Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais il est rare que les grands de ce monde soient souffrants. Malades, ça oui, quelquefois, histoire de se rendre intéressants ; mais souffrants, jamais. L’angine, la grippette de printemps, le mignon refroidissement, l’indisposition passagère, c’est pas pour leurs pommes. Leur thermomètre est toujours au beau fixe. Eux, quand ils se mettent à températurer, c’est pour le bon motif catalogué chou-fleur, infarctus ou hémorragie cérébrale. Voilà le genre de remarque que je me fais en franchissant le porche de l’appartement du Vieux, avec le joyeux Béru sur mes talons comme du fumier sur des galoches.
— Tu me croiras si tu voudras, murmure le Mastar en marchant sur la pointe des nougats pour modestiser ses empreintes dans le hall marbreux couvert d’une moquette non fauchée, mais ça m’intimide de venir chez Pépère. Il crèche dans un bath gourbi, hein ?
— Tu parles ! laconisé-je en m’approchant d’une loge de concierge un tout petit peu plus vaste et plus luxueuse que les appartements de M. Boussac.
Je sonne, et une dame sévère, munie d’un goitre et d’un face-à-main, vient, d’un haussement de sourcils, me demander qui je suis et ce que je désire. Il s’agit de la pipelette. La qualité d’un immeuble, son véritable standing, s’expriment avant tout par sa concierge. Dans les beaux quartiers, comme dirait Aragon, le boucher à la rouge encolure[1], les cerbères ont toujours l’air de marquises (par contre, les marquises ont souvent l’air de concierges). La dame au face-à-main nous apprend que le Râpé du dôme crèche au troisième.
— À gauche ou à droite ? réclame Béru, toujours avide de vin rouge et de précisions.
Sa sotte question fait s’assombrir la prunelle vigilante de notre interlocutrice. Dans ce genre de masure, le plus modeste des locataires a l’étage pour lui tout seul.
Au troisième, c’est un valet de chambre gourmé, figé, momifié, à favoris gris, à gilet rayé, à pantalon noir qui nous délourde. Il a trop vu de films de Sacha Guitry et il s’est fait une idée erronée des gens de maison, ce biquet. Il a une attitude à ce point compassée qu’elle inspire la compassion.
— Nous sommes attendus, lui dis-je, en réponse à la question qu’il s’abstient de nous poser.
— Merde ! Mais c’est Grossel ! clame Béru en balançant un crochet du droit au plexus du larbin.
Le pingouin fait un couac et ouvre toute grande une bouche aux lèvres amincies par des années de servilité. Et le Gros d’enchaîner, à mon intention :
— T’as pas connu le brigadier Grossel ? Il était à la Mondaine autrefois. Un jour il a demandé sa retraite anticipée, comme quoi, soi-disant, il allait planter de la laitue dans son pavillon d’Arpajon. Mais alors, Grossel, tu marnes dans l’esclavage, à c’t’heure ? T’étais devenu économiquement faible ou quoi ? T’avais à ce point la nostalgie de l’uniforme, mon pote !
L’autre reste de marbre, un chouïa hostile, comme un hibou auquel on braque un projecteur de D.C.A. dans le bec.
— J’ai été formé par le patron, dit-il fièrement, le menton pointé dans la direction de l’Arc de Triomphe, cette Mecque du Gaz de France, et jusqu’à mon dernier souffle je le servirai !
— Bravo, rigole Béru, escuse-moi de pas te chanter la Marseillaise, Popaul, j’ai oublié ma partition.
Là-dessus, le flic-larbin nous pilote par un méandre de couloir jusqu’à une vaste pièce où règne une chaleur d’étuve.
— Monsieur le commissaire San-Antonio et son adjoint, annonce-t-il.
Oh ! L’étrange spectacle !
Le dabe est là, dans un fauteuil bas, enveloppé dans une robe de chambre moletonnée, chaussé de mules vernies et coiffé d’un bonnet d’astrakan. Tarass Boulba en convalescence !
— N’avancez pas ! crie-t-il à Béru qui se dirigeait spontanément vers le Vioque, sa large main ouverte.
— Si c’est rapport à vos microbes, m’sieur le directeur, inquiétez-vous pas ! rassure l’Obligeant, j’en ai dégoûté d’autres, vous savez, et des coriaces !
— Il ne s’agit pas de cela, grommelle Pépère, mais vous alliez marcher sur le pont de la Tournelle.
Béru se tourne vers moi pour me brandir un regard chargé de doute et d’inquiétude.
— Eh ben dis donc, chuchote-t-il, ça lui a fait de l’effet, sa myxomatose !
Je désigne le parquet au Gros. Ça fout littéralement le vertige. Nous avons l’impression de survoler Paname à basse altitude. Paris s’étale à nos pieds, pimpant, avec ses avenues, ses monuments, ses parcs, sa Seine… Le Vieux est assis sur la place de la Concorde. À l’aide d’une longue pince il déplace des sujets dans les différentes artères de la capitale.
— Bonjour, messieurs, fait-il en se dressant. Vous me prenez en flagrant délit de violon d’Ingres !
Je contemple le Paris lilliputien posé sur le sol.
— Vous étudiez les problèmes de la circulation, monsieur le directeur ? m’enquiers-je.
— Non, je fais des maquettes de funérailles nationales, révèle le Tondu. Elles posent des problèmes de plus en plus grands. Il devient quasiment périlleux de bloquer pendant des heures la circulation parisienne. Aussi suis-je en train d’étudier un projet de dégorgement très intéressant.
Emporté par son sujet, il nous l’explique.
— Quels sont les deux pôles des obsèques nationales ? Notre-Dame et l’Arc de Triomphe, n’est-ce pas ? Jusque-là on utilise l’itinéraire : rue de Rivoli, place de la Concorde, Champs-Elysées. C’est de la démence. Moi, j’en envisage un autre qui se ferait par la Seine ! La concentration de la foule le long des quais serait moins gênante que sur les trottoirs bordant les voies que je viens de citer. Le cortège embarquerait depuis le parvis de Notre-Dame et descendrait la Seine jusqu’à la place de l’Alma. Une fois là il s’engagerait dans l’avenue Georges-V, mais presque immédiatement, il emprunterait le parking souterrain pour ressortir au carrefour Georges-V–Champs-Elysées. Ne resterait plus alors à bloquer que le tronçon des Champs-Elysées qui va jusqu’à l’Étoile.
— Génial, approuvé-je. Votre santé est meilleure, monsieur le directeur ?
— Je fais toujours beaucoup de température et mon médecin m’interdit formellement de sortir.
Il nous sourit. Ça le change complètement, sa tenue de malade. Il a les yeux cernés, du feu aux pommettes, et ses joues s’ombrent d’une barbe de vingt-quatre heures, grisâtre et mal plantée.
— Faut bien suivre les inscriptions de votre médecin, m’sieur le directeur, recommande le Dodu, vous avez vraiment une mine de papier haché ; et votre bonnet d’estragon vous fait paraître plus pâle. C’est la première fois que je vous vois avec une coiffure. On se rend compte que le chauvinisme vous va bien.
Le Vieux a un sourire de remerciement et nous guide jusqu’à son bureau, une grande pièce avec des meubles anglais, des cartes géographiques, des bouquins rébarbatifs et une odeur de camphre extrêmement désagréable.
Il nous désigne un canapé de cuir vert.
— Asseyez-vous. Vous prendrez bien quelque chose ?
Eh quoi ! Pour la première fois depuis que nous œuvrons sous ses ordres, le Vieux nous offrirait à boire !
— C’est pas de refus, s’empresse Béru.
— Que prendrez-vous, s’inquiète le râpé de la Calebasse : tilleul ou verveine ?
— Verveine, dis-je en réprimant une assez fantastique envie de rire.
Bouille du Gros pour qui l’eau chaude, sous toutes ses formes et dans ses différentes applications, constitue un cauchemar !
Le ci-devant brigadier Grossel nous apporte trois solides infusions. Derrière la fumée de sa tasse, Béru ressemble à un bouddha qui aurait des crampes dans ses bras gauches.
— Mes amis, attaque le Dabuche, je ne vous ai pas fait venir pour vous abreuver de tisane, mais bien pour vous confier l’enquête la plus stupéfiante de votre carrière.
Ayant dit, il souffle sur son breuvage afin de laisser à notre curiosité le temps de devenir adulte. Sa maladie ne lui a rien ôté de ses facultés taquinatives. Il aime aiguiser l’intérêt de ses subordonnés comme un rémouleur tatillon le fil d’un couteau sur ses meules.
— Ce serait à propos de quoi t’est-ce ? grogne Bérurier, lequel dédaigne sa tasse avec ostentation.
Mais on ne vide pas le sac du Vioque comme un sac de pommes de terre : en le tenant à la renverse. Avec cécoinsse, il faut drôlement secouer le flacon, je vous le dis !
— Il s’agit d’une chose effarante, murmure le dirlo en rajustant son bonnet de fourrure.
Le Mastar va pour insister, mais je lui fais clin d’œil de la boucler, le silence s’avérant le plus sûr des stimulants en l’occurrence.
Pépêre pose sa tasse sur la table pliante, style barn, croise ses mains blêmes sur les brandebourgs de sa robe de chambre et déclare :
— Messieurs, depuis plusieurs jours, notre base du pôle Sud a disparu !
Je sourcille, aveuglé par l’incompréhension.
— Qu’entendez-vous par-là, patron ? demandé-je en essayant d’avoir l’air le moins bête possible.
Notre vénéré vénérable se masse la pointe du pif avec l’ongle de son pouce.
— Je sais que c’est insensé, et pourtant les faits sont nets, messieurs : les hommes et le matériel de la Terre Adélie ont été littéralement rayés de la carte. Il y a trois jours, notre base a brusquement cessé d’émettre. Nos services ont cru que des perturbations atmosphériques avaient détérioré les appareils et ils ont envoyé des avions de reconnaissance. C’est alors que les pilotes ont apporté l’incroyable nouvelle : il n’existe plus la moindre trace de vie en Terre Adélie. Ils n’ont survolé qu’une étendue de glace vierge de tonte présence humaine et de toutes épaves. Nous avions édifié là-bas une station scientifique des plus modernes dont il ne reste rien. Vous m’avez entendu : RIEN !
Il se tait pour boire sa verveine.
— Ce n’est pas tout, ajoute-t-il entre deux gorgées, ce n’est pas tout. Des appareils se sont posés à l’emplacement de notre base. Ils n’ont plus reparu !
Il n’a pas menti, Pépère ; voilà bien, en effet, le plus grand mystère jamais proposé à ma proverbiale sagacité !
— Quelles sont les hypothèses qui prévalent, patron ? je demande.
Il hausse les épaules.
— C’est tellement énorme, tout ça, qu’on n’ose même pas en faire… Un raz de marée aurait été perçu. Il n’est pas envisageable non plus qu’une attaque atomique ait détruit cette base, car elle aussi aurait été enregistrée. Un phénomène géologique ? Mais Dieu du ciel, il ne s’opère pas en catimini. Les Anglais, les Américains, les Norvégiens, les Russes, ont eux aussi des bases au pôle Sud, ils se seraient bien aperçus de quelque chose !
Bérurier se paie une suggestion :
— Ça seraient pas des l’un d’eux qu’auraient sucré notre base, m’sieur le directeur ? Jalminces comme j’en connais, c’eût été rien détonnant.
Pépère hausse les épaules, maussade :
— Ah oui, ils auraient investi notre territoire, arraché tous les pylônes, effacé les hangars et les constructions pour rendre la banquise aussi lisse qu’une piste de curling ? Et, qui pis est, les mystérieux agresseurs auraient laissé sur place une permanence invisible afin de neutraliser les éventuelles équipes de reconnaissance ? Voyons, Bérurier, voyons, voyons !
— Ben, faut bien dévisager tous les hypoténuses, m’sieur le directeur, plaide le Bouffi, ulcéré par la sortie de notre Boss.
Le Dabuche plonge frileusement ses mains fiévreuses dans ses manches, comme un moine assurant sa position de méditation.
— Moi, messieurs, déclare-t-il, je m’abstiens de toutes interprétations. Tout ce que je vois, c’est qu’un événement effarant s’est produit. Le président l’estime, à juste raison, intolérable, et veut des éclaircissements dans le plus bref délai. Une commission d’enquête est constituée pour aller vérifier sur place l’origine du désastre. Cette commission est composée de militaires et de savants, mais le président a pensé que des policiers professionnels ne feraient pas mal dans le tableau, et je partage son avis. C’est pourquoi, messieurs, je vous charge de cette mission.
Là-dessus il vide sa tasse.
Bérurier profite du silence pour poser cette admirable question :
— Le pôle Sud, c’est où, au juste ?
Mais le dirlo paraît ne pas l’entendre.
— La commission d’enquête ralliera la Terre Adélie à bord d’un sous-marin, reprend le noble malade. Le bâtiment en question appareillera de Hobart dans deux jours.
— Hobart, Hobart, murmure l’Intéressant, c’est pas du côté de Dieppe, ça ?
Pour le coup, la Vieillasse se fend le pébroque :
— Non, mon cher Bérurier, rectifie-t-il, Hobart est la capitale de la Tasmanie.
— Faites excuse, se trouble le Monstrueux, je me disais aussi que ça devait nicher dans le Moyen-Orient.
La maladie lui donne décidément toutes les patiences, au maquettiste de funérailles.
— La Tasmanie ne se trouve pas au Moyen-Orient, mais au sud de l’Australie, déclare le Boss.
— Comme qui dirait en plein équateur, quoi ! se rattrape le Dodu.
— Comme qui dirait en plein hémisphère sud, complète notre estimé chef.
— C’est bien ce que je disais, termine Bérurier.
Cette fois, l’homme à la calotte « d’estragon » ne se donne plus la peine de géographier. C’est vers moi, homme cultivé et suprêmement intelligent que, délibérément, il se tourne.
— Vous vous envolerez dès ce soir pour la Tasmanie, San-Antonio, via Melbourne. Une fois à Hobart, vous contacterez notre agent là-bas, un certain Wolfgang Hourrou, lequel enquête de son côté. Il vous mettra au courant de ses recherches et vous présentera au commandant de L’Impitoyable.
Il sonne le ci-devant brigadier Grossel.
— Prenez l’enveloppe jaune qui se trouve dans mon coffre, lui dit-il, et remettez-la au commissaire San-Antonio. Elle contient vos titres de transport, des devises et une documentation détaillée sur la Terre Adélie, me révèle le Dabuche. Vous trouverez à Hobart l’équipement qui vous sera nécessaire pour débarquer au pôle. Hourrou s’en occupe.
C’est la fin de l’entretien. Je me lève et recommande à mon bien-aimé directeur de se soigner énergiquement afin qu’il connaisse bientôt des lendemains meilleurs dans la douceur retrouvée des matins triomphants.
Il me serre la main énergiquement. Il doit cogner le quarante, Pépère. Faut un certain cran pour s’occuper encore de la Terre Adélie quand votre bigorneau fait péter les thermomètres.
— Si l’explication de ce phénomène est d’ordre scientifique, dit-il, évidemment votre présence là-bas s’avérera inutile. Mais quelque chose me dit qu’elle n’est pas d’ordre scientifique. Alors je compte sur vous, mes amis…
D’un battement de cils, Béru promet de la sagacité, du courage et un triomphe total.
— À propos, m’sieur le directeur, risque-t-il avant de passer le seuil. Pour aller dans votre Terre Mélanie, faut se fringuer comment ? Je mets mon pardessus de demi-saison ou si mon Rasurel suffit ?
Moi, jusqu’au moment d’écrire ce livre, je connaissais pas Hobart. Tout à l’heure, dans le chapitre premier, vous avez dû vous marrer quand vous avez entendu Béru demander si ça se trouvait dans la région de Dieppe, n’est-ce pas, mes gros malins ? Et pourtant, un qui vous aurait posé la question avant que je vous géographise la couleur vous aurait bien embarrassés. Il y a des lieux, des tas et des tas, qui restent insituables pour l’homme moyen.
Moi, avant la mission du Vioque, on m’aurait dit : « Hobart », je serais resté perplexe. J’aurais maté mon Petit Larousse, en loucedé. C’est comme la Tasmanie. C’est vrai que le blaze a un petit côté Asie Mineure, non ?
Et les longs-courriers ne font qu’accroître les incertitudes. Le Boeinge ridiculise la planète. Il en démontre l’exiguïté. On vagabonde d’un continent à l’autre par-dessus les nuages. On s’aperçoit que notre véritable univers c’est le ciel bien bleu. Peut-être qu’il deviendra également notre élément, un de ces prochains millénaires ? À force de prendre l’avion, il vous poussera des ailes, c’est sûr ! Vous deviendrez faucons, mes drôles, après en avoir été d’authentiques.
Bon, je vous disais : Hobart. Nous y sommes ! Un port ! Des grues, des grosses bittes, des bateaux noirâtres, des usines, une ville posée dans du vert.
Le zinc qui nous amène de Melbourne se pose sur une piste qui, de là-haut, ressemblait à un jeu de boules.
À peine au sol, on s’aperçoit qu’on est dans un patelin anglais. Pour nous autres, citoyens du monde, il ne reste plus que ça comme authentique dépaysement : l’ambiance britiche.
Lorsqu’on veut vraiment se décadrer, pas la peine de se farcir la longue croisière, mes amis. Londres suffit. L’Inde, le Brésil, le Sénégal sont superflus, dérisoires et vains. Quatre pas à faire, dont un de Calais, et vous voici franchement ailleurs.
— Voitise ze programme ? demande mon camarade devant le tapis roulant qui nous crache nos bagages.
— On file chez le correspondant du Vieux, toutes affaires cessantes.
— Et il crèche où t’est-ce que ?
— Je pense que c’est dans la banlieue car le nom de Hobart ne figure pas sur son adresse.
Effectivement, le taxi pressenti nous déclare que New-Queen se trouve à dix kilomètres de l’aéroport et nous réclame une coquette somme pour nous y conduire.
Moi, vous me connaissez ? Je ne discute jamais lorsque mes déplacements doivent figurer sur une note de frais. Nous grimpons dans un carrosse noir, haut sur pattes et plus moelleux qu’un édredon ; nous passons notre avant-bras dans les accoudoirs et nous contemplons d’un œil indifférent les constructions de briques cernées de pelouses comestibles qui défilent.
Le taximan est un vieux type coiffé d’une casquette à petits carreaux, qui ressemble à un jockey retraité. Il pilote lentement en mâchouillant un morceau de cigare qui a dû s’éteindre quelques années plus tôt et qu’il s’est abstenu de rallumer par mesure d’économie.
Le Gros s’endort après quelques dodelinements. Profitant de son silence (très relatif vu qu’il ronfle comme une turbine en plein turbin), je fais le premier point de la situation. Au cours du vol j’ai compulsé les documents relatifs à notre base du pôle Sud. L’importance de celle-ci rend effectivement sa disparition phénoménale. Mon impression est qu’un bouleversement géologique s’est produit en douce. Peut-être qu’à cet endroit de la Terre Adélie, le sol s’est englouti. Aucun sismographe n’a enregistré la catastrophe parce que cette dernière s’est opérée en souplesse. Je dois faire hausser les épaules de quelques scientifiques, mais enfin cette hypothèse n’est pas plus sotte que l’événement auquel elle se rattache, non ? Supposez qu’un matin, on ne trouve plus qu’une grande terre nue à la place de Poissy ou de Sainte-Foy-l’Argentière, nécessairement notre gamberge grimperait en mayonnaise. On se dirait que la nature s’est payé une petite fantaisie. Elle donne tant et tant, la nature, qu’après tout elle peut bien reprendre, je trouve. En général, elle donne discrètement et reprend dans le chaos. Mais pourquoi elle dérogerait pas un peu à ses habitudes, dites voir ? Pourquoi elle se mettrait pas, manière de changer, à nous filer des champs de blé instantanés et à nous faucher en souplesse la Dordogne ou la baie de Rio ? Sans casser la vaisselle. Comme on efface une pensée de Pascal au tableau noir ?
Nous suivons une route étroite, qui toboggante parmi des mamelons. De temps à autre, notre conducteur lève le pied pour écouter son moteur car les ronflements du Gros lui filent des bouffées d’inquiétude. Chaque fois il se gourre, le vieux jockey. Il prend les bourrasques nasales de Béru pour un déconnage de ses soupapes. Puis, rassuré, il remet la gomme en suçant sa bouillie de cigare froid.
Nous atteignons enfin une charmante localité, bien pimpante (pourquoi ne le serait-elle pas ?) qui miroite sous la pluie (quand je vous le disais qu’on est en pleine atmosphère anglaise !). Des banderoles, des drapeaux, des guirlandes indiquent que c’est fête au village. Un calicot annonce à l’entrée de l’agglomération que ce soir va se dérouler la fameuse émission télévisée qui a pour titre « Impossible is not tasmanien », animée par le réputé Guily-Guilyx. Sur la place du pays, une lice et des estrades sont dressées. On voit un peu partout des groupes électrogènes, des camions de son, des roulottes. C’est plein de câbles partout. Nonobstant la flotte, la population surexcitée se presse sur les trottoirs. C’est dans ce climat de liesse populaire que nous pénétrons dans la coquette city de New-Queen.
Wolfgang Hourrou habite un quartier un peu retiré du fait qu’il se trouve à l’écart.
Sa maison est en briques ocres. La porte et les fenêtres sont peintes en blanc. Elle ressemble à ces maquettes que l’on vend pour égayer les circuits de petits trains électriques. Un minuscule jardinet la précède, histoire de justifier une vasque de marbre au centre de laquelle glou-gloute un jet d’eau prostatique.
Je sonne et j’attends. De l’intérieur de la maison s’élève la voix acerbe d’un roquet, mais personne ne vient ouvrir. Visiblement, le correspondant de Pépère est allé voir ailleurs s’il s’y trouvait.
— Vous connaissez un bon hôtel, dans le coin ? demandé-je au chauffeur, lequel est fasciné par le sommeil du Gros. Faut dire qu’il est intéressant à voir pioncer, Béru. Il a glissé de la banquette et se tient positivement agenouillé dans la vieille Bentley, un bras encore passé dans la boucle de l’accoudoir, le chapeau cabossé, la bouche béante sur des chicots, le nez comme la trompette d’Armstrong au plus fortissimo de son solo, les joues en cactus malade, la veste à demi dépiautée, la cravate tirebouchonnée, la chemise sans boutons éclaboussée de gros rouge ; il a le sommeil féroce. Ses ronflements sont des rugissements. C’est beau, le sommeil d’une brute. C’est noble. L’animal dort toujours d’un vrai sommeil, alors que l’homme normal, quand il est endormi, semble encore sur le qui-vive… Quand j’étais mouflet, ce que j’aimais lors de mes visites au zoo, c’était le sommeil des lions. Éveillés, les lions sont tristes, c’est seulement quand ils dorment qu’ils ressemblent pour de bon à des lions. Chez l’homme, c’est le contraire. Il n’y a que la mort qui l’apaise tout à fait.
Béru, lui, appartient au règne animal. C’est probablement ce qu’est en train de se dire notre chauffeur tasmanien en admirant mon camarade endormi.
— Un bon hôtel, ICI ! fait-il avec effarement…
Il me cligne de l’œil.
— J’en connais qu’un. Je ne sais pas s’il est bon, mais on ne s’y ennuie pas !
— Alors, go !
Nous repartons à travers la populace. La pluie tombe moins drue. Une sorte d’espèce de bout de soleil rougeâtre embrase le couchant, car le crépuscule se pointe en loucedé. Lorsque le jour vacille, c’est la nuit qui tombe ! Tiens, encore une astuce à trois balles qui gênera mes biographes, plus tard. Quand ils seront en plein lyrisme à propos de mon œuvre, y’aura fatalement un petit futé dont la bouche ressemblera à un anus flétri pour susurrer. « Dites, vous trouvez ça génial : quand le jour vacille, c’est la nuit qui tombe, franchement ? Ça fait avancer la littérature, hein ? Ça vous propulse l’esprit dans les vertiges de la pensée ? ». Ce qui va me perdre, pour la postérité, c’est mon absence totale de méfiance, mes pauvres biquets. Quand on veut assurer ses arrières, faut s’y prendre au départ. J’en connais qui ont commencé par corriger leurs fautes de syntaxe avant d’écrire tellement ça lès angoissait le devenir de leurs cubrations élues. Les statufiables, ils commencent par se solidifier de leur vivant. Ils se purgent de tous déchets. Un apprentissage, je vous dis. Y a des glorieux, je parie qu’ils savent plus ce que ça signifie, aller aux cabinets. Quand ils lisent double V–C sur une porte ils pensent (les distraits) à William Chespire.
Notre solennel bahut s’arrête devant une maison basse dont les fenêtres sont pourvues de vitraux. La construction ressemble à quelque chapelle désaffectée. Une enseigne miaule doucement au bout d’une hampe rouillée. La boîte s’intitule In the pocket. Pour justifier sa raison sociale, on a peint un kangourou débonnaire au-dessous de l’inscription. L’animal est représenté assis, fumant la pipe, et une bouteille de whisky dépasse de sa poche. Croyez-moi ou allez vous faire admirer la prostate chez les Pygmées, mais il ressemble à Béru. Peut-être que le Gros descend de l’ordre marsupial, allez savoir ?
Je déboule du taxi et je pénètre dans l’estaminet. Une longue salle basse de plaftard, avec un comptoir hérissé de pompes à bière, des tables massives et des bancs garnis de peaux de zébus, me propose d’emblée sa fraîcheur de cave ou de caveau. Une grande fille blonde, aux longs cheveux tombants, s’y trouve seule, occupée à lire les dernières aventures d’Aster Hyx, le Gallois. Ma venue lui fait lever la tête. Elle possède un long visage blanc constellé de taches de rousseur. Je suis prêt à vous parier mon voyage au pôle Sud contre un voyage de Paul VI que cette môme n’est pas aussi blonde qu’elle en a l’air.
— Que voulez-vous ? me demande-t-elle en anglais et en se levant.
— Deux chambres, lui réponds-je dans la langue des Plantagenet et dans la foulée.
— Pour combien de temps ?
— Une seule et unique nuit, jolie demoiselle.
— Deux chambres, vous dites ?
— Je dis.
— C’est que je suis seule, objecte-t-elle.
— Je vous aiderai à faire les lits, me méprends-je.
Elle sourcille et d’un geste ravissant écarte ses longs cheveux de ses yeux pour, sans doute, mieux me considérer et, partant, mieux m’apprécier.
— Mais, et l’autre personne ? objecte-t-elle.
Votre cher San-A., malgré sa vaste intelligence marque un temps d’arrêt. Ma comprenette fait roue libre. Et puis voilà que je crois comprendre, because je me réfère à la réflexion de notre chauffeur. Le digne jockey ne m’a-t-il pas dit qu’il ignorait si l’hôtel était bon, mais qu’en tout cas on ne s’y ennuyait pas ? De là, je conclus que l’endroit est un hôtel plutôt spécial.
— Vous n’êtes pas Tasmanien ? murmure-t-elle.
— Pas encore, rétorqué-je en lui virgulant un sourire aussi large qu’un bâillement de crocodile, mais je peux éventuellement le devenir, car impossible n’est pas français.
Son regard s’illumine.
— Oh ! fait-elle dans un mauvais français, you are a frenshman ?
— Tout ce qu’il y a de man et tout ce qu’il y a de frensh, mon chou. Je dois passer une nuit ici en compagnie de mon kangourou personnel et on m’a chaudement recommandé votre établissement. Alors c’est O.K. pour les deux chambres ?
Un quart de plombe plus tard, nous avons débarqué nos bagages.
Les rues du patelin sont entièrement lampionnées maintenant. La pluie a cessé tout à fait et des haut-parleurs convient la population à se masser sur la place du marché aux autruches. Le Mastar est enluminé comme le livre d’heures du duc de Berry. Faut dire qu’à l’In the pocket le dîner a été copieux : marmelade de crabe au sucre de canne, cuissot de kangourou à la menthe et œufs d’autruche à la Roussin, le tout arrosé de whisky vu qu’ici le vin ne figure même pas sur les dictionnaires.
— On va chez notre collègue ? demande Béru.
— Oui, acquiescé-je. J’espère qu’il est rentré maintenant.
Mais mon espoir est vain puisque seuls les aboiements du roquet répondent à ma nouvelle salve de coups de sonnette.
— Il est peut-être été à la fête ? suppose le Malencontrueux.
Je dubitative.
— On reviendra plus tard.
Nous repartons donc. Moi, un peu déconcerté par ce début de coup fourré. Notre sous-marin appareille demain et il faut absolument que je vois le sieur Hourrou avant de pôlesuder.
Les hommes, vous le savez mes amis, c’est kif-kif les papillons : la lumière les fascine. Automatiquement, nos pas nous conduisent vers la place où se déroule l’émission. De gros projecteurs embrasent la nuit et une musique qu’un écrivain raisonnable qualifierait d’endiablée pilonne les tympans.
La place du marché aux autruches est éclairée comme un ring de boxe. La foule s’empile sur les gradins aménagés autour du vaste quadrilatère. Un orchestre yé-yé se démène sur une estrade dans un malaxage de paillettes.
Soudain, il s’arrête et l’on a l’impression bienfaisante qu’on vous coule du velours en fusion dans les portugaises.
Un homme bondit, micro en main sur l’estrade. C’est le présentateur. Il est ovationné.
À notre époque, ce sont les caméras de tévé qui font les supermen. Le monde est soumis aux tronches télégéniques. La preuve en est que pour devenir député il faut préalablement avoir été bonimenteur à l’eau-air-thé-ef ; autrement sinon, comme dit Béru, on est bonnard pour le complet veston.
Un very sympathique garçon, le meneur de jeux. La lèvre inférieure en gouttière, le sourire pour réclame de laxatif, l’œil amusé par ce que son propriétaire s’apprête à dire, la cravate dénouée (style : je viens de me défoncer l’oignon pour mettre tout ça sur pied, mais ça ne fait rien, y a eu d’autres zéros du travail avant moi), la syntaxe approximative, le vocabulaire monté sur boucle, un rien canaille, suffisamment beau gosse pour humecter les douairières, mais pas au point d’incommoder les maris ; tel se présente le réputé présentateur. Il a pas peur de la vie, ça se pige au premier regard. C’est le gars des affrontements. Son micro est tout à la fois un sceptre, une lance et un bouclier. Il le postillonne, le tortille, le brandit, s’en évente, s’en vante, le hume, le lèche, le tend à autrui pour le faire goûter sans toutefois le lui laisser savourer. Il capte une syllabe, une onomatopée, un soupir et vite le ramène à ses lèvres comme s’il craignait que l’autrui vorace morde dedans. Il le fait sentir et miroiter. Il banderille avec. Au moment que l’autrui s’y attend pas, vzoum ! Le présent-tentateur virgule son goupillon à salive devant l’hébété, avec une habile indécence, moins pour l’inviter à parler que pour le déconcerter. Les autruis se laissent intimider. On leur brandirait un sexe que ça les impressionnerait moins. Il regarde ce faux cornet de glace, l’autrui, et sa sornette d’alarme se déclenche. Il bafouille, se trouble, se constipe des cordes vocales. Alors le représentant-tâteur sourit avec une hypocrite bonté et répond pour le zig qu’il interroge. Ayant répondu pour lui, il commente sa réponse avec esprit, de manière à le faire gentiment passer pour un con, ce que l’interrogé est d’ailleurs neuf fois sur huit. Mais l’autrui ne s’en rend pas compte. Lui, il est conscient de la caméra qui le regarde pour les télé-spectres-hâteurs, qui lui filme l’émotion, lui cerne le trac, lui amplifie l’ahurissement, lui monumentalise la sottise, lui évidence l’incapacité, lui transcende l’ignardise ; qui dévoile ses poils de nez, qui fait de ses grains de beauté des îlots insalubres, de ses crispations des tics, de ses cernes une maladie, de ses oreilles une atrophie, de ses vêtements un déguisement, de ses lunettes un aquarium et de tout son individu une gloire pour lendemains matins. Il peut pas à la fois trembler et parler, l’autrui. Se propulser dans des millions de rétines et s’affirmer.
Le pressent-hâbleur salue avec des gloussements qui font bien inaugurer et bien augurer de la suite. Il demande à l’assistance si elle est heureuse d’être là et l’assistance hurle que « yes », d’où le con-menteur conclut qu’elle est extrêmement sympathique. Il récompense la merveilleuse population de New-Queen en lui annonçant la première épreuve du jeu télévisé : le rodéo à dos d’autruche. Les oiseaux sont bouclés dans des boxes, dans l’attente des concurrents. Leurs têtes couvedemurviliennes dépassent de leurs enclos et les autruches dardent sur la populace de longs regards flétris avec des grâces de périscopes. Le jeu consiste, comme dans tout bon rodéo, à se maintenir sur le dos de la bête le plus longtemps possible. Sera déclaré vainqueur celui qui restera en équilibre le dernier.
— Allons, gentlemen, invite Guily-Guilyx, montrez-nous un peu ce à quoi donc vous êtes capables de faire !
— Qu’est-ce qu’il débloque ? s’inquiète le Gros.
Je lui traduis, et il hoche la tête.
— Grimper sur une bestiole commak, c’est de la rigolade ; moi, quand nous étions mômes, je faisais du cheval sur les chèvres, et une biquette, espère un peu, pour ce qui est de jouer les chevaliers d’Orgeix c’est pas du tout cuit. D’abord t’as son échine qui te fend le melon, ensuite elle aime si peu ça qu’elle te fait un vrai récital de danse de Saint-Guy.
Tandis que le Mahousse commente, une bande d’athlétiques jeunes gens se présentent au concours. Ils enjambent les barrières de bois et acalifourchonnent les autruches. On délourde comme on rabat la porte du toril, et les oiseaux s’élancent sur la place. Beaux bestiaux, mes amis. Cent kilos par bête, au moins. On les a sélectionnées soigneusement. Elles bondissent sur leurs pattes raides en tortillant du croupion comme le corps de ballet des Folies. Leurs dandinements sont si violents que la jeunesse mordorée de New-Queen se met à gésir dans la sciure. Ça n’a pas duré la minute réglementaire. Tout le monde a culbuté presque simultanément, comme pleuvent les noix sous la gaule qui flagelle leurs branches.
Le comment t’as tort déclare que personne ne s’est qualifié, et qu’il va falloir recommencer l’épreuve. Il exhorte d’autres téméraires à se manifester.
— Qui c’est qui veut venir recommencer, gentlemen ? aboie-t-il dans son cher micro.
Des volontaires y en aura toujours, et partout. Suffit de savoir les appeler. Que ça soye pour la riflette, la course en sac, la banque des yeux, la liste électorale ou le voyage cosmique, c’est plein de partants. Un miracle permanent, mes frères. Tu prends un micro, tu craches des fautes de lançais dans ses petits trous et magiquement, les mains se tendent. L’homme est entraîné depuis son plus bas âge à répondre présent ! Il n’est pas présent par vocation, mais par honte d’être absent.
Les malins qui ont bien pigé cette vérité, pour peu qu’ils disposent d’un micro, ont pratiquement le pouvoir discrétionnaire.
Bien que les premiers concurrents aient eu droit à un billet de parterre, une nouvelle vague se précipite, plus forte que la précédente.
— Vois-tu, dis-je à Béru, ce qui me frappe c’est que les hommes sont aussi glands dans cet hémisphère que dans l’autre.
Il ne me répond pas.
Il n’est plus là, Béru. Je l’aperçois sur l’estrade, sollicitant un dossard (car les connards ça se numérote).
Il a pas pu résister, le Gravos. L’équitation sur autruche, ça l’a subjugué. C’est l’apôtre de l’insurmontable, Alexandre-Benoît.
Les péones de service ont rabattu les autruches dans leurs enclos et la cérémonie recommence. Je vois mon petit camarade franchir la barrière de rondins et disparaître. Il m’étonnera toujours, mon gros plouck. Je l’imagine à l’époque des tournois, filant sa lance dans le lampion d’Henri II. Je vous demande un peu : venir dans ces contrées lointaines pour tirer au clair le mystère du siècle et participer à l’émission « Impossible n’est pas tasmanien », c’est un record dans le genre inconscience, non ? Faut avoir la santé avec la manière de s’en servir ! Toujours partant, Béru. Prêt à démolir les boîtes de fer blanc à la fête foraine, à donner son sang, à changer la roue des tomobilistes en rideau, à essayer les nouveaux appareils distributeurs. Un cas, quoi !
La foule trépigne d’impatience. Le comme-en-ta-soeur donne le top de départ ! Il crie chrono ! Le chrono c’est le joujou du siècle. À notre époque, on n’a plus comme adversaire valable que la trotteuse indiquant les dixièmes de seconde. Les portes se rouvrent et la nouvelle bordée de concurrents fonce dans le brouillard. Mesdames les autruches (au fait, pourquoi mesdames, y a des messieurs autruches, je suppose ?) cavalent sur leurs échasses en cahotant comme des diligences dans des chemins aux ornières gelées[2]. La pluie de gus s’opère, tout comme précédemment. Non, cependant, un seul reste à califourchon sur son zoziau. Et ce seul, vous l’avez déjà deviné, bravo, c’est Bérurier. Son autruche a beau décrire des zigs et des zags en courant, rouler du croupion, se démantibuler le cou, Sa Majesté demeure en parfait équilibre sur sa monture. Une ovation monstre se constitue, s’organise, se libère, enfle, démesure et trépigne sous les projos de la place. Vaguement jaloux du succès de cet intempestif concurrent, l’omni-présent-tateur calme la populace en glaviotant des « chut-chut » dans son micro. Le chrono tourne. La minute s’accomplit sans que Duchenock soit tombé. Il a beau faire, le malmeneur de jeux, il ne parvient plus à juguler l’enthousiasme général. D’autant plus que Béru accomplit un prodige, mes frères, faut reconnaître. Il parvient à maîtriser l’autruche, à la ramener dans son box et à descendre de l’animal par ses propres moyens. Triomphant, il grimpe sur le podium. Comme il est exaltant dans la lumière crue qui ruisselle sur lui. Quelle force paisible se dégage de cet homme. Guily-Guilyx lui pose des questions auxquelles mon valeureux camarade ne peut répondre, et pour cause.
— I am français, mon pote, gazouille le dompteur d’autruche. Si tu jaspines pas le frensh on n’est pas prêt de faire des mots croisés ensemble !
Je m’avance pour servir d’interprète. J’explique à l’honorable assistance que nous sommes des Parisiens en vacances et une nouvelle flambée d’acclamations salue cette annonce. Ils ne sont pas rancuneux, les Tasmaniens. Ça ne les fait pas tarter d’être mystifiée par un étranger. Le tévéman complimente. Il demande si Béru est un maître de l’équitation française, et je réponds qu’il sort du cadre noir de Saumur.
Guily-Guilyx prend le bras du Gros et le lève pour le proclamer vainqueur de la première manche. Dans le mouvement, le futal du Gros lui tombe sur les pieds, déclenchant coup sur coup de la stupeur et le plus formidable éclat de rire jamais enregistré en Tasmanie. Sans s’émouvoir, Sa Majesté relève son grimpant.
— Escusez, méàmes et messieurs, fait-il, c’est consécutif aux trépidations dont votre bestiau m’a occasionnées.
À tout hasard on l’applaudit. C’est fou ce qu’ils sont gentils et compréhensifs, les Tasmaniens. Le présentateur nous convie à prendre place sur l’estrade, entre le lord maire et le révérend père du pays.
L’émission continue. La seconde épreuve est celle du mât de cocagne. Il est savonné, of course, et, tout en haut, on a placé un baquet d’eau en équilibre ! Dans le baquet se trouve un poisson rouge. Celui qui parvient à attraper le poisson rouge avec les dents a gagné. Béru sollicité refuse de participer à cette épreuve.
— Le mât de gascogne, dit-il, ça n’a jamais été mon fort.
— Mais, lui demandé-je, poussé par quelque curiosité, comment se fait-il, Gros, que tu aies pu tenir le coup sur ton autruche ?
Un sourire matois badigeonne son visage d’optimisme.
— Dans la vie, y a le système D, mec !
— C’est-à-dire ?
— Si t’aurais remarqué, les pieds des projecteurs sont calés avec des petits blocs de fonte.
— Alors ?
— Je m’en ai chopé deux, mine de rien, je les ai attachés à chaque bout de mes pantalons avec mes bretelles, ça été l’affaire de vingt secondes. Ça me faisait des contrepoids magistraux, comprends-tu ? L’autruche avait beau se démener le fignedé, je restais positivement plaqué sur elle. Bien sûr, j’ai été obligé de sacrifier la paire de bretelles neuves que ma Berthe m’a offertes y a deux ans pour mon anniversaire, mais ça ne fait rien…
Il rit.
— Si tu voudrais mon avis, les gens de par-là, ils sont gentils mais pas démerdes…
Il se tait pour suivre l’ascension d’un guignol le long du mât. Le malheureux concurrent se hisse d’un mètre, mais glisse presque aussitôt de quatre-vingt-dix-neuf centimètres et demi. Au bout d’un instant, le seau sommant le mât bascule et l’escaladeur chope son contenu sur les endosses, à la grande satisfaction générale.
D’autres essais infructueux suivent. L’épreuve s’avère négative et l’on prépare la troisième épreuve : le match de boxe contre un kangourou.
— Ça promet de l’intéressant, jubile Béru, lequel concrétise son triomphe en fumant un cigare long comme un bâton d’agent.
Les machinos roulent un ring au mitan de la place. On amène un solide kangourou drivé par un soigneur qui ressemble à un singe.
— Celui qui tient deux rounds devant Kid Punch sera proclamé vainqueur, annonce Guily-Guilyx. Je précise, ladies and gentlemen, que Kid Punch appartient à la catégorie des kangourous moyens. Il est invaincu jusqu’à ce jour et totalise cent vingt-deux victoires avant la limite. Allons, qui veut tenter sa chance ?
Un grand rouquin de deux mètres se présente. Musculeux, menton carré, nez camard, bouche lippue, œil enfoncé, front bombé, cheveux ras, oreilles décollées : une brute.
Il enjambe les cordes et, témérairement, lève les deux bras pour se faire acclamer. On applaudit à son courage en attendant d’applaudir à sa victoire. Un soigneur bénévole lui passe les gants. L’arbitre réunit les deux adversaires au milieu du ring pour les dernières recommandations d’usage. C’est un gars qui est éleveur de kangourous et qui parle couramment leur langue. Les adversaires se serrent les cuirs. Gong !
Le rouquin tombe en garde. Le kangourou fait de même. Ce dernier danse devant la brute qu’on lui oppose. Le rouquin y va alors d’un crochet. Le kangourou a eu une brève dérobade et jaillit dans l’ouverture.
En deux coups de pattes c’est réglé. Le fier-à-bras gît dans la résine. L’arbitre lève le bras du vainqueur, mais dans sa précipitation lui marche sur la queue.
On ne marche pas, fût-on arbitre de boxe, sur la queue d’un vainqueur. Le kangourou ajuste une chiquenaude au menton de l’arbitre qui rejoint le vaincu dans les vapes.
C’est un supplément passionnant. La foule délire. On évacue les victimes pendant que, sagement, Kid Punch retourne s’asseoir dans son coin où son soigneur lui donne un banane.
Guily-Guiiyx sollicite un nouveau postulant, mais la séance a calmé les ardeurs, aussi personne ne se présente.
— Allons, gentlemen ! clame l’animateur en s’animant lui-même, je suis sûr qu’il y a d’autres courageux volontaires parmi vous !
— Aïe ! hurle Béru qui vient de se cruellement brûler la bouche en fumant distraitement son cigare à l’envers.
Une vigoureuse acclamation retentit. Le présentateur se tourne vers mon camarade et le complimente.
— Qu’est-ce qu’il me veut ? demande la Grosse Pomme, surpris et vaguement inquiet.
— Il a compris que tu te déclarais partant pour rencontrer le kangourou, Béru. Tu as crié Aïe, c’est en anglais l’équivalent de « Je ». Or, comme il demandait qui voulait combattre, en disant « Je », tu as accepté, c’est une tournure de phrase typiquement britannouille.
— Des clous, s’insurge le Dodu, chez nous, aïe, c’est quand on se fait mal, j’ai pas dit aïe en anglais, mais en français.
— Seulement nous sommes dans un pays de langue anglaise, et ces gens vont penser que tu te dégonfles.
Ce sont bien là les mots susceptibles de galvaniser un Bérurier.
— Moi, me déballonner, ronchonne le cher homme, déclarer forfait devant un kangourou que généralement je m’en sers comme slip ! Oh, dis, San-A., tu fermentes de la calbombe, mon gars !
Il se lève.
— Explique au téloche-mec que je veux bien me chicorner avec son gros lapin, mais sans gants. Je me bats toujours à poings nus.
Je traduis au démeneur de jeux, lequel se déclare d’accord. Voilà donc mon Béru qui pose sa veste et son pantalon afin d’avoir sa liberté de mouvement. En chemise à col danton, en slip à grilles, en chaussettes dépareillées et en chaussures de ville éculées, Béru enjambe les cordes. La foule frénétiquement salue l’indomptable courage de ce frenshman pour qui, semble-t-il, la zoonomie n’a pas de secrets.
Les deux adversaires sont déjà au centre du ring, en train de se dévisager d’un air sournois. L’arbitre qu’on a vinaigré et bassiné a repris son poste périlleux. Il vient de parler (sans la moindre rancune) au kangourou.
— Rinc-rinc haourlulu ! lui a-t-il dit, ce qui, m’explique-t-on, signifie chez ces marsupiaux : défense de frapper au-dessous de la poche ventrale.
Après quoi il se tourne vers Béru :
— Vous ne devez pas marcher sur la queue de votre adversaire, ni lui tirer les oreilles.
Il a parlé en anglais, ce qui revient à dire qu’il aurait aussi bien pu le dire en kangourou ou avec des fleurs.
Le gars Béru opine pourtant, comme s’il avait pigé. Gong !
Comme précédemment, le kangourou sautille devant son robuste vis-à-vis. Béru, bien en ligne, ne se laisse pas impressionner. Il est embusqué derrière ses poings monstrueux comme derrière les créneaux d’un château féodal. Il attend, Pépère. Prudent, un œil mi-clos, les réflexes branchés sur le 220. Soudain, sans qu’on s’explique trop pourquoi, le kangourou baisse sa garde et paraît se désintéresser de son adversaire. Est-ce l’œil béruréen qui le fascine ? Est-il impressionné par ce noble échantillon de la race humaine ? Toujours est-il qu’il met ses mains gantées à la hauteur de son bide, comme pour masser une colique.
Vzzoum !
Le direct du Mastar a jailli, en vrille, bien français, classique, pur, efficace. Le kangourou morfle le gnon à la pointe du menton et titube. La populace s’est dressée en poussant un râle d’alcôve. Superbe de self-contrôle, Bérurier place son une-deux habituel et l’animal qui a tant infligé de K.O. subit le premier de sa carrière. Il se couche sur le flanc en tricotant des cuissots.
Ce qui se passe alors est indescriptible. Le délire collectif fait éclater les verres des projecteurs. Les micros sont saturés, Guily-Guilyx est écœuré, oublié, relégué, déçu, déchu, omis, superflu, dérisoire[3]. On jette des fleurs au Gros ! Des bouteilles de scotch, des slips, des baisers, des pièces de monnaie, des cartes d’électeur, des boutons de braguettes, des cigares, des fruits, des stylos, des photos de la reine d’Angleterre, des petites filles endormies, des mèches de cheveux, des journaux, des parapluies, des bretelles, des colombes, des colombins, des dentiers encore pleins de cris, les Antimémoires de Malraux, des lunettes, des prépuces, des lézards empaillés, des paires de souliers, des paires de sous liés, des pères souillés et un catalogue de la Samaritaine. C’est l’apothéose du Dodu ! On le cerne, on l’absorbe, on le vénère, on l’humecte, on le désire, on le surhommise. Le premier gars à avoir battu Kid Punch ! La foule entonne le God save la Reine, ça le mérite. Il prend son bain de foule, mon Vaillant. Quand, après avoir subi ce déferlement d’estime il me rejoint enfin, il est épuisé par l’adulation. Rien ne fatigue plus un homme que l’admiration de ses contemporains.
— Ça s’est passé comment ? lui demandé-je, quelle diabolique astuce as-tu employée pour vaincre cet appareil à coups ?
— Oh, une bêtise, murmure l’Intrépide, pendant que l’arbitre nous baratinait, j’ai simplement cloqué mon cigare allumé dans la poche du kangourou.
Ce qui fait la force de Béru, voyez-vous, outre sa force, c’est son esprit d’initiative.
— Bon, maintenant assez de circus, on retourne chez notre correspondant.
Mais Alexandre-Benoît-le-Grand ne l’entend pas de cette oreille.
— Vas-y tout seul, je continue, c’est passionnant. Tel que c’est parti, mec, je te parie que je vais décrocher la cymbale.
Je n’insiste pas et le laisse à sa gloire, car je ne me reconnais pas le droit d’interrompre un homme en plein dépassement.
La maisonnette de Wolfgang Hourrou est toujours plongée dans l’obscurité, et j’ajouterais même, par souci de la précision : de plus en plus, vu que la nuit ne fait que croître et s’épaissir.
Cette fois, l’inquiétude me grignote le cœur. Mon coup de sonnette, comme précédemment, déclenche les aboiements du roquet.
Cette présence animale renforce ma sale impression. J’arrive de l’autre côté de la planète pour rencontrer un monsieur chargé de me préparer une délicate expédition, et le quidam n’est pas chez lui. Voulez-vous que je vous dise ? Je déteste !
Il me paraît un chouïa farfelingue, le correspondant du Vioque. Je décide de lui laisser un mot pas piqué des hannetons et je le lui rédige au dos d’une facture de mon garagiste, dans un anglais moins académique que celui du discours prononcé au nouvel an par sa gracieuse Imagesté. Comme je glisse mon poulet sous la porté, une voix à l’accent américain demande depuis l’intérieur : « Qu’est-ce que c’est ? » Pour une surprise c’est une stupeur.
— Je voudrais voir mister Hourrou ! réponds-je.
— Qu’est-ce que c’est ? répète la voix.
Je pige tout : le dénommé Hourrou est sourdingue et n’a pas entendu mon coup de sonnette. Pourtant il ne peut être à la fois sourd, aveugle, et agent secret. Or, il faut bien admettre que la personne qui se trouve à l’intérieur est aveugle puisque la maison est sans lumière.
Moi, vous me connaissez ? J’ai toujours des réactions directes et franches. Puisqu’on ne m’ouvre pas, je décide d’entrer par mes propres moyens, aussi tiré-je de ma profonde le cher sésame que vous connaissez aussi bien que moi puisque je me suis toujours appliqué à ne pas vous le décrire avec minutie, histoire de ne pas paniquer mes lecteurs serruriers. Cric-crac. Le pêne n’insiste pas et la porte s’écarte devant moi comme un balayeur municipal devant un enterrement de première classe.
Je pénètre dans un petit living où règne le clair-obscur le moins clair et le plus obscur qu’il m’ait été donné de rencontrer (ceux de Rembrandt ressemblent à une vitrine de joaillier comparés à celui-ci). Un loulou de Poméranie (venu ici en voisin, je suppose, car la Poméranie n’est pas tellement éloignée de la Tasmanie) se précipite dans mes jambes en frétillant d’aise. Je le calme gentiment d’un coup de pompe dans la trompette, ensuite de quoi je cherche le commutateur électrique.
La lumière est, me permettant de comprendre pourquoi le propriétaire de la voix américaine n’éclairait pas et pourquoi Hourrou ne m’attendait plus. La voix est celle d’un gros perroquet vert enchaîné à son perchoir, et le dénommé Hourrou gît sur un canapé avec une série de trous à la place du cœur. Ce qui vous prouve bien, mes amis, que tout mystère comporte une explication rationnelle.
Le perroquet cligne des yeux en me dévisageant. Hourrou quant à lui garde les yeux ouverts.
Une, deux, trois, quatre, cinq, six. Six balles dans le buffet, soit le contenu d’un chargeur. C’était un grand type d’une cinquantaine d’années, aux cheveux blond cendré, et qui fumait la pipe vu qu’il en a encore une entre les dents. Une bath bouffarde en écume de mer jaunie qui représente une balle de tennis posée sur sa raquette.
On l’a arrosé par surprise et il est clamée sans faire de chichi. Sa pipe est froide, lui aussi, vu qu’il s’est éteint le premier.
Bon, jusque-là rien de bien original. Le correspondant qu’on trouve mort au rendez-vous, ça s’est fait des tas de fois, y compris dans mes précédents bouquins ; je portais encore des culottes courtes que mes devanciers avaient déjà utilisé le truc. Mais la mort n’est qu’un recommencement et si je ne sacrifiais pas de temps en temps à la tradition, vous ne seriez pas contents. Je vous dépayserai plus loin, vous allez voir, en vous pondant du jamais vu, c’est juré, promis.
Cette maison est celle d’un vieux célibataire maniaque. Il y a du désordre, des marottes et de quoi boire. Son clebs et son bavard constituaient ses uniques compagnons. Le chien pour ses silences, le cacatoès pour ses conversations, c’était la vie privée bien comprise, en somme !
Je me paie la visite approfondie des lieux, mais je ne découvre d’intéressant que les tenues qui, vraisemblablement, nous sont destinées. Un bath harnachement pour excursion polaire, les gars. Le plus poilant, c’est que ces fringues correspondent à nos mesures, comme quoi, malgré sa fièvre, le Vieux a le compas dans l’œil et de la suite dans les idées.
Nos fringues de fourrure sont empilées dans une cantine de fer. Je décide de les embarquer. Maintenant il s’agit de se rapatrier sur Hobart et de dégauchir notre sous-marin.
La cantine est trop lourde pour que je puisse la coltiner sans ressembler à une publicité pour maison de déménagement, aussi la traîné-je dans le jardinet, devant la porte, en me promettant de la récupérer plus tard avec le Mahousse.
Le loulou de Poméranie, écœuré par le décès de son maître et mon coup de pompe aux miches s’est éclipsé. Peut-être aussi qu’elle avait les crocs, cette bête. Je me plante devant le pauvre perroquet enchaîné. Il incline sa tête de côté afin de me considérer de bas en haut à l’aide de son œil gauche. L’oiseau semble morose.
— T’as sûrement tout vu, toi, hein, Coco ? l’interpellé-je. Ah ! si tu pouvais parler…
— Qu’est-ce que c’est ? me demande-t-il, me rappelant ainsi qu’il peut parler, contrairement à ce que je viens de déplorer.
Il me cligne de l’œil. Je lui rends sa politesse.
— Ce que c’est, Coco ? Une histoire de c… ! assuré-je poliment (puisque je ne l’ai pas dit en toutes lettres). On gomme nos installations du pôle Sud, Coco. On bousille notre correspondant d’ici. Et pendant ce temps, mon éminent collaborateur est en train de faire l’âne avec des kangourous. À part ça, la santé est bonne, les enfants travaillent bien en classe et les plaies variqueuses de grand-mère se cicatrisent, je te remercie.
— Comment allez-vous ? conclut l’aimable volatile.
— Tu t’exprimes correctement, mais t’as pas beaucoup de conversation, Coco. Je te rendrais bien ta liberté, seulement, comme la plupart des hommes, tu ne saurais pas qu’en faire. Allez, au revoir, mon pote, je laisserai la porte ouverte en m’en allant pour que les voisins ne te laissent pas moisir ici.
— Quelle heure est-il ? demande l’oiseau.
— Bientôt onze plombes, mon pote, sursauté-je, on se fait vieux à toute allure.
Je charrie la cantine de fringues sur la pelouse où le jet d’eau de la vasque continue d’uriner et je reprends le chemin de la place. L’émission est achevée et des gus en salopette démontent le matériel. Instantanément la petite bourgade est devenue déserte. Les rues vides brillent sous la lune. Les lumières des maisons se situent toutes au premier étage, indiquant que les naturels du patelin vont se cloquer la bidoche sur les étagères. Je gagne notre hôtel. Contrairement aux autres demeures, l’In-the-pocket est éclairé à giorno. Un piano mécanique y sévit et un peuple de jeunes gens aux faciès abiérés[4] surmènent leurs vessies en entonnant des chopes de bière, et leurs cordes vocales en entonnant des chansons à boire. Ça s’appelle un cercle vicieux car chanter donne soif et boire donne envie de chanter.
La môme de tout à l’heure sert les clilles. Elle a une demi-douzaine de mains sur les fesses, plus autant dans le bustier. Une vieille chouette affreuse, mais qui pourtant lui ressemble, tient la caisse : sa maman, c’est évident. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais beaucoup de jolies filles ont pour maman des fées carabosses. Ça devrait donner à réfléchir aux enthousiastes, non ? Avant de traîner les petites pin-upes à la mairie, ils devraient se dire qu’un jour elles deviendront aussi tarderies que leurs vioques. Quoique, notez bien, à notre époque, la dame sur le retour emploie des tas de procédés pour retarder des ans l’irréparable outrage. La nana d’aujourd’hui vit sous le signe de la crème astringente, du lait de beauté, de la lotion antiride et du massage électrique. Moi je connais des bergères de quarante-cinq berges qui chiquent encore à la fillette et des douairières qui laissent entendre qu’elles sont nées après leurs enfants.
Je fends la foule des ivrognes pour aborder la choucarde barmaid. Je crois que j’ai oublié de vous préciser que la toute ravissante se prénomme Nelly.
— Vous n’avez pas vu mon copain, je lui demande ?
— Il est dans sa chambre, me dit-elle.
La réponse ne laisse pas que de m’étonner. Béru au plumard, alors que l’alcool ruisselle à plein bord ici ! Voilà qui ne lui ressemble pas.
Vous n’ignorez pas que j’ai un sixième sens, mes amis ? Ou alors, si vous l’ignorez encore, c’est que vous ne m’avez lu qu’entre les lignes jusqu’à présent. Brusquement, je sens poindre en moi une inquiétude.
Je bouscule les Tasmaniens de l’estaminet pour foncer jusqu’à la piaule de Sa Majesté. Au moment d’en actionner le loquet, je perçois un bruit de conversation. Un homme (qui n’est pas le Gros), et une femme (qui n’est pas non plus Béru) discutent à voix basse. J’entre rapidement et je prends dans les carreaux une vision très insolite. Une grosse nana à bourrelets compensés, avec des bajoues, du rouge à lèvres violet et des cheveux plus roux que le grand incendie de Chicago peint par Van Gogh, est occupée à rajuster ses bas, assise sur le lit où gît Lajoie. Le Gravos est inerte. Debout devant la table, un type à mine de croquemort en deuil range une seringue de Pravaz dans son étui de métal.
Mon arrivée fait tressaillir tout le monde, à l’exception de l’exceptionnel Béru, lequel m’a l’air aussi inconscient qu’un caillou au fond d’un puits.
— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je rudement.
La dondon dodue me lance un sourire à six dents et deux chicots.
— Vous êtes avec lui, garçon ? me demande-t-elle.
— Yes, madame, civilisé-je, que lui est-il arrivé ?
Elle a une moue indécise, un geste vague en direction de l’homme à la seringue.
— Dites-lui, doc, fait-elle en verrouillant le système de sécurité de son porte-jarretelles muni d’un anti-viol nœud-man.
Le personnage lugubre consent à me sourire à son tour. À peine, du bout de ses longues ratiches qui sont artificielles mais bien plantées.
— Petite défaillance cardiaque due à l’absorption d’une trop forte quantité d’alcool.
— Comment est-ce arrivé ?
La forte dame raconte, en enfilant son autre bas.
— Il a gagné le concours, à l’émission de télé. La dernière épreuve, c’était le jeu des cabinets…
— C’est-à-dire ?
— Les concurrents sont enfermés dans des lavatorys dont la cuvette est en réalité un récipient. La chasse d’eau est emplie de whisky, vous voyez ?
— Et alors ?
— Celui qui boit le contenu de la chasse a gagné.
Elle me montre l’Inanimé.
— Et il a gagné.
Une mauvaise rogne m’empare. Le goret de Béru. Se payer une syncope éthylique au moment où tout merdoie autour de nous, y a que lui pour oser, je jure bien !
— Sur le moment, poursuit la grosse Poupette, il a tenu bon. Il m’a même proposé de venir prendre le dernier verre ici, et c’est ce qu’on a fait. On n’aurait pas dû. Je l’ai monté coucher. Et pendant que je me déshabillais pour lui faire une bonté, il a tourné de l’œil…
— Qui êtes-vous, madame ?
— La plus grosse putain du pays, fait le docteur en achevant de ranger son petit attirail de survie.
Loin de s’offusquer du qualificatif, la dame pousse un gloussement ravi. Maintenant ses bas sont arrimés, tendus, avec la couture bien droite. Il ne lui reste plus qu’à passer sa belle robe rose à motifs violets.
— Vous me payez en dollars ? questionne le docteur.
— Ça fait combien ?
— Quatre marsupiastres[5], soit huit dollars.
Je le cigle et il enfouille prestement l’osier.
— Vous pensez que c’est grave, docteur ?
— Non, une bonne nuit de repos suivi d’un jour de diète, et il n’y paraîtra plus. Mais votre ami devrait se surveiller un peu…
Sur ce solennel avertissement, il s’en va.
— Moi, ça sera dix marsupiastres, roucoule la radasse en s’efforçant d’introduire les paquets de gélatine lui servant à marcher dans des escarpins vernis que la plus humble des fermières françaises ne voudrait même pas utiliser comme galoches.
— Hé, doucement, ma beauté, grognai-je, selon vos propres dires, mon copain n’a pas consommé.
Elle se rembrunit.
— Et mon dérangement, hein, garçon ?
— Vous marchez au compteur ?
Elle me cligne de l’œil.
— Rien ne vous empêche de consommer à la place de votre gros soiffard d’ami, garçon, du moment que c’est payé ?
Je lui file avec effroi une pincée de dollars.
— Barrez-vous, grand-mère, lui dis-je, et ne me dites jamais plus des horreurs pareilles car ça me flanque des cauchemars.
Elle ramasse son artiche et se casse avec une dignité d’archiduchesse outragée.
Me voilà seulâbre avec mister Boit-sans-soif !
Vous ne trouvez pas que tout ça ressemble à une histoire de fou ?
Le sous-marin doit appareiller dans quelques heures. Le type chargé de nous y conduire gît devant le perchoir d’un perroquet avec plein de pralines dans la cage à éponges et Béru est dans le coma.
À part ça, faut pas s’en faire.
Le plus dramatique, chez les peuples sous-développés, c’est qu’ils se couchent tard. On pourrait penser le contraire. A priori, ça semblerait plus logique que les claque-becs se torchonnent au crépuscule pour remplacer la tortore défaillante, et qu’au contraire, les zaizés jouissent tardivement de leur standinge. Eh ben non ! Les mecs confortables roupillent, comme si l’oseille les fatiguait à bloc, tandis que les dépouillés draguent jusqu’à pas d’heure dans leurs quartiers misérables. Peut-être, après tout, que pour profiter de la vie faut avoir l’estom’ comme une chambre d’écho, non ? Les hommes ne se sentent bien qu’au milieu des autres hommes. Ils ont besoin du grouillement. Faut qu’ils se sentent troupeau.
Tout ce texte préambulatoire pour vous dire qu’il y a pas mèche de dégauchir une bagnole à New-Queen, au mitan de la noyé. Et pas mèche non plus de turluter à un taxi d’Hobart. La Tasmanie ne répond plus : elle pionce.
J’ai beau dire à Nelly que je dois les mettre, elle secoue la tête en rigolant.
« Closed », elle me répond.
Moi, pour donner le temps au Gravos de surmonter sa noire biture, j’ai fait un peu d’amour à Nelly. L’In the pocket s’est vidé d’un coup, à l’heure prescrite. Les pays anglo-saxons sont les seuls à posséder des ivrognes respectueux de la loi. Beurrés ou pas, à la fermeture officielle, ils déhotent sans rechigner.
Dans l’intimité de ma chambre on a eu une petite explication à bâtons rompus, à tétons repus, à tâtons dodus, la belle gosse et moi. Elle est pas très exceptionnelle pour ce qui est de l’appareil extatique, mais c’est une fille sans façons. Un qui aurait le temps, il pourrait lui éduquer le sensoriel à Nelly. Lui régler minutieusement le virgulateur de radada pour en tirer la quintessence. Elle est de ces femmes qui ne demandent qu’à s’instruire.
La gosse m’explique que, dans sa famille, elles sont putains de mère en fille. Comme qui dirait une charge automatiquement transmise. Chez elles c’est pas la loi salique, mais la loi salingue. À dix-huit berges, hop, au travail ! Faut prendre la relève. Sa grande vioque tapinait sur le port d’Hobart. Sa mère a ouvert l’In the pocket et Nelly projette de fonder un grand boxon à Sydney où l’on est plus puritain encore qu’en Tasmanie ; or les puritains et les putains vont bien ensemble. Elle engagerait du personnel chevronné, français de préférence. Elle a de l’ambition, Nelly. On la devine soucieuse de s’élever, affamée de promotion sociale. Bientôt elle se fera faire une fille par un beau mâle bien baraqué afin que la chaîne ne s’interrompe pas. Et cette gosse apprendra le turf dans une ambiance capitonnée. Elle ira se perfectionner à Paris, à Barcelone et à Rome. Elle fera un stage au Japon aussi, pour apprendre les délicatesses geishiennes ; bref, ça néone vachement dans la lignée à Nelly.
Elle me caresse le front du bout des doigts, me contemple avec une espèce de tendresse et me demande :
— Vous voulez bien me donner un enfant, darling ?
La requête est touchante, hein ? J’en suis tout remué. Et puis je pense à ma lointaine Félicie. Je vais tout de même pas, délibérément, rendre m’man grand-mère d’une prostituée. J’sais bien qu’il vaut mieux avoir une enfant catin plutôt que dame patronnesse ou femme de lettres (bien que l’une n’empêche pas les autres) mais y a des moments où je me montre horriblement rétrograde, mes amis. Je mea-culpise. J’ai des bouffées de bourgeoisie, que voulez-vous. L’hérédité c’est pernicieux, c’est une sorte de haut mal qui vous tombe dessus et vous fait tomber. Ça ressemble à une maladie de peau familiale. Y a des plaques qui vous ressortent de temps en temps et qui laissent perplexes les dermatos.
— Ce serait avec plaisir, mon petit cœur, réponds-je, seulement y a un hic : je ne fais que des garçons.
Ayant de la sorte satisfait à mon hypocrisie naturelle, je me refringue, car je viens d’avoir une idée et cette idée, vous l’allez constater, n’est exécutable que par un individu vêtu.
Nelly regagne sa chambre tandis que pour ma part je gagne la sortie. Une fois de plus je me dirige vers la maison de feu Wolfgang Hourrou. Je me suis dit, dans ma petite tête surmenée, que notre défunt correspondant devait avoir une voiture et que, par conséquent, son véhicule est désormais disponible. Il ne me reste qu’à le récupérer si je veux quitter ce bled dans les plus brefs des laids.
J’éprouve une vive inquiétude en apercevant du feu chez notre camarade tasmanien. En effet, je suis certain d’avoir éteint avant de partir de chez lui tout à l’heure. Une voiture stationne devant la maison. M’est avis que ça va barder pour notre matricule.
La découverte rapide du meurtre risque de nous attirer de gros ennuis avec toutes nos allées et venues. Les autorités locales vont nous questionner et si je suis certain de pouvoir me disculper sans trop de peine, je suis par contre moins sûr d’arriver à temps à Hobart pour le départ du sous-marin, si bien que notre long voyage se solderait par la victoire de Béru à un jeu télévisé. Faire vingt mille bornes pour mettre un kangourou K.O., c’est pas le genre d’exploit dont notre carrière de poulagas peut s’enorgueillir.
Je me tapis dans un coin d’ombre et j’attends la suite des événements, pensant voir réapparaître un quidam affolé, ou peut-être — qui sait — déjà le shérif du patelin ?
Mais le temps passe et rien de semblable ne se produit. Cependant il y a quelqu’un à l’intérieur car je vois remuer une ombre derrière le rideau de la baie vitrée. Sont-ce messieurs les poulardins qui officient, ou bien…
Précipitamment je me blottis derrière une cabine téléphonique, car la porte de la maison vient de s’écarter. Une silhouette féminine se détache à contre-lumière. Elle traverse rapidement le jardinet et s’engouffre dans l’auto. Le véhicule démarre, tous feux éteints, et disparaît au coin de la street. Il ne m’a pas été donné de voir le visage de la visiteuse. Tout ce que je sais d’elle, c’est un imperméable noir, en matière plastique brillante, un petit chapeau forme casquette, à longue visière, surmonté d’un pompon, un sac à main style sacoche et des lunettes dont j’ignore, toujours à cause du contre-jour, si elles sont ou non à verres teintés. La dame en question est-elle une amie de Hourrou et fonce-t-elle chez les roycos pour les parfumer ? Quelque chose (mon sixième ou septième sens, je suppose) m’affirme que non. Lorsqu’on découvre un copain assassiné, on se précipite sur le téléphoné si on a du self-contrôle, ou on se met à glapir au secours si l’on n’en a pas ; mais on ne passe pas du temps à se balader autour du cadavre avant de sauter dans sa voiture ; du moins c’est mon avis à moi, et croyez-moi, il en vaut un tas d’autres.
Par mesure de sécurité, j’attends une douzaine de minutes, manière de voir ce qui va se passer. Or, rien ne se passe. Alors je me décide à coltiner ma fraise sur les lieux du crime. Le cadavre est toujours à la même place et le perroquet qui le veille patiemment m’accueille d’un allègre :
— Hello, garçon, vous prendrez bien un whisky ?
— Toi, mon pote, tu es de bon conseil, lui dis-je en raflant une bouteille de Red and Black de la distillerie Stand Hall. Je tutoie le goulot et j’ai l’impression que mon moral regrimpe. Je me dis qu’après tout la fille à l’imperméable est peut-être la meurtrière de Hourrou, revenue sur les lieux de son forfait pour récupérer quelque truc compromettant. Qu’importe ? Je ne suis pas chargé d’enquêter sur un assassinat mais sur le mystère du pôle Sud. Fort de cette évidence, je contourne la maisonnette et je trouve ce que j’espérais trouver : un garage. Et dans le garage il y a une voiture noire, plus anglaise que la Tour de Londres, haute sur pattes, rébarbative, mastoc. Admirez comme le dieu des romanciers fait bien les choses : la clé est justement au tableau de bord.
Il est deux plombes du matin lorsque nous débouchons sur le port d’Hobart. Béru est toujours dans le sirop, mais sa respiration régulière m’indique qu’il récupère.
Je gare ma chignole dans une zone d’ombre, entre une petite grue et une grosse bitte, et je pars à la recherche de notre valeureux submersible. Ça doit pas être fastoche à repérer un sous-marin, dans l’obscurité. Et les quais sont très mal éclairés… Je vadrouille le long de l’eau noire où d’énormes paquebots ventrus se pressent en formidables grappes. Leurs drapeaux mouillés pendent misérablement. Les drapeaux mouillés se ressemblent tous (à l’exception du drapeau japonais qui peut passer pour celui de la Croix-Rouge lorsqu’il est roulé comme un pébroque). Ils devraient tremper leurs oriflammes dans l’eau, les belliqueux, avant de belligérer, histoire de ramener leurs passions à un commun dénominateur. Alors ils pigeraient peut-être combien il est truffe de se chicorner pour un morceau d’étoffe. Les fusils n’oseraient plus parler chiffon.
Je suis le môle à petits pas. Mes yeux s’habituent à l’obscurité progressivement et enregistrent mieux les formes sombres amarrées là à marée haute[6].
J’ai beau me foutre les lampions en cornes d’escargots, je ne découvre pas le moindre Impitoyable dans la rade. Il a dû rester en rade. À moins qu’il n’ait déjà appareillé, allez savoir…
J’en suis là de mes pérégrinations portuaires lorsque j’éprouve le désagréable contact d’un truc dur et rond dans mon dos.
— Hands-up ! murmure une voix.
Pour ceux qui ne parleraient pas anglais ou qui n’auraient jamais visionné de western, je précise que ça signifie « haut-les-mains ».
Manière de parer au plus pressé, comme disait un marchand de citrons, je lève les bras. Un glissement s’opère derrière moi et je devine qu’un nouveau type vient de rejoindre le premier. L’individu en question me palpe rudement les poches et sucre délibérément mon camarade Tu-Tues.
— Qui êtes-vous ? demandé-je.
Un solide coup de battoir me répond. Comme il est carabiné et que je viens de l’effacer sur la nuque, voilà mes idées qui se mettent en tire-bouchon. J’ai beau essayer de leur conserver une certaine consistance, elles s’émiettent comme un biscuit rassis sous le sabot d’un cheval.
À dire vrai (et pourquoi ne dirais-je pas vrai de temps en temps, histoire de me reposer le mental ?) je ne perds pas absolument conscience, non. Simplement ma notion des choses est perturbée. Ça pointille sous mon crâne. Je me dis des trucs comme : « T’es marron. On te porte ! On va te buter ! Pourris sont ces sergents qui persiflent sur ma tête ! Je suis le jobard de Hobart ! T’avales la cruche à eau qu’à la fin elle s’écrase ! » Et bien d’autres trucs aussi décousus. Le balancement qu’on m’imprime s’accentue. On me lance. On me jette. La trajectoire me paraît infiniment longue. Je m’attends à tomber dans l’eau. Je me dis que je nagerai. Que la flotte me ravigotera. Oui, parfaitement, je vous jure que je gamberge tout ça.
Seulement, contre toute attente, c’est pas dans la flotte que j’atterris (comme dirait Béru), mais sur une surface plane qui n’en est pas moins dure (dirait encore Béru s’il était en état de dire quelque chose). Pour le coup mon cerveau explose dans une gerbe d’écume pourpre et j’accroche ma lucidité au vestiaire.
Pas de panique, mes chéries. Vous pensez bien qu’étant le narrateur de cette prodigieuse histoire, je ne vais pas rester dans le cirage longtemps, sinon mon éditeur serait obligé de laisser une flopée de pages en blanc, ce qui ne ferait pas le beurre de son imprimeur. Ce dernier devrait licencier une partie de son personnel, lequel, soudain privé de son pouvoir d’achat habituel, créerait une zone de mévente dans une foule de secteurs et il en découlerait un déséquilibre économique grave dont notre pays aurait bien du mal à se relever. Il a déjà assez de tracasseries comme ça, notre pays, mes loutes. À se demander comment la France pourrait tenir le coup si elle n’était pas immortelle. Heureusement que, fille aînée de l’Église, elle est miraculée de frais. Y’en a qui s’extasient, mais le prodige, bon Dieu, c’est pas qu’elle soit toujours sauvée, c’est qu’elle soit toujours sauvable. Ça suscite des vocations et des convocations. La brigade des secouristes est sur le kiwi (comme on dit en Australie).
Au moment même que je vous cause, y a des apprentis sauveurs qui se préparent fébrilement. C’est kif-kif le strategic-air-commund, ça ne s’arrête pas. Ils subissent un terrible entraînement, les apprentis sauveurs. Ils sont capables de préparer une valise en quarante secondes pour aller se sauver à l’étranger si besoin est. Ils citationnent pour les déclarations d’urgence. Ils s’exercent à garder les bras levés pendant des heures (des dames pas trop nesses les alimentent et leur font faire pipi) ; ils cultivent leur diction ; ils s’entraînent à crier vive dans toutes les langues ; ils sont capables de parler d’eux-mêmes à la troisième personne (c’est ce qu’il y a de plus dur, paraît) ; avec des sparring-partners, ils font des heures de poignées de main ; on les force à embrasser fougueusement des petites filles scrofuleuses, à apprendre les noms de famine des diplomate indous, à chanter la Marseillaise sans faire de fausses notes, à promettre ce qu’ils ne peuvent tenir, à donner ce qu’ils ne possèdent pas, à menacer les plus forts, à brouiller les plus faibles, à se maquiller, à farder la vérité, à nier l’évidence, à glorifier les échecs, à mystifier les maths, à mater, à colmater, à longs z’enfants de l’apatride, à tout dire, à tout faire, à gracier, à disgracier, à… atchoum !
Un éternuement me réveille. Merci, Seigneur, l’économie française en a été quitte pour la peur.
Je rouvre les yeux et j’aperçois des bouilles penchées sur moi, qui me défriment en fronçant les sourcils. L’une d’elles est coiffée d’une casquette d’officier de marine.
— Il a repris conscience, fait une voix en français.
Pour le coup, ça me rassérène. Je porte la main à ma tête : elle a doublé de volume. Cette bosse carabosse, ma douleur !
— Je dois avoir un crâne à impériale, non ? demandé-je à l’assistance.
— Vous êtes français ? s’écrie l’officier de marine.
Il semble tout étonné.
— À côté de moi, Notre-Dame de Paris a l’air de s’être fait naturaliser de fraîche date, mon commandant.
Je me relève, ce qui me permet de constater que je me trouve dans le mess des officiers d’un bâtiment. L’exiguïté du mess et son absence de hublots me laissent à penser que c’est celui d’un sous-marin.
— Vous êtes le commandant de l’Impitoyable, réalisé-je.
— En effet !
Je m’abats dans un fauteuil.
— Je suis le commissaire San-Antonio.
L’officier pâlit.
— Pas possible !
Puis, se tournant vers deux types aux traits accusés, il grommelle :
— Tous mes compliments, messieurs !
Ils semblent un peu marris, les bonshommes.
— Nous ne pouvions pas savoir, bougonnent-ils, avec ce qui s’est déjà passé…
Le commandant de l’Impitoyable m’explique que, peu de temps après qu’il se soit mis au mouillage, un pseudo-pêcheur a accosté le sous-marin en barque, très discrètement. Heureusement, un homme d’équipage qui flânait sur le môle a aperçu son manège. L’homme en question a fixé après la coque du sous-marin un objet aimanté et s’est éclipsé à force de rames. Les gars du submersible se sont empressés de décoller l’objet en question qui s’est révélé être une bombe à retardement. L’artificier du bord l’a désamorcée mais depuis, deux hommes de la commission de Défense qui font partie de l’expédition montent la garde en attendant l’heure de l’appareillage. En me voyant rôdailler dans l’ombre, ils m’ont pris pour le dynamiteur et se sont assurés de ma personne dans les conditions que je vous ai relatées. Ils s’excusent.
Je leur pardonne volontiers, d’autant plus que le commandant m’offre un whisky et ordonne à l’infirmier du bord de me poser une compresse.
— Dès l’aube, annonce-t-il, nous appareillerons car nous sommes au complet, maintenant.
— Pas tout à fait, riposté-je. Il reste encore à embarquer mon adjoint, l’inspecteur principal Bérurier. Il souffre d’une petite commotion et dort dans une voiture ; si vous pouviez dépêcher vos hommes pour le récupérer et ramener notre cantine…
L’officier s’empresse d’accéder à mes désirs, ce qui est beaucoup plus facile que d’accéder au point culminant de l’Everest. Tandis qu’on s’occupe de Béru, il me présente les membres de l’expédition. Ceux-ci sont au nombre de quatre. À savoir mes deux assommeurs, Jérôme Rivoire et Albert Carret, des techniciens de la Défense, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire plus haut et comme vous le confirmerait un éléphant ; le professeur Lavoisier-Mélanie-Canot, grand spécialiste des questions polaires, un solide quinquagénaire au nez vermillon et au regard couleur de banquise, et Dominique Lancin, un frêle jeune homme blond qui me paraît efféminé malgré sa fine moustache. Lui, c’est l’Observatoire de Paris qui l’envoie.
Le commandant m’explique en outre que lui-même et son équipage, composé de douze hommes, sont des pionniers de la banquise, leur bâtiment étant spécialement conçu pour vadrouiller à travers les glaces. Ils ont subi un entraînement rationnel (les premiers exercices d’entraînement consistant en l’application de fluide glacial sur leur chaise) et rien de ce qui touche au froid ne leur est étranger. Ces mecs-là, pour ne pas perdre la main, sont contraints à passer toutes leurs vacances dans une chambre froide de boucher, c’est vous dire s’ils sont au point !
Après ces multiples présentations, l’officier me fait visiter son bâtiment.
C’est pas un gros sous-marin, l’Impitoyable. La France pourrait pas se le permettre. Elle veut pas poéter plus haut que son luth, la France. Cela dit, ce submersible n’est pas non plus un sous-marin de poche. Disons qu’il s’agit d’un sous-marin de sac, quoi ! Il est propulsé uniquement par un système de bitounage foirineux à friction, ce qui est assez révolutionnaire, je dois le reconnaître avec satisfaction. Il comporte un brise-glace pendulaire, une chambre des machines, cinq chambres à coucher, très exiguës mais meublées Louis XIII, un poste de commandement, plusieurs postes de radio, un poste d’équipage bien équipé, un périscope en matière plastique ininflammable, une soute à antigel, un réfectoire, une galerie marchande, une galerie de tableaux, un hibernatoire, un réfectoire, quatorze W.-C. et un logement à réacteurs pour le jour où nous aurons des réacteurs. Qu’on le veuille ou non, c’est une belle réalisation dont nous avons tout lieu de nous enorgueillir.
Le logement qui nous est imparti est une cabine de deux mètres sur quatre-vingts centimètres, mais pourvue de tout le confort. Deux lits à baldaquin superposés, une armure Henri II, un plan de Paris au mur, un lavabo incorporé dans les moulures du lit et une large baie vitrée donnant sur la coque du bâtiment, composent le principal de l’ameublement.
Lorsque les matelots chargés d’aller ramasser le Gros m’amènent Pépère, toujours inconscient, je plume mon pote dans la couchette inférieure et je me file dans les torchons du haut, car avec toutes ces tribulations, je commence à me sentir un peu mou des pilotis.
Un sommeil aussi bienfaisant que réparateur (je connais mes classiques) ne tarde pas d’alourdir ma paupière. Et bientôt j’unissonne avec Béru.
J’en écrase tellement que je ne m’aperçois même pas de l’appareillage. La vibration du sous-marin, au contraire, me berce et je me paie des rêves en technicolor, un chouïa polissons aux angles. Tous se déroulent dans des alcôves où je récite plein de je vous salis, Marie ; de je vous salut, maris ; de je vous salais, morue ; de je vous marie, salope ! Plus j’avance dans la vie (ou plutôt plus je recule, car on recule dans la vie au lieu d’avancer) plus mes songes sont voluptueux. Un nœud-rologue de mes amis m’a expliqué que c’était du pareil chez tous les survoltés de la tête-chercheuse. Le seul moyen d’éviter ça, c’est de se gaver de calmants. Vous pensez si j’ai refusé !
Un bâillement intense, pas mélodieux mais claironnant, me ramène à la réalité. C’est le Mastar qui nous est restitué. La baillanche étant aussi communicative que la chaleur des banquets, je l’imite avec toutefois plus de mesure. Ayant colmaté cet orifice, je me penche hors de ma couchette.
Il pousse une sale mine, Bérurier. On dirait qu’on l’a fait cuire au bain-marie. Il a le teint grisâtre, les pommettes enflammées, l’œil en mollusque décomposé.
— Ça va mieux, Gros ? intentionné-je.
Il lève sur moi un regard aussi brouillé qu’un pare-brise brisé.
— On est où est-ce ? me demande cette farce de la nature.
— À bord, mon ami. On navigue en direction du pôle.
Il s’étire.
— Je crois que la dernière épreuve de l’émission en a été une rude pour moi. J’ai une de ces gueules de bois qui intéresserait un sculpteur.
Il se racle le gosier avec l’espoir d’expectorer des parasites, mais rien ne vient.
— En tout cas je suis été vainqueur, annonce-t-il avec satisfaction.
— Et qu’as-tu gagné ?
Il réfléchit, tente laborieusement de connecter des fils rompus dans sa mémoire et grogne :
— M’en rappelle plus. Je trouverai mes lots en rentrant, ils m’ont demandé mon adresse à Paris, c’est tout ce que je me souvienne.
Il se dresse, titube, embarde, se plaque à la cloison et déclare :
— Je vais aller faire une balade sur le pont pour me décrasser les éponges, y a comme du tangage dans mon entrepont, mec.
— Si tu vas sur le pont, n’oublie pas de mettre ton scaphandre du dimanche, recommandé-je, vu que nous évoluons par plusieurs centaines de mètres de fond.
Ça le terrasse, bien que nous soyons au sein des mers australes.
— Oh, oui, c’est vrai qu’on est dans un sous-marin, lamente le cher homme. Tu crois qu’ils ont embarqué de l’aspirine, au moins ?
— On peut toujours leur poser la question, déclaré-je en décrochant le téléphone.
Quelques minutes plus tard, un matelot-steward apporte à Sa Majesté de quoi épousseter sa migraine. La puissance de récupération de Béru est telle qu’au bout de très peu de temps il déclare avoir faim. Je fais toilette, Béru communie du regard, et il me suit au réfectoire où les autres membres de l’expédition sont précisément en train de prendre leur petit déjeuner en compagnie du commandant Prosper Hiscaupe (excusez-moi, j’avais oublié de vous dire son nom).
Le caoua avalé, les œufs au bacon engloutis, nous tenons notre première conférence relative à notre mission. C’est le professeur Lavoisier-Mélanie-Canot qui dirige la commission d’enquête. Je constate que son point de vue rejoint le mien. Lui aussi penche pour un phénomène géologique. Sa théorie est qu’un schisme s’est produit. La banquise se serait fendue et aurait glissé à la mer, engloutissant nos hommes et nos installations.
Le docte San-Antonio prend à son tour la parole. Il déclare que le phénomène en question aurait été provoqué artificiellement par une opération humaine. Ne pas oublier que Russes et Ricains sont également basés au pôle Sud, les uns ou les autres ont fort bien pu expérimenter un truc nouveau, provisoirement secret, qui serait à l’origine de la catastrophe.
— Qu’est-ce qui vous donne à penser cela, commissaire ? s’inquiète le savant.
— Vous oubliez, professeur, qu’un homme a essayé de faire sauter l’Impitoyable dans le port d’Hobart. En outre notre correspondant en Tasmanie a été assassiné. D’où l’on peut conclure que des gens sont au courant de notre expédition et ne la voient pas d’un très bon œil. On dirait qu’ils sont décidés à la retarder coûte que coûte, sans doute parce qu’ils ont besoin d’un certain délai pour arriver au terme de leur expérience.
Un silence tendu suit ma déclaration. Mes homologues de la Défense opinent. Eux aussi sont d’avis que quelque chose ne tourne pas rond. Le commandant est indécis, quant à Dominique Lancin, le blondinet de l’Observatoire, il observe le silence pour l’instant.
— Si vous voudriez mon opinion, déclare le Comateux, on va faire surface dans des irradiations anatomiques. Il va vaser de la retombée télé-active, messieurs, c’est à cause de quoi, les gougnafiers que parle mon chef tiennent à ce qu’on débarque pas tout de suite ; ils préfèrent que leur charognerie s’évaporasse avant.
Bien que formulée en une langue peu académique, cette opinion rend tout le monde songeur.
Le commandant Hiscaupe donne alors quelques précisions sur la méthode qu’il compte employer pour mener à bien notre opération : dans quarante-huit heures, il fera fréquemment surface afin de faire procéder à des analyses de l’air. Nous n’aborderons la Terre Adélie que prudemment, après de nombreux sondages de tous ordres. Il n’est pas question d’aller se jeter délibérément dans cet inconnu mystérieux et maléfique. Le rôle d’une patrouille est de laisser avant toute chose ses tambours au vestiaire et d’avancer prudemment.
Comme nous opinons en couronne, la porte du réfectoire s’ouvre et le steward surgit, pâle comme la mort.
— Commandant, balbutie-t-il, vous pouvez venir tout de suite ?
— Que se passe-t-il ? demande l’officier. Mais l’autre a une attitude embarrassée.
— Si vous voulez bien venir, insiste-t-il.
Notre seul-maître-à-bord-après-Dieu sort précipitamment tandis que nous échangeons des regards légèrement paniques. Mettez-vous à notre place deux minutes au lieu de vous prélasser dans vos plumards à ligoter mes époustouflantes aventures, bande de noix ! Être à bord d’un sous-marin, à je ne sais pas combien de pieds de profondeur, et savoir que la carburation se fait mal, y a de quoi filer le traczir à une nichée de crocodiles, vous ne pensez pas ? Sans être tout à fait claustrophobe, j’ai une vache prédilection pour l’air libre et la terre ferme, moi. Fatalement, c’est notre élément naturel. Seuls, les anormaux se sentent à leur aise dans des capsules, des ballons sondes et autres véhicules jules verniens.
Bérurier nous intime le silence en barrant sa moustache d’un index cradingue.
— Qu’est-ce que c’est ? l’interrogé-je.
Il crie chut, comme ces préposés de la télé dont c’est le métier. Vous n’avez jamais maté une équipe de téloche en extérieur, les gars ? C’est un spectacle, je vous jure ! Le nombre de postes secondaires est pas croyable. C’est bourré de mecs qui font du tricot. Il y en a un exprès pour ouvrir les portes, un autre pour les fermer, un autre pour actionner les commutateurs, un quatrième pour crier « silence on va tourner », un cinquième pour dire « on tourne », un sixième pour faire « chut » de temps en temps. Ce dernier est mieux payé que les autres, vu qu’il faut une drôle d’autorité pour imposer le silence sans faire de bruit. On en voit des qui surveillent ceux qui travaillent, des qui surveillent ceux qui font rien, des qui tiennent le rouleau de chatterton, des qui ont des ciseaux pour couper le chatterton, des qui font péter les ampoules, des qui les remplacent, des qui vont jeter les ampoules grillées, des qui donnent des conseils, des qui crient merde quand quelqu’un entre inopinément, des qui déclarent que c’est bon, des qui déclarent que c’est à ch…, des qui demandent où sont les toilettes, des qui pissent dans le porte-pébroques, des qui parlent du directeur de la télé, des qui demandent qui est directeur de la télé, des qui savent qui va être directeur de la télé, des qui peuvent réciter la liste des seize cent trente-quatre directeurs de la télé précédents, des qui distribuent des cendriers, des qui téléphonent, des qui jouent avec le petit garçon de la maison pour le faire tenir tranquille pendant qu’on tourne, et même — même ! — des qui actionnent une caméra.
— Qu’est-ce que c’est ? insisté-je, troublé par le mutisme du Gros.
— On dirait que ça débloque, la machinerie, murmure le Gros.
Nous tendons l’oreille. M’est avis qu’il se berlure, le Dodu. Sa monumentale biture de la nuit a laissé des traces dans ses cages à miel. Les vibrations du submersible n’ont pas varié de rythme.
— Penses-tu, ça baigne dans l’huile, Béru.
— J’en suis pas si sûr, objecte mon compagnon.
Et d’ajouter :
— Ça nie ferait tarter mochement de finir mes jours glorieux dans c’t’boîte à sardines, au fond de l’océan.
— Je vous en prie, sermonne le professeur Lavoisier-Mélanie-Canot, sont-ce des paroles à tenir !
Béru s’apprête à répliquer par une tirade de grand style lorsque le commandant réapparaît. Il a l’air plus sombre que le négatif d’une photographie de Yul Brynner.
— Messieurs, nous dit-il, un incident d’une extrême gravité vient de se produire…
— Quand je le disais, s’exclame Bérurier, je sentais bien que les moteurs déconnaient. J’ai l’oreille mécanicienne, moi, m’sieur le professeur. Ça serait la dynamo qui rechargerait plus que je n’en hisserais pas autrement surpris !
D’un geste agacé le commandant l’interrompt.
— Deux de mes marins sont morts, annonce-t-il sinistrement.
— Ah, bon, je craignais que ce fusse plus grave, ne peut s’empêcher de lancer le Gros.
Cette annonce nous pétrifie littéralement.
— De quoi sont-ils morts, commandant ? je demande.
— Je l’ignore. On vient de les découvrir dans le poste d’équipage. C’était le moment de leur quart, comme ils ne se présentaient pas, on est allé les appeler et on les a trouvés inanimés.
— Haie tonsure kil soie maure ? rébuse Béruse.
— Hélas, lamente l’officier. Je les ai examinés, les malheureux sont absolument privés de vie.
— Alors c’est qu’ils sont vraiment morts, admet le Gros.
— Puis-je les voir ? sollicite le professeur.
— J’allais vous en prier, répond le commandant Prosper Hiscaupe, lequel décidément s’exprime d’une façon un tantinet soit peu surannée.
Nous nous joignons tous aux deux hommes, de manière à composer un petit groupe, et nous gagnons le poste d’équipage, situé, comme tous les postes d’équipage, à l’avant du bâtiment.
Le spectacle est extrêmement déprimant. Les pauvres matelots, dans l’étroit local, sont raides et noirs, avec les yeux exorbités.
— Mais on a étranglé ces hommes, m’exclamé-je, en connaissance de cause, car au cours de ma prestigieuse carrière il m’a été donné de voir des morts par strangulation.
— On dirait plutôt qu’ils ont péri axphyxiés, rectifie le professeur.
Je m’apprête à lui objecter que la strangulation est une forme d’asphyxie, mais il précise son point de vue.
— Asphyxiés par l’inhalation d’un gaz toxique, assez foudroyant…
Il hume l’air du poste d’équipage avec circonspection et hoche la tête…
— Le système de ventilation du bord a déjà expulsé tous les relents pouvant subsister, enchaîne Lavoisier-Mélanie-Canot, néanmoins je suis à peu près certain de ne pas me tromper.
Je m’abîme dans la louche contemplation de ces deux morts. Des cadavres dans un sous-marin, croyez-moi, c’est terrible.
— Qui étaient ces garçons ? demandé-je au commandant.
L’officier à des larmes aux yeux.
— Des types très bien. Mon équipage a été trié sur le volet et cela fait trois ans que nous naviguons de conserve.
— Il est certain qu’ils ont été assassinés, a priori que pouvait-on attendre de leur mort ?
Il réfléchit.
— Je ne vois qu’une seule explication : on veut nous obliger à rebrousser chemin.
— Sans eux, la marche de l’Impitoyable est compromise ?
— Non, mais il va falloir augmenter la durée des quarts, si j’ose dire.
— Donc on peut continuer ?
— Naturellement.
— Vous avez un endroit à bord où déposer leurs corps ?
Il hoche la tête.
— Commissaire, un sous-marin n’est pas un paquebot. L’espace réservé aux vivants est trop rationné pour qu’on puisse envisager une morgue.
— Vous allez donc devoir les immerger ?
— Hélas, oui ! Je vais faire le nécessaire. Dès que nous aurons refait surface, on procédera à la cérémonie.
— Et en attendant, on procédera à une petite formalité, dit l’un des zigs de la Défense, n’est-ce pas, monsieur le commissaire ?
J’ai pigé ses intentions qui coïncident avec les miennes.
— Exact, mon cher. Vous et votre collègue allez fouiller les cabines tandis que mon collaborateur et moi perquisitionnerons dans les autres secteurs.
— Pourquoi perquisitionner ? demande timidement le blondin à moustache.
Je lui souris.
— Mais, mon bon ami, parce que le gaz toxique dont parle le professeur était bien contenu dans un emballage. Il faut que nous mettions la main sur cet aspirateur avant que le meurtrier n’ait la possibilité de le jeter à la mer. Commandant, je vous demande de ne pas refaire surface avant que nous ayons retrouvé l’objet en question. Car une chose est évidente : il y a un assassin parmi nous !
Une heure plus tard, nous nous retrouvons tous au mess. Nous sommes bredouilles les uns et les autres. Pas la moindre trace de capsule ou même de flacon.
Une atmosphère sinistre règne à bord. J’ai rarement connu climat plus éprouvant. Nos peaux luisent d’angoisse. Pour ma part j’ai fouillé tout mon secteur avec une minutie, un acharnement jamais égalés.
— Etes-vous certains d’avoir exploré les cabines très à fond ? demandé-je à mes collègues de la Défense.
Ils sont vexés par ma question.
— On ne peut plus à fond, rétorquent lés deux hommes. Y compris la vôtre et celle du commandant, monsieur le commissaire.
Je dénoue ma cravate. Il me semble qu’on respire plus mal, comme si le gaz mortel fusait lentement de quelque orifice caché et investissait progressivement nos poumons.
— Peut-être les a-t-on assassinés en leur faisant absorber des comprimés ? suggéré-je au savant.
Il ne semble pas convaincu.
— On trouverait des traces dans leurs bouches. Or, je les ai examinés sans rien découvrir. Il faudrait procéder à une autopsie, mais ici…
L’heure des grandes décisions a carillonné.
— Très bien, on va refaire surface, monsieur le professeur, et vous pratiquerez les autopsies sur le pont, avant l’immersion des cadavres.
C’est causé en chef, hein ? Chassez le meneur d’hommes, il revient au galop, chez San-A.
Le commandant de l’Impitoyable ordonne qu’on chasse l’eau des ballasts et, doucement, notre bâtiment pointe le museau vers les surfaces bienheureuses. Bérurier, pour la première fois de sa robuste existence, se fait expliquer le principe de l’immersion et de l’émersion dans un sous-marin. Je le lui explique avec la sobriété de termes nécessaires à sa compréhension.
— Des réservoirs de part et d’autre du barlu, mon pote. Quand on les remplit de flotte, le sous-marin sous-marine et quand on chasse l’eau des réservoirs, il remonte, a capito ? Le seul hic, c’est que lorsque tu n’arrives pas à chasser l’eau, tu restes au fond, ajouté-je.
Il hausse les épaules :
— Dans ce dernier cas, objecte le pertinent personnage, t’as qu’à percer un trou dans les réservoirs pour que l’eau s’écoulasse !
Je renonce à convaincre ce second Lavoisier de l’utopie de ce système car le haut-parleur du mess annonce que l’appareil a refait surface.
Ouf ! Ça va nous faire du bien de renifler une goulée d’air.
L’océan a une vilaine teinte grise, probablement à cause du ciel plombé qui rase les flots. L’air est vif et vous flagelle le visage.
— Dans le fond, on est mieux dans le fond ! résume Bérurier.
Quatre marins en larmes (les larmes gèlent illico sur leurs figures, car ici on a des chagrins à larmes blanches) transportent les corps de leurs compagnons morts sur le pont balayé par des embruns et les déposent sur de la toile de bâche.
Le professeur a passé une blouse blanche et des gants de caoutchouc.
— Laissez-moi, maintenant, messieurs, nous fait-il gentiment, car c’est un bien triste spectacle.
Rien ne nous soulage autant que de lui donner satisfaction[7]. Nous réintégrons donc le sous-marin et attendons, bercés par la houle.
C’est bon de savoir qu’on est à la surface. Il y a dans nos tripes quelque chose de content, malgré la gravité de l’heure.
Le commandant reste immobile, ses belles mains pâles allongées sur la table, soucieux, meurtri. Les sous-marins-men ne sont jamais bien bronzés, mais Hiscaupe alors bat tous les records de pâleur.
— Un assassin à bord, ne cesse-t-il de psalmodier, comme s’il n’arrivait pas à s’ancrer ça dans le bol, lui qui pourtant a l’habitude de s’ancrer n’importe où.
On écluse du scotch avec frénésie, principalement Béru qui sait admirablement travailler sur une biture de la veille. Excepté Dominique Lancin, le blondinet de l’Observatoire, nous possédons tous un solide coup de glotte. Très vite la bouteille est asséchée. Le commandant décide alors d’en faire amener une autre. De toute évidence, ce qui se passe sur le pont lui déboulonne le mental, et aussi ce qui va s’y passer après l’autopsie. Ça n’a rien de marrant de balancer au jus les carcasses de gars qu’on estime.
Il sonne le steward, mais le steward ne répond pas. Impatienté, l’officier se lève pour aller chercher lui-même un flacon de rechange à la cambuse voisine. Nous le voyons revenir titubant moins d’une minute plus tard.
— Mon Dieu, balbutie-t-il, ô mon Dieu !
Doué d’une intelligence particulièrement développée, j’ai déjà compris qu’un nouveau drame vient de se produire. Effectivement, Prosper Hiscaupe annonce :
— Messieurs, le steward est mort !
J’aurais pas la conscience professionnelle chevillée au stylo, je pourrais terminer là le présent chapitre. En coup de cymbale ! Mais moi, vous me connaissez ? J’ai pas l’habitude de pleurer mes méninges.
— Asphyxié ? mugis-je.
— Comme les deux autres, lamente le pauvre officier, hagard.
Nouvelle ruée générale.
Le steward est bel et bien affalé sur le plancher de la cambuse, la tête sur une caisse de bouteilles. Lui aussi est tout noir, avec les yeux hors de la tête.
J’ai dard-dard une réaction de flic.
— Le meurtrier se trouve parmi l’équipage, commandant !
— Impossible ! balbutie-t-il, absolument impossible. Des hommes, je vous le répète, triés sur le volet.
— Il est à claire-voie, vot’ volet, tranche le Mammouth, y a des parasites qui doivent passer au travers.
— Voyons, commandant, vous devez vous rendre à l’évidence, m’exalté-je. Lorsque nous sommes redescendus du pont, le steward nous a servi des drinks au mess. Nul d’entre nous n’a quitté la pièce avant que vous découvriez le corps de ce pauvre garçon, conclusion, c’est bel et bien un type de votre équipage qui a fait le coup !
Il est accablé, mais la Marine française, vous savez ce qu’elle est, hein ? Toujours sur le chemin de la gloire et de l’honneur. Il se redresse, bombe le torse et lance d’un ton implacable :
— S’il en est ainsi je le démasquerai moi-même et le châtierai de ma propre main !
Bien causé ! Ça nous file une forte dose d’énergie.
— Portons le cadavre de cet homme sur le pont, afin que le professeur puisse l’examiner. Ensuite, nous immergerons les corps et entreprendrons l’équipage sérieusement.
Bérurier se masse les phalanges d’un air gourmand. Son œil est devenu éléphantesque. Vous n’avez jamais vu, vous, un éléphant blessé, qui interrompt soudain sa fuite et s’arrête avec dans le regard une trouble indécision ? Moi non plus. Mais paraît que c’est terrible. Ça guérit les hoquets les plus récalcitrants. Il se campe sur ses quatre colonnes doriques, la trompe en balancier d’horloge. Et puis, brusquement, il agite ses feuilles de nénuphar et se met à charger. C’est le séisme, la foudre, la tempête, le bulldozer emballé. Il brise, il écrase, il renverse. Ce qui nous semble aquilon lui semble zéphir. Eh bien, chez Béru, c’est pareil. Y a la période de concentration, l’instant fatal où la colère s’étale dans sa viande. Il enfle de l’intérieur, il s’air-comprime, jusqu’à ce qu’une mystérieuse détente libère son concentré de typhon. Ce sont des hommes très abattus qui escaladent l’échelle de fer menant à l’air libre. La colère est notre seule énergie. Nous prenons pied sur le pont mouillé, luisant et nu comme un dos de baleine.
Un cri sort de nos poitrines (d’où voudriez-vous qu’il sortît, d’ailleurs ?).
— Le professeur ! hurlons-nous.
Lavoisier-Mélanie-Canot gît au travers des deux corps autopsiés, son scalpel à la main. Les gants rouges de sang. Lui aussi est mort. Lui aussi est noir. Lui aussi a les yeux en relief.
Le spectacle est terrifiant, mes amis ! De quoi filer des cauchemars et la colique à une compagnie de mercenaires. Imaginez un peu la scène, si vos cellules ne poissent pas trop : ce pont désespérément nu, tout noir… Les trois cadavres dont deux sont éventrés, gisant dans un pêle-mêle atroce… L’océan gris et blême qui gronde, grogne et rogne jusqu’à des infinis vertigineux. Le ciel menaçant. La mort impitoyable, monstrueuse, absurde dans cet univers désolé. Car c’est cela qui frappe, c’est cela, surtout, qui accable : ces assassinats au sein de notre petite communauté perdue au bout du monde.
Nos conditions de vie présentes devraient nous inciter à l’entraide. Faire de nous des exemples d’altruistes.
Au lieu de cela, un diabolique meurtrier nous décime inexorablement.
Le blondinet de l’Observatoire éclate en sanglots frénétiques. Ce sont les nerfs qui lâchent.
Faut comprendre !
Tiens, je vais tout de même arrêter là, c’est trop poignant !
Vlouf ! Vlouf ! Vlouf ! Et vlouf !
Par quatre fois, les matelots ont laissé filer au cloaque les cadavres ficelés dans leur toile et lestés chacun d’une gueuse de fonte.
Les quatre colis flottent un instant autour du sous-marin. Comme ils tardent à s’enfoncer ! On dirait qu’ils refusent cette sépulture hideuse, qu’ils tentent une suprême fois de se raccrocher à la lumière ; puis doucement ils se mettent à tournoyer et à descendre… On cesse d’en apercevoir un, puis deux.
Bientôt, l’océan les a oubliés. Il ne reste plus que des vagues, et encore des vagues, perpétuellement, jusqu’à la fin des temps. Elles giflent la coque sombre du sous-marin, sur laquelle l’équipage au complet est aligné, recueilli, figé dans une douleur silencieuse. Se peut-il que le meurtrier soit là, parmi ces gens prostrés, cachant son âme noire sous un voile de tristesse[8] ? Je promène sur l’assistance un regard à la fois sagace et panoramique. Lequel ? me demandé-je.
Qui a donné la mort à ces quatre personnes ? Qui exécute froidement les ordres machiavéliques qu’une organisation impitoyable a donnés ?
Le commandant tient un livre de prières relié chagrin (naturellement). Il a lu des oraisons. On se serait cru dans un film de forbans, genre « Les révoltés du Bounty ». Parfois, l’horreur de l’instant est telle qu’on doute de la réalité et qu’on éprouve une espèce de détachement. On devient spectateur, on ne se sent plus concerné.
L’officier esquisse un dernier signe de croix et nous donne l’ordre de redescendre.
Nous rallions sa cabine, mes deux collègues de la Défense, le type de l’Observatoire et moi. Béru vaque à d’autres tâches. Il a refusé d’un signe négatif de se joindre à nous.
L’appartement du commandant n’est pas grand, aussi sommes-nous contraints de nous asseoir par terre, le dos à la cloison. Notre hôte a pris place sur l’unique siège du local.
— Messieurs, nous dit-il, la question qui maintenant se pose est de savoir si nous devons continuer ou non l’expédition.
Personne ne lui répondant, il continue.
— Je peux très bien continuer de naviguer sans mes trois hommes d’équipage, mais la disparition du professeur Lavoisier-Mélanie-Canot ne risque-t-elle pas de ruiner nos chances de succès ?
Nous nous entre-dévisageons avant de parler.
— Écoutez, commandant, dis-je. Nous allons en Terre Adélie afin d’enquêter à propos d’un mystère. Le pauvre prof devait étudier l’aspect scientifique de l’affaire, or, les récents événements nous prouvent qu’il s’agit d’une entreprise criminelle, laquelle relève donc de la compétence de ces messieurs de la Défense et de la mienne. Mon point de vue est que, plus on tente de nous faire rebrousser chemin, plus il est important que nous atteignions notre objectif.
Un nouveau silence succède à ma déclaration. Mes deux collègues opinent.
— Tout à fait de votre avis, commissaire.
Dominique Lancin se range pareillement sous notre bannière.
— Je crois aussi qu’il faut continuer coûte que coûte !
Le commandant s’administre une claque retentissante sur le genou.
— D’accord, lâche-t-il, alors faites-moi le plaisir de neutraliser le criminel !
Il semble drôlement teigneux, tout à coup.
— Messieurs, si le gouvernement français vous a chargés d’une mission de cette importance, c’est qu’il estime que vous êtes des hommes de valeur. Prouvez-le en démasquant le meurtrier. Nous ne sommes plus que quinze à bord de l’Impitoyable, il doit être plus facile de découvrir l’assassin de quatre personnes que de définir ce qui a balayé notre base de la Terre Adélie, non ?
C’est un défi. Y a du sarcasme dans sa voix. Soit dit entre nous et entre parenthèses, il a pas tort, Prosper Hiscaupe. C’est le crime en vase clos dans toute sa simplicité. Nous nous trouvons enfermés dans un sous-marin. Des hommes sont tués ! Le meurtrier se trouve NÉCESSAIREMENT parmi nous.
— Vous parlez d’or, commandant, approuvé-je. Je pense qu’il ne va pas être très difficile maintenant de connaître la vérité.
— Vraiment !
Mes confrères posent sur moi des yeux plus incisifs que des tire-bouchons.
— Le meurtre du steward a prouvé que le commandant et lès personnalités de la commission d’enquête sont hors de cause puisque nous étions réunis au moment où il a eu lieu. Celui du professeur ne fait que confirmer cette certitude. En outre, ce dernier meurtre s’est opéré dans des conditions sensiblement différentes…
— C’est-à-dire ? demande un de mes collègues.
— À l’air libre.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Beaucoup de choses. L’assassin a dû gravir et redescendre l’échelle conduisant au pont. Il est impensable que ces allées et venues soient passées inaperçues.
— En effet, admet le commandant. Je vous propose donc, commissaire, de faire défiler ici chacun des neuf hommes restant à bord, en commençant par mes officiers.
Je le trouve vachement coopératif, le commandant de l’Impitoyable, pas vous ?
Il sonne le mataf préposé au poste de steward resté vacant.
— Yvon, lui dit-il, demande au second de venir nous rejoindre.
À peine a-t-il donné cet ordre que la porte s’ouvre, précisément sur le second. Il a l’air un peu survolté, le marin. La cravate dénouée, la casquette de travers, une pommette éclatée, une lèvre sanguinolente, une oreille grosse comme une pomme de terre de comice agricole.
— Commandant, c’est une indignité, halète-t-il. Je réclame des sanctions impitoyables. Je…
Il étouffe. Il violace. Il violente.
— De quoi s’agit-il ? demande le se-le-mettre-d’abord-âpre-odieux.
L’organe fracassant du gros Béru nous déboule dans les trompes d’Eustache.
— Il s’agit de moi-même, mon commandant !
Il est en manches de chemise, avec les phalanges tout écorchées, Pépère. Je pige qu’il vit à l’heure du passage à tabac. Il respire du nez et un filet de bave débabine sur sa frime apoplectique.
— Commandant, fait le second ! Je vous demande de faire mettre cet énergumène aux fers !
Il en dirait sans doute davantage si une mandale de Béru ne l’envoyait dinguer contre la couchette.
— Nergumène, toi-même, fesse de rat ! vocifère le con casseur.
— Messieurs, messieurs ! Un peu de décence, je vous en prie ! fait sévèrement le commandant.
Je pense opportun de sortir ma salière des grandes occasions pour mêler mon grain de sel à l’altercation.
— Qu’est-ce qui te prend, Béru ?
Le Gros prend à son compte exclusif l’oxygène puisé par l’appareil de ventilation. Il s’en flanque une poumonée formidable et explique :
— Y me prend que c’est ce vilain qu’est un des cents[9], déclare Alexandre-Benoît. M’aginèz-vous que je m’ai tenu la raisonnance suivante : le prof s’est fait effacer pendant qu’il charcutait la viande froide sur le pont. Conséquemment, me m’ai-je dit, l’assassin a été obligé de sortir par la tourelle pour aller y faire renifler son flacon de Marie-Rose.
Brave Bérurier. Ça raisonne comme son prestigieux chef, ça, madame ! On ne peut pas croire, à le voir, qu’il possède un cerveau en ordre de marche.
— Alors ? me passionné-je.
— Alors, discrètement, je me documente auprès de l’équipage, et qu’apprends-je ? Que le second a passé le temps de lotopsie à bricoler le père iscope. « Tiens-tiens-tiens, me pensé-je, voilà qu’est intéressant. » Je me mets à entreprendre cézigue. Biscotte, je pense que vous l’avez remarqué, mon commandant, mais votre père iscope passe par la tourelle au même titre que l’échelle, ce qui revient à dire qu’on ne peut pas sortir du sous-marin sans être vu d’un type qui se tient près du père iscope, je me fais bien comprendre ?
— Que faisiez-vous au périscope, Leborgne-Daideux ? demande le commandant à son capitaine de corvée.
— Je profitais de ce que nous faisions surface pour vasculer le débrideur optique, commandant, se rebiffe l’incriminé (qui est peut-être un criminel). Vous me faisiez remarquer hier que le mollisseur à basse tension fourvoyait du brunisseur.
— En effet, reconnaît le semelle-ras bord-ah ! — crédieu !
Le tuméfié explose.
— Cet horrible flic est entré dans ma cabine comme aux cabinets, il m’a demandé à brûle-pourpoint qui était remonté sur le pont pendant l’autopsie. Je lui ai répondu « personne », ce qui est la vérité. Alors il s’est jeté sur moi à bras raccourcis en me couvrant d’injures.
— Et s’sus prêt à continuer la séance ! affirme le Tonitruant.
Cette fois je m’emporte.
— Ça suffit, Béru. Je vais tirer cette affaire au clair.
Le Dodu se renfrogne et rabat ses manches de chemise en maugréant des choses funestes.
— Capitaine, poursuis-je en m’adressant au second, vous reconnaissez ne pas avoir quitté la tourelle depuis que nous sommes redescendus ?
— Je reconnais, je reconnais, déclare l’interpellé.
— Vous ne vous êtes pas absenté un seul instant ?
— Absolument pas !
Il a un visage sympa, énergique, avec de grands yeux bleus assombris par l’indignation.
— Alors comment expliquez-vous que quelqu’un soit remonté sur le pont pendant l’autopsie, ait tué le professeur, et soit redescendu sans attirer votre attention ?
Il hausse les épaules.
— Je n’explique rien, monsieur le commissaire. Mais j’affirme que personne n’est monté ou descendu pendant que je vérifiais le périscope, un point c’est tout. Et ce ne sont pas les voies de fait de votre gorille qui me feront dire autre chose !
— Vu que c’est toi l’assassin, pardine ! ne peut s’empêcher de clamer le Gros.
L’officier se tourne vers moi.
— Si cet imbécile continue de m’injurier, nous allons au-devant de nouveaux malheurs, m’avertit Leborgne-Daideux.
— Écoutez, enchaîné-je, vous sentez bien que quelque chose ne va pas dans vos déclarations. Capitaine, les faits sont là, tout crus : le professeur a été assassiné sur le pont. Nous l’avons laissé en compagnie de deux morts. Lorsque nous sommes remontés, on l’avait tué. Vous, vous affirmez que personne n’est allé sur le pont, mais puisqu’on l’y a tué… Vous niez une évidence !
Il secoue la tête.
— Je dis la vérité. La vérité ! La vérité !
— Rappelez bien vos souvenirs. À un moment ou à un autre, vous avez quitté le périscope pour aller chercher un outil, ou pour donner un ordre…
— Non !
— Mais…
Il s’emporte.
— Non, vous dis-je ! Il me suffirait de vous répondre oui pour me laver de l’infamant soupçon qui pèse sur moi. Mais je ne peux vous répondre oui car ce serait un mensonge, et dans la marine française on n’a pas pour habitude de mentir, termine-t-il en complétant par un soupir dans lequel je crois déceler les deux premières mesures de la Marseillaise.
Un de mes collègues de la Défense suggère :
— Et si l’assassin était resté caché sur le pont ? Je sais bien que les cachettes y sont peu nombreuses, mais enfin la chose est tout de même réalisable. Une fois que nous sommes redescendus, le meurtrier accomplit son forfait, retourne à sa cachette et attend que nous remontions. Il lui a été alors facile de se mêler discrètement à nous pendant la confusion qui a suivi.
La thèse est valable. Je m’apprête à en convenir lorsque le capitaine intervient :
— J’ai le regret de vous dire que c’est impossible, monsieur.
— Pourquoi ?
— Mais parce que le steward a été tué PENDANT que le professeur était sur le pont. Donc, l’assassin ne s’y trouvait plus !
— Conclusion, risque le Mastar en désignant le second…
Un silence de vingt tonnes se met à peser sur nous.
Il est heureusement rompu par l’évanescent Dominique Lancin.
— D’après l’avis du professeur, les deux matelots sont morts pour avoir respiré un gaz extrêmement toxique, peut-être qu’en pratiquant l’autopsie, le professeur a libéré une infime partie du gaz qui subsistait dans les cadavres. Il l’a respiré et en est mort à son tour !
Assassiné par des cadavres, en somme ? L’idée n’est pas à repousser. Il n’empêche que notre raison commence à branler sérieusement du manche, mes amis. Je me dis que les crimes les plus audacieux sont les plus difficiles à élucider. On trouve un gars zigouillé en plein Paris, illico on met en œuvre un dispositif qui, onze fois sur dix, permet l’arrestation du coupable. Là, nous sommes une poignée d’hommes dans un espace réduit. Quatre personnes sont tuées et on n’arrive pas à déterminer qui a fait le coup. C’est obsédant. On est quatre flicards à bord. Fins limiers réputés ! Quatre craks abasourdis et on tournicote dans notre mystère, comme des bouts de bois dans un remous.
Je considère le second avec attention. Effectivement, lui seul a pu tuer le professeur, si celui-ci n’est pas mort comme vient de le supposer notre petit camarade Lancin. Nous nous rabattons donc sur l’idée initiale : faire défiler devant notre aréopage chacun des membres de l’équipage, le questionner bien à fond pour connaître ses faits et gestes au cours de la période qui fut fatale au steward et au professeur.
La procession commence. On ratisse scrupuleusement l’emploi du temps des matelots. On reconstitue leurs allées et venues et on découvre qu’aucun d’eux n’est jamais resté complètement seul. Chacun peut témoigner pour un autre, ce qui revient à dire que le second est bien le coupable, ou qu’il existe plusieurs assassins à bord.
Si vous voulez bien, on va se faire une pause-café pour vous permettre de bien piger la situation, mes drôles.
Je me doute que ça doit pas être complètement au feu vert dans vos petites tronches anémiées. Y en a qui doivent béquiller de la pensarde, hein ? Faut pas avoir honte, les gars. Tout le monde peut pas être intelligent et gagner au tiercé. Ce qu’il faut, surtout, c’est ne pas vous affoler.
Parce que si vous perdez pied maintenant, vous ne pourrez plus suivre.
Et ce qui va suivre n’est pas bouffé aux mites, je vous avertis !
Alors relaxez-vous, réfléchissez, prenez une douche, changez de chemise, libérez votre vessie et venez me rejoindre au chapitre suivant.
C’est un des meilleurs.
Il est sept heures du matin lorsque je m’éveille. Sept heures (moins quatre, pour être précis et si je me fie à ma montre. Pourquoi ne me fierais-je pas à une montre suisse contrôlée ? Dans un monde où tout est devenu bluff, la montre suisse est l’ultime refuge de la confiance universelle. Il n’est plus que ses deux aiguilles pour tricoter la vérité de chaque instant.
J’ai eu un sommeil tourmenté, nauséeux, à cause de la gnole ingurgitée au cours de la sinistre soirée. On a passé des heures à épiloguer, à tergiverser, à ronchonner, à échafauder, à suggérer, à réfuter, à proposer, à ergoter, à palabrer, à clamer, à déclamer, à réclamer. Ah ! oui : triste veillée. Le commandant se refusait à poursuivre sa route avant que nous ayons mis la main sur le meurtrier. C’est dans le fond Béru qui l’a décidé, grâce à cette saine logique qui lui permet d’exprimer en peu de mots ce que d’autres pensent en termes choisis.
— Commandant, lui a-t-il déclaré, on est tous dans le même bateau, c’est une espèce de comble que ça soye les civils qui voulussent poursuivre la mission, et que ça soye les marins qui se dégonflassent. Moi, je resterais tout seul dans votre citerne à mazout, que je continuerais malgré tout pour peu que je susse la conduire.
Là-dessus, il a quitté le carré des officiers, Béru. Dans le fond, le dernier carré c’est lui.
— Très bien, a déclaré le commandant, puisqu’on met en cause notre honneur, continuons.
Là-dessus on a plongé et l’Impitoyable a repris sa route vers le pôle Sud.
Donc il est sept plombes. Le cadran lumineux de ma tocante verdoie dans l’obscurité. C’est ça surtout qui déprime à bord d’un sous-marin : l’opacité absolue du noir, dès qu’on éteint les loupiotes. Dans une chambre, on a beau aveugler les fenêtres à grand renfort de lourds rideaux, une poussière de luminosité continue de flotter dans la pièce, même en pleine nuit. Ici, non. La nuit est une quintessence de nuit. L’obscurité un concentré d’obscurité. Ça étouffe. Vite j’actionne le commutateur et le tube de néon me restitue un ersatz de jour, un peu trop cru, un peu trop aveuglant pour les yeux encore bouffis de sommeil. Je bâille, m’étire, me fourbis l’orbite, me masse le prosper, me frotte les joues râpeuses avant de sauter de ma couchette.
Au rayon du dessous, Béru dort, nu, la bouche ouverte, les narines dilatées. J’accomplis quelques mouvements gymniques. On se rouille dans ce sous-marin. On fait des petits pas, des petits gestes. On se faufile. Sous Louis XI, les prisonniers dans leur cage devaient éprouver ce que j’éprouve. On deviendrait vite reptile dans ce gros suppositoire d’acier qui vadrouille dans le dargeot de l’océan. Un jour, on trouvera bien le moyen de se déplacer d’une façon plus humaine au sein des mers. Comment ? Ça me vient pas très bien à l’idée, sinon je le ferais breveter d’ores et déjà. Jules Verne aurait pris des licences, il serait aujourd’hui le mort le plus riche de l’univers. Quel cerveau, ce Julot, quand on fait l’inventaire de ses utopies du moment devenues réalités. L’imagination, faut admettre, c’est la mémoire du possible. Un jour, sans le secours d’aucun appareil, l’homme vadrouillera dans l’élément liquide. Grand-papa était poisson, n’oubliez pas. On reviendra poissons, mes gueux ! Un jour l’eau ne nous étouffera plus. Un jour l’eau ne nous mouillera plus. C’est écrit. La vraie conquête ce sera la polyvalence totale de l’individu. Son acclimatation à tous les éléments. Je nous vois, dans quelques millénaires, intégrés enfin au système. La mission de l’homme, c’est cet affranchissement absolu. Le règne humain est une communion chimique en devenir. Chaque génération dépose sa couche qui la hisse vers la connaissance. Elle est un limon qui fertilise, laissez faire. Laissez-vous mourir tranquillement, je devine que ça n’est pas inutile. La seule véritable découverte philosophique jamais réalisée par l’homme est que tout se transforme. Et une transformation s’opère toujours dans le sens de l’évolution. Bravo Newton, vive Lavoisier ! Le carbone en se purifiant est devenu diamant ! On deviendra diamant à grand renfort de chagrins et de choucroutes garnies. Ne vous impatientez pas.
Je prends ma douche, me rase et passe mes fringues mélancoliquement. J’ai hâte de retrouver la terre ferme, fût-elle recouverte de glace.
— Ohé, Béru ! hurlé-je.
Le Gros se dresse fougueusement et cogne du cigare contre la couchette supérieure. Ça l’abasourdit. Il a les yeux fixes. On jurerait qu’il pense. Cette période de semi-prostration cesse et il me considère Alexandre-benoîtement.
— C’est toi qui m’as appelé ? grogne-t-il.
— Pour ainsi dire.
— Quelle heure est-il ?
— Bientôt sept heures et demie, mon pote.
— Quelle idée de se lever si tôt, alors qu’on n’a rien à branler.
— Ah, tu trouves ! C’est aujourd’hui qu’on atteint la Terre Adélie et il serait bon de démasquer le meurtrier avant de débarquer.
Il se vide le nombril avec l’ongle de l’auriculaire.
— Ah oui, c’est vrai, l’assassin…
Il tâtonne sous sa couchette pour récupérer son dentier, le gobe d’un formidable happement et profite de ce qu’il a le clapoir en ordre de marche pour déclarer :
— C’est marrant, j’ai fait un drôle de rêve, cette nuit.
Il attend que je le questionne, mais je suis un gars pas très freudien et la clé des songes n’a jamais constitué mon livre de chevet. Comme je m’abstiens de solliciter une narration circonstanciée, il parle :
— Tu sais quoi t’est-ce que j’ai rêvé ?
— Ne me fais pas languir davantage.
— C’était moi l’assassin, figure-toi.
— Intéressant.
— Je butais tout le monde, à qui mieux-mieux…
— Belle mentalité, laissé-je tomber en boutonnant ma cravate car l’élégance est une forme de la politesse.
Sa Majesté éprouve quelque difficulté à s’évader de son cauchemar. Il est des rêves qui vous harcèlent jusqu’au initan de la journée.
— J’étais pire que l’ennemi public, mon pauvre San-A. Tout le monde était rectifié, comme si que j’aurais eu le bout d’un câble à haute pension dans la main et qu’il suffisasse que je touchassasse les gens pour qu’ils mourassent.
Le gros lardon se met sur son séant.
— Je pense que c’est c’te charognerie qui m’a chamboulé la drame, fait-il en caressant d’un index prudent une vilaine rougeur sur sa cuisse.
— Qu’est-ce que c’est ?
— La piquouse qu’on m’a faite l’aut’ nuit à l’hôtel. On dirait pour ainsi dire qu’elle s’infecte, ça ramasse !
Effectivement la rougeur se couronne d’une légère enflure jaspée.
— Avec l’hygiène que tu pratiques, tu devrais n’être qu’un gigantesque furoncle, Béru. Va trouver l’infirmier du bord, il te filera une pommade quelconque pour stopper l’inflammation.
Là-dessus je le laisse à des ablutions problématiques pour aller prendre mon petit déjeuner au carré des officiels.
Quelle n’est pas ma surprise de trouver la pièce vide, alors que, d’ordinaire, nous nous y regroupons chaque matin à cette heure-là. La table commune n’est même pas dressée. C’est le silence. Un silence feutré au sein duquel chuchotent les vibrations du sous-marin. Étonné autant que surpris, comme dirait Pinaud, je sors du carré pour gagner la cambuse. Là non plus, il n’y a personne. Une idée me saisit : aurions-nous refait surface et mes compagnons de croisière seraient-ils allés respirer l’air du pôle sur le pont ?
Je fonce en direction de la tourelle. Un regard me renseigne : nous sommes toujours au sein des eaux.
Enfin, j’avise un marin, au bout du couloir. Il est installé devant le tableau des commandes.
Je cavale jusqu’à lui. Le commandant est assis près de l’homme. Tous deux paraissent dormir. Leur tête est posée sur leur coude replié.
— Commandant ! crié-je.
Il ne répond pas. Lui et son mataf sont noirs, avec les yeux hors de la tête, morts.
Une abominable panique m’empare. C’est irraisonné. Elle provient moins des deux hommes assassinés que de leur présence aux commandes du sous-marin. Comprenez moi, bande de truffes : l’Impitoyable continue sa route en étant livré à lui-même ! C’est un cheval de course sans cavalier, un train sans mécanicien, une caravelle sans pilote ! Il fonce dans les profondeurs au petit malheur la chance. Mes cheveux se hérissent, parole ! Je les sens qui se mettent en paquets de crayons. Ils forment les faisceaux. Ça se flétrit dans mes intérieurs ; j’ai l’estomac qui est tréfilé, le foie aplati, le cœur en pas de vis, les joyeuses recroquevillées, les poumons en portefeuille, le cerveau harançonné, le sang qui patouille, les genoux qui grenouillent, les muscles qui carambouillent, les os qui houilleblanchent, les pigments qui tournesolent et la rate qui gélatine.
Je voudrais pouvoir couper le contact, serrer le frein à main, appuyer sur le klaxon, saisir le volant. Je regarde avec une monstrueuse hébétude tous ces cadrans mystérieux, toutes ces manettes redoutables, tous ces boutons inidentifiables, tous ces voyants qui m’aveuglent. Quelle horreur ! Je ne puis rien faire, vous m’entendez ? RIEN ! Ah, mesdames ! C’est à toutes les mamans de France que je m’adresse, ce sont elles que j’exhorte pathétiquement. Mères de France, si attentionnées, si sublimes, vous qui vous souciez au plus haut point de l’éducation de vos enfants, je vous en conjure, ne restez pas sourdes à mon appel. Au lieu de faire étudier le latin à vos enfants, ou bien les fables de Jean de La Fontaine, la comptabilité, le piano, l’anglais et la danse classique ; au lieu de cela, mes mères, au lieu de ces matières superflues, mémères, apprenez-leur à piloter un sous-marin ! C’est trop bête de se trouver dans ma situation. Trop déprimant, trop désemparant.
Je surmonte mon effroi, bien qu’il soit indicible, et je m’élance hors du poste de commandement. Il faut absolument que je dégauchisse un matelot capable d’arrêter le bâtiment. Quel connard a prétendu que lorsque le bâtiment va, tout va ? Ah, l’infâme ! Ah, le sot !
Vite ! J’arpente une coursive et je coursivite que je me cogne le bol contre le montant de la porte. Un bref instant je crois que c’est l’Impitoyable qui vient de se faire une banquise. Surmonte ton étourdissement, San-A. Oublie ta douleur ; jugule ta trouille, mon chéri. Calme-toi, on ne fait rien de fameux dans la panique. Celui qui effervescente en cas de danger imminent est foutu d’avance.
Je continue ma route vers le poste d’équipage. J’ouvre la porte sans frapper. Le spectacle est hallucinant : les six marins qui se trouvent là sont morts.
Non, mais dites, c’est pas possible ! Je cauchemarde ! Je suis encore sur ma couchette. C’est le whisky d’hier soir qui fait des siennes. Malgré mon affolement, un petit coin de mon caberlot demeure lucide et fait de la comptabilité. Il se dit, avec le peu de cellules grises valides qui lui restent : « Il y avait encore dix hommes d’équipage cette nuit, commandant compris. Le se-le-mettre-à-mort-après-Dieu est clamsé en compagnie d’un matelot, ça fait deux. Il y en a six autres de clamsés ici, ça fait huit. Donc il doit en rester deux, à savoir le second et un autre mataf. Quelle hécatombe (sous-marine) ! Quelle matelote de matelots, ma douleur !
Faut que j’alerte les deux autres… Je m’arrête pile. Le second ! Les soupçons pesaient sur lui, la veille. Béru aurait-il vu juste ? En un éclair, car la pensée va presque aussi vite que la lumière, j’échafaude une hypothèse démentielle, niais ce que je vis est tellement dingue qu’on peut me la pardonner. Le capitaine Leborgne-Daideux est un traître passé à la solde de l’implacable ennemi qui nous traque. Il avait un complice parmi l’équipage. Pendant la nuit, les deux hommes ont bousillé le personnel naviguant. Puis, vêtus de scaphandres autonomes, ils ont quitté le bord par le sas d’évacuation et ont été récupérés par un bateau placé là pour les récupérer… Cette manœuvre pouvait-elle s’opérer alors que le sous-marin continuait sa route ?
Par acquit de conscience, je continue d’explorer le submersible. Je me dirige vers la cabine du second. Sa porte est dure à ouvrir. J’en comprends la raison lorsque je découvre le cadavre de l’officier sur le plancher.
Lui aussi est mort. J’adresse in petto d’ardentes excuses à sa mémoire. Neuf sur dix ! Où est le dixième marin ? Pas loin, mes amis… Il s’agit du radio et il gît, le nez dans ses appareils.
La totalité de l’équipage est morte !
« T’es foutu, San-A, me dis-je. Personne ne ramènera plus ce sale rafiot à la surface. C’est un cercueil à moteur qui continue d’errer dans l’océan Antarctique. Il ne reverra jamais le soleil. D’un instant à l’autre il percutera un rocher, ou un iceberg, et tu claboteras avec tes compagnons comme un rat qu’on noie dans sa nasse.
Je me rappelle justement un rat que j’ai vu périr ainsi quand j’étais môme. Il s’était laissé poirer dans une cage grillagée à cause d’un petit bout de gruyère, cette cloche ! Et pourtant, fallait qu’il y mette du sien, parole !
Il en avait des petits couloirs à suivre, pas commodes ; et des trappes à bascule à franchir… Malgré mes huit ans, j’y croyais pas à ce piège. Il me semblait trop compliqué. Je me disais que les rats n’allaient pas se farcir ce méchant labyrinthe, ou alors c’était du suicide, de la curiosité morbide… Eh ben non, au matin, un gros rat se trouvait embastillé, l’air désemparé et inoffensif. Il avait dû s’en rendre compte tout de suite qu’il l’avait dans le babe car il ne s’était même pas tapé le fromage, ce pauvre diable. Un gros rat champêtre, je me rappelle, avec de la moustache et une longue queue poilue. Ma grand-mère a plongé la cage dans une grande bassine d’eau. Sur le moment, le rat s’est simplement mis à nager dans sa cage, avec obstination, presque calmement.
Et puis, brusquement, il s’est affolé. Ses mouvements sont devenus désordonnés ; y a eu une période de vraie frénésie lamentable. Il gigotait sur place. Il cherchait plus à gerber des maillons perfides. Ça n’en finissait pas. C’était horrible. On devrait pas laisser regarder ça aux enfants. Ça leur montre la mort de trop près. Ils prennent trop bien conscience de l’imbécillité des choses, de la limitation du temps, de l’inexorable de notre condition, de la maladie purulente qu’est l’univers tout entier.
Le pauvre rat a cessé de se débattre. Il a accepté son agonie. Il s’est allongé dans l’eau pour mourir. Il s’est confié au néant. Il avait franchi je ne sais quel point critique. On a eu honte, grand-mère et moi. Elle disait que c’était une « belle saloperie de moins, engendreuse d’épidémie, dévasteuse de celliers », mais je me rendais bien compte que la rancœur n’y était pas. Moi je fixais le petit morceau de gruyère en train de blanchir près du cadavre.
Depuis lors, j’ai toujours bien aimé les rats. Et quoi, merde, c’est des mammifères, non ? Ça fait des petits, ça a du lait ! Les hommes sont dégueulasses.
Pour bibi, ça va être comme pour le rat. Quand la flotte envahira le sous-marin, probable que je nagerai car il y a rien de plus bête qu’un réflexe. Ensuite, lorsque l’asphyxie fera son œuvre, je cesserai de me débattre…
Un bruit de pas. C’est Béru qui sort de la cambuse.
Il tient une tartine de roquefort et une bouteille de rouge.
— Ces messieurs ont dû s’omettre, ce matin, dit-il. Alors je m’ai préparé mon petit déjeuner tout seul.
— Ces messieurs sont morts, Gros ! Tous ! Il reste plus une seule personne de l’équipage vivante. Et le sous-marin continue sa route… Pas moyen de le stopper, de le remonter, on est foutu !
Chose frappante, il est plus sensible à l’annonce des meurtres qu’à celle de notre vagabondage évasif dans les eaux.
— Tous morts ! bredouille-t-il.
— Tous, depuis le commandant jusqu’au radio, en passant par le second que tu as molesté.
— Assassinés ?
— Comme les précédents ! On est flambé !
— Ça alors, fait-il en débouchant la bouteille avec ses dents d’occasion.
Il se fiche une lampée de plombier-zingueur dans le cornet.
— L’assassin, c’est donc un des gars de la Défense ou le gus de l’Observatoire ?
— C’est probable, mais ça défie la raison. À moins que ces gens n’aient pu quitter le sous-marin…
On fonce jusqu’aux cabines. Béru ouvre à la volée la porte de nos collègues. À la contraction de son dos, je devine. Prenons-nous par la main et rendons-nous tous en cœur à l’évidence, les gars. Les deux délégués de la Défense sont morts aussi. Et je vous parie une mention honorable contre une motion de censure qu’il en est de même pour Dominique Lancin. Notre sous-marin est devenu une nécropole ambulante. Nous sommes les deux survivants. Pourquoi ? C’est ce que je me demande, du fond de ma panique. Pourquoi nous avoir épargnes ? Mais…
J’ai un soubresaut. Je blêmis… Béru… Son rêve… Mon copain est-il devenu fou ? A-t-il agi en état second ? Ne serait-ce pas lui, le meurtrier ? Dans la nuit, il s’est levé, il a bousillé tout le monde, poussé par une force mystérieuse et n’a épargné — réaction naturelle de son subconscient — que son ami San-A.
Oui, la voilà, l’effarante vérité. Il est envoûté. Ou bien…
Plus que le reste, plus que tout le reste, cette idée met le comble à ma peur. Elle me fait mal partout. J’ai envie d’abandonner ma peau, de dégobiller mon âme.
Béru s’avise de mon attitude.
— C’est horrible, non ? murmure-t-il.
D’instinct, je recule. Je le fuis.
— San-A. ! balbutie-t-il. Qu’est-ce que t’as ? Qu’est-ce que tu es en train de mijoter ?
Quelquefois, nos expressions sont plus éloquentes que nos paroles car le Mastar s’égosille :
— Ah ! non… Ah ! non, dis, tu ne t’imagines pas que c’est moi qu’ai déchniné tout le monde ! Tu vas pas te fourrer cette saloperie d’idée dans le crâne, San-A. ! C’est pas possible !
Avec sa tartine de roquefort et son kil de rouge, avec ses yeux d’épagneul atteint de conjonctivite, avec sa figure bouffie, sa braguette mal boutonnée, ses lèvres vernies par la vinasse, il a rien d’un Attila, Alexandre-Benoît. Et pourtant il me fout les jetons.
Je le trouve effrayant.
Il éclate en gros sanglots.
— San-A., mon petit San-A., c’est ton Béru qui te cause. Me regarde pas de cette manière. Je suis pas dingue. J’ai toute ma raisonnance, tu le sais bien, tu le sens bien, tu le vois bien. C’est pas le moment qu’on flanche. En pleine béchamèle tels que nous voilà. D’accord, y a plus que nous deux dans ce sous-marin, mais c’est pas une raison pour suspicionner. Est-ce que j’envisage une seule seconde que tu puisses être le meurtrier assassin, moi ? Et pourtant, puisque je sais que je suis innocent, j’aurais le droit de te croire coupable. Mais non ! J’ai confiance. T’as toujours eu confiance en moi, San-A.
Il pleure. Ça lui dégouline par les yeux, par la bouche, par les narines. Il a le désespoir qui ruisselle comme fond la neige au printemps.
Je suis remué. J’ai pitié.
— C’est sûrement pas de ta faute, Béru… On a dû te droguer, ou bien…
Il renifle, ravale, réorbite. Et, tout de go, se fâche. Chez le Gros, la rogne n’est jamais loin de la peine.
— Je te défends de penser un truc aussi monstrueux, tu m’entends ? Je te défends !
— Mais que se passe-t-il ? demande tout à coup une voix.
Dans notre cas, même une voix d’assassin fait plaisir à entendre. Je considère Dominique Lancin qui vient de surgir de sa cabine et je me dis qu’assassin, cet être efféminé l’est fatalement. Je préfère transférer sur ses chétives épaules le doute dont j’accablais mon gros Béru.
Il est en robe de chambre, ce qui accentue son aspect gonzesse.
— Et s’il n’en reste qu’un je serai celui-là, hé ? fais-je d’un ton tellement âpre que vous croiriez déguster des prunes vertes.
— Je ne comprends pas, dit sèchement le nouveau venu.
Béru aussi a opéré une renversée instantanée. D’accusé plaidant non coupable, il est devenu accusateur.
— On va te faire piger, mon pote, ça va pas traîner.
Mais l’autre a une apparence si frêle, jointe à un air d’innocence si réussi que le Cogneur reste les bras ballants. Son roquefort répand une odeur de caserne mal tenue qui me chavire le cœur.
— Quoi ! Quoi ? Mais quoi donc ? bredouille le mignon de l’Observatoire.
Il a l’air sincèrement éperdu de curiosité, ce minet.
— Vous venez de vous réveiller, bien entendu ? je lui demande.
— Naturellement.
— Et vous avez dormi d’une traite !
— En effet, j’ai pris un somnifère, pourquoi ?
Je me tais, abruti par la prodigieuse incohérence de ce que nous sommes en train de vivre. Le sous-marin continue — non pas sa route, puisqu’il n’est plus piloté — mais de se déplacer. Je veux bien que l’océan est immense et qu’il y a de la flotte en pagaïe, mais enfin, il va fatalement percuter un obstacle. À moins qu’il ne tourne scrupuleusement en rond ? Et même s’il tournait en rond, il ne conservera pas tout le temps son horizontalité. Qu’il pique du naze un tantinet soit peu et c’est le fond de la tisane qu’on va télescoper… Tout le monde est canné à bord. Sauf Bérurier, San-Antonio et un petit jeune homme que sa maman a un peu raté sur les bords… Non, sincèrement, mes aminches, une situation semblable, faut la vivre pour comprendre ce qu’elle peut donner. Raconter, c’est rien. On peut pas, à l’aide d’une poignée de verbes et d’un boisseau d’adjectifs, restituer l’angoisse, l’insolite désespérant qui se dégage de l’aventure.
Je continue tout de même parce que c’est vous, mais faut vraiment que je vous porte une grande tendresse pour me lancer dans le narratif en ce moment. C’est à des témoignages comme celui-ci qu’on peut mesurer la conscience professionnelle d’un auteur, croyez-moi.
— Pourquoi ? gronde Béru… Tu demandes pourquoi, dis, rat-mulot, après ce que t’as fait !
— J’ai fait quelque chose, moi !
— Cher Lancin, coupé-je, il n’y a plus que nous trois de vivants à bord de ce sous-marin. Il est en plongée et fonce droit devant lui avec personne aux commandes. Si vous possédez des notions concernant le pilotage des submersibles, c’est le moment de les mettre à profit.
Réaction inattendue, mes fils. V’là chouchou qui me regarde d’un œil tout chose et qui s’évanouit. Vlouff ! D’un trait, comme on avale une méchante potion. Il glisse le long de la cloison et s’étale sur le plancher. M’est avis que pour un assassin il a pas beaucoup de ressort, hein ?
Moi, vous me connaissez ? Grande gueule, blagueur, mais bonne âme. Je me précipite pour le ramasser et, ce faisant, quelque chose me surprend. Je vous dis pas immédiatly ce que c’est, manière de vous surmener les glandes salivaires. Dans l’ensemble, les hommes ne sécrètent pas suffisamment. Ce sont des engorgés. Moi, si j’ai ce tonus et ce brio, c’est parce que j’utilise mes glandes au maxi.
Donc, en relevant Dominique Lancin, je fais une constatation époustouflante.
— Aide-moi, Gros, ordonné-je.
Il dépose tartine roqueforteuse et litron sur le plancher et empoigne les pinceaux de l’évanoui. Nous coltinons Dominique dans sa cabine, l’allongeons sur sa couchette et lui filons de la flotte sur le visage pour lui ranimer les méninges. Mais son évanouissement est une vraie croisière dans le sirop. Pas moyen de lui faire retrouver ses esprits.
— Faudrait un médecin, soupire l’Étourdi.
— Téléphone pour demander une ambulance, lugubré-je.
Il hausse les épaules.
— T’es marrant, dans ton genre, grogne le Mammouth. Bon, occupe-toi de cécolle, moi je vais voir si je trouve la brochure du sous-marin, chez le commandant. Y doivent bien fournir une note-triste d’entretien avec le carnet de garantie !
Sur ces mots optimistes, il me plante là. Je fonce chercher une boutanche de cognac à la cambuse, puis, selon une méthode prescrite dans tous les bons ouvrages, je desserre les dents de Dominique avec un manche de cuiller et je lui file une goulée de gnole. L’effet est immédiat. L’évanoui se désévanouise dans une quinte de toux. Il suffoque, s’ébroue à fendre une bûche de merisier et se malaxe la poitrine. Pendant ce temps, le gars moi-même, fils intrépide de Félicie, explore le placard de Dominique Lancin. Minutieusement. Et alors, ce que j’y trouve confirme mon impression de tout à l’heure (celle dont à propos de notre situation, mon naturel de flic revient taugalop. Je gamberge rapidement, je comprends, je déduis, je conclus.
— Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Ce n’est pas vrai ! balbutie Dominique, dressé sur un coude.
Je m’approche de la couchette, y pose un bout de fesse prudent pour mieux dominer notre compagnon de survie.
— Les autres ne sont pas morts, ce serait trop affreux…
— Hélas ! murmuré-je. C’est la plus sinistre des vérités. Il n’y a qu’une chose de fausse, mon petit lapin, c’est votre moustache !
Joignant le zest à la parabole, je saisis la moustache blonde et l’arrache d’un geste net et précis. Dominique pousse un cri de douleur. Son regard s’embue.
— Je vous préfère ainsi, ma chérie, lui dis-je, vous ressembliez à une pédale avec cet ornement.
Maintenant, je peux bien vous le dire, amies lectrices, amis lecteurs et amidonnés, ce que j’ai découvert, en ramassant Dominique, c’est qu’elle possédait une magnifique paire de nichemards, pas gros, mais fermes. Et je viens de dégauchir dans son armoire toute une collection de soutiens-gorge on ne peut plus coquins et de slips affolants, sans parler d’une robe de lainage, de chaussures à talons, d’un imperméable en matière plastique noire et d’un chapeau forme casquette.
Peu lui en chaut que j’ai découvert son véritable sexe. Elle n’est consciente que de la gravité extrême de notre condition. Et comme le disait un Mongol de mes relations, kifi nadu broustock, ce qui signifie, personne n’en doute j’espère : « Comme on la comprend ».
— Pourquoi eux et pas nous ? murmure-t-elle.
— C’est ce que j’essaie de piger, mon petit. Dites-moi, il me semble vous avoir déjà vue, habillée en dame des pieds à la tête… New-Queen, ça vous dit rien, trésor ? La maison d’un dénommé Wolfgang Hourrou ? Un monsieur qui possède un gentil perroquet et une certaine quantité de balles dans la région du cœur ?
Elle chavire.
— C’est vous l’assassin !
Et de se révanouir ! C’est décidément une habitude chez elle. Je décide de l’abandonner provisoirement à sa bienfaisante inconscience pour aller rejoindre Sa Majesté.
En somme, un héros, qu’est-ce que c’est ? Un monsieur qui ne croit pas à sa mort.
À ce titre-là, Alexandre-Benoît en est un.
Assis devant le bureau du capitaine, il compulse un fort ouvrage en dévorant sa tartine et en éclusant son pinard. Un passager de première classe, installé dans la salle de lecture du France n’afficherait pas une plus belle sérénité. Il semble avoir l’éternité devant lui et pour lui, Béru. Il mastique allègrement et tourne les pages d’un doigt fromageux.
— Alors ? je demande.
Il se cure les ratiches du bout de l’ongle et déclare :
— Ballepeau, camarade. Tout ce que j’ai déniché, c’est le Larousse du vingtième siècle. J’ai cherché à sous-marin. Y donnent des photos, mais pour ce qui est de la manœuvre, tintin !
— Il faut pourtant que nous tentions quelque chose !
— Y a pas puéril en la mineur, fait-il. Vise !
Il me montre sa bouteille posée devant lui. Je lui avoue ne pas comprendre ce qu’il trouve de rassurant à ce flacon aux deux tiers vide.
— Tu vois, le vin est bien d’équerre, m’explique le Scientifique, ça prouve qu’on se déplace à l’horizontale !
— Je ne te dis pas, mais c’est pas pour ça qu’on va éviter les obstacles.
— Tu sais, à part une baleine, qu’est-ce qu’on risque ?
— De bigorner un rocher ou un continent, Gros.
— À quoi ça sert de dramatiser ?
Il claque son livre et se lève.
— On va étudier le topo de plus près. Après tout, si un simple matelot pouvait driver ce bastringue, y a pas de raison que deux gars intelligents comme nous le pouvons pas. J’ai mon permis poids lourd, n’oublie pas. Un sous-marin ne doit pas être beaucoup plus calé à piloter qu’un camion !
Le plus admirable, c’est que sa sottise me réconforte. Nous retournons au poste de commandement.
— Qu’est-ce t’as fait du type ? me demande-t-il, coursive-faisant.
— Une femme, réponds-je.
— Comment, tu en as fait une femme ?
— En lui arrachant sa moustache postiche. Dominique Lancin appartient au sexe faible, mon Gros. Et je la soupçonne, sans grand mérite d’ailleurs, d’être mouillée jusque-là dans cette affaire.
— Si on rectifie pas le tir, elle sera mouillée bien davantage, prophétise le Sinistre.
Il ajoute, en traînant le cadavre du commandant à l’écart.
— Je m’esplique pas à quoi riment ces crimes. C’est du suicide ! Y avait d’autres moyens de nous empêcher d’aller à la terre Julie. Et puis pourquoi qu’elle nous a pas gommés en même temps que les autres ? Non, franchement, je pige rien à tout ce circus, San-A.
Voilà un point que nous avons de commun, lui et moi. Cette épouvantable aventure défie la raison.
Bérurier considère les cadrans avec attention. Sa main hésite au-dessus des manettes.
— Surtout ne touchons à rien avant d’avoir compris à quoi chaque levier, chaque bouton correspond, l’avertis-je.
— Si au moins ils auraient écrit sur les manettes ce qu’elles se rapportent. Mais va te faire aimer !
Il caresse un gros champignon d’ébonite noire.
— Ça, par exemple, il peut s’agit aussi bien des anti-brouillard que du starter ou des essuie-glaces…
Je me plante devant le cadran du radar, essayant — mais vainement — d’interpréter les ombres qui y palpitent. Le danger ne me fait pas peur, d’ordinaire, mais les conditions de celui-ci me ruinent les nerfs. Il y a dans tout mon individu une espèce de monstrueuse attente, une appréhension continue qui me fige le sang dans les canalisations.
— Tu sais à quoi t’est-ce que je pense ? murmure le Docte.
Et, sans attendre que je lui réponde que non, il s’explique.
— On peut rester cent sept piges à mater le tableau de bord sans comprendre, mon San-A. Faut tripoter pour piger. Le selon comment cette putain de soupière réagira à nos manœuvres nous montrera la conduite à suivre.
— Certes, admets-je, mais suppose que notre première intervention soit une connerie ?
Il hausse les épaules.
— La seule connerie, dans l’eau cul-rance, c’est de piquer vers le fond. Si le cas échéait, on se grouillerait de manœuvrer les autres bitougnots, pas marle !
Une fois encore, il parle d’or, le Matamore.
Intarissable, il envisage :
— Qu’est-ce qu’on peut provoquer comme manœuvres ? Ou on descend, ou on remonte, ou on réduit la vitesse ou on l’augmente, non ? T’en vois d’autres, tézigue ?
Non, c’est vrai.
— Donc j’ai raison… Le seul ennui ce serait de braquer sur le fond.
— Pas exactement. Suppose qu’ayant piqué du nez et voulant rectifier, tu augmentes l’allure ?
Il rejette l’hypothèse en s’ébrouant comme un veau marin. C’est un veau marin. Alors le veau marin go !
— On verra bien. C’est pas d’attendre qui nous arrangera les bidons, camarade. Çui qu’audacieuse pas est certain de l’avoir dans le dargicotin. Las fort thune souris os eau da cieux !
Je hausse ces épaules qui impressionnent tellement les dames et mon tailleur.
— Alors, fais Béru. Suis ton inspiration, et que le ciel te dicte la marche à suivre.
— Tu veux pas t’en charger, toi ? demande-t-il, saisi d’une brusque timidité.
J’agite mon index avant de m’en servir.
— Dans les tombolas, on fait toujours appel à une main innocente.
— Kil en soie fête ce long tas veau long thé ! dit-il.
Un bruissement derrière nous. C’est la môme Dominique, chancelante.
Elle m’émeut. Une criminelle ? J’ai peine à le croire. Elle est si frêle, si désemparée. Et belle avec ça. Comment avons-nous pu la prendre pour un homme. Je ne vois plus que ses seins agressifs, que les lignes harmonieuses de son visage, que le velouté de sa peau. Par mesure de sécurité pourtant, je regarde ses mains. Elles sont vides.
Elle n’a d’yeux que pour les deux cadavres gisant dans le poste de pilotage.
— Restez pas là, conseillé-je.
— J’ai peur, balbutie-t-elle.
Elle demande, d’une voix basse, presque timide :
— Qu’allez-vous faire ?
— Tenter une manœuvre à la désespérée pour essayer de remonter. Si nous parvenons à la surface, je taperai des S.O.S. à la radio, cela je sais le faire…
— Bon, s’impatiente le Gros, on usine, mec ?
— On usine ! réponds-je.
Il rigole, l’Inconscient.
— Attachez vos ceintures, m’sieurs-dames, on va p’t’être bien traverser une zone orageuse.
Sa formidable patte velue plane au-dessus du tableau de commandes. Elle hésite. Je sens que le sort est en train de s’enclencher. De mystérieux rouages se mettent à fonctionner sous le capot du destin, comme l’a si joliment écrit Jean-Paul Sartre sans son traité bougnafique sur l’interpénétration du réel dans l’admission à l’intemporel défromagé. La main de Dieu ? Pourvu qu’elle ne s’égare point dans la culotte d’un zouave, mes chéries !
— Vas-y, mon Kiki, c’est pas la mer à boire, déclame Alexandre-Benoît en actionnant la plus importante des manettes.
Nous basculons. Comme si le sous-marin venait de se cabrer. Nous roulons pêle-mêle contre le tableau des commandes.
— Vite ! Vite ! On descend ! beuglé-je.
— T’occupe pas, j’ai plus d’une corne à monarque, rassure le Gros en se dégageant de cette petite mêlée de rugby.
Il allonge la main, empoigne une autre manette. La vitesse du bâtiment diminue sensiblement, mais il garde sa position inclinée.
— Y a du mieux, attend que je continuasse, lance Sa Majesté pilotante.
Il exécute une troisième manœuvre. Cette fois, on a l’impression que le submersible est pris dans un toboggan. Il se trémousse, il frétille. On roule. On coule, on croule, on s’écroule, on se déroule, on s’enroule, on s’en houle. Pourtant, il semble que notre plongée soit freinée. Et puis les soubresauts s’apaisent. Et — ô, miracle ! — l’Impitoyable s’apitoie. Il remonte ! Vous avez bien lu, mes frères ? Il re-monte ! Peinardement, au petit train, à la pépère… C’est majestueux à force de lenteur, mais justement parce que c’est lent, ça nous grise.
— Eh ben, vous voyez, déclare le Satisfait, pas science haie longue heure d’étang, fée plût queue force et garage ! Me reste plus qu’à dénicher l’accélérateur.
Je me redresse, assure tant bien queue mâle ma position verticale en prenant appui contre la cloison et affirme :
— Béru, si tu touches à quoi que ce soit maintenant, je te fais bouffer ton slip.
— Réfléchis, San-A., proteste le pilote hors ligne, je sais comment t’est-ce qu’on monte et comment t’est-ce qu’on descend ; faut bien que je trouve comment t’est-ce qu’on s’arrête !
— Tu chercheras quand nous aurons refait surface, c’est cela avant tout qui importe.
— Et on saura comment qu’on a fait surface ?
— Quand on aura cessé de grimper, C.Q.F.D. !
— Sois poli ! rouscaille l’Enflure.
Il réfléchit. C’est vraiment un penseur, Bérurier, dans les instants d’exception.
— Tu pourrais p’t’être hisser le père iscope, me dit-il. Qu’on susse le moment où qu’on démerdera[10].
L’idée est valable. Rien de plus zaizé que de sortir le périscope. Il est commandé électriquement et j’ai vu naguère de quelle manière on s’y prenait pour le développer.
J’opère la manœuvre. Un voyant s’allume. Ça dure un chouïa et il s’éteint. Je me file la pipe dans la gaine de caoutchouc du viseur. Je n’aperçois rien. C’est plus trouble que l’intérieur d’une boîte de caviar. On devait vadrouiller à une drôle de profondeur, croyez-moi[11].
J’attends un moment. Dominique est venue me rejoindre.
— Vous croyez qu’on va s’en sortir ? demande-t-elle.
— Pourquoi pas ! objecté-je pertinemment.
— Si nous nous en tirons, commence la jeune fille…
Elle se tait.
— Eh bien ? stimulé-je.
— Il me semble que j’aurai la foi !
— En Dieu ou en nous ?
Elle secoue la tête.
— Ne proférez pas de paroles sacrilèges, commissaire.
— Donc, vous l’avez déjà, lui dis-je… Qu’est-ce que vous fabriquiez, l’autre nuit, chez Hourrou ?
— On m’avait ordonné de le contacter.
— Qui ?
— Mais, ces messieurs de la Défense. Seulement, quand je suis arrivée chez lui, je l’ai trouvé mort.
— Vous faites partie des services de Renseignement ?
— Un peu… Côté technique…
— Les deux copains savaient que vous étiez des leurs ?
— Naturellement.
— Ils ont fouillé votre cabine, hier ?
— Oui. C’étaient des garçons consciencieux.
— Ils savaient que vous étiez une femme, bien sûr ?
— Ce sont eux qui m’avaient conseillé de prendre une apparence masculine pour que je me sente plus à l’aise parmi tous ces hommes.
— Dominique, c’est votre vrai prénom ?
— C’est mon vrai prénom, ça tombe bien, murmure la jeune fille.
Elle semble s’être quelque peu ressaisie… Des couleurs réapparaissent sur ses joues et son regard est moins marqué par l’effroi ; car on s’habitue à tout, même à l’épouvante, mes bons amis.
Je cesse de la questionner car il me semble que le voyant du périscope est moins opaque. Une confuse clarté naît dans le sombre tourbillon de machine à laver en action qui brouille l’objectif.
— J’ai l’impression qu’on n’est plus très loin de la surface, annoncé-je.
Pour le coup, mes compagnons oublient les cadavres environnants. L’air libre… La lumière… Le vent. Le ciel. Des nuages… C’est le salut, c’est la vie.
— À ton avis, faudrait faire quoi t’est-ce que ? demande le Gros.
— Attends encore. Nous aviserons lorsque nous serons sortis des enfers.
À vrai dire, je ne sais trop ce qui va se passer une fois que nous aurons émergé. Mais je compte fermement sur notre bonne étoile.
— Ça y est, hurlé-je, en découvrant un ruissellement lumineux.
Non seulement il fait jour, mais de plus il fait beau. Il me semble déjà respirer à pleines éponges le grand air du large… La lentille du périscope devient nette… J’aperçois les vagues moutonnantes, un ciel pur, presque azuréen dans lequel des oiseaux aux longues ailes lentes évoluent. Des oiseaux ! Donc la terre n’est pas loin. Serions-nous tout à fait sauvés ? Se pourrait-il que…
Je pige tout à coup l’impression fantastique qu’a dû avoir le sieur Colomb.
— La terre ! fais-je…
— Hein, quoi, vous disez ? barrit Béru. Prêt à gambader sur les cadavres, le Dodu.
— Droit devant nous, commenté-je. Une grande ligne sombre. Béru, il faut stopper, maintenant…
— Tout à fait d’accord, affirme le Terrible, le temps que je trouvasse la bonne manette…
Je largue mon mateur à coulisse pour prêter à mon génial collaborateur le précieux concours de ma vaste intelligence.
— Pas de précipitation, conseillé-je. Tu sais déjà quelle est la manœuvre de descente et celle de montée. Reste à décider entre celle de l’accélération et celle de la décélération.
— Ne t’occupe, j’ai déjà potassé le problo, mec. S’il y a pas gourance, c’est ce machin-chose qui doit freiner.
Délibérément, en homme sachant prendre ses responsabilités à pleine poigne, il tourne un volant chromé.
— Je te parie que c’est le frein à main, annonce-t-il.
Sur le moment, aucun changement ne s’opère dans la marche du submersible. Il n’a pas varié son allure.
— Vite ! crie la voix angoissée de Dominique.
La jeune fille m’a remplacé au périscope. Son délicat visage disparaît à moitié dans la gaine caoutchoutée du viseur.
— Arrêtez ! Arrêtez tout de suite ! On approche de la terre… Je distingue des rochers.
— Ça va y être, énervez-vous pas ! ahanne Bérurier qui tournique à fond de ballon.
Tu parles que ça y est ! Au lieu de ralentir, comme espéré, l’Impitoyable met toute la sauce ! Nous le sentons pris de frénésie tout à coup.
— Attention ! On pique droit sur les rochers ! lance la pauvre Dominique.
— Tourne dans l’autre sens, Gros !
— Tu crois ? hésite mon ami dont le front ressemble à un sorbet oublié sur une plaque chauffante.
— Naturellement, tu ne vois donc pas que tu accélères ?
Maintenant, Dominique pousse des cris hystériques.
— Vite ! Vite ! Viiiiite !
Je cours au périscope. Je regarde. « Trop tard », pensé-je avec un calme effrayant. Nous ne sommes plus qu’à une centaine de mètres (il est difficile d’évaluer les distances à travers un périscope, essayez, vous m’en maudirez des nouvelles) de la terre. Un amoncellement de roches ! On continue de piquer dessus. Même si les machines s’arrêtaient pile de fonctionner, il serait impossible d’éviter l’impact. Sur sa lancée, l’Impitoyable se fracasserait.
— Couchons-nous !
Joignant le geste au cri de détresse, je m’affale sur le plancher. Dominique en fait autant. Je passe un bras sur son épaule. Je me sens tout tassé, tout petit, soudain. Me v’là redevenu fœtus, les gars.
— Couche-toi, Gros, c’est râpé !
Mais il est stoïque, notre brave Béru. C’est le chauffeur de camion fou qui se jette dans un mur pour éviter des catastrophes.
Il continue de mouliner éperdument.
« Comme c’est long, pensé-je… »
Le temps prend une consistance de beurre. Le temps, mais pas les rochers ! Ma doué, ce gnon ! On dirait que nos organes les plus précieux, les plus précis, les plus pressés, les plus intimes se décrochent, se débinent et se répandent. En vrac, j’évacue mon cœur, mon cerveau, mes claouis, mon pancréas, mon intestin grêle, ma vésicule biliaire… Ils sortent de moi comme l’eau d’un seau renversé. Je me vide, me distribue, me restitue. Il y a du bruit. Non, pas DU bruit, LE bruit. Ceux que nous percevons ordinairement, que ça soit sous forme de musique ou de coups de canon, ne sont que des miettes tombées d’un noyau bruit. Là, c’est LE bruit. Un truc qui vous emporte et vous démantèle, qui vous disloque, vous désintègre (même si vous êtes intègre), vous retourne.
Je tâtonne pour chercher mes yeux qui ont dû rouler sur le parquet. Je sens une main glacée : c’est celle du défunt commandant. J’essaie de me persuader que je vis toujours. Je récupère les sens (c’est pas encore du super) à l’exception de mon sens auditif englouti dans le vacarme. J’avise la môme Dominique, tout contre moi, qui me fixe avec l’air de se demander le nom de famille de sa trisaïeule. Où est Béru ? Je parviens à remuer la tête. J’avise le Gros, assis sur le matelot assassiné, avec son volant nickelé dans les mains. Lui aussi a une attitude songeuse qui ne me dit rien qui vaille. Il continue de tourner le volant, à petits gestes saccadés. Ses lèvres remuent pour balbutier des trucs inaudibles.
Je me dresse. J’ai perdu la notion du temps. Le choc vient-il de se produire, ou bien a-t-il eu lieu une quinzaine d’années auparavant ?
Pas mèche de me tenir debout. Le sol se flanque à la verticale. Je glisse dans le fond du poste, et Dominique m’arrive dans les pinceaux, Béru suit avec son volant pour qu’on se tienne plus chaud.
Je me frotte le dôme… J’attends… Du moment que je vis, je vais piger. En effet, je pige. L’Impitoyable s’est éventré sur les récifs et nous coulons.
À pic, mes amis, à pic !
Aussi vite qu’une pierre lâchée.
L’eau va se précipiter sur nous… Et pourtant non.
— Qu’est-ce que je voulais dire ? ânonne Bérurier.
Il ne sait plus. Un curieux silence finit par s’établir. Après le vacarme de la collision, il nous glace. On n’entend même plus le zonzonnement de l’aérateur… Les lumières faiblissent. Tout va s’éteindre. Le sous-marin sous-marine de plus en plus. Un nouveau choc, mais tout mou, comme dans les rêves. L’Impitoyable, petit à petit, retrouve la position horizontale. Je regarde à la lumière défaillante le poste de commandement. Il a basculé. C’est-à-dire que la porte se trouve au-dessus de nous, ce qui prouve que nous sommes échoués au fond des eaux, sur le flanc droit.
— Berthe, est-ce que tu te rappelles si on a éteint la lumière avant de partir ? grommelle le Gravos.
— Alexandre-Benoît, lui dis-je, reste avec nous, tu déconneras à une date ultérieure.
Il dodeline du chef, amorce un mouvement qu’il ne finit pas.
— C’est toi, San-A. ? demande-t-il enfin.
— C’est tout ce qu’il y a moi, confirmé-je.
Il bâille longuement et demande :
— En somme, ça consiste en quoi ?
— En un naufrage, mon gros lard, résumé-je. Notre sous-marin s’est pété la frite sur des récifs. Le choc a éventré les ballasts et bousillé la machinerie. Nous gisons par je ne sais combien de mètres de fond. L’appareil d’aération ne marche plus et la lumière va s’éteindre. T’as eu tort de ne pas te raser ce matin, maintenant il est trop tard : tu vas canner en négligé, Gros.
Ça lui revient tout doucettement, à Bébé-Lune, l’usage de la comprenette.
— Bon Dieu ! fait-il, j’ai cru qu’on était dans un volcan en irruption, gars, tu parles d’un coup de balai, mon neveu !
— Y avait de ça, conviens-je.
— Comment se fait-il qu’il se fasse que la coque de notre bouillotte soye pas crevée ?
— Les ballasts ont joué le rôle d’amortisseurs, camarade. Ce sont eux que le choc a éventrés, et c’est parce qu’ils se sont brutalement emplis de flotte qu’on a coulé.
— Occupe-toi pas du chapeau de la gamine, décrète le Déconcertant en se remettant debout, maintenant que j’ai repéré la manœuvre de remontée, on est bonnard.
— Je te dis que les ballasts sont nazes, hé, rat d’égout ! En plus de ça, la machinerie est k.o…
Voilà qui le rend méditatif.
— En somme, si je comprends bien, murmure mon cher compagnon d’infortune, on est échoué définitivement ?
— Tu as résumé la situation…
Ça remue à l’autre bout du local. C’est Dominique qui a repris conscience. Une pénombre jaunâtre comme un clair-obscur à la Rembrandt enveloppe le poste, et je constate que nous respirons déjà un peu moins librement. D’ici pas longtemps, ce sera l’affreuse asphyxie, lente, inexorable.
— Si près de la terre, murmure la jeune fille.
Il y a de la résignation dans ses paroles. Une espèce de consentement infini, de fatalisme. Béru ne les entend pas de cette manière, qui s’écrie :
— La môme a raison, San-A. Si près de la terre, ce serait un peu gland de mourir. Faut essayer quelque chose !
— Avant tout, déclaré-je, réunir des lampes électriques de poche car dans quelques minutes ce sera le black in complet.
On se file en branle illico, tous les trois. Nous voilà partis dans les cabines, à explorer les tiroirs. Très vite nous sommes à la tête d’une demi-douzaine de calbombes.
— Et maintenant ? questionne Sa Majesté.
— Descendons au magasin.
Il braque sur moi le faisceau de sa loupiote.
— Au magasin ! Hé, dis, San-A., tu te crois sur les Champs-Elysées ?
— On appelle magasin la soute où sont stockées les denrées et accessoires nécessaires à la vie du bord.
— Qu’est-ce t’espères y trouver ?
— Des équipements de plongée, il doit bien y en avoir sur un sous-marin pour permettre de réparer les avaries éventuelles.
Il me prend le bras.
— Où est la môme ? demande-t-il brusquement.
Je promène le rayon de ma propre lampe alentour. Effectivement Dominique n’est plus là. Je l’appelle, elle ne répond pas.
— Cette garce vient de nous fabriquer, gronde le Pachyderme. Tu veux parier qu’elle s’est débinée ?
— Pour aller où, Gros ? On est tous dans la même galère, non ? Et une galère échouée, qui pis est !
— En tout cas, elle manigance un coup fourré. C’est elle l’assassine, gars. Elle a pas pu nous effacer plus tôt, mais c’est un prêté pour un rendu.
— Je ne pense pas, Béru.
— Oh toi, nature, du moment qu’une gamine beau-sourire te papillote des stores, tu chopes des vapeurs. Chez toi, c’est un rolleiflex qu’on dit sonné ! Qui c’est le tueur du bord, alors ? Moi, p’t’être ? Comme t’en avais l’intention au début ? Ou bien toi ?
— Je ne peux pas croire qu’un meurtrier, à moins d’être fou à lier, se soit lancé dans une aventure aussi sinistre.
— S’il a la mentalité des japonouilles pendant la dernière guerre, tu sais : les chérubins qui chiquaient à la torpille humaine. Les amis casés, comme on les appelait…
Ça ne me convainc pas. Un fanatique dont la mission consisterait à neutraliser l’Impitoyable aurait carrément fait sauter le sous-marin, il ne se serait pas amusé à éliminer les membres de l’équipage pour périr lui-même à petit feu. Il aurait laissé survivre des hommes susceptibles de ramener le bâtiment dans un port, au lieu d’épargner deux flics aussi instruits des choses de la sous-mer qu’un garçon de ferme de l’énergie thermo-nucléaire. C’est ce que j’explique à Béru. Alors il se fâche.
— Et pourquoi tu me traitais d’assassin, tout à l’heure, moi Béru, moi ton homme de confiance, moi que je t’ai si souvent sorti les pines du pied, hmmm ?
— À cause de ton rêve de cette nuit, Gros. Devant l’énormité de la situation, je me suis dit que tu étais peut-être devenu fou et que tu avais agi dans un état second…
— État sœur ! s’emporte le Mastar. Cette suspection, San-A., je te la pardonnerai jamais, si tu veux tout savoir.
Il est interrompu par un bruit qui n’est pas sans rappeler le déplacement d’un troupeau de vaches bernoises dans les montagnes Oberlandes.
Nous conjuguons nos lumières et voyons déboucher Dominique dans la coursive. Elle ploie sous la charge. Elle trimbale trois bouteilles d’air comprimé et trois combinaisons noires, en caoutchouc doublé.
— J’ai découvert ce matériel de plongeurs dans la cale, fait-elle en déposant tout son bastringue à nos pieds. Vous savez vous en servir ?
— Oui, dis-je, mon record c’est soixante mètres.
— Le mien n’est que de cinquante, dit-elle, mais je ne pense pas qu’en limite de côtes nous gisions à une plus grande profondeur.
Béru louche sombrement (d’autant plus qu’il est dans une demi-obscurité) sur le tas de carapaces noires, sur les bouteilles jaunes, sur les masques vitrés, sur les palmes (très académiques) et déclare :
— En ce qui concerne mécoinsse, y a pas de record vu que je saurais jamais me servir de ce bidule.
— C’est bête comme chou, le rassuré-je.
— Parle pas de chou, ça me donne faim ! Si tu espères que je vais me mettre ce circus sur les endosses, tu te fais des illuses, mon pote.
Il soulève une bouteille et fait la grimace :
— D’autant qu’avec c’t’usine à gaz dans le dos, je pourrais jamais remonter.
— Au contraire, ça fait flotteur, hé, truffe moisie ! Pour descendre, on est obligé de se lester avec des lingots de plomb.
Je choisis la plus large des combinaisons et la lui colle dans les bras.
— Dessape-toi et enfile cette tenue de soirée, à moins que tu tiennes absolument à claboter dans cette carcasse d’acier.
En maugréant il obéit, aidé de Dominique. Mais comme il a du mal à s’introduire dans cette pelure, Pépère.
— Ne croyez-vous pas qu’il serait bon que je me talcasse ? minaude-t-il. Ou que je m’huilasse ?
— Mais non, ça va aller, geint la jeune fille en tirant sur le vêtement élastique.
Bibi, pendant ce temps, se met à la recherche du sas d’évacuation. Celui-ci se trouve derrière le poste d’équipage. Je m’empare du levier de commande et la paroi inférieure du sas s’écarte lentement. La lumière de ma lampe plonge dans le conduit très sobrement meublé d’une échelle de fer. Il va falloir s’introduire là-dedans, s’y enfermer, ouvrir le couvercle du dessus et partir en vadrouille dans l’océan perfide. Je réprime un léger frisson. Ah, croyez-moi, la vie est dure pour les supermen de mon espèce. Je me serais fait critique littéraire, j’aurais couru et encouru de moins gros dangers, mes filles. J’aurais risqué quoi, au plus ? D’être griffé par une auteuse ? D’accord, elles ont les ongles sales et on risque une infection, mais tout de même, c’est pas comparable !
M’étant ainsi assuré que rien n’est faussé, je retourne auprès de mes petits camarades.
Le Gros est équipé. Dans sa combine noire, il ressemble à un cachalot. Nous l’aidons à endosser sa boutanche d’air et je lui apprends à respirer avec l’embout.
— Surtout ne t’affole jamais, Gros. Pas de mouvements inconsidérés. Si tu avales une gorgée de flotte, n’arrache pas ton truc respiratoire. Il faut te maîtriser à tout prix. Ah ! autre chose, j’ignore à quelle profondeur nous nous trouvons, il se peut que nous gisions par plus de cinquante mètres. La pression va te malaxer les cerceaux. Faudra marquer des paliers tous les dix mètres, sinon tu risques de te faire péter les veines.
Il fait une vilaine frime, je vous l’annonce. L’embout lui gonfle la bouche. Il a l’air d’unanimal préhistorique miraculeusement conservé dans de la glaise.
— On peut sortir à plusieurs par le sas ? s’inquiète Dominique.
— Par deux, fais-je.
— Alors, dit-elle, je partirai avec votre ami et je lui tiendrai la main, de façon à lui éviter toute fausse manœuvre.
Je mate le visage du Gros à travers son masque de verre : il chiale contre sa vitre ovale, le Béru. Tant de mansuétude chez une femme qu’il vient d’accabler des plus noirs soupçons, ça lui remue l’âme, au biquet.
— Allez, déclaré-je, en route !
Je les guide au sas. Avec des mouvements patauds, Dominique et Béru s’y engagent. J’explique à mon copain la manœuvre qu’il doit exécuter pour ouvrir le couvercle, je leur crie merde et je volante la fermeture du bas.
C’est alors que je me pose la question ci-dessous, mèche air lecteurs : « Qu’est-ce qui va t’opérer la manœuvre lorsque ce sera ton tour de filer ? ». Maintenant que tout circuit électrique est interrompu, la manœuvre ne peut qu’être manuelle. Or, comment va-t-on refermer le couvercle du sas après la sortie de mes aminches ?
Je cherche un autre volant susceptible de commander de ma place la fermeture dudit couvercle. En vain. In the babe, San-A. ! Very profondely.
Ce qui me différencie de mes contemporains, c’est que chez eux l’esprit de jouissance l’emporte sur l’esprit de sacrifice, comme le faisait si justement remarquer cet ancien capitaine promu maréchal, tandis que chez moi, l’esprit de jouissance découle de l’esprit de sacrifice.
Me voici con damné, irrévocablement, et l’impression dominante qui m’agite, c’est la joie.
Joie d’avoir pu sauver le Gros, ainsi que Dominique. Joie d’avoir vaincu, par personnes interposées, le sort malin qui nous entraînait aux abîmes.
Car je ne doute pas que mes deux ex-compagnons (du moment qu’ils ne sont plus là, je peux les qualifier d’ex, comme en Provence) n’atteignent la surface. Je vais mater les cadrans, mais à la lueur d’une lampe électrique, ils restent plus indéchiffrables encore. Je ne suis pas fichu de dégauchir le profondimètre. Tout ce que je peux interpréter, c’est la boussole. Elle indique le plein sud. Je vous parie une tarte à la pomme contre une tarte en pleine poire, qu’on a bien percuté la Terre Adélie, mes biquettes. Si Dominique et Béru ne crèvent pas de froid ni de faim, peut-être qu’un avion de reconnaissance les sauvera et méritera ainsi la leur[12]. Dès que je m’immobilise, il se fait à bord de l’lmpitoyable un silence sépulcral. Ah, comme ce sous-marin mérite bien son nom. Impitoyable, il l’est, en effet, pour le malheureux San-A., abandonné dans cette nécropole (sud) échouée comme une amphore jusqu’à la fin des âges. Car, qui donc se souciera jamais de renflouer le submersible, à une pareille latitude ? Il va s’entartrer, se carapacer, se caméléoner dans le fond marin, s’y souder !
Un jour peut-être quels océans disparaîtront. Quels beaux parkings en perspective ! Ce qui me console, c’est que mes funérailles ne coûteront pas chérot à Félicie. Elle s’obstinera à m’attendre le reste de sa vie durant, en pensant qu’il est trop démerde, son rejeton, pour ne pas pousser un jour ou l’autre la porte de notre jardinet. Oui, dans le fond, c’est mieux ainsi…
On renifle avec de plus en plus de difficulté. Est-ce un effet de mon imagination, éternellement survoltée ? Il me semble aussi qu’une vilaine odeur de mort se dégage. Je réfléchis. Existe-t-il un moyen se sortir du piège ? Non. Si j’ouvre la vanne inférieure, l’eau se précipitera dans le sous-marin avec une telle force que je serai écrasé par la pression. Alors ? Alors, rien !
Faut en prendre son parti. Peut-être que je devrais me tirer tout de suite une dragée dans le pot à tabac pour m’éviter les affres de l’asphyxie ?
Fichaise !
Au lieu de ça, je me dis qu’il doit y avoir d’autres bouteilles d’air, au magasin, et qu’elles me permettront de prolonger mon agonie au maxi. C’est formidable, cet esprit de conservation, non ? Comment expliquez-vous ça, vous autres ? Pardon ? Vous ne l’expliquez pas ? Tiens, vous voilà raisonnables pour une fois. Une force obscure m’amène à nouveau devant le sas. Ne représente-t-il pas l’image du salut ? Je repasse dans ma big tronche des lois et des formules de physique… Tout corps plongé dans un liquide… etc…
C’est une grave erreur des ingénieurs que de n’avoir pas prévu un double système de commandes À L’INTÉRIEUR dudit sas. Notez bien que dans les autres sous-marins il doit exister, mais pas dans le mien. Il s’agit d’une omission volontaire des armateurs, soucieux de justifier une péripétie supplémentaire dans cet ouvrage.
Depuis combien de temps Béru et la fille sont-ils partis ? Vingt minutes ? Un quart d’heure ? Ou bien une demi-heure ? Ou plus ?
Je m’assois tristement sur une caisse. Dans le fond (c’est le cas de le dire) mon sort est peut-être plus enviable que celui du Gros et de Dominique, lesquels risquent de crever rapidement de froid sur leur tas de glace. Moi, au moins, je meurs au chaud…
Un choc sourd fait vibrer le sas. Je redresse ma pauvre tête accablée. Nouveau choc. Sont-ce des hallucinations auditives ? Que non pas. Quelqu’un cogne contre la trappe. Je tends l’oreille. Pas d’erreur, on frappe bien à l’aide d’un objet métallique. J’hésite, mais moi vous me connaissez ? Je suis à bloc pour le droit d’asile et celui qui toque à ma lourde ne poireaute pas longtemps. Tant pis pour ce qui arrivera. V’là le gars San-A. qui se met à tourniquer le volant. De l’eau commence à ruisseler. Je tourne toujours. La flotte s’engouffre, de plus en plus abondante. Une vraie tornade. Ça me balaie… Je suis plaqué à la cloison. L’eau se répand dans le submersible… Elle fonce par la porte ouverte, s’étale… Puis, très vite, cesse de couler. J’en ai jusqu’à la hauteur des genoux. J’essaie de piger ce qui vient de se passer. La voix de Dominique retentit, comme en chambre d’écho.
— Vous êtes là, commissaire ?
— Oui !
— Achevez d’ouvrir la base du sas, s’il vous plaît !
Elle a dit « s’il vous plaît », cette mignonne !
Vous parlez si j’y vais à l’huile de coude. Je tourne, je tourne… La trappe remonte. La lumière de ma loupiote me permet de découvrir Dominique, aggripée comme Agrippine (la jeune) après l’échelle de fer…
— Vous n’avez pas pu effectuer la remontée ! balbutié-je.
— Si.
— Bérurier ?
— Sur la terre ferme.
— Alors ?
— Comme on ne vous voyait pas émerger, nous avons pris peur, alors je suis venue aux nouvelles !
Ah ! la brave enfant ! La courageuse fille de France ! La nature d’élite ! L’être d’exception !
Je l’aide à descendre jusqu’à moi et lui ouvre grand mes bras. Nos combinaisons ne facilitent guère les échanges épidermiques, mais les battements des cœurs généreux se perçoivent même à travers des armures !
— Dominique ! Et dire que j’ai commis l’infamie de vous suspecter !
— Nous parlerons de cela plus tard ! Pourquoi n’êtes-vous pas sorti de l’Impitoyable ?
Je lui explique. Elle hausse les épaules.
— Un sas a pour mission de rendre possible la sortie d’un homme lorsque le sous-marin est immergé, tout en préservant son étanchéité. Cette fois, il suffit d’entrouvrir le couvercle supérieur et d’attendre que l’Impitoyable soit plein d’eau pour en sortir, puisqu’aussi bien, désormais, il est perdu.
Sa tranquillité me confond.
— Vous êtes certaine, Dominique, que ?…
Elle va à la porte fermant le local où prend le sas.
— Cette porte est étanche. On n’aura pas trop longtemps à attendre. Vous allez voir.
Elle rit et dit avant de rajuster son masque.
— Vos connaissances en physique m’ont l’air un peu limitées, commissaire. Alors, si je n’étais pas venue vous récupérer, vous auriez attendu la mort dans votre trou ?
— Je crois bien que oui, penaudé-je. À quelle profondeur sommes-nous ?
— Une trentaine de mètres tout au plus. Préparez-vous !
Elle retourne dans le conduit et se met à déverrouiller sa partie extérieure. La cataracte opère (alors que d’habitude elle est opérée, aux Quinze-Vingt de préférence). L’eau s’abat sur nous en bouillonnant. Le niveau grimpe le long de mes jambes. Il m’arrive à la ceinture, à la poitrine, au niveau de la bouche…
À mon tour je m’engage dans le tube.
La pression de l’eau m’est une forte caresse rassurante[13]. Je commençais à faire de la claustrophobie dans ma boîte à défunts. Quel cauchemar, ma douleur !
Les bras tendus vers le ciel lointain, la tête droite, je me faufile à travers l’onde comme un suppositoire dans le rectum d’un géant[14]. Je bats doucement des palmes. La remontée s’opère bien. Près de moi, Dominique ressemble à une naïade. Ses cheveux châtains, plaqués sur son visage, captent d’étranges clartés sous-marines. Chère môme, va ! Se repiquer un plongeon pour venir prendre de mes nouvelles ! C’est quelque chose, non ? Vous pouvez les compter sur votre auriculaire les sœurs capables de faire ça ! On se connaît à peine, je la traite comme une meurtrière de grande volée, et, au lieu de me vouer une haine à grand spectacle, elle vient me sauver. Car elle m’a sauvé. D’accord, c’était l’œuf de Christophe Colomb, mon problème : n’empêche (à la sardine) que je ne le résolvais pas. Je voyais le submersible[15] écrasé par les flots, avec bibi plaqué contre une cloison comme un papillon dans la boîte d’un contractuel.
On s’élève… Dix mètres de franchis à peu près. Tout à coup, que se passe-t-il ? Dominique porte la main à son embout. Elle est affolée. Je comprends qu’elle étouffe. Effectivement, il ne sort plus de bulles de l’appareil. Au cours de ces allées et venues elle a vidé sa boutanche. Et comme des pommes, nous n’avons pas eu l’idée de la lui changer à bord de l’Impitoyable. Elle arrache son embout. Je vois son visage convulsé. San-Antonio, à toi de jouer ! Je me précipite contre elle. J’aspire une grande goulée d’air et je lui présente mon propre embout.
Comme dirait ma Félicie : « Demandez à un aveugle s’il veut y voir clair ! ». Ça tombe à pic, cette cuillerée d’oxygène. Elle tète éperdument, la petite goulue. C’est émouvant, cette becquée dans l’eau. Elle a pigé. On va opérer la remontée avec ma seule bouteille. On est étroitement enlacés. Un coup pour toi, un coup pour moi. Je sors l’embout de sa bouche pour le placer dans la mienne, et vice versa. Nous continuons de la sorte à grimper. L’eau devient de plus en plus claire.
Bientôt nous jaillissons de l’onde et nous sommes dans la lumière bénie, à respirer un air qui n’est plus de conserve.
Voilà le travail, les gars !
Qu’on se le dise !