DEUXIÈME PARTIE À LA MANIÈRE DU SPHYNX DES GLACES

CHAPITRE PREMIER

Ah ! dites donc, le pélican lassé d’un long voyage, c’est de la gnognote à côté de mézigue. Béru court sur le rivage, la main en visière, scrutant l’onde amère où nous avons assez navigué, assez divagué, de la belle aube au triste soir… Pour l’instant il est à deux cents mètres de nous, à la pointe d’une petite presqu’île.

Je me dépalme en vitesse pour courir jusqu’à lui. Le grondement des flots couvre le bruit de mes pas. Je lui rapplique dans le dossart, et je m’arrête, bouleversé. Il est en train de prier, le Dodu.

— Mon Dieu, ânonne-t-il, je vous en supplie, faites-pas le c… et permettez qu’il s’en sortasse. J’sais bien que mon San-A n’est pas un petit saint et qu’il force un peu sur la bagatelle, mais c’t’un garçon, mon Dieu, qu’est pas désagréable : bon cœur sous ses airs de casseur de vaisselle, toujours prêt à vous donner sa chemise si elle vous ferait plaisir. Faites qu’il sortât de l’eau, mon Dieu. Laissez-moi pas tout seul, dans ce patelin à la gomme !

— Qu’il en soit fait selon ton désir, mon fils ! lancé-je d’une voix caverneuse.

Béru se retourne, m’aperçoit, amorce un signe de croix, laisse retomber son bras et déclare sèchement :

— Tu seras toujours aussi gland, pour tout te dire !

Je lui saute au cou.

— Tu as raison de remercier le ciel, Gros, que nous soyons là, toi et moi, après une pareille équipée constitue un miracle qu’on devrait faire homologuer par l’église. Elle me semble un peu en manque de prodiges en ce moment…

Bras dessus, bras dessous, nous rejoignons Dominique.

— C’est pas le tout, déclaré-je, il faudrait savoir où nous sommes.

— Sûrement pas en Terre Adélie, décrète Dominique.

— Pourquoi ?

— Mais, à cause du climat, voyons. Certes il ne fait pas chaud, néanmoins nous sommes loin de la température polaire.

— J’ai regardé la boussole, tout à l’heure, elle indiquait pourtant le plein sud.

— Parce qu’elle était déréglée. Ici, il fait environ un ou deux degrés sous zéro, pas plus…

— Alors, selon vous, où nous trouverions-nous ?

— Probablement sur un îlot entre la Nouvelle-Zélande et le pôle. L’île Macquarie, peut-être… En tout cas hors de la limite des glaces flottantes…

— J’ai grimpé sur le gros rocher que vous aspergez sur l’adroite, renseigne le Gros. Et, à perte de vulve, j’ai vu que de la mer. La seule chose, c’est que par-là… (Il montre le sud.) elle est calme. Pas une vague…

— Que racontez-vous ! s’écrie Dominique.

— L’actrice vérité, mon petit. Grimpez, et vous verrez !

Tandis que Béru se remet de son angoisse, nous escaladons les roches. Je monte sur la plus grande, pour y voir de plus loin. C’est féerique, mes agnelles, et même féerique d’art. Côté sud, l’horizon, à l’infini, n’est qu’un calme miroitement, immobile en effet. On dirait un lac. Un lac qu’aucune brise ne froncerait.

— Je n’y comprends rien, soupire Dominique…

— J’en ai autant à votre service, conviens-je…

En somme, le topo se présente de la façon suivante : derrière nous, l’océan. Devant nous, ce lac bizarre. Entre l’océan et le lac, une langue de terre pelée, hérissée de rochers… Cette bande de sol est à peu près large d’un kilomètre.

— C’est étonnant, murmure Dominique, je ne comprends pas du tout à quoi correspond un tel paysage sous cette latitude…

Je sonde désespérément l’immensité environnante.

— Il va falloir trouver le moyen de subsister maintenant.

Nous sommes dans des combinaisons de caoutchouc qui nous compriment, sans autre chaussure que nos ridicules palmes. Rien à bouffer, rien pour se couvrir… Du grand air, certes, à s’en faire une hernie aux poumons, mais c’est tout.

— Regardez, sur la gauche ! ordonne tout à coup ma compagne.

J’obéis.

— Vous ne distinguez rien ?

J’ai beau mater à m’en faire gicler les gobilles, je ne vois que le ciel, le soleil et la mer, comme dans la chanson.

— Quoi donc, Dominique ?

— Une fumée…

— Un bateau ?

— Non, sur la langue de terre…

En effet, quelque chose de blanchâtre et de vaporeux monte, rectiligne.

— Une source d’eau chaude, peut-être ? émets-je.

— Allons toujours voir, qu’en pensez-vous ?

— Qu’est-ce qu’on risque ?

Et nous v’là partis, cahin-caha. Dans ce paysage cahotique, on doit ressembler à trois Martiens… Sur la planète Mars !

*

Nous avons la plante des pieds en sang, mais la fumée se fait de plus en plus présente. Malgré le froid qui nous fouette le visage, nous transpirons dans nos combinaisons.

Je vous le répète : des qui nous verraient déambuler dans cet appareil, ils se grouilleraient de déballer leur polaroïd.

Le Gros halète comme trente-six bœufs attelés à l’obélisque de la place de la Concorde. Il dit qu’il a faim, il dit qu’il a soif et qu’il en a marre d’être pris pour un gland par ses supérieurs. Il dit qu’il se fout du pôle Sud comme de sa première fessée. Il prétend que la France tout entière s’en tamponne, du pôle Sud. C’est sa minute de vivacité. Son trop-plein qui déborde.

Mais tout en grognant, tout en rognant, tout en hargnant, il avance à nos côtés. Contrairement aux grognards de l’Empire qui marchaient toujours sans jamais avancer, nous, nous avançons.

Et, à force d’avancer, nous finissons par découvrir, blottie dans un amoncellement de rochers, une grande tente verte. Devant cette tente, un feu pétille. Feu dont la fumée, telle l’étoile du berger, nous guidait. Un quartier de viande grille au-dessus du brasier. Un homme athlétique et barbu, vêtu de peaux de bête, comme Caïn lorsque avec ses enfants il se fut enfui de devant la tempête[16], surveille la cuisson de la bidoche.

Le bruit d’éboulis provoqué par notre déplacement lui fait relever la tête. Il reste dix secondes sans broncher, confondu par l’arrivée de ces trois êtres surnaturels ; puis il se rue dans sa tente pour en ressortir armé d’un fusil.

— Levez les bras ! lancé-je à mes compagnons.

Ils obéissent.

— Planque ta rapière, Toto, on belliqueuse pas, on vient ici en touristes ! lance Béru.

What do you say ? fait le barbu en anglais, ce qui est son droit le plus absolu.

— Nous sommes des naufragés, réponds-je dans la même langue.

Il ne semble pas autrement convaincu, l’homme au piège à macaroni. Il est un brin hirsute. Sa barbouze est châtain roux, son regard châtain clair, ses cheveux châtain foncé, sa peau châtain très clair. On ne peut pas lui donner d’âge, mais ça doit osciller entre trente et soixante-cinq ans.

Il continue de nous braquer après nous avoir fait signe d’approcher d’un bref mouvement de tête.

Béru n’a d’yeux que pour la viande qui grésille en dégageant une intéressante odeur.

— Soyez sans inquiétude, gentleman, fais-je à l’homme, nous sommes français et n’avons aucune mauvaise intention. Nous nous trouvions à bord d’un sous-marin qui a éperonné un récif et a coulé.

Il cligne de l’œil. J’ai jamais vu un gus possédant des sourcils aussi fournis. On dirait des auvents de chaume.

— Quel nom, votre sous-marin ?

— L’Impitoyable, sir.

— Qu’est-ce qu’il foutait dans ces parages ?

— Il se dirigeait vers le pôle.

— Pourquoi ? Le canon du fusil est toujours dirigé vers nos chères personnes. Ses deux yeux noirs ont l’air de loucher sur nous avec convoitise.

— Mission scientifique en Terre Adélie, sir. Puis-je vous demander où nous sommes ?

Il plisse ses yeux sous la broussaille des sourcils.

— Au pôle, déclare-t-il.

Dominique qui comprend l’anglais bondit.

— C’est impossible !

L’homme des rochers darde sur ma sauveuse un regard dénué d’aménité, comme on l’écrit si joliment dans les romans de ces dames du Fémina.

— Ah oui ? Vous êtes sur la Terre Victoria, annonce le solitaire, à environ 40 miles de la Terre Adélie.

— C’est à dire en territoire australien ?

— Oui.

— Non ! déclare fortement Dominique en laissant retomber ses bras, nous ne sommes pas au pôle, la température et l’absence de glaces le prouvent.

L’autre a un ricanement pareil à celui du renard après que le corbeau se soit laissé pigeonner.

— C’est pourtant ainsi, ma belle, je ne sais pas ce qui s’est passé ces derniers temps, mais y a eu dans ce coin un radoucissement…

Il étend le bras en direction du lac immense.

— Regardez un peu la banquise, ce qu’elle est devenue : une étendue d’eau avec juste une pellicule de glace en surface et encore pas de partout !

— Insensé, me dit Dominique, — en français — cet homme est fou ou bien il se fiche de nous !

Béru prend la parole.

— Écoutez, les gars, nous dit-il, j’sais pas ce que vous baragouinez avec ce barbichu, mais faudrait le prévenir que son gigot va tourner au charbon de bois s’il s’en occupe pas rapidos. Ça pue le cramé à ne plus en pouvoir.

Je traduis à l’Australien. Celui-ci palpe nos combinaisons d’un geste rapide, s’assure que nous n’y dissimulons aucune arme et passe la bretelle de son arquebuse sur son épaule.

— O.K., baissez les bras, dit-il.

Et il se remet à tourner sa broche improvisée (un simple pieu à une extrémité de laquelle il a confectionné une manivelle en fil de fer).

— Demande-lui s’il a enduit la barbaque de moutarde, s’il y a mis des herbes romatiques, et surtout s’il n’a pas oublié de saler-poivrer, le gigot à la braise, ça paraît fastoche, en réalité y a rien de plus calé à réaliser.

Est-il nécessaire de vous préciser que je ne partage pas les préoccupations culinaires du Gros, et que j’ai bien d’autres questions à poser au barbu !

Un rude bonhomme à la vérité. C’est une force de la nature.

— Vous avez pu sortir d’un sous-marin naufragé ? demanda-t-il avec une pointe de scepticisme.

— La preuve ! réponds-je.

— Et l’ail ! s’exclame Béru. Est-ce qu’il l’a seulement piqué d’ail ?

Je le refoule d’un méchant geste.

— Écrase, tu veux bien, boulimique !

Le Martien des profondeurs ronchonne :

— Ah, là là, misère de nous ! Et ça se dit français !

Boudeur, il va s’asseoir sur un rocher. C’en est trop pour sa combinaison surmenée qui se fend dans la région postérieure, dévoilant brutalement le fabuleux dargeot de Bérurier.

Dominique est devenue professionnelle. On sent que les questions météorologiques, météoriques, théoriques et autres la passionnent. Elle s’intéresse vachement à la vitesse du vent, au frétillement des étoiles, à la température au sol, aux couches d’airs, aux courants, aux alizés, aux balisés, aux cyclones, aux atmosphères, aux sphères, aux planisphères, aux cumulus. Elle s’intéresse aux degrés au plus haut degré, de son plein gré. Elle s’intéresse aux tractions et aux attractions. Le soleil et son troupeau de planètes n’a pas de secrets pour elle. Elle sait tout de son système et des astéroïdes qui poudroient dans sa zone d’influence. Avec gravité, elle peut réciter les lois de la gravitation. Avec une cigarette elle fait des ronds de fumée elliptiques. Elle peut vous dire, même en dormant, que Pluton met 248 ans pour parcourir son orbite, tandis que Mercure ne met que 88 jours. Elle n’ignore pas qu’en irradiant, le soleil perd 4 millions de tonnes par seconde et que, du fait de cette déperdition, on sera définitivement en panne de courant d’ici 16.000 millions d’années (ce qui vous prouve bien, mes frères, que c’est le moment d’en profiter).

J’admire sa science. Moi, vous me connaissez ? L’intelligence faite homme, mais du diable si je sais tout ce bazar !

Elle dit au gars que ce réchauffement c’est du bidon, qu’il aurait été enregistré fatalement, qu’il aurait eu des conséquences abasourdissantes. La fonte du pôle Sud aurait entraîné une élévation du niveau des mers de 60 à 90 mètres et on en aurait entendu causer dans les chaumières (principalement dans les chaumières néerlandaises et landaises, j’ai idée). Bref, elle le prend pour un jobré ou pour un fumiste, le barbouzeux. Ça se voit tellement qu’il s’en rend compte. Et pourtant, les dingues, c’est comme les cocus : ils s’aperçoivent jamais qu’on se paie leur tartine.

— Par saint Inglinglhin, mon patron, fulmine le rôtisseur de gigot, puisque je vous dis que nous nous trouvons au pôle ! Vous êtes dans la météo, dites-vous ? O.K., ma toute belle. J’espère que vous saurez vous servir de ça !

Il nous entraîne dans sa tente. Des peaux d’ours blanc s’y ammoncellent. Il y a là des caisses, des armes, des bidons, des gamelles, des couvertures, des jeux de cartes, des cartes géographiques, des cartes Mich’Lyn et des instruments de précision capables de tout préciser, depuis la concordance des temps jusqu’à l’intensité des retombées atomiques.

Il présente à Dominique un perdromètre de gravitation à butées multiples, un grappilleur elliptique et une foutreuse moléculaire sous-tendue. Moi, vous me fileriez cette panoplie, je resterais cent mille ans à côté d’elle sans déterminer son utilité. Mais faut voir la petite Dominique. En deux temps trois mouvements, elle a dégagé la clavette à bain d’huile goménolée (à cause du gel) du grappilleur ; elle a sorti l’antenne privative de la foutreuse ; elle a branché les fiches à connivence du perdromètre. Penchée sur les appareils, elle se livre à des calculs rapides.

— Exact, finit-elle par déclarer, nous nous trouvons bel et bien en Terre Victoria. Mais alors, cette bande rocheuse ?

— Les anciens promontoires bordant la banquise, renseigne notre compagnon.

Mis en confiance par la science de Dominique, il se présente et nous raconte son histoire. Il s’appelle Inglinglhin Johnson et il était professeur de mathématiques angulaires comparées au lycée de jeunes filles de Melbourne. Un jour il est tombé amoureux d’une de ses élèves. Ils ont eu une aventure ensemble. Mais leur liaison a été découverte par la censeur de l’établissement qui leur a tendu un piège. Un jour, la censeur les a bloqués entre deux étages où ils s’embrassaient. Elle s’était fait accompagner du proviseur, un homme terrible. Johnson a été muté à Brisbane et les parents de sa jeune complice, alertés, ont bouclé leur fille dans un couvent de Bénédictines jaunes. Après quelques semaines languissantes, la pauvrette qui ne pouvait vivre sans son bien-aimé, s’est suicidée en absorbant à la file trois bouteilles de whisky qu’elle avait trouvées dans le tiroir inférieur de la mère supérieure. En apprenant la chose, Inglinglhin a décidé de se faire ermite et de consacrer le reste de séjour à l’étude des migrations au pôle Sud. Fin du premier épisode Johnson. Vous suivez sans secousses ? Bon, alors je vous projette le deuxième épisode. Le camarade Johnson s’était donc établi en Terre Victoria. Il vivait dans une maison démontable, à six kilomètres à l’intérieur des glaces, n’étant ravitaillé que tous les deux ans par le bateau qui assure le service Sydney — Pôle-Sud — magnétique, lorsque, voici une quinzaine de jours, ou plus exactement, une quinzaine de nuits, il s’éveilla en sueur. Il crut qu’il avait de la fièvre et se leva pour prendre de l’aspirine lorsqu’il perçut un ruissellement. Il sortit de sa demeure et constata alors que la glace était en train de fondre. La température s’étant élevée d’une trentaine de degrés. Bien que bouleversé par ce phénomène, il réalisa vite le danger, réunit en hâte du matériel qu’il charria dans les escarpements proches. Il fit deux ou trois voyages, le dernier en ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, et lorsque le jour se leva, il vit son campement s’engloutir dans les eaux. La température restant au-dessus de zéro, la fonte des glaces se poursuivit plusieurs jours durant. Le niveau de l’eau montait, montait, et même montait ! Johnson, inlassablement coltinait toujours plus loin ce qu’il avait pu sauver du désastre. Enfin le phénomène cessa d’agir sur la glace. Le thermomètre se fixa aux alentours de zéro et le niveau du lac ainsi constitué se fixa.

Depuis lors, Inglinglhin Johnson bivouaque ici, consignant sur son cahier de hors-bord les étonnantes observations qu’il lui a été donné d’effectuer.

— Comment se fait-il, murmure Dominique, qu’un tel phénomène n’ait pas été enregistré ?

— Je suppose qu’il est localisé, déclare pertinemment le barbu.

— Comment le serait-il, si la glace a fondu ?

— Justement, ce réchauffement ne s’opère que sur une étendue du territoire relativement faible. Je pense qu’à une certaine distance, le froid subsiste. En s’étalant, l’eau gèle, provoquant une banquise très haute qui cerne la glace fondue comme le feraient les parois d’un réservoir, comprenez-vous ?

Nous admettons que sa définition est la seule plausible. À notre tour, nous lui racontons l’objet de notre mission. Il hoche la tête :

— D’après ce que vous dites, je suppose que le centre de réchauffement se situe en Terre Adélie. Il a dû s’opérer beaucoup plus rapidement qu’ici et vos gars n’ont pas eu le temps de s’évacuer, si bien que la base s’est engloutie rapidement.

— Et selon-vous, mister Johnson, quelle serait la cause de ce réchauffement ?

Il reste un instant silencieux. Un ermite, ça n’a pas la parole facile.

— J’ai cru tout d’abord à l’explosion d’une bombe atomique dans les parages, bien que je n’aie rien entendu ni aperçu qui puisse laisser supposer une expérience nucléaire. Mais à la réflexion, il ne s’agit pas de cela, sinon, tout de suite après l’élévation de température intense, le froid serait revenu, or, il n’en est rien et nous sommes bien forcés de nous rendre à l’évidence, conclut l’ex-professeur : cette partie du pôle Sud est devenue tempérée.

CHAPITRE II

Ah ! lectrices, lecteurs, remerciez le ciel de me lire, à tout Seigneur, tout tonneur. Et ensuite, remerciez-moi de vous confier de tels secrets. (Les dons en nature doivent être adressés à mon éditeur qui me les fera parvenir, merci). Sans moi, mes amies et amis, mes ladies et mes gentlemen, vous croupiriez dans la sotte ignorance où vous laissent les journaux, les radios, les télés et les pouvoirs publics. Dans cette époque où la vérité porte un loup, l’existence d’un San-Antonio se hisse à la hauteur d’une institution. Vous vivez au sein d’une toile d’araignée de secrets, on vous tait les grands événements pour vous aveugler avec des babioles. Les guérillas, les alcôves de vedettes, les salons de l’auto, les salauds de l’autan, les gadgets, constituent la poudre-aux-yeux-d’or dont on vous aveugle. Mais courageusement, avec un froid déterminisme, une persévérance digne des loges (maçonniques et autres), San-Antonio, dans son coin, continue de révéler. Sa force vient de ce qu’on ne peut pas l’acheter (sinon dans les bonnes librairies). Quoi qu’encours-je, coac en courge, je poursuivrai mon œuvre d’information. Cette fois, je n’hésite pas à vous annoncer l’impensable nouvelle : une petite (j’ose espérer) partie du pôle Sud s’est tempérée. Affaire à suivre ! Suivons-la !

L’entrée de Béru sous la tente interrompt notre conversation scientifique.

— Y a-t-il ici des plantes romantiques, oui ou non ! demande l’affamé-au-derrière-à-l’air de ton que prend un régisseur de théâtre dont la vedette vient de se payer une syncope, pour demander s’il y a un médecin dans la salle.

Le Gros ajoute :

— Je viens de goûter le gigot, c’est fade à faire dégobiller une carpe !

Inglinglhin questionné déclare qu’il ne possède ni épices, ni condiments.

Nous laissons Béru à son désespoir pour reprendre la discussion. Johnson suppose que le réchauffement est dû à un phénomène interne. Mais Dominique ne partage pas son avis.

Pour elle, il s’agit d’une intervention humaine. Les Américains ou peut-être les Russes ont fait une expérience nucléaire entièrement nouvelle dont les conséquences se prolongent plus longtemps qu’ils ne l’avaient escompté. Incessamment, les choses vont rentrer dans l’ordre et le froid polaire reprendra ses droits.

Il n’empêche que les eaux qui se sont accumulées dans la vallée ne se résorberont pas, déclare le barbu. Elles gèleront et resteront sur place à l’état de glace.

— Vous n’avez pas de poste émetteur ? questionné-je.

— Non. On ne peut pas se retirer du monde avec une radio sous le bras, ce serait tricher.

Un sacré type, cet Inglinglhin. Coriace, entier, dur comme les roches qui nous environnent. Il est cuirassé dans sa peine. Il ne vit plus que pour user ses jours.

— Que comptez-vous faire ? nous demande-t-il.

— Notre mission est d’enquêter en Terre Adélie, réponds-je. Nous allons y aller !

Il éclate d’un rire en cascade :

— Dans cette tenue ?

— Si je n’en trouve pas d’autres, oui.

— Damné boy, fait-il en me filant une bourrade qui lézarderait la tour de Londres, damné boy, vous êtes encore plus fou que moi.

Il ajoute, retrouvant soudain son sérieux.

— Je vous accompagnerai.

— Mais !

— Que je sois ici ou ailleurs, c’est pareil. On prendra mon matériel et on filera vers l’ouest dès le lever du jour. Pour l’instant, dînons, je vous invite !

Il parle d’or.

La table est vite dressée sur une caisse. Nous nous agenouillons devant chacune des faces de celle-ci et nous dégustons le gigot en buvant du thé. Tout en mastiquant, Béru raconte ses gigots d’exception. Il évoque Berthe et ses qualités culinaires. Il y a de l’ail, des bardes de lard, du laurier et du beurre salé plein sa conversation.

Nous en sommes au dessert, composé d’ananas en boîte, lorsqu’un bruit d’éboulis retentit, à l’extérieur. Ça ressemble à un pas laborieux dans la caillasse. Nous dressons l’oreille.

— Laissez, c’est Jimmy ! avertit Inglinglhin.

— Jimmy ?

Il siffle dans ses doigts. Une silhouette massive surgit par l’ouverture de la tente. Celle d’un ours blanc aux yeux rouges. L’animal est tout déhanché. La pauvre bête a été amputée d’une de ses pattes inférieures. Un linge blanc maculé de sang ligote son moignon. Elle se déplace en clopinant.

— Qu’est-ce c’est qu’c’bestiau ? bredouille Sa Majesté.

Je pose la question à Johnson…

— Il s’agit d’un ours que j’ai apprivoisé, dit-il. Je l’ai connu ourson et je lui donnais à manger, il m’est très attaché.

— Il a eu un accident ?

— Un rocher lui a écrasé une patte hier et j’ai été obligé de l’amputer.

Nous nous apitoyons.

— Bast, soupire Inglinglhin Johnson, chacun ses malheurs… Ça nous aura toujours fourni de la viande fraîche, ajoute-t-il en désignant les reliefs du gigot.

Calamitas ! Dominique et moi poussons un même cri de détresse stomacale. On fixe le pauvre ours, l’os du cuissot, nos assiettes… On se sent un gyroscope dans l’œsophage, du remue-ménage dans la région biliaire, du va-et-vient dans le tube digestif.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? s’inquiète Béru.

— On vient de tortorer la papatte de cet ours, lui lâché-je en pleine poire, espérant confusément l’associer à notre nausée. Mais il en faudrait beaucoup plus pour émouvoir Sa Majesté.

— Un peu coriace, déclare-t-elle calmement. À mon avis, il eusse mieux valu la faire à la marinade en relevant bien la sauce.

Fort heureusement, Inglinglhin possède quelques bouteilles de whisky et une forte lampée de gnole nous permet de surmonter notre désarroi gastrique.

La nuit est tombée (sans se faire de mal) sur ce paysage singulier. Un paysage qui ne devrait pas exister ! Que va devenir notre malheureuse planète perdue dans l’infini des galaxies, si les pôles se dégèlent ?

Nous nous préparons des couchettes à l’aide des couvrantes et des peaux de bête. Demain, aux aurores australes, nous lèverons le camp. À quatre nous pourrons coltiner un vrai fourbi. Dites, avouez que nous avons de la chance dans notre malheur ! Non seulement on arrive à s’extraire du sous-marin fantôme, mais à peine à terre on dégauchit un gus de bonne volonté, équipé et disponible. Sans compter qu’une partie de notre mission est remplie, car, si nous ignorons encore la cause du réchauffement sud-polaire, nous savons du moins de quelle manière a disparu la base de Terre Adélie.

On se pieute à la faible lumière d’une lampe à acétylène qui malodore sous la tente. Béru se pelotonne contre l’ours Jimmy, et moi, vous l’avez deviné sans peine (et sous peine d’amante) contre la gente Dominique. Au début, elle objecte un peu, c’est normal. Rares sont les filles qui disent banco dès que vous leur montrez vos brèmes. Mais je prends prétexte du froid nocturne pour la convaincre que deux chaleurs animales sont plus efficaces qu’une seule. Elle se laisse en partie convaincre. À savoir qu’elle finit par m’admettre en qualité de calorifère. Nous nous endormons, serrés l’un contre l’autre. J’ai ses cheveux sur le visage et sa partie convexe dans ma partie concave.

J’attends qu’elle dorme pour glisser un bras par-dessus son épaule et pour déposer un baiser sur sa nuque. Je suis incorrigible, hein ? Ah ! c’est pas moi qui risque de le refroidir, le pôle Sud !

*

De grands glapissements sinistres me réveillent. J’ouvre mes stores intimes sur une aube grise. Moi qui remue toujours beaucoup en dormant, je n’ai pas changé de position. J’ai toujours Dominique contre moi, simplement, ma main s’est refermée sur un de ses seins pendant la nuit. Simple réflexe conditionné, je m’empresse de vous le dire car, tout à fait entre nous et l’ours Jimmy, cette gosse n’a rien d’une Dominique-couche-toi-là.

Les glapissements sont de plus en plus présents. Je reconnais des cris d’oiseaux. Tout le monde en écrase encore. Béru et l’ours ronflent, composant un duo assez surprenant. J’adresse une pensée mélancolique à nos copains du sous-marin qui gisent dans ce qu’un journaliste spécialisé appellerait leur cercueil d’acier. Je trouve que les cris des oiseaux ont quelque chose de funèbre. Automatiquement, j’en reviens au problème de l’assassin. Avec toutes nos péripéties on l’a mis un peu sur la touche de nos préoccupations. Et pourtant… Nous ne sommes que trois survivants. Je sais — et pour cause — que je n’ai pas fait le coup. Je ne puis croire que ce soit Dominique après les preuves de dévouement qu’elle m’a données. Est-il concevable que mon Béru… Non, n’est-ce pas ? Bien sûr, il y a son rêve de la nuit précédente. Je sursaute. Mon soubresaut arrache une plainte à ma voisine de litière. La jeune fille remue et se retourne face à moi. Son regard clair me découvre. Elle repousse ma main avant de me sourire.

— Bien dormi, mon chou ?

Elle acquiesce.

— Quelle heure est-il ? demande-t-elle.

— Alors ça… Avec le traitement que nous avons infligé à nos montres hier… Le jour se lève, marcelcarné-je.

Je lui pose un petit baiser sur la bouche. Elle ne bronche pas. Enhardi, je m’apprête à lui en voter un second, beaucoup plus réfléchi, mais elle détourne la tête et c’est son oreille que je bisote.

— Il y a longtemps que vous êtes réveillé ? demande ma petite savante.

— Non. Ce sont les oiseaux qui m’ont arraché aux vapes, vous les entendez ?

Elle écoute.

— Des icebirds, assure Dominique.

— La vie est partout, je soupire. Dans les régions les plus hostiles. C’est fabuleux, la nature.

Mais je parle sans conviction. Mes lieux communs ne m’arrachent pas à l’idée saugrenue qui vient de me faire bondir.

Je revois la chambre de l’ln-the-pocket à New-Queen. Béru et la grosse radasse. Le médecin avec sa seringue…

— On dirait que quelque chose vous tourmente ? remarque ma frêle amie, je sais bien que nous avons sujet à réflexion, mais…

Je pense aux meurtres, à bord du sous-marin. Rien n’a été résolu.

— Vous vous êtes fait une opinion, commissaire ?

— Appelez-moi Antoine, on ne dit pas commissaire au monsieur qui vous a tenue dans ses bras toute une nuit, fût-ce très chastement. Oui, mon chou, je me suis fait un brin de supposition, mais tellement extravagante…

— On peut savoir ?

Alors je lui raconte l’émission télévisée de New-Queen, le triomphe de Béru, sa cuite, son coma éthylique, la piqûre…

On discute de la mort de Hourrou. Je lui parle du rêve que le Gros prétendait avoir fait…

— Est-il trop abracadabrant de penser que les gens acharnés à la ruine de notre expédition ont conditionné mon ami par des moyens chimiques pour le transformer en meurtrier du second degré ?

— Vous voulez dire qu’il serait en état de crise parfois, et tuerait ses compagnons ?

— Oui. C’est le plus chic type de la terre, mais un être fruste, le cobaye idéal.

Elle reste un instant silencieuse.

— Ça me semble, en effet, terriblement abracadabrant. N’oubliez pas qu’il n’aurait pu commettre certains meurtres puisqu’il se trouvait en notre compagnie.

— C’est vrai. Mais supposez que d’autres que lui aient été également médicamentés…

— Tout de même !

— Vous êtes sceptique ?

— Oui.

— C’est pourtant plus facile à envisager que le réchauffement du pôle Sud, chérie.

Elle rougit. Est-ce à cause du « chérie » ou à cause de mon objection ? Mystère.

— Admettons que les gens dont vous parlez aient transformé en médium soumis votre collaborateur et certains marins de l’Impitoyable, ça n’expliquerait pas que nous ayons survécu au massacre, vous et moi.

— Si.

— Comment, s’il vous plaît ?

— J’ai été épargné parce que je suis l’ami de Bérurier, jusqu’au bout de son subconscient, et vous parce que vous êtes une femme.

— À bord, on l’ignorait.

— Sauf les deux gars de la Défense ! Si le second médium avait été l’un d’eux ?

— Ils ne nous ont pas quittés pendant l’assassinat du professeur, sur le pont, ni pendant celui du steward…

— C’est vrai.

Elle regarde un instant le toit pointu de la tente, d’où pend la lampe à carbure.

— Franchement, je trouve votre version trop tirée par les cheveux, Antoine.

— Merci.

— Ça vous vexe ?

— Merci de m’appeler Antoine.

Nouvelle roseur. Dieu du ciel, ce que je peux aimer les filles qui rougissent. Y a rien de plus émouvant au monde.

— Vous oubliez une chose, reprend-elle. C’est que, pendant que l’Impitoyable se trouvait dans le port d’Hobart, on a essayé de le faire sauter.

— Et alors ?

— Si ces gens avaient choisi la bombe pour annuler notre expédition, quel besoin auraient-ils eu de droguer parallèlement les passagers d’un bâtiment destiné à exploser ?

— Pas parallèlement, Dominique : APRÈS. On a collé cette bombe à là coque, plusieurs heures avant la piqûre de Bérurier, vous semblez l’oublier. Ceux qui devaient faire sauter le sous-marin ont dû constater l’échec de leur mission. Ils ont prévenu leurs chefs, et c’est alors que ceux-ci ont décidé d’employer des moyens plus subtils…

Elle n’est pas convaincue tout de même. Ces choses-là, c’est comme la foi : on est client d’instinct, ou pas du tout. Faut dire, à sa décharge, que c’est bougrement vasouillard, et qu’en fait, ça n’explique pas complètement les meurtres perpétrés à bord. Peut-être qu’on n’aura jamais le fin mot, hein ? Allez savoir… Je dis ça pour voir vos frimes s’allonger. Vous mouillez votre Rasurel, hein, mes drôles ? Vous vous dites : « Si le San-A. se met à poser des colles sans les résoudre, c’est qu’il veut faire dans l’avant-garde, auquel cas on va lui retirer notre clientèle ». Et vous avez raison de penser ainsi. Mais rassurez-vous, j’ai trop le sentiment du devoir pour jongler avec ma conscience professionnelle. Ménagez vos méninges, les copains, elle va viendre, l’explication, belle et sublime. Bougez pas.

Une lueur ambrée se faufile par les ouvertures de la tente.

— On approfondira ça plus tard, tranché-je, en me levant. Les casse-tête, on les épluche au coin du feu ; pour l’instant, notre sagacité doit rester sur le plan géologique, climatique et scientifique.

« Allez, zou ! Debout tout le monde !

Béru grogne.

L’ours Jimmy bâille.

Y a qu’Inglinglhin qui ne dit rien.

Et comment dirait-il quelque chose, le brave barbu, vu qu’il est mort, hein ?

Vous avez vu des morts grogner ou bâiller, vous ? Moi, jamais !

CHAPITRE III

Il est quelquefois moins pénible à un soldat de se rendre au cours d’une bataille qu’à un civil de se rendre à l’évidence. On devrait graver cette maxime au fronton de toutes les écoles et de tous les édicules publics, mes frères, car elle est sublime, bien qu’étant de moi.

L’évidence est horrible. Inglinglhin gît sous ses couvertures, le masque révulsé, la langue sortie de quinze centimètres, la peau noirâtre. Il a dû être effacé au milieu de la noye car il est beaucoup plus froid que cette aube polaire.

— Qu’y a-t-il ? murmure ma petite Dominique.

— Lui aussi, balbutié-je.

Elle comprend à mon attitude, au son de ma voix… Elle accourt, regarde, réprime un cri et se détourne.

— Quelle abomination !

Bérurier, assis sur son grabat, s’étire en émettant des geignements, des grondements, des chuintements, des ahanements, cependant que j’ahane, à mon blé que je vanne, à… Mais qu’est-ce qui me prend ? C’est l’émotion !

Il ouvre ses deux grands yeux marqués de rouge et nous sourit.

— Ce que j’ai cauchemardé, c’te nuit encore, dit cet homme de bien.

— Et qu’as-tu rêvé ? questionné-je, les dents serrées comme celles de M. Victor Francen (le jour où ce grand comédien cessa de parler en serrant les chailles, son râtelier tomba, entraînant sa carrière dans sa chute).

M’a l’air d’avoir les idées embrouillées, Pépère.

— Notre sous-main abordait chez la mère Amélie, dit-il. C’était devenu une boîte de sardines…

— Quel sous-main ?

— Je veux dire sous-marin. Un gros z’ours perçait un trou dans la boîte par où duquel nous sortions. Et moi, au lieu de gratuler cette brave bête, je la butais.

Il regarde l’ours lové contre lui et lui flatte le prosper.

— Si je te disais que c’est plus chaud qu’une bonne femme, déclare le Valeureux. En tout cas, y a pas de comparaison avec ma Berthe. Pour tant il a moins de poils qu’elle.

Cette confidence faite sur l’anatomie de la dame Béru, il se frotte les carreaux.

— Tu sembles tout bizarre, ce morninge ? laisse tomber mon ami.

— Je le suis, Gros.

— Ouaille ? insiste-t-il dans cet anglais francisé qui lui est propre (si j’ose employer ce terme pour qualifier quelque chose se rapportant à Béru).

Je m’assieds sur une caisse proche.

— Écoute, Grosse Pomme, le moment est venu d’avoir une explication franche et loyale…

Il n’aime pas les phrases préambulatoires. Sa physionomie adopte son dispositif d’appréhension.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Grave !

— Moule-moi avec tes devinettes, et accouche…

Dominique m’a rejoint sur la caisse. Elle pose sur notre ami un regard apitoyé. Plus que ma propre attitude, c’est celle de la jeune fille qui bouleverse le Mastar.

— Je sens du vilain, bougonne-t-il.

Son copain Jimmy s’arrache tout à coup de leur couche pour se précipiter en boitillant vers celle du mort. L’animal se met à grogner plaintivement en tournant autour de son maître défunt. Ça me rappelle la petite maison de Wolfgang Hourrou, avec le perroquet et le clébard veillant la dépouille de notre agent.

Il a de la peine, Jimmy. Il en oublie son amputation, le pauvre plantigrade. Béru qui s’est agenouillé, regarde et pige.

— Quoi, quoi ? éperduse-t-il, vous z’allez pas me dire…

— Hélas — si, Gros. On va te le dire ! Le barbu a été buté cette nuit.

On dirait un truc en baudruche qui se dégonfle. V’là qu’il nous maigrit sous les yeux, qu’il se vide, qu’il se dissipe, qu’il s’anéantit.

Il a une question merveilleuse de soumission :

— Ça serait moi ?

J’en suis remué comme un champ d’automne.

— Attends, on a étudié le problème avec Dominique, tu sais ce que je crois ? Dans l’auberge de New-Queen, le toubib qui t’a soi-disant soigné était un faux médecin. On t’a injecté une vacherie de drogue hallucinogène qui te fait agir dans un état second. Voilà l’origine de tes rêves et la cause de ces meurtres, Alexandre-Benoît.

Il n’a pas très bien compris, et pourtant, il murmure :

— Tu crois ?

Il examine sans pudeur l’endroit de la piqûre. Ça reste enflé et rouge.

— La preuve, démontré-je, un médicament de bon aloi ne t’aurait pas produit cette vilaine réaction.

« Vois-tu, gars, cette nuit, nous étions quatre sous cette tente. L’un de nous est mort. Moi, j’ai dormi près de Dominique et j’ai le sommeil léger, si elle s’était levée, je me serais réveillé.

Il objecte pauvrement :

— Puisque t’as le sommeil léger, tu m’aurais aussi bien entendu me lever, moi !

— Je dormais de l’autre côté de ces caisses, c’est pas pareil.

— Un costaud comme le barbouzard, il a bien dû se débattre, enfin quoi, bon Dieu de bois !

Notre silence engendre le sien. Alors il baisse la tête, accablé.

— Si je suis sûr que ça serait ça, déclare-t-il, je me buterais aussi sec, San-A.

— Imbécile ! Tu ne comprends donc pas que tu n’es pour rien dans tout ça, que tu es une victime au même titre que les autres !

— Une victime qui zigouille, c’est plaisant, balbutie le Sinistre. Non, mon pote, cherche-moi pas des circonstances, j’ai trop pourchassé les meurtriers le long de ma clairière de flic pour ne pas savoir ce que c’est. J’ai pas la volonté de buter les gens, d’accord, mais je les bute ! Et y a que ça qui compte. De ce fait, je mérite les chats faux, San-A.

Il se lève, tourne en rond en se criblant de coups de poing. Ses larmes nous aspergent. Il crie, il s’auto-châtie, il criméchâtimente.

— Un flingue, vite ! Que je m’assaisonne ! Un couteau ! implore-t-il. Une corde ! N’importe quoi ! Je survivrai pas au déshonneur !

Je le maîtrise à grand-peine.

— Écoute, Béru, suppose qu’un vilain méchant ait scié la direction de ta bagnole et que, de ce fait, tu écrases une tripotée de piétons, te considérerais-tu comme un meurtrier ?

L’image le frappe.

— C’est pas pareil ! ergote-t-il.

— C’est exactement du kif. Le vilain méchant en question a scié la direction de ton esprit, et tu exécutes sa volonté sans y adhérer le moins du monde.

— Tu crois que ça va me passer ?

— Naturellement, un machin de ce genre ne saurait garder son pouvoir très longtemps.

Il renifle son désespoir.

— À partir de dorénavant, faudra que tu m’attachasses la nuit. Tu vois pas que je vous scrafe, vous aussi, dis ?

Ses pleurs le reprenant, il se blottit contre l’ours, lequel lui lichouille les portugaises goulument, tant il est vrai, dirait Buffon, que même les ours polaires raffolent du miel.

— Tu me chatouilles, glousse le Mastar en échappant à la gourmandise du plantigrade.

Comme quoi il ne faut jamais fendre l’appeau de l’ours avant de l’avoir hué[17].

— Que fait-on de ce malheureux ? demande Dominique. On l’enterre ?

Je secoue la tête.

— Non, un jour ou l’autre une expédition arrivera bien jusqu’ici, il vaut mieux qu’on découvre ses restes.

En réalité, je ne veux pas augmenter le désespoir du Gros en lui infligeant le spectacle de l’ensevelissement. Il tue déjà les gens, s’il faut, de surcroît, qu’il les enterre…

— Réunissons le maximum de matériel, déclaré-je, et filons d’ici. Vous, ma chérie[18], prenez les instruments et les notes de Johnson. Toi, Béru, charge-toi des vivres, et moi, je coltinerai le matériel de couchage et les armes.

Là-dessus, je rabats la couvrante d’Inglinglhin sur son visage.

Une plombe plus tard, lourdement lestés, nous abandonnons le tragique campement. J’ouvre la marche, Dominique me suit. À l’arrière, prostré, marche le pauvre cher Béru. Il a sur les endosses un gros sac, genre sac à pommes de terre, empli de conserves et de bouteilles. Cinquante kilos au moins. Il titube sous le faix. Je me dis que la fatigue lui évitera de réfléchir.

J’avance, chaussé de bottes de caoutchouc, dans la caillasse. Pour la terre Adélie, on ne peut pas se gourrer ; c’est tout droit, suffit de suivre le bord de mer. Selon une estimation approximative, en marchant bien, nous devrions l’atteindre d’ici trois jours.

— Hé ! les mecs, pas si vite ! lance Bérurier au bout d’un moment. Jimmy peut pas suivre, le pauvre !

Je me retourne et, effectivement, j’aperçois l’ours trijambiste qui clopine sur les talons de Béru.

Il est adoré de tous les animaux, le cher meurtrier.

Des morpions, surtout.

*

Le ciel est gris, avec des rayons de soleil obliques. Il fait frais, ce qui est idéal pour la marche. Nous avançons sans parler. D’abord parce que parler nous essoufflerait, ensuite parce que nous ne saurions quoi nous dire. Admettez que la situation est ambiguë, hein ? C’est pas à tout le monde, ni même à n’importe qui, que des choses pareilles arrivent ! Naufragés sur un pôle Sud en plein réchauffement, nous parcourons des kilomètres de rochers, entre un univers d’eau douce et un autre d’eau salée en compagnie d’un vieil ami déguisé en Attila et d’un ours blanc auquel il manque une patte. Vous mordez bien le tableau, les gars, vous êtes sûrs ? Ces pauvres-de-nous à la queue leu leu, ployant sous des charges bohémiennes. Les vaillants petits scouts de France, en route pour la Terre Adélie… Je peux pas m’empêcher de ricaner.


À midi (j’ai récupéré la montre d’Inglinglhin), nous faisons halte pour la tortore. Nous avons les pinceaux en sang (comme en mille) à cause des rochers qui ont cisaillé nos bottes. On a dû parcourir une quinzaine de kilomètres et la fatigue nous tortille les muscles.

— En somme, demande le Rasséréné, en ouvrant une boîte d’ornithorynque en gelée, on va y faire quoi t’est-ce, en Terre Léocadie, puisqu’on sait déjà ce qu’est arrivé à la base ?

— Nous savons ce qui est arrivé, mais nous ignorons comment c’est arrivé, rectifié-je.

— Tu t’imagines que tu vas mener une enquête bien pépère, comme si qu’il s’agissait d’un crime rue de Charonne ?

— On m’a confié une mission, je la remplis ! coupé-je.

Et d’ajouter :

— Par ailleurs, notre seule chance de salut se trouve là-bas. Sans nouvelle de nous, le gouvernement français va envoyer en Terre Adélie d’autres commissions d’enquête, et nous serons alors tirés d’affaire…

Dominique est de cet avis, si bien que le Gravos cesse d’objecter. Notre vaillante petite compagne (comme ne manquerait pas de l’écrire la comtesse de Ségur, si, par malchance je devais lui passer la plume) profite de la halte pour faire le point. Elle déclare que nous nous trouvons en plein dans la zone du pôle Sud magnétique ; cette affirmation laisse le Mastar indifférent.

— Ça nous fait une belle jambe, hein, mon loup ? dit-il à son ours. Mais, considérant le moignon de l’animal, il murmure : « Je te demande pardon. »

*

La marche éprouvante reprend. Vers le milieu de l’après-midi, le ciel se met à noircir de vilaine façon et un vent brutal, immédiatement violent, se lève.

— Le blizzard ! crie Dominique.

Béru, sans le savoir, se met à parodier une réplique fameuse du film « Drôle de Drame ».

— Vous avez dit blizzard ? C’est bizarre !

— Pourquoi ? hurle cette fois la jeune savante afin de dominer les féroces miaulements de la tempête.

— Je m’ai toujours laissé bonnir que le blizzard était un vent froid, explique le Renseigné, en surmenant ses cordes vocales, alors que celui-ci est bougrement chaud ! Vous êtes sûre que c’est pas le simoun ?

— Ce vent provient de la Terre Adélie, constaté-je, nous pouvons en conclure qu’il règne la-bas une chaleur carabinée.

— On va bronzer, prophétise notre robuste compagnon.

Maintenant, nous avançons en décrivant un angle obtus, ce qui est tout à fait dans les emplois du Gros. Le vent galope à une vitesse qui s’accroît de seconde en seconde. Sa violence est telle que nous sommes obligés de marcher à reculons pour pouvoir respirer. Bientôt, tout déplacement devient impossible, car c’est notre adhérence au sol qui est compromise. Nous devenons fétus de paille, duvet, papier chiotte, feuilles mortes. Si la tornade s’amplifie encore, elle va nous balayer comme des papiers gras et nous souffler dans les abîmes. L’océan pond des vagues de cent mètres de haut, et cent mètres d’eau ça devient vite niagaresque.

Nous nous accroupissons derrière un gros rocher. Abri illusoire que la tornade contourne. Elle se joue des obstacles, la tornade. Elle fonce comme un météore. Elle vomit de l’air ! Elle déferle ! Elle déblaie ! Elle invective ! L’aquilon lui semble zéphyr, le mistral, enfant sage, le sirocco babiole. On dirait qu’elle veut aplanir les terres, affoler les mers, déchirer les cieux. Elle pétrit, elle soulève, elle concasse. Nous étouffons. Nous sommes couchés en rond, nos têtes devenant le moyeu d’où partent quatre rayons, car Jimmy s’est joint à nous. Nous avons essayé tant bien que mal de constituer un dérisoire abri à l’aide de nos baluchons, mais tout s’écarte devant cette monstrueuse flatuosité du ciel. Ceux qui aiment mettre flamberge ou le nez au vent devraient radiner dare-dare, c’est le moment d’en profiter. C’est la grande kermesse des girouettes, mes fils ! Oh ! pardon : quel bon vent vous emmène ? C’est Notos[19] désobéissant à Eole pour faire ch… Neptune ! Y a de la lame à vagues ! Nous n’avons plus notre libre-arbitre, comme disait l’équipe de France de football. Nous sommes devenus des instruments à vent. À vent, pendant et après ! Mais y aura-t-il un après, à la fin de ce fantastique déferlement, pour nous autres, misérables brindilles cramponnées aux pierres australes ! Ah ! mes fieux, la gonzesse souffleuse de pissenlits du Larousse… Emportée avec son pollen. Et le Larousse idem : le petit, le mahousse relié gros chagrin. Les bureaux Larousse ! Les secrétaires avec leurs rouges à lèvres et leur rose à page. Les camions Larousse ! Le tombeau de Pierre Larousse (n’amasse pas mousse) ! L’île Rousse ! La lune Rousse ! La rousse avec le quai des Orfèvres ! Les rousses (vraies ou fausses)… Les œuvres de Gaston Leroux ! Jean-Jacques Rousseau ! Le douanier Rousseau. De quoi décoiffer le Mont-Chauve ! De quoi décorner les beaux veaux sur la place du même nom, et les belles zébus. De quoi décorner Belzébuth !

Une espèce de fin du monde. Ça ne peut s’achever que par Dieu, assis sur un nuage doré, un cataclysme pareil. Entouré d’une flopée d’archanges trompettistes. Dieu qui lèverait sa main aux trois doigts repliés, comme pour signifier : « Vous m’en mettrez deux ! » et qui dirait aux bonshommes. « Avis, si vous arrêtez pas de déconner, je vous refiche le même au cube ».

On se cramponne l’un aux autres. On se prend la respiration dans la bouche du voisin. On s’arc-boute, on adhère, on ventouse en couronne.

Et puis on attend aussi que ça se tasse, en se disant que ça ne se tassera jamais, que c’est plus possible. Que le monde est détraqué. Qu’il dégringole à toute pompe dans l’Insondable. Qu’on va devenir vent, nous aussi. Pets, peut-être, raflés au passage par cette colère majuscule.

On n’a plus qu’un objectif : ne pas quitter le sol. Se cramponner à la planète coûte que coûte, manière de lui confier notre destin jusqu’au bout.

On ne peut rien se dire. On respire un petit coup de temps en temps, quand ça se trouve… On se sent investi par le blizzard, ramoné jusqu’à la pointe des orteils. On devient sifflet ! L’air en folie nous entre de partout, nous ressort de partout, nous gonfle, nous comprime. On souffletdeforge… On déshaleine.

Et le plus incroyable, mes petites chéries, c’est que ce bigntz cesse aussi brusquement qu’il est venu. D’un coup. Son interruption est encore plus brutale que son déclenchement, plus douloureux. On était devenu biroutes dilatées, nous voici pantelants comme chaussettes mouillées.

Vidés, nous sommes. Ravagés ! Nos éponges s’habituaient déjà à aspirer de l’air se déplaçant à 150 km heure.

Ils pantèlent comme des nichons de grand-mère. On ne sait plus s’en servir comme avant. On essaie de se souvenir. Tout notre individu est désorienté.

Enfin, l’homme étant ce que vous sauvez, nous retrouvons l’usage de nos moyens.

— Eh ben, mon lapin, vous m’en recauserez de votre blizzard, bougonne Sa Majesté décoiffée. Ils nous ont pas dit que pour visiter le pôle Sud fallait se munir d’un paravent…

Nous nous agenouillons.

— Elle a été sévère, la tornade, conviens-je.

J’aide Dominique à se relever, ensuite de quoi je consulte ma montre. Elle indique cinq heures. La tempête a duré au moins trois plombes. Ça ne vous a pas paru si long, hein ? J’aurais dû vous la décrire plus en détail. Voyez-vous, ce qui me nuit, c’est que je ne m’attarde pas suffisamment sur les trucs capitaux. Je préfère les trucs capiteux. Chacun sa méthode, que voulez-vous. Des écrivains consommés — par petites quantités — sont capables de consacrer cent vingt pages à la description d’une banane. Pas moi. Faut que ça barde. Faut que ça darde.

Un fracassant juron du Gros m’interloque.

— Notre matériel a disparu, explique-t-il.

C’est vrai. La fragile barricade de sacs a été anéantie. Nous avons beau regarder autour de nous, il n’y a plus trace de vivres ni de couvertures. La tempête a tout emporté dans l’océan et nous voici perdus sur le pôle en délire, les mains vides !

CHAPITRE IV

Ah ! Plaignez, plaignez, mes frères humains, la fâcheuse, l’atroce condition de ce vaillant San-Antonio et de ses infortunés compagnons. Il a été déposé au bout du monde dans la plus aride, la plus hostile des contrées. Il ne lui reste que ses mains, son intelligence et son optimisme pour survivre. Il marche dans un paysage infernal, soutenu seulement par sa foi en la vie. Oui, plaignez cet être d’exception, livré aux éléments, à tous les maléfices de la nature et des hommes…

— Marchons ! exhorté-je… Marchons !

— Qu’un sang impur abreu-euve nos sillons ! complète férocement Béru.

« Quand je pense, ajoute ce dernier, qu’à la bouffe de midi je m’ai rationalisé, moi qu’aurais tortoré avec tant de plaisir une boîte de saumon fumé ! Qu’est-ce qu’on va devenir ?

— L’avenir nous le dira, riposté-je, ce qui est une manière normande, littéraire et vaguement sereine d’éluder la question.

La gente Dominique ne larmoie pas, n’objecte pas, ne geint pas, ne déplore pas. Voulez-vous que je vous dise ? Je n’ai jamais rencontré une fille dotée d’un courage aussi tranquille. Elle subit l’adversité sans se perdre en jérémiades. Elle accepte.

Nous continuons notre progression en direction de la Terre Adélie, ainsi nommée, j’ai omis de vous le préciser, par Dumont d’Urville qui la découvrit en 1840, si mes souvenirs sont exacts[20] et qui lui donna le prénom de sa femme ; ce qui prouverait, soit que d’Urville était un bon mari, soit que sa bergère était frigide.

Nous avançons de la sorte jusqu’à la nuit, c’est-à-dire jusqu’à deux heures du matin, car les jours en ce moment n’en finissent pas. J’ignore combien de kilomètres nous avons parcourus. Nous sommes épuisés. Brisés. Nos jambes tremblent comme des baguettes de tourneurs d’assiettes chinois. Je me dis, amèrement, que nos pérégrinations sud-polaires ne pourront se poursuivre longtemps de la sorte. Il est impossible de dépenser de l’énergie sans emmagasiner des calories. Quand on puise dans son capital, on est vite à la dèche, mes drôles. Heureusement que notre fatigue est plus intense que notre faim. J’amoncelle quelques rochers de manière à constituer une grande niche, et nous nous couchons, tous les quatre. Béru que ses affres nocturnes reprennent, insiste pour que je lui attache les poignets avec sa ceinture.

— À quoi bon, lui dis-je, si tu devais nous tuer, tu l’aurais déjà fait…

Et je pense, en réalité : « Autant périr de tes bonnes mains, que de faim. »

Néanmoins, pour sa satisfaction personnelle notre homme s’attache à Jimmy (lequel lui est déjà très attaché). Je reprends Dominique dans mes bras, plus tendrement encore que la nuit précédente. Elle veut bien accepter mon baiser de « bonne nuit », mais elle m’en tient là.

Voyez ronflette à la belle étoile (polaire).

*

Au matin personne n’est mort, sinon de faim. Nos estomacs délabrés lancent des messages que nous feignons de ne pas entendre, tante île Eve raie que ventre affamé n’a pas de portugaise. En silence, nous repartons… Le regretté Inglinglhin nous avait affirmé que nous nous trouvions à quarante miles de la Terre Adélie, soit à environ soixante-dix kilomètres. Hier, nous avons dû parcourir le tiers de la distance. Pourrons-nous effacer le reste de la distance sans manger ? Voilà une question qui vous embarrasse, hein, mes lapins ? Que diriez-vous si vous étiez à notre place !

Nous faisons un grand crochet pour aller nous désaltérer au lac nouvellement créé par la fonte des glaces. Une chose est au moins certaine : nous ne mourrons pas de soif. La marche reprend, moins rapide. Il y a de l’indécision dans notre manière de mettre un pied devant l’autre. Cette petite caravane est plus lugubre qu’un enterrement. À des funérailles, au moins, on bavarde. On se raconte sa nouvelle auto, l’opération de la grand-mère, les émotions du dernier tiercé. On se donne des recettes de confitures, on s’invite à déjeuner, on déblatère sur la télévision. Nous, nous conservons nos forces pour marcher. C’est notre ultime objectif. On s’économise.

Et les heures accomplissent leur ronde indifférente. Midi, l’heure du berger… Il fait soleil. La chaleur semble augmenter… Marche, San-A. ! Avance courageusement. Donne l’exemple. Sois le point de mire de tes compagnons, leur panache blanc.

Je pense au Vioque, emmitouflé dans son grand salon où il prépare les obsèques nationales, à grand renfort de figurines représentant des vieillards décorés, bicornes, biscornus, cornus, saugrenus, reconnus. Les gens prestigieux sont toujours vieux. Le laurier ne va bien qu’avec ce qui est faisandé. Il a des petits fours à portée de la main, le Tondu. Son flic-valet de chambre doit lui accommoder des petits en-cas délicats, style toasts au caviar, ou foie gras truffé…

Mes pinceaux doivent peser une tonne chacun. Pour les soulever, chaque fois, faut que je me concentre à bloc.

Je coule un regard commiséré à la tourterelle. Gentille Dominique. Elle me plaît ! Je rêvasse… Je nous imagine, elle et moi, à la terrasse du Fouquet’s. On se taperait des americanos… Tout en croquant le zest, j’irais acheter la Semaine à Paris au kiosque en face pour chercher un spectacle où l’emmener… J’sais pas si ça vient de épuisement, mais je n’ai pas de pensées polissonnes. De la tendresse seulement. Une grande, une immense tendresse.

— Reposons-nous ! je décide.

On s’allonge sur la terre. Le gros Béru ressemble à un sac de charbon. Il est tout noir, tout grisâtre.

— En somme, murmure-t-il, le pôle Sud, c’est pour ainsi dire le c… de la terre, hein ?

— À peu près…

— Quelle idée qu’on a eue, les Français, de s’installer chez la mère Adélaïde, toujours le prestige, quoi ! Manière de faire flotter le drapeau dans des coins impossibles. À quoi ça rime, je te demande, puisqu’il y passe personne. On veut épater qui ?

— Les Atlas, répond Dominique.

— C’est ça, pour faire tarter nos écoliers avec une leçon supplémentaire. D’abord on y faisait quoi t’est-ce dans cette base qu’a disparu ?

— Des observations scientifiques, le renseigne notre dévouée Dominique. Il y a des climatologues, des physiciens, des naturalistes…

— N’en jetez plus, mon chou, je mords le topo d’ici. Le vrai coin de plaisance, hein ? C’est pas encore là que j’irai passer mes congés avec ma Berthe…

Il met ses bras en oreiller sous sa tête.

— Ma Berthe, coasse le Tendre. Qu’est-ce qu’elle maquille en ce moment. On est quel jour, au fait ? Lundi ? Je me rappelle plus. Si c’est lundi elle est avec mon copain Alfred, le coiffeur. Et ils bouffent chez Troquier, près de l’École Militaire. Tu connais, San-A., les rillettes de Troquier ? Faites par lui ! Il a le don. Et son Chiroubles, je voudrais que tu goûtasses.

Il fond en larmes. Trop d’ardentes évocations, un afflux d’images irrésistibles, de celles qui vous ramollissent l’intérieur.

— Bouffe, ma Berthe, larmoie le Stoïque, déguste-les, les rillettes à Troquier.

— Oh, écrase, idiot ! m’emporté-je, d’ailleurs on n’est pas lundi.

— C’est quoi, alors ? questionne Béru, instantanément calmé.

— Quelque chose comme vendredi, je crois.

— Elle va aussi chez Troquier le vendredi, avec sa sœur. Mais comme elles ont de la religion, elles font maigre et prennent des escargots et des ris de veau…

Un borborygme mélodieux comme une tyrolienne le fait taire.

— Vous entendez mon bide, le foin qu’il fait au burlingue des réclamations ? Je vous annonce que je vais pas pouvoir continuer comme ça, mes canards… Moi, sans carburant, je suis bon à nibe. J’serais Indou, encore, suceur de clous, je m’accommoderais du régime fakir, mais…

Un cri de Dominique lui coupe la chique (en anglais : the chique). Notre compagne s’est brusquement relevée et court en direction du lac. Elle fait une vingtaine de mètres (exactement dix-neuf mètres soixante-quatre), se baisse et ramasse quelque chose.

Elle revient, très animée.

— Qu’est-ce que c’est ? lui lancé-je.

— Regardez !

Elle brandit une montre. C’est une tocante de plongée, en acier chromé, de marque française, au bracelet de caoutchouc.

Vous ne sauriez imaginer (d’abord parce que vous n’avez pas plus d’imagination qu’une botte de cresson, ensuite parce qu’il faut vivre un tel instant pour l’apprécier), vous ne sauriez, donc, imaginer dans quelle exaltation nous met la trouvaille de la jeune fille.

— Ça brillait au soleil, sur un rocher, dit-elle.

Nous contemplons la montre avec recueillement. Cette montre, c’est la certitude d’une présence humaine.

— Nom de foutre ! clame Béru, rendu poli par un excès de stupeur voisine de la stupéfaction, elle marche !

— Oui, conviens-je, elle marche.

— Mais alors, continue le Sagace, tu comprends ce que ça veut dire ? Puisqu’elle est à l’heure, c’est que quelqu’un l’a perdue depuis moins de vingt-quatre plombes !

— Pas forcément, car elle est automatique.

— Alors à plus forte raison, renchérit Dominique, une montre automatique, à partir de l’instant où elle est immobile, ne fonctionne pas plus de douze heures.

— Conclusion : il y a des hommes dans les parages !

— Si on aurait au moins une fusée, regrette Alexandre-Benoît, on pourrait jeter l’alerte.

Par acquit de conscience, il met ses battoirs en porte-voix et hurle :

— Qui qu’a perdu sa montre ?

Mais sa demande reste sans réponse. Dopés, pourtant, nous repartons…

*

Ils marchèrent pendant des heures encore sur la lande galeuse. Ils devaient ressembler à des fantômes titubants. Mais qu’est-ce qui me prend de parler de nous à la troisième personne et au passé. Vous voyez, les méfaits de la fatigue ?

Chaque fois que nous sommes tentés de nous arrêter, nous nous disons que, quelque part, devant nous, il y a des hommes, avec probablement des vivres, et qu’ils sont notre port, notre salut, notre port-salut.

On s’octroie quelques minutes pour aller boire. Et je répète inlassablement ces paroles dopantes :

— À gauche, le lac, à droite la mer. Ils marchent dans la même direction que nous, sinon nous les aurions rencontrés. Ils n’ont pas plus de douze heures d’avance. Ils vont fatalement faire halte. C’est à nous d’avoir la force de poursuivre si l’on veut opérer la jonction…

— Seulement eux, ils ont sûrement de quoi jaffer, riposte le Gros.

— Raison de plus, ils sont moins talonnés que nous et ont moins de raisons de se défoncer par des marches forcées.

— V’là trente heures qu’on déguste des cerceaux, je sens que j’arrive au bout du rouleau.

— Prends exemple sur ton ami Jimmy, Béru. Il avance sans rien dire, et pourtant il est mutilé, et c’est une bête…

Sa Majesté me chope le bras.

— Dis donc…

Son regard luit bizarrement, sa lèvre inférieure devient luisante.

— Oui, Gros ?

— Tu crois qu’un ours peut marcher avec deux pattes ? demande-t-il en louchant sur Jimmy.

CHAPITRE V

Il est rare qu’une odeur vous réveille.

Généralement, on est arraché à l’inconscience par un bruit on une source lumineuse.

Eh bien non, ce matin-là, c’est mon renifleur qui me déverrouille la comprenette. Et il regimbe, mon sens olfactif. Méchamment offensé, il est. Je détecte une vilaine odeur d’incendie à quoi se mêlent des effluves de viande grillée.

Je me dresse et qu’aperçois-je ? Béru occupé à faire cuire une espèce de gros canard. Je n’en crois pas mes yeux. Et pourtant c’est bien réel, bien authentique…

Il est perdu au cœur d’un nuage de fumaga noirâtre, le cher homme. Il toussote, il s’évertue, dieu bienveillant d’un feu qui n’est qu’un ersatz de feu.

Je m’approche de lui, ankylosé par cette noye sur la dure et à la fraîche.

— Qu’est-ce que c’est que ça, ô, faiseur de miracles ? lui demandé-je à brûle-pourpoint.

— Le petit déjeuner, ô faiseur d’embrouilles, grommelle le Mastodonte, s’il y aurait que toi pour assurer l’intendance, tu verrais pleuvoir les kilos de ma personne !

— Explique…

Il ne se fait pas trop tirer l’orteil.

— Moi, quand j’ai le burlingue vide, explique-t-il, c’est macache pour en écraser. À peine les aurores, je me dis textuellement cela : « Béru, si tu jaffes pas aujourd’hui, t’es un mec râpé. Pourquoi t’est-ce que t’irais pas à la cueillette des coquillages, vu que t’as l’océan sur l’évier… Me v’là donc parti, bien décidé à faire sa fête à Jimmy pour le cas où ce que je reviendrais bredouille… J’esplore le bord de mer sans trouver le plus petit bigorneau, la moindre moule, ni le sant-pierre-l’ermite le plus racho. Comme le décourage m’empare, j’entends une sorte de piétinement pareil à çui que ferait un troupeau d’oies. Je lève la tronche, et qu’entre-asperge, dans la grisaille ? Une colonie de pingouins, mon pote, qui se taillaient, les ailerons au corps.

— Où allaient-ils ?

— J’ai pas pris le temps de leur demander. En tous les cas, ils tournaient le dos à l’endroit que nous allons, et fais-leur confiance, ils se maniaient un chouïa la rondelle.

Le seul maître-queux à bord après Dieu tourne le volatile au-dessus de la fumée avant de poursuivre :

— Du coup, je me dis : « Béru, si t’es pas un manche, va y avoir du gibier à plumes au menu. » Je prends deux pierres bien tranchantes et je m’embuscade. Les pingouins radinent. Vzoum ! Vzoum ! Je balance mes deux pierres. Je rate le premier, mais je me foudroyé le second. Les autres se sont filés dans la flotte avant que j’eusse eu le temps de ramasser d’autres parpaings… Enfin, conclut l’Émérite, v’là toujours de quoi se dérouiller les mandibules…

— Mais comment te débrouilles-tu pour faire du feu, il n’y a que des cailloux, ici ?

Sourire avantageux de l’Intéressé.

— C’est bien ce dont je m’ai dit après avoir plumé le bestiau. Mais le système D, San-A., c’est ma partie. J’avais des allumettes, alors j’ai foutu le feu à ma veste après l’avoir un peu mouillée pour qu’elle brûlasse moins vite. D’accord, le zoiseau va avoir le goût de fumée, mais comme il doit déjà avoir celui de poisson, on va tomber, si mes prévisions sont exaquetes, dans le côté saumon fumé. Enfin, l’essentiel, c’est de se colmater les fissures, pas vrai ?

Je lui frappe le dos.

— La France meurt de ne pas posséder assez d’hommes de ta trempe, Béru.

— Tu l’as dit, admet le Dodu, est-ce que t’as vu ma broche ? Avec mes bretelles. Je les ai arrimées après deux rochers après les avoir enfilées à travers le pingouin.

Son feu misérable répand une acre senteur de décharge publique en flammes. La veste se recroqueville, roussie, pétille de-ci de-là.

— Quand elle sera en cendres, je filerai Alfred dedans, annonce le Chef pour qu’il finisse de mijoter. Je vous réponds pas qu’il sera cuit à point, mais…

Il la boucle, captivé par un étrange spectacle. Depuis le fond de l’horizon des pingouins arrivent, en file indienne, semblant fuir quelque cataclysme. Ils vont en se dandinant, pressés et silencieux.

— Des manchots Adélie ! s’écrie Dominique qui s’est réveillée[21].

On regarde défiler le surprenant cortège. On dirait des dominicains en procession, avec leur plumage blanc.

— Je vais essayer d’en buter quèques-uns, qu’on aye de la réserve, décide Béru.

— Pas la peine, le retiens-je, j’ai idée qu’on ne mourra pas de faim.

Aussi loin que peut porter la vue, on aperçoit des manchots, et encore des manchots.

Ils fuient la chaleur, assure Dominique, c’est un exode.

— S’ils fuient la chaleur, y en a un pour qui ça n’a pas été gagné, ricane Bérurier en montrant son rôti.

Une demi-heure plus tard, nous consommons la chasse béruréenne. À dire vrai, le mets n’a rien de commun avec le canard au sang de la Tour d’Argent, mais il possède une qualité primordiale : il est mangé par des gens qui ont le ventre creux depuis bientôt quarante-huit plombes. Ça ressemble vaguement à de l’anguille fumée, à du corbeau mal cuit et à de la morue pas dessalée, mais nous n’en avons cure, comme disait un curé excommunié. En moins de très peu de temps, il ne reste du manchot que ses os (y compris ceux de ses bras d’ailleurs).

— On va les proposer à Jimmy, dit le Repus, j’suis certain que ça le bottera. C’t’une bête pas réclamante.

Il s’approche de l’ours, et lance en lui savatlant le prosibus :

— Allez, la ronflette, debout ! J’ai une surprise pour toi !

Mais l’ours ne bronche pas. Notre chasseur de manchots se baisse.

— Oh, misère de ma vie ! bégaie-t-il avant de s’effondrer sur l’animal en sanglotant.

Vous venez de le deviner, mes gueux, Jimmy est clamsé. Il a le regard exorbité et la langue sortie. Je le trouve vachement sinistre, moi, dans son numéro de « Bonsoir les petits ».

— Cette nuit, on était tellement vanné que je m’étais pas attaché, pleure le Dodu. Alors v’là que j’ai remis ça !

M’est avis qu’il s’agit de le secouer de toute urgence.

— Debout, vieille noix, profitons de ce qu’on s’est colmaté pour effacer des kilomètres !

Il éponge ses pleurs.

— Je sens que tout ça finira mal, déclare cet excellent homme, auteur inconscient, mais auteur tout de même, d’une bonne douzaine de meurtres.

Avant de nous emboîter le pas, il me touche timidement le bras :

— Tonio, attaque-t-il, tu crois pas qu’on fera bien de prélever un gigot pour ce soir ? Je vais te faire un aveu j’aime pas le pingouin !

*

Nous marchons toute la journée, sans apercevoir ceux qui nous précèdent. Par contre, vers le milieu de l’après-midi, nous découvrons des reliefs de repas. Ceux-ci se composent d’os que Dominique et moi identifions comme étant des os de manchots.

— Je crois, déclare la jeune fille, que ces gens sont logés à la même enseigne que nous, puisqu’ils en sont réduits à manger des manchots. Et même, ajoute-t-elle, ils sont moins ingénieux puisqu’ils les ont mangés crus, regardez, de la chair saignante adhère encore aux os.

— Ils sont en tout cas plus nombreux que nous, évalué-je, à en juger au tas d’os.

Pendant que nous procédons à ces constatations, les manchots processionnent toujours le long de la mer. C’est impressionnant ! Juin 40, les gars ! En mieux organisé toutefois.

La nuit venue, j’attache les poignets de Béru, à sa demande expresse. Et, comme les noyes précédentes, je m’endors tout contre Dominique. Franchement, ça devient bath, nous deux.

Je voudrais pas verser dans le solo de la mandoline, mais je crois bien n’avoir jamais connu ce sentiment délicat. Plus on se fréquente, plus je me sens devenir moelleux, côté sentiment. Y a j’sais pas quoi qui s’épanouit, au fond de moi, dont ne soupçonnais même pas l’existence… L’amour, vous croyez ? Elle est si forte et si douce à la fois, si spontanée et si réfléchie, et intelligente surtout. Et mignonne, vous savez… genre de beauté qui ne ferait pas se retourner un pékin dans la rue, mais qui se relève au fur et à mesure, qui devient présente, évidente, qui insiste, qui vous bouleverse…


Corps contre corps, mais chastes, nous atteignons l’aube du troisième jour, lequel, vous l’allez voir, va s’avérer capital. J’ai peur de me mouiller, hein ? Il annonce carrément la couleur, votre San-A., mes choutes.

Foin d’astuces, merde au suce-pince. Je paie content. Si je vous annonce que ça va barder, c’est que. Je me sépare de ma chaste gardée pour sonner le réveil. Il fait une chaleur d’été. Si nous possédions encore un thermomètre, je suis sûr qu’il indiquerait vingt degrés.

Nous mangeons chacun une bonne tranche d’ours froid (cuit la veille au soir au moyen de ma veste) et nous repartons. Encore une vingtaine de bornes et nous atteindrons la Terre Adélie.

Béru, tout guilleret de n’avoir assassiné personne, prend la tête de la caravane. Il porte un pantalon de treillis, un tricot de corps, des bottes en lambeaux. Sa barbe a poussé. Il ne s’est pas lavé. Un singe, mes amis…

Ce sont maintenant les manchots processionnaires qui s’arrêtent, médusés, pour le regarder passer.

CHAPITRE VI

— Regardez !

Oh ! matelot de Christophe Colomb niché dans ton mât de misaine, tu n’as pas eu, en criant : « Terre », la voix plus pathétique que celle d’Alexandre-Benoît Bérurier.

— Regardez ! répète cette vigie vigilante.

Il nous désigne quelque chose (bien sûr) à terre. Je vous laisserais bien deviner ce dont il s’agit, seulement nous serions encore là demain, et, vous m’excuserez, mais mon temps est very precious.

Ce qu’il nous montre, c’est une petite flaque d’huile qui moire au soleil. Elle a des reflets bleus et verts. C’est beau, une tache d’huile dans la lumière.

— Kidihuiledimoteurkidimoteurdisalut ! lance d’un trait ce grand pétomane de la pensée contemporaine. Décomposée et remise en forme, la phrase donne : qui dit huile, dit moteur ; et qui dit moteur, dit salut. Sous-entendez par-là qu’un moteur appartient à un véhicule piloté par hommes et que des hommes dotés d’un véhicule sont susceptibles de nous apporter le salut. Voilà. Je vous remercie de votre attention. Je mate ce paysage bosselé, tout en récifs et en dépressions[22].

— Une chenillette ? demande le Gros.

— Non, un hélicoptère, mon pote. Regarde, la flaque d’huile se trouve sur une partie plate, et l’on ne voit pas d’huile ailleurs.

— Je crois que t’as raison, ou en tout cas que t’as pas tort, approuve l’oursophage, un hélicoptère français, à ton avis ?

— Excuse-moi de ne pouvoir t’apporter cette précision, mais les cocardes n’ont pas laissé de traces sur le sol, camarade.

Ma rebuffade ne le rebuffe pas.

— Un coléoptère n’a pas une grande anatomie de vol, fait-il, conclusion, y a sûrement une base à proxénète.

— Voilà qui est pensé, Béru. Considérons qu’il part de dorénavant, nous nous trouvons dans une zone contrôlée par des humains…

— Elle l’est ! s’écrie Dominique, laquelle s’est éloignée de nous pour fureter, voyez !

Elle nous montre un large cercle rouge grossièrement peint sur la roche.

— Ça serait pas ça, le cercle polaire, des fois ? hasarde l’Estimable.

— Que nenni, réponds-je, il s’agit d’un repère…

— Un repère de brigands ?

— Non : d’un repère pour les hélicoptères. Cette plate-forme doit être utilisée, assez fréquemment, à des fins qui m’échappent. Si m’en croyez, bonnes gens, bivouaquons ici et surveillons les nues[23]. Lorsqu’un zinc apparaîtra, nous nous cacherons derrière les rochers.

— Se cacher ! T’es pas louf, alors qu’au contraire précisément on attend du secours !

— Faut-il encore que nous soyons certains d’en attendre de ces gens-là, mec…

Un petit reliquat d’ours mal cuit, et c’est encore la nuit. Un nid de roches, la belle étoile, Dominique dans mes bras, ses cheveux dans ma bouche… Le sommeil indécis. Les rêves tendres ou agités. Et puis la ronde des heures. Et l’aube aux doigts d’or…

L’aube nauséeuse. L’aube en forme de cauchemar, qui souligne notre lente décrépitude. L’aube qui nous donne mauvaise bouche et mauvaise conscience, qui fait crépiter nos estomacs comme de la paille foulée.

Je suis éveillé, mais je renonce à me lever quand me revient en mémoire ma décision de la veille. Puisque nous devons attendre, mieux vaut attendre en serrant la petite contre moi. Mais à peine ai-je pris cette tendre décision que je décèle un lointain ronronnement.

Vite, je secoue mes compagnons.

— Les voilà ! Les voilà !

Ils sursautent. Je leur désigne l’horizon opaque ou traîne un ciel de suie très béraudien.

Vous entendez ?

Le bruit caractéristique d’un hélicoptère devient de plus en plus présent. Cachons-nous !

La veille, prévoyant comme vous savez, j’ai repéré une anfractuosité surplombée par un rocher. Je suis certain qu’une fois tapis dans ce tiroir naturel on ne peut nous apercevoir depuis le ciel.

Empilés, nous attendons. Le vrombissement devient bientôt un vrai fracas et l’hélicoptère surgit. C’est un gros appareil dont le type m’est inconnu. Il n’a pas la forme d’une banane, mais plutôt d’une poire dans laquelle on aurait planté une petite girouette d’enfant.

Il se balance un instant au-dessus de nous, comme accroché à quelque fil invisible. Le vent de ses pales nous fouette le visage. Enfin, il se pose délicatement, son moteur s’arrête cependant que ses grands bras moulinaventesques continuent un instant leurs grands gestes. Je devrais me sentir soulagé. Eh ben non, mes très chers frères, au contraire, une sorte d’angoisse m’étreint. Il me semble que je vais voir déhoter des êtres surnaturels, tombés là comme martiens en carême.

Et ça ne rate pas. Les quatre mecs qui jaillissent de l’appareil sont petits, coiffés de casques métallisés et vêtus de combinaisons argentées. Ils portent des lunettes à verres bleutés et de loin, je constate que leur morphologie diffère de la nôtre.

— Mince, dit Béru en modifiant toutefois les trois lettres centrales de ce mot anodin afin de lui donner plus d’allure, c’est des gus d’un aut’ monde !

Le comportement des arrivants est aussi surprenant que leurs personnes. Ils dégagent de la soute de l’hélicoptère une espèce de petit canon démontable qu’ils vont dresser à quelques mètres en arrière de l’appareil. La bouche du canon est braquée sur la direction d’où nous venons. Les petits hommes coltinent ensuite une caisse d’obus près de l’affût et se mettent à bombarder à tout berzingue, modifiant chaque fois l’angle de tir. Les obus éclatent dans le ciel, très loin de là, comme des projectiles de D.C.A. Chose curieuse, ils ne visent aucune cible.

— Qu’est-ce qu’ils font ? demande Dominique.

— Ah ! si vous pouviez me le dire, mon chou…

Après avoir tiré une douzaine d’obus, les hommes argentés déplacent leur canon et vont le placer face à la mer. Nouveau pilonnage à blanc…

— Dis donc, grommelle Sa Majesté, on ne va pas rester ici jusqu’à Vital éternua[24].

Comme quoi, chez cet être surprenant, homme d’action ne peut rester longtemps contemplatif.

— Non, mon père, on ne va pas, dis-je… Seulement faut agir en douceur car nous ne savons pas à qui nous avons affaire…

Je réfléchis à toute biture car, vous ne l’ignorez pas, mes amours, il n’y a qu’un truc en ce monde capable de réfléchir plus vite que San-Antonio, c’est un miroir.

— Ça va se passer de la manière suivante, décidé-je.

J’éternue, une fois, deux fois… Béru idem et Dominique aussi. On s’efforce d’éternuer pendant les coups de canon. On se synchronise les atchoums. V’là qu’on a froid… Ça nous prend tout d’un coup. On claque du bec. On grelotte…

— J’ai compris, dit ma compagne… Ils se livrent à une opération de refroidissement. À la suite de certaine expérience, ils ont provoqué un réchauffement de cette contrée, maintenant ils la refroidissent avant que n’arrivent en force des missions d’enquête. Voilà pourquoi ils retardaient par tous les moyens notre arrivée ici…

— Les tantes ! gronde le Rancuneux, alors ce sont eux qui ont fait de moi un assassin meurtrier ? Bouge pas, que j’y cause de… Atchoum…

Le froid nous tombe sur le paletot, de plus en plus sec, de plus en plus mordant. M’est avis que le thermomètre doit descendre plus vite que le locataire du troisième lorsque l’immeuble est en train de cramer.

Mon plan d’action est très vite tracé.

— Dominique, dis-je. Vous allez contourner ce plateau rocheux de manière à leur apparaître à une certaine distance. Faites comme si vous n’aviez pas vu l’hélicoptère. Il est probable qu’ils vous appelleront. Titubez et tombez, comme d’inanition, pour les obliger à aller vous chercher. Bérurier et moi mettrons cette absence à profit.

— Compris, dit-elle en se coulant hors de notre cachette.

Elle dévale la pente à l’opposé du point du tir. Ça pilonne dru. Douze nouveaux obus sont tirés au-dessus de l’océan. Je vois s’éloigner la môme… Elle est au creux d’une dépression. Elle se déplace en chancelant.

Les canonniers déménagent leur bombarde pour la transbahuter à un troisième endroit. Je réalise alors qu’ils vont cracher leurs suppositoires aux quatre points cardinaux, comme disait Mazarin (lequel, pourtant, n’avait pas l’esprit frondeur).

C’est en calant le trépied de leur arquebuse que ces curieux bénédictins aperçoivent Dominique. Ils se poussent du coude et parlementent.

— Ce sont des Japonais, soufflé-je au Gros. Je reconnais leur dialecte[25].

— Qu’est-ce que des Japonais foutraient au pôle Sud ? objecte la Gonfle.

Question pertinente, j’en conviens, mais à laquelle je me garde bien de répondre.

La vue de cette fille seule, en plein pôle, paraît bouleverser les faux martiens. Après un rapide échange d’idées, tous quatre s’élancent en direction de notre mignonne amie.

— Pas plus duraille, déclaré-je à l’Éternueur. Allez, viens, on va visiter le coucou.

Nous courons jusqu’au zinc, ce qui — soit dit en passant — nous permet de nous réchauffer. C’est un hélicoptère à dix places. Près du poste de pilotage, il y a un râtelier d’armes auquel sont suspendues une demi-douzaine de mitraillettes. Pile ce qu’il nous faut. Admettez que le bon Dieu fait bien les choses quand il veut s’en donner la peine.

— Choisis la tienne, dis-je à Béru en décrochant une seringue.

Elles comportent chacune un chargeur. Je lance les quatre autres à l’arrière de l’appareil après quoi je m’accroupis entre deux sièges, de manière à pouvoir regarder à l’extérieur sans être vu. Au bout d’un certain temps, nos refroidisseurs rappliquent. Leur attitude est claire. Un œil me suffit pour comprendre qu’ils ne sont pas animés de louables intentions, ça se pige à la manière brutale dont ils drivent la pauvre Dominique jusqu’à l’hélicoptère. Deux d’entre eux la poussent en lui tenant les bras tordus dans le dos. Peut-être sont-ils seulement misogynes, en tout cas leurs façons ne me plaisent pas.

Ils ne sont plus qu’à cinq ou six mètres de leur engin, lorsque je joue mon grand numéro de Zorro. Je saute du coucou, la mitraillette braquée.

Hands-up !

J’ignore s’ils comprennent l’anglais, toujours est-il kil nœud seul œuf fond pâtir d’œufs foie. Huit petits bras se tendent vers le ciel refroidi.

— Vous parlez anglais, quelqu’un ? demandé-je.

Aucun ne bronche.

— Français ? espéré-je.

Ballepeau.

Deutsch ? insiste Bérurier qui m’a bien entendu rejoint.

Ja ! répond le troisième en partant de la droite, qui se trouve être de ce fait le deuxième en partant de la gauche.

— Pas moi, regrette Sa Majesté.

Non plus que moi, hélas !

Allons, bravo, nous v’là bien. Comment questionner ces bonshommes ? Comment leur donner les directives pour qu’ils nous tirent d’embarras ?

— Tiens-les en respect, Gros !

Je me mets à inventorier l’intérieur de la carlingue et j’y dégauchis précisément ce que j’espérais y trouver, à savoir une carte du pôle Sud. À environ trois cents kilomètres à l’intérieur de cette portion de brie que forme la Terre Adélie, il y a une croix marquée à la main. Mon petit doigt qui, s’il est le dernier doigt de ma main n’est pas le dernier des imbéciles, me susurre que je viens de trouver la position de la base secrète de ces rigolos.

Je repère notre position actuelle. Nous sommes à environ quatre cent et quelques bornes de la croix. Le jeu consiste donc à utiliser cette autonomie de l’appareil pour nous rendre dans une autre direction. Je pense qu’en longeant les côtes de la Terre Victoria, on finira bien par dénicher une base australienne d’où il nous sera possible de donner l’alerte afin qu’une opération de grande envergure soit immédiatement entreprise.

Par gestes (c’est un langage qui vaut les autres, Chaplin ne me démentira pas) je demande aux quatre types lequel d’entre eux est le pilote. Il se désigne. J’étale la carte sous le nez du gars et je lui désigne notre groupe, l’appareil, le ciel, puis la côte Est. Il semble avoir compris et opine.

— En route !

On peut compter sur Sa Majesté pour goupiller l’embarquement. Il couvre tout le monde de sa seringue, Béru.

Le pilote est aux commandes.

Alors l’un des trois autres gus se met à jacter. Ce qu’il bonnit, même avec un dictionnaire franco-japonais, j’arriverais pas à le décrypter, tant il le dit vite. C’est au pilote qu’il s’adresse.

Et je sens que ça ne sert pas nos intérêts.

— Fais-lui donc fermer sa foutue gueule ! dis-je à Alexandre-Benoît.

— Facile, consent ce dernier.

J’sais pas s’ils sont cales pour les manchettes japonouilies, les Japs, en tout cas, Béru, lui est un maître.

Le tranchant de son battoir atterrit sur la nuque du bavard qui amorce un petit crachat et se répand dans la travée centrale du coucou.

— Tu parles d’un moulin à paroles, ce type ! ronchonne Béru en le terminant d’un coup de talon de botte sur l’occiput.

Je touche l’épaule du pilote.

— Go ! Go !

Il doit bien comprendre, tout de même, ce petit sagouin. C’est devenu international, ce mot, non ?

Il me jette un étrange sourire, tend le bras vers ses commandes et tire une manette.

Une formidable explosion retentit et tout se disloque !

CHAPITRE VII

Il a l’air d’un vieux satrape, Béru.

D’un satrape nigaud.

Ou alors d’un mastodonte qui se serait un peu abîmé en dégringolant du Tertiaire, et dont les quatre défenses seraient devenues chicots.

Oui, avant de savoir si je suis entier, avant de m’assurer que Dominique vit toujours, ma reaction est l’hilarité. Je ris à gorge d’employé (comme dirait Béru) en voyant mon ami, assis sur un rocher, les tifs roussis, le futal éclaté. Chez lui, c’est toujours le pantalon qui cède en premier : trop de volume à comprimer !

Il sanguinole des naseaux et son regard est empreint d’une certaine gravité. Il tient toujours à la main sa mitraillette dont le canon est tordu, comme s’il s’agissait d’une mitraillette de clown.

Ça calcine autour de moi, ça noircit, ça incandescente. Il y a une tête de Jap avec ses lunettes et son casque, des claouis (pas impressionnantes), des sièges éventrés, toute la tripaille fumante d’un moteur. Les pales de l’hélice frisent comme de la chicorée.

— Oh ! Antoine ! Antoine…

C’est Dominique qui vient de se jeter dans mes bras, miraculeusement intacte.

— Mon amour, sanglote-t-elle en me couvrant de bavaisavers et de pleurs. Mon cher amour !

Son cher amour ! Pour le coup je pense à plus rien d’autre. Je me l’emprisonne de mes deux bras. Je lui mords la bouche, je lui bois les yeux, je lui déguste les joues. On effusionne à cœur perdu.

Ce qu’elle a bon goût, cette gentille ! Ce qu’elle est tiède ! Ce que j’ai besoin d’elle !

On s’offre une scène de « Tu es vivant, Dieu soit loué » digne de l’antique. Et quand nous nous désunissons pour essayer de revenir à la réalité, je nous sens éclairés de l’intérieur comme une vitrine de musée où serait exposé l’amour.

On ne tarde pas à déchanter en mesure.

Tous les Japs ne sont pas out. Il en reste deux de vivants, dont l’un nous braque sa mitraillette.

Il nous crie des trucs en japonais, et, comme nous n’obéissons pas, vu notre méconnaissance de cette langue, son ami nous balance des coups de je ne sais pas quoi de métallique, de long et de meurtrissant dans les côtelettes. C’est une manière d’enseigner sa langue maternelle qui ne vaut pas la méthode Assimil, mais grâce à laquelle pourtant on obtient des résultats puisque nous finissons par nous allonger à plat ventre sur le sol, les mains croisées sur la nuque, ainsi que le souhaitent ces deux messieurs.

— Qu’est-il arrivé, chéri ? me demande Dominique.

— Le pilote a fait sauter son zinc, expliqué-je. Ils sont un peu fanatisés, ces guignols ! De plus ils doivent avoir des consignes très strictes…

Je n’en dis pas davantage car un coup de tatane dans les reins me coupe le sifflet. Un instant plus tard, Bérurier vient s’aligner auprès de nous.

Notez que j’occupe une position qui incite à la réflexion. N’ayant rien d’autre à fiche, je gamberge. Comme je vous ai à la chouette, dans le fond, je vais vous livrer, tout port payé, l’essentiel de ces cogitations solitaires.

Je me dis que si les deux rescapés nous obligent à rester immobiles et nous surveillent, c’est parce qu’ils sont assurés de voir rappliquer des renforts.

Sinon ils nous pralineraient et emploieraient leurs loisirs forcés d’une autre manière. Il est probable qu’à partir de cette heure, ne les voyant pas revenir, les types de leur base secrète vont envoyer une expédition de reconnaissance. Ça, je vous le garantis sur fracture.

Je coule un œil en direction de nos prisonniers. Ils sont assis sur une banquette et ne nous lâchent pas des yeux ni de la mitraillette.

— Oui, m’sieur le baron, me souffle le Gravos, on essaie de leur jouer la fête à Ninette ?

— Non, Gros, déconseillé-je, ils nous arroseraient illico, ce sont des vrais méchants.

— À quoi ça rime de jouer les allongés, tu peux me le dire ?

— Ça sert à vivre encore, mon pote, et je pense que, pour l’instant, nous ne devons pas nourrir d’autres ambitions.

Une nouvelle distribution de manche à gigot nous réduit au silence. On s’écoute donc gargouiller l’estom’ en claquant du bec, car le thermomètre continue de descendre. C’est presque de la chute libre. Pour ma part, je ne sens plus mes os et de vilains frissons me secouent. À force de rester immobiles dans la froidure, on finit par être insensibilisés. Des fois que nous allons clamser sans nous en rendre compte, à force, vous ne croyez pas, docteur ?

Va bien falloir y aller un jour ou l’autre, dans le sirop de néant, non ? Par moment, je me dis que ça se fera bêtement. Pas du tout au cours d’une action d’éclat, mais à la sauvette : la peau de banane, c’est le destin de l’homme. Il la rêve bien glorieuse et bien pathétique, sa mort, le Julot, sur fond de fanfare et de pourpre. Seulement, neuf fois sur dix, elle se goupille autrement…

Il canne comme un ballot falot. Et on se manie le rond pour l’oublier. Réagir, qu’ils appellent ça, les bons apôtres de l’entourage. Entourage mon c…, oui ! L’homme, il est entouré que de conneries et de mauvaisetés. Il est entouré de négriers piqueurs d’oseille. Il est entouré d’indifférents, aux yeux pleins de larmes de crocodile et aux dents de crocodile. « À mon cher disparu », c’est écrit dessus, en doré, en creux, en marbre. De temps à autre on vient lui arroser le réséda, lui apporter le chrysanthème toussainteux, lui sarcler la mauvaise herbe. Ah ! les vaillants petits jardiniers. C’est uniquement le sentiment de propriété qui les amène. Ils ont trois mètres carrés de terrain au Père Lachaise, et ils viennent le voir, ils viennent en jouir. Ça leur supporte le rêve. Les trois mètres carrés, c’est une maquette. Eux, ils multiplient par mille. Ils se disent que la villa Sam’Suffit ils la construiraient en bordure de route pour qu’on puisse mieux leur l’admirer. Le coin potager, derrière, pour le poireau du soir. L’allée de dahlias, les petits châssis à persil, le garage douillet pour la tuture… Je vous le dis, mes pommes : c’est ça, une tombe.

Un ronron… Ai-je des bourdonnements ?

Non, puisque je vois les Japs dresser la tête… V’là un second hélicoptère.

— On continue d’attendre ? s’inquiète le Preux.

— Vaut mieux, Gros… Avec les renforts qui se pointent, on n’aurait pas une chance sur trente-deux milliards de s’en tirer, d’autant plus que je suis trop engourdi pour appuyer sur la moindre détente.

Un autre coucou tout pareil au premier se pose non loin de là. Le vent brutal de son moulin achève de nous transpercer. Le moteur s’arrête. Des exclamations, des interjections pointues fusent. Des gars identiques à nos gardiens se précipitent, nous administrent une grêle de coups de pieds.

Je ne sens même pas ma ration de gnons, car ce sont les coups portés à Dominique, surtout, que je ressens.

On nous oblige à nous lever. Nos membres craquent. Je regarde Dominique : elle est verte, elle a les traits marqués, elle claque des dents. Béru n’est pas très comestible non plus… Nous chancelons jusqu’à l’hélicoptère. Les Jaunes sont obligés de nous y hisser tant est grande notre faiblesse. Nous nous abattons dans la carlingue, à moitié morts ; ou peut-être morts en plein… Allez donc savoir.

*

À mesure que nous approchons de notre destination, l’air se réchauffe. Malgré l’altitude, relativement faible d’ailleurs, je sens nettement que la température regrimpe.

Mais nous avons pris froid et toussons comme des perdus…

Il s’est passé du temps avant que nous décollions de la plate-forme côtière. J’ai perçu nombre de détonations (j’ai eu la flemme de compter). Ensuite il y a eu du remue-ménage… Puis un grand flamboiement, et j’ai compris — car mon prodigieux cerveau me permet de piger même ce que je ne vois pas — j’ai compris, dis-je, que nos petits copains achevaient le pilonnage refroidisseur, embarquaient le matériel et nettoyaient au lance-flammes les restes du premier appareil et des gars morts.


— Tu ne trouves pas qu’y fait meilleur ? grogne Béru, lequel parle du nez mieux que M. Wilson parle anglais.

— On approche de leur base, mon pote.

— T’as une idée sur ce bigntz, gars ?

— Oui, et elle se précise. Ils sont venus faire des expériences au pôle Sud. Sans doute voulaient-ils localiser celles-ci à un point précis, mais le réchauffement a dépassé le secteur prévu, causant le désastre que nous savons. Effrayés par les conséquences de leur entreprise, ces messieurs s’appliquent maintenant à recréer le froid polaire pour ne pas émouvoir l’opinion mondiale…

— Vous devez avoir raison, réfléchit Dominique.

— C’est calé, déclare l’Évasif qui n’a rien pigé à mon hypothèse.

Nous gyroscopons pendant une bonne heure. J’ai l’impression que l’appareil se déplace très vite. Le bruit de ses moteurs couvre nos voix. Du reste, nos geôliers sont eux-mêmes occupés à discuter. Mon cœur se serre à l’idée que nous nous enfonçons dans le sud. C’est angoissant comme lorsqu’on vient de franchir le point de non-retour.

Une crampe me fait changer de position. Je me redresse sous l’œil aigu d’un des Jaunes. Je le sens tout prêt à m’estourbir au moindre geste inconsidéré, pourtant il me permet de m’asseoir. Enhardi, j’aide la jeune savante à en faire autant. Nous regardons par la coupole vitrée l’horizon qui se développe sous nous. À perte de vue, je ne vois que des roches, de l’eau ou de la glace, impossible de le déterminer… Tout cela brille à la morne clarté du jour. Je suis sans forces. Un gosse de cinq ans me renverserait. Je rêve d’un repas substantiel, d’un lit douillet à triple matelas. Dominique, épuisée, dort, sa tête sur mon épaule tandis que le Gros, pour sa part, en écrase à même le plancher.

Pendant ce temps-là, le Vieux achève de guérir sa grippe, emmitouflé dans sa robe de chambre ; Félicie prépare à tout hasard des petits plats sentant bon le gratiné, Pinaud casse les bonbons des copains avec ses éternelles et sempiternelles anecdotes, et Mme Alexandre-Benoît Bérurier s’emploie à faire les délices, les amours et les grandes orgues d’Alfred le coiffeur. Les rues de Paname bourrées de voitures… Les restaurants… Les hôtels… Les cinés… Je crois bien que je vais me laisser aller aussi, m’écrouler dans un sommeil bon à boire. J’ai comme une envie d’oublier ma vie, dirait Léo Ferré. Je tiens bon, malgré tout. La conscience professionnelle, mes Infâmes, c’est une force.

Je me survolte les méninges. Je me dis : « Mon San-A. on t’a envoyé au pôle Sud pour enquêter, faut que tu enquêtes. Même prisonnier de ces mystérieux Japonos-Martiens tu dois continuer ta tâche. Un jour, il te sera beaucoup pardonné parce que tu auras beaucoup bossé. »

Un jour… Quand, un jour ? Quoi, un jour ? Qu’est-ce que ça signifie des pensées pareilles ? En y réfléchissant, elles me font honte. Y a que l’intérêt qui mène les hommes. Ce qu’ils font de moche, c’est par intérêt, et ce qu’ils font de bien idem, pour mériter un problématique bonheuréterneldemesdeux. Ils se fignolent l’âme en vue de la grande parade. Ils capitalisent sur la survie. Ils achètent du Paradis. Leurs bonnes actions ne sont en fait que des actions qu’ils espèrent bonnes.

L’hélicoptère commence à perdre de la vitesse. Je me détranche à bloc, comptant apercevoir la base attendue. Mais j’ai beau me protubérer la rétine, je ne vois que du désert, de l’immensité désolée… Pire : de la glace, malgré la chaleur… Alors que, jusque-là, la nature était en roches et en eau, v’là que, malgré la clémence de la température, on voit enfin de la gelate, mes petits canailloux. Une immense plaque, coincée dans une ceinture de roches. Le zinc descend toujours, toujours… Presque à la verticale. Va-t-il se poser sur ce morceau de banquise ? J’en ai l’impression. Pour le coup je pige plus. Pourtant il ne s’agit pas d’une panne car les moteurs tournent rond et les membres de l’équipage sont vachement relaxes. Alors pourquoi, dites ? Pourquoi y a-t-il de la glace à ce point qui me paraît particulièrement surchauffé, et pourquoi nous posons-nous sur cette glace ? Vous pourriez me répondre, tas d’icônes et tas d’icons. Vous voyez pas que je suis fatigué, délabré, claqué, en rade de phosphore, décalorisé, flasque, au rebut. Que je suis à bout bien que tabou, que je boute-à-boute de la pensarde ? Que je mote-à-mote ? Ça vous casserait l’année net, de prendre le relais ? Vous pouvez pas suppléer un brin, m’intérimer pour une fois ?

Non ? Bande d’égoïstes, va ! Si on veut de la fiente de goret, suffit de vous accrocher un panier au prose !

Bon, d’accord, je continue ; mais c’est uniquement pour faire plaisir à mon éditeur, j’aime mieux vous le dire.

On descend de plus en plus mieux davantage, comme dirait Béru s’il ne dormait aussi profondément que les gisants de Westminster Abbaye.

Nous sommes maintenant à trois cents mètres de la banquise. On descend toujours, parallèlement a une paroi rocheuse… Deux cents mètres… Cent mètres quatre-vingt-trois (je cite selon une estimation toute approximative). Je me dis alors que cette glace est bizarre. Elle n’a pas l’aspect cristallin, translucide et pur de la glace normale. Comprenez-moi bien (si c’est pas trop vous demander), elle est opaque, elle est mate. Et tirez-en la conclusion que j’en tire moi-même : cette glace n’est pas faite avec de l’eau exposée à une température inférieure à zéro degré. On se rapproche de la surface… Je réalise soudain qu’il s’agit d’une étendue de verre dépoli. Vous avez bien lu ou faut que je vous le réécrive en majuscules ? Il y a là deux bons hectares de verre posé sur le sol. Je me pince[26] pour m’assurer que je dors pas. À quoi rime cette étendue vitrée ? Je ne vais pas tarder à le savoir et vous aussi, vu que pour une somme dérisoire je vous livre tous mes secrets, toutes mes découvertes et — qui pis est — mes pensées les plus profondes.

Le zinc descend, descend. Il prendrait de l’altitude, je vous dirais qu’il monte, monte, tellement je crois à la force des répétitions.

Et voilà que sous nous, un grand trou rectangulaire s’ouvre dans la surface vitrifiée. Il devient de plus en plus grand. Je pige que des panneaux coulissent comme le toit de chez Lasserre. Par la vaste ouverture j’aperçois quelque chose d’incroyable, quelque chose d’impossible… Je secoue Dominique :

— Regardez, chérie…

Elle regarde et le rouge lui monte aux joues[27].

— Est-ce possible ? dit-elle.

— La preuve, lui réponds-je.


Et, parvenu à ce point de ma narration, j’adresse une supplique à Dieu. « Seigneur, lui lancé-je, depuis le pôle Sud, pour la plus grande gloire de la littérature d’action, faites que je ne me paie pas une embolie avant le chapitre suivant. »

CHAPITRE VIII

Bon, allez : je vous raconte…

Figurez-vous que sous cette verrière qui donne, vue par en dessus, l’illusion de la banquise, se trouve un univers absolument, fondamentalement et tout ce que vous voudrez en « ent » différent de celui que nous avons survolé.

Je découvre des palmiers, des fleurs tropicales, un village en bambou. Pour un peu, c’est bibi qui l’aurait, le coup de bambou. Je vois des jardins pleins de roses, des pièces d’eau murmurantes (je les entends pas murmurer vu le boucan de l’hélicoptère, mais je devine), des cours d’eau, des plages de sable chaud, des types en short couchés en long et, à l’écart, une centrale thermo-magnéto-hépato-virago-statique à émoluments magnétiques.

Du Jules Verne rectifié par la science moderne. C’est beau comme une oasis pleine d’oisifs et d’oiseaux.

Sur un terre-plein aménagé au-dessous de l’ouverture coulissante, un vaste quadrilatère héberge une demi-douzaine d’appareils semblables au nôtre. Une lumière délicate comme un éclairage de musée accentue l’irréalité du spectacle.

— Fabuleux, balbutie Dominique. Presque aussi fabuleux que la course au Cosmos. Ça vaut les engins posés sur la Lune ou sur Vénus.

Elle n’en dit pas plus car le coucou s’est posé en souplesse, non loin des autres appareils. Nos gardiens nous font descendre assez brutalement, mais une fois à terre, la félicité ambiante nous enveloppe comme un peignoir chaud. Le moteur se tait et nous avons illico l’ouïe accaparée par un frémissement capiteux. Des abeilles bourdonnent, il fait aussi doux qu’au Cap d’Antibes en juin. Un velours ! Un rêve ! La Félicité ! L’Eden !

Par quel miracle cessé-je d’avoir l’estomac déchiré par une faim atroce, d’éternuer, de renifler, de mal respirer, de craindre, de douter, de redouter ? Nos geôliers ne m’impressionnent plus et leurs armes me semblent dérisoires.

C’est que nous venons de traverser des jours pénibles : la mort, le naufrage du sous-marin, la mort atroce sur cette terre hostile, la longue marche éprouvante…

Nos corps retrouvent ce pour quoi ils sont faits : le bien-être. Elle a besoin de clémence, la carcasse humaine. Il lui faut la tendresse des éléments. Nos sens veulent se repaître, voilà pourquoi nous avons besoin d’emmener paître nos yeux, nos oreilles et nos narines dans des paysages enchanteurs.

On nous encadre avec précaution, comme des Rubens, et on nous emmène vers une longue construction basse et légère vitrée sur toutes ses faces.

Nous entrons dans une pièce aux meubles bas, qui sent le thé et la rose. Un gros chat angora somnole sur un coussin… L’un des cons-voyeurs décroche un téléphone ultra-moderne et se met à jaspiner très vite. On dirait l’enregistrement accéléré d’un clavier de machine à écrire. Sans grand mérite, je devine qu’il met un supérieur au parfum de nos récentes aventures. Quand il a fini, il écoute, ce qui est la seule façon de se comporter au téléphone lorsqu’on ne parle plus et qu’on ne raccroche pas. Enfin il remet le combiné rouge orangé à son crochet et sort. Il revient peu après avec trois cabriolets qui ne sont pas décapotables, mais bel et bien en acier pur sucre. Dans le calme et la sérénité de l’endroit, ces instruments policiers semblent aussi anachroniques qu’un couvent de religieuses sur la scène du Casino de Paris (encore qu’on y trouve parfois son Éminence, Henri Varna en cardinal).

On nous fait asseoir en triangle sur le sol, et on nous unit, mains au dos à l’aide de ces trois paires de menottes. Après quoi, assurés de notre tranquillité, ces messieurs disparaissent.

Le gros chat angora s’étire et quitte son coussin germain (le motif représente un aigle) pour venir se frotter à nous.

— On est tout de même mieux ici que dans la caillasse, apprécie Béru. Si au moins ils nous filaient un petit coup de tortore, manière de nous résurrectionner le moral…

— Je vous la laisserais contre un bon bain plein de mousse, rétorque Dominique…

— Et moi, contre un billet pour le jet assurant la liaison Paris-Pôle Sud, plaisanté-je, avec cette subtilité que vous ne m’ignorez plus.

Le chat qui faisait des grâces, le dos arqué, la queue droite comme le bâton d’un agent qui vient de siffler, prend une attitude songeuse et nous quitte pour gagner une porte coulissante, laquelle vient de coulisser, justement sans que nous y ayons pris garde.

Un personnage étrange se tient dans l’encadrement. Un Jap, à coup sûr (à moins qu’il n’ait la jaunisse). Il porte un complet de toile noire, bien coupé, une chemise blanche et une cravate blanche. Il a un bouton de rose rouge à la boutonnière et des lorgnons archaïques à monture d’or. Il est impassible, impeccable, impavide, impénétrable, impalpable, impatient et possède au plus haut degré l’art de s’impatroniser. C’est un homme d’environ cinquante ans, et des environs de Kyoto. Ses cheveux noirs et plats sont partagés par une raie un tout petit peu moins large que le boulevard Saint-Germain et ses yeux nous paraissent plus fixes et plus énigmatiques que ceux du chat. Il reste un moment immobile, à nous contempler. Enfin, il se décide et franchit le seuil de la pièce d’une démarche menue et précieuse de geisha.

— Vous êtes français ? nous demande-t-il, dans cette langue qu’on dit être celle de Molière, mais que les générations immédiatement futures qualifieront de « langue de San-Antonio ».

— Plutôt deux fois qu’une, mon neveu, répond le Bougonneur.

L’arrivant continue d’avancer. Il vient se planter tout contre nous. Il a une profonde courbette :

— Docteur Tumapavu Chudanlmaki, se présente-t-il.

— Enchaîné ! répond Bérurier. Et moi Alexandre-Benoît Bérurier. Si ça serait un effet de votre bonté, on pourrait pas avoir la moindre bricole à bouffer : un sandwich-rillettes ou une aile de poulet bien moutardée, j’ai l’estomac qui s’embobine…

— On va s’occuper de vous, promet l’Évasif.

Ce qui rassure Béru, mais m’inquiète un peu.

Le Dr Chudanlmaki assure son lorgnon.

— Vous étiez à bord du sous-marin ? demande-t-il.

Sa question est déconcertante, non ? Alors il a pigé ça illico, ce beau jaune homme ? Chapeau.

— En effet, réponds-je.

Il reste immobile. C’est contre ses maigres cannes que se frotte le greffier maintenant.

— Que sait-on de nous ? demande le Lorgnoneux.

— Où ça ? fais-je.

— En France.

Je tarde à répondre, cherchant la tactique à employer. Alors un imperceptible sourire lui meurtrit le visage au lieu de le lui « éclairer ».

— On est au courant de pas mal de choses docteur, comme notre présence ici vous le prouve.

Son sourire s’accentue. Il est plus chat que le chat, cet homme.

— De rien, cher monsieur, assure-t-il d’un petit ton fluet. De rien du tout. On sait seulement que votre base d’Adélie a disparu…

— Et on veut savoir ce qui s’est produit, docteur, riposté-je. Notre expédition a mal tourne mais d’autres, plus importantes, sont en cours.

— Qui se perdront en conjectures et finiront par conclure à un cataclysme géologique, n’est-ce pas ?

— Vous êtes optimiste…

— Réaliste, monsieur, répond la doucereuse voix. Nos précautions sont prises. Dès demain, cette partie du pôle aura retrouvé son climat initial, à l’exception toutefois de cette île tropicale…

— Qui finira par être repérée…

— Impossible. Nous sommes dans une contrée protégée de toutes incursions par l’extrême rigueur de sa température…

« Notre œuvre a été minutieusement préparée et plus minutieusement encore réalisée.

— Elle est fabuleuse, affirmé-je avec sincérité. Il a une nouvelle courbette.

— Merci.

— Comment êtes-vous arrivés à un tel prodige, docteur ? Dompter la nature. Faire pousser des palmiers au cœur de l’Antarctique, c’est mystifier les « Mille et Une Nuits », que dis-je : c’est lancer un défi à Dieu.

— Voilà bien une réflexion d’Occidental, fait le Japonais.

Puis, reprenant ma question, il ajoute :

— Nous sommes en passe de devenir les maîtres absolus de la science moderne, monsieur. Bientôt, Américains et Russes s’apercevront que leurs luttes scientifiques sont stériles, comparées à la nôtre.

— Qu’entendez-vous par « la vôtre », docteur ? Est-ce de la nation nippone qu’il s’agit ?

— Non, mais d’une organisation beaucoup puissante qu’un État. Nous disposons de ressources inépuisables et les plus grands chercheurs, venus de tous les points du globe, travaillent pour nous. Les peuples sont fascinés par le développement de la Chine, par les rivalités soviéto-yankees, par les foyers d’infection qui éclatent, ici et là dans le monde. Et nous, pendant ce temps, nous préparons un avenir étonnant. Les grandes nations regardent vers les autres planètes et veulent conquérir le Cosmos. Notre objectif est plus humain : nous assurer de la Terre. Domestiquer ce que nous possédons, le mettre enfin en exploitation, pour de bon. La planète Terre deviendra, très rapidement, grâce à nous, une chose malléable dans la main de l’homme.

Il s’exprime doucement, avec une parfaite maîtrise. On le devine fanatisé jusqu’à l’os par son sujet.

— Qu’est-ce qui perturbe la vie de l’homme ? L’homme ! L’homme avec ses infernales divisions ! Nous unifierons l’homme, monsieur. Nous supprimerons les races, balaierons les nations. Un prototype humain est à l’étude. Il sera détenteur de toutes les qualités humaines. La couleur de sa peau, sa morphologie seront mises au point comme une carrosserie de voiture. Sa vie sera réglementée minutieusement. Sa prolifération de même. Nous déblaierons le monde de tous les bâtards qui y grouillent.

— Dont nous sommes, vous et moi, le coupé-je.

— Dont nous sommes, vous et moi, admet-il. Voyez comme nous sommes en bonne voie : jusqu’ici personne n’a eu vent de notre existence. Nous avons d’ores et déjà tissé une force fantastique. Nous pourrions faire fondre les pôles, si nous le voulions…

— Y aurait p’t’être ben du rififi dans le voisinage, mon pote ! doute Bérurier. Tant que vous goupillez vos mignonnes espériences à dache, au fin fond de la glacière, ça boume, et encore, voyez : on commence d’arriver au renaud ; mais c’est quand t’est-ce que vous passerez en surmultipliée que vous trouverez des os.

Le docteur sourit derechef.

— Homme de peu de foi, dit-il. Vous êtes le type même du sous-individu encombrant et superflu.

— Le sous-individu que vous causez aurait pas les mains enferrées dans son dos, qu’il vous ferait sûrement éternuer vot’lorgnon, camarade ! rétorque l’Enflure. Au lieu de nous gazouiller vos salades, vous feriez mieux d’envoyer de la becquetance. Avant de se mêler de refaire le monde, faut d’abord penser d’alimenter ceux qui s’y trouvent !

Le Japonais hoche la tête.

— Vous le serez, promet-il. Pour travailler, animal a besoin de sa pitance. Vous aurez le nombre de calories nécessaire.

— Travailler ? m’étonné-je.

— Parfaitement, répond notre interlocuteur. Nous en sommes encore au stade où nous manquons de main-d’œuvre.

— Vous avez besoin de monde pour détruire ce monde ?

— En somme, oui. On va donc s’occuper de vous. Vous nourrir pour mieux vous conditionner. Le moment viendra où vous saurez vous rendre utiles. Au lieu de regimber, acceptez votre sort délibérément, c’est ce que je suis venu vous expliquer. Vous ne pouvez pas vous échapper d’ici. Vous ferez vos classes dans cette oasis de paix. Plus tard, lorsque vous serez parfaitement intégrés à notre organisation, on vous déplacera sur d’autres terrains d’expérience. Mais, croyez-moi, il vaut mieux adhérer de son plein gré à ce qu’on ne peut refuser.

Ainsi parlait Kamasoutra !

Apparemment satisfait, le Dr Chudanlmaki se retire dans ses appartements, et sur la pointe des pieds.

*

Un peu plus tard, les péones du docteur viennent s’occuper de nous. Nous sommes déliés (non pas du secret professionnel, mais de nos entraves) et conduits à la salle de douches, ce qui n’est pas pour Bérurier d’un grand intérêt. Une fois nettoyés, rasés — je parle pour Béru et moi —, nos geôliers nous emmènent dans un réfectoire situé à l’autre bout de la propriété. Nous traversons un jardin odoriférant et passons devant une sorte de zoo-miniature où des lionceaux s’ébattent, tandis que des ouistitis se balancent par la queue.

— Auriez-vous imaginé qu’un tel prodige pût s’accomplir ? soupire Dominique.

— J’ai l’impression de rêver, avoué-je ; nous vivons l’aventure la plus faramineuse de tout l’étang, lapsusé-je par distraction car nous longeons une pièce d’eau.

Le repas est à base de riz cuit à l’eau et de conserves, mais il nous semble délectable. Il est arrosé de saké tiède, si bien qu’une douce euphorie s’empare de nous. Je me dis qu’on a peut-être bricolé un chouïa l’alcool de riz afin de nous rendre euphoriques, mais cette perspective ne me trouble pas, ce qui tendrait à prouver que la pseudo-drogue est vraiment au poil. Démonstration par l’absurde, mais l’absurde rejoint le positif. Il est son support. Tenez, ça me rappelle l’histoire de M. Paul Deschanel, ce président de la république qui descendait du train la nuit pour rendre visite aux garde-barrières et les impressionner avec ses pieds propres. Malgré ses frasques, les gars de son bled le réélurent aux élections suivantes, et comme on se gaussait d’eux, ils se justifièrent par ces mots magnifiques : « La preuve qu’il n’est point fou, not’ président, c’est qu’on a voté pour lui ». Dans le cas présent, je peux vous dire : « La preuve qu’elle est euphorisante, la drogue du Dr Chudanlmaki, c’est qu’on est heureux de l’avoir avalée ».

Je vois la vie du bon côté. Et même du James Bond côté ; car c’est bondesque ce qui nous arrive, je suis le premier à n’en pas disconvenir. Je me vois très bien bosser à l’œuvre secrète de rénovation terrestre, avec Dominique comme compagne. À nous le pôle Sud-Côte-d’Azur !

Lorsque notre repas est englouti, un nouveau personnage paraît. Un grand diable blond, au front proéminent et aux yeux suaves.

Herr Hetick, se présente l’arrivant, je suis le collaborateur du Dr Chudanlmaki. On m’a chargé de votre instruction. J’espère que vous serez aussi dociles que les autres !

— Quels autres, amigos ? demande Sa Majesté en libérant un demi-mètre cube de gaz superflus.

Herr Hetick s’abstient de répondre directement.

— Vous le verrez, dit-il. Pour l’instant, contentez-vous d’obéir avec une confiance aveugle. Vous comprendrez très vite combien notre œuvre est belle, enthousiasmante, digne, en un mot, de la mission humaine…

— Glisse le reste sous la porte, on le lira à tête reposée, interrompt Béru.

Notre… moniteur fronce les sourcils.

— Six coups de fouet pour m’avoir interrompu, fait-il.

Il frappe dans ses mains. Un gus au crâne rasé surgit, armé d’un gros martinet. Il ressemble aux eunuques des films sur la Perse antique, telle que la concevait et nous la restituait le regretté Cécil D. dans le mille !

Il donne un ordre au père fouettard, et v’là l’autre gardien de harem qui lève son chat à neuf queues pour corriger mon ami. Naturellement, vous connaissez Béru et vous vous doutez bien que Pépère est pas le genre d’homme à subir une fouettée comme le premier marmot-voleur-de-confiture venu. Il esquive d’un bond arrière et attaque d’un bond avant. L’eunuque chope la bouille d’un Bérurier revigoré en plein étalage et partaux quetsches.

Dès lors que l’ennemi est à terre, le courroux du Dodu s’apaise. Il se contente de ramasser le fouet et de le brandir sous le nez pincé d’Herr Hetick.

— Si tu veux qu’y ait du rendement, Toto, t’avise pas à ces petits jeux-là, compris ?

Et il lui fait péter un coup de chlague dans le museau.

Un qui se déchaîne, c’est l’Allemand (car j’oubliais de vous dire qu’Herr Hetick l’est un peu sur les bords… du Rhin).

Il hurle à nous en perforer les cages à miel. Il ameute la garde. Il donne des ordres en conséquences… Good-bye notre belle euphorie. Nous voici de nouveau garrottés. On nous traîne par les pieds jusqu’à la porte. Nous sommes alors chargés sur un véhicule électrique, pareil à ceux qui sillonnent les pistes d’aéroport. Tout se passe dans une grande frénésie aboyeuse d’Herr Hetick. Il nous convoie lui-même jusqu’à une tour métallique située au bout de la station. Cette tour est en réalité une cage d’ascenseur permettant de quitter la vallée radieuse sans hélicoptère. Nous sommes hissés hors de l’immense serre et nous débouchons dans une grotte artificiellement taillée dans le roc. On nous fait longer la paroi bordant les dalles de verre jusqu’à un petit cirque au centre duquel s’élève un tuyau noir, coudé à son extrémité. Parvenus là, on nous sépare. Béru est enchaîné dans le fond du cirque après un anneau scellé dans la paroi, tandis que Dominique et moi-même sommes liés à l’entrée de ce cirque. Ce furieux de Hetick aboie alors, plus frénétique que jamais :

— Regardez ! Regardez bien !

Il s’approche du tube noir et actionne deux fouinisseurs à valve qui se trouvent incorporés dans le socle de braligotage.

— Regardez ! tonne encore ce gestapiste exacerbé.

À peine qu’il vient de causer, v’là qu’un rayon blême part du tube et va fouetter la muraille, en face. Ça dure deux secondes, montre en main.

Une brèche noire, qu’on devine profonde, large de cinquante centimètres environ, traverse la paroi rocheuse.

— Toutes les heures, clame Hetick, le fichetrougne-privatif oscillera d’un degré et libérera son rayon d’infranchissabilité. Ça veut dire que dans six heures au plus, ce porc qui a eu l’audace de me fouetter sera anéanti totalement !

Il se tourne vers Dominique et moi.

— Sous vos yeux ! J’espère que cette vision vous rendra dociles comme des agneaux et que vous deviendrez des participants passionnés de l’Œuvre.

Ayant causé, il s’approche du Gravos et lui crache au visage.

— Meurs donc, porc ! dit-il.

— Pauv’ con, va, lui répond Béru, merveilleux de sobre dignité. Ça veut rectifier la planète, et ça se comporte comme moi au patronage, dans les jadis, quand on rejouait Michel Strogonoff pendant la récré.

L’Allemand remonte sur son truck.

— Nous viendrons vous délivrer demain, à l’aube, passez la nuit à méditer !

Il s’en va.

Je me mets illico à méditer, en espérant que mon éditeur voudra bien en faire autant.

CHAPITRE IX

— Il est intéressant de remarquer que la science s’appuie fréquemment sur des êtres cruels et sans scrupules, dis-je à Dominique, car il n’est jamais trop tard pour bien penser, ni pour énoncer ses grandes idées. Ainsi, disserté-je, ces gens étonnants, qui viennent d’accomplir une œuvre prodigieuse, ont pour les assister des espèces de tortionnaires en retraite, des affreux méritant bien leur qualificatif…

— Qu’est-ce tu causes, toi, là-bas ? m’interpelle l’homme de l’inter-pôle (sud de préférence).

— Je philosophais, lui crié-je.

— M’étonne pas de tézigue ! Faut toujours que tu débloques dans les moments délicats. Tu ferais mieux de chercher une recette pour me tirer les pinceaux de ce merdier. T’as vu un peu, la lampe à souder de ces branques, comment qu’elle te découpe les cailloux pareil que si ça serait du beurre ?

— J’ai vu…

L’obscurité descend sur nous. Je sais, d’expérience maintenant, qu’elle sera très brève. Et je me dis que, lorsque l’aurore poindra, il y aura un trou à la place de Béru. C’est dur à admettre.

— Tu es solidement arrimé, Gros ?

— Parle-moi-z’en pas, lamente le futur désintégré (un homme pourtant intègre s’il en fut), ça fait dix minutes que je me fais péter les biscotos à tirer sur ma ferraille. Je crois sériousely que cette fois je l’ai dans l’Herculanum !

Il ponctue de geignements léonins qui me rendent compte de nouveaux efforts aussi vains que considérables. De mon côté j’essaie de me dégager de mes liens de chaînes. Mais c’est de first qualité. La force de l’homme est stérile. Le moment est venu où nous devons nous soumettre, mes pauvres amis, accepter l’inacceptable.

Un petit claquement mécanique… Une langue de lumière fend la nuit. Une entaille nouvelle bée dans la roche, à quelques centimètres de la précédente.

— Ça va drôlement me roussir les moustaches, hein ? lance l’organe paisible du Serein.

Il trouve presque ça drôle, Béru. Pour lui, la mort n’est qu’une formalité.

— S’être donné la peine d’engraisser pendant des années en becquetant du surchoix et voir disparaître c’te marchandise en un client en deuil[28] y a de quoi se la passer au papier de verre, non ?

— C’est horrible, me chuchote ma tendre camarade ; il faut faire quelque chose.

— Entièrement de votre avis, chérie, mais faire quoi ? Et le faire comment ?

Je tire avec tant de violence que je m’arrache la chair des poignets. Du sang chaud dégouline dans mes mains. Dominique aussi se démène. Mais rien n’y fait.

Nous passons des instants horribles.

*

C’est long et c’est court, une plombe, mes guenilles, croyez-moi.

Par quatre fois déjà le laser a plongé son surnaturel faisceau dans le granit, et par quatre fois, une plaie profonde a cisaillé la chair de la montagne[29].

De temps à autre j’exhorte Bérurier au courage.

— Désosse-toi les paluches s’il le faut, Gros, mais tire-toi de là, voyons !

Je lui en veux presque de rester enchaîné. Il me révolte, le pauvre biquet. D’ailleurs toutes les victimes ont quelque chose de révoltant, vous ne trouvez pas ? On leur pardonne pas d’être des pommes.

— J’ai les mains en marbre, camarade, t’as pas remarqué que ces cabriolets sont espéciaux et que plus on tire dessus, plus mieux ils serrent ?

Exact. Moi aussi je suis engourdi.

Pour la cinquième fois, le laser…

Et dans la fulgurante lueur qu’il dégage, j’ai aperçu — ô la dantesque vision — Alexandre-Benoît enchaîné à son rocher, arc-bouté, luisant de sueur, le masque révulsé par l’effort… Une gravure de Gustave Doré ! Dubout, les damnés de la terre ! C’est toi, l’enfer ? Je t’avais pas reconnu.

— Tire, Béru ! Tire !

— Et mon c…, c’est du poulet ? lance-t-il dans un vagissement pouponesque.

Le prochain rayon sera pour lui. Déjà le ciel pâlit. Des coqs doivent chanter de par le vaste monde. Coq gaulois. Gauloises bleues. Bleu d’Auvergne ! Elle est loin, la doulce France ! Tu ne la reverras donc jamais, Bérurier mon ami. Ton destin va se conclure sous nos regards tragiques. Tu vas t’anéantir, homme si présent, omniprésent, ou me nie présent ! Il y aura ce léger déclic dans l’aube claire dont la barre argentée raconte l’horizon. Cette barre sur aube qui dissipe habituellement les maléfices nocturnes soulignera le trépas de l’ami le plus sûr, de l’être le plus doux, de…

Depuis combien de temps l’avant-dernier rayon a-t-il foré la roche (la roche sur forons) ? Quarante, cinquante minutes ? Ne le sais, ne pouvant lire l’heure, lire là. Un déclic, une lumière éblouissante ! Plus de Béru !

— Bon, c’est du peu au jus, fait sa voix résignée. San-A. tu diras à Berthe que je suis peut-être pas été le mari idéal, mais que mon amour pour elle a jamais bougé. Tu présenteras mon dernier souvenir au Vieux et tu lui ajouteras que je lui en veux pas de m’avoir envoyé cramer de l’aut’ côté du monde, comme ceci je suis censément plus prêt de l’autre monde !

— Courage, Béru !

— Oh, écrase, c’est pas Verdun ! Je vais économiser des frais de pompes funèbres. Je vous salue bien tous les deux. Cette petite Dominique mérite qu’on s’occupe-t-elle, si vous rentrez en France, tâchez de bien vous régaler à la santé de ma mémoire.

Clic !

Le tube vient de pivoter.

Je garde les yeux ouverts, malgré l’aveuglante clarté, afin de faire au Gros l’hommage d’un ultime regard. Un bruit de succion. Un ffffflefffff bref. Une entaille brûlante dentelle la paroi.

— C’est pas le tout, fait la voix miraculeuse d’Alexandre-Benoît Bérurier, maintenant va falloir que je vous sorte de là, mes vaches !

Une masse sombre se dresse dans le matin fantomal. Bérurier marche vers nous de son pas nonchalant de promeneur du dimanche.

*

— Qu’est-ce que tu as fait ?

Ah, j’oubliais : je viens de laisser un blanc pour que vous ayez le temps de vous remettre de votre surprise ; j’espère que vous m’en saurez gré ?

Reprenons.


— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Une petite estimation, mon pote, déclare le plantigrade. J’ai calculé que chacune des crevasses était large d’un demi-mètre au plus. Je m’ai alors dit : l’anneau dont auquel on m’a taché fait quinze centimètres de diamètre, tu me suis ?

J’ai déjà pigé, j’opine…

— Bon. Je m’ai dit de surplus que mes poucettes bien tendues devait donner quarante bons autres centimètres, et que par con c’est quand, en me plaçant à bloc de côté, j’avais une chance de me trouver seulement en bordure du rayon, mais pas dedans, tu me files toujours le dur ?

— Et comment ! Tu as échappé au laser. Mieux : il a fait fondre tes chaînes ?

— Exaquete ! Me reste plus que les bracelets !

Il se tourne vers Dominique :

— Elle est toute pâlichonne, cette gosse, c’est pour moi que vous tourniez en pot de yaourt, mon petit ange ? s’attendrit le Gros. Faut que je vous fasse la bise, alors…

Son baiser fraternel miaule dans le jour naissant.

— Vous permettez, mon lapin rose, que je prisse l’épingle qui ferme votre chemise d’homme ? C’est pour vous décabrioler…

Il joint le geste à la parole, récupère l’épingle en question et, accroupi, respirant fort du nez, la babine ruisselante à cause de son extrême concentration, il se met à bricoler le système de nos poucettes.

Un quart d’heure de persévérance, d’attention, de salive perdue, de jurons, et nous voici libres.

— Allez, on se barre ! décide Béru. Je le retiens d’un sévère :

— T’est pas louf !

Il penaude :

— Ben quoi ?

— Où irions-nous ? Seuls, en chemise et sans vivres dans cette immensité désertique dont le froid reprend possession ? Tu penses bien qu’en découvrant notre escapade, ces salauds vont sortir leurs zincs et patrouiller à tout va. Ils nous récupérerons en un rien de temps.

— Alors, tu contreproposes quoi ?

— On va regagner l’oasis du dessous, amigo.

— Charmant ! Et après ?

— On tâchera de s’y planquer. Eux croiront qu’on a mis les bouts. Pendant qu’ils organiseront les recherches, nous aviserons…

Il n’hésite pas.

— T’as raison, mec. Dans le fond, y a pas de mystère : si t’es mon supérieur, c’est parce que t’es un chouïa plus malin que moi !

Nous nous rabattons vers la grotte où émerge l’ascenseur.

CHAPITRE X

— C’est aussi bien qu’aux Galeries Lafayette, déclare Béru. Y suffit que t’appuies sur le bouton pour obtenir l’ascenseur…

On descend vers la cité radieuse. À travers les poutrelles de fer de la cage, nous découvrons l’île enchantée, silencieuse à cette heure extra-matinale. Pas la moindre patrouille en vue, pas le plus petit guetteur. Nous avons tous un gentil quartier de roche à la main, prêt à nous en servir comme francisque le cas échéant. Comme quoi, l’hérédité ne s’atténue pas tellement au fil des âges. Ça sert d’avoir eu des ancêtres gaulois.

Lorsque la cabine s’immobilise, je mets un doigt sur mes lèvres.

Achtung, Gros, soufflé-je de part et d’autre de mon index. Je vais ouvrir brusquement, tu débouleras par la gauche, moi par la droite, et pas de cadeau aux gars qui voudraient nous barrer le chemin, hein ?

— Fais-moi un peu confiance que je suis paré pour la distribution.

— O.K. ! Go !

Je m’excuse de ces légers américanismes, mais dans les romans d’action faut toujours en mettre, ça fait plus vrai.

Je fais coulisser la porte avec brusquerie et nous bondissons hors de la cage d’acier.

Gentils amis du pauvre monde, laissez-moi vous le dire sans préambuler et avant que de déambuler : les bras nous en tombent comme sémaphore après le passage du train.

Il y a bien des veilleurs dans le camp, notamment près de l’ascenseur ; seulement ils sont morts.

Ça vous la cisaille au ras de la tige, hein ?

Ils sont morts comme sont morts toutes les précédentes victimes de ce gigantesque ouvrage : étouffés. Ils ont la langue sortie, les yeux dilatés, le visage noirâtre…

— Nom de foutre, glapit Béru, tu le vois bien que je ne suis pas l’assassin, San-A. Ceux-là, tu vas pas raconter qu’ils figurent à mon palomarès : j’étais enchaîné là-haut !

Au lieu de répondre, je me mets à marcher vers la construction où l’on nous a conduits lors de notre arrivée en ces lieux singuliers. Je fais coulisser la porte (bien obligé puisqu’elle est à glissière) et, pour vous impressionner, j’ai un haut-le-corps[30].

Deux Japonais gisent sur les coussins, aussi decédés que les gardiens. Je continue d’avancer… le docteur Chudanlmaki est étendu au travers de son lit, en pyjama de soie vert (pas le lit, le docteur), plus mort que l’arrière grand-père de Duguesclin.

Une brusque frénésie (si elle n’était pas brusque elle ne serait pas frénétique, d’accord, mais je suis pléonaste de vocation) s’empare de nous. Voilà qu’on se met à courir dans tous les sens. Et partout on bute dans des cadavres. Tout le monde est canné : les Japonais, les pas Japonais, Herr Hetick, les autres, et les cousins germains des autres ! On va de pavillon en pavillon et c’est la mort qu’on trouve. Les chats, les lions, la girafe, le crocodile, son beau-frère le caïman, les toucans, les poissons rouges, les serpents à sonnette, les serments à sornettes, les serres-mains à cornettes, tout ! Comme si une formidable épidémie avait balayé la vie dans l’oasis, soufflé comme les chandelles d’un gâteau ces existences si diverses.

— N’y aurait-il pas eu une quelconque émanation de gaz toxique ? suggère Dominique.

Elle n’a plus peur. On s’habitue à la mort. Elle s’évanouissait en voyant les premiers cadavres dans le sous-marin. Maintenant elle les enjambe.

— Plus le moindre souffle de vie ! conclut littérairement Bérurier.

J’sais pas où il a lu ce paragraphe, en tout cas il déclame :

— C’est l’anéantissement général, une sorte de fin de monde-miniature !

— Ta gueule ! lui intimé-je, c’est moi qui écris ça, rien de commun avec ton dialogue !

— Oh ! Pardon, s’excuse-t-il.

Il met ses bras en croix :

— Vous entendez ?

Nous prêtons l’oreille.

En effet, un bruit nous parvient, depuis le local où nous fûmes douchés et nourris. C’est un chant. Un chœur. Un chœur français chantant une chanson bien française…

« Si je meurs, je veux qu’on m’enterre, dans une cave, où y a du bon vin… »…

— Non, je rêve, c’est des Français ! dis-je.

— Un disque qu’est resté branché, probable, assure le Mastar.

Et pourtant c’est aviné, on perçoit des couacs, ça déraille, ça hésite, ça s’amplifie…

« Goûtons voir, oui, oui, oui. Goûtons voir, non, non, non…

Nous nous mettons à courir. Une porte fermée à clé… On prend de l’élan, ensemble. C’est un réflexe qui nous est commun. Vrraoûm ! La lourde vole en éclats…

Le silence s’établit.

Si j’osais, je me paierais un nouveau haut-le-corps, mes gamins.

Je peux pas moins faire, tellement que c’est peu vrai, ce que nous apercevons…

Le commandant Hiscope, son second, son équipage et les deux mecs de la Défense sont là, assis en rond par terre autour de bouteilles de saké plus au moins vides.

Beurrés comme des tartines !

Si je voulais chiquer les auteurs à sensation, je devrais changer de chapitre, j’sais bien, manière de ménager mes effets, comme disait un gars de la S.N.C.F. qui était très économe, et par conséquent pas riche du tout. À cinquante ans il voulut acheter une maison à tempérament, ce qui l’obligea d’engager sa progéniture jusqu’à la seizième génération, de donner par testament son alliance ainsi que sa pendule Westminster, et de léguer ses carreaux à la banque des yeux. Mais je m’égare, comme disait son chef.

Donc, l’équipage et les passagers de l’Impitoyable se trouvent réunis, presque au complet, si l’on excepte le professeur Lavoisier-Mélanie-Canot, le steward et un matelot.

Bérurier éclate en sanglots et réfugie son désarroi contre ma poitrine.

— Et moi que je croyais avoir échappé au rayon de la mort ; sanglote-t-il. J’sus donc clamsé tout de même ? Je rêve dans l’autre vie ? Je me berlure ? T’es une illusion de San-A., dis, San-A.

Trop commotionné personnellement pour lui faire un cours, je me sépare de lui et m’approche des autres.

— Salut, fait le commandant. Alors ils vous ont récupérés aussi ? J’sais pas ce qu’il y a dans ce saké sacré, je veux dire dans ce sacré saké, mais on se sent tout chose, mes gars et moi… Quel bon vent, commissaire ?

— Vous… vous… vous…, commencé-je.

— Quoi, nous, nous, nous ? rigole l’officier.

J’ai cette question digne de votre vieille concierge, celle qui a des boutons à poils et des maux d’estomac.

— Vous n’êtes donc pas morts, tous ?

— Foutre non ! rétorque le commandant. Nous avons seulement passé une douzaine d’heures en état léthargique. Tous les symptômes de la mort… Mais… heug… pas morts ! Nous avons eu le fin mot, ici… Le petit toubib jap, comment se nomme-t-il ?… Bref, il nous a expliqué… on a inoculé je ne sais quelle vacherie à votre copain… C’est lui qui file la pistouille aux gens… Mais l’effet ne dure que douze heures… Vous vous rendez compte, si on avait su : nous qui avons immergé le prof et les deux autres !

Ça le fait marrer ! Il se claque les jambons… L’hilarité gagne ses hommes (servilité peut-être ?). En moins de trente secondes, on est tous pliés en quatre à l’idée des trois gus dans les sacs, et qu’on a balancés à la sauce depuis le pont de l’Impitoyable.

Voyez comme l’être humain est stupide : sur le moment, alors qu’on croyait immerger des cadavres, on était lugubre comme des policemen ; et maintenant qu’on sait que les trois personnages se trouvaient seulement en état d’anesthésie, on se fend le pébroque à s’en nouer l’œsophage !

Ça nous paraît être une bonne blague ! On rit ! On se boyaute ! On se trémousse ! On s’étrangle. Bérurier surtout !

Il nous aboie des exclamations. Il pleure littéralement.

— Tu te rends compte, gars : on a failli enterrer le barbu australien, alors qu’en ce moment il pêche à la ligne ! Et l’ours Jimmy, que je lui ai cisaillé une autre paluche pour pouvoir briffer ! Oh ! ce que c’est drôle !

On se calme un peu. On se congratule. On se révèle des choses. Nous on leur dit qu’ils ne sont plus prisonniers maintenant, vu que tout le camp est contaminé. Eux, nous apprennent comment ils se sont réveillés à bord de l’Impitoyable… De l’eau sourdait par la porte du poste d’équipage… Ils ont pigé qu’on avait ouvert le sas… Alors ils sont descendus au magasin chercher les équipements de plongeurs… Une fois sur la terre ferme, au lieu de prendre à gauche, comme nous, ils ont obliqué à droite. C’était les traces de leur passage que nous trouvions : la montre, les os de manchots… Un hélicoptère les a aperçus. Il s’est posé… Ces pommes ont couru vers l’appareil avec des cris de joie, mais on les a accueillis fraîchement, en les braquant !

De parler, ça les dessoûle un brin. On tient un conseil de guerre. Figurez-vous que le second (celui que Béru accusait et molestait), a servi dans l’hélicoption avant de s’engager dans la sous-marine. Il sait piloter n’importe quel coucou. Tantait scie bien qu’on va pouvoir dénoter pendant le sommeil de ces messieurs.

Ça nous galvanise de nous sentir les maîtres absolus de cette œuvre d’art. On rassemble un maximum de documents. On fait l’archi-plein du plus grand des appareils. On détériore les moteurs des autres pour que les gus ne puissent déserter la base. On charge le Dr Chundalmaki ainsi que Herr Hetick, l’ennemi intime du Gros, dans le zinc… Et, un couple d’heures plus tard, dopés, ivres de succès, nous sortons de la clairière radieuse pour nous élever dans le ciel lumineux…

Hip hip hip hourra !

Hap happy hand[31] !

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