, sans mon sursaut d’énergie qui m’a fait recracher les pastilles, tout à l’heure, au moment où je vous cause, je serais en train de gravir, en rappel, la face nord du paradis. Un peu foudroyant, l’élixir de courte vie de la donzelle. On devait craindre que je m’éternise ici, et on avait décidé d’écourter mon séjour…

Comme j’ai de l’ordre, je recommande son âme à Dieu et je m’esbigne sans attendre de reçu.

J’atteins la lourde, je l’open menu et mon œil que l’on pourrait, sans crainte de tomber dans la convention, qualifier d’exercé s’insinue pour mater les pourtours et les alentours, y compris les abords et les environs. Je m’attends à découvrir un couloir de clinique, mais pas du tout. Une vaste étendue scintillante se présente à moi. Ça mesure au moins cent mètres de long sur cinquante de large et ça miroite à la lumière bleutée d’une immense rivière. Je sors de ma chambre, et c’est pour découvrir une alignée de portes semblables à la mienne. Tout est pénombreux, silencieux à l’extrême. Je relourde pour aller ouvrir la porte suivante. Elle donne sur un vestiaire comportant des tas de placards en fer. Je vais inventorier lesdits placards, tous sont vides, ce qui ne laisse pas que de m’atterrer vu que, vous l’avez peut-être oublié, je ne suis toujours vêtu que d’une veste de pyjama. C’est marrant d’avoir les clochettes qui dreling-drelinguent, mais dans la rue ça fait trop désordre. Si je ne me dégauchis pas d’urgence quelque chose ressemblant de près et de loin à un pantalon, je risque d’être alpagué pour attentat aux bonnes nurses suisses.

Toutes les portes donnent sur des vestiaires. Des vestiaires actuellement sans vêtements. Je finis par réaliser que je me trouve dans un skating. Cette grande étendue brillante, c’est de la glace, mes frères.

Je viens d’explorer, sans résultat, trois locaux déserts et je parviens à la limite d’un étroit couloir au fond duquel brille une lumière.

Je tends l’oreille : silence. Je perçois, affolant dans l’épais silence, le plop-plop-plop d’un robinet qui saigne du nez. Rien d’autre. En trottant menu, je bombe jusqu’à la pièce éclairée. Il s’agit d’un bureau pimpant et formiqueux, aux meubles Scandinaves, lequel comporte un petit compartiment servant de salle d’eau. Personne. Je me jette sur un grand meuble muni de portes coulissantes, avec, soudain, la certitude que je vais y dénicher des fringues. Est-ce la lumière qui me rend optimiste parce qu’elle donne tout de suite à ce local un air habité, une chaleur humaine ?

Je tire sur la poignée chromée. Effectivement, un survêtement bleu est accroché à un cintre. Je sais que vous ne me croirez pas si je vous donne ma parabole d’honneur qu’il est pile à ma taille, et pourtant, c’est la vérité, mes cailles. Je l’aurais acheté chez Oscar, boulevard de Champigny, qu’il ne m’irait pas mieux. C’est au point que je pourrais le passer pour me rendre à une réception à l’Élysée. Je le mets en un tournemain. Ouf ! C’est bon, lorsqu’on est debout — et, qui pis est, dans une patinoire —, de se claquemurer Coquette. Ma jambe traîne un peu, ça ronfle pas mal dans ma poitrine et j’ai une boulimie vachement excessive, mais dans l’ensemble, le mec est d’attaque. Sur le bureau se trouve une trousse médicale. Je l’explore et, à tout hasard, pique une lancette acérée.

Et maintenant, que vais-je faire ?

Un manteau de dame, à col de renard rouge, gît sur un dossier de chaise. Un sac à main repose sur la doublure. Je visite, avec cette belle impudeur qui scandalise tant les chaisières, le réticule[14], et j’y découvre un permis de conduire suisse au nom d’Hélène Bellemôte, demeurant rue des Petits-Français[15] à Môtier-Vully. J’enfouille le faf presto, de même que les quelque cinquante francs suisses qu’il contient. Des esprits chagrins objecteront qu’il n’y a généralement pas de poches dans un survêtement, ce à quoi je leur répondrai, avec le maximum de simplicité, que le mien en comporte, vu ?

Aussi prierai-je les sceptiques, les moustiques, les frénétiques, les bourriques, les pudiques, les druidiques, les anémiques, les arythmiques, les tombeurs-en-digue-digue et leur clique, de ne pas toujours m’objecter, de ne plus m’asticoter et de s’abstenir de me massicoter !

Si je fais un nouveau point (il faut le faire souvent, très souvent lorsqu’on navigue en plein brouillard) j’ajoute à mon résumé précédent les indications suivantes : on m’a évacué de la clinique pour me mener dans un palais de glace provisoirement fermé ; on m’a médicamenté fortement de manière que je vive trois jours en léthargie, et à la fin du troisième jour, une demoiselle Bellemôte avait à charge de me liquider à l’aide d’une piqûre de perlimpinpin. Insensé ! On continue de virevolter dans la dinguerie la plus totale. Est-ce que je me goure ? Que nenni ! Lorsque Béru est venu me voir, je me trouvais bel et bien dans une clinique, sinon le Gros s’en serait aperçu. Il est moins fufute qu’un pot de crème à raser, mais par lavedu pourtant au point de confondre un skating avec un hôpital. Donc on m’a piloté ici pour me supprimer. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait tout de suite ? Autre mystère… Ce sursis de trois jours me trouble plus encore que le reste. Attendrait-on un événement qui devait se produire alors que je me trouvais encore en vie ?

De toute manière, la lumière ne va pas tarder à jaillir, les gars. On va faire flamber les calbombes en grand ; je veux des illuminations de toute beauté, mes poules. Un vache flamboiement ! La vérité écrite au néon, en rouge vif, soulignée trois fois en jaune intense. Ah, merde pour les points d’interrogation qui nous ont fait tant de mal.

Cette fois, je vais arquer sur du solide. Finie, la banquise branlante. Le bon sol, façon beauceronne, je veux. Les gras alpages, les verts pâturages sous mes paturons. À qui appartient ce skating ? Le proprio, faut que j’aille le voir, que je fasse « chmolitz » avec lui, histoire de le tutoyer à poings fermés. Et aussi la nana qui s’est autopiquée. Et la clinique où j’étais primitivement et où un toubib m’a réputé cassé alors que j’étais entier et m’a plâtré alors que je pouvais faire le triple saut périlleux, sans péril.

Du solide ! Et j’aurai le concours des matuches suisses. La participation de l’armée. Les Suissagas, leurs flics, c’est loin d’être des crêpes. Méthodes modernes, laboratoire de first quality. Du chou, de l’obstination. Pas de fantaisistes comme chez nous ! Je remuerai le parlement fédéral si besoin. J’alerterai le colonel Musy. Un service (de renseignements) en vaut un autre ! On va étriller ce pot de goudron, bouter les mystères, les accrocher à nos lanternes enfin éclairées en chantant le « Ça va aller ».

Je cherche des lattes, il me manque plus qu’une quelconque paire de savates pour pouvoir sortir en ville. À travers les vitres dépolies du bureau, je vois qu’il fait nuit noire, dehors. Évidemment, la nuit est toujours dehors, de même que la neige, le vent, la pluie ou le soleil. Chez de grands écrivains, vous lisez des vachement doctorales phrases telles que : « La tempête faisait rage dehors », ou bien : « Dehors, le soleil balayait les ombres. » Pour eux, il existe vraiment un dedans ! Illuses, mes fils. Dedans, c’est une vue de l’esprit, une protection précaire que la nature tolère, comme la Chine rouge tolère Hong-Kong. Mais je vais vous le dire une bonne fois : il n’y a pas de dedans, à part nos âmes. Et encore sont-elles, elles aussi, une tolérance du dehors. Oh, puis classe ! Je vais pas vous casser les roustons à chaque coin de paragraphe. Vous diriez qu’il pontifie, San-A. Qu’il se prend pour un philosophe patenté ! J’ai beau farfouiller : pas de targettes, pas de chaussons, pas la plus humble paire de pataugas. Il s’en ira donc nu-pieds sur les routes helvétiques, le commissaire. Comme un bourgeois recalé !

Je sors du bureau, mais à cette seconde (à moins que ce ne soit à la suivante) le bigophone se met à carillonner dans le local. Rien de tel qu’un appel téléphonique pour vous solliciter. On a raison d’appeler ça un appel. C’en est un, vraiment ! Vous avez beau vous retenir, il vient vous chercher, il s’enfonce dans votre viandasse, dans votre esprit, partout, jusqu’au bout des orteils, jusqu’au fond du fondement, dans la plus minuscule cellule de votre cervelet. Ça vous est déjà arrivé, je pense, de décider, un dimanche matin, de ne pas répondre, et, quand ça carillonne, de vous astreindre à ne pas décrocher ? Quelle force de caractère cela nécessite ! Quelle dépense d’énergie ! Quel tourment secret ! Quelle sombre délectation, ensuite, lorsque le silence arrive et vous meurtrit au lieu de vous apaiser. Faut qu’un « p », hein, à apaiser ? Apaiser, aplatir, aplanir, oui : un « p ».

J’hésite. Et puis j’hésite plus et je vais ramasser le combiné. Je ne dis rien : je perçois un souffle, puis une voix qui murmure :

— Allô ! Hélène ?

Ma décision est prise, je réponds, en me bouchant le nez et en adoptant l’accent vaudois :

— Qui demandez-vous ?

— C’est pas l’igloo ? s’inquiète la voix.

— Pas du tout ! Vous faites erreur, affirme l’impudent et imprudent San-A.

— Quel numéro êtes-vous ? demande le correspondant avec une ombre d’inquiétude dans la voix.

À toute volée, je réfléchis. Quelle truffe fus-je, de décrocher ! Je risque de donner l’éveil. Je pense au bignou de mon ami Marcel-G. Prêtre qui habite la région.

— Le 71 30 02, bidonné-je d’une voix agacée, et je raccroche.

Cette fois, mon San-Antonio bien-aimé, pour mériter l’estime que tu as pour toi, il faut agir.

Je largue ce bureau. La piste a un reflet métallique sous la clarté lunaire que la verrière pourvoit d’un filtre bleu. Un vrai poète des lettres et des bazars dirait qu’elle ressemble à une plaque d’argent sous le manteau de la nuit. Je ne sais pas pourquoi quelque chose m’accroche, comme, tout à l’heure, le rectangle de l’imposte a excité mon subconscient. Je regarde cette immense salle vide et sonore… Un anachronisme, sûrement. Mais lequel ? Qu’est-ce qui me trouble ? Qu’y a-t-il d’anormal ? Plusieurs choses…

Je m’assieds sur le rebord de bois, pensif et solitaire. Lamartine suspendant son lac ! Un palais de glace désert, ça fait froid dans le dossard. La pénombre… Deux taches de lumière : celle du bureau, au fond du petit couloir, celle du vestiaire déguisé en chambre où une certaine Hélène Bellemôte…

J’ai froid aux pinceaux… J’ai faim… J’ai soif… J’ai la nostalgie de m’man, de l’inquiétude à propos de Béru. J’ai mal au cœur à force de ne pas piger. Je veux entraver. Faut que je me frotte le phosphore pour l’enflammer.

Qu’y a-t-il de vertigineusement anormal dans ce lieu bizarre ?

Eh ben, mon San-A., ça vient, oui ? Tu la fais fonctionner, ta turbine à air con primé ? Tu la distilles, cette sécrétion de gamberge ? Je me trémousse les esprits (du verbe se trémousser, je sais, mais je hais la grammaire). Et alors, naturellement, ça rapplique. Faut bien, non ? Autrement j’aurais plus qu’à changer de turbin, me faire ramoneur de tuyaux-de-champs-de-courses ou étudiant. Le poulet potache, ça changerait du potage de poulet[16]. Vous savez ce qu’il se déclare, à tête reposée, votre San-A. ? Ceci : en cette saison, l’Igloo (puisque tel est le blaze de ce palais de glace) est fermé. Cela se sent, se voit, se hume, se grume et saute aux yeux. Or, il y a de la glace sur la piste ! Entretenir une patinoire quand il n’y a pas de patineurs, c’est aberrant, reconnaissez-le. Et moi, je ne patine pas avec l’aberration. Je pourrais penser que les zigs d’Holiday on ice sont attendus ici, mais pourquoi feraient-ils leur numéro dans un local ne pouvant pas recevoir de spectateurs ?

Je m’assure de la consistance de la glace, en marchant dessus. Elle est bien dure, et froide comme la Sibérie. Froide au point de me brûler la plante des nougats. Je fais quelques pas et je m’immobilise. On a percé un trou dans la glace. Un trou rectangulaire qui ressemble à s’y méprendre à une tombe. Je me penche au-dessus du trou. J’aperçois le sol, au fond. Moi, vous me connaissez ? Fertile de la conclusion comme I am, j’en conclus qu’on avait préparé ce discret logement à mon intention. L’eau dont on se sert pour faire la gelate est teintée par un produit bleu lessive. Si on colle un cadavre dans le trou, qu’on verse dessus de la flotte bleue et qu’on la gèle, le cher défunt deviendra pratiquement invisible. Il ne sera plus qu’une ombre indécise sous une épaisseur de glace.

Je suis tout joyce d’avoir découvert ça. Dites, vous ne trouvez pas que ma forme revient ? Nonobstant ce résultat, je continue de me dire que ça ne carbure pas des mieux dans le landerneau. Un autre truc me trouble. Et je crois que c’est le silence. En effet, il y a un petit moment déjà que le gars du téléphone réclamait l’infirmière. Je lui ai dit qu’il se gourait de numéro. S’il m’avait cru, il aurait aussitôt recomposé son numéro. Or il ne l’a pas fait. Conclusion : il ne m’a pas cru !

J’ai fait du beau travail ! La puce à l’oreille, je leur ai mis. Parions qu’ils jouent sauve-qui-peut, le bateau coule ! Plus une broquille à perdre. Je cherche l’entrée, ce qui est mal commode dans cette demi-obscurité. Et voilà que, brutalement, tout s’illumine. Un éclairage de ring de boxe. Pleins feux ! Je me frotte les gobilles éblouies. Je ne vois personne, je n’entends rien. Ça signifie quoi, tout ça ? Je suis piqué comme un dadais au mitan de la piste. Et brusquement, une détonation retentit. Un éclat de glace me pète à la figure. On me canarde. Je cherche à me rendre compte d’où ça vient. Une seconde détonation me renseigne. Les coups partent d’une espèce de loggia où ceux qui ne patinent pas peuvent regarder les évolutions de ceux qui patinent. Une balle me traverse le survêtement, pas en son milieu, fort heureusement, sinon je n’aurais pas présentement le rare plaisir de vous conter la chose. Si je ne me mets pas à l’abri dans le millième de seconde qui va suivre, j’ai l’idée que ça va être ma représentation d’adieux, les gars. De profundis on ice ! Mais z’où me planquer, mes amis, mais z’où donc ? Une piste de glace, ça n’offre pas tellement d’accidents de terrain propices aux embuscades. Ça manque de vallonnements, de bocages, de fortins. Si le gnacouet qui m’assaisonne possédait une carabine au lieu d’un revolver, c’en serait fait de ma santé et de ce qui est autour. À cette distance, m’est avis qu’il se défend de première, le canardeur. Sur la totalité de son magasin, il va certainement me placer quelques échantillons brûlants dans la bidoche.

Comme le troisième coup tonne, je me jette à plat ventre sur ce miroir où mon élan me fait exécuter un traînard de quinze mètres.

Par une chance dont je n’ai à remercier personne vu que c’est bibi qui la crée, j’aboutis au ras de la fosse ménagée dans la banquise. Ma provisoire et unique ressource est de m’y laisser choir pour échapper aux balles. La tombe projetée devient ainsi tranchée protectrice. Mais l’abri est illusoire. Mon agresseur me le fait bien sentir car il éclate d’un rire nerveux, que l’écho du local rend démoniaque. Et puis it is the silence. Ce qui va suivre, mes blanches lapines, je peux vous le décrire à l’avance sans crainte de me tromper. Le défourailleur va se remettre un magasin neuf dans le pan-pan. Il va s’approcher, l’arme au poing et, quand il sera au bord de ma jolie fosse des dimanches, il n’aura qu’à cracher ses prunes à bout portant, ou quasi. J’en morflerai plein le bide, plein le buffet, plein la tronche. Ensuite : de la flotte, voyez congélateur, et j’entrerai dans la vie éternelle sur l’air de « la valse des patineurs ».

J’ai beau me tripoter les méninges avec une pelle à gâteau, je ne trouve rien à opposer à ce planning. Je suis déjà dans ma tombe. Reste plus qu’à souhaiter que ça aille vite et que ça dolorise le moins possible.

Tout se déroule selon le plan prévu. J’entends, dans un silence sonore (ça existe), le léger cliquetis d’un pistolet qu’on recharge. Puis un pas feutré. Un souffle. D’instinct, je me blottis dans le fond de mon trou. Présenter le moins de surface périssable, c’est un réflexe.

Ah ! si au moins j’avais un pétard, moi aussi ! Mais en fait d’armes (marrant, l’expression) je ne possède que la lancette piquée dans la trousse de la doctoresse à gages. Tiens ! après tout, pourquoi pas ? Pour peu que mon agresseur ait la paluche qui frémisse un brin, et que, la mienne, par contre, ne bronche pas… Sait-on jamais. Je saisis le bout du manche noir. Je replie mon bras au-dessus de ma tête. Je n’aurai pas beaucoup le temps de photographier le monsieur. Pas question de faire une pose, faudra se contenter d’un instantané. Dès que sa frime apparaîtra dans le rectangle ; tzoum ! Un copain, autrefois, m’a appris à lancer le couteau. Je pourrais vous en jeter plein les carreaux, vous bonnir qu’il s’agissait d’un Indien jivaro, ou d’un crack de music-hall. Pas vrai. Henri, il s’appelait. Il était berger, il avait l’accent du Midi ; quel âge pouvait-il avoir à l’époque ? Une douzaine d’années ? Moi, je n’étais qu’un minus de huit ou neuf. Il m’épatait en virgulant son Opinel dans les troncs d’arbre, Henri.

Une adresse, je vous jure ! Le cirque Rancy ! À force de le supplier pour qu’il m’enseigne son coup, il a fini par condescendre. Ça a pris des heures. Le hic, c’est la manière d’équilibrer dans sa main ce qu’on veut planter, et la secousse du poignet. Y en a qui sauront jamais ; comme de siffler avec leurs doigts, par exemple. D’autres qui sont doués et vous perforent l’as de cœur à vingt mètres. Je me situe peut-être pas parmi les phénomènes, pour javeloter, mais j’ai pas à me plaindre.

Le pas cesse, puis reprend sur un autre rythme. Je réalise que l’assassin vient d’enjamber le rebord de bois. Maintenant, il est sur la glace. Quèque chose entre dans mon jeu : il a des souliers, lui, et il dérape. Je l’entends qui marche à tout petits pas menus de vieux curé rhumatisant pour pas gourder. Je me prépare. Je ne suis plus qu’une main brandissant une lancette. Son souffle ! Son visage ! Je prends pas le temps de me demander si je l’ai déjà vu quelque part. J’ai dépassé le point de contrôle. L’endroit où le Boeing ne peut plus freiner. Où il doit coûte que coûte s’enlever pour éviter l’écrasement. Je vous jure que ça serait la frime du Vieux, celle de Béru ou de Pinuche, je ne pourrais pas davantage retenir mon geste. Je suis amorcé. J’ai le détonateur qui détone. Comment je vous ai dit : « tzoum » ? Erreur : ça fait « ptchaoufff ». Et je ne sais pas quoi d’intensément dégueulasse gicle jusque sur ma main. C’est pas exactement rouge, mais rosâtre.

Il y a un hurlement, plusieurs chocs. Un truc dur glisse sur la surface gelée en la rayant, et un revolver admirablement constitué tombe dans la fosse, juste à mes pieds, cadeau du ciel. Merci, mon Dieu !

Je l’empaluche.

L’essuyer, c’est l’adopter (je me renouvelle).

Je risque un regard de glace au niveau de la banquise. Je vois le gars se tortiller dérisoirement. Il a la lancette en plein dans l’œil gauche. On dirait qu’il devient escargot. Il en aurait une seconde dans l’autre œil, il serait moins terrible, plus présentable. C’est la dissymétrie qui choque, surtout.

J’opère un prompt et complet rétablissement. Me voici près du de cujus. Ce que je remarque, c’est qu’il a de belles godasses en daim.

Si elles sont à ma pointure, alors, là, les gars, c’est que mon ange gardien vient de rentrer de vacances pour de bon.

CHAPITRE V

Elles sont presque à ma pointure. Un poil trop grandes, ce qui n’est rien. Je les enfile voluptueusement car je commence à avoir les petons plus glacés que ceux du serpent polaire.

Je considère alors mon agresseur ; lequel, le temps d’un geste, est devenu ma victime.

Inconnu au bataillon. C’est un type de taille et d’âge moyens, un peu rouquin, un peu chauve, et un peu grisonnant.

Il porte un complet de mauvaise coupe, une chemise blanche à rayures roses, une cravate bleue à rayures roses, et des oreilles roses sans rayures. Je lui palpe la poche intérieure et j’en ramène un passeport néerlandais, lequel raconte en hollandais comme quoi son détenteur se nomme Dhanlpor Dhamsterdam, et qu’il est né à Utrecht aux environs du 17 juillet 1934. J’empoche ce document et je me dis que, maintenant que la glace est rompue entre nous, je peux prendre congé de lui sans risque de le vexer.

C’est sauvagement étrange, comme scène, ce mort par lancement de lancette, sur ce miroir étincelant ; avec le grand local bordé de vestiaires dans l’un desquels une jeune mademoiselle qui se voulait infirmière… Deux cadavres au Palais de glace, ça devient carrément une succursale de la morgue, l’igloo.

Brrr… Faut filer, comme disait une couturière à ses petites pognes.

Maintenant que c’est illuminé, j’aperçois l’entrée, à l’autre bout du circus. Je coupe par la piste afin d’aller plus vite, et c’est en traversant cette petite Berezina de poche que j’avise un nouveau truc. L’une des balles que le gars d’Utrecht a lancées dans ma direction a fait éclater la glace comme un pare-brise de chignole. Un gros morcif a giclé je ne sais où, pratiquant une sorte de cavité en forme de trou. Moi, very curious de nature, je mate par l’orifice et je distingue quoi t’est-ce ? Je ne vous le donne pas à deviner, car nous serions encore là la semaine prochaine et je risquerais de choper une congestion. Je vois une main, mes amis. Une main dressée vers la surface de la patinoire. Morbleu ! quand je prétendais, quelques lignes auparavant, que cet endroit ressemblait à la morgue, je ne croyais pas si bien dire. C’est le boulevard des allongés, décidément !

Malgré mon désir de gerber, la curiosité l’emporte sur la prudence, et, avec l’énergie que seul donne le désespoir ou la soif de savoir, voilà que je me mets en quête d’un objet contondant, que je le trouve à l’état marteau (ce qui est l’expression la plus aboutie du contondant) dans un tiroir de burlingue ; que je reviens à la patinoire et que j’entreprends de la massacrer.

Vous pouvez commencer à servir le pastis, les gars, je prépare la glace. À toute volée. Vlamm ! Vlamm ! Je cogne avec ardeur : avé, cardeur ! Un vrai bougie-bougie endiablé. Quand je danse avec mon grand freezer… Ça éclate, ça écaille, ça s’émiette, se fissure, se lézarde, ça languette, ça stalactite et mite, çà et là ça pôlnorde, ça lapone, ça paulémilvictore, ça charcote, ça anchorage, ça encourage, ça réchauffe. Je retire des pavetons de glace, des plaques, des cristaux. Ça se réduit en poudre ou ça devient schisteux (mais vous, ne faites pas vos schisisteuses !). En tout c’est résistant. Il me faut dix minutes d’efforts pour dégager un certain mètre-cubage de glace ! Enfin j’y vois à peu près nettement. Le cadavre est saisissant. On a l’impression de le contempler à travers du verre dépoli fêlé. Mais je le reconnais, à sa couleur surtout, et puis aussi à ses volumes. Il s’agit de la petite femme de chambre noire : Katy !

En voilà une, sa mort n’a été que le commencement d’une aventure riche en péripéties. On la noie dans une piscine de Cap-d’Antibes après l’avoir revêtue d’un maillot de bain. Et puis on lui kidnappe la dépouille, et voilà que je la retrouve tout habillée sous la glace d’une patinoire suisse ! Mais c’est abasourdissant, cette histoire ! Si je continue d’accumuler les invraisemblances, vous finirez par mettre ma véracité en doute ; et ça, je ne le veux pas ! À aucun prix. Prenez-moi pour ce que vous voudrez, mais surtout pas pour un bluffeur, je pourrais pas le supporter. Quand le doute s’infiltre, c’est la chute des relations, mes gaillards. Le début de la décadence. Où irions-nous si on chiquait les sceptiques ?

Une supposition, que, lorsque je vous rencontre et que, vous ayant demandé si ça va, vous me dites, « très bien merci », j’aie des doutes, hein ? Imaginez qu’au lieu de vous croire, je me laisse aller à des incertitudes, à des méfiances tortueuses ? Que j’exige qu’on vous fasse une prise de sang, une analyse d’urine, qu’on vous potasse le cholestérol, qu’on vous ausculte, qu’on vous radiographie ? Ce serait vite électrique, nos relations, je pense ?

En conclusion, si je vous dis que c’est la petite Katy qui joue la fée des glaces, vous pouvez remiser cette affirmation dans le tiroir des faits positifs. On ne joue pas les Cinq Sous de Lazareff.

Maintenant, je quitte enfin ce skating de cauchemar, cette nécropole angoissante pour retrouver l’air pur de la nuit. Je me trouve au fond d’une vaste esplanade. Un jardin public silencieux et désert, où deux statues se silhouettent dans le clair de lune, s’étend entre l’igloo et la route brillamment éclairée.

J’aperçois une bagnole rangée devant le perron de l’établissement et je ne doute pas un instant qu’il ne s’agisse du véhicule de mon agresseur. C’est une petite Triumph Spitfire rouge. Les clés sont au tableau. Je m’installe au volant et je démarre, ivre de joie, de vie retrouvée, de planche de salut, et de fatigue aussi.

Je contourne le jardin et rejoins la grand-route. Je reconnais le stand d’un marchand d’autos.

Devant moi, le lac de Neuchâtel miroite entre les jeunes pousses des arbres en train de se rhabiller. Je vire à gauche et, en moins de rien, même pas, me revoilà à Saint-Biaise, ne vous en déplaise. Les façades obscures me laissent à penser qu’il est tard. J’ai omis de regarder l’heure à la montre du mort. Quand un zig est viande froide, on ne peut pas croire que quelque chose puisse encore vivre, sur lui, fût-ce le tic-tac d’une tocante. L’enseigne du Boccalino est éteinte. Je stoppe néanmoins devant le restaurant et je tabasse la porte avec d’autant plus d’énergie que des senteurs de parmesan continuent d’embaumer le secteur.

Au bout de quelques minutes, le sympathique visage du restaurateur se montre à une fenêtre du premier étage. Il était dans son premier sommeil, et il a le regard en code.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est moi qui ai eu un accident l’autre jour, patron ! fais-je. L’ami du gros lard qui a mis votre cuisine à sac.

— C’est pas possible ! Je vous croyais grièvement blessé ?

— Erreur de diagnostic, éludé-je, je m’excuse de vous importuner, mais il est indispensable que je vous parle.

— Un instant, fait-il.

J’attends avec confiance. Je me pose une nouvelle série de questions épineuses, les enfants. Je me demande si je vais bouffer de la viande ou de la charcutaille pour commencer, et si le patron acceptera de me faire réchauffer quelques restes de lasagne. Je me déglingue à toute pompe. Mes pauvres jambes sont en ouate et la faim qui me tenaille me donne l’impression d’être un vieux saule évidé. Y me reste plus que l’écorce, mes biches.

Une lumière, en bas. La porte s’ouvre. Dans sa robe de chambre blanche, à parements bleus, le maître du Boccalino ressemble à un champion de boxe.

Cette ressemblance est tellement frappante, qu’il me place un crochet à la mâchoire en cartilages pur fruit. Je m’abats à ses pieds, pas inconscient tout à fait, mais groggy au point de ne plus me rappeler si le traité d’Utrecht fut signé en 1713 ou en 3171.

— Ah non ! pas à moi, mon ami ! dit l’aubergiste en me shootant dans la main gauche.

La douleur m’éclabousse. J’ai envie de poser mon estomac sur le trottoir et de le retourner pour vérifier ce qu’il contient. Je ne sens plus ma pogne. Je regarde à terre, et je pige tout. À demi dans les vapes comme je me trouvais, je n’avais pas lâché le revolver du Hollandais. Tante et scie bien que le brave hôtelier a cru que je l’agressais.

Il me relève en m’empoignant par le colbak.

Rappelez-vous qu’il est pas dévitaminé le monsieur. Il m’examine à la lumière et a un sourcillement.

— Mais, en effet, c’est vous, murmure-t-il. Avec votre barbe…

Les gestes les plus élémentaires, on les oublie quelquefois. Si je vous disais que, depuis ma reprise de conscience au skating, je n’ai pas encore palpé mes joues. Trois jours de non-rasage, ça vous étoffe le piège. Hirsute, dans un survêtement, les pieds nus dans des souliers trop larges, un pétard à la main, je devais pas ressembler à l’ambassadeur de France à Berne.

— J’ai eu de très gros ennuis, monsieur Facchinetti, dis-je avec le coin de la bouche car il m’a fait éclater une lèvre. Si vous n’avez pas confiance, appelez la police, mais de grâce, laissez-moi entrer et servez-moi n’importe quoi à manger, voilà plus de trois jours que ma boîte à ragoût affiche relâche pour répétitions.

Il ramasse mon revolver, le glisse dans sa belle robe de chambre.

— Venez me raconter vos malheurs, décide-t-il.


Dans le restaurant vide et bien rangé, la fontaine lumineuse est au repos.

— Mon nom est San-Antonio, attaqué-je, et je suis commissaire spécial. On a essayé de me neutraliser, il n’est point temps encore de vous révéler où et comment, mais je dois agir promptement.

J’ai la main gauche toute bleue. Il est ennuyé, mon hôte. Ancien international de football, vous pensez, il a de beaux restes. Je trempe ma main douloureuse dans l’eau inerte de la vasque, tandis qu’il débouche une bouteille de chianti.

— Une assiette de jambon de Parme, pour commencer, avec des cornichons ? propose-t-il.

— Ce que vous voudrez, pourvu que ça se mange, réponds-je.

Je vide deux grands godets de vin, ce qui m’enveloppe positivement la cervelle dans une serviette chaude.

— Vous permettez que je téléphone ?

— Tout ce que vous voudrez. Ne m’en veuillez pas pour mon accueil, mais pas très loin d’ici il y a un pénitencier d’où les détenus s’évadent quelquefois…

Je lui dis, en caressant ma lèvre enflée, que je ne lui en veux pas le moins du monde, que c’était la moindre des choses et que tout le plaisir a été pour moi.

Je grelotte le Vieux à son domicile dont j’ai le numéro. Un numéro très particulier, mais que je m’abstiendrai de publier ici car je sais des salingues tourmenteurs qui s’amuseraient à réveiller le Tondu en pleine noye pour lui demander s’il aurait pas la clé du champ de tir dans le tiroir de sa cravate.

Le bien-coiffé décroche après deux seringuées.

— J’écoute ! dit-il avec cette sobriété d’expression dont témoigne tout individu réveillé en sursaut.

— San-Antonio, boss !

Là, il fait comme l’épicier lorsque retentit la sonnette de son magasin : il sort de sa réserve.

— Par exemple ! Vous pouvez téléphoner ?

Vous dire son égarement, car enfin, constater une évidence sur le mode interrogateur, c’est bien la preuve que l’injection se fait mal.

— Comme vous l’entendez, chef !

— On vous tient l’appareil ?

— On ne me tient rien du tout et j’ai composé moi-même le numéro…

Cette fois, c’est à son silence que je mesure la parfaite remise en route de ses facultés.

— Je viens d’être la victime d’une surprenante aventure, m’sieur le directeur. Du pas courant !

Et, en baissant le ton, je lui bonnis les choses que vous avez eu le plaisir et l’avantage incontestable de lire précédemment. Pendant que je jacte, un aimable bruit de beurre chantant dans une poêle chauffée compose une merveilleuse musique de fond.

— Inimaginable, en effet, dit-il. Et moi qui étais si tranquille à votre sujet…

— Vraiment ?

— Je recevais quotidiennement de vos nouvelles par l’intermédiaire de cette demoiselle Bellemôte qui m’assurait que votre état général s’améliorait. J’ai proposé de prévenir Mme votre mère afin qu’elle se rende à votre chevet, mais votre pseudo-infirmière prétendait que vous ne vouliez pas qu’on l’avertisse.

— Et Bérurier, boss ?

— Je lui ai adjoint Pinaud. Ils m’ont téléphoné aussitôt qu’ils étaient sur une piste, mais depuis trois jours je suis sans nouvelles d’eux.

— Quelle était cette piste ?

— Il s’agissait de la voiture qui vous a percuté. Dès son arrivée à Neuchâtel, Pinaud aurait découvert que l’accident a été simulé.

— Comment ?

— En se basant sur une déclaration du garagiste qui a réparé l’auto. Je ne sais rien de plus, sans doute devriez-vous voir cet homme.

— Je vais le faire, boss. Puis-je vous demander l’heure ?

— Une heure du matin, très exactement.

L’heure de Paris. C’est rigolo de penser que je viens de jouer toute cette corrida et que c’est à Pantruche que je songe à demander l’heure qu’il est. Je suis sensibilisé par ce genre de détails.

— Vous avez besoin de quoi, San-Antonio ?

— De tout : je n’ai ni vêtements, ni fric, ni… ni montre !

— Donnez-moi une adresse où je peux vous faire tenir de l’argent, notre correspondant à Berne vous en remettra dès demain matin.

— Le Boccalino, à Saint-Biaise. Faut-il prévenir la police suisse ?

— Attendez…

Je l’entends réfléchir. Ça fait comme tout à l’heure, dans le bureau du skating, ce bruit de robinet dont le joint faisait relâche et qui gouttait : plebbb, plebbb, dans le silence.

— Si vous ne pouvez pas faire autrement, murmure-t-il.

Sous-entendu, pour qui, comme moi, le connais et le pratique : « Je préfère que vous fassiez autrement. » C’est un indépendant, le dirlo. L’esprit du Grand Charles : nous tout seuls et crotte au reste.

— O.K., boss, je vais essayer de me débrouiller.

— Soyez très vigilant !

— Je serai vigilant…

Le mot me rappelle la propriété des amis Chemugle. La Vigilance.

— Quels sont vos projets immédiats, San-Antonio ?

— Éclaircir tout ça, dis-je avec un brin d’agacement. Je vous souhaite une bonne fin de nuit, patron.

La phrase qu’il va ajouter, je la connais par cœur, au point que je la prononce en même temps que lui. Ça donne à peu près ceci dans l’appareil, nos deux organes conjugués :

— Tenez Je Moi Vous Au Tiendrai Courant Au courant, San-Antonio, Patron !

Démêlez-vous avec ça !

Je raccroche.


Pour posséder une saine vision des choses, il convient d’avoir le ventre plein. Si les pauvres Hindous décalorifugés bouffaient leurs vaches sacrées, ils cesseraient de les adorer. Pour bien comprendre ce qu’est un bifteck, il faut commencer par le manger.

Lorsque j’ai achevé de déguster la tortore nocturne de l’ami Facchinetti, je me sens merveilleusement disponible, instrumental à bloc. Après le double expresso, surtout, je deviens radieux. N’oubliez pas qu’on m’a fait roupiller pendant trois jours et trois nuits. Rien de tel qu’une cure de sommeil pour vous recharger la batterie. Dans le fond, ils m’ont fait du bien, ces foies-blancs. Moi qui ne m’arrête jamais, moi qui m’ouvre un passage à travers les vicissitudes, à coups de pied, de poing et de pétard ; moi qui, surtout, ne cesse jamais de gamberger, j’avais grand besoin de cette déconnexion momentanée. Pour une grasse matinée, c’en est une. Une grasse matinée de soixante-douze heures, c’est payant ; l’organisme vous dit merci. Il me semble que je viens de me lever. La barbe exceptée, je suis frais et pimpant.

— Je vais vous préparer une bonne chambre, annonce mon hôte.

— Pas la peine, me hâté-je de refuser. J’ai du travail.

— Du travail !

— Chez nous, les poulets sont comme les pompiers, cher ami : en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre !

— Mais ici tout est fermé !

— Seulement tout peut s’ouvrir : la preuve, votre établissement. Pour achever d’abuser de vos instants, il me reste à vous demander certains renseignements…

Je rafle sur une table un carnet à souches destiné à enregistrer les commandes des clients. Le restaurateur me tend machinalement un crayon. Il est adorable, cet homme ! Si un jour vous passez dans la région, allez le voir de ma part, vous serez bien soigné. Aux petits oignons !

C’est pas dans mes habitudes de noter, car je possède une caisse enregistreuse en guise de mémoire, mais la multiplicité de mes questions est telle que j’aime mieux prendre mes précautions.

— Vous avez assisté à mon accident ? attaqué-je.

— Non. Mais j’ai entendu et je suis sorti aussitôt.

— Qu’avez-vous vu ?

— Eh bien, mais… Cette auto anglaise dans la vôtre… Et vous, sur la chaussée, vous sembliez mal en point…

Je caresse mes côtes. M’est avis que je dois tout de même avoir quelques cerceaux fêlés, car ça continue de me brûler quand je respire à fond.

— Alors ?

— C’était l’affolement, votre ami Bérurier pleurait très fort et voulait massacrer le chauffeur de la voiture, il l’aurait fait si je ne l’avais pas retenu !

— Continuez…

Il est visiblement surpris par mon insistance. Il ne comprend pas où je veux en venir…

— Dites-moi bien ce qui s’est passé, même si cela vous semble banal, l’encouragé-je.

— On allait prévenir l’ambulance… Mais, comme par miracle, une doctoresse de la clinique est passée au volant de sa canadienne. Elle est descendue. Une fille pleine d’autorité… Elle a demandé qu’on l’aide à vous mettre dans la voiture et c’est elle qui vous a conduit…

Comme par miracle ! En effet, comme par miracle. J’ai été le jouet d’une machination dûment préparée et minutée. ON ME SUIVAIT. Lorsque je suis sorti du restaurant, avec Béru, tout s’est mis en branle. La Jaguar… Et la doctoresse.

Ce que je ne pige pas, c’est que le chef de la clinique soit dans le coup. Qu’il ait réduit des fractures imaginaires, plâtré des membres sains…

— C’est sérieux, la clinique Plakapar ?

— Une des meilleures de la région, affirme mon interlocuteur.

— La voiture ayant provoqué l’accident avait beaucoup de mal ?

— Son avant droit écrasé. Le chauffeur a essayé de repartir, mais il lui a fallu la dépanneuse.

— Vous connaissez le garagiste qui s’en est occupé ?

— C’est mon ami Albert Gougnan, sur la route, une station bleue…

Je prends note.

— Dites-moi, vous connaissez un skating qui s’appelle l’igloo ?

— Bien sûr. C’est un truc qui va être transformé en cinéma car il ne travaillait pas beaucoup. Le patinage, c’est bon dans le climat des sports d’hiver, mais dans une région industrielle, vous savez…

— À qui appartient-il ?

La réponse ne me surprend pas.

— C’est Chemugle qui l’a racheté dernièrement. Il veut en faire la plus belle salle de Suisse romande.

— Mais l’endroit est désaffecté ?

— Depuis plus d’un an !

— Quel genre d’homme est-ce, Chemugle ?

— Je croyais que vous le connaissiez ?

— Depuis trop peu de temps pour me faire une opinion.

Mon vis-à-vis s’empare de la bouteille de chianti et se sert une rasade qu’il fait miroiter à la lumière des lampes.

— Un débrouillard.

— C’est-à-dire ?

— Un garçon parti de rien. Son père était postier… Je l’ai connu, simple projectionniste au Cameo. Un jour, le gamin a acheté un appareil et il s’est mis à donner des séances de kino dans les petits pays…

— Et puis il a acheté une salle, et une autre, et une autre encore ?

— Exactement. Il a le don des affaires. C’est devenu quelqu’un ; une fortune, mais aussi quelqu’un. Il n’a qu’une passion…

— Je sais : le tennis.

— Un crack !

— Et sa femme ?

Il hausse les épaules.

— Oh, elle…

— La cuisse légère, à ce que je me suis laissé dire ?

— Les deux cuisses légères, pouffe mon ami, tellement légères qu’elles sont toujours en l’air.

— Ils vivent comment ?

— Ensemble, apparemment très unis, mais chacun pour soi en ce qui concerne la bagatelle. Il y a beaucoup de ménages comme ça, je pense qu’à Paris vous devez en savoir quelque chose ?

— On sait tout sur la question, fais-je. Vous avez revu mon ami Bérurier depuis sa performance de l’autre jour ?

— Oui, il est revenu avec un petit bonhomme maigrichon, qui avait une moustache, un cache-nez de laine, et…

La musiquette nostalgique retentit en moi. Pinaud ! Le cher brave débris. L’homme-fossile. Le gâtouilleur moite de bonté, toujours à ressasser des souvenirs qui n’intéressent personne. D’ailleurs les souvenirs n’intéressent jamais personne. L’homme qui se souvient est un chiant personnage. Faits de guerres, polissonneries, accidents d’auto, enfance pittoresque… Qu’est-ce que ça peut foutre aux autres, ce qui vous est arrivé à vous ? Et, inversement, vous vous branlez à fond de ce qui est arrivé aux autres. Mais passons.

— Il vous a parlé de l’accident ?

— D’un air entendu. Je crois qu’il le trouvait louche.

— Louche ?

— Oh, il n’a pas précisé ; mais il m’a annoncé qu’il partait en voyage avec son copain pour vérifier quelque chose et qu’il vous ferait un beau cadeau de convalescence au retour.

Un cadeau de convalescence !

Que ça peut-il être ? Il chique les chevaliers Mystère, le Mastar.

Sa brusque promotion au grade de chef d’enquête devait drôlement le faire vanner. Je l’imagine d’ici, roulant les mécaniques, important et papal.

Mais où diable a-t-il pu filer, flanqué de la vieillasse, ce vieux Saugrenu ?

CHAPITRE VI

Cent vingt coups de klaxon. Quatre-vingt-seize appels vocaux et trente-deux coups de pied dans la porte sont nécessaires pour tirer des toiles le dénommé Albert Gougnan, station-serviteur de son état.

Et il est pas content. Il consacre ses dimanches au Seigneur et ses nuits à Morphée.

— Vous n’avez donc pas lu la pancarte : on ne sert pas la nuit ! grommelle le digne graisso-vidangeur.

— Police ! réponds-je. Ça presse !

Il n’en demande pas plus. Le mot porte, il transporte… Police ! Ça lui suffit. Citoyen soumis aux lois, il sait sacrifier son sommeil sur l’autel de police.

Très vite il est en bas. Et c’est le même processus : la lumière, la porte qui grince, le visage brouillé de sommeil, l’odeur de ménagerie, le pyjama froissé, le regard qui bredouille…

Le sieur Gougnan ressemble à un canard, ou à un marteau, ce qui est à peu près pareil (sauf que le marteau n’est pas comestible et qu’il est difficile d’enfoncer des clous avec un canard).

Il me défrime, assez éberlué par ma tenue.

— Je viens à propos de la Jaguar ayant causé un accident dans Saint-Biaise, l’autre jour…

— Ah oui, parfaitement. Y a eu un Français grièvement blessé ?

— C’est cela même…

Il continue de m’examiner et sa stupeur fait comme la lune quand elle est pleine : elle va croissant.

— Ne faites pas attention à ma mise, cher monsieur, je viens de tomber dans le lac et j’ai pris des survêtements de fortune…

Ça le rassure.

— Un gros bonhomme est venu vous questionner au sujet de la fameuse Jaguar.

— Un policier français, oui, que répond le Donald du gonfleur.

— Il résulterait de vos constatations que quelque chose de suspect vous serait apparu…

— Deux choses suspectes, confirme ce garagiste aux bras noueux.

— Qui sont ?

Il se masse l’aile du nez en se demandant par laquelle il va commencer. Aussi embarrassé que le zig à qui l’on a offert deux cravates et qui ne sait pas s’il va d’abord mettre la blanche avec la chemise bleue ou la bleue avec la chemise blanche.

Il finit par opter courageusement, ayant pesé le pour, le contre, le oui, mais… et pris ses responsabilités.

— Quand j’ai redressé son pare-chocs avant, je me suis aperçu qu’il y avait deux plaques l’une sur l’autre.

— Intéressant, quel était le numéro de la seconde ?

— Je n’en sais rien, car le chauffeur était là et j’ai pas osé enlever la première.

— Et ensuite ?

— Le pneu n’avait pas éclaté, il était coupé comme avec une lame de rasoir… Dans le sens de la longueur, sur près de sa moitié…

— Je ne comprends pas très bien.

— Je vais vous le montrer.

Il me fait entrer dans un garage aussi propre que les cuisines de chez Michel Oliver, où tout est nickel, bien rangé, rutilant comme culs de casseroles décoratives. D’un placard métallique il sort un pneu effectivement découpé sur la moitié de son périmètre, ce qui lui donne vaguement l’apparence d’une boîte ronde dont le couvercle serait mal fermé.

— Le chauffeur a dû ramasser une lame Gillette sur la chaussée et, en roulant…

Le canard-stationniste hoche sa belle tête de marteau stylisé.

— Voyons, dit-il, si la lame avait pénétré dans le pneu, elle y serait restée plantée mais ne l’aurait pas découpé.

— Très juste, monsieur Auguste !

— Je me prénomme Albert.

— Alors, de première, Albert ! rectifié-je, car je me sens mutin. Mais en ce cas, comment pourrait-on découper un pneu pendant qu’il roule ?

— J’y ai pensé, déclare Albert…

Et à ses yeux qui dardent, à ses lèvres qui tremblent, à sa langue qui se montre, à sa salive qui suinte, on voit, on sent, on comprend, on admet qu’il y a pensé et qu’il y pense encore. Qu’il y pensera longtemps. Qu’il en rêvera ; qu’il ne l’oubliera plus ; que c’est en lui comme un kyste, que ça ne pourra que se développer, qu’embellir, qu’envahir.

— Disez, cher ami, disez !

Il fronce les sourcils devant cette impropriété… verbale.

C’est un méthodique, Albert Gougnan, un consciencieux, un scrupuleux. Paraît qu’un soir, alors que sa famille regardait la Zéro-R.T.F., il a envoyé ses chiares se pieuter en pleine émission de jeux, à cause de la pochette de Léon Zitrone qu’il avait prise pour le rectangle blanc. Mon « disez », qui se voulait plaisant, le précipite en pleine nuit dans des affres grammaticales (les plus terribles).

— En France, dire devient un verbe du premier groupe lorsqu’on l’emploie à l’impératif et entre minuit et six heures du matin, lui expliqué-je.

Il canarde du col.

— Je sais, laisse-t-il tomber, comme un qui se souvient.

Il repique au problème.

— Ce qui m’a surpris, fait le sieur Gougnan, c’est l’altitude de ce chauffeur. Je l’ai mise sur le compte de l’émotion concécutrice à l’accident, mais pendant que je réparais sa voiture, je me suis aperçu combien t’il était inquiet. « Redressez simplement l’aile pour que je puissasse rouler, me disait-il ; moi je vais changer la roue… »

La canardgiste se ramone les muqueuses et poursuit.

— Tout en travaillant, je l’ai observé. Il n’a pas fait que changer la roue, dès qu’il l’a eu sortie, il a dévissé quelque chose qui se trouvait à l’intérieur de l’aile. J’ai pas pu voir quoi, mais j’ai dans l’idée qu’il s’agissait d’une lame de rasoir montée sur un bras de levier…

— Ah oui ? Dites-moi, vous êtes drôlement observateur !

Son premier sourire, depuis la fois où il a vu sa grand-mère tomber dans la fosse à purin, voltige sur ses lèvres minces.

— Depuis tout petit, affirme-t-il. Je cherche toujours à comprendre toujours tout… Toujours ! Ce pneu, il était trop anormal… Et puis les manières du conducteur, quand nous avons été seuls… J’ai étudié son tableau de bord, mine de rien. Il y avait sous le volant, une espèce de tirette qui fonctionnait à vide et ne correspondait à rien de précis. Selon moi, quand on actionnassait la tirette, le levier logé sous l’aile avant droite appliquait la lame de rasoir contre le pneu et 1e cisaillait.

— Si bien qu’il pouvait se permettre des éclatements de pneu à volonté ?

— Oui. Je ne crois pas me tromper…

— Vous avez relaté tout cela à mon ami ?

— C’est avec lui que j’ai compris le mécanisme, il a fait un dessin…

Brave père Pinuche ! En voilà un qui ne galope pas devant les évidences. C’est pas un caracoleur de la déduction, Pinaud. Mais un laborieux, le gagne-petit de l’enquête. Défricheur d’hiéroglyphes.

— Vous avez mis beaucoup de temps à réparer cette auto ?

— On ne peut pas parler de réparation, simplement j’ai redressé ce qui était trop tordu pour lui permettre de rouler.

— Et il a repris la route tout de suite ?

— Oui.

— Vous ne voyez rien d’autre à me dire sur ce bonhomme ?

— Rien d’autre, sauf qu’il était très antipathique…

Il bâille pour me signifier qu’il aimerait bien aller se finir.

Je me dirige vers la porte.

— Pourquoi antipathique ?

— Je n’aimais ni ses yeux, ni son air mauvais, ni son accent, déclare le brave changeur de bougies.

— Vous êtes contre l’accent anglais ?

— Ben, je trouvais que c’était pas l’accent anglais qu’il avait tellement. Plutôt un accent nordique déguisé en accent anglais. Voyez-vous, avant de me poser à mon compte ici, j’ai été chef de garage à l’hôtel du Cap Nord et du Lac Léman réunis et j’ai connu beaucoup de Scandinaves qui…

Je cesse de l’écouter, donc de l’entendre. Mon petit lutin intime me chuchote j’sais pas quoi t’est-ce dans le tuyau. Priorité à la voiture montante, dit le code. Priorité aux voix intérieures, affirme San-Antonio.

Voilà que j’extrais de ma poche le passeport prélevé sur le zig de l’Igloo auquel j’ai tapé dans l’œil.

— Vous connaissez cet homme ?

Albert Gougnan en cancane :

— Mais c’est lui ! C’est le chauffeur !

Le cher San-Antonio se pince le lobe, très napoléoniennement, et se chuchote dans le trou de l’intime qu’il est content de soi.

— Merci, cher Albert, lui dis-je. Si vous voulez me permettre, vous auriez fait un policier comme ça.

C’est vrai que pour un garagiste-canard, il a des dons de poulet.


Une toile d’araignée… Ça se reconstitue fil à fil et j’ai une sérieuse envie de tisser.

Assis au volant de la Triumph, je dégauchis un paquet de cigarettes dont j’ignore la marque et j’en allume une.

Il fait une belle nuit printanière, fraîche, mais déjà sucrée. J’aime bien vadrouiller et me sentir en forme lorsque tout le monde roupille. C’est le moment pour moi d’agir. Je suis tout neuf et les autres tout fatigués, tout englués. J’occupe la position stratégique, comprenez-vous ?

Je fume béatement, arrêté en bordure du lac. De l’autre côté, c’est le mont Vully. Un mont qui mérite son nom de mont par excès, tant il est souple et vallonné. Des cris de bêtes aquatiques montent des roseaux. La lune paresse dans du coton léger. À quoi songes-tu, San-Antonio ? Qu’est-ce que tu lamartinises, au bord de la flotte, au lieu d’agir ? Pourquoi ce brusque flottement, soudain ? Ce balancement indécis ? L’escarpolette de ta pensée va et vient en gémissant. Ah, foutue nostalgie qui te saute à l’âme, comme une catin à la braguette, et qui te dit, aux instants les moins opportuns : « Tu viens, chéri ? » Le ciel de nuit, sur le lac, n’est-ce pas le reflet de ma vie ? Des clartés, des ombres, des parties filandreuses… Chair et poison. Mon cœur fait des vagues… À qui penses-tu, San-A. ? Vers quel être connu ou à connaître ce tends-tu, tentateur têtu aux gestes titubants ? San-A. glorieux et périssable, superbe et douloureux ; superman d’histoires à trois balles, qu’est-ce qui te stoppe tout à coup au bord de cette eau pure de la pure Helvétie ? Quel mal secret, quel tourment informulé te ronge ?

J’avise une étoile. Je lui récite une poésie de mon école primaire : « Où t’en vas-tu, si belle, à l’heure du silence, tomber comme une perle au sein profond des eaux ? » Et j’ajoute par pudeur : « Avec, avec du poil sous les ro-o-o-o-ses. » Ouf ! merci, la bouffée se dissipe. Les contours de la vie se figent. Les couleurs ne débordent plus des volumes.

En route, eh ! tordu, affreux, minable, puéril, chétif, sentimental, faiblard, effarouchable…


Comme le port salubre, c’est écrit dessubre : Polyclinique des Colombes. Dr. Plakapar, directeur.

Le fronton en arc de cercle somme une grille bien râblée. Je franchis l’entrée et je range « ma » voiture sur un terre-plein conçu exprès pour les véhicules dotés d’un moteur à explosion.

Un globe lumineux répand une lumière laiteuse au-dessus de la porte vitrée. Sur les verres dépolis, on lit encore que c’est le docteur Plakapar qui dirige la crèche. Il doit pas s’en rassasier, de sa direction, le toubib. J’aimerais looker ses cartes de visites, elles doivent valoir le coup de périscope.

Je pénètre dans une entrée marbreuse, avec des plantes vertes. Une vieille dame grisonnante lit un traité sur la stérilité chez les mulets dans un box vitré. J’sais pas si vous avez remarqué, mais ce sont toujours les gens âgés qu’on prend comme veilleurs de nuit ; manière comme une autre de leur faire faire l’apprentissage du néant ?

Elle me considère et ne me reconnaît pas, car elle n’était pas de service lorsqu’on m’a amené ici, puisque mon admission a eu lieu de jour.

— Pourrais-je voir d’urgence le docteur Plakapar ? lui demandé-je.

— Mais, s’effare-t-elle, il n’est pas ici.

— J’aimerais l’adresse de son domicile.

— Il habite ici.

Mon impatience commence à mettre le pied dans l’ouverture de la porte.

— Pourtant, vous venez de me dire…

— Il fait un stage en Amérique !

Ça me douche.

— Oh, bon, depuis longtemps ?

— Une quinzaine de jours, il ne rentrera que le mois prochain. Il est au centre de Fornification granulaire de Houston au Texas, ajoute-t-elle, non sans quelque fierté.

— Qui le remplace ?

— Eh bien, le docteur Ditetrantroy et le docteur Bellemôte.

— Le docteur Bellemôte, c’est une femme, n’est-ce pas ?

— Oui, vous n’êtes pas de la région ? s’étonne-t-elle.

— Non, mais je pourrais en être si j’habitais ici, logiqué-je ; j’aimerais quelques renseignements à propos d’un blessé qu’on amena ici il y a trois jours, un Français… Il avait une jambe et des côtes cassées…

— Je ne suis pas eau courante, mais je vais remonter à la source, me répond-elle en substance et en décrochant un téléphone intérieur.

Elle dit à une certaine Ursula de descendre « en réception ».

— C’est la garde de nuit, m’explique la sexa-réception-génaire.

Je vois déboucher de l’escalier une ravissante gamine blonde et rose qui ne m’est point inconnue puisque c’est elle qui se trouvait à mon chevet lorsque je rouvris les carreaux après mon accident.

En m’apercevant, son sourire professionnellement aimable se désagrège, bien qu’elle soit agrégée de seringue de Pravaz. Elle me mate les bras, les pieds, les mains, la tête, le gésier, me devine l’œsophage, me suppose les poumons, m’imagine les côtes premières, m’estime le pancréas, me subodore les rognons, m’envisage le bassin, me met en doute la verticalité, me dénie la mobilité et balbutie en suisse français :

— Mais comment est-ce possible ?

Je ne sais pas si vous m’avez déjà vu déguisé en imperturbable, franchement vous y prendriez du plaisir.

— Je m’excuse, mademoiselle, fais-je tout comme si je ne réalisais pas sa stupeur, mais je suis le frère d’un blessé qu’on amena chez vous il y a trois jours, et j’aimerais le voir.

Pas bêta, hein ? Vous admirez la magistrale courbe de ma trajectoire, mon tracé météorique dans le ciel nuageux de son abasourdissement.

— Le monsieur français, M. San-Antonio ?

— C’est cela, mon petit rat, souris-je, comment va-t-il ?

— C’est inouï ce que vous lui ressemblez ; vous êtes jumeaux, je parie ?

— Par notre mère, oui, ma petite fille. Je suis anxieux d’avoir de ses nouvelles…

Elle s’aperçoit seulement de l’incongru de ma mise.

— Ne faites pas attention, dis-je, sitôt prévenu j’ai sauté sur ma bicyclette, et me voici. Six cents kilomètres ; faut le faire. Où est mon cher jumeau ?

— Chez des amis qui ont insisté pour le prendre chez eux…

Un voyant lumineux, ponctué d’un ronfleur, clignote.

— Oh, excusez-moi, fait-elle, le 12 a besoin de la bassine.

La voilà repartie. Je la suis tranquillement, bien décidé à lui tirer le maximum de vers du minimum de nez. Pendant qu’elle recueille l’excédent de bagage du malade, je pénètre dans une gentille pièce réservée à la garde de nuit et meublée d’un lit de camp, d’un fauteuil, d’un placard, d’un lampadaire à abat-jour rouge et d’un roman de Robert Gaillard ouvert entre la page 158 et la page 159. J’oubliais une glace, fixée au mur et dotée dans son angle supérieur gauche de la photographie d’un militaire habillé en soldat suisse. Je me considère dans la glace, me trouve bonne mine depuis que je me suis rasé au Boccalino, et prends place dans le fauteuil pour y attendre le retour de la gentille infirmière. Mon petit doigt, qui est assez disert à ses heures, me raconte que je vais probablement apprendre des trucs et peut-être même en faire, pour peu que je sache m’y prendre et que les malades de l’étage n’aient pas mangé trop de pruneaux au repas du soir.

La gosseline revient. Elle tressaille en m’apercevant.

— Tiens, vous êtes monté ici ? s’exclame-t-elle. Si le docteur Bellemôte vous voyait, elle ne serait pas contente.

Je me dis que si le docteur Bellemôte me voit, c’est de très haut, et que d’ici à ce que ses récriminations nous parviennent, il coulera de l’eau dans les bassines de la clinique.

— Puisqu’elle n’est pas là, rassuré-je.

— Elle va arriver d’un instant à l’autre car elle est en retard…

— Nous ne faisons rien de mal, m’étonné-je en lui décochant mon regard 1756 B, celui dont je n’ai pas usé depuis le jour où il a séduit cette petite Bretonne qui me disait en me montrant la tour Eiffel : « Ça marche, la reconstruction à Paris, j’ai jamais vu une grue aussi grosse. »

Ma remarque frappe beaucoup la mignonne. J’ai affaire à une personne influençable.

— C’est vrai, admet-elle, on ne fait rien de mal.

Et au lieu de rebrousser chemin, la garde demeure.

— Vous me disiez donc que mon cher frère a été conduit chez des amis ?

— Le lendemain de l’accident. Son état était satisfaisant, alors le docteur Bellemôte a donné son accord.

— C’est le docteur Bellemôte qui avait réduit les fractures ?

— Oui.

Je pige de mieux en mieux… Ça se dévape, mes frères. L’accident organisé. L’ambulance qui suivait, avec cette chère doctoresse prête à me ramasser. Elle me transporte ici, me déclare fracassé et me déguise en statue. Ensuite elle m’évacue pour pouvoir me buter à son aise et à sa guise. Joli !

— Vous connaissez les amis de mon frère ? je lui roucoule en lui cueillant le poignet pour la forcer à s’asseoir sur le lit.

— M. et Mme Chemugle ?

Ben voyons ! Vous ne vous imaginez pas que ça me surprend, pas plus que je ne m’imagine que ça vous bouleverse. Chemugle par-ci, Chemugle par-là… Regardez ceci ; voyez cela !

— Oh, oui, mon frère me parlait beaucoup d’eux, affirmé-je, en lui massant amicalement la cuisse.

Elle pose sa main sur la mienne, mais ne comprime que mollement mon geste. Je poursuis donc, de la voix et de la pogne, car je peux fort bien tenir deux conversations simultanées.

— Ce sont eux qui sont venus le chercher ? Ou bien l’a-t-on emmené en ambulance ?

Vous ne trouvez pas formide, que je parle de moi à la troisième personne ? Que j’enquête à mon propos, tout comme s’il s’agissait d’un tiers ?

— Non, c’est le docteur Bellemôte…

— Seule ?

— Les infirmiers d’ici l’ont porté dans l’auto, et les domestiques de M. Chemugle « se sont aidés » à le descendre.

Elle glousse, peut-être parce que je viens de lui contourner la jarretelle. Pour se déconfusionner un brin, elle déclare :

— Dans le fond, vous lui ressemblez pas tellement, à votre frère…

— Ah non ? ânonné-je (car pour dire ah non, on a intérêt à ânonner, ça gagne du temps).

— Vous êtes mieux que lui ! fait la mignonnette en détournant son visage rosi.

— On me l’a toujours dit. Il paraît même que c’est rare, des jumeaux qui se ressemblent si peu.

— C’est vrai, à première vue, on croit… Mais si on vous voyait l’un à côté de l’autre, on comprendrait mieux la différence.

— On n’a réellement qu’une seule chose qui soit absolument identique, certifié-je.

— Quoi donc ? bée la bécasse.

— Notre façon d’embrasser, vous allez voir.

Elle proteste pour la forme :

— Je n’ai jamais embrassé votre frère.

— Rien ne vous en empêchera quand vous le reverrez. Alors le mimétisme vous confondra !

Là-dessus, le gars San-A. qui se trouve dans une condition physique de plus en plus physique saisit la môme par les épaules et lui roule : une galoche rurale, deux chaussons aux pommes, six mocassins non tannés mais simplement mégis, douze escarpins de fantaisie, un bottillon de sept lieues, huit sabots d’Hélène et, pour terminer, l’inévitable, le somptueux : la botte ! La botte toute simple, très montante, faisant parler la cuisse. La botte secrète, sans fleuret ni couronne. La botte ; la botte de radis ; la botte d’asperges ; l’abbote et costellot ; la botanique ; la botticelli ; la bottin mondain ; la botzaris 69–69, et si je ne lui fais pas la bothriocéphale, c’est uniquement parce qu’il s’agit d’un ver apparenté au ténia et que je respecte l’intestin grêle des dames qui ne me disent pas non quand je leur demande rien.

Elle en est groggy, poupette ! Le regard en pantoufle, le geste en barbe à papa. Une légère toux nous fait sursauter. Un petit vieux maigrichu, au menton en forme de cactus, détenteur d’une seule dent (laquelle est branlante devant notre spectacle), les jambes en échalas de vigne couverts de poils blancs, la chemise de nuit pendante comme drapeaux en berne, est là, qui nous regarde.

Ursula en dresse les bras[17].

— Mm’m’m’sieur Klakenhostenstospritchbentz ! balbutie-t-elle, confuse jusqu’à la moelle.

— Je vous demande bien pardon pour le dérangement, mademoiselle, bredouille le vieux en considérant d’un œil perplexe le coquin slip de la garde (qui non seulement demeure, mais se rend) ; je sonnais pour le haricot.

— Service ! dit la môme Ursula d’une voix chantante.

Je la laisse procéder aux servitudes arpajonesques. J’en profite pour me remettre le survêtement en position de décence. M’étant fait pressentir l’intime, j’ai de l’euphorie de bas en haut.

Pourtant y a pas encore de quoi s’attacher une corde de violon après le bitougnot pour s’interpréter « Mon manège à moi, c’est toi ».

J’ai quelque anxiété en ce qui concerne les deux fins duettistes disparus sur je ne sais quel sentier de la guerre. Pourquoi Béru et Pinuche n’ont-ils plus donné de nouvelles ? Leur serait-il arrivé malheur ? On a bien voulu me tuer, moi, pourquoi pas mes collaborateurs ?

— Vous êtes gentil de m’avoir attendue, gazouille Ursula en revenant de sa mission potagère ; en général, les hommes, quand c’est fini, ils cherchent qu’un prétexte pour s’en aller.

De cette notation, je conclus que je dois occuper un numéro d’ordre à plusieurs chiffres dans la vie sexuelle de cette garde montante.

— La muflerie est la plaie de cette époque, pontifie l’hypocrite apocryphe que je suis.

Elle mate l’heure à sa montre et s’exclame :

— Le docteur Bellemôte qui n’est pas encore là ! Je suis ennuyée pour le 17, la fièvre a remonté et je voudrais savoir si je dois lui faire une piqûre de Jélachetouil 22.

— C’est elle qui est de garde ?

— Une semaine sur deux elle fait la nuit. Deux heures du matin pour voir si c’est en ordre…

Elle hoche la tête.

— Je me demande ce qu’elle peut faire…

Je lui répondrais bien qu’elle est en train de s’éterniser, mais comme je vous l’ai déjà placé, je m’abstiens.

— Elle a dû s’oublier, lancé-je. Un gros dodo, ou un gros câlin prolongé… Elle vit seule ?

— Oui. Sa mère est morte il y a deux ans, pendant qu’elle achevait ses études en Amérique.

— Elle n’est pas mariée ?

— Non.

— Des coquins ?

Là, Ursula croit opportun de rougir car elle a été élevée dans une institution bien-pensante où on lui a appris : à ignorer les histoires salées, à ne pas comprendre la signification des gros mots, à rougir aux questions polissonnes et à poser sa culotte sans se baisser lorsqu’elle se trouve en compagnie d’un monsieur entreprenant.

— Ça ne me regarde pas ! chuchote cette charmante petite personne plus hospitalière encore que sa profession. Mais je ne le pense pas.

Heureusement qu’elle force pas sur le phosphore, Ursula. Sinon elle se demanderait comment un zig qui débarque dans un hôpital étranger pour y voir, soi-disant, son frère blessé, peut s’intéresser à la vie privée des médecins de l’établissement.

Elle s’approche du bigophone.

— Je vais appeler chez elle, parce que vraiment, mon 17 me donne du souci.

Un téléphone mural est là, qui pousse la conscience professionnelle jusqu’à être accroché au mur. Elle décroche, non pas le téléphone du mur, mais le combiné de sa fourche et compose un numéro.

« Sonne toujours, ma biquette, me dis-je en aparté pour ne déranger personne. Si on te répond, je veux bien que les Grecs me… »

Je m’arrête à temps, car précisément on décroche.

— Allô ! fait Ursula qui est une fille originale.

— C’est toi, chérie ? demande avec un rien d’avidité une voix d’homme.

Ça l’interdit, ma bassino-haricotière. Elle a de l’effarouchement à modulation de fréquentation. Elle balbutie :

— Mais je… Je voudrais parler au docteur Bellemôte.

— De la part ?

— De l’hôpital, Mlle Ursula, la garde de nuit.

— Comment, elle n’y est pas ? s’étonne la voix d’homme dont je perçois parfaitement le souffle rauque.

— Non, et j’ai besoin d’elle, rapport à mon 17 dont la température…

— Elle va certainement arriver…

L’homme raccroche.

On se regarde, Sula et moi.

— Je crois que voilà la réponse à ma question indiscrète, vous ne croyez pas, petit ange bleu ? Pour une fille qui vit seule, y a des voix drôlement mâles dans sa maison.

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